SAINT VINCENT DE PAUL

 

ENTRETIENS

AUX MISSIONNAIRES

 

Pierre COSTE

Tome XI

 

1. - EXTRAIT D’ENTRETIEN

SUR LA VOCATION DE MISSIONNAIRE

L’état des missionnaires est un état conforme aux maximes évangéliques, qui consiste à tout quitter & abandonner, ainsi que les apôtres, pour suivre Jésus-Christ & pour faire, à son imitation, ce qu’il convient. Et cela étant ainsi, comme me disait une personne en quelque rencontre, il n’y a que le diable qui puisse trouver à redire à cet état ; car y a-t-il rien de plus chrétien que de s’en aller de village en village pour aider le pauvre peuple à se sauver, comme vous voyez que l’on fait avec beaucoup de fatigues & d’incommodités ! Voilà tels & tels de nos confrères qui travaillent présentement en un village du diocèse d’Évreux, où même il faut qu’ils couchent sur la paille 1. Pourquoi ? Pour faire aller les âmes en paradis par l’instruction & par la souffrance. Cela n’approche-t-il pas de ce que Notre-Seigneur est venu faire ? Il n’avait pas seulement une pierre où il pût reposer sa tête 2, & il allait & venait d’un lieu à un autre pour gagner les âmes à Dieu, & enfin il est mort pour elles. Certes, il ne pouvait nous faire mieux comprendre combien elles lui sont chères, ni nous persuader plus efficacement de ne rien

Entretien 1. — Abelly, op. cit., L. I, chap. XXI, p. 93.

1. Cf. infra 76-77 & tome V, 204. - B. K.

2. Matthieu 8, 20. Cf infra 224. - B. K.

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épargner pour les instruire de sa doctrine & pour les laver dans les fontaines de son précieux sang. Mais, voulons-nous qu’il nous fasse cette grâce, travaillons à l’humilité ; car d’autant plus que quelqu’un sera humble, d’autant plus sera-t-il charitable envers le prochain. Le paradis des communautés, c’est la charité ; & la charité est l’âme des vertus, & c’est l’humilité qui les attire & qui les garde. Il en est des Compagnies humbles comme des vallées, qui attirent sur elles tout le suc des montagnes : dès que nous serons vides de nous-mêmes, Dieu nous remplira de lui 3; car il ne peut souffrir le vide 4.

Humilions-nous donc, mes frères, de ce que Dieu a jeté les yeux sur cette petite Compagnie pour servir son Église, si toutefois on peut appeler Compagnie une poignée de gens, pauvres de naissance, de science & de vertu, la lie, la balayure & le rebut du monde 5. Je prie Dieu tous les jours, deux ou trois fois, qu’il nous anéantisse si nous ne sommes utiles pour sa gloire. Quoi ! Messieurs, voudrions-nous être au monde sans plaire à Dieu & sans lui procurer sa plus grande gloire.

 

2 - EXTRAIT D'ENTRETIEN

SUR LA MISSION DONNEE A FOLLEVlLLE EN 1617

prendre le texte d’Abelly tel quel

ce qui est d’autant plus nécessaire que

les éditions Coste, XI, & Dodin (au Seuil) ont de grosses variantes

Après avoir raconté la conversion du paysan de Gannes 1 saint Vincent ajouta : "La honte empêche plusieurs de ces bonnes gens des champs de se confesser de tous leurs péchés à leurs curés ; ce qui les tient dans un état de damnation 2.

3. Cf. XI 312, 343 (à Ant. Durand), 402; XII 107-108. - B. K.

4. Il y a une "physique des fluides" dans la vie spirituelle un peu comme en physique, où un tube se remplit si on y fait le vide; Dieu ne peut entrer dans un cœur encombré. - B. K.

5. 1 Cor. 4, 13.

Entretien 2. - "Abelly, op. cit. L.I, chap. VIII, p. 32 & suiv." Cf. les récits parallèles en XI 170-171, 25 janvier 1655 & XII 7-9, 17 mai 1658. - B. K.

1. "Localité située à une douzaine de kilomètres <au Sud-Sud-Est> du château de Folleville (Somme), sur les terres de Madame de Gondi."

Le récit d’Abelly, non reproduit par M. Coste, semble n’être qu’une amplification de l’entretien du17 mai 1658; en S. V. XII, 7-8. Le passage reproduit ici, jusqu’au milieu de la p. 4, ne semble pas avoir de parallèle dans les autres entretiens. Il en va autrement ensuite. - B. K.

2. Cf XI 134, 25 octobre 1643. - B. K.

 

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& sur ce sujet, on demanda, il y a quelque temps, à l’un des plus grands hommes de ce temps si ces gens-là pouvaient se sauver avec cette honte, qui leur ôte le courage de se confesser de certains péchés. A quoi il répondit qu’il ne fallait pas douter que, mourant en cet état, ils ne fussent damnés. Hélas ! mon Dieu ! (dis-je alors en moi-même), combien s’en perd-il donc ! & combien est important l’usage des confessions générales, qui remédie à ce malheur, étant accompagné d’une vraie contrition, comme il est pour l’ordinaire ! Cet homme disait tout haut qu’il eût été damné, parce qu’il était vraiment touché de l’esprit de pénitence ; car, quand une âme en est remplie, elle conçoit une telle horreur du péché que non seulement elle s’en confesse au prêtre, mais elle serait disposée de s’en accuser publiquement, s’il était nécessaire pour son salut. J’ai vu des personnes lesquelles, après leur confession générale, voulaient déclarer leurs péchés publiquement devant tout le monde, & j’avais peine à les retenir ; &, quoique je leur défendisse de le faire : "Non, Monsieur me disaient-elles, je les dirai à tous ; je suis un malheureux, je mérite la mort." Voyez, s’il vous plaît, en cela l’impression de la grâce & la force de la douceur ; j’en ai vu plusieurs dans ce grand désir, & il s’en voit souvent. Oui, quand Dieu entre ainsi dans un cœur, il lui fait concevoir tant d’horreur des offenses qu’il a commises, qu’il voudrait les découvrir à tout le monde. Et, en effet, il y en a qui, touchés de cet esprit de componction, ne font aucune difficulté de dire tout haut : "Je suis un méchant homme, parce qu’en telle & telle rencontre j’ai fait ceci & cela ; j’en demande pardon à Dieu, à M. le curé & à toute la paroisse." & nous voyons que les plus grands saints l’ont pratiqué. Saint Augustin, dans ses Confessions a manifesté se, péchés à tout le monde 3, à l’imitation de saint Paul, qui a déclaré

 

3. Cf. XII, 358, 24 octobre 1659. - B. K.

 

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hautement & publié dans ses épîtres qu’il avait été un blasphémateur & un persécuteur de l’Église 4, afin de manifester d’autant plus les miséricordes de Dieu envers lui. Voilà l’effet de la grâce qui remplit un cœur ; elle jette dehors tout ce qui lui est contraire."

Cette grâce porta le paysan de Gannes à faire l’aveu public, même devant Madame de Gondi, dont il était vassal, des graves péchés de sa vie passée. "Ah ! Monsieur, qu’est-ce que cela ? dit alors au saint cette vertueuse dame. Qu’est-ce que nous venons d’entendre ? Il en est sans doute ainsi de la plupart de ces pauvres gens. Ah ! si cet homme, qui passait pour homme de bien, était en état de damnation, que sera-ce des autres qui vivent plus mal ? Ah ! Monsieur Vincent, que d’âmes se perdent ! Quel remède à cela ?"

Ce dernier continua :

"C’était au mois de janvier 1617 que cela arriva ; & le jour de la Conversion de saint Paul, qui est le 25, cette dame me pria de faire une prédication en l’église de Folleville pour exhorter les habitants à la confession générale ; ce que je fis 5. Je leur en représentai l’importance & l’utilité, & puis je leur enseignai la manière de la bien faire ; & Dieu eut tant d’égard à la confiance & à la bonne foi de cette dame (car le grand nombre & l’énormité de mes péchés eussent empêché le fruit de cette action) qu’il donna la bénédiction à mon discours ; & toutes ces bonnes gens furent si touchés de Dieu, qu’ils venaient tous pour faire leur confession générale. Je continuai de les instruire & de les disposer aux sacrements, & commençai de les entendre. Mais la presse fut si grande que, ne pouvant plus y suffire, avec un autre prêtre qui m’aidait, Madame envoya prier les Révérends Pères jésuites d’Amiens de venir au secours ; elle en écrivit au Révérend Père recteur, qui y vint lui-même, &, n’ayant pas eu le loisir d’y arrêter que fort

4. 1 Timothée 1, 13.

5. M. Vincent faisait déjà faire des confessions générales depuis assez longtemps; c’est attesté par une demande de pouvoirs du 20 juin 1616, en S. V. I, 20-21. - B. K.

 

 

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peu de temps, il envoya, pour y travailler en sa place le Révérend Père Fourché, de sa même Compagnie, lequel nous aida à confesser, prêcher & catéchiser, & trouva, par la miséricorde de Dieu, de quoi s’occuper. Nous fûmes ensuite aux autres village, qui appartenaient à Madame en ces quartiers-là, & nous fîmes comme au premier. Il y eut grand concours, & Dieu donna partout sa bénédiction. Et voilà le premier sermon de la Mission & le succès que Dieu lui donna le jour de la Conversion de saint Paul ; ce que Dieu ne fit pas sans dessein en un tel jour."

 

3. - Extrait d’entretien

SUR LES FRUITS DE DEUX MISSIONS

Je prie la Compagnie de remercier Dieu des bénédictions qu’il a données aux missions qu’on vient de faire, & particulièrement à celle de…, qui sont notables. Il y avait une étrange division en cette paroisse : les habitants avaient une grande aversion contre leur curé ; & le curé, d’un autre côté, avait sujet de se ressentir du mauvais traitement qu’il avait reçu de ses paroissiens ; à raison de quoi il était en procès contre eux, & même en avait fait mettre en prison trois ou quatre des principaux, parce qu’ils en étaient venus si avant que d’user de mainmise dans l’église sur lui, ou sur quelqu’un des siens. La plupart d’entre eux ne voulaient pas seulement ouïr la messe & sortaient de l’église quand ils le voyaient aller à l’autel ; enfin le mal était grand, & je n’en ai pas encore vu un pareil. Ils protestaient qu’ils n’iraient jamais à confesse à lui, &

Entretien 3. — Abelly, op. cit., L. II, chap.1, sect. II, § 1, p. 24.

 

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qu’ils passeraient plutôt la fête de Pâques sans communier.

Se voyant réduits en cet état, quelques-uns d’entre eux vinrent céans, il y a quelque temps, pour nous prier de leur aller faire la mission. Nous l’avons faite, &, par la miséricorde de Dieu, tous se sont mis en leur devoir. Mais ce qui nous doit davantage exciter à bénir & remercier Dieu, c’est qu’ils se sont parfaitement réconciliés avec leur pasteur, & qu’ils se trouvent maintenant dans une grande paix & union, dont ils ont un grand contentement de part & d’autre, & une égale reconnaissance ; car dix ou douze sont céans pour nous en remercier de la part de toute la paroisse, lesquels m’ont dit tant de bien de cette mission, que j’avais peine de les entendre.

Qui est-ce qui a fait cela, Messieurs, sinon Dieu seul ? Était-il au pouvoir des hommes de faire cette réunion ? Certes, quand bien tout un Parlement se serait mêlé d’un. accommodement si difficile entre des esprits si fort aliénés, à peine en serait-il venu à bout pour ce qui regarde seulement la police extérieure. C’est donc Dieu qui est l’auteur de cette bonne œuvre & à qui nous en devons rendre grâces.

Je vous prie, Messieurs, de le faire avec toute l’affection que vous pourrez, &, outre cela, de demander à sa divine bonté qu’elle donne à la Compagnie l’esprit d’union & l’esprit unissant, qui n’est autre que le Saint-Esprit même, afin qu’étant toujours bien unie en elle-même, elle puisse unir ceux du dehors ; car nous sommes établis pour réconcilier les âmes avec Dieu, & les hommes avec les hommes.

 

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4 - EXTRAIT D'ENTRetIEN 1

SUR LA FORMATION DU CLERGE

"Le caractère des prêtres est une participation du sacerdoce du Fils de Dieu, qui leur a donné le pouvoir de sacrifier son propre corps & de le donner en viande, afin que ceux qui en mangeront vivent éternellement 2."

"C’est un caractère tout divin & incomparable, une puissance sur le corps de Jésus-Christ que les anges admirent, & un pouvoir de remettre les péchés des hommes, qui est pour eux un grand sujet d’étonnement & de reconnaissance 3."

Y a-t-il rien de plus grand & de plus admirable ? Oh ! Messieurs, qu’un bon prêtre est une grande chose ! Que ne peut pas faire un bon ecclésiastique ! Quelles conversions ne peut-il pas procurer ! Voyez Monsieur Bourdoise, cet excellent prêtre ; que ne fait-il pas, & que ne peut-il pas faire ! Des prêtres dépend le bonheur du christianisme ; car les bons paroissiens voient-ils un bon ecclésiastique, un charitable pasteur, ils l’honorent & suivent sa voix, ils tâchent de l’imiter. Oh ! que nous devons tâcher de les rendre tous bons, puisque c’est là notre emploi, & que le sacerdoce est une chose si relevée !

Mais, mon Sauveur ! si un bon prêtre peut faire de grands biens, oh ! qu’un mauvais apporte de mal quand il s’y adonne ! O Dieu ! qu’on a de peine à le remettre en bon état ! O mon Sauveur ! combien doivent les pauvres missionnaires se donner à vous pour contribuer à former de bons ecclésiastiques, puisque c’est l’ouvrage le plus difficile, le plus relevé, & le plus important pour

 

Entretien 4. - "Abelly, op. cit., l. II, chap. V, p. 298." - Nous saisissons ici la méthode d’Abelly-Fournier : il lui arrive de combiner ensemble des extraits d’un ou de plusieurs entretiens. Ici, deux passages ont pu être repérés; la suite appartient à une conférence perdue, ou à plusieurs. - B. K.

1. "Cet entretien est antérieur au 19 juillet 1655, jour de la mort d'Adrien Bourdoise," pour la partie propre; mais son début est composé de deux extraits de la conférence du 13 décembre 1658. - B. K.

2. Ces lignes sont une citation de la conférence du 13 décembre 1658, en S. V. XII, 99. - . K.>

3. Ces lignes sont une citation de la conférence du 13 décembre 1658, en S. V. XII, 103. Ensuite, il n'a pas encore été trouvé de passage parallèle. - B. K.>

 

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le salut des âmes & pour l’avancement du christianisme !

Si saint Vincent Ferrier s’animait à la perfection, en vue de ce que Dieu susciterait un jour de bons prêtres & ouvriers apostoliques pour relever l’état ecclésiastique & pour disposer les hommes au jugement dernier, à combien plus forte raison nous autres, qui voyons de nos jours l’état ecclésiastique se remettre, devons-nous nous animer de plus en plus à nous perfectionner, pour coopérer à ce tant désirable rétablissement.

 

5. - Extrait d’entretien

SUR LA FORMATION DU CLERGÉ

S’employer pour faire de bons prêtres & y concourir comme cause seconde efficiente instrumentale, c’est faire l’office de Jésus-Christ, qui, pendant sa vie mortelle, semble avoir pris à tâche de faire douze bons prêtres, qui sont ses Apôtres, ayant voulu, pour cet effet, demeurer plusieurs années avec eux pour les instruire & pour les former à ce divin ministère.

 

6. - Extrait d’entretien

SUR L’ŒUVRE DES ORDINANDS

Or sus, Messieurs & mes frères, nous voici donc à la veille de cette grande œuvre que Dieu nous a mise entre les mains ; c’est demain, mon Dieu, que nous devons recevoir ceux que votre Providence a résolu de nous envoyer,

Entretien 5. — Abelly, op. cit., L. II, chap. II, sect. IV, p. 222.

Entretien 6. — Abelly op. cit., L. II, chap. II, sect. IV, p. 226.,

 

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afin de nous faire contribuer avec vous à les rendre meilleurs. Ah ! Messieurs, que voilà une grande parole : rendre meilleurs les ecclésiastiques ! Qui pourra comprendre la hauteur de cet emploi ? C’est le plus relevé qui soit. Qu’y a-t-il de si grand dans le monde que l’état ecclésiastique ? Les principautés & les royaumes ne lui sont point comparables. Vous savez que les rois ne peuvent pas, comme les prêtres, changer le pain au corps de Notre-Seigneur, ni remettre les péchés ; vous connaissez tous les autres avantages que les prêtres ont par-dessus les grandeurs temporelles ; & voilà néanmoins les personnes que Dieu nous envoie pour les sanctifier ; qu’y a-t-il de semblable ? O pauvres & chétifs ouvriers ! que vous avez peu de rapport à la dignité de cet emploi ! Mais, puisque Dieu fait cet honneur à cette petite Compagnie, la dernière de toutes & la plus pauvre, que de l’appliquer à cela, il faut que, de notre côté, nous apportions tout notre soin à faire réussir ce dessein apostolique qui tend à disposer les ecclésiastiques aux ordres supérieurs & à se bien acquitter de leurs fonctions ; car les uns seront curés, les autres chanoines, les autres prévôts, abbés, évêques, oui, évêques. Voilà les personnes que nous recevrons demain.

La semaine passée, il se fit une assemblée d’évêques pour remédier à l’ivrognerie des prêtres d’une certaine province ; à quoi on est bien empêché. Les saints docteurs disent que le premier pas d’une personne qui veut acquérir la vertu est de se rendre maître de sa bouche ; or, la bouche maîtrise les personnes qui lui donnent ce qu’elle demande. Quel désordre ! Ils sont ses serviteurs, ses esclaves ; ils ne sont que ce qu’elle veut ; il n’y a rien de si vilain, ni de si déplorable que de voir des prêtres, & la plupart de ceux d’une province, asservis à ce vice, jusque-là qu’il faille assembler des prélats, & les mettre tous bien en peine pour trouver quelque remède à ce

 

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malheur. Et le peuple, que fera-t-il après cela ? Mais que ne devons-nous pas faire, Messieurs, pour nous donner à Dieu, afin d’aider à retirer ses ministres & son épouse de cette infamie & de tant d’autres misères où nous ne les voyons que trop ? Ce n’est pas que tous les prêtres soient dans le dérèglement ; non, ô Sauveur ! qu’il y a de saints ecclésiastiques ! Il nous en vient tant ici en retraite, des curés & autres qui viennent de bien loin exprès pour mettre bon ordre à leur intérieur ! & combien de bons & de saints prêtres à Paris ! Il y en a grand nombre ; & entre ces Messieurs de la Conférence (1) qui s’assemblent ici, il n’y en a pas un qui ne soit homme d’exemple ; ils travaillent tous avec des fruits non pareils.

Il y a aussi de méchants ecclésiastiques dans le monde, & je suis le pire, le plus indigne & le plus grand pécheur de tous. Mais aussi, en revanche, il y en a qui louent hautement Dieu par la sainteté de leur vie. Oh ! quel bonheur de ce que non seulement Dieu veut se servir de pauvres gens comme nous, sans science & sans vertu, pour aider à redresser les ecclésiastiques déchus & déréglés, mais encore à perfectionner les bons, comme nous voyons par sa grâce que cela se fait ! Que bienheureux êtes-vous, Messieurs, de répandre, par votre dévotion, douceur, affabilité, modestie & humilité, l’esprit de Dieu dans ces âmes, & de servir Dieu en la personne de ses plus grands serviteurs ! Que vous êtes heureux, vous qui leur donnerez bon exemple aux conférences, aux cérémonies, au chœur, au réfectoire & partout ! Oh ! qu’heureux serons-nous tous, si par notre silence, discrétion & charité nous répondons aux intentions. pour lesquelles Dieu nous les envoie, usant d’une

1. "La Conférence dite des mardis."

 

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vigilance particulière à voir, à rechercher & à leur apporter sans délai tout ce qui les pourra contenter, & étant ingénieux à pourvoir à leurs besoins & à les servir ! Nous les édifierons si nous faisons cela. Il faut bien demander cette grâce à Notre-Seigneur ; je prie les prêtres de dire la sainte messe, & nos frères de l’entendre à cette intention.

 

7. - Extrait d’entretien

SUR L’ŒUVRE DES ORDINANDS

Voici l’ordination qui s’approche ; nous prierons Dieu qu’il donne son esprit à ceux qui parleront à ces messieurs & dans les entretiens & dans les conférences. Surtout chacun tâchera de les édifier par l’humilité & par la modestie 1. Car ce n’est pas par la science qu’ils se gagnent, ni par les belles choses qu’on leur dit ; ils sont plus savants que nous : plusieurs sont bacheliers, & quelques-uns licenciés en théologie, d’autres docteurs en droit, & il y en a peu qui ne sachent la philosophie & une partie de la théologie ; ils en disputent tous les jours. Presque rien de ce qu’on leur peut dire ici ne leur est nouveau ; ils l’ont déjà lu ou ouï ; ils disent eux-mêmes que ce n’est pas cela qui les touche, mais bien les vertus qu’ils voient pratiquer ici. Tenons-nous bas, Messieurs, en la vue d’un emploi tant honorable, comme est celui d’aider à faire de bons prêtres ; car qu’y a-t-il de plus excellent ? Tenons-nous bas à la vue de notre chétiveté, nous qui sommes pauvres de science, pauvres d’esprit, pauvres de condition 2. Hélas ! comment Dieu nous a-t-il choisis pour une chose si grande ? C’est que

Entretien 7. — Abelly, op. cit., L. II, chap. II, sect. IV, p. 228.

1. Philippiens 4, 5.

2. 1 Corinthiens 6, 26-29.

 

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pour l’ordinaire il se sert des matières les plus basse, pour les opérations extraordinaires de sa grâce ; comme dans les sacrements, où il fait servir l’eau & les paroles pour conférer ses plus grandes grâces.

Prions Dieu pour ces messieurs ; mais prions Dieu pour nous, afin qu’il en éloigne tout ce qui pourrait être cause qu’ils ne reçussent les effets de l’esprit de Dieu, lequel il nous semble vouloir communiquer à la Compagnie pour cet effet. Avez-vous jamais été en pèlerinage en quelque lieu de dévotion ? Pour l’ordinaire, en y entrant on se sent comme sortir hors de soi, les uns se trouvant tout d’un coup élevés en Dieu, les autres attendris de dévotion, d’autres pleins de respect & de révérence pour ce lieu sacré, & d’autres ont divers bons sentiments. D’où vient cela ? C’est que l’esprit de Dieu est là dedans, qui se fait sentir en ces manières-là. Or, nous devons penser qu’il sera le même céans à l’égard de ces messieurs, si l’esprit de Dieu réside en cette maison.

Il leur faut rendre la morale familière, & descendre toujours dans le particulier, afin qu’ils l’entendent & comprennent bien ; il faut toujours viser là, de faire en sorte que les auditeurs remportent tout ce qu’on leur dit dans l’entretien. Gardons-nous bien que ce maudit esprit de vanité ne se fourre parmi nous, à leur vouloir parler des choses hautes & relevées ; car cela ne fait que détruire, au lieu d’édifier. Or, ils remporteront tout ce qui leur aura été dit à l’entretien, si on le leur inculque après simplement, & qu’on les entretienne de cela seulement, & non d’autres choses, ainsi qu’il est expédient pour plusieurs raisons.

 

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8. - Extrait d’entretien

SUR L’ŒUVRE DES CONFÉRENCES ECCLÉSIASTIQUES

S’il y a des personnes au monde qui soient obligées de se servir & de profiter des conférences, il semble que ce sont les prêtres de la congrégation de la Mission, parce que c’est à eux que Dieu s’est adressé pour introduire dans le monde, parmi les ecclésiastiques, cette manière de s’entretenir ainsi sur les vertus particulières. Quand je vins à Paris, je n’avais jamais vu de semblables conférences, au moins sur des vertus propres à son état particulier & pour bien vivre en sa condition ; oui bien, des académies, où l’on conférait de quelques points de doctrine, &, en quelques lieux, des c. as de conscience. Il y a environ cinquante ans que Mgr le cardinal de Sourdis introduisit dans son diocèse de Bordeaux cette manière de traiter de quelques points de la théologie morale, assemblant les curés & les autres prêtres pour leur donner le moyen de s’en mieux instruire, & cela avec succès ; mais sur des vertus propres à son état & entre des ecclésiastiques du clergé comme nous, il ne s’en était point vu jusqu’à nous, ou pour le moins je ne l’ai point vu, ni ouï dire. Il est bien vrai que plusieurs bons religieux sont dans cette sainte pratique, ainsi que les anciens moines y étaient autrefois ; mais, quoi qu’il en soit, c’est à cette chétive congrégation qu’il a plu à Dieu s’adresser en ce siècle pour l’établir au dehors, non seulement comme un antidote propre pour les bons prêtres qui demeurent exposés, pour le service des âmes, à l’air corrompu du monde, mais aussi pour les aider à se perfectionner en leur

Entretien 8. — Abelly, op. cit., l. II, chap. III, sect. II, p. 253.

 

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profession. C’est donc à la congrégation de la Mission que Dieu a inspiré de s’exciter & de s’affectionner, en la manière que nous le faisons, à l’exercice des vertus par les conférences. On y traite des motifs d’acquérir ces vertus, de leur nature, de leurs actes particuliers, des moyens de les mettre en pratique, & enfin des obligations de notre état, tant envers Dieu qu’envers le prochain. Voilà quelle est la fin de ces conférences. Or, que serait-ce de nous si nous étions les premiers à les négliger ? Quel compte aurions-nous à rendre à Dieu, si nous venions à mépriser des moyens si utiles & si efficaces, que ces anciens Pères & anachorètes embrassaient avec tant d’avidité, ainsi que Cassien le rapporte dans un livre qu’il en a fait ? Il faut que j’avoue par ma propre expérience qu’il n’y a rien de si touchant, rien qui m’attendrisse tant, rien de tout ce que j’entends, que je lis ou que je vois, qui me pénètre à l’égal de ces conférences.

 

9. - Extrait d’entretien

SUR L’ŒUVRE DES RetRAITES

O Messieurs, que nous devons bien estimer la grâce que Dieu nous fait, de nous amener tant de personnes

pour les aider à faire leur salut ! Il y vient même beaucoup de gens de guerre, &, ces jours passés, il y en avait un qui me disait : "Monsieur, je m’en dois aller bientôt aux occasions, & je désire auparavant me mettre en bon état ; j’ai des remords de conscience, &, dans le doute de ce qui me doit arriver, je viens me disposer à ce que Dieu voudra ordonner de moi." Nous avons

Entretien 9. — Abelly, op. cit., L. II chap. IV, sect. III, p. 277 et suivantes.

 

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maintenant céans, par la grâce de Dieu, bon nombre de personnes en retraite. O Messieurs, quels grands biens cela ne peut-il pas produire, si nous y travaillons fidèlement ! Mais quel malheur si cette maison se relâche un jour de cette pratique ! Je vous le dis, Messieurs & mes frères ; je crains que le temps ne vienne auquel elle n’aura plus le zèle qui jusqu’à présent lui a fait recevoir tant de personnes à la retraite. Et alors qu’arriverait-il ? Il serait à craindre que Dieu n’ôtât à la Compagnie non seulement la grâce de cet emploi, mais qu’il ne la privât même de tous les autres. On me disait avant-hier que le parlement avait dégradé ce jour-là un conseiller, & que, l’ayant fait venir en la grand’chambre, où toutes les autres étaient assemblées, vêtu de sa robe rouge, le président appela les huissiers & leur commanda de lui ôter cette robe & son bonnet, comme indigne de ces marques d’honneur & incapable de la charge qu’il avait. La même chose nous arriverait, Messieurs, si nous abusions des grâces de Dieu en négligeant nos premières fonctions : Dieu nous les ôterait, comme indignes de la condition où il nous a mis & des œuvres auxquelles il nous a appliques. Mon Dieu ! quel sujet de douleur !

Or, pour nous bien persuader quel grand mal ce nous serait si Dieu nous privait de l’honneur de lui rendre ce service, il faut considérer que plusieurs viennent céans faire leur retraite pour connaître la volonté de Dieu, dans le mouvement qu’ils ont eu de quitter le monde ; & j’en recommande un à vos prières, qui a achevé sa retraite & qui, en sortant d’ici, s’en va aux Capucins prendre l’habit. Il y a quelques communautés qui nous adressent plusieurs de ceux qui veulent entrer chez elles, & les envoient pour faire les exercices céans, afin de mieux éprouver leur vocation avant que de les recevoir ; d’autres viennent de dix, de vingt & de cinquante

 

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lieues loin exprès, non seulement pour se venir récolliger ici & faire une confession générale, mais pour se déterminer à un choix de vie dans le monde & pour prendre les moyens de s’y sauver. Nous voyons aussi tant de curés & d’ecclésiastiques qui y viennent de tous côtés pour se redresser en leur profession & s’avancer en la vie spirituelle. Ils viennent tous sans se mettre en peine d’apporter de l’argent, sachant qu’ils seront bien reçus sans cela ; & à ce propos, une personne me disait dernièrement que c’était une grande consolation, pour ceux qui n’en ont pas, de savoir qu’il y a un lieu à Paris toujours prêt à les recevoir par charité, lorsqu’ils s’y présenteront avec un véritable dessein de se mettre bien avec Dieu.

Cette maison, Messieurs, servait autrefois à la retraite des lépreux ; ils y étaient reçus, & pas un ne guérissait ; & maintenant elle sert à recevoir des pécheurs, qui sont des malades couverts de lèpre spirituelle, mais qui guérissent, par la grâce de Dieu. Disons plus, ce sont des morts qui ressuscitent. Quel bonheur que la maison de Saint-Lazare soit un lieu de résurrection ! Ce saint, après être demeuré mort trois jours dans le tombeau, en sortit tout vivant 1; & Notre-Seigneur, qui le ressuscita, fait encore la même grâce à plusieurs qui, ayant demeuré quelques jours céans, comme dans le sépulcre de Lazare, en sortent avec une nouvelle vie. Qui est-ce qui ne se réjouira d’une telle bénédiction, & qui n’entrera dans un sentiment d’amour & de reconnaissance envers la bonté de Dieu pour un si grand bien ?

Mais, quel sujet de honte si nous nous rendons indignes d’une telle grâce ! Quelle confusion, Messieurs, & quel regret n’aurons-nous pas un jour si, par notre faute, nous en sommes dégradés, pour être en opprobre devant Dieu & devant les hommes ! Quel sujet d’affliction n’aura pas un pauvre frère de la Compagnie, que

 

1. Jean 11, 38-44.

 

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voit maintenant tant de gens du monde venir de toutes parts se retirer un peu parmi nous pour changer de vie, & qui pour lors verra ce grand bien négligé ! Il verra qu’on ne recevra plus personne ; enfin il ne verra plus ce qu’il a vu ; car nous en pourrons venir là, Messieurs, non pas peut-être sitôt, mais à la longue. Quelle en sera la cause ? Si on dit à un pauvre missionnaire relâché : "Monsieur, vous plaît-il conduire cet exercitant pendant sa retraite ?" cette prière lui sera une géhenne ; &, s’il ne s’en excuse pas, il ne fera, comme on dit, que traîner le balai ; il aura tant d’envie de se satisfaire, & tant de peine à retrancher une demi-heure ou environ, après le dîner, & autant après le souper, de sa récréation ordinaire, que cette heure lui sera insupportable, quoique donnée au salut d’une âme & la mieux employée de tout le jour. D’autres murmureront de cet emploi, sous prétexte qu’il est fort onéreux & de grande dépense ; & ainsi les prêtres de la Mission, qui autrefois auront donné la vie aux morts, n’auront plus que le nom & la figure de ce qu’ils ont été : ce ne seront plus que des cadavres, & non de vrais missionnaires ; ce seront des carcasses de saint Lazare 2, & non des Lazare ressuscités, & encore moins des hommes qui ressuscitent les morts. Cette Mission, qui est maintenant comme une piscine salutaire 3, où tant de monde vient se laver, ne sera plus qu'une citerne corrompue 4 par le relâchement & l’oisiveté de ceux qui l’habiteront. Prions Dieu, Messieurs & mes frères, que ce malheur n’arrive pas ; prions la sainte Vierge qu’elle le détourne par son intercession & par le désir qu’elle a de la conversion des pécheurs ; prions le grand saint Lazare qu’il ait agréable d’être toujours le protecteur de cette maison, & qu’il lui obtienne la grâce de la persévérance dans le bien commencé.

 

2. Cf. XI, 240-241, 13 août 1655 & XII, 91, 6 décembre 1658. - B. K.

3. Jesn 5, 3-4.

4. Jérémmie 2, 13.

XI. - 2

 

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10. - Extrait d’entretien

Sur l’œuvre des retraites

Remercions Dieu, mes frères, mille & mille fois de ce qu’il lui a plu choisir la maison de Saint-Lazare pour être un théâtre de ses miséricordes ; le Saint-Esprit y fait une descente continuelle sur les âmes 1. Oh ! qui pourrait voir des yeux du corps cette effusion, combien serait-il ravi ! Mais quel bonheur pour nous autres missionnaires que Saint-Lazare soit un trône des justifications de Dieu, que la maison de Saint-Lazare soit un lieu où se prépare la couche du Roi des rois dans les âmes bien disposées 2 de ceux qui viennent ici faire leur retraite ! Servons-les, Messieurs, non comme de simples hommes, mais comme des hommes envoyés de Dieu. N’ayons aucune acception des personnes 3; que le pauvre nous soit aussi cher que le riche, & même encore davantage, étant plus conforme à l’état de la vie que Jésus-Christ a menée sur la terre. J’en recommande un à vos prières, qui en a un besoin tout particulier ; sans doute il est capable de faire beaucoup de bien, s’il se convertit entièrement à Dieu ; &, au contraire, s’il ne se convertit pas comme il faut, il y a sujet de craindre qu’il ne fasse beaucoup de mal.

 

11. - Extrait d’entretien

Sur l’œuvre des retraites

Nous avons céans un capitaine qui veut être Chartreux, & qui nous a été envoyé par ces bons Pères pour

Entretien 10. — Abelly, op. cit., L. II, chap, IV, sect. III, p. 282.

1. Actes 2, 4/

2. Cantique des Cantiques 1, 12.

3. Romains 2, 11.

Entretien 11. — Abelly. op, cit., L. II, chap. IV, sect. III, p. 283.

 

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éprouver sa vocation, selon leur coutume. Je vous convie de le recommander à Notre-Seigneur, & en même temps de considérer combien grande est sa bonté, d’aller ainsi prendre un homme, lorsqu’il est engagé fort avant dans un état si contraire à celui auquel il aspire maintenant. Adorons cette miséricordieuse Providence, & reconnaissons que Dieu ne fait point acception des personnes 1, mais qu’il en prend de toutes sortes d’états par son infinie bonté, & qui bon lui semble.

Nous en avons encore céans un autre qui fait profession des armes & qui est pareillement capitaine ; nous en louerons Dieu & le lui recommanderons, aussi bien que l’autre. Vous vous souviendrez encore en vos prières d’un autre, nouvellement converti de la religion prétendue réformée, mais très bien converti ; il travaille & écrit présentement pour la défense de la vérité, qu’il a embrassée, & pourra par ce moyen en gagner d’autres. Nous en remercierons Dieu, & le supplierons qu’il lui. augmente ses grâces de plus en plus.

 

12. - Extrait d’entretien

Sur l’œuvre des retraites

Nous avions un prêtre, ces jours passés, lequel, étant venu de fort loin pour faire céans sa retraite, me dit d’abord : "Monsieur, je viens à vous, & si vous ne me recevez, je suis perdu." & lorsqu’il s’en alla, il paraissait tellement touché de l’esprit de Dieu, que j’en fus extraordinairement étonné. Trois autres sont partis du fond de la Champagne, s’étant encouragés réciproquement pour venir faire leur retraite à Saint-Lazare.

1. Romains 2, 11.

 

Entretien 12. — Abelly, op. cit., L. II, chap. IV, sect. III, p. 283.

 

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O Dieu ! combien y en vient-il de loin & de près, à qui le Saint-Esprit donne ce mouvement ! Mais combien faut-il que la grâce soit forte pour amener ainsi de toutes parts les hommes au crucifiement ! Car la retraite spirituelle est pour crucifier sa chair, afin qu’on puisse dire avec le saint Apôtre : a Je suis crucifié au monde, & le monde m’est crucifié." 1

 

13. - Extrait d’entretien

SUR LES PENSIONNAIRES, ALIÉNÉS OU VICIEUX,

ENFERMES A SAINT-LAZARE

Je recommande aux prières de la Compagnie les pensionnaires de céans, tant ceux qui sont aliénés d’esprit, que les autres qui ne le sont pas, & entre les autres, un prêtre qui, ayant été quelque temps dans le délire, en était revenu & se portait mieux, mais, par malheur, y est retombé. Cette maladie lui vient d’un excès de mélancolie qui lui envoie au cerveau des vapeurs âcres, dont il a été tellement affaibli, qu’il est retombé en ce mauvais état. Le pauvre homme sent bien venir son mal, lequel (comme il dit lui-même) commence toujours par une noire mélancolie, dont il lui est impossible de se retirer. Certainement ceux qui sont réduits en cet état sont grandement dignes de compassion. Il est bien vrai qu’ils sont en quelque façon dans un état d’impeccabilité, n’étant pas maîtres de leurs volontés, & n’ayant ni jugement ni liberté. Et en cela ils doivent être estimés bienheureux, si, lorsqu’ils y sont tombés, ils étaient dans la grâce de Dieu ; comme, au contraire, ils sont

1. Galates 6, 14.

Entretien 13. — Abelly, op. cit., l. II, chap. VI, p. 307

 

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fort à plaindre, si ce mal les a surpris dans l’état de péché mortel.

Les autres que nous avons céans, & qui sont en leur bon sens, mais qui en usent mal, me donnent sujet de dire qu’on voit aujourd’hui dans le monde, parmi les jeunes gens, beaucoup de rébellions & de débauches, qui semblent s’augmenter tous les jours. Il y a quelque temps qu’une personne de condition, qui est des premiers officiers d’une cour souveraine, se plaignait qu’un sien neveu, jeune homme fort débauché, s’était emporté jusqu’à cet excès que de le menacer plusieurs fois de le tuer, s’il ne lui donnait de l’argent ; & un magistrat de la ville lui ayant donné conseil de le mettre à Saint-Lazare, où il y avait un bon ordre pour le mettre à son devoir, il lui répondit qu’il ne savait pas qu’on y reçût ces sortes de gens ; & que, l’ayant remercié de cet avis, il lui avait dit qu’il était à souhaiter qu’il y eût dans Paris quatre maisons semblables à celle de Saint-Lazare, pour empêcher de tels désordres.

Rendons grâces à Dieu, Messieurs, de ce qu’il applique cette communauté à la conduite & des aliénés & des incorrigibles. Nous n’avons pas recherché cet emploi ; il nous a été donné par sa Providence, aussi bien que tous les autres qui sont dans la Compagnie. A cette occasion, je vous dirai que, quand nous entrâmes en cette maison, M. le prieur y avait retiré deux ou trois pauvres aliénés ; & comme nous fûmes substitués en sa place, nous en prîmes le soin & la conduite. En ce temps-là, nous avions un procès, dans lequel il s’agissait si nous serions chassés ou maintenus dans la maison de Saint-Lazare ; & je me souviens que je me demandai pour lors à moi-même : "S’il te fallait maintenant quitter cette maison, qu’est-ce qui te touche & qui te toucherait le plus ? & quelle est la chose qui te donnerait plus de déplaisir & de ressentiments ?" & il me

 

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semblait, à cette heure-là, que ce serait de ne plus voir ces pauvres gens & d’être obligé d’en quitter le soin & le service.

Mes frères, ce n’est pas si peu de chose que l’on croit, d’être appliqué au soulagement des affligés ; car l’on. fait plaisir à Dieu. Oui, c’est une des œuvres qui lui sont les plus agréables que de prendre soin de ces in sensés ; & elle est d’autant plus méritoire que la nature n’y trouve aucune satisfaction, & que c’est un bien qui se fait en secret & à l’endroit de personnes qui ne nous en savent aucun gré. Prions Dieu qu’il donne aux prêtres de la Compagnie l’esprit de conduite pour ces sortes d’emplois, quand ils y seront appliqués, & qu’il fortifie nos pauvres frères & les anime de sa grâce, pour essuyer les peines & souffrir les travaux qu’ils ont tous les jours autour de ces pensionnaires, dont les uns sont malades de corps & les autres d’esprit, les uns stupides & les autres légers, les uns insensés & les autres vicieux, en un mot, tous aliénés d’esprit, mais les uns par infirmité & les autres par malice ; ceux-là sont ici pour recouvrer leur santé, & ceux-ci pour se corriger de leur mauvaise vie.

Courage donc, mes frères ; savez-vous bien qu’il y a eu autrefois des papes appliqués au soin des bêtes ? Oui, du temps des empereurs qui persécutaient l’Église en son chef & en ses membres, ils prenaient les papes & leur faisaient garder les lions, les léopards & les autres bêtes semblables qui servaient au divertissement de ces princes infidèles, & qui étaient comme les images de leur cruauté ; & c’étaient des papes qui avaient soin de ces animaux. 1 Or, les hommes dont vous avez la charge pour les besoins extérieurs ne sont pas des bêtes ; mais

1. Le pape saint Marcel subit cette peine pendant neuf mois." - Cf. infra, 371, 12 novembre 1656; 376, 15 novembre 1656; 415, 25 août 1657.

 

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ils sont en quelque façon pires que les animaux par leurs déportements & leurs débauches. Cependant Dieu a voulu faire passer ces saints personnages, qui étaient les pères de tous les chrétiens, par ces abaissements &, par ces afflictions extraordinaires, afin qu’ils apprissent par leur propre expérience à compatir aux abjections & aux adversités de leurs enfants spirituels ; car, quand on a ressenti en soi-même des faiblesses & des tribulations, l’on est plus sensible à celles des autres. Ceux qui ont souffert la perte des biens, de la santé & de l’honneur sont bien plus propres pour consoler les personnes qui sont dans ces peines & ces douleurs, que d’autres qui ne savent ce que c’est. Je me ressouviens qu’on me disait un jour d’un grand & saint personnage, qui était d’un naturel ferme & constant, qui avait l’esprit fort, qui ne redoutait rien & n’était guère sujet aux tentations, que, pour cela, il était d’autant moins propre pour supporter les faibles, consoler les affligés & assister les malades, parce que lui-même n’avait jamais passé par ces états.

Vous n’ignorez pas que Notre-Seigneur a voulu éprouver sur lui toutes les misères. "Nous avons un Pontife, dit saint Paul, qui sait compatir à nos infirmités, parce qu’il les a éprouvées lui-même." 2 Oui, ô Sagesse éternelle, vous avez voulu éprouver & prendre sur votre innocente personne toutes nos pauvretés ! Vous savez, Messieurs, qu’il a fait cela pour sanctifier toutes les afflictions auxquelles nous sommes sujets, & pour être l’original & prototype de tous les états & conditions des hommes 3. O mon Sauveur, vous qui êtes la sagesse incréée, vous avez pris & embrassé nos misères, nos confusions, nos humiliations & infamies, à la réserve

2. Hébreux 4, 14. - Cf. aux Filles de la Charité, 18 octobre 1655, S. V. X, 125-126. - B. K.

3. On peut rapprocher ces lignes de l'extrait cité plus loin, en XI, 74, et surtout de Bérulle, Œuvres de controverse, Sur l'Eucharistie , Discours I, 5, édition Migne col. 745, et Opuscules de Piété , XVII et XVIII, édition Migne col. 940-942, édition Cerf tome 3, p. 69-73, spécialement 72; et édition Migne, CXVII, col. 1141, édition Cerf, n° 245, tome 4 p. 187.

Quant au terme de "prototype", nous le trouvons avec un usage moins lerge dans ce que rapporte de Saint François de Sales J. P. Camus dans L'Esprit de Saint François de Sales (1641), XIII, 13, réédition Migne col. 847-848 : "le Fils de Dieu, prototype de toute perfection". Bérulle l’emploie aussi, mais seulement à propos de l’Eucharistie, "prototype de tous les autres mystères", dans le passage déjà mentionné de son Discours sur l’Eucharistie, I, 5, Migne col. 745. - B. K.

 

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de l’ignorance & du péché ; vous avez voulu être le scandale des Juifs & la folie des Gentils ; vous avez même voulu paraître comme hors de vous. Oui, Notre-Seigneur a bien voulu passer pour un insensé, comme il est rapporté dans le saint Évangile, & que l’on crût de lui qu’il était devenu furieux. Exierunt tenere eum ; & dicebant quoniam in furorem versus est. <Ils sortirent pour l'appréhender, & ils disaient qu'il était devenu furieux> 3. Les apôtres mêmes l’ont regardé quelquefois comme un homme qui était entré en colère 4, & il leur a paru de la sorte, tant afin qu’ils fussent témoins qu’il avait compati à toutes nos infirmités & sanctifié nos états d’affliction & de faiblesse, que pour leur apprendre, & à nous aussi, à porter compassion à ceux qui tombent dans ces infirmités.

Bénissons Dieu, Messieurs & mes frères, & le remercions de ce qu’il nous applique au soin de ces pauvres gens, privés de sens & de conduite ; car, en les servant, nous voyons & touchons combien sont grandes & diverses les misères humaines ; & par cette connaissance nous serons plus propres à travailler utilement vers le prochain, nous nous acquitterons de nos fonctions avec d’autant plus de fidélité que nous saurons mieux par notre expérience ce que c’est que souffrir. Cependant je prie ceux qui sont employés auprès de ces pensionnaires d’en avoir grand soin, & la Compagnie de les recommander souvent à Dieu & de faire estime de cette occasion d’exercer la charité & la patience vers ces pauvres gens. 5

 

3. Marc 3, 21.

4. Marc 3, 12.

5. Les lignes qu'ajoute Abelly appartiennent à la conférence du 6 décembre 1658.

 

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14. — RÉSUMÉ D’UNE CONFÉRENCE

SUR L’EMPLOI D’AUMÔNIER AUPRÈS D’UN GRAND

Les motifs sont :

1° Parce que l’on parle fort peu de cette matière, qui est très importante.

2° Parce que Dieu peut en être bien glorifié.

3° Parce que la Compagnie dirige beaucoup d’ecclésiastiques.

Ses qualités :

1° Il serait à souhaiter que ce fût un saint, non d’une sainteté consommée, qui n’appartient qu’aux saints consommés, mais d’une solide vertu, non pas telle quelle, ni comme celle d’un néophyte, mais que ce fût un homme bien intérieur.

2° Il faudrait avoir un extérieur bien réglé ; autrement, on serait le jouet de tous les domestiques de la maison.

3° Une grande chasteté.

4° Un grand mépris des honneurs & des richesses ; faire peu de cas de ce que les grands estiment, lesquels d’ordinaire ne respirent qu’honneurs & richesses ; & pour cela ne pas rendre ses services dans l’espérance d’avoir un bénéfice. Il fut rapporté qu’une personne disait que c’était simonie mentale.

5° Une grande prudence ; peu de communications. Je ne rapporterai pas les moyens. Voici ce que M. Vincent dit : "Messieurs, je trouve que nous avons eu raison de nous entretenir sur ce sujet, parce que quelqu’un de la Compagnie peut être choisi de Dieu pour le servir en

Entretien 14.Recueil de diverses exhortations & lettres de St Vincent aux Missionnaires, p, 16.

 

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cette qualité. Je bénis Dieu des lumières qu’il a données à ceux qui ont parlé.

"Pour les devoirs, le premier, c’est, à l’égard de soi-même, une grande vigilance sur toutes ses actions, & pour cela être exact au petit règlement de la Compagnie, surtout à l’oraison. Messieurs, on me fit l’honneur de me demander un homme pour servir en cette qualité ; & en ayant proposé un, on me demanda : "Est-ce un homme d’oraison ?" Je l’assurai, & aussitôt on me dit que l’on avait sujet d’espérer toutes sortes de bénédictions, que l’on aimait mieux une grande piété qu’une grande science, qu’il aurait du temps assez pour cela aux heures libres. Se donner à Dieu pour faire une grande estime de son maître & de sa femme ; adorer Dieu en son maître, & en sa maîtresse la sainte Vierge.

Le deuxième devoir, c’est de faire ce que le curé fait envers la paroisse, car c’est proprement le curé. Feu M. Duval croyait qu’aux champs l’aumônier était le curé du seigneur dont il était aumônier." M. Vincent dit que cela s’observait à la cour, que le grand aumônier était le curé de tous ceux de la cour ; telle est l’intention de l’Église. Il doit donc faire ce que le curé fait envers ses paroissiens :

"1° Offrir le Saint Sacrifice avec dévotion ; & pour cela, n’être ni trop court, ni trop long, circum circa. Après la messe, faire les révérences accoutumées & faire cela dans l’esprit qu’il faut. Feu notre bon Père de Genève 2 (1), après avoir célébré la messe en présence d’un grand seigneur, fit une grande révérence. Que pensez-vous, Messieurs, à quoi pensait notre bienheureux ? Il n’avait garde de penser à des civilités & des compliments mondains, mais il adorait la seigneurerie de Dieu en ces personnes.

 

1. Cf. S. V., I, 354; IX, 8; X, 387; XI, 26; XIII, 636-637.

2 (1). "Saint François de Sales."

 

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"2° Instruire. Faire l’instruction en public serait une chose bonne ; mais d’ordinaire cela ne réussit pas, d’autant que la plupart vont à leurs affaires ; mais c’est de gagner les serviteurs, marmitons, & les prendre en particulier pour les instruire. A table, il doit donner la bénédiction, à moins qu’il ne s’y trouvât quelqu’ecclésiastique de qualité qui le fît. Si le maître trouve bon qu’il parle pendant le dîner, il doit le faire. Quelques uns ne le trouvent pas à propos ; d’autres si, quand il s’agit de quelque matière qui regarde l’état ecclésiastique, ou qu’on demande son avis sur quelque chose.

"Ensuite il doit dîner avec le maître d’hôtel ; là il se met à table après lui ; la coutume a prévalu pour ce désordre. Il doit être ici un grand exemple de vertu, de retenue, ne pas reprendre beaucoup pour de petites choses & même faire un peu la sourde oreille ; ne pas trop élever quelquefois les yeux au ciel ; & si d’aventure il entendait, par exemple, que Dieu est injuste, il doit, dans ces rencontres, prendre la parole ; mais, hors ce cas, attendre en particulier à reprendre ces personnes-là, car de le faire sur le champ, d’ordinaire ce sont des gens bien ferrés, le diable se fourre là dedans, & on y gagne fort peu ; mais ce qu’il faut faire, c’est de gagner le maître d’hôtel d’avance & lui faire reconnaître l’obligation qu’il a par sa charge d’empêcher le mal ; la reine a choisi un homme exprès pour cela.

"Il doit aussi entretenir le maître & son épouse dans une grande union & dans un grand amour. Il doit avertir quelquefois, s’il sent que le maître a confiance en lui ; sinon, faire avertir par le curé ; s’il se glissait quelque désordre, par le confesseur, par le directeur, quelquefois par lui-même.

"Il y a eu, Messieurs, un aumônier qui, sachant de bonne part que son maître avait dessein de s’aller battre en duel, cet aumônier, après avoir célébré la

 

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sainte messe, & lorsque tout le monde se fut retiré, s’alla jeter aux pieds de son maître, qui était à genoux, & là il lui dit : "Monsieur, permettez qu’en toute humilité je vous dise un mot : je sais que vous avez dessein de vous aller battre en duel ; je vous dis, de la part de mon Dieu, que je viens de vous montrer & que vous venez d’adorer, que, si vous ne quittez pas ce mauvais dessein, il exercera sa justice sur vous & sur toute votre postérité."

"Cela dit, l’aumônier se retira." 2

 

15. - AVIS A DE JEUNES ÉTUDIANTS

RÉCEMMENT SORTIS DU SÉMINAIRE INTERNE

Le passage du séminaire aux études est un passage très dangereux, auquel plusieurs font naufrage ; & s’il y a aucun temps auquel on doive prendre garde à soi, c’est celui des études ; car il est très périlleux de passer d’une extrémité à l’autre, comme le verre qui passe de la chaleur du fourneau en un lieu froid court le risque de se casser ; & par ainsi, il importe grandement de se maintenir dans sa première ferveur, pour conserver la grâce que l’on a reçue & pour empêcher la nature de prendre le dessus. Si, à chaque fois que nous éclairons notre entendement ; nous tâchons aussi d’échauffer notre

3 (2)." Saint Vincent aurait ajouté, d’après Abelly, op. cit., t. I, p. 30, & p. 55 de Pémartin" <dit M. Coste>: "& en cela vous remarquerez, s’il vous plaît, le temps opportun qu’il prit & les termes dont il usa, qui sont les deux circonstances qu’il faut particulièrement observer en telles occasions."

M. Coste fait erreur : Abelly a cessé de mettre les guillemets après "se retira", il n’attribue donc pas du tout cette phrase à M. Vincent, il présente bien cela comme un réflexion personnelle. Puis M. Coste ajoute, & c’est exact :

"L’aumônier n’est autre que saint Vincent lui-même, alors dans la maison des Gondi. Le général des galères voulait venger un de ses proches parents, tué en duel par un seigneur de la cour. Il pensait qu’il y allait de son honneur, &, par une dévotion mal placée, il était venu assister à la messe de son aumônier pour implorer l’aide de Dieu. Ébranlé par la parole du saint, il renonça généreusement à son projet. Le sacrifice était dur. Un voyage sur ses terres & l’éloignement du meurtrier, qui dut partir en exil, achevèrent de le calmer."

Entretien 15. — Abelly, op. cit., L. III, chap. XXIV, sect. I, p, 342.

 

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volonté, assurons-nous que l’étude nous servira de moyen pour aller à Dieu, & tenons pour une maxime indubitable qu’à proportion que nous travaillerons à la perfection de notre intérieur, nous nous rendrons plus capables de produire du fruit envers le prochain. C’est pourquoi, en étudiant pour servir les âmes, il faut avoir soin de remplir la sienne de piété, aussi bien que de science, &, pour cet effet, lire des livres bons & utiles, & s’abstenir de la lecture de ceux qui ne servent qu’à contenter la curiosité ; car la curiosité est la peste de la vie spirituelle. C’est par la curiosité de nos premiers parents que la mort, la peste, la guerre, la famine & les autres misères sont entrées dans le monde ; & par conséquent nous devons nous en donner de garde comme d’une racine de toutes sortes de maux.

 

16. - AVIS DONNES AU CHAPITRE

Il faut travailler à la perfection durant sa jeunesse. — Éloge de la simplicité. — Il est bon de combattre les tentations par des actes contraires.

M. Vincent dit que les jeunes gens feraient bien de travailler à leur perfection pendant leur jeunesse, car il est presque impossible qu’une personne qui a vieilli dans les mauvaises habitudes & qui en a la substance de son âme toute pénétrée, puisse s’en défaire. Il nous exhorta fort à la simplicité, d’autant que là où était la simplicité, Dieu, qui n’était que la simplicité même, tout un, & qui ne souffrait point de deux, s’y rencontrait ; cum simplicibus sermocinatio ejus  <sa concersation est avec les simples> 1; joint que qui marche dans la simplicité peut aller en assurance : qui ambulat simpliciter embulat confidenter 2.

Entretien 16. — Recueil de diverses exhortations, p. 214.

1. Proverbes 3, 32.

2. Proverbes 10, 9.

 

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Aussi ceux qui usent de cautèles, de duplicité, sont toujours dans l’appréhension que leurs finesses ne Soient découvertes, & que, s’ils sont surpris, on ne se fie plus à eux. Il ajouta que la simplicité était une vertu qui nous faisait aller droit à Dieu & à la vérité, sans biaisement, ni déguisement.

Il nous dit aussi que c’était un grand sujet d’encouragement pour porter les chrétiens à se raidir contre les tentations, en ce que, comme dit Origène, nous pouvions, par des actes contraires à la tentation, précipiter le diable dans le fond de l’enfer au lieu de nous y précipiter. Étions-nous tentés d’orgueil, il fallait repousser l’ennemi, ou par des actes d’humiliation intérieure, ou par des élévations d’esprit à Dieu, lui demandant l’humilité, ou lui offrant ce que l’on fait, afin qu’il lui plaise nous donner l’humilité pour honorer la sienne.

 

17. - AVIS DONNES AU CHAPITRE

Se garder de gaspiller le bien de la communauté.

Zèle pour les besoins spirituels du prochain.

M. Vincent dit que les fautes les plus ordinaires des communautés, ainsi qu’il l’avait reconnu par quelques visites qu’il avait faites en des maisons religieuses, c’était le dégât du bien de la maison ; & il ajouta que nous en rendrions un compte très exact devant Dieu ; que c’était le bien de Dieu, le bien des pauvres & que nous n’en étions que dispensateurs, & non pas seigneurs ; qu’il fallait faire attention & se faire même conscience de mettre cinq bûches au feu, quand quatre suffisaient ; qu’il fallait employer le nécessaire & n’aller jamais au delà.

Entretien 17. — Recueil de diverses exhortations, p. 215.

 

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Il dit aussi que nous devions courir aux besoins spirituels de notre prochain comme au feu.

 

18. - Extrait d’entretien

SUR LA FOI

Il n’y a que les vérités éternelles qui soient capables de nous remplir le cœur & de nous conduire avec assurance. Croyez-moi, il ne faut que s’appuyer fortement & solidement sur quelqu’une des perfections de Dieu, comme sur sa bonté, sur sa providence, sur sa vérité, sur son immensité, etc. ; il ne faut, dis-je, que se bien établir sur ces fondements divins pour devenir parfait en peu de temps. Ce n’est pas qu’il ne soit bon aussi de se convaincre par des raisons fortes & prégnantes, qui peuvent toujours servir, mais avec une subordination aux vérités de la foi. L’expérience nous apprend que les prédicateurs qui prêchent conformément aux lumières de la foi, opèrent plus dans les âmes, que ceux qui remplissent leurs discours de raisonnements humains & de raisons de philosophie, parce que les lumières de la foi sont toujours accompagnées d’une certaine onction toute céleste, qui se répand secrètement dans les cœurs des auditeurs ; & de là on peut juger s’il n’est pas nécessaire, tant pour notre propre perfection que pour procurer le salut des âmes, de nous accoutumer à suivre toujours & en toutes choses les lumières de la foi.

Entretien 18. — Abelly, op. cit., l. III, chap. II, p. 9.

 

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19. - Extrait d’entretien

SUR L’ESPRIT DE FOI

Je ne dois pas considérer un pauvre paysan ou une pauvre femme selon leur extérieur, ni selon ce qui parait de la portée de leur esprit ; d’autant que bien souvent ils n’ont pas presque la figure, ni l’esprit de personnes raisonnables, tant ils sont grossiers & terrestres. Mais tournez la médaille 1, & vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres ; qu’il n’avait presque pas la figure d’un homme en sa passion, & qu’il passait pour fou dans l’esprit des Gentils, & pour pierre de scandale dans celui des Juifs ; & avec tout cela, il se qualifie l’évangéliste des pauvres : Evangelizare pauperibus misit me 2 (1) O Dieu ! qu’il fait beau voir les pauvres, si nous les considérons en Dieu & dans l’estime que Jésus-Christ en a faite ! Mais, si nous les regardons selon les sentiments de la chair & de l’esprit mondain, ils paraîtront méprisables 3.

 

20. - Extrait d’entretien

RÉCIT D’UNE TENTATION CONTRE LA FOI

J’ai connu un célèbre docteur, lequel avait longtemps défendu la foi catholique contre les hérétiques, en la qualité de théologal, qu’il avait tenue dans un diocèse. La défunte reine Marguerite l’ayant appelé auprès de soi pour sa science & pour sa piété, il fut obligé de

Entretien 19 — Abelly, op, cit. l. III, chap. II, p. 9.

1. Saint François de Sales employait cette expression, dans un autre contexte, il est vrai, à propos de l’empressement, que l’on croit une vertu; "mais tournez la médaille, … & vous apprendrez … qu’il démolit au lieu d’édifier" : rapporté par J. P. Camus, L’esprit de Saint François de Sales, 16° partie, section 36, Migne col. 1084. On peut supposer que c’était une expression courante.

2 (1). Luc 4, 18.

3. Comparer avec ses déclarations sur le foi des pauvres : infra 200-201, 24 juillet 1655 ; XII 101, 13 décembre 1658; XII, 171, mars 1659.

Entretien 20. — Abelly, op. cit., l. III, chap. XI, sect. I, p.115.

 

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quitter ses emplois ; & comme il ne prêchait, ni ne catéchisait plus, il se trouva assailli, dans le repos où il était, d’une rude tentation contre la foi. Ce qui nous apprend, en passant, combien il est dangereux de se tenir dans l’oisiveté, soit du corps, soit de l’esprit : car, comme une terre, quelque bonne qu’elle puisse être, si néanmoins elle est laissée quelque temps en friche, produit incontinent des chardons & des épines, aussi notre âme ne peut pas se tenir longtemps en repos & en oisiveté, qu’elle ne ressente quelques passions ou tentations qui la portent au mal. Ce docteur donc, se voyant en ce fâcheux état, s’adressa à moi pour me déclarer qu’il était agité de tentations bien violentes contre la foi, & qu’il avait des pensées horribles de blasphème contre Jésus-Christ, & même de désespoir, jusque-là qu’il se sentait poussé à se précipiter par une fenêtre. Et il en fut réduit à une telle extrémité, qu’il fallut enfin l’exempter de réciter son bréviaire & de célébrer la sainte Messe, & même de faire aucune prière ; d’autant que, lorsqu’il commençait seulement à réciter le Pater, il lui semblait voir mille spectres, qui le troublaient grandement ; & son imagination était si desséchée, & son esprit si épuisé, à force de faire des actes de désaveu de ses tentations, qu’il ne pouvait plus en produire aucun. Étant donc dans ce pitoyable état, on lui conseilla cette pratique, qui était que toutes & quantes fois qu’il tournerait la main ou l’un de ses doigts vers la ville de Rome, ou bien vers quelque église, il voudrait dire par ce mouvement & par cette action qu’il croyait tout ce que l’Église Romaine croyait. Qu’arriva-t-il après tout cela ? Dieu eut enfin pitié de ce pauvre docteur, lequel, étant tombé malade, fut en un instant délivré de toutes ses tentations ; le bandeau d’obscurité lui fut ôté tout d’un coup de dessus les yeux de son esprit ; il commença à voir toutes les vérités de la foi, mais avec tant de clarté, qu’il lui semblait

XI. - 3

 

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les sentir & les toucher du doigt (1) ; & enfin il mourut, rendant à Dieu des remerciements amoureux de ce qu’il avait permis qu’il tombât en ces tentations, pour l’en relever avec tant d’avantage & lui donner des sentiments si grands & si admirables des mystères de notre religion.

 

21. - Extrait d’entretien

SUR LA CONVERSION D’UN HÉRÉTIQUE

Saint Vincent fit un jour à sa communauté le récit de la conversion d’un hérétique, qu’il avait gagné lui-même à la vraie foi. Avant de se rendre, le huguenot pria le saint de lui résoudre une objection : "Monsieur, vous m’avez dit que l’Église de Rome est conduite du Saint-Esprit, mais c’est ce que je ne puis croire, parce que, d’un côté, l’on voit les catholiques de la campagne abandonnés à des pasteurs vicieux & ignorants, sans être instruits de leurs devoirs, sans que la plupart sachent seulement ce que c’est que la religion chrétienne ; &, d’un autre, l’on voit les villes pleines de prêtres & de moines qui ne font rien ; & peut-être que dans Paris il s’en trouverait dix mille, qui laissent cependant ces pauvres gens des champs dans cette ignorance épouvantable par laquelle ils se perdent. Et vous voudriez me persuader que cela soit conduit du Saint-Esprit ! Je ne le croirai jamais."

Très impressionné par cette objection, le saint répondit

1. "Abelly attribue cet heureux résultat aux prières de saint Vincent & à l’acte de charité qu’il fit en s’offrant à Dieu pour être tenté à la place du docteur. Le saint subit, en effet, un rude assaut contre sa foi ; de cette lutte intérieure, qui dura trois ou quatre ans, il sortit plus affermi."

Entretien 21. — Abelly, op. cit., l. I, chap. XIII, p. 54-57.

 

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à l’hérétique a qu’il était mal informé de ce dont il parlait ; qu’il y avait en beaucoup de paroisses de bons curés & de bons vicaires ; qu’entre les ecclésiastiques & les religieux qui abondent dans les villes, il y en avait plusieurs qui allaient catéchiser & prêcher à la campagne ; que d’autres étaient appliqués à prier Dieu & à chanter ses louanges de jour & de nuit ; que d’autres servaient utilement le public par les livres qu’ils composent, par la doctrine qu’ils enseignent & par les sacrements qu’ils administrent ; & que, s’il y en avait quelques-uns inutiles & qui ne s’acquittaient pas comme ils devaient de leurs obligations, c’étaient des hommes particuliers sujets à faillir & qui ne sont pas l’Église ; que, lorsqu’on dit que l’Église est conduite du Saint-Esprit, cela s’entend en général, lorsqu’elle est assemblée dans les conciles, & encore en particulier, quand les fidèles suivent les lumières de la foi & les règles de la justice chrétienne ; mais, quant à ceux qui s’en éloignent, ils résistent au Saint-Esprit, &, bien qu’ils soient membres de l’Église, ils sont néanmoins de ceux qui vivent selon la chair, comme parle saint Paul, & qui mourront."

L’hérétique ne fut pas convaincu. L’année suivante, Vincent de Paul revint à Montmirail avec M. Féron, alors bachelier en théologie, depuis docteur de Sorbonne & archidiacre de Chartres, M. Duchesne, docteur à la même faculté & archidiacre de Beauvais, & quelques prêtres & religieux de ses amis ; il venait donner la mission en ce lieu & dans les villages environnants. L’hérétique eut la curiosité d’assister aux prédications & aux catéchismes ; il vit le soin qu’on prenait d’instruire ceux qui étaient dans l’ignorance des vérités nécessaires à leur salut, la charité avec laquelle on s’accommodait à la faiblesse & lenteur d’esprit des plus grossiers, & les effets merveilleux que le zèle des missionnaires <ou cela ? >

 

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opérait dans le cœur des plus grands pécheurs. Ému jusqu’aux larmes, il vint trouver le saint & lui dit : "C’est maintenant que je vois que le Saint-Esprit conduit l’Église romaine, puisqu’on y prend soin de l’instruction & du salut des pauvres villageois ; je suis prêt d’y entrer quand il vous plaira de m’y recevoir." — "Ne vous reste-t-il plus aucune difficulté ?" lui demanda saint Vincent. — "Non, répondit l’hérétique désabusé, je crois tout ce que vous m’avez dit & je suis disposé à renoncer publiquement à toutes mes erreurs."

Le saint l’interrogea, &, après s’être assuré que le nouveau converti connaissait bien les points essentiels de la doctrine catholique, il l’informa qu’il recevrait son abjuration & l’absoudrait de l’hérésie, le dimanche suivant, dans l’église de Marchais, près de Montmirail, où se faisait alors la mission. Ce jour-là, à l’issue de la prédication du matin, Vincent de Paul appela le converti tout haut par son nom & lui demanda publiquement s’il était toujours dans la disposition d’abjurer ses erreurs. Après avoir répondu par l’affirmative, l’ancien calviniste ajouta, montrant dans l’église une statue de la sainte Vierge grossièrement sculptée : "Je ne saurais croire qu’il y ait quelque puissance en cette pierre" 1 A quoi le saint répartit a que l’Église n’enseignait pas qu’il y eût aucune vertu dans ces images matérielles, si ce n’est quand il plaît à Dieu la leur communiquer, comme il le peut faire & comme il l’a fait autrefois à la verge de Moïse, qui faisait tant de miracles ; ce que les enfants mêmes lui pourraient expliquer". Là dessus, s’adressant à un des plus instruits, il lui demanda

1. Cf. Exode 4, 17. "On peut voir à la maison-mère des prêtres de la Mission, dans la salle des reliques une tête de Vierge du XIVe siècle ; ce serait. croit-on, la tête de la statue dont il est ici question. (Cf. A. Loth, Saint Vincent de Paul & sa mission sociale, Paris, 1880, in-4°, p. 213)."

 

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ce qu’enseignait l’Église sur les saintes images. L’enfant répondit "qu’il était bon d’en avoir & leur rendre l’honneur qui leur est dû, non à cause de la matière dont elles sont faites, mais parce qu’elles nous représentent Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa glorieuse Mère & les autres saints du Paradis, qui, ayant triomphé du monde, nous invitent, par ces figures muettes, de les suivre en leur foi & en leurs bonnes œuvres".

Cette réponse ayant été trouvée bien faite, M. Vincent la répéta, & s'en servit pour faire avouer à cet hérétique qu'il n'avait pas eu raison de s'arrêter à cette difficulté, après avoir été instruit & informé de la créance catholique, aussi bien sur cet article que sur les autres; &, ne le jugeant pas encore assez bien disposé pour faire son abjuration, il le remit à un autre jour, auquel il vint derechef se présenter; & ayant abjuré son hérésie à la face de toute la paroisse, il fit profession publique de la foi catholique, à l'édification de tout le pays, & y persévéra constamment depuis.

Ce qui se passa en la conversion de cet hérétique, & particulièrement le motif qui l'excita de renoncer à son hérésie & d'embrasser la foi catholique, c’est à savoir le soin qu'on prenait d'instruire charitablement les pauvres gens de la campagne, donna sujet à M. Vincent, qui en faisait le récit un jour à Messieurs de sa Compagnie, de s'exclamer 2:

"Oh ! quel bonheur à nous missionnaires, ajoutait saint Vincent après ce récit, de vérifier la conduite du Saint-Esprit sur son Église, en travaillant, comme nous faisons, à l’instruction & sanctification des pauvres !"

 

22. - Extrait d’entretien

Vincent de Paul a toujours craint d’être trompé par les sophismes
de quelque hérétique.

J’ai, toute ma vie, appréhendé de ne trouver à la naissance de quelque hérésie. Je voyais, le grand ravage qu’avait fait celle de Luther & de Calvin, & combien de personnes de toutes sortes de conditions en avaient sucé le pernicieux venin, en voulant goûter les fausses douceurs de leur prétendue réforme. J’ai toujours eu cette crainte de me trouver enveloppé dans les erreurs de quelque nouvelle doctrine, avant que de m’en apercevoir. Oui, toute ma vie, j’ai appréhendé cela.

Entretien 21, suite.

2. M. Coste a modifié la fin du texte d’Abelly, sans invoquer d’autre source. Puisqu’il indique Abelly comme source, nous redonnons le texte intégral d’Abelly, dans ces deux paragraphes en caractères différents.

Entretien 22. Abelly, op. cit, l. II, chap. XII, p. 409.

 

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23. - Extrait d’entretien

SUR LA CONFIANCE EN DIEU

Ayons confiance en Dieu, Messieurs & mes frères, mais ayons-la entière & parfaite, & tenons pour assuré qu’ayant commencé son œuvre en nous, il l’achèvera ; car, je vous demande, qui est-ce qui a établi la Compagnie ? Qui est-ce qui nous a appliqués aux missions, aux ordinands, aux conférences, aux retraites, etc. ? Est-ce moi ? Nullement. Est-ce M. Portail, que Dieu a joint à moi dès le commencement ? Point du tout, car nous n’y pensions point, nous n’en avions fait aucun dessein. Et qui est-ce donc qui est l’auteur de tout cela ? C’est Dieu, c’est sa Providence paternelle & sa pure bonté. Car nous ne sommes tous que de chétifs ouvriers & de pauvres ignorants ; &, parmi nous, il y a peu ou point du tout de personnes nobles, puissantes, savantes, ou capables de quelque chose. C’est donc Dieu qui a fait tout cela, & qui l’a fait par telles personnes que bon lui a semblé, afin que toute la gloire lui en revienne. Mettons donc toute confiance en lui ; car, si nous la mettons aux hommes, ou bien si nous nous appuyons sur quelque avantage de la nature ou de la fortune, alors Dieu se retirera de nous. Mais, dira quelqu’un, il faut se faire des amis & pour soi & pour la Compagnie. O mes frères, gardons-nous bien d’écouter cette pensée, car nous y serions trompés. Cherchons uniquement Dieu & il nous pourvoira d’amis & de toute autre chose, en sorte que rien ne nous manquera. Voulez-vous savoir pourquoi nous ne réussissons pas dans quelque emploi ? C’est parce que nous nous appuyons sur nous-mêmes.

 

Entretien 23. - "Abelly, op. cit., l. III, chap. III, sect. I, p. 18.

 

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Ce prédicateur, ce supérieur, ce confesseur se fie trop à sa prudence, à sa science & à son propre esprit. Que fait Dieu ? Il se retire de lui, il le laisse là ; & quoiqu’il travaille, tout ce qu’il fait ne produit aucun fruit, afin qu’il reconnaisse son inutilité & qu’il apprenne par sa propre expérience que, quelque talent qu’il ait, il ne peut rien sans Dieu.

 

24. - Extrait de l’entretien du 21 février 1659, 4° motif

Se trouve en fait au tome XII, 143-144 1

Sur la confiance en Dieu

 

Le véritable missionnaire ne se doit point mettre en peine pour les biens de ce monde, mais jeter tous ses soins en la Providence du Seigneur, tenant pour certain que, pendant qu’il sera bien établi en la charité & bien fondé en cette confiance, il sera toujours sous la protection de Dieu ; & par conséquent aucun mal ne lui arrivera & aucun bien ne lui manquera, lors même qu’il pensera que, selon les apparences, tout va se perdre. Je ne dis pas ceci par mon propre esprit ; c’est l’Écriture Sainte qui nous l’enseigne & qui dit que : Qui habitat in adjutorio Altissimi, in protectione Dei caeli commorabitur 2 (1) ; celui qui loge à l’enseigne de la confiance en Dieu sera toujours favorisé d’une spéciale protection de sa part. En cet état, il doit tenir pour certain qu’il ne lui arrivera aucun mal, parce que toutes choses coopèrent à son bien 3, & qu’aucun bien ne lui manquera 4, d’autant que, Dieu lui-même se donnant à lui, il porte avec soi tous les biens nécessaires, tant pour le corps que pour l’âme. Et ainsi, mes frères, vous devez espérez que, pendant que vous demeurerez fermes

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Entretien 24. - Abelly, op. cit., L. III, chap. III, sect. III, p. 26.

1. Il n’y a pas de raison de conserver cet exttrait dans une nouvelle édition, à moins d’être certain qu’Abelly - Fournier aient eu en main l’original de Frère Ducournau, ce qui est possible, puisque ces feuilles n’ont disparu qu’au saccage de Saint-Lazare, le 13 juillet 1789. Il ne nous en est parvenu que celles sur la Charité.

La comparaison avec XII, 143-144, du 21 février 1659, montre la manière de procèder de M. Fournier & autres lazaristes, qui ont donné à Abelly les mémoires & textes tout préparés : on coupe des fragments de conférence, on met le style au goût du jour, comme c’est resté d’usage jusqu’à notre siècle, on en juxtapose plusieurs, parfois de conférences diverses.

2 (1). Psaume 90. 1.

3. Romains 8, 28.

4. Psaume 22, 1.

 

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en cette confiance, non seulement vous serez préservés de tous maux & de tous fâcheux accidents, mais aussi comblés de toutes sortes de biens.

 

25. - Extrait d’entretien

SUR L'AMOUR DE DIEU

Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras, que ce soit à la sueur de nos visages. Car bien souvent tant d'actes d'amour de Dieu, de complaisance, de bienveillance, & autres semblables affections & pratiques intérieures d'un cœur tendre, quoique très bonnes & très désirables, sont néanmoins très suspectes, quand on n'en vient point à la pratique de l'amour effectif. "En cela, dit Notre-Seigneur, mon Père est glorifié que vous rapportiez beaucoup de fruit." 1 & c'est à quoi nous devons bien prendre garde ; car il y en a plusieurs qui, pour avoir l'extérieur bien composé & l'intérieur rempli de grands sentiments de Dieu, s'arrêtent à cela ; & quand ce vient au fait & qu'ils se trouvent dans les occasions d'agir, ils demeurent court. Ils se flattent de leur imagination échauffée; ils se contentent des doux entretiens qu'ils ont avec Dieu dans l'oraison ; ils en parlent même comme des anges ; mais, au sortir de là, est-il question de travailler pour Dieu, de souffrir, de se mortifier, d'instruire les pauvres, d'aller chercher la brebis égarée 2, d'aimer qu'il leur manque quelque chose, d'agréer les maladies ou quelque autre disgrâce, hélas ! il n'y a plus personne, le courage leur manque. Non, non, ne nous

Entretien 25 —Abelly, op. cit. l. I, chap. XIX, p. 81.

1. Jean 15, 8.

2. Luc, 15, 4-7

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trompons pas : "Totum opus nostrum in operatione consistit" 3.

& cela est tellement vrai que le saint Apôtre nous déclare qu'il n'y a que nos œuvres qui nous accompagnent en l'autre vie 4. Faisons donc réflexion à cela ; d'autant plus qu'en ce siècle il y en a plusieurs qui semblent vertueux, & qui en effet le sont, qui néanmoins inclinent à une voie douce & molle plutôt qu'à une dévotion laborieuse & solide. L'Eglise est comparée à une grande moisson qui requiert des ouvriers, mais des ouvriers qui travaillent 5. Il n'y a rien de plus conforme à l'Evangile que d'amasser, d'un côté, des lumières & des forces pour son âme dans l'oraison, dans la lecture & dans la solitude, & d'aller ensuite faire part aux hommes de cette nourriture spirituelle. C'est faire comme Notre-Seigneur a fait, &, après lui, ses apôtres ; c'est joindre l'office de Marthe à celui de Marie 6; c'est imiter la colombe, qui digère à moitié la pâture qu'elle a prise, & puis met le reste par son bec dans celui de ses petits pour les nourrir. Voilà comme nous devons faire, voilà comme nous devons témoigner à Dieu par nos œuvres que nous l'aimons. Totum opus nostrum in operatione consistit.

26. - CANEVAS D'UNE CONFERENCE

SUR L'AMOUR DE DIEU

Si quis diligit me, sermonem meum servabit, & Pater meus diliget eum & ad eum veniemus & mansionem apud eum faciemus 1.

Ces paroles de l'Evangile de ce jour 2, qui nous parlent de l'amour, nous serviront de sujet pour nous

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Entretien 25. suite Paris L. 13 oct. 97

3. Citation implicite de Cicéron, De Officiis (Les Devoirs), I, VI-19 : "Virtutis enim laus omnis in actione consistit" "Tout ce qui est louable en la vertu consiste dans l’action", & encore I, XIX-65 : "Honestum illud quod maxime natura sequitur in factis positum, non in gloria" "la beauté morale que poursuit surtout la nature réside dans les actes, pas dans le réputation" (édition Les Belles Lettres, 1974, t. I, pp. 114 & 136). Cf. S. V. X, 567, lignes 1-4.

On trouve encore l’idée de tout ce paragraphe aussi bien chez la mystique Thérèse d’Avila que chez l’ascétique jésuite Alphonse Rodriguez. Cf. Sainte Thérèse d’Avila, Les Demeures (ou Le château intérieur), 5° Demeures, ch. III, n° 10-11, édition espagnole B. A. C. en 1 vol. 1986, p. 518-519, éditions françaises Seuil p. 917, D. D. B. p. 942, & Alphonse Rodriguez, Pratique de la Perfection Chrétienne, 1re Partie, Traité I, chap. 3, à partir d’environ le milieu.

4. Cf. Apocal. 14, 13.

5. M. Vincent a-t-il lu Saint Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, 17, § 3 <Mt. 9, 37> ? Migne Latin 76, 1139-1140; au Bréviaire 27° samedi. On y trouve déjà la même idée :

"Ad messem multam operarii pauci sunt, quod sine gravi mærore loqui non possumus, quia etsi sunt qui bona audiant, desunt qui dicant. Ecce mundus sacerdotibus plenus est, sed tamen in messe Dei rarus valde invenitur operator, quia officium quidem sacerdotale suscepimus, sed opus officii non implemus."

"Il y a peu d’ouvriers à la moisson, ce que nous ne pouvons dire sans une lourde tristesse, parce que, même s’il y en a qui entendent les bonnes <paroles>, il manque de gens qui les disent. Voici que le monde est plein de prêtres, & pourtant on ne trouve que très rarement un travailleur dans la moisson de Dieu, parce que nous avons certes reçu l’office sacerdotal, mais nous ne remplissons par l’œuvre de cet office."

6. "Luc, 11, 38-42."

Entretien 26. — Manuscrit des répétitions d'oraison, conférences & entretiens aux Missionnaires, f° I & suiv.

1. "Jean 14, 23."

2. "Jour de la Pentecôte," d’une année inconnue. M. Vincent faisait conférence aux fêtes liturgiques.

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entretenir de l'amour que Notre-Seigneur demande de nous, que nous diviserons en trois points : au premier, nous parlerons des raisons que nous avons d'aimer Jésus-Christ ; au deuxième, nous dirons en quoi consiste cet amour, une marque & quelques effets ; & au troisième, nous parlerons du moyen d'entrer en cet amour, &, si nous y sommes, de nous y établir de plus en plus. Nous ferons cela, si nous sommes animés du Saint-Esprit, qui est l'amour unissant les personnes de la Sainte Trinité en elle-même & les âmes à la très Sainte Trinité. Faisons pour cela un acte intérieur de recourir à la sainte Vierge & disons : Sancta Maria, ora pro nobis.

Quelles sont les raisons que nous avons d'aimer Notre-Seigneur ?

Pour connaître cela, il faut considérer Notre-Seigneur en tant que Dieu, ou en tant qu'homme. En tant que Dieu seul qu'il a été avant qu'il fût homme, il nous a commandé de l'aimer : Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo & in tota anima tua & in tota mente tua (3) ; & ce pource qu'il nous a créés, etc. Oh ! quel honneur, dit un saint, Dieu a fait à l'homme que de lui commander de l'aimer ! Ce serait assez que, par une grâce particulière, il nous permit de l'aimer.

Pour reconnaître la grandeur de l'obligation que nous avons à Dieu en ce commandement, il faut considérer Dieu comme le Roi des rois, le monarque du ciel & de la terre, etc., comme notre créateur & conservateur, etc., & l'homme comme un petit ver de terre, ou, pour mieux dire, un petit atome en comparaison de Dieu. Il faut considérer Notre-Seigneur comme Dieu &

3. "Matthieu 22, 37."

 

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homme. Nous le devons aimer en cette qualité : 1° pource qu'il s'est fait homme pour l'amour de nous, & ce pour nous réconcilier à son Père, duquel nous avions perdu la bonne grâce à cause du péché de notre premier père ; 2° à cause qu'il nous a mérité par sa vie, par sa mort & passion le paradis que nous avions perdu ; 3° pour nous faire voir le Père éternel en lui : Philippe, qui videt me, videt & Patrem (4), & la manière de vie que nous devons mener pour lui plaire, etc.

Pour connaître la grandeur de ce bien. Nous le ferons si nous considérons que, par lui, d'enfants d'iniquité nous sommes faits enfants de Dieu, de coupables de l'enfer nous sommes faits dignes de posséder la gloire éternelle. La troisième raison, c'est que saint Paul fulmine malédiction contre ceux qui n'aiment pas Jésus Christ 5.

En quoi consiste cet amour ?

Aimer quelqu'un, à proprement parler, c'est lui vouloir du bien. Selon cela, aimer Notre-Seigneur veut dire vouloir que son nom soit connu & manifesté à tout le monde, qu'il règne sur la terre, que sa volonté soit faite en la terre comme au ciel 6.

Or, il faut noter que l'amour se divise en amour affectif & effectif. L'amour affectif est un certain écoulement de la personne aimante en l'aimée, ou bien une complaisance & tendresse qu'on a pour la chose qu'on aime, comme le père pour son enfant, etc. Et l'amour effectif consiste à faire les choses que la personne qu'on aime commande ou désire 7, & c'est de cette sorte d'amour que je parle & Notre-Seigneur : Si quis diligit me, sermonem meum servabim 8.

La marque de cet amour, l'effet ou la marque de cet

4. "Jean 14, 9."

5. "1 Corinthiens 16, 22."

6. "Matthieu 6, 9-10."

7. Cf. S. V. IX, 475-477, 592-593.

8. "Jean 14, 23."

 

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amour, Messieurs, c'est celui que dit Notre-Seigneur, que ceux qui l'aiment gardent sa parole. Or, la parole de Dieu consiste en enseignements & en conseils. Nous donnerons une marque de notre amour si nous aimons sa doctrine & faisons profession de l'enseigner aux autres. Selon cela, l'état de la Mission est un état d'amour, puisque de soi il regarde la doctrine & les conseils de Jésus-Christ ; & non seulement cela, mais en tant qu'il fait profession de porter le monde à l'estime & à l'amour de Notre-Seigneur.

Les avantages sont que  :

Si nous aimons Notre-Seigneur, nous serons aimés de son Père 9, qui est autant à dire que son Père nous voudra du bien, & cela en deux façons : la première, qu'il se plaira en nous, comme le père avec son enfant ; & la seconde, qu'il nous donnera ses grâces, celles de la foi, de l'espérance, de la charité par effusion de son Saint-Esprit, qui habitera dans nos âmes 10, comme il l'a donné aujourd'hui aux apôtres & lui a fait faire les merveilles qu'ils ont faites.

Le second avantage d'aimer Notre-Seigneur consiste en ce que le Père & le Fils & le Saint-Esprit viennent dans l'âme qui aime Notre-Seigneur 11; ce qui se fait : 1° par l'illustration de notre entendement ; 2° par les mouvements intérieurs qu'ils nous donnent de leur amour, par les inspirations, par les sacrements, etc.

Le troisième effet de l'amour de Notre-Seigneur est que non seulement Dieu le Père aime ces âmes, & les personnes de la Sainte Trinité viennent en elles, mais elles y demeurent. L'âme donc de celui qui aime Notre-Seigneur est la demeure du Père & du Fils & du Saint-Esprit, & où le Père engendre perpétuellement son.Fils, & où le Saint-Esprit est incessamment produit par le Père & le Fils.

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9. Jean 14, 21

10. Romains 5, 5. Cf. S. V. XII, 108.

11. Jean 14, 23. Cf. IX, 2; 292.

Cf. St Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, 2, 30-2, M. L. 76, col. 1221 , Enchiridion Patristicum n° 2334 : "Qui ergo Deum vere diligit, qui ejus mandata custodit, in ejus corde Dominus & venit & mansionem facit." "Donc celui qui aime Dieu, qui garde ses commandements, le Seigneur vient dans son cœur & y fait sa demeure." Nous savons que M. Vincent lisait les Pères, & en particulier Saint Grégoire, les Archives de la Maison-Mère conservent une feuille autographe de telles citations, rescapée du sac de Saint-Lazare; cf. S. V. XIII, 146 (où M. Coste renvoie à deux lectures du Bréviaire, sans se souvenir qu’il lisait le Bréviaire de Saint Pie X, or le Bréviaire Romain du XVII° siècle utilisé par M. Vincent n’avait pas la même rapartition des psaumes ni les mêmes lecture).

Saint Vincent connaissait aussi Saint Thomas d’Aquin, voir son Contra Gentiles, livre IV, chap. 21 : "par le Saint Esprit, même le Père & le Fils habitent en nous", & tout le chapitre, bien sûr.

Voir aussi Jean d’Avila, Sermon sur le Saint Esprit, dans Textes choisis, Éditins du Soleil Levant, Namur 1960, p. 99-100.`

C’était enfin un thème cher à Bérulle.

 

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Il y en a aucuns qui sont aimés du Père & auxquels les trois personnes viennent, mais elles n'y demeurent pas, à cause qu'on ne persévère pas à aimer Notre-Seigneur & qu'on se relâche dans l'estime qu'on avait de sa doctrine, de vivre selon ses conseils & selon les exemples qu'il nous a laissés. Nous l'avons aimé un an ou deux au commencement de notre conversion, mais nous avons laissé prendre le dessus à la nature, en sorte que nous vivons selon nos inclinations, etc

Les moyens sont  :

1° L'oraison mentale sur la vie & la mort de Notre-Seigneur ;

2° La lecture du Nouveau Testament ;

3° Retirer notre entendement de l'estime & notre volonté de l'affection des créatures par la mortification ; faire notre possible pour persévérer en l'imitation de Notre-Seigneur.

 

27. - Extrait d’entretien

SUR LA CONFORMITE A LA VOLONTE DE DIEU

Vincent de Paul exposa un jour devant sa communauté la différence qu'il y a entre un état auquel Dieu met une personne, & celui dans lequel il permet qu'elle tombe, dont l'un se fait par la volonté de Dieu, & l'autre n'arrive que par sa permission ; par exemple, un état de perte, de maladie, de contradiction, d'ennui, de sécheresse, vient absolument de la volonté de Dieu ; mais celui où il y a du péché & de la contravention aux ordres qui nous sont prescrits de sa part vient de sa permission ; & pour celui-ci, nous devons beaucoup nous

Entretien 27. —Abelly, op. cit. L. III, chap. V, sect. II, p. 41.

 

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humilier quand nous y sommes tombés, faisant néanmoins tous nos efforts, avec la grâce de Dieu, pour nous en relever & pour nous empêcher d'y retomber. "Mais, pour le premier état, qui vient de la volonté de Dieu, il nous le faut agréer, quel qu'il soit, & nous résigner au bon plaisir de Dieu, pour souffrir tout ce qu'il lui plaira, tant & si longuement qu'il lui plaira. C'est ici, Messieurs & mes frères, la grande leçon du Fils de Dieu ; & ceux qui s'y rendent dociles & qui la mettent bien dans leur cœur, sont de la première classe de l'école de ce divin Maître. Et pour moi, je ne sais rien de plus saint, ni de plus grande perfection que cette résignation, lorsqu'elle porte à un entier dépouillement de soi-même & à une véritable indifférence pour toutes sortes d'états, de quelque façon que nous y soyons mis, excepté le péché. Tenons-nous donc là, & prions Dieu qu'il nous fasse la grâce de demeurer constamment dans cette indifférence."

 

28. - Extrait d’entretien

SUR LA CONFORMITE A LA VOLONTE DE DIEU

Voyez les dispositions toutes saintes dans lesquelles [le chrétien soumis à la volonté de Dieu] passe sa vie, & les bénédictions qui accompagnent tout ce qu'il fait : il ne tient qu'à Dieu, & c'est Dieu qui le conduit en tout & partout ; de sorte qu'il peut dire avec le prophète 1 : Tenuisti manum dexteram meam, & in voluntate tua deduxisti me. Dieu le tient comme par la main droite, &, se tenant réciproquement avec une entière soumission à cette divine conduite, vous le verrez demain,

Entretien 28. — Abelly, op. cit., L. III, chap. V, sect. I, p. 40.

1. Psaume 72, 24.

 

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après-demain, toute la semaine, toute l'année, & enfin toute sa vie, en paix & tranquillité, en ardeur & tendance continuelle vers Dieu, & répandant toujours dans les âmes de son prochain les douces & salutaires opérations de l'esprit qui l'anime. Si vous le comparez avec ceux qui suivent leurs propres inclinations, vous verrez ses conduites toutes brillantes de lumière, & toujours fécondes en fruits ; on remarque un progrès notable en sa personne, une force & énergie en toutes ses paroles ; Dieu donne une bénédiction particulière à toutes ses entreprises, & accompagne de sa grâce les desseins qu'il prend pour lui, & les conseils qu'il donne aux autres ; & toutes ses actions sont de grande édification. Mais, d'un autre côté, l'on voit que les personnes attachées à leurs inclinations & plaisirs n'ont que des pensées de terre, des discours d'esclaves & des œuvres mortes. Et cette différence vient de ce que ceux-ci s'attachent aux créatures, & que celui-là s'en sépare ; la nature agit dans ces âmes basses, & la grâce dans celles. qui s'élèvent à Dieu & qui ne respirent que sa volonté.

 

29. - Extrait d’entretien

SUR LA CONFORMITE A LA VOLONTE DE DIEU

En un temps où la maladie menaçait de lui enlever plusieurs de ses prêtres & particulièrement un des plus méritants de la Compagnie, le saint dit à sa communauté :

Nous prierons Dieu qu'il ait agréable de le conserver, nous soumettant néanmoins entièrement à sa divine volonté ; car nous devons croire, & il est vrai, que non seulement sa maladie, mais aussi les maladies des

Entretien 29. - Abelly, op. cit., l. III, chap. V, sect. II, p. 47.

 

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autres, & enfin tout ce qui arrive à la Compagnie, ne se fait que par sa sainte conduite & pour l'avantage de la même Compagnie. C'est pourquoi en priant Dieu de donner la santé aux infirmes & de subvenir aux autres nécessités, que ce soit toujours à condition que tel soit son bon plaisir & sa plus grande gloire.

 

30. - Extrait d’entretien

SUR LA MAJESTE & LA SAINTetE DE DIEU

etudions-nous, mes frères, à concevoir une grande, mais une très grande estime de la majesté & de la sainteté de Dieu. Si nous avions la vue de notre esprit assez forte pour pénétrer quelque peu dans l'immensité de sa souveraine excellence, ô Jésus ! que nous en rapporterions de hauts sentiments ! Nous pourrions bien dire, comme saint Paul 1, que les yeux n'ont jamais vu, ni les oreilles ouï, ni l'esprit conçu rien qui lui soit comparable. C'est un abîme de perfections, un etre éternel, très saint, très pur, très parfait & infiniment glorieux, un bien infini qui comprend tous les biens, & qui est en soi incompréhensible. Or, cette connaissance que nous avons, que Dieu est infiniment élevé au-dessus de toutes connaissances & de tout entendement créé, nous doit suffire pour nous le faire estimer infiniment, pour nous anéantir en sa présence & pour nous faire parler de sa majesté suprême avec un grand sentiment de révérence & de soumission ; & à proportion que nous l'estimerons, nous l'aimerons aussi, & cet amour produira en nous un désir insatiable de reconnaître ses bienfaits & de lui procurer de vrais adorateurs.

Entretien 30. - Abelly, op. cit., l. III, chap. VIII, p. 65.

1. 1 Corinthiens 2, 9.

 

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31. - Extrait d’entretien

SUR LE SERVICE DE DIEU

Qui voudra sauver sa vie, mes frères, la perdra 1: c'est Jésus-Christ qui nous le déclare & qui nous dit que l'on ne saurait faire un plus grand acte d'amour que de donner sa vie pour son ami 2. Eh quoi! pouvons-nous avoir un meilleur ami que Dieu ! & ne devons-nous pas aimer tout ce qu'il aime, & tenir, pour l'amour de lui, notre prochain pour notre ami! Ne serions-nous pas indignes de jouir de l être que Dieu nous donne, si nous refusions de l'employer pour un si digne sujet? Certes, reconnaissant que nous tenons notre vie de sa main libérale, nous ferions une injustice, si nous refusions de l'employer & de la consumer selon ses desseins, a l'imitation de son Fils Notre-Seigneur.

 

32. - Extrait d’entretien

SUR LE RESPECT DU AUX RELIQUES DES SAINTS

Chaque année, pendant les Rogations, les chanoines de Notre-Dame avaient coutume de porter en procession dans les rues de la capitale les principales reliques de leur trésor, & l'église de Saint-Lazare était une de celles qu'ils visitaient. A la veille d'une de ces processions, saint Vincent dit à sa communauté :

Nous nous mettrons en disposition de recevoir ces précieuses reliques, comme si c'étaient les saints mêmes dont elles sont les reliques, qui nous fissent l'honneur

Entretien 31. - Abelly, op. cit., l. III, chap. VIII, sect. II, p. 89.

1. Matthieu 16, 25.

2. Jean 15, 13.

Entretien 32. - Abelly, op. cit, l. III. chap. p. 94

XI. —4

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de nous venir visiter ; &, ainsi nous honorerons Dieu en ses saints, & nous le supplierons qu'il nous rende participants des grâces qu'il a si abondamment versées dans leurs âmes.

33. - Extrait d’entretien

SUR LA SlMPLICITE

Dieu est très simple, ou plutôt il est la simplicité même, & partant, où est la simplicité, là aussi Dieu se rencontre, &, comme a dit le Sage (1), celui qui marche simplement marche avec assurance ; comme, au contraire, ceux qui usent de cautèles & de duplicités sont dans une appréhension continuelle que leur finesse ne soit découverte, & qu'étant surpris dans leurs déguisements, on ne veuille plus se fier à eux.

34. - Extrait d’entretien

SUR LA SIMPLICITE DANS LA PREDICATION

Il faut que la Compagnie se donne à Dieu pour expliquer des comparaisons familières les vérités de l'Evangile, lorsqu'on travaille dans les missions. etudions-nous pour façonner notre esprit à cette méthode, imitant en.cela Notre-Seigneur, lequel, comme dit le saint évangéliste (1), sine parabolis non loquebatur ad eos (il ne leur parlait pas sans paraboles). N'employons que sobrement dans les prédications les passages des auteurs profanes; encore faut-il que ce ne soit que pour servir de marchepied à la Sainte Ecriture.

34 bis. - Avis à un Missionnaire

SlMPLICITE avec les personnes rusées

Vous allez dans un pays ou l'on dit que les habitants sont pour la plupart fins & rusés: or si cela est, le meilleur moyen de leur profiter est d'agir avec eux dans une grande simplicité; car les Maximes de l'Évangile sont entièrement opposées aux façons de faire du monde: & comme vous allez pour le service de Notre Seigneur, vous devez aussi vous comporter selon son esprit, qui est un esprit de droiture & de simplicité.

Ce fut dans ce même esprit que quelque temps après, comme on eut fait en cette Province l'établissement d'une maison de sa Congrégation, il y envoya pour premier supérieur un prêtre de sa Compagnie en qui reluisait une grande simplicité.

34 ter. - Extrait d’entretien

Zèle & discernement dans les conversations

Il disait que c'était un effet de prudence & de sagesse, non seulement de parler bien & de dire de bonnes choses, mais aussi de les dire à propos, en sorte qu'elles fussent bien reçues, & qu'elles profitassent à ceux a qui l'on parlait: que Notre-Seigneur en avait donné l'exemple en plusieurs rencontres, & particulièrement lorsque, parlant à la Samaritaine, il prit occasion de l'eau qu'elle venait puiser, pour lui parler de la grâce, & lui inspirer le désir d'une parfaite conversion.

Entretien 33. - Abelly, op. cit., L. III, chap. xv, p. 242.

1. .Prov. 10 9.

Entretien 34. - Abelly, op. cit., L. II, chap. I, sect. I, § 2, p. 9.

1. Mt. 13, 34.

Entretien 34 bis. - Abelly, op. cit., L. III, p. 242. Ajouté par M. Dodin, Entretiens, p. 917.

Entretien 34 bis. - Abelly, L. III, p. 252. Cf. infra 383. Ajouté par M. Dodin, Entr., p. 917.

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35. - Extrait d’entretien

= 21 mars 1659, pages de S. V. XII. Supprimer ce doublet tronqué & remanié.

SUR LA PRUDENCE

[= XII, 175, fort adapté] C'est le propre de cette vertu de régler & de conduire les paroles & les actions : c'est elle qui fait parler sagement & à propos, & qui fait qu'on s'entretient avec circonspection & jugement des choses bonnes en leur nature & en leurs circonstances, & qui fait.supprimer & retenir dans le silence celles qui vont contre Dieu, ou qui nuisent au prochain, ou qui tendent à la propre louange, ou à quelque autre mauvaise fin. Cette même vertu nous fait agir avec considération, maturité, & par un bon motif, en tout ce que nous faisons, non seulement quant à la substance de l'action, mais aussi quant aux circonstances, en sorte que le prudent agit comme il faut, quand il faut, & pour la fin qu'il faut ; l'imprudent, au contraire, ne prend pas la manière, ni le temps, ni les motifs convenables, & c'est là son défaut ; au lieu que le prudent, agissant discrètement, fait toutes choses avec poids, nombre & mesure. […]

[XII, 176, 2° §, suivi d’assez près] La prudence & simplicité tendent à même fin, qui est de bien parler & de rien faire dans la vue de Dieu ; & comme l'une ne peut être sans l'autre, Notre-Seigneur les a recommandées toutes deux ensemble (1) Je sais bien qu'on trouvera de la différence entre ces deux vertus par distinction de raisonnement ; mais, en vérité, elles ont une très grande liaison & pour leur substance & pour leur objet. Pour ce qui est de la prudence de la chair & du monde, elle a pour son but & pour sa fin la recherche des honneurs, des plaisirs & des richesses ; aussi est-elle entièrement opposée à la prudence & simplicité

Entretien 35.- "Abelly, op. cit. L III, chap. XVI, p. 217 & suiv." Ce texte n’est qu’une reprise de l’entretien du 21 mars 1659, S. V. XII, des pages 175 à 179, avec des adaptations de style & une grosse interversion de texte, aussi M. Dodin ne l’a pas introduit dans son édition des Entretiens. Nous ajoutons [entre crochets] les pages de S. V. XII - B. Koch

1. Matthieu 10, 16.

 

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chrétiennes, qui nous éloignent de ces biens trompeurs pour nous faire embrasser les biens solides & perdurables, & qui sont comme deux bonnes sœurs inséparables, & tellement nécessaires pour notre avancement spirituel, que celui qui saurait s'en servir comme il faut amasserait sans doute de grands trésors de grâces & de mérites... 2 [pp. 179-180 introduites ici]

[retour à 176] C'est donc le propre de la prudence de régler les paroles & les actions. Mais elle a encore, outre cela, un autre office, qui est de choisir les moyens propres pour parvenir à la fin qu'on se propose, laquelle n'étant autre que d'aller à Dieu, elle prend les voies les plus droites & les plus assurées pour nous y conduire. Nous ne parlons pas ici de la prudence politique & mondaine, laquelle, ne tendant qu'à des succès temporels & quelquefois injustes, ne [177] se sert aussi que de moyens humains fort douteux & fort incertains ; mais nous parlons de cette sainte prudence que Notre-Seigneur conseille dans l'Evangile, qui nous fait choisir les moyens propres pour arriver à la fin qu'il nous propose, laquelle étant toute divine, il faut que ces moyens y aient du rapport & de la proportion. Or, nous pouvons choisir les moyens proportionnés à la fin que nous nous proposons, en deux manières : ou par notre seul raisonnement, qui est souvent bien faible ; ou bien par les maximes de la foi que Jésus-Christ nous a enseignées, qui sont toujours Infaillibles, & que nous pouvons employer sans aucune crainte de nous tromper. […]

[178] C'est pourquoi la vraie prudence assujettit notre raisonnement à ces maximes & nous donne pour règle inviolable de juger toujours de toutes choses comme Notre-Seigneur en a jugé ; en sorte que, dans les occasions, nous nous demandions à

2. Note de M. Coste : "Suivent dans Abelly vingt-six lignes, manifestement empruntées malgré des modifications de forme, à la conférence du 14 mars 1659." - 1° La conférence est datée du 21 mars. 2° Que M. Coste n’a-t-il donc pas vu que tout ce texte est tiré de cette conférence ! ces 26 lignes omises par lui sont simplement déplacées, comme la pagination le montre. Il ne faut donc absoluement plus laisser ce texte-ci dans les Entretiens, il n’est pas authentique mais retravaillé. - B. Koch

 

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nous-mêmes : "Comment est-ce que Notre-Seigneur a jugé de telle & telle chose ? Comment s'est-il comporté en telle ou telle rencontre ? Qu'a-t-il dit & qu'a-t-il fait sur tels & tels sujets ?" & qu'ainsi nous ajustions toute notre conduite selon ses maximes & ses exemples. Prenons donc cette résolution, Messieurs, & marchons en assurance dans ce chemin royal, dans lequel Jésus-Christ sera notre guide & notre conducteur ; & souvenons-nous de ce qu'il a dit, que "le ciel & la terre passeront, mais que ses paroles & ses vérités ne passeront jamais 3". […]

Bénissons Notre-Seigneur, mes frères, & tâchons de penser & de juger comme lui, & de faire ce qu'il a recommandé par ses paroles & par ses exemples. [179] Entrons en son esprit pour entrer en ses opérations ; car ce n'est pas tout de faire le bien, mais il le faut bien faire, à l'imitation de Notre-Seigneur, duquel il est dit : Bene omnia fecit 4, qu'il a bien fait toutes choses. Non, ce n'est pas assez de jeûner, d'observer les règles, de s'occuper aux fonctions de la Mission; mais il le faut faire dans l'esprit de Jésus-Christ, c'est-à-dire avec perfection, pour les fins & avec les circonstances que lui-même les a faites. La prudence chrétienne donc consiste à juger, parler & opérer, comme la sagesse éternelle de Dieu revêtue de notre faible chair a jugé, parlé & opéré.

[…]

 

31. - Répétition d’oraison

SUR L'HUMILITE

C'est une bonne pratique de venir au détail des choses

3. Matthieu 24, 35.

4. Marc 7, 37.

Entretien 36.—Abelly, op. cit., L. III, chap. XIII, sect. II, p. 221.

"Celui que saint Vincent venait d'interroger, avant de commencer son entretien, avait avoué ingénument qu'une peine d'esprit l'avait empêché de méditer pendant une partie de l'oraison."

 

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humiliantes, quand la prudence permet qu'on les déclare tout haut, à cause du profit qu'on en tire, se surmontant soi-même dans la répugnance qu'on ressent à découvrir & à manifester ce que la superbe voudrait tenir caché. Saint Augustin a lui-même publié les péchés secrets de sa jeunesse, en ayant composé un livre, afin que toute la terre sût toutes les impertinences de ses erreurs & les excès de ses débauches. Et ce vaisseau d'élection, saint Paul, ce grand apôtre qui a été ravi jusqu'au ciel, n'a-t-il pas avoué qu'il avait persécuté l'Eglise ? Il l'a même couché par écrit 1, afin que jusqu'à la consommation du siècle on sût qu'il avait été un persécuteur. Certes, si on n'est bien attentif sur soi-même, & si on ne se fait quelque violence pour déclarer ses misères & ses défauts, on ne dira que les choses qui peuvent faire estimer, & on cachera celles qui donnent de la confusion ; c'est ce que nous avons hérité de notre premier père, Adam, lequel, après avoir offensé Dieu, s'alla cacher.

J'ai fait diverses fois la visite en quelques maisons de religieuses, & j'ai souvent demandé à plusieurs d'entre elles pour quelle vertu elles avaient plus d'estime & d'attrait 2; je le demandais même à celles que je savais avoir plus d'éloignement des humiliations ; mais à peine, entre vingt, en ai-je trouvé une qui ne me dît que c'était pour l'humilité, tant il est vrai que chacun trouve cette vertu belle & aimable. D'où vient donc qu'il y en a si peu qui l'embrassent, & encore moins qui la possèdent ? C'est qu'on se contente de la considérer, & on ne prend pas la peine de l'acquérir. Elle est ravissante dans la spéculation, mais dans la pratique elle a un visage désagréable à la nature ; & ses exercices nous déplaisent,

1. "1 Corinthiens 15, 9."

2. Cf. 18 avril 1659, XII, 197.

 

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parce qu'ils nous portent à choisir toujours le .plus bas lieu, à nous mettre au-dessous des autres & même des moindres, à souffrir les calomnies, chercher le mépris, aimer l'abjection, qui sont choses pour lesquelles naturellement nous avons de l'aversion. Et partant il est nécessaire que nous passions par-dessus cette répugnance, & que chacun fasse quelque effort pour venir à l'exercice actuel de cette vertu ; autrement, nous ne l'acquerrons jamais. Je sais bien que, par la grâce de Dieu, il y en a parmi nous qui pratiquent cette divine vertu, & qui non seulement n'ont aucune bonne opinion, ni de leurs talents, ni de leur science, ni de leur vertu, mais qui s'estiment très misérables, & qui veulent être reconnus pour tels, & qui se placent au-dessous de toutes les créatures ; & il faut que je confesse que je ne vois jamais ces personnes, qu'elles ne me jettent de la confusion dans l'âme ; car elles me font un reproche secret de l'orgueil qui est en moi, abominable que je suis. Mais, pour ces âmes, elles sont toujours contentes, & leur joie rejaillit jusque sur leur face, parce que le Saint-Esprit, qui réside en elles, les comble de paix, en sorte qu'il n'y a rien qui soit capable de les troubler 3. Si on les contredit, elles acquiescent ; si on les calomnie, elles le souffrent ; si on les oublie, elles pensent qu'on a raison ; si on les surcharge d'occupations, elles travaillent volontiers ; & pour difficile que soit une chose commencée, elles s'y appliquent de bon cœur, se confiant en la vertu de la sainte obéissance. Les tentations qui leur arrivent ne servent qu'à les affermir davantage dans l'humilité & à les faire recourir à Dieu & à les rendre ainsi victorieuses du diable ; de sorte qu'elles n'ont aucun ennemi à combattre que le seul orgueil, qui ne nous donne jamais de trêves pendant cette vie, mais qui attaque même les plus grands saints qui sont sur la terre, en diverses

3. Cf. 18 avril 1659, XII, 210.

 

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manières, portant les uns à se complaire vainement dans le bien qu'ils ont fait, & les autres dans la science qu'ils ont acquise ; ceux-ci à présumer qu'ils sont les plus éclairés, & ceux-là à se croire les meilleurs & les plus fermes.

C'est pourquoi nous avons grand sujet de prier Dieu qu'il lui plaise nous garantir & préserver de ce pernicieux vice, qui est d'autant plus à craindre que nous y avons tous une inclination naturelle. Et puis nous devons nous tenir sur nos gardes, & faire le contraire dé ce à quoi la nature corrompue nous veut porter : si elle nous élève, abaissons-nous ; si elle nous excite aux désirs de l'estime de nous-mêmes, pensons à notre faiblesse ; si au désir de paraître, cachons ce qui nous peut faire remarquer, & préférons les actions basses & viles à celles qui ont de l'éclat & qui sont honorables. Enfin, recourons souvent à l'amour de notre abjection, qui est un refuge assuré pour nous mettre à couvert de semblables agitations, que cette pente malheureuse que nous avons à l'orgueil nous suscite incessamment. Prions Notre-Seigneur qu'il ait agréable de nous attirer après lui par le mérite des humiliations adorables de sa vie & de sa mort. Offrons-lui, chacun pour soi, & solidairement les uns pour les autres, toutes celles que nous pourrons pratiquer, & portons-nous à cet exercice par le seul motif de l'honorer & de nous confondre.

 

37. - Extrait d’entretien

SUR L'HUMILITE

L'humilité est une vertu si ample, si difficile & si nécessaire, que nous n'y saurions assez penser : c'est la

Entretien 37.—Abelly, op. cit., L. III, chap. XIII, sect. II, p. 218.

 

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vertu de Jésus-Christ, la vertu de sa sainte Mère, la vertu des plus grands saints, & enfin c'est la vertu des missionnaires. Mais que dis-je ? Je me reprends, je souhaiterais que nous l'eussions ; & quand je dis que c'est la vertu des missionnaires, j'entends que c'est la vertu dont ils ont plus de besoin & dont ils doivent avoir un très ardent désir ; car cette chétive Compagnie, qui est la dernière de toutes, ne doit être fondée que sur l'humilité, comme sur sa vertu propre ; autrement, nous ne ferons jamais rien qui vaille, ni au dedans, ni au dehors ; & sans l'humilité nous ne devons attendre aucun avancement pour nous, ni aucun profit envers le prochain. O Sauveur, donnez-nous donc cette sainte vertu, qui vous est propre, que vous avez apportée au monde, & que vous chérissez avec tant d'affection ; & vous, Messieurs, sachez que celui qui veut être un véritable missionnaire doit travailler sans cesse à acquérir cette vertu & à s'y perfectionner, & surtout se donner de garde de toutes les pensées d'orgueil, d'ambition & de vanité, comme des plus grands ennemis qu'il puisse avoir ; leur courir sus aussitôt qu'ils paraissent, pour les exterminer, & veiller soigneusement pour ne leur donner aucune entrée. Oui, je le dis derechef, que si nous sommes véritables missionnaires, chacun de nous en son particulier. doit être bien aise qu'on nous tienne pour des esprits pauvres & chétifs, pour des gens sans vertu, qu'on nous traite comme des ignorants, qu'on nous injurie & méprise, qu'on nous reproche nos défauts, & qu'on nous publie comme insupportables pour nos misères & imperfections (1).

1. "Ce qui fait suite à ces mots dans Abelly est emprunté à la conférence du 18 avril 1659."

 

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38. - Extrait d’entretien

= 18 avril 1659, 1re des trois conditions, XII, 206-208, à peine remanié. À supprimer

SUR L'HUMILlTE

[= XII, 206] En vérité, Messieurs & mes frères, si un chacun de nous veut s'étudier à se bien connaître, il trouvera qu'il est très juste & très raisonnable de se mépriser soi-même. Car si, d'un côté, nous considérons sérieusement la corruption de notre nature, la légèreté de notre esprit, les ténèbres de notre entendement, le dérèglement de notre volonté & l'impureté de nos affections, & d'ailleurs, si nous [= XII, 207] pesons bien au poids du sanctuaire nos œuvres & nos productions, nous trouverons que le tout est très digne de mépris. Mais quoi ! me direz-vous, mettez-vous de ce nombre les prédications que nous avons faites, les confessions que nous avons entendues, les soins & les peines que nous avons pris pour le prochain & pour le service de Notre-seigneur ? Oui, Messieurs, si l'on repasse sur les meilleures actions, on trouvera qu'en la plupart on s'est mal conduit quant à la manière & souvent quant à la fin, & que, de quelque façon qu'on les regarde, il y peut avoir du mal autant que du bien ; car, dites-moi, je vous prie, que peut-on attendre de la faiblesse de l'homme ? qu'est-ce que peut produire le néant? & que peut faire le péché ? & qu'avons nous de nous-mêmes autre chose, sinon le néant & le péché ? Tenons donc pour certain qu'en tout & partout nous sommes dignes de rebut, & toujours très méprisables, à cause de l'opposition que nous avons par nous-mêmes à la sainteté & aux autres perfections de Dieu, à la vie de Jésus-Christ & aux opérations de sa grâce ; & ce qui nous persuade davantage cette vérité est la pente naturelle & continuelle que nous avons au mal,

Entretien 38.—Abelly, op. cit., 1. III, chap. XIII, sect II, p. 216". C’est XII, 206-208 à peine différent : à supprimer, comme l’a fait M. Dodin (sans le dire), entre ses n° 182 & 183 des Entretiens, p. 922. Mais peut-être Fournier avait-il en mains les originaux ? Ou peut-être conviendrait-il de donner les deux textes en synopse, comme dans les éditions de Saint Jean de La Croix ?

 

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notre impuissance au bien, & l'expérience que nous avons tous que, lors même que nous pensons avoir bien réussi en quelque action, ou bien rencontré en nos avis, il arrive tout le contraire, & Dieu permet souvent que nous soyons méprisés. Si, donc nous nous étudions à nous bien connaître, nous trouverons qu'en tout ce que nous pensons, disons & faisons, soit en la substance, soit dans les circonstances, nous sommes pleins & environnés de sujets de confusion & de mépris ; & si nous ne voulons point nous flatter, nous nous verrons non seulement plus méchants que les autres hommes, mais pires en quelque façon que les démons de l'enfer ; car, si ces malheureux esprits avaient en [= XII, 208] leur disposition les grâces & les moyens qui nous sont donnés pour devenir meilleurs, ils en feraient mille & mille fois plus d'usage que nous n'en faisons.

 

39. - Extrait d’entretien

SUR L'HUMILITE

Saint Vincent disait un jour que nous ne devions jamais jeter les yeux, ni les arrêter, sur ce qu'il y a de bien en nous, mais nous étudier à connaître ce qu'il y a de mal & de défectueux, & que c'était là un grand moyen pour conserver l'humilité. Il ajoutait que ni le don de convertir les âmes, ni tous les autres talents extérieurs qui étaient en nous, n'étaient point pour nous, que nous n'en étions que les portefaix, & qu'avec tout cela on pouvait bien se damner ; & partant, que personne ne devait se flatter, ni se complaire en soi-même, ni en concevoir aucune propre estime, voyant que Dieu opère de grandes choses par son moyen ; mais qu'il devait

Entretien 39.—Abelly, op. cit, l III, chap. XIII, sect. II, p. 226.

 

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d'autant plus s'humilier, & se reconnaître pour un chétif instrument dont Dieu daigne se servir, ainsi qu'il fit de la verge de Moïse, laquelle faisait des prodiges & des miracles, & n'était pourtant qu'une chétive verge & une frêle baguette.

 

40. - Extrait d’entretien

SUR L'HUMILITE

N'est-ce pas une chose étrange, que l'on conçoit bien que les particuliers d'une Compagnie, comme Pierre, Jean & Jacques, doivent fuir l'honneur, & aimer le mépris ; mais la Compagnie, dit-on, & la Communauté doit acquérir & conserver de l'estime & de l'honneur dans le monde ? Car, je vous prie, comment se pourra-t-il faire que Pierre, Jean & Jacques puissent vraiment & sincèrement aimer & chercher le mépris, & que néanmoins la Compagnie, qui n'est composée que de Pierre, Jean & Jacques & autres particuliers, doive aimer & rechercher l'honneur ? Il faut certainement reconnaître & confesser que ces deux choses sont incompatibles ; & partant, tous les missionnaires doivent être contents, non seulement quand ils se trouveront dans quelque occasion d'abjection ou de mépris pour leur particulier, mais aussi quand on méprisera leur Compagnie ; car pour lors ce sera une marque qu'ils seront véritablement humbles 1.

Entretien 40.—Abelly, op. cit., L. III, chap. XIII p, 200.

1. Cf. toujours 18 avril 1659, XII, 203.

 

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41 - Extrait d’entretien

= toujours 18 avril 1659, XII, 199-200. À supprimer.

SUR LES HUMILIATIONS

[XII, 199] Qu'est-ce que la vie de ce divin Sauveur, sinon une humiliation continuelle, active & passive ? Il l'a tellement aimée, qu'il ne l'a jamais quittée sur la terre pendant sa vie ; & même après sa mort, il a voulu que l'Eglise nous ait représenté sa personne divine par la figure d'un crucifix, afin de paraître à nos yeux dans un état d'ignominie, comme ayant été pendu pour nous ainsi qu'un criminel, & comme ayant souffert la mort la plus honteuse & la plus infâme qu'on ait pu s'imaginer. Pourquoi cela ? [XII, 200] C'est parce qu'il connaissait l'excellence des humiliations & la malice du péché contraire, qui non seulement aggrave les autres péchés, mais qui rend vicieuses les œuvres qui de soi ne sont pas mauvaises, & qui peut infecter & corrompre celles qui sont bonnes, même les plus saintes.

 

42. - Extrait d’entretien

SUR L'AMBlTION

Dieu ne nous a pas envoyés pour avoir des charges & des emplois honorables, ni pour agir ou parler avec pompe & avec autorité, mais pour servir & évangéliser les pauvres, & faire les autres exercices de notre Institut d'une façon humble, douce & familière. C'est pourquoi nous pouvons nous appliquer ce que saint Jean Chrysostome a dit en une de ses homélies, que, tant que nous demeurerons brebis par une véritable & sincère humilité,

Entretien 41. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XIII, sect II, p. 217. À supprimer, = XII, 199-200

Entretien 42. - Abelly, op. cit., L III, chap. XIII, sect. II, p. 225.

 

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non seulement nous ne serons pas dévorés des loups, mais nous les convertirons même en brebis ; & au contraire, dès le moment que nous sortirons de cette humilité & simplicité qui est le propre de notre Institut, nous perdrons la grâce qui y est attachée, & nous n'en trouverons aucune dans les actions éclatantes. Et certes, n'est-il pas juste qu'un missionnaire qui s'est rendu digne dans sa petite profession de la bénédiction du ciel & de l'approbation & estime des hommes, soit privé de l'une & de l'autre, lorsqu'il se laisse aller aux œuvres qui se ressentent de l'esprit du monde, par l'éclat qu'on y recherche, & qui sont opposées à l'esprit de sa condition? N'y a-t-il pas sujet de craindre qu'il ne s'évanouisse dans le grand jour & qu'il ne tombe dans le dérèglement, conformément à ce qui se dit du serviteur devenu maître, qu'il est devenu en même temps fier & insupportable ? Feu Mgr le cardinal de Bérulle, ce grand serviteur de Dieu, avait coutume de dire qu'il était bon de se tenir bas, que les moindres conditions étaient les plus assurées, & qu'il y avait je ne sais quelle malignité dans les conditions hautes & relevées 1; que c'était pour cela que les saints avaient toujours fui les dignités, & que Notre-Seigneur, pour nous convaincre par son exemple, aussi bien que par sa parole, avait dit, parlant de lui-même, qu'il était venu au monde pour servir, & non pour être servi 2 (1).

1. Même citation de Bérulle en 1644, infra 139. Le contexte différent invite à voir ici un autre entretien. Autre citation de Bérulle en octobre 1643, infra 128.

2. (1) Matthieu XX, 28.

 

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43. - Extrait d’entretien

SUR LE RESPECT HUNAIN

Un jour, quelqu'un des siens s'étant accusé devant les autres d'avoir agi par respect humain, Vincent de Paul, tout animé de l'amour de lieu, dit "qu'il vaudrait mieux être jeté pieds & mains liés parmi des charbons ardents, que de faire une action pour plaire aux hommes ". Puis, s'étant mis à faire, d'un côté, le dénombrement de quelques-unes des perfections divines, &, de l'autre, des défauts, imperfections & misères des créatures, pour mieux montrer l'injustice & la folie de ceux qui négligent de faire leurs actions pour Dieu, & perdent leur temps & leur peine, pour n'avoir, en ce qu'ils font, que des vues basses & humaines, il ajouta ces paroles dignes de remarque : "Honorons toujours les perfections de Dieu ; prenons pour but de tout ce que nous avons à faire celles qui sont les plus opposées à nos imperfections, comme sa douceur & sa clémence, directement opposées à notre colère ; sa science, si contraire à notre aveuglement ; sa grandeur & sa majesté infinies, si fort élevées au-dessus de notre bassesse & vileté ; son infinie bonté, toujours opposée à notre malice. etudions-nous à faire nos actions pour honorer & glorifier cette perfection de Dieu, qui est directement contraire à nos défauts." Il ajoutait que cette application était comme l'âme de nos œuvres, & en rehaussait grandement le prix & la valeur ; & il rappelait, à ce propos, les habits dont se revêtent les princes & les grands seigneurs, aux jours de leurs triomphes & magnificences ; car, disait-il, "les habits ne sont pas ordinairement

Entretien 43. —Abelly, op. cit., L III, chap. IV, p. 31.

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tant estimés pour l'étoffe dont ils sont faits, que pour les passements d'or & enrichissements de broderies, perles & pierres précieuses dont ils sont ornés ; de même, il ne faut pas se contenter de faire de bonnes œuvres, mais il les faut enrichir & relever par le mérite d'une très noble & très sainte intention, les faisant uniquement pour plaire à Dieu & pour le glorifier. "

43 bis. - Extrait d’entretien

Sur la pureté d’intention

Abelly III, 30-31

Ajouté dans Entretiens, Dodin, p. 929

Aussi disoit-il souvent, que Dieu ne regardoit [31] pas tant l'extérieur de nos actions que le degré d'amour & de pureté d'intention dans lequel nous les faisons; que les petites actions faites pour plaire à Dieu ne sont pas si sujettes à la vaine gloire que les autres actions plus éclatantes, qui bien souvent s'en vont en fumée; & enfin que, si nous voulons plaire à Dieu dans les grandes actions, il faut nous habituer à luy plaire dans les petites.

43 ter. - Extrait d’entretien

SUR LA DOUCEUR, un souvenir de M. Vincent

Abelly III, chap. XII, p. 177-178, & Collet I, 99, qui situe cela lors de sa retraite à Soisson en 1621.

Pas dans Coste, mais dans Entretiens, Dodin, p. 929

[177] Je m’adressay à Dieu, & le priay instamment de me changer cette humeur sèche & rebutante, & de me donner un esprit doux & bénin : & par la frâce de Nostre-Seigneur, [178] avec un peu d’attention que j’ay fait à réprimer les bouillons de la nature, j’ay un peu quitté de mon humeur noire.

44. - Extrait d’entretien

SUR LA DOUCEUR

[178] L'on voit quelquefois des personnes qui semblent estre douées d'une grande douceur, laquelle pourtant n'est bien souvent qu'un effet de leur naturel modéré; mais ils n'ont pas la douceur Chrestienne, dont le propre exercice est de réprimer & étouffer les saillies du vice contraire. On n'est pas chaste pour ne point ressentir de mouvemens deshonnestes, mais bien lorsqu'en les sentant on leur résiste. Nous avons céans un exemple de la vraye douceur, je le dis parce que la personne n'est pas présente, & que vous pouvez tous vous appercevoir de son naturel sec & aride ; c'est Monsieur N. Et vous pouvez bien juger s'il y a deux personnes au monde rudes & rébarbatives comme luy & moi ; & cependant on voit cet homme se vaincre jusques là qu'on peut dire vrayment qu'il n'est plus ce qu'il estot : & qui a fait cela ? c'est la vertu de douceur, à laquelle il travaille, pendant que moy, misérable, je demeure sec comme une ronce. Je vous prie, Messieurs, de ne point arrester vos yeux sur les mauvais exemples que je vous donne, mais plutost je vous exhorte (pour me servir des termes du Saint

Entretien 44. — Abelly, op. cit., L. III, chap. XII, p. 178.

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Apostre 1), de marcher dignement & avec toute douceur & débonnaireté en l'état auquel vous avez esté appellez de Dieu.

 

45 - Extrait d’entretien

SUR LA DOUCEUR

Il n'y a point de personnes plus constantes & plus fermes dans le bien que ceux qui sont doux & débonnaires ; comme, au contraire, ceux qui se laissent emporter à la colère & aux passions de l'appétit irascible, sont ordinairement fort inconstants, parce qu'ils n'agissent que par boutades & par emportements. Ce sont comme des torrents, qui n'ont de la force & de l'impétuosité que dans leurs débordements, lesquels tarissent aussitôt qu'ils sont écoulés ; au lieu que les rivières, qui représentent les personnes débonnaires, vont sans bruit, avec tranquillité, & ne tarissent jamais.

 

46 . - Extrait d’entretien

SUR LA DOUCEUR DANS LES CONTROVERSES

Quand on dispute contre quelqu'un, la contestation dont l'on use en son endroit lui fait bien voir qu'on veut emporter le dessus ; c'est pourquoi il se prépare à la résistance plutôt qu'à la reconnaissance de la vérité ; de sorte que, par ce débat, au lieu de faire quelque ouverture à son esprit, on ferme ordinairement la porte de son cœur ; comme, au contraire, la douceur & l'affabilité

1. Éphésiens IV, 1

Entretien 45. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XII, p. 180.

Entretien 46. - Abelly, op. cit., L III, chap. XII, p. 181.

XI — 5

 

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la lui ouvrent. Nous avons sur cela un bel exemple en la personne du bienheureux François de Sales, lequel, quoiqu'il fût très savant dans les controverses, convertissait néanmoins les hérétiques plutôt par sa douceur que par sa doctrine. A ce sujet, M. le cardinal du Perron disait qu'il se faisait fort, à la vérité, de convaincre les hérétiques, mais qu'il n'appartenait qu'à M. l'évêque de Genève de les convertir. Souvenez-vous bien, Messieurs, des paroles de saint Paul à ce grand missionnaire saint Timothée : Servum Domini non oportet litigare 1 qu'il ne fallait point qu'un serviteur de Jésus-Christ usât de contestations ou de disputes ; & je puis bien vous dire que je n'ai jamais vu, ni su, qu'aucun hérétique ait été converti par la force de la dispute, ni par la subtilité des arguments, mais bien par la douceur ; tant il est vrai que cette vertu a de force pour gagner les hommes à Dieu.

 

47. —ABREGE DE QUELQUES AVIS

SUR LA DOUCEUR

[178] Voicy un petit Abrégé de quelques Avis qu’il leur donnoit sur ce sujet, & qu’il pratiquoit encore mieux luy-mesme.

[178]

En premier lieu, il disoit que pour n’estre point surpris des occasions dans lesquelles on pourroit manquer contre la douceur, il falloit les prévoir & se représenter les sujets qui pouvoient vraysemblablement exciter à la colère, & former en son esprit par avance les actes de douceur qu'on se propose de pratiquer en toutes occasions 1.

Seconeement, qu’il falloit détester le vice de la colèren en tant qu'il déplaist à Dieu, sans pour cela se fâcher ou s'aigrir de s'y voir sujet, d'autant qu'il faut haïr ce vice & aimer la vertu contraire, non parce que celui-là nous déplaît & que celle-ci nous agrée, mais uniquement pour l'amour de

1. 2 Timothée II, 24.

Entretien 47.- Abelly, op. cit., L. III, chap. XIII p. 178-180. Coste modifie notablement le texte.

1. Ceci est tiré du Combat Spirituel, de Laurent Scupoli, cuapitres 13 & 18. Monsieur Vincent donne ce conseil en général pour l’oraison, infra 87, sans date, et le 10 août 1657, infra 406-407. Il nomme explicitement ce livre à Marc Coglée, en lui recommandant cette méthode, le 13 août 1650, IV, 49.

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Dieu, auquel cette vertu plaît & ce vice déplaît ; & si nous faisons ainsi, la douleur que nous concevrons des fautes commises contre cette vertu sera douce & tranquille.

Troisièmement, que lorsqu’on se sentoit ému de colère, il était expédient de cesser d'agir, & même de parler, & surtout de se déterminer, jusqu'à ce que cette passion soit accoisée <calmée>, "parce que (disoit-il) les actions faites dans cette agitation n’étant pas pleinement dirigées par la raison, qui est troublée & obscurcie par la passion, quoique d’ailleurs elles semblent bonnes, ne peuvent pourtant jamais être parfaites".

Quatrièmement, il ajoutoit que pendant cette émotion, il falloit faire effort sur soy-mesme, pour empêcher qu’il n’en parust aucune marque sur le visage, qui est l’image de l’ême, mais le retenir & reformer par la douceur Chrestienne: "ce qui n’est point, disoit-il, contre la simplicité, parce qu'on le fait, non pour paraître autre qu'on n’est pas, mais par un désir sincère que la vertu de douceur, qui est en la partie supérieure de l'âme, s'écoule sur le visage, sur la langue & sur les actions extérieures, pour plaire à Dieu, & au prochain pour l'amour de Dieu".

Cinquièmement enfin, qu’il falloit sur tout en ce temps-là s’étudier à retenir sa langue, & malgré tous les bouillons de la colère & toutes les saillies du zèle qu'on pense avoir, ne dire que des paroles douces & agréables pour gagner les hommes à Dieu. "Il ne faut quelquefois, disoit-il, qu'une parole douce pour convertir un endurci; & au contraire, une parole rude est capable de désoler une âme, & de lui causer une amertume qui pourrait lui être très nuisible." À ce propos on luy a oüy dire en diverses rencontres, qu’il n’avoit usé que trois fois en sa vie de paroles de rudesse pour reprendre & corriger les autres, croyant avoir quelque raison d’en user de la [180] sorte, & qu'il s'en estoit toujours depuis repenty, parce que cela luy avait fort mal réussi, & qu'au contraire il avoit toujours obtenu par la douceur ce qu'il avait désiré"

suite du même Extrait d’entretien

Pas dans Coste ni A. Dodin, Entretiens. Abelly III, chap. XXII, p. 180, suite - B. K.

Douceur & fermeté

Il faisoit néanmoins une grande différence entre la véritable vertu de douceur & celle qui n'en a que l'apparence; car la fausse douceur est molle, lâche, indulgente; mais la véritable douceur n'est point opposée à la fermeté dans le bien, à laquelle même elle est plutôt toujours jointe, par cette connexion qui se trouve entre les vraies vertus 1. Et à ce sujet il disait qu'il n'y a point de personnes plus constantes & plus fermes dans le bien que ceux qui sont doux & débonnaires; comme au contraire ceux qui se laissent emporter à la colère & aux passions de l'appétit irascible, sont ordinairement fort inconstants, parce qu'ils n'agissent que par boutades & par emportements; ce sont comme des torrents, qui n'ont de la force & de l'impétuosité que dans leurs débordements, lesquels tarissent aussitôt qu'ils sont écoulés: au lieu que les rivières, qui représentent les personnes débonnaires, vont sans bruit, avec tranquillité, & ne tarissent jamais. Aussi était-ce une de ses grandes maximes, qu'encore qu'il fallust tenir ferme pour la fin qu'on se propose dans les bonnes entreprises, il était néanmoins expédient d'user de douceur dans les moyens qu'on emploie; alléguant à ce propos ce que dit le Sage des conduites de la sagesse de Dieu, qui atteint fortement à ses fins, & toutefois dispose suavement les moyens pour y parvenir (Sagesse 8, 1).

___________________

1. La connexion entre les vraie vertus est un thème stoïcien: celui qui a vraiment une vertu a aussi toutes les autres; il suffit d’en manquer d’une pour n’être pas vraiment vertueux. Ce fut repris, avec plus de souplesse, par la théologie morale chrétienne.

- ÷ (pas dans Coste)

47 ter. - Suite du même entretien

Pas dans Coste ni A. Dodin, Entretiens. Abelly III, chap. XXII, p. 180, suite - B. K.

Saint François de Sales, exemple de douceur

Il rapportait à ce sujet l'exemple du bienheureux François de Sales, évêque de Genève, qu'il disait avoir été le plus doux & le plus débonnaire qu'il ait jamais connu; & que la première fois qu'il le vit, il avait reconnu en son abord, en la sérénité de son visage, en sa manière de converser & de parler, une image bien expresse de la douceur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui lui avait gagné le cœur.

47 quater. - Extrait d’entretien

Pas dans Coste. Abelly III, chap. XXII, p. 325. Ajouté dans A. Dodin, Entretiens p. 934.

Sur la patience

Il disait que l'état d'affliction & de peine n'estoit pas un état qui fust mauvais; que Dieu nous y mettoit pour nous exercer en la vertu de patience, & pour nous apprendre la compassion envers les autres, luy-mesme ayant voulu éprouver cet état, afin que nous eussions un Pontife qui pust compatir à nos misères, & nous encourager par son exemple à la pratique de cette vertu.

- Coste XI, - 68 -

48. - Extrait d’entretien

SUR L'AFFABILITE

Nous avons d'autant plus besoin de l'affabilité, que nous sommes plus obligés par notre vocation de converser souvent ensemble & avec le prochain, & que cette conversation est plus difficile, soit entre nous, en tant que nous sommes ou de divers pays, ou de complexions & humeurs fort différentes, soit avec le prochain, duquel il y a souvent beaucoup à supporter. C'est la vertu d'affabilité qui lève ces difficultés & qui, étant comme l'âme d'une bonne conversation, la rend non seulement utile, mais aussi agréable : elle fait que l'on se comporte dans la conversation avec bienséance & avec condescendance les uns envers les autres ; & comme c'est la charité qui nous unit ensemble, ainsi que les membres d'un même corps, c'est aussi l'affabilité qui perfectionne cette union.

49. - Extrait d’entretien

SUR L'AFFABILITE

Vincent de Paul recommandait particulièrement aux siens la pratique de l'affabilité envers les pauvres gens de la campagne : "Autrement, ils se rebutent & n'osent approcher de nous, croyant que nous sommes trop sévères, ou trop grands seigneurs pour eux. Mais, quand on les traite affablement & cordialement, ils conçoivent d'autres sentiments pour nous & sont mieux disposés à profiter du bien que nous leur voulons faire.

Entretien 48. - Abelly, op .cit, L III, chap. XII, p. 180.

Entretien 49. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XII, p. 181.

 

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Or, comme Dieu nous a destinés pour les servir, nous le devons faire en la manière qui leur est la plus profitable, & par conséquent les traiter avec grande affabilité, & prendre cet avertissement du Sage comme s'adressant à un chacun de nous en particulier : Congregationi pauperum affabilem te facito (1) ; rendez-vous affable à l'assemblée des pauvres. "

 

50 - Extrait d’entretien

SUR L'ESPRIT DE CONDESCENDANCE

Notre obéissance ne doit pas se borner seulement à ceux qui ont droit de nous commander, mais elle doit passer plus avant ; car nous nous garderons bien de manquer à l'obéissance qui est d'obligation, si, comme saint Pierre le recommande, nous nous soumettons à toute créature humaine pour l'amour de Dieu. Faisons-le donc, & considérons tous les autres comme nos supérieurs, & pour cela mettons-nous au-dessous d'eux, & plus bas même que les plus petits, & les prévenons par déférence, par condescendance & par toutes sortes de services. Oh ! que ce serait une belle chose s'il plaisait à Dieu nous bien établir dans cette pratique !

 

51. - Extrait d’entretien

SUR L'ESPRIT DE CONDESCENDANCE

Dans une communauté il faut que tous ceux qui la composent & qui en sont comme les membres usent de

1. Ecclésiastique IV, 7.

Entretien 50. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XIV, p. 233.

Entretien 51. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XIV, p. 233.

 

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condescendance les uns envers les autres ; & dans cette disposition, les savants doivent condescendre à l'infirmité des ignorants, aux choses où il n'y a point d'erreur & de péché ; les prudents & les sages doivent condescendre aux humbles & aux simples : non alta sapientes, sed humilibus consentiente 1. Et par cette même condescendance nous devons non seulement approuver les sentiments des autres dans les choses bonnes & indifférentes, mais même les préférer aux nôtres, croyant que les autres ont des lumières & qualités naturelles ou surnaturelles plus grandes & plus excellentes que nous. Mais il faut se donner bien de garde d'user de condescendance dans les choses mauvaises, parce que ce ne serait pas une vertu, mais un grand défaut, qui proviendrait ou du libertinage d'esprit, ou bien de quelque lâcheté & pusillanimité.

 

52. - Extrait d’entretien

SUR LA MORTIFICATION

Tenons ferme contre notre nature ; car, si nous lui donnons une fois pied sur nous, elle en prendra quatre. Et tenons pour assuré que la mesure de notre avancement en la vie spirituelle se doit prendre du progrès que nous faisons en la vertu de mortification, laquelle est particulièrement nécessaire à ceux qui doivent travailler pour le salut des âmes ; car c'est en vain que nous prêcherons la pénitence aux autres, si nous en sommes vides & s'il n'en paraît rien en nos actions & déportements.

1. Romains XII, 16.

Entretien 52. —Abelly, op. cit., t. III, chap. XIX, p. 297

 

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53. - Extrait d’entretien

SUR LA MORTIFICATION

Malheur à celui qui cherche ses satisfactions ! Malheur à celui qui fuit les croix ! car il en trouvera de si pesantes qu'elles l'accableront. Celui qui fait peu d'état des mortifications extérieures, disant que les intérieures sont beaucoup plus parfaites, fait assez connaître qu'il n'est point mortifié, ni intérieurement, ni extérieurement.

 

54. - Extrait d’entretien

SUR LA SENSUALITE

La sensualité se trouve partout, & non seulement dans la recherche de l'estime du monde, des richesses & des plaisirs, mais aussi dans les dévotions, dans les actions les plus saintes, dans les livres, dans les images 1; en un mot, elle se fourre partout. O mon Sauveur, faites-nous la grâce de nous défaire de nous-mêmes ; faites, s'il vous plaît, que nous nous haïssions, afin de vous aimer plus parfaitement, vous qui êtes la source de toute vertu & perfection, & l'ennemi mortel de la sensualité ; donnez-nous cet esprit de mortification & la grâce de résister toujours à cet amour-propre, qui est la racine de toutes nos sensualités.

Entretien 53,— Abelly, op. cit., l. III, chap. XXIV, sect. I p. 342.

Entretien 54. — Abelly, op. cit., l. III, chap. XIX, p. 288.

1. Cf. infra 217-222 et X, 167-168.

 

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 54, p. 71, et n° 55, p. 72)

Abelly III, 342. Pas dans Entretiens, édition A. Dodin - B. Koch. samedi 25 oct. 97

Sur la mortification

Il ne bannissoit pas seulement de sa Compagnie la curiosité, mais il en voulait aussi exclure la sensualité. Malheur (disoit-il) à celuy qui cherche ses satisfactions. Malheur à celuy qui fuït les Croix; car il en trouvera de si pesantes qu'elles l'accableront. Celuy qui fait peu d'état des mortifications extérieures, disant que les intérieures sont beaucoup plus parfaites, fait assez connoistre qu'il n'est point mortifié, ny intérieurement ny extérieurement.

 

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55. - Extrait d’entretien

SUR L'UTILITE & LE BON USAGE DES MALADIES

Il faut avouer que l'état de la maladie est un état fâcheux, & presque insupportable à la nature ; & néanmoins c'est un des plus puissants moyens dont Dieu se sert pour nous remettre dans notre devoir, pour nous détacher des affections du péché & pour nous remplir de ses dons & de ses grâces. O Sauveur, qui avez tant souffert, & qui êtes mort pour nous racheter & pour nous montrer combien cet état de douleur pouvait glorifier Dieu & servir à notre sanctification, faites-nous, s'il vous plaît, connaître le grand bien & le grand trésor qui est caché sous cet état de maladie. C'est par là, Messieurs, que les âmes se purgent, & que celles qui n'ont point de vertu ont un moyen efficace d'en acquérir. On ne saurait trouver un état plus propre pour la pratiquer : c'est en la maladie que la foi s'exerce merveilleusement ; l'espérance y reluit avec éclat ; la résignation, l'amour de Dieu, & toutes les vertus y trouvent une ample matière de s'exercer. C'est là où l'on connaît ce que chacun porte & ce qu'il est ; c'est la jauge avec laquelle vous pouvez sonder & savoir le plus assurément quelle est la vertu d'un chacun, s'il en a beaucoup, si peu, ou point du tout. On ne remarque jamais mieux quel est l'homme que dans l'infirmerie. Voilà la plus sûre épreuve qu'on ait pour reconnaître les plus vertueux & ceux qui le sont moins ; ce qui nous fait voir combien il est important que nous soyons bien établis dans la manière de nous comporter comme il faut dans les maladies. Oh ! si nous savions faire comme un

Entretien 55.—Abelly, op. cit., l. III, chap. XXIII, p. 329.

 

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bon serviteur de Dieu, qui, étant dans son lit malade, en fit un trône de mérite & de gloire ! Il s'investit des saints mystères de notre religion. Au ciel du lit, il mit l'image de la très Sainte Trinité ; au chevet, celle de l'Incarnation ; d'un côté, la Circoncision ; d'un autre, le Saint Sacrement ; aux pieds, le Crucifiement. Et ainsi, de quelque côté qu'il se tournât, à droite ou à gauche, qu'il portât les yeux en haut ou en bas, il se trouvait toujours environné de ces divins mystères, & comme entouré & plein de Dieu. Belle lumière, Messieurs, belle lumière ! Si Dieu nous faisait cette grâce, que nous serions heureux ! Nous avons sujet de louer Dieu de ce que, par sa bonté & miséricorde, il y a dans la Compagnie des infirmes & des malades qui font de leurs langueurs & de leurs souffrances un théâtre de patience, où ils font paraître dans leur éclat toutes les vertus. Nous remercierons Dieu de nous avoir donné de telles personnes. J'ai déjà dit beaucoup de fois, & ne puis m'empêcher de le dire, que nous devons estimer que les personnes affligées de maladie dans la Compagnie sont la bénédiction de la même Compagnie.

[XII, 29] Considérons 1 que les infirmités & les afflictions viennent de la part de Dieu. La mort, la vie, la santé, la maladie, tout cela vient par l'ordre de sa Providence, &, de quelque manière que ce soit, toujours pour le bien & le salut de l'homme. […]

[XII, 30] Et cependant il y en a qui souffrent bien souvent avec beaucoup d'impatience leurs afflictions, & c'est une grande faute. D'autres se laissent aller au désir de changer de lieu, d'aller ici, d'aller là, en cette maison, en cette province, en son pays, sous prétexte que l'air y est meilleur. Et qu'est-ce que cela ? Ce sont gens attachés à eux-mêmes, esprits de fillettes, personnes qui ne veulent rien souffrir, […]

[XII, 31] comme si les infirmités corporelles étaient des maux qu'il faille fuir. Fuir l'état où il plaît à Dieu nous mettre, c'est fuir son

____________________

1. Ce dernier paragraphe n’est qu’un assemblage de quelques phrases extraites de la fin de l’entretien du 28 juin 1658, en S. V. XII, 29-31, dont j’insère les pages entre crochets. Je n’ai pas eu le temps de compulser l’ensemble avec tous les tentretiens sur ce sujet - B. Koch, samedi 25 octobre 97.

 

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bonheur. Oui, la souffrance est un état de bonheur, & sanctifiant les âmes 1.

 

Extrait d’entretien

SUR LE ZELE

Qui dit un missionnaire, dit un homme appelé de Dieu pour sauver les âmes ; car notre fin est de travailler à leur salut, à l'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est le seul véritable Rédempteur & qui a parfaitement rempli ce nom aimable de Jésus, c'est-à-dire Sauveur. Il est venu du ciel en terre pour en exercer l'office, il en a fait le sujet de sa vie & de sa mort, & il exerce incessamment cette qualité de Sauveur par la communication des mérites du sang qu'il a répandu. Pendant qu'il vivait sur la terre, il portait toutes ses pensées au salut des hommes, & il continue encore dans les mêmes sentiments, parce que c'est là qu'il trouve la volonté de son Père. Il est venu, & il vient tous les jours à nous pour cela, & par son exemple il nous a enseigné toutes les vertus convenables à la qualité de Sauveur. Donnons-nous donc à lui, afin qu'il continue d'exercer cette même qualité en nous & par nous.

 

57. - Extrait d’entretien (après 1648)

SUR LE ZELE

Voilà un beau champ que Dieu nous ouvre tant à Madagascar qu'aux îles Hébrides & ailleurs. Prions

1. "Ce qu'ajoute Abelly à la suite de ces mots appartient à la conférence du 28 juin 1658" - P. Coste - et même le paragraphe précédent - B. Koch.

Entretien 56.—Abelly, op, cit., L. III, chap. VIII, sect. II, p. 89.

Entretien 57.—Abelly, op. cit., L. III, chap. X, p. 101.

 

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Dieu qu'il embrase nos cœurs du désir de le servir ; donnons-nous à lui pour en faire ce qu'il lui plaira. Saint Vincent Ferrier s'encourageait en la vue qu'il devait venir des prêtres lesquels, par la ferveur de leur zèle, embraseraient toute la terre. Si nous ne méritons pas que Dieu nous fasse la grâce d'être ces prêtres-là, supplions-le qu'au moins il nous en fasse les images & les précurseurs ; mais, quoi qu'il en soit, tenons pour certain que nous ne serons point véritables chrétiens, jusqu'à ce que nous soyons prêts à tout perdre & à donner même notre vie pour l'amour & pour la gloire de Jésus-Christ, nous résolvant, avec le saint Apôtre, de choisir plutôt les tourments & la mort même, que d'être séparés de la charité de ce divin Sauveur.

 

 

 

Ici les Entretiens, par M. A. Dodin, insèrent

5 autres extraits d’Abelly.

Ils sont reportés à la fin du volume, p. 450-452.

pour ne pas changer la pagination.

 

 

58. - Extrait d’entretien

SUR LA FORCE DANS LES PERSECUTIONS

Après avoir fait à sa communauté le récit de quelque persécution arrivée aux missionnaires de Barbarie, M. Vincent ajoute :

Qui sait si Dieu n'a point envoyé cet accident pour éprouver notre fidélité ? Les marchands laissent-ils d'aller sur mer pour les dangers qu'ils courent, & les soldats à la guerre à cause des plaies & de la mort même à laquelle ils s'exposent ? & faut-il que nous laissions de faire notre office de secourir & de sauver les .âmes, pour les peines & pour les persécutions qui s'y rencontrent?

Entretien 58. - Abelly, op. cit., L. III, chap. X, p. 101.

 

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59 - Extrait d’entretien

SUR LA CHARITE

Chaque chose produit comme une espèce & image de soi-même, ainsi qu'on voit dans une glace de miroir, qui représente les objets tels qu'ils sont : un visage laid y paraît laid, & un beau y paraît beau. De même, les bonnes ou les mauvaises qualités se répandent au dehors ; & surtout la charité, qui est d'elle-même communicative, produit la charité ; & un cœur vraiment embrasé & animé de cette vertu fait ressentir son ardeur ; & tout ce qui est dans un homme charitable respire & pIêche la charité.

 

60 - Extrait d’entretien

"Les missionaires transis"

SUR LA CHARITE

Dans un entretien à sa communauté, M. Vincent dit que les missionnaires seraient bien heureux s'ils devenaient pauvres pour avoir exercé la charité envers les autres, mais qu'ils n'avaient pas à craindre de le devenir par cette voie, à moins de se défier de la bonté de Notre-Seigneur & de la vérité de sa parole.

Si néanmoins Dieu permettait qu'ils fussent réduits à la nécessité d'aller servir de vicaires dans les villages pour trouver de quoi vivre 1, ou bien même que quelques uns d'entre eux fussent obligés d'aller mendier leur pain, ou de coucher au coin d'une haie, tout déchirés & tout transis de froid 2, & qu'en cet état l'on vînt à demander à l'un d'eux : "Pauvre prêtre de la Mission, qui t'a réduit

Entretien 59. — Abelly, op. cit., L. III, chap. Xl, p. 109. -

Entretien 60. —Abelly, op. cit, L. III, chap. XI, p. 108. -

1. Voir des faits approchants, dans un village du diocèse d’Évreux, ci-dessus p. 1 - B. K.

2. Saint Vincent avait ce désir, il l’écrit à un missionnaire, le 17 octobre 1654, V, 204 - B. K.

 

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à cette extrémité ? " quel bonheur, Messieurs, de pouvoir répondre : "C'est la charité !" Oh ! que ce pauvre prêtre serait estimé devant Dieu & devant les anges !

 

 

Ici encore, les Entretiens, par M. A. Dodin, insèrent

5 autres extraits d’Abelly sur la Charité.

Ils sont reportés à la fin du volume, p. 453 sq.

pour ne pas changer la pagination.

 

 

61. - Extrait d’entretien

SUR L'ESPRIT DE COMPASSION

Le Fils de Dieu, ne pouvant avoir des sentiments de compassion dans l'état de sa gloire, qu'il possède de toute éternité dans le ciel, a voulu se faire homme & se rendre notre Pontife, pour compatir à nos misères 1. Pour régner avec lui dans le ciel, nous devons compatir, comme lui, à ses membres qui sont sur la terre 2. Les missionnaires, par-dessus tous les autres prêtres, doivent être remplis de cet esprit de compassion, étant obligés, par leur état & par leur vocation, de servir les plus misérables, les plus abandonnés & les plus accablés de misères corporelles & spirituelles. Et premièrement, ils doivent être touchés au vif & affligés dans leurs cœurs des misères du prochain. Secondement, il faut que cette misère & compassion paraisse en leur extérieur & sur leur visage, à l'exemple de Notre-Seigneur, qui pleura sur la ville de Jérusalem, à cause des calamités dont elle était menacée 3. Troisièmement, il faut employer des paroles compatissantes, qui fassent voir au prochain comme on entre dans les sentiments de ses intérêts & de ses souffrances. Enfin, il faut le secourir & assister, autant que l'on peut, dans ses nécessités & dans ses misères, & tâcher de l'en délivrer en tout ou en partie ; parce que la main doit être, autant que faire se peut, conforme au cœur.

Entretien 61. —Abelly, op. cit. L. III, chap. Xl, sect. II, p. 123.

1. Cf. Hébreux 5, 2.

2. Cf. Romains 8, 17.

3. Luc 19, 41.

 

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62. - Extrait d’entretien

SUR L'OBEISSANCE AUX PUISSANCES CIVILES

Nous devons, mes frères, à l'exemple [des premiers chrétiens], rendre toujours une fidèle & simple obéissance aux rois, sans jamais nous plaindre d'eux, ni murmurer, pour quelque sujet que ce puisse être. Et quand bien il serait question de perdre nos biens & nos vies, donnons-les dans cet esprit d'obéissance, plutôt que de contrevenir à leurs volontés, quand la volonté de Dieu ne s'y oppose pas ; car les rois nous représentent sur la terre la puissance souveraine de Dieu 1.

 

62 bis. - Extrait d’entretien

Sur l’indifférence

Abelly III, 42. Entretiens, édition A. Dodin, p. 956

Mis à la fin, p. 454, faute de place ici.

 

63. - Extrait d’entretien

Sur la vertu de pauvreté

Vous devez savoir, Messieurs, que cette vertu de pauvreté est le fondement de cette congrégation de la Mission ; cette langue qui vous parle n'a jamais, par la grâce de Dieu, demandé chose aucune de toutes celles que la Compagnie possède maintenant ; & quand il ne tiendrait qu'à faire un pas, ou à prononcer une seule parole, pour faire que la même Compagnie s'établît dans les provinces & dans les grandes villes, & se multipliât en nombre & en emplois considérables, je ne la voudrais pas prononcer, & j'espère que Notre-Seigneur me ferait la grâce de ne la point dire. C'est la disposition en laquelle je suis, & de laisser faire la providence de Dieu.

Entretien 62. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XIV, p. 232.

1. Romains 13, 1.

Entretien 62 bis. - Abelly, op. cit., L. III, p. 42.

Entretien 63. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XVIII, p. 275.

 

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64. - Extrait d’entretien

SUR L'ATTACHEMENT AUX BIENS TEMPORELS

Malheur, malheur, Messieurs & mes frères, oui, malheur au missionnaire qui voudra s'attacher aux biens périssables de cette vie ! car il y sera pris, il demeurera piqué de ces épines & arrêté dans ces liens ; & si ce malheur arrivait à la Compagnie, qu'est-ce qu'on y dirait après cela, & comment est-ce qu'on y vivrait ? L'on dirait : " Nous avons tant de mille livres de revenu, il nous faut demeurer en repos ; pourquoi aller courir par les villages ? pourquoi tant travailler ? laissons-là les pauvres gens des champs ; que leurs curés en aient soin, si bon leur semble ; vivons doucement sans nous mettre tant en peine." Voilà comment l'oisiveté suivra l'esprit d'avarice ; on ne s'occupera plus qu'à conserver & augmenter ses biens temporels, & à chercher ses propres satisfactions ; & alors on pourra dire adieu à tous les exercices de la Mission, & à la Mission même, car il n'y en aura plus. Il ne faut que lire les histoires, & on trouvera une infinité d'exemples qui feront voir que les richesses & l'abondance des biens temporels ont causé la perte non seulement de plusieurs personnes ecclésiastiques, mais aussi de communautés & d'Ordres entiers, pour n'avoir pas été fidèles à leur premier esprit, de pauvreté.

 

64 bis. - Extraits d’entretiens divers

(entre n° 64, p. 79, & n° 65, p. 80)

Abelly III, 276. Entretiens, édition A. Dodin, p. 958.

Conversation avec un missionnaire Sur la pauvreté

Mis à la fin, p. 454, faute de place ici.

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Entretien 64. —Abelly, op. cit., L. III, chap. XVIII, p. 275.

 

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65. - RESUME D'UNE CONFERENCE

SUR L'OBSERVANCE DES REGLES

Premier point. — Motifs d'observer les règlements de la Mission. Il est très important de bien observer nos règlements :

1° Parce que c'est la volonté de Dieu, qui les a dictés lui-même au supérieur.

2° Parce que c'est là toute notre occupation ; nous n'avons que cela à faire ; c'est la fin que nous nous devons proposer, car nous ne sommes appelés à la Mission que pour y vivre conformément aux règles ; c'est l'observance d'icelles qui nous rend missionnaires, & non l'habit.

3° C'est le moyen de nous conserver en notre vocation, & Dieu ne permettra jamais qu'un homme, pour imparfait qu'il soit, perde sa vocation, s'il se rend fidèle à son devoir ; comme, au contraire, le grand chemin de perdre sa vocation, c'est la négligence des règles.

4° Parce que nous sommes les premiers, qui devons donner exemple à Ceux qui viendront après ; & si, dans ce commencement, nous étions négligents à observer nos règles, il serait grandement à craindre que petit à petit la Compagnie ne vînt à se ruiner.

5° Parce qu'il est impossible d'acquérir l'esprit de la Mission sans l'observance des règles, dans lesquelles il est contenu & enchâssé.

6° Parce que c'est le chemin par lequel nous pouvons arriver à notre perfection & nous rendre saints, & par lequel Dieu nous veut conduire au salut. Il y avait un Pape qui ne voulait d'autres indices de la sainteté d'un religieux pour le canoniser sinon qu'on l'assurât qu'il avait été exact observateur de ses règles.

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Entretien 65. — Manuscrit des conférences.

 

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7° Enfin, parce que ce sera une des plus grandes consolations que nous puissions avoir, à l'heure de la mort, d'avoir bien observé nos règlements ; & si nous y avons été fidèles, nous pouvons espérer qu'à cette heure-là Dieu nous dira : Euge, serve bone & fidelis, intra in gaudium Domini tui ; quia in modico fuisti fidelis, super multa te constituam 1.

Deuxième point.—En quoi consiste la parfaite observance des règles.

La parfaite observance des règles consiste :

1° A les observer toutes & n'en négliger aucune, pour petite qu'elle soit, vu qu'en toute, la volonté de Dieu s'y trouve, qui est notre plus puissant motif.

2° A être ponctuels, en quittant la lettre commencée & en partant dès que la cloche sonne.

3° A le faire avec esprit, dressant son intention à la plus grande gloire de Dieu & pour son amour.

4° A le faire avec attention & circonspection.

5° A achever les choses de la règle commencées, ne les laissant pas à demi-faites, si ce n'était que l'obéissance nous appelât ailleurs, ou que quelque grande occasion de charité nous y obligeât.

6° A le faire avec gaieté & allégresse ; hilarem enim datorem diligit Deus 2

7° A observer tout aveuglément, sans trouver à redire à aucune.

8° A les observer toujours, c'est-à-dire toute sa vie, en tout lieu, c'est-à-dire aussi bien en mission & en voyage qu'à la maison.

Troisième point .— Les moyens de se bien mettre en la pratique des règles.

Le premier, faire grande estime des règles & bien

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1. Luc 19, 41.

2. 2 Corinthiens 9, 7.

 

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convaincre notre esprit que la volonté de Dieu est en icelles, pour notre particulier, qui sommes appelés à la Mission.

Le deuxième, les lire souvent & s'examiner souvent sur celles auxquelles on manque d'ordinaire, & demander pénitence au supérieur lorsque nous aurons manqué contre les plus notables, & même contre les moindres quand il y aura beaucoup de négligence.

Le troisième, bien aimer sa vocation, car qui y est bien affectionné sera grand observateur des règles, les quelles seules nous rendent missionnaire.

Le quatrième, faire attention à les pratiquer en l'absence des supérieurs, tout de même qu'en leur présence ; car d'ordinaire, si on a à se relâcher, c'est plutôt lorsque les supérieurs n'ont pas l'œil sur nous, tant notre infirmité est grande.

Le cinquième, ne prendre pas garde à ce que les autres font, qui quelquefois s'émancipent, mais à ce que nous devons faire.

Le sixième, faire de temps en temps nos examens particuliers dessus, &, dans nos oraisons, en prendre de fortes résolutions.

Le septième, lorsque nous nous voyons dans l'observance d'icelles, en bien remercier Dieu & lui demander souvent qu'il nous fasse cette grâce, que nous les puissions bien garder.

Le huitième, bien garder les pratiques, qui sont comme les avant-murs des règles.

Le neuvième, se mouler sur ceux qui gardent exactement les règles, afin de les imiter.

Le dixième, qui est un moyen de considération, est de considérer ce qui arriverait à une congrégation où la règle ne se garderait pas. Quelle confusion ! etc.

 

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66. - Extrait d’entretien

SUR LA REGULARITE

Parlant des prêtres de sa congrégation, saint Vincent dit un jour "que ceux qui n'étaient point dans cette exactitude, particulièrement à se lever le matin & à faire leur oraison au lieu & au temps que les autres la font, quoiqu'ils eussent d'ailleurs beaucoup de talent & de capacité pour la conduite, n'étaient pourtant point propres pour être supérieurs des maisons, ni directeurs des séminaires" & il ajoutait que "quand il s'agit d'établir des supérieurs, on doit bien prendre garde si ceux qu'on choisit pour ces offices sont réguliers & exemplaires, parce qu'autrement il leur manquerait une des principales qualités requises en ceux qui sont chargés de la conduite des autres "

 

66 bis. - Extrait d’entretien

Abelly III, 55. Pas dans Coste; dans Entretiens, édition A. Dodin, p. 963

Dispositions à apporter à l’oraison

Pour !es dispositions, il disoit qu' il n'en reconnaissoit point de meilleures que l'humilité, la reconnoissance de son néant devant Dieu, la mortification des passions & des mouvements déréglez de la nature, la récollection intérieure, la droiture & simplicité de cœur, l'attention à la présence de Dieu, la dépendance entière de ses volontés, & les aspirations fréquentes vers sa bonté.

 

67. - Extrait d’entretien

SUR L'ORAISON

Donnez-moi un homme d'oraison, & il sera capable tout ; il pourra dire avec le saint Apôtre : "Je puis toutes choses en Celui qui me soutient & qui me conforte " 1 La congrégation de la mission subsistera autant de temps que l'exercice de l'oraison y sera fidèlement pratiqué, parce que l'oraison est comme un rempart inexpugnable, qui mettra les missionnaires à couvert contre toutes sortes d'attaques ; elle est un mystique arsenal, ou comme la tour de David, qui leur

Entretien 66. - Abelly, op. cit., L. III, chap. XXIV, sect I, p. 350.

Entretien 66 bis. - Abelly, op. cit., L. III, p. 55.

Entretien 67.—Abelly, op. cit., L. III, chap. VII p. 56

1. Philippiens 4, 13.

 

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fournira toutes sortes d'armes, non seulement pour se défendre, mais aussi pour assaillir & mettre en déroute tous les ennemis de la gloire de Dieu & du salut des âmes.

 

68 - Extraits de divers entretiens

Dim. 26 oct. 97

Ceci semble n’être qu’une synthèse de divers entretiens. Il est clair que les rédacteurs avaient sous les yeux des documents disparus depuis, voir en note les passages parallèles dans ce qui nous reste - B. Koch.

SUR L'ORAISON

L'oraison est une prédication qu'on se fait à soi-même pour se convaincre du besoin qu'on a de recourir à Dieu & de coopérer avec sa grâce pour extirper les vices de notre âme & pour y planter les vertus 1. Il faut dans l'oraison s'appliquer particulièrement à combattre la passion ou la mauvaise inclination qui nous gourmande, & tendre toujours à la mortifier; parce que, lorsqu'on est venu à bout de celle-là, le reste suit aisément.

Saint Vincent recommandait encore de tenir ferme dans ce combat ; d'aller doucement dans la manière d'agir, & de ne pas se rompre la tête à force de s'appliquer & de vouloir subtiliser ; d'élever son esprit à Dieu & de l'écouter, parce qu'une de ses paroles fait plus que mille raisons & que toutes les spéculations de notre entendement 2.

Il ajoutait qu'il n'y a que ce que Dieu inspire & qui vient de lui qui nous puisse profiter ; que nous devons recevoir de Dieu pour donner au prochain, à l'exemple de Jésus-Christ, lequel, parlant de lui-même, disait qu'il n'enseignait aux autres que ce qu'il avait entendu & appris de son Père 3 (1)

Entretien 68.—Abelly, op. cit.,l. III, chap. VII p. 58.

1. Cf. 10 août 1657, infra 404

2. Cf. infra p. 92, s. d.; p. 219, 4 août 1655; p. 407, 10 août 1657

3. (1) Jean 8, 26; 15, 15; cf. 12, 49-50.

 

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69. - Extrait d’entretien

Sur l’oraison

Voyez la différence qu'il y a entre la lumière du feu & celle du soleil : pendant la nuit notre feu nous éclaire, & par le moyen de sa lueur nous voyons les choses, mais nous ne les voyons qu'imparfaitement, nous n'en découvrons que la superficie, & cette lueur ne va pas plus avant. Mais le soleil remplit & vivifie tout par sa lumière ; il ne découvre pas seulement l'extérieur des choses, mais, par une vertu secrète, il pénètre au dedans, il les fait agir & les rend même fructueuses & fertiles, selon la qualité de leur nature. Or, les pensées & les considérations qui viennent de notre entendement ne sont que de petits feux, qui montrent seulement un peu le dehors des objets, & ne produisent rien davantage ; mais les lumières de la grâce, que le Soleil de justice 1 répand dans nos âmes, découvrent & pénètrent jusqu'au fond & au plus intime de notre cœur, qu'elles excitent & portent à faire des productions merveilleuses. Il faut donc demander à Dieu que ce soit lui-même qui nous éclaire & qui nous inspire ce qui lui est agréable. Toutes ces considérations hautes & recherchées ne sont point oraison 2; ce sont plutôt quelquefois des surgeons de la superbe ; & il en va de même de ceux qui s'y arrêtent & qui s'y plaisent, comme d'un prédicateur lequel se pavanerait en ses beaux discours, qui prendrait toute sa complaisance à voir les assistants satisfaits de ce qu'il leur débite ; en quoi il est évident que ce ne serait pas le Saint-Esprit, mais plutôt l'esprit de superbe qui éclairerait son entendement & qui pousserait au dehors toutes

Entretien 69 — Abelly, op. cit. L. III chap. VII, sect. I, p. 62.

1. Cf. Malachie 4, 2.

2. Cf. 27 mai 1655, 16 août 1655, 17 juin 1657, infra 184, 253 et 255, 401 et 406.

 

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ces belles pensées ; ou, pour mieux dire, ce serait le démon qui l'exciterait & qui le ferait parler de la sorte. Il en va de même en l'oraison, lorsqu'on recherche de belles considérations, qu'on s'entretient en des pensées extraordinaires, particulièrement lorsque c'est pour- les débiter au dehors en rapportant son oraison, afin que les autres en aient de l'estime. C'est là une espèce de blasphème ; c'est, en quelque façon, être idolâtre de. son esprit ; car, en traitant avec Dieu dans l'oraison, vous méditez de quoi satisfaire à votre superbe, vous employez ce saint temps à rechercher votre satisfaction & à vous complaire dans cette belle estime de vos pensées, vous sacrifiez à cette idole de la vanité.

Ah! mes frères, gardons-nous bien de ces folies ; reconnaissons que nous sommes tout remplis de misères ; ne recherchons que ce qui nous peut davantage humilier & nous porter à la pratique solide des vertus ; abaissons-nous toujours dans l'oraison jusqu'au néant ; & dans nos répétitions d'oraison, disons humblement nos pensées ; & s'il s'en présente quelques-unes qui nous semblent belles, défions-nous beaucoup de nous-mêmes, & craignons que ce ne soit l'esprit de superbe qui les produise, ou le diable qui les inspire. C'est pourquoi nous devons toujours nous humilier profondément quand ces belles pensées nous viennent, soit en faisant oraison, soit en prêchant, soit dans la conversation avec les autres. Hélas ! le Fils de Dieu pouvait ravir tous les hommes par son éloquence toute divine, & il ne l'a pas voulu faire ; mais, au contraire, en enseignant les vérités de son Evangile, il s'est toujours servi des expressions & paroles communes & familières ; il a toujours aimé d'être plutôt avili & méprisé, que loué ou estimé.Voyons donc, mes frères, comment nous le pourrons imiter ; & pour cela retranchons ces pensées de superbe dans l'oraison

 

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& ailleurs ; suivons en tout les traces de l'humilité de Jésus-Christ ; usons de paroles simples, communes & familières ; & quand Dieu le permettra ainsi, soyons bien aises qu'on ne tienne pas compte de ce que nous dirons, qu'on nous méprise, qu'on se moque de nous, & tenons pour certain que, sans une véritable & sincère humilité, il nous est impossible de profiter ni à nous, ni aux autres.

 

70. - RépétitIon d’oraison

Sur l’oraison

Pour avoir été infidèle à exécuter ses résolutions, il ne faut pas désister d'en prendre de nouvelles en toutes ses oraisons ; de même qu'encore qu'il ne paraisse point de profit de la nourriture qu'on prend, on ne laisse pas pour cela de manger. Car c'est une des plus importantes parties, & même la plus importante de l'oraison, de faire de bonnes résolutions ; & c'est à cela particulièrement qu'il faut s'arrêter, & non pas tant au raisonnement & au discours. Le principal fruit de l'oraison consiste à se bien résoudre, mais à se résoudre fortement, à bien fonder ses résolutions, s'en bien convaincre, se bien préparer à les exécuter, & prévoir les obstacles pour les surmonter 1. Ce n'est pas néanmoins encore tout, car enfin nos résolutions ne sont d'elles-mêmes que des actions physiques & morales ; & quoique nous fassions bien de les former en notre cœur & de nous y affermir, nous devons néanmoins reconnaître que ce quelles ont de bon, leurs pratiques & leurs effets dépendent absolument de Dieu. Et d'où pensez-vous que provient le plus souvent que nous manquons à nos

Entretien 70. — Abelly, op. cit. L. III, chap. VII, sect I, p. 63.

1. Cf. supra 66 et le 10 août 1657, infra 406-407.

 

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résolutions ? C'est que nous nous y fions trop, nous nous assurons sur nos bons désirs, nous nous appuyons sur nos propres forces, & cela est cause que nous n'en tirons aucun fruit. C'est pourquoi, après que nous avons pris quelques résolutions en l'oraison, il faut beaucoup prier Dieu & invoquer instamment sa grâce avec une grande défiance de nous-mêmes, afin qu'il lui plaise nous communiquer les grâces nécessaires pour faire fructifier ces résolutions ; & quoiqu'après cela nous venions encore à y manquer, non seulement une ou deux fois, mais en plusieurs rencontres & pendant un long temps, quand bien même nous n'en aurions pas mis une seule en exécution, il ne faut jamais laisser pour cela de les renouveler & de recourir à la miséricorde de Dieu & implorer le secours de sa grâce. Les fautes passées doivent bien nous humilier, mais non pas nous faire perdre courage ; & en quelque faute que l'on tombe, il ne faut pas pour cela rien diminuer de la confiance que Dieu veut que nous ayons en lui, mais prendre toujours une nouvelle résolution de s'en relever & de se garder d'y retomber, moyennant le secours de sa grâce, que nous lui devons demander. Quoique les médecins ne voient aucun effet des remèdes qu'ils donnent à un malade, ils ne laissent pas pour cela de les continuer & réitérer, jusqu'à ce qu'ils y reconnaissent quelque espérance de vie. Si donc l'on continue ainsi d'appliquer des remèdes pour les maladies du corps, quoique longues & extrêmes, encore qu'on n'y voie aucun amendement, à plus forte raison doit-on faire le même pour les infirmités de nos âmes, dans lesquelles, quand il plaît à Dieu, la grâce opère de très grandes merveilles.

 

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71. - RépétitIon d’oraison

SUR L'ORAISON

Mon frère (1), vous avez bien fait de diviser votre oraison. Néanmoins, lorsque l'on prend quelque mystère pour sujet de la méditation, il n'est pas nécessaire, ni expédient de s'arrêter à une vertu particulière & de faire votre division ordinaire sur le sujet de cette vertu ; mais il est plus à propos d'envisager l'histoire du mystère & de faire attention a toutes ses circonstances 2, n'y en ayant aucunes, si, petites & si communes qu'elles puissent être, dans lesquelles il n'y ait de grands trésors cachés, si nous savons bien les y chercher. Je le reconnus dernièrement dans une conférence de ces messieurs qui s'assemblent céans 3 (2). Ils avaient pour sujet de leur entretien ce qu'il fallait faire pour employer saintement le temps du carême. C'était un sujet fort commun, dont ils avaient coutume de traiter tous les ans ; & cependant on dit de si bonnes choses, que tous les assistants en furent grandement touchés, & moi particulièrement ; & je puis dire en vérité que je n'ai point vu de conférence plus dévote que celle-là, ni qui eût fait plus d'impression sur les esprits ; car, bien qu'ils eussent plusieurs fois parlé du même sujet, il semblait que ce n'étaient plus les mêmes personnes qui parlaient ; Dieu leur avait inspiré dans l'oraison un tout autre langage. Voilà, mes frères, comme Dieu cache des trésors dans ces choses qui semblent si communes, & dans les moindres circonstances des vérités & des mystères de notre religion;

Entretien 71. —Abelly, op. cit. L. III, chap. VII sect. I, p. 65.

1 Le frère auquel saint Vincent s'adresse venait de répéter son oraison.

2. Cf. le 25 août 1655, infra 296-297.

3 (2) Les prêtres de la Conférence des mardis.

 

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ce sont comme de petits grains de sénevé, qui produisent de grands arbres 4 , quand il plaît à Notre-Seigneur y répandre sa bénédiction.

 

72. - RépétitIon d’oraison

SUR L'ORAISON

Quelques-uns ont de belles pensées & de bons sentiments, mais ils ne se les appliquent pas à eux-mêmes & ne font pas assez de réflexion sur leur état intérieur ; & néanmoins on a souvent recommandé que, lorsque Dieu communique quelques lumières ou quelques bons mouvements dans l'oraison, il les faut toujours faire servir à ses besoins particuliers 1; il faut considérer ses propres défauts, les confesser & reconnaître devant Dieu, & quelquefois même s'en accuser devant la Compagnie pour s'en humilier & confondre davantage, & prendre une forte résolution de s'en corriger; ce qui ne se fait jamais sans quelque profit.

Pendant qu'on répétait l'oraison, je pensais en moi-même d'où pouvait provenir que quelques-uns fissent si peu de progrès en ce saint exercice de la méditation. Il y a sujet de craindre que la cause de ce mal ne soit qu'ils ne s'exercent pas assez en la mortification, & qu'ils donnent trop de liberté à leurs sens. Qu'on lise ce que les plus habiles maîtres de la vie spirituelle ont laissé par écrit touchant l'oraison, & on verra que tous unanimement ont tenu que la pratique de la mortification était absolument nécessaire pour bien faire ses. oraisons, & que, pour s'y bien disposer, il faut non seulement mortifier ses yeux, sa langue, ses oreilles & ses

Entretien 72. - Abelly, op. cit. L. III, chap. VII, sect. I, p. 65.

1. Cf. le 16 août 1655, le 25 août 1655 et le 10 août 1657, infra 253, 296-297, 406.

 

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autres sens extérieurs, mais aussi les facultés de son âme, l'entendement, la mémoire & la volonté ; par ce moyen, la mortification disposera à bien faire l'oraison, & réciproquement l'oraison aidera à bien pratiquer la mortification.

 

73. - RépétitIon d’oraison

SUR L'ORAISON

A un frère qui s'était mis à genoux pour demander pardon à la communauté de ce que, depuis quelque temps, il ne faisait rien à l'oraison & même avait peine à s'y appliquer, saint Vincent dit ces mots :

Mon frère, Dieu permet quelquefois qu'on perde le goût qu'on ressentait,& l'attrait qu'on avait pour l'oraison, & même qu'on s'y déplaise. Mais c'est ordinairement un exercice qu'il nous envoie, & une épreuve qu'il veut faire de nous, pour laquelle il ne faut pas se désoler, ni se laisser aller au découragement. Il y a de bonnes âmes qui sont quelquefois traitées de la sorte, comme plusieurs saints l'ont aussi été. Oui, je connais plusieurs personnes fort vertueuses, qui n'ont que des dégoûts & des sécheresses en l'oraison ; mais, comme elles sont bien fidèles à Dieu, elles en font un très bon usage ; ce qui ne contribue pas peu pour leur avancement en la vertu. Il est vrai que, quand ces dégoûts & sécheresses arrivent à ceux qui commencent à s'adonner à l'oraison, il y a quelquefois sujet de craindre que cela ne provienne de quelque négligence de leur part ; & c'est à quoi, mon frère, vous devez faire attention.

Alors le saint demanda au frère s'il ne souffrait pas

Entretien 73. — Abelly, op. cit. L. III,chap. VII, sect. I, p. 66

 

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de la tête. Celui-ci ayant répondu qu'en effet il éprouvait souvent des maux de tête depuis qu'à la dernière retraite il avait cherché à se rendre les sujets d'oraison sensibles à l'esprit, saint Vincent ajouta :

Il ne faut pas, mon frère, agir de la sorte, ni s'efforcer de se rendre sensible en l'oraison ce qui ne l'est pas de sa nature ; car c'est l'amour-propre qui se recherche en cela 1. Nous devons agir par esprit de foi dans l'oraison, & considérer les mystères & les vertus que nous méditons, dans cet esprit de foi, doucement, humblement, sans faire effort sur l'imagination, & appliquer plutôt la volonté pour les affections & résolutions, que l'entendement pour les connaissances.

 

74. - RépétitIon d’oraison

SUR L'ORAISON

Un frère, appelé à répéter son oraison, avoua ingénument qu'il n'avait pas assez d'esprit pour méditer. Des facultés de l'âme une seule lui servait : la volonté. Dès la seule proposition du sujet, sans aucun effort de raisonnement, il l'employait à produire des affections. Il passait son temps à remercier Dieu, à lui demander pardon de ses fautes, à provoquer dans son cœur la confusion & le regret de les avoir commises, à implorer la grâce d'imiter Notre-Seigneur en quelque vertu ; puis il prenait quelques résolutions, etc. M. Vincent l'arrêta :

Tenez-vous là, mon frère, & ne vous mettez pas en peine des applications de l'entendement, qui ne se font que pour exciter la volonté, puisque la vôtre, sans ces considérations, se porte ainsi aux affections & aux

Entretien 73.- suite :

1. Cf. supra 84 (s. d.), p. 219, 4 août 1655; p. 407, 10 août 1657

Entretien 74.- Abelly, op. cit. L. III, chap. VII, sect. I, p. 67.

 

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résolutions de pratiquer la vertu. Dieu vous fasse la grâce de continuer de la sorte & de vous rendre de plus en plus fidèle à toutes ses volontés !

 

75. - Extrait d’entretien

(Ce n’est qu’un condensé de la répétition d’oraison du 11 novembre 1657, infra 436)

SUR LE SAINT SACRIFICE DE LA MESSE

Ce n'est pas assez que nous célébrions la messe ; mais nous devons aussi offrir ce sacrifice avec le plus de dévotion qu'il nous sera possible, selon la volonté de Dieu, nous conformant autant qu'il est en nous, avec sa grâce, à Jésus-Christ, s'offrant lui-même, lorsqu'il était sur la terre, en sacrifice à son Père éternel. Efforçons-nous donc, Messieurs, d'offrir nos sacrifices à Dieu dans le même esprit que Notre-Seigneur a offert le sien, & aussi parfaitement que notre pauvre & misérable nature le peut permettre 1.

 

76. - Résumé d’une conférence

SUR LE SILENCE

Motifs.— M. Vincent dit que le silence était très nécessaire dans une communauté, rapportant qu'un grand homme de Dieu avait dit que, si on voulait conserver une communauté, il y fallait introduire un silence très exact, & que les confusions qui se glissaient dans les congrégations étaient causées par la rupture du silence.

2° Que le silence attire, tant sur les communautés que sur les particuliers, abondance de grâces & de bénédictions, d'autant que garder le silence n'est autre chose

Entretien 75. — Abelly, op. cit. L III, chap. VIII, p. 72.

1. Comparer avec le 11 novembre 1657, infra p. 436, on reconnaît les phrases qui en sont extraites. Faut-il conserver ceci ? qui semble un résumé de cet entretien et sans doute d’autres…

Entretien 76. Recueil de diverses exhortations, p. 213.

 

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qu'écouter Dieu, lui parler & lui donner audience, se séquestrant de l'embarras & de la conversation des hommes pour mieux l'entendre. C'est donc la lin du silence de se taire pour laisser parler Dieu. Ducam eam solitudinem & loquar ad cor ejus (1).

3° M. Vincent dit que c'était une haute sagesse que de parler à propos ; que c'était ce que Notre-Seigneur avait fait, prenant occasion de l'eau que puisait la Samaritaine, pour lui parler de la grâce 2; & il fit plusieurs exclamations, disant "Qui est-ce qui nous donnera ce don de parler à propos ? "

4° Il rapporta que deux Jacobins hibernois, lesquels étaient venus chez M N..., de Paris, avaient, par leur silence, tellement ravi tout le monde, que chacun avec admiration disait, quand ils furent partis : "Voilà des saints " & il dit qu'il n'y pouvait penser sans ressentir une particulière tendresse & révérence envers ces religieux.

Moyens.—1° Le demander à Dieu ; 2° faire souvent réflexion sur ses paroles ; 3° se punir en s'imposant quelque pénitence.

 

77. - Extrait d’entretien

SUR L'UTILITE DES RetRAITES SPIRITUELLES

Nous prierons Dieu pour ceux qui ont commencé leur retraite, afin qu'il lui plaise les renouveler intérieurement & les faire mourir à leur propre esprit, & leur donner le sien. Oui, une retraite bien faite est un entier renouvellement : celui qui l'a faite comme il faut passe

1. Osée 2, 14.

2. Jean, 4.

Entretien 77. — Abelly, op.cit. L.III, chap.VII, p.59

 

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dans un autre état ; il n'est plus ce qu'il était ; il devient un autre homme. Nous prierons Dieu qu'il lui plaise nous donner cet esprit de renouvellement, & que, par le secours de sa grâce, nous nous dépouillions du vieil Adam pour nous revêtir de Jésus-Christ 1, afin qu'en toutes choses nous accomplissions sa très sainte volonté.

 

78. - AVIS À DES MISSIONNAIRES

SUR LA CONDUITE A TENIR EN VOYAGE

Ayant reçu ordre de M. Vincent pour aller avec un autre prêtre de la Compagnie en une province éloignée, il nous retint fort longtemps tous deux dans sa chambre, la veille de notre départ, sur le soir, nous avertissant de ce que nous avions à faire pendant le voyage, qui devait être de onze ou douze jours, en compagnie du messager de Toulouse, qui menait avec lui bon nombre de personnes de toute condition.

Entre plusieurs choses, il nous en recommanda particulièrement quatre : la première, de ne manquer jamais de faire l'oraison mentale, même à cheval, si nous n'avions pas le temps de la faire autrement ; la seconde, de célébrer tous les jours la sainte messe, autant que faire se pourrait ; la troisième, de mortifier les yeux par la campagne, & particulièrement dans les villes, & la bouche aussi par la sobriété dans les repas parmi les gens du monde ; la quatrième, de faire le catéchisme aux serviteurs & servantes des hôtelleries, & surtout aux pauvres.

Entretien 77. suite

1. Colossiens 3, 9.

Entretien 78. - Abelly, op. cit. L. III, Chap.. XXIV, p. 338.

 

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79. - Extrait d’entretien

SUR LES AVERTISSEMENTS

Je déclare que ceux qui n'avertissent point le supérieur des défauts qu'ils ont remarqués en quelques-uns de la Compagnie, lesquels vont à la ruine & au dérèglement de ladite Compagnie, sont eux-mêmes coupables de la ruine & dérèglement de la même Compagnie & participent au péché. Il faut trouver bon que le supérieur soit averti de tous nos défauts par les autres, & qu'il nous en corrige, soit en particulier, soit publiquement. Non seulement cela n'est pas contraire à la loi & à la parole de Dieu, mais conforme à la même loi & parole de Dieu, ainsi qu'il a été décidé par le Pape, assisté de plusieurs docteurs, du temps de saint Ignace de Loyola, & à sa prière & requête. Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même a corrigé & repris diverses fois publiquement ceux qui le suivaient 1. Et moi-même je dois trouver bon d'être averti par mon assistant, qui est M. Portail, &, si je ne m'en corrige, que mon supérieur procède à l'encontre de moi ; or, mon supérieur, c'est toute la Compagnie assemblée. Oui, si je ne me corrige pas de quelque chose scandaleuse & qui aille à la ruine & destruction de la Compagnie, si j'enseigne quelque chose contraire à la doctrine de l'Eglise, la Compagnie doit s'assembler & ensuite sévir à l'encontre de moi avec toute la rigueur qu'elle verra nécessaire, voire même me chasser de la même Compagnie, même en avertir M. de Paris, ou en écrire à Rome au Pape, qui sont aussi mes supérieurs, afin d'y remédier. Nous devons faire notre possible de porter toujours la

Entretien 79. — Manuscrit du frère Robineau, p. 135.

1. Cf. Matthieu 16, 23; Marc 9, 33-37.

 

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vertu au plus haut point que nous pourrons & qu'elle se peut porter, non pas par notre propre industrie, mais par recours à Dieu & fréquentes prières.

 

80. - Résumé d’une répétition d’oraison

SUR L'ENVIE

Monsieur Vincent dit qu'il n'y avait que ce vice qui pût ruiner la Compagnie ; que tous les accidents extérieurs, ni toutes les attaques du diable n'y pourraient faire brèche ; qu'il était à craindre que dans l'Eglise il se formât un schisme, à cause de l'envie ; que cela pouvait être cause que Notre-Seigneur retirerait son esprit des clercs pour le communiquer aux laïques ; qu'il fallait terrasser ce vice-là par l'humilité & par la charité, & que nous faisions les vertus d'autrui nôtres par l'amour, tandis que ceux qui portent des vertus & en sont orgueilleux, sont comme ces mulets qui portent de l'or & de belles tapisseries, mais c'est pour autrui.

Les motifs — 1° Les deux causes de la mort de Jésus, c'est l'envie du diable & l'envie des Juifs.

2° etre envieux, c'est trouver à redire à l'ordre de Dieu, car, en effet, si l'on se fâche de ce qu'un autre est mieux partagé que soi, on n'attaque pas tant celui qui a ces avantages, que celui qui les donne ; c'est pourquoi Dieu nous peut dire : An oculus tuus nequam est, quia ego bonus sum 1 3° Envier, c'est s'attrister de ce que le sang de Jésus-Christ n'est pas inutile, car à lui sont dues toutes les grâces tant spirituelles que naturelles, au lieu que par notre péché nous méritons l'enfer.

Entretien 80. — Recueil de diverses exhortations, p. 31.

1. Matthieu 20, 15

XI. —7

 

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4° Il y a dans l'Eglise communication de bonnes œuvres. Un marchand qui serait entré en société avec un autre se fâcherait-il de ce que cet autre aurait fait grand gain, puisqu'il en doit profiter ? Une partie du corps se fâche-t-elle de ce qu'une parfaite santé est donnée à l'autre ?

Les causes & les occasions de cette envie chagrine sont : si je voyais par exemple, quelqu'un être habile à ce à quoi je suis inhabile ; s'il marchait bon pas & que j'eusse peine à le suivre ; s'il chantait bien & le faisait devant moi, qui ne saurais le faire ; s'il était court à table & que, par bienséance, je ne voulusse suivre, tandis que, par sensualité, je ne le voudrais pas faire ; si je voyais quelque singularité ou privilège octroyé à quelqu'un & que j'en fusse attristé, etc.

Remèdes. L'humilité & la mortification. Pour le marcher, songer au port de la croix de Jésus & aussi à ce que Notre-Seigneur dit : Si quis te angariaverit mille passus, fac & adhuc decem cum eo 2.

Pour les bas offices : Jésus-Christ a exercé un métier d'artisan ; & puis, propter nos egenus factus est 3; voir sa vie dans le froid & le chaud ; il nous le faut représenter, avec saint Paul, dans les peines d'esprit : Nondum usque ad sanguinem restitistis 4.

Un remède éloigné, mais qui sera bien propre, c'est de fuir la consolation humaine & de mortifier le désir d'être plaint ; car, si je voyais quelqu'un plus choyé que moi & qu'on le plaignît, à mon avis, davantage, je croirais que l'on en fait plus d'estime, & l'envie s'y attacherait.

2. Matthieu 5, 41.

3. 2 Corinthiens 8, 9.

4. Hébreux 12, 4.

 

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81. - Résumé d’entretien

SUR LA PARESSE

Motifs — Considérer que c'est peut-être de cette action à faire que dépend notre réprobation ou notre justification, car il y a une certaine grâce justifiante, à laquelle si nous répondons,nous voilà assurés. Quelquefois on s'imagine avoir fait assez ; il se faut représenter que les Juifs disaient à Notre-Seigneur : Si Filius Dei es, descende de cruce 1, & pourtant il ne descendit point. On ne reconnait le profit d'une personne, ni au temps de sa conversion, ni quelque temps après, mais à un certain temps de tentation ou tribulation ; & telle elle est pendant ce temps-là, telle elle est après.

Il faut avoir de la force. Vous aurez dégoût de tous les exercices ; vous n'oserez vous découvrir, ni communiquer à votre directeur ; de là les amitiés particulières ; si l'on vous dit un mot, vous serez prêts à en répondre deux ; vous vous sentirez dans une profonde mélancolie ; & c'est de l'usage que nous faisons de cet état que dépend notre salut.

La première chose que fait le diable, c'est de nous aveugler, de nous ôter les bons sentiments que nous avons, la confiance en Dieu & en ceux auxquels il nous a confiés. Il faut prier pour ceux que nous apercevrons être en cet état, afin que, quand nous y serons nous-mêmes, nous puissions, par leurs prières, obtenir de Dieu la grâce d'en faire un bon usage, & imiter en cela Notre-Seigneur, ,quii passus est pro nobis, relinquens exemplum, ut, quemadmodum ille fecit, ite & nos fæiamus 2, comme il pleura sur la ville de Jérusalem 3.

 

81 bis. - Extraits d’entretiens divers

(entre n° 81, p. 99, & n° 82, p. 100)

Abelly III, 342-343. Entretiens, édition A. Dodin, p. 982.

Vanité et paresse, causes de défection

[343] J'ai remarqué (disait-il en un autre rencontre) en la plupart [343] de ceux qui font banqueroute à leur vocation, du relâchement en deux choses. La première est le lever du matin, auquel ils ne sont point exacts; & la seconde, l'immodestie des cheveux, les laissant trop croître, & se portant insensiblement à d'autres semblables vanités.

Entretien 81. - Recueil de diverses exhortations, p. 41

1. Matthieu 27, 40, 42.

2. I Pierre 2, 21.

3. Luc 19, 41.

Entretien 81 bis. - Abelly III, 342-343.

 

 

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82. - Extrait d’entretien

MORT D'UNE PERSONNE TRES ATTACHEE A LA COMPAGNIE

Saint Vincent dit un jour aux siens, après avoir appris la mort d'une personne très affectionnée à la Compagnie :

Je ne doute pas que vous n'ayez été vivement touchés de la privation de cette personne, qui, nous était si chère. Mais Dieu soit loué ! Vous lui avez dit aussi qu'il a bien fait de nous l'ôter, & que vous ne voudriez pas qu'il en fût autrement, puisque tel a été son bon plaisir.

 

83.—AVIS DONNES

PENDANT LA RETRAITE ANNUELLE DE 1632

Se donner entièrement à Dieu pour le servir en la vocation en laquelle il lui a plu nous appeler.

Faire une grande estime de sa vocation et s'y affectionner plus qu'à toutes les autres conditions du monde, nous confondant nous-mêmes, si nous n'y avons point d'affection, voyant les externes en faire une si grande estime et qu'on nous demande de plusieurs endroits.

Avoir une grande affection pour tous les règlements, les regardant comme moyens que Dieu nous présente pour nous perfectionner en notre vocation, et former de grands desseins et fortes résolutions de les garder ponctuellement. Que si d' aventure il y en a quelques-uns qui répugnent à nos sentiments, tâcher de nous vaincre

Entretien 82. — Abelly, op. cit. L. III, chap. V, sect. II, p. 48.

Entretien 83.—Bibl. municip. de Bordeaux, ms. 803, pp. 17-23. L'auteur du manuscrit faisait partie de ]la congrégation de la Mission en 1665. (Cf. ibid. p. 1.)

 

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en cela et nous en mortifier, et surtout prendre bien garde de ne point faire paraître notre aversion aux autres, en quelque façon que ce soit.

S'étudier à une tendre et cordiale amitié envers tous ceux de la maison ; et si d'aventure nous avons aversion de quelqu'un, ne le dire à personne, sinon au supérieur, et tâcher par toutes sortes de moyens de se vaincre en cela.

Tous ceux qui seront donnés pour supérieurs aux missions doivent tenir la main à ce que les règlements s'y observent exactement.

Porter un grand respect à tous ceux qui nous seront donnés pour supérieurs et témoigner que nous sommes bien aises de ce qu'ils nous commandent et nous reprennent de nos fautes.

Nous respecter grandement les uns les autres ; et quoique, dans les récréations, il faille se comporter gaiement, il faut néanmoins que ce soit respectueusement ; et pour cela, il est fort à propos de ne se point toucher, ni tutoyer, et de ne parler point en latin corrompu, qui tire après soi des niaiseries.

Ne jamais s'indigner, ni reprendre les autres publiquement, particulièrement en ce qui est des prédications, catéchismes ou confessions.

Ne proposer jamais devant les autres les fautes et imperfections qu'on y aura remarquées ; mais, si l'on Juge que l'avertissement soit profitable, le faire en secret à la personne qui a failli, avec le plus de charité et de douceur qu'il sera possible, et, si la chose est de considération, en avertir le supérieur.

Il est fort à propos de ne louer personne que fort rarement et prudemment, au moins en sa présence.

Avoir un grand désir de parvenir à la perfection ; et pour ce faire, nous inciter les uns les autres dans nos

 

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conversations, louant toujours la vertu et la mortification. Que si nous avons aversion à quelqu'un, nous nous contenterons de la dire au supérieur ou directeur ; et surtout il n'en faut jamais parler aux autres, ni en public, ni en particulier, encore moins mépriser la vertu de ceux qui la pratiquent.

Etre grandement mortifiés et nous rendre indifférents en toutes choses, particulièrement pour ce qui est du vivre, du coucher et du vêtir ; et si l'on a besoin de quelque chose, on le pourra dire à celui qui a soin d'y pourvoir, et celui ci au supérieur. Il ne faut jamais s'entretenir si on a bien ou mal dîné, qu'on est bien ou mal couché, bien ou mal vêtu.

Observer inviolablement aux missions tout ce qui suit : 1° se lever à quatre heures et se coucher à neuf ; 2° faire son oraison ; 3° dire son office avec les autres ; 4° aller à l'église et en sortir avec les autres ; 5° dire la messe à son tour ; 6° ne point sortir de l'église sans permission, disant la cause au supérieur ; 7° faire lecture durant le repas ; 8° tous les vendredis tenir chapitre ; 9° ne parler jamais en public de la confession, ni proposer aucun cas de conscience touchant icelle, sans en .avoir communiqué au supérieur.

Quand il se présentera quelque différend à vider où li y aurait de la difficulté, ne l'entreprendre point sans en avoir communiqué au supérieur, pour y commettre qui bon lui semblera.

Quand l'on demandera quelque chose au supérieur, se préparer au refus, et l'accepter de bon cœur quand on nous le donnera ; et se bien garder de murmurer ni témoigner aucun ressentiment, et ne pas dire qu'on ne demandera plus rien désormais.

 

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84. — AVIS DONNES

PENDANT LA RETRAITE ANNUELLE DE 1635

Se soumettre volontiers et indifféremment à tous les supérieurs qui nous seront assignés, principalement aux missions.

Honorer la pauvreté de N.-S. au vivre ; se contenter de ce qui sera porté de l'ordre du supérieur ; ne s'en plaindre jamais, encore moins s'entremettre pour cela.

Eviter comme peste de la communauté toutes ligues, partialités et amitiés particulières.

Ne point parler de la conduite des affaires de la maison, ni de celles des particuliers.

S'affectionner aux règlements et y être exacts.

N'omettre jamais aux missions la lecture de table, ni .en tout, ni en partie, ni même après avoir fait l'adieu, ou clos la mission.

Ne point parler des prédications, catéchismes et confessions pour en louer ou blâmer quelqu'un qui y aurait bien ou mal réussi.

Ne point viser à s'établir dans les esprits, évitant pour cela les visites et les entretiens des personnes qualifiées et ne cherchant pas qu'on nous écrive, sinon pour les affaires de la Charité, ou pour l'entretien de la jeunesse en la dévotion.

N'entreprendre aucun accommodement difficile, ou qui demande du temps, sans l'ordre du supérieur.

Porter un grand honneur et respect à messieurs les curés et vicaires des lieux où nous irons ; n'entreprendre rien contre leur gré, ni même sans leur en avoir communiqué, principalement aux choses grandes, comme sont

Entretien 84.—Bibl. municip. de Bordeaux, ms. 803, p.-. 24-27.

 

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l'établissement de la charité, la communion des enfants, la procession et les accommodements d'importance, et sans leur approbation.

N'aller jamais manger chez autrui durant la mission, ni même hors d'icelle, sans une grande nécessité et sans la permission du supérieur.

Ne convier, ni admettre jamais personne à notre table durant la mission, sinon messieurs les curés, et ce fort rarement.

Ne recevoir aucun présent de qui que ce soit, pour petit ou pour grand qu'il puisse être.

Ne point passer par les voix les difficultés qui se présenteront à résoudre, mais s'en remettre au supérieur, lequel, en cela, se conformera aux façons de faire de la Mission et selon que Dieu l'inspirera.

Faire Fuir <P. Coste> les pompes et apparats extraordinaires aux processions et communions de la jeunesse.

Souffrir volontiers qu'on nous fasse quitter les prédications ou catéchismes que nous aurions commencés en une mission, pour en faire parler d'autres en notre place ; et même, au petit catéchisme, qu'on nous interrompe et qu'un autre prenne la place, si le supérieur le juge ainsi à propos.

Quand on entendra femmes ou filles en confession, ne s'approcher d'elles que le moins qu'on pourra, et, pour cette fin, faire reculer ceux qui seront à l'entour. Et outre ce soin qu'un chacun aura en son particulier, le supérieur ira de temps en temps voir si cela s'observe, et y mettra ordre.

S'entr'avertir charitablement et humblement les uns les autres des manquements qu'on aura remarqués, et que cette pratique soit en vigueur et fleurisse parmi nous.

 

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85. — CHAPITRE DU 29 OCTOBRE 1638

Respect dû à M. le prieur.— Avertissements au chapitre.— Condescendance envers les retraitants. — Ponctualité. — Garder le secret sur ce qui se dit au chapitre.—
Fuir l'esprit de murmure.

Sur ce qu'un frère s'accusa d'avoir parlé un peu insolemment à M. le prieur (1), Monsieur Vincent dit que cette faute extrême (ainsi l'appelait-il) n'avait pas été toute seule et qu'elle avait été précédée sans doute de beaucoup d'autres manquements de respect et paroles irrévérentes envers ceux de la maison, avant qu'il en soit venu à cette extrémité. Il releva fort cette faute, ajoutant que nous devions considérer M. le prieur comme notre père.

Sur ce qu'un autre s'accusa d'avoir donné des avertissements en des choses où il avait intérêt, M. Vincent dit, premièrement, que c'était un bon signe ; que celui-là avait envie de s'avancer en la vertu, qui fait des avertissements, et que c'était une vertu, mais qu'elle consistait dans le milieu, parce que les deux extrémités étaient vicieuses. Il dit qu'il avait remarqué que, s'il y avait des esprits discords, mal faits et mal mortifiés dans une communauté, c'étaient ceux qui ne donnaient jamais d'avertissements, de peur d'en recevoir. Il dit aussi qu'il y avait du péril à trop avertir ; et pour cela, il régla que l'on n'avertirait tout au plus une personne que deux fois, et encore qu'il n'y faudrait revenir la deuxième fois qu'après une mûre délibération et un ample examen de l'action ou chose de laquelle on veut avertir. Et pour examiner un avertissement et le faire légitimement, il dit qu'il fallait observer ces circonstances :

Entretien 85. — Recueil de diverses exhortations, p. I.

1. Adrien Le Bon.

 

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1° s'il n'y avait point d'antipathie, et si cette antipathie n'était point cause de l'avertissement que nous donnons ; 2° si nous n'avons pas d'intérêt dans la chose ; 3° voir si c'est une vraie faute ; et si c'est en choses moindres, s'assurer si on ne l'a pas faite par précipitation ; que si on ne l'avait faite qu'une ou deux fois, ne pas avertir ; il n'y a pas de si grand saint qui ne fasse quelque faute ; 4° voir si ce n'est pas par quelque mouvement de revanche, pour donner le change à notre frère, en suite d'un avertissement qu'il nous aurait fait. Il a dit aussi que quelquefois il ne fallait pas avertir de la tristesse du visage, parce que cela peut arriver de ce que celui qui nous paraît triste se récollige.

Il dit aussi qu'il fallait que nous prissions garde de mentir quand nous disions, en avertissant notre frère, que nous le faisons en esprit d'humilité et de charité ; ce qui peut arriver si l'une des quatre circonstances susdites y manque. Or, avertir en esprit d'humilité et de charité, c'est s'estimer plus criminel que celui qu'on accuse, ou contre lequel nous portons témoignage en l'avertissant de ses fautes, et le faire dans le désir de lui procurer sa perfection.

Sur ce que l'on s'accusa d'avoir remis un exercitant à un autre jour que celui auquel il avait désiré commencer ses exercices, sous prétexte qu'il y en avait trop, M. Vincent dit qu'il fallait honorer la grande bonté de Notre-Seigneur, qui donnait accès auprès de lui aux pénitents, à quelque temps qu'ils se présentassent.

Il appela une sainte incivilité de laisser une compagnie lorsque la cloche nous appelait à quelque exercice, de quelque qualité que fussent les personnes avec lesquelles on s'entretient pour lors.

Monsieur Vincent recommanda qu'on ne s'entretînt ni au dedans, ni au dehors, de ce qui avait été dit au

 

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chapitre, quoiqu'anciennement les premiers chrétiens le fissent et déclarassent publiquement leurs fautes. Mais, depuis, par malheur, qu'il en arriva quelque scandale, il fut ordonné qu'on se confesserait auriculairement et en particulier ; et il dit que la façon de vivre en communauté était l'image de la façon de faire des premiers chrétiens, qui, pour être reçus dans l'Eglise, quittaient leurs biens et les apportaient aux pieds des apôtres. Il dit aussi qu'il fallait se garder de l'esprit de murmure, entièrement contraire à celui de la charité, qui lie les cœurs par affection et cordialité, et que c'était cet esprit qui était cause de tout le désordre que le péché d'Adam nous avait apporté.

 

86. — CONFERENCE DU 29 OCTOBRE 1638

SUR LA PERSEVERANCE DANS SA VOCATION

1° C'est Dieu qui nous a appelés et qui de toute éternité nous a destinés pour être missionnaires, ne nous ayant fait naître ni cent ans avant, ni cent ans après, mais précisément dans le temps de l'institution de cette profession ; et par conséquent, nous ne devons chercher, ni espérer repos, contentement et bénédictions ailleurs que dans la Mission, puisque ce n'est que là que Dieu nous veut et nous désire, en présumant, bien entendu, que notre vocation est bonne, et non pas fondée sur l'intérêt, ni pour s'exempter des incommodités de la vie, ou pour tout autre respect humain.

2° Nous sommes les Premiers appelés. On appelle les premiers d'une congrégation ceux qui y entrent durant le premier siècle de son établissement, qui est ordinairement

Entretien 86.— Recueil de diverses exhortations, p. 3.

 

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de cent ans. Puisque donc nous sommes les premiers choisis pour ramener en la bergerie les brebis égarées, si nous en fuyons, que sera-ce ? Où pensons-nous aller ? Quo ibo e spiritu tuo et quo a facie tua fugiam (1) Si un roi avait choisi quelques soldats entre les autres pour donner les premiers l'assaut, cet honneur ne leur serait-il pas un puissant motif pour leur faire perdre l'envie de lâcher pied ?

3° Nous sommes en cette vocation fort conformes à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, ce semble, avait fait son principal, en venant au monde, d'assister les pauvres et d'en prendre le soin. Misit me evangelizare. pauperibus (2) Et si on demande à Notre Seigneur : "Qu'êtes-vous venu faire en terre ? " — "Assister les pauvres." — "Autre chose? " — " Assister les pauvres ", etc. Or, il n'avait en sa compagnie que des pauvres et s'adonnait fort peu aux villes, conversant presque toujours parmi les villageois et les instruisant. Ainsi ne sommes-nous pas bien heureux d'être en la Mission pour la même fin qui a engagé Dieu à se faire homme ? Et si l'on interrogeait un missionnaire, ne lui serait-ce pas un grand honneur de pouvoir dire avec Notre-Seigneur : Misit me evangelizare pauperibus ? C'est pour catéchiser, instruire, confesser, assister les pauvres que je suis ici. Or, cette conformité avec Notre-Seigneur, qu'entraîne-t-elle avec elle, sinon la prédestination ? Nam quos praescivite et praedestinevit conformes fieri imaginis Filii sui. (3) Si nous quittons notre vocation, il est bien à craindre que ce ne soit la chair ou le diable qui nous en retire. Voulons-nous leur obéir ? Car, puisque Dieu nous y a appelés, il n'y a pas d'apparence que ce soit lui qui nous en retire. Dieu ne se

1. Psaume CXXXVIII, 7.

2. Evangile de saint Luc IV, 18.

3. Epître aux Romains VIII, 29.

 

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contredit pas. Toutefois nous ne savons pas les secrets de Dieu et nous ne voulons rien juger, mais toujours nous dirons que cette retraite est suspecte et douteuse.

MOYENS.— 1° Il faut demander à Dieu cette confirmation ou affermissement en notre vocation ; c'est un don de Dieu.

2° Il faut faire grande estime de notre vocation.

3° Garder ponctuellement tous les règlements de la maison, car, quoiqu'il y en ait peu, néanmoins il n'y en a pas un qui ne soit important.

4° Ne permettre que l'on parle ni contre les supérieurs, ni contre les façons de faire ou conduite de la maison.

5° Vivre en grande charité et cordialité ensemble. Il ajouta pour consoler les frères servants (4) dans leur vocation, qu'ils menaient, aussi bien que les prêtres, une vie conforme à celle de Notre-Seigneur et qu'ils imitaient la vie cachée de Notre-Seigneur, durant laquelle il s'employait aux exercices corporels, travaillant en la boutique d'un charpentier et faisant le ménage comme un valet à gages ; et ainsi qu'ils imitaient une vie de trente ans, et les prêtres, dans leurs fonctions, n'en imitaient qu'une de trois ans et demie ; qu'eux honoraient la vie servile de Notre-Seigneur, et les prêtres son sacerdoce ; et partant que la conformité avec Notre-Seigneur se rencontrait dans l'une et l'autre vocation ; qu'au reste, à cause de l'union qui est entre les membres d'un même corps, qui fait que ce qu'un membre fait, l'autre est censé y avoir part, il est certain que les frères confessent avec les confesseurs, prêchent avec les prédicateurs, évangélisent les pauvres avec les prêtres de la Mission qui les évangélisent, et par conséquent sont dans cette conformité susdite avec Notre-Seigneur Jésus-Christ.

4. Les frères coadjuteurs.

 

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87. — CHAPITRE DU 17 DECEMBRE 1638

Soupirs et gémissements proférés pendant les exercices de piété. — N avertir au chapitre de choses bonnes en soi, que s'il y a eu excès. — Ne pas inviter les étrangers sans permission à prendre leur repas au réfectoire. — S'adresser à la cour céleste pour connaître ses défauts.

Sur ce qu'un frère s'accusa d'être sujet à faire des soupirs, M. Vincent dit que les soupirs provenaient de trois ou quatre causes ; qu'il y avait des soupirs qui provenaient du mouvement du Saint-Esprit par la sainte componction qui s'insinuait dans l'âme à la vue des fautes, de l'enfer, du paradis, etc., et que, pour ceux-là, il ne les fallait blâmer ; d'autres qui provenaient de quelque infirmité de rate, qu'il appelait hatuosité ; d’autres qui provenaient d'habitude contractée de soupirs produits dans la chaleur et ferveur de l'oraison et dévotion ; d'autres affectent tout exprès ces soupirs pour s exciter à la piété. Il ajouta que, pour les soupirs de ces trois dernières espèces, on pouvait s'en accuser et en avertir au chapitre, toutefois après en avoir conféré avec le supérieur ; encore fallait-il que cela ne se fît que parce que celui qui les produit en use trop fréquemment.

Il dit aussi que l'on pouvait provoquer et convier les autres à dire quelque chose d'édification ; et cela à propos d'un avertissement qui fut fait de ce qu'un frère disait à l'arrivée d'un autre frère : "Ah ! voilà notre frère N... qui nous dira quelque chose de bon " ; et il ajouta que c'était le salut ordinaire des Pères anciens du désert et des premiers chrétiens de se dire les uns aux autres : Dic nobis veabum aedificationis. Il régla qu'on ne fît plus d'avertissement sur des choses qui étaient bonnes

Entretien 67. — Recueil de diverses exhortations, p. 5.

 

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en substance, si ce n'était pour la quantité ou par excès, trop souvent et hors de propos.

Sur ce que quelqu'un s'accusa de s'être donné la liberté de faire manger un externe au réfectoire de son autorité privée, M. Vincent releva cette faute et dit qu'il voulait petit à petit abolir cet abus, qui s'était glissé dans la communauté, de convier et faire manger si facilement les externes dans la maison, et que cela ne se pratiquait en aucune maison religieuse ni particulière ; que ce n'était point l'usage, et que cette grande facilité avait donné la hardiesse à quelques étrangers de s'introduire d'eux-mêmes dans le réfectoire, et s'en étaient moqués ensuite ; car le bien, disait-il, n'a point été laissé par les fondateurs pour cette fin, et n'en étant, nous, que dispensateurs, nous en devons rendre compte à Dieu. Il dit qu'un fils se garderait bien de retenir personne à boire et à manger s'il n'avait demandé et obtenu la permission de son père ; que c'est trancher en maître d'introduire ainsi hardiment et inconsidérément les étrangers ; et il rapporta quelques raisons pour lesquelles il pensait que les autres communautés ne toléraient point un tel abus.

La première, c'est qu'être ainsi hors des heures dans un réfectoire, et à tout bout de champ y faire manger des personnes, c'est en faire un cabaret, et cela est scandaleux. La deuxième, c'est que cela incommode les officiers, qui, ayant d'autres besognes à faire, en sont divertis par les occupations et le service qu'il faut rendre aux survenants. La troisième, c'est que, comme les portions et le nombre sont réglés, il faut, dans les occasions, n'y ayant rien de préparé, prendre ce qu'il faut pour ces gens-là sur la communauté. Monsieur Vincent conclut qu'il faut quitter cette coutume, qui ne doit point avoir lieu et qui a été entretenue

 

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par un abus que l'on a fait de la facilité des supérieurs, ou par la propre témérité des domestiques.

Il dit que, quand nous avions bien envie de connaître nos défauts pour nous en corriger, nous pouvions nous adresser intérieurement à la cour céleste, priant Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa sainte Mère, notre ange gardien, nos patrons, de nous avertir de nos manquements ; et il ajouta que cette pratique était excellente et serait efficace.

 

88. — CHAPITRE DU 19 JANVIER 1642

Dieu mesure ses grâces aux besoins d'un chacun.

Lecture quotidienne d'un chapitre du Nouveau Testament.

Dieu nous donne ses grâces suivant les besoins que nous en avons. Dieu est une fontaine dans laquelle chacun puise de l'eau suivant les besoins qu'il en a. Comme une personne qui a besoin de six seaux d'eau en puise six ; de trois, trois ; un oiseau qui n'en a besoin que d'une becquetée, ne fait que becqueter ; un pèlerin avec le creux de sa main pour se désaltérer ; il en est de même de nous à l'égard de Dieu.

Nous devons avoir grande dévotion à nous rendre fidèles à la lecture du chapitre du Nouveau Testament et à produire, au commencement, les actes : 1° d'adoration, adorant la parole de Dieu et sa vérité ; 2° entrer dans les sentiments avec lesquels Notre-Seigneur les a prononcées, et consentir à ces vérités ; 3° se résoudre à la pratique de ces mêmes vérités. Par exemple, je lirai : "Bienheureux ; sont les pauvres d'esprit." (1) ; je me résoudrai et me donnerai à Dieu pour pratiquer cette

Entretien 88. _ Recueil de diverses exhortations, p. 7.

1. Evangile de saint Matthieu V, 3.

 

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Vérité dans telle et telle rencontre. Tout de même, quand je lirai : "Bienheureux sont les débonnaires", (2) je me donnerai à Dieu pour pratiquer la douceur. Surtout il faut se donner de garde de lire par étude, disant : " Ce passage me servira pour telle prédication " mais seulement lire pour notre avancement. Il ne faut pas se décourager, si, l'ayant lu plusieurs fois, un mois, deux mois, six mois, on n'en est pas touché. Il arrivera qu'une fois nous aurons une petite lumière, un autre jour une plus grande, et encore plus grande lorsque nous en aurons besoin. Une seule parole est capable de nous convertir ; il n'en faut qu'une, comme il n'en a fallu qu'une à saint Antoine.

 

89. — ENTRETIEN DU 19 FEVRIER 1642

Ne pas s'étonner des épreuves que Dieu envoie.

Il faut rompre ses attaches.

Monsieur Vincent dit qu'il ne fallait pas s'étonner de se voir dans des états déplorables de désespoir, de pensées horribles et abominables, tous ces états ne venant pas de nous ; mais Dieu les permet pour nous éprouver ; et que, du reste, ces états passeront : Numquam in eodem statu permanet (1). Il rapporta là-dessus l'exemple de Madame de Chantal, qui se croyait toujours dans un état déplorable, en sorte qu'elle ne voyait qu'abominations dans son âme et qu'elle n'osait faire attention sur ses actions, pour ne voir pas tant de défauts ou de vanité, ou de respect humain, ou de propre satisfaction, etc...

Il dit aussi qu'il fallait être dans une perpétuelle

2. Evangile de saint Matthieu V, 4.

Entretien 89.Recueil de diverses exhortations. p. 7.

1. Livre de Job XIV, 2.

XI. - 8

 

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mortification, particulièrement le missionnaire ; qu'il fallait couper, tailler, trancher, se défaire des attaches qu'on pourrait avoir à ses petits objets, même à certaines prières ; que c'était être idolâtre de ces objets privés. Il rapporta l'exemple d'un gentilhomme (2) qui était vaillant. Un jour, s'examinant pour voir s'il n'avait point d'attaches, il se demanda s'il n'en avait point à ses amis, à son chapeau, et ainsi à d'autres choses, auxquelles il sentit n'être point attaché, et lesquelles il quitterait volontiers pour Dieu. Quand il s'examina sur son épée, avec laquelle il s'était comporté si vaillamment, il y sentit de l'attache, et pour s'en défaire il la prit, et, en ayant frappé contre un rocher, il la mit en deux et ne se servit plus d'épée, s'abandonnant entièrement à la providence de Dieu et se confiant en sa sainte miséricorde.

 

90. — REPETITION D'ORAISON DU 18 MARS 1642

SUR L'HUMILITE

Monsieur Vincent dit que, si nous avions quelque chose à demander pour la Compagnie, c'était l'obéissance et l'humilité ; qu'il nous fallait plutôt pleurer lorsque nous étions dans les applaudissements, puisque Notre-Seigneur dit : Vae vobis, cum benedixerint vobis homines (1) ; qu'il fallait toujours, dans notre particulier, choisir le dernier rang, dans la croyance que nous devons avoir que nous sommes le moindre de tous ; et ce qu'un particulier pensait de lui, il devait l'appliquer à la Compagnie, croyant qu'elle est la moindre

2. Le comte de Rougemont.

Entretien 90.Recueil de diverses exhortations, p. 8.

1. Evangile de saint Luc VI, 26.

 

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dans l'Eglise de Dieu, la plus chétive de toutes, et que, si elle n'avait point ces sentiments, Dieu lui retirerait ses grâces ; que celui-là serait fou qui s'imaginerait que la Compagnie était celle dont a prophétisé saint Vincent Ferrier, que dans les derniers temps on verrait une Compagnie de prêtres qui devait grandement profiter à l'Eglise de Dieu.

Il dit qu'il fallait aimer le mépris et la confusion de ne pas réussir dans les prédications, dans les emplois ; qu'il fallait fuir comme on court au feu, quand nous en verrions qui auraient des sentiments d'honneur et de prétention ; et pour cela, il commanda d'ôter le drap mortuaire de velours qui était sur le corps de notre frère Le Bœuf (2) disant que cela représentait encore le faste du.monde.

 

91. — ENTRETIEN DU 21 MARS 1642

SUR LA SOBRIETE ET LE SlLENCE A TABLE

Monsieur Vincent parla avec effusion de l'avantage de la sobriété et de tremper bien son vin ; que c'était sensualité de faire autrement et que la Compagnie avait reçu un grand scandale pour quelque désordre qu'avait causé un missionnaire en s'enivrant ; que cela avait été reconnu tel et que Dieu permettait ces fautes pour nous mettre sur nos gardes et pour nous montrer qu'il y a bien des fautes dans la Compagnie.

Ce même jour, il parla avec la même véhémence contre ceux qui parlaient à table pendant la lecture, et répéta par plusieurs fois ces paroles : "Parler à table

2. Eloi Le Bœuf, né à Roye (Somme), entré dans la congrégation de la Mission le 24 septembre 1641, à l'âge de dix-neuf ans.

Entretien 91. - Recueil de diverses exhortations, p. 9.

 

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pendant la lecture ! " jusqu'à quinze ou vingt fois. Quoi ! sera-t-il dit qu'à l'imitation de cette Compagnie, plusieurs bons ecclésiastiques se font lire à table et écoutent avec avidité la lecture, et que néanmoins nous tombions dans ce défaut, et cela dans la naissance de la Compagnie ! Ah ! que ces fautes soient au commencement de la Compagnie!

 

92. — ENTRETIEN DU 22 MARS 1642

SUR LES VERTUS THEOLOGALES

Monsieur Vincent dit qu'il fallait que les vertus s'imprimassent bien avant dans nos cœurs ; qu'il fallait commencer par la foi, ne jamais admettre en son esprit quelque raisonnement contraire à cette vertu, contraire à l'Ecriture Sainte, contraire au sens et explication de l'Eglise. Il dit ensuite qu'il fallait avoir une grande confiance en Dieu, une méfiance de soi-même et un grand amour de Dieu ; et, à ce sujet, il rapporta l'exemple d'un gentilhomme qui avait été autrefois dans la liberté et qui maintenant était tellement rempli d'amour de Dieu, qu'il ne pouvait faire autrement que de l'aimer ; l'amour de Dieu a tant d'attrait sur son esprit qu'il se peut dire en quelque sorte que les âmes damnées et les démons n'ont pas tant de haine de Dieu que ce gentilhomme a d'attrait à l'aimer.

Entretien 92. —Recueil de diverses exhortations, p. 9.

 

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93. — REPETITION D'ORAISON DU 26 JUIN 1642

Mort édifiante de la comtesse de Saint-Paul. — Le saint s'humilie.
Travaux des missionnaires d'Annecy.

 

Lettre d'un missionnaire à un de ses confrères

Monsieur,

J'ai cru vous devoir f aire part des bons avis que notre très bon et très honorable Père nous a donnés ce matin à la répétition de l'oraison : c'est au sujet de nos confrères qui sont à Annecy. Il nous disait que M...., avec un autre de la Compagnie et trois du séminaire, faisaient mission avec grande bénédiction ; d'une autre part, que M...., avec un autre de la communauté, étaient employés en une autre mission, et que MM. Tholard et Bourdet (qui est le frère de celui que vous avez vu) étaient restés à la maison et qu'ils avaient fait tous les deux l'ordination dernière avec grand fruit. Il nous a fait admirer la bonté de Dieu envers ces deux derniers, et particulièrement à l'endroit de M. Bourdet, qui, pendant qu'il a été ici, ne pouvait réussir aux emplois extérieurs ; même la plupart ne lui croyaient pas le sens commun, et l'on craignait de lui faire faire récit de son oraison ; et même que M. de la Salle, ou quelqu'autre, le lui avait souvent proposé pour le renvoyer ; au reste, toujours fort intérieur et obéissant. J'ai eu le bonheur de le voir quelque temps au séminaire ; il m'a paru tel que notre bon Père le décrivait ; néanmoins le voilà maintenant, nous disait-il, à conduire des ordinands, qui étaient en cette dernière fois jusqu'au nombre d'environ trente-neuf ; lesquels ordinands

Entretien 93. —Recueil de diverses exhortations, p. 10,

 

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sont doués d'esprit et de sagesse en ce pays plus qu'en celui-ci.

Voilà les sujets d'étonnement et d'admiration que notre bon Père nous proposait aujourd'hui. Ensuite il nous exhortait à avoir une grande confiance en Dieu, qui s'est toujours plu à faire merveille par des choses petites, et ajoutait que nous devions beaucoup nous étudier à l'humilité, à l'obéissance. Mais ce qui me Poussa davantage à vous écrire, c'est qu'il nous disait que, faisant lecture des lettres que lesdits MM. Bourdet et Tholard ont écrites, les mouvements de son cœur étaient de venir dans le séminaire et de crier à tous nos frères qu'ils sortissent pour aller travailler à la campagne, qu'ils avaient assez de science et de capacité, que Dieu voulait se servir d'eux. Voici ses paroles : " Allons, mes frères, allons servir notre bon Maître."

Un autre mouvement le prit pour envoyer à Rome Ceux qui n'avaient pas l'âge de la prêtrise, pour obtenir de Sa Sainteté à être reçus avant l'âge. Je ne puis Vous exprimer avec quelle effusion, avec quelle abondance de l'esprit de Dieu cela se disait, avec quel feu, avec quelle violence ; seulement je puis vous dire que mon cœur en était tout joyeux, tout content ; et néanmoins il se plaignait qu'il ne sentait pas ce mouvement violent, que peut-être il avait commis quelque péché et que Dieu avait retiré ses grâces. Et je vous laisse à penser, si mon cœur si endurci en était attendri, que devez-vous juger de tous ceux de la Compagnie ! Nos bons frères, à qui ce discours ne semblait pas s'adresser directement, en étaient tous ravis.

A quelqu'autre occasion, il nous rapporta la mort de Cette vertueuse comtesse de Saint-Paul, qui, toute huguenote qu'elle avait été et toute princesse qu'elle était, lorsqu'on lui apporta Notre-Seigneur, se jeta en bas du

 

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lit pour l'adorer, et là elle s'écria : "Vous le savez, mon Dieu, que je suis indifférente à toute autre chose qu'à vous aimer et à faire votre volonté, et, au contraire, que je suis déterminée et toute prête à la faire entièrement." De là notre bon Père tirait des sujets de confusion pour nous autres, qui sommes si opiniâtres à résister à la volonté de Dieu, à faire la nôtre propre et à n'acquiescer pas à celle des supérieurs, à vouloir aller en mission, etc... Et une femme nous montre notre leçon !

Le même jour, en la même répétition, un de nos bons frères disant qu'il entrait en confusion de ce qu'il profitait si peu des bons exemples et de tant de merveilles qu'il voyait en lui, Monsieur Vincent laissa passer ces paroles, et après la répétition il dit : "Mon frère, nous avons cette pratique parmi nous de ne jamais louer personne en sa présence" ; qu'à la vérité il était une merveille, mais une merveille de malice, plus méchant que le démon ; et que le démon n'avait pas tant mérité d'être en enfer que lui ; et il ajouta qu'il ne disait pas cela par exagération.

 

94. — CHAPITRE DU 27 JUIN 1642

Il faut prier pour ses supérieurs.

Lettre d'un missionnaire à un de ses confrères

Monsieur,

A la recommandation que M. Vincent faisait au sujet de M. Alméras (1) il dit qu'il fallait beaucoup prier

Entretien 94. Recueil de diverses exhortations, p. 1

1. Directeur du séminaire interne.

 

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Dieu de lui communiquer abondamment son esprit pour le départir aux autres. Si l'enfant qui est à la mamelle pouvait parler, il demanderait que sa mère fût bien nourrie, pour en recevoir sa nourriture ; de même, il doit en être ainsi des inférieurs, puisque les supérieurs et directeurs sont comme les mamelles qui doivent allaiter les autres. Quand le canal de notre maison est crevé, nous n'avons point d'eau. Ainsi il faut prier Dieu qu'il n'y ait pas d'obstacles dans les canaux, qui sont les supérieurs et directeurs.

 

95 — CONFERENCE DU 27 JUIN 1642

SUR L'UNION ENTRE LES MAISONS DE LA COMPAGNIE

Lettre d'un missionnaire à un de ses confrères

Monsieur,

Le sujet de la conférence de ce soir m'a paru de telle importante pour le bien et maintien de la Compagnie, et les raisons qui y ont été déduites nous ont si bien éclairés sur ces matières, que je croirais faire tort à ma conscience si je ne vous en faisais part. Le sujet était de l'union des maisons de la Compagnie. Le premier motif qui fut apporté, c'est que nous étions tous missionnaires et que nous ne faisons qu'un corps ; ainsi, comme il y avait liaison très étroite entre les parties du corps, de même il fallait qu'il y eût pareille union entre les membres de la communauté ; union qui devait s'étendre dans l'observation des mêmes règlements, mêmes façons d'agir, mêmes pratiques, même manière de prêcher, de catéchiser, de confesser ; et que surtout

Entretien 95. Recueil de diverses exhortations, p. 12.

 

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cette union devait être gravée dans les cœurs pour avoir même volonté et mêmes sentiments.

Le deuxième est que, par le moyen de cette union, on ne prétendrait pas aux petites satisfactions que la nature réclame ; comme, par exemple, désirer aller plutôt dans une maison que dans une autre pour y vivre avec plus de liberté, puisque dans toutes on verrait les mêmes pratiques et les mêmes observances.

On rapporta aussi l'union des premiers chrétiens, desquels erat cor unum et anima una, (1) l'union de l'Eglise dans les sacrements, dans le saint sacrifice et dans les cérémonies.

Le deuxième point regardait les moyens d'avoir cette union. Voici ce qui en fut dit par notre bon et très honoré Père, qui ne parla point touchant les motifs. Il dit que le premier et le meilleur moyen était de la demander à Dieu, qui était le moyen unissant, le père des unions, que c'était lui qui unissait les cœurs. "Eh ! demandons-la-lui donc" disait-il.

Le deuxième moyen était d'incliner son cœur vers tous ceux de la Compagnie et d'avoir une grande estime de tous les membres qui la composent.

Le troisième, sur lequel il a insisté, voici à peu près ses paroles :

C'est de parler toujours avantageusement de toutes les maisons de la Compagnie, et ne jamais dire : "On fait ceci, on fait cela" ; non jamais, que Dieu nous en garde ! O Messieurs, qui nous donnera l'esprit de notre pauvre fondatrice (2) ! Je puis rendre ce témoignage que non seulement elle ne disait jamais rien en mal de personne, mais ne trouvait à redire à quoi que ce soit et trouvait tout bien. O Messieurs, qui nous donnera cette

1. Livre des Actes IV, 32.

2. Madame de Gondi.

 

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charité de trouver tout bien ! Qui nous donnera cette vertu, même civile ! Feu Madame la générale des galères avait cette pratique de ne jamais parler mal des absents ; M. Portail le sait ; il l'a vue, comme moi. Jamais je ne lui ai rien entendu dire au désavantage des absents ; au contraire, elle en était l'avocat, elle détournait les dis--cours qui tendaient à la médisance, avec adresse.

Oh ! que cela est vilain et indigne d'un esprit bienfait, de ne trouver rien de bien ! Voyez-vous, Messieurs,. presque tout ce que nous trouvons mal ne l'est que dans notre imagination. Non, non, c'est que nous nous trompons. Ceux qui sont chassieux voient tout chassieux ; ainsi en est-il de ceux qui trouvent à redire à tout ; la passion leur aveugle la raison. Trouvons tout bien ; ne mettons jamais la main sur les défauts d'autrui ; si nous. avons vu quelque chose de mal, mettons-le en oubli, ne le disons jamais aux autres, ne jugeons pas en mal les. intentions de nos frères, pourquoi ils font cela et comment. Oh ! je porte le coup de lancette à l'apostème. Oh ! que je souhaiterais que cette sainte pratique fût parmi nous : trouver tout bon ; qu'il fût dit que dans l'Eglise de Dieu il y a une Compagnie qui fait profession d'être très unie, de ne jamais dire du mal des. absents ; qu'il fût dit de la Mission que c'est une communauté qui ne trouve rien à redire en ses frères ! Vraiment j'estimerais plus cela que toutes les missions, les prédications, les emplois des ordinands et que toutes les autres bénédictions que Dieu a données à la Compagnie, d'autant que l'image de la très Sainte. Trinité serait plus empreinte en nous. Il y a, Messieurs, des Compagnies qui font défi à qui sera le plus vertueux. oh! que dès aujourd'hui tous les membres de cette. petite Compagnie supportent ce défi : à qui dira le plus de bien, à qui défendra les absents. Si quelqu'un fait le contraire en notre présence, jetons-nous à ses pieds.

 

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Ah ! Messieurs, si nous avons une fois fait cela, oh ! qui nous pourra nuire ? Seront-ce les hommes ? Ils n'y feront rien. Seront-ce les diables ? Ils ne peuvent rien contre la charité, elle les fait fuir. O Messieurs, qui nous donnera cela ! O mon Dieu, mon Dieu ! la. Compagnie durerait jusqu'à la fin du monde. Plaise à Jésus-Christ unissant répandre aujourd'hui en cette conférence cet esprit en la Compagnie !

Pour ce qui est du moyen que l'on a dit de l'écriture et de la communication par lettre, je vous prie, que la Compagnie suspende ; je désire y penser encore. Il est vrai, comme on dit, que c'est une sainte Coutume et que les Pères jésuites en usent fort et ont cela pour règle ; je m'en suis enquis d'eux, et avant-hier j'en parlais à un des plus anciens, qui me dit qu'il en revenait à quelques-uns de très grands biens, mais aussi que cela occasionnait de grands inconvénients. A la vérité, il y en a trois ou quatre à qui Dieu a donné bénédiction pour écrire. Nous fûmes tous ravis et touchés merveilleusement d'une lettre qu'un de ceux de cette communauté écrivit à celle de Richelieu, qui nous enflamma le cœur et nous donna sujet de faire cette conférence ; nous en fîmes même trois ; mais néanmoins ce que j'ai appris d'un de, anciens me fait persister dans mon opinion. Je vous prie, suspendons cela ; la Compagnie n'a pas grâce pour cela ; je n'en ai connu que deux ou trois à qui Dieu ait donné bénédiction.

J'ai vu des lettres, au contraire, hélas! Les uns écrivent d'un style haut, relevé, pour dire : "J'en sais" ; et ce n'est que vanité ; les autres d'un style affecté, ce qui est indigne d'un prêtre de la Mission qui fait profession de simplicité ; d'autres écrivent des affaires du monde, des railleries, même taxent les défauts sous mots couverts, et c'est médisance. Oh ! que cela est diabolique !

 

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Que la Compagnie s'en abstienne donc jusqu'à ce qu'elle ait obtenu cela de Dieu. Si quelqu'un sent en soi mouvement d'écrire les pratiques de vertu, les fruits des missions, les bénédictions que Dieu y donne, je conseille à chacun de le faire. C'était la pratique de la primitive Eglise, qui avait institué les protonotaires pour écrire les actions héroïques des martyrs, récits que les évêques envoyaient partout. On en faisait lecture, et cela enflammait les cœurs des chrétiens et les unissait merveilleusement ensemble. Plaise à Dieu lui faire cette grâce! Demandons-la-lui, Messieurs.

J'avais quelques autres moyens à vous proposer, mais ce sera pour la première commodité. Les Pères jésuites ont cette pratique d'écrire du lieu où ils sont à leur général pour l'instruire de tout ce qui peut rendre la Compagnie recommandable ; et le général choisit ce qu'il a de meilleur et l'envoie par toutes les provinces. Ceux qui se sentent affectionnés à écrire, qu'ils en usent de la sorte, mais que ce soit des choses qui regardent la piété.

Voilà, Monsieur, à peu près le discours de notre bon Père, ou plutôt les paroles de Dieu, qui parlait par sa bouche. Il ne reste qu'à nous d'en faire bon usage, surtout de ce saint défi plein de charité. Je ne doute pas que vous n'avanciez toujours de plus en plus dans cette sainte pratique. Pour moi, je veux m'y adonner, avec la grâce de Dieu.

 

96. —REPETITION D'ORAISON DU 20 JUILLET 1642

Pratique du silence. — Il faut traiter avec respect les papiers sur

lesquels sont écrits les noms de Dieu et de la sainte Vierge.

Monsieur Vincent nous recommanda, à la répétition de l'oraison, de faire nos actions en silence, sans bruit,

Entretien 96. Recueil de diverses exhortations, p. 15.

 

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sans tumulte, sans trouble, et apporta plusieurs raisons : 1° Te decet [silentium], Deus, in Sion (1), que le silence plaisait à Dieu ; 2° à raison du scandale que l'on donne en ne l'observant pas. Il ajouta qu'il avait été averti par une personne de piété que l'on fermait les portes trop rudement. Si l'on nettoyait la vaisselle, il fallait que cela se fît en silence, sans bruit. Il connaissait une maison, bien éloignée de notre profession, où il y avait 200 personnes, où néanmoins chacun s'était accoutumé à parler bas, et cela parce que le maître avait témoigné que c'était sa volonté. Il pria la Compagnie d'y faire attention pendant un mois et désira que ce fût la première faute dont on s'accuserait au chapitre.

Le même jour, il recommanda de ne pas se servir dans les lieux des écrits où il serait parlé du saint nom de Dieu, de la sainte Vierge : 1° parce que ce saint nom devait être en grande révérence et vénération ; 2° parce que, comme il est défendu de jurer le saint nom de Dieu en vain, aussi nous ne nous en devons pas servir salement. Il est dit au pécheur : Quare tu assumis testamentum meum per os tuum ? (2) Il recommanda aux officiers d'y tenir la main.

 

97. — ENTRETIEN DU 5 SEPTEMBRE 1642

Bon accueil à faire aux missionnaires qui reviennent des champs.

Monsieur Vincent recommanda de recevoir avec une grande charité ceux qui revenaient des champs et dit

1. Texte du manuscrit : Te decet hymnus, Deus, in Sion (Ps. LXIV, 2)- mais ces mots ne signifient nullement que le silence plait à Dieu ; nous préférons croire que saint Vincent s'est exprimé dans cette répétition d'oraison à peu près comme il l'a fait dans celle du 1er août 1655. (Cf. p. 211.)

2. Psaumes XLIX, 16.

Entretien 57. Recueil de diverse exhortations, p. 16.

 

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qu'il fallait les recevoir comme des personnes qui viennent de bannir le diable, faire régner Jésus-Christ et faire triompher le nom de Dieu. Si l'on a coutume de recevoir avec triomphe ceux qui ont gagné quelque bataille, pourquoi non ceux qui viennent de batailler avec le diable ? Et pour cela, il dit qu'il fallait, quand quelqu'un d'iceux revenait, que le portier sonnât la cloche, cinq ou six coups, pour appeler le procureur et celui qui a soin des exercitants, afin qu'ils se rendent aussitôt. Au son de la cloche, ils doivent quitter tout, hors le saint sacrifice de la messe.

 

98. — REPETITION D'ORAISON D'OCTOBRE 1643

SUR L'ETUDE

Le jour que l'on commença les études, à la répétition de l'oraison, M. Vincent prit occasion de recommander aux prières de la Compagnie les étudiants, disant que, s'il avait jamais recommandé chose avec instance, c'était celle-là, et il apporta quelques raisons, disant : 1° que, quoique tous les prêtres soient obligés d'être savants, néanmoins nous y sommes particulièrement obligés, à raison des emplois et exercices auxquels la providence de Dieu nous a appelés, tels que sont les ordinands, la direction des séminaires ecclésiastiques et les missions, encore bien que l'expérience fasse voir que ceux qui parlent le plus familièrement et le plus populairement réussissent le mieux. Et de fait, mes frères, ajouta-t-il, avons-nous jamais vu que ceux qui se piquent de bien prêcher aient fait bien du fruit ? Il faut pourtant de la science. Et il ajouta de plus que ceux qui étaient savants et humbles étaient le trésor de

Entretien 98.Recueil de diverses exhortations, p. 19.

 

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la Compagnie, comme les bons et pieux docteurs étaient le trésor de l'Eglise.

Il rapporta encore une autre raison pour laquelle il recommandait cela avec tendresse et affection : c'est à cause que c'est le plus dangereux état, non seulement pour les particuliers étudiants, mais même pour le général de la Compagnie, laquelle est beaucoup intéressée à ce que le, particuliers étudient comme il faut, pour se rendre capables des emplois auxquels elle les occupe. Or, comme naturellement nous désirons savoir quelque chose de nouveau, si nous n'émoussons ce désir et cette curiosité, il n'y aura pas une feuille de lecture qui ne puisse servir à la vanité ; et commençant par l'esprit, nous finissons par la chair ; désirant de paraître, nous repaissant de fumée, voulant l'emporter par-dessus les autres, être estimés subtils, de bon sens, de bon jugement ; et voilà où cela va ! O mes frères, prenons bien garde que cet esprit ne se glisse dans la Compagnie ! Ce fut par là que le malin esprit descendit en enfer.

Il rapporta ici l'exemple d'une communauté des plus florissantes de l'Eglise de Dieu, laquelle fut renversée en moins de six ans, à cause que cet esprit de savoir et d'entasser science sur science s'y glissa et y causa un désordre non pareil.

Il ajouta ensuite quelque, moyens d'étudier comme il faut :

1° C'est d'étudier sobrement, voulant seulement savoir les choses qui nous conviennent selon notre condition.

2° Etudier humblement, c'est-à-dire ne pas désirer que l'on sache, ni que l'on dise que nous sommes savants ; ne vouloir pas emporter le dessus, mais céder à tout le monde. O Messieurs, dit-il, qui nous donnera cette humilité, laquelle nous maintiendra ! Oh! qu'il est

 

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difficile de rencontrer un homme bien savant et bien humble ! Néanmoins cela n'est point incompatible. J'ai vu un saint homme, un bon Père jésuite, nommé ..., lequel était extrêmement savant ; et avec toute sa science il était si humble, qu'il ne me souvient pas d'avoir vu une âme si humble que celle-là. Nous avons vu encore le bon M. Duval, un bon docteur, fort savant et tout ensemble si humble et si simple qu'il ne se peut davantage.

3° Il faut étudier en sorte que l'amour corresponde à la connaissance, particulièrement pour ceux qui étudient en théologie, et à la manière de M. le cardinal de Bérulle 1, lequel, aussitôt qu'il avait conçu une vérité, se donnait à Dieu ou pour pratiquer telle chose, ou pour entrer dans tels sentiments, ou pour en produire des actes ; et par ce moyen, il acquit une saintété et une science si solides qu'à peine en pouvait-on trouver une semblable.

Enfin il conclut ainsi : "Il faut de la science, mes frères, et malheur à ceux qui n'emploient pas bien leur temps ! Mais craignons, craignons, mes frères, craignons, et, si j'ose le dire, tremblons et tremblons mille fois plus que je ne saurais dire ; car ceux qui ont de l'esprit ont bien à craindre : scientia inflat (1) et ceux qui n'en ont point, c'est encore pis, s'ils ne s'humilient ! "

1. Autre citation de Bérulle sans date, supra 62. Voir aussi en 1644, infra 139.

2. (1) Première épître aux Corinthiens VIII, 1.

 

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99. —REPETITION D'ORAISON DU 21 OCTOBRE 1643

Nous devons faire pénitence pour expier nos péchés et imiter Notre-Seigneur.—. Exemples d'une Fille de la Charité et de Mademoiselle du Fay. — La Compagnie doit s'estimer heureuse de ne compter dans son sein que des hommes de petite condition et de peu de science.

Touchant la méditation du pauvre Lazare et du mauvais riche, quelqu'un de nos confrères concluant son oraison par la pénitence, cela lui donna occasion de parler, disant que, le jour précédent, Messieurs de la Conférence avaient traité une question touchant la pénitence ; et ce qui avait donné lieu à ce sujet était la pensée d'un certain personnage, qui disait qu'il n'appartenait pas aux prêtres de faire pénitence, mais au peuple seulement ; qu'ils devaient s'adonner à l'étude et au saint sacrifice et se consommer là dedans, illuminant le peuple et tâchant de l'échauffer, par prédication et autrement, à aimer Dieu. Néanmoins dans la conférence on dit des choses si avantageuses pour prouver que les ecclésiastiques doivent entrer dans l'esprit de pénitence et dans les actes, que Monsieur Vincent dit que jamais il n'avait été si touché, et il rapporta quelque chose qui y fut dit :

1° On tira une raison de ce qu'elle est une vengeance, comme l'appelle saint Augustin, que l'on prend des péchés pour satisfaire à la justice de Dieu et réparer autant qu'il est en nous le tort qui lui a été fait. C'est donc une justice que l'on exerce. Or, quel plus grand moyen et plus efficace de réconcilier les hommes avec Dieu que celui-là ? Outre que les prêtres ne sont pas sans péchés, lesquels même sont plus grands et énormes

Entretien 99. Recueil de diverses exhortations, p 20-

XI. —9

 

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devant Dieu que ceux des laïques, et sont peut-être cause des châtiments que Dieu exerce sur le pauvre peuple.

2° Notre-Seigneur, étant le parfait modèle du sacerdoce, nous a montré un continuel exemple de pénitence, quoiqu'il fût innocent et l'innocence même, satisfaisant incessamment pour les péchés du peuple. O Messieurs, ô prêtres, tremblons et rougissons de ce que les canons mêmes condamnent les prêtres à de rudes pénitences ! Ne nous flattons point, Messieurs, ne nous flattons point, nous avons besoin de pénitence, nous manquons de pénitence. O mon Dieu ! qui nous donnera l'esprit de pénitence ? Messieurs, ce que ce bon frère a dit est bien vrai, un seul -de nos péchés mérite une grande pénitence. Eh quoi ! n'est-ce pas une grande miséricorde de Dieu de nous recevoir en sa grâce après nous être révoltés contre lui ?

Ensuite il parla d'une sœur de la Charité décédée depuis peu et dit quelque chose de ce qui fut dit en la conférence que l'on fit sur ses vertus, entre lesquelles on remarqua un grand esprit de pénitence qui avait toujours paru en elle. 1° Elle était des premières et même la première à l'oraison. 2° Elle ne perdait jamais l'occasion de prier, lorsqu'elle avait un petit moment de loisir  ; on l'a même trouvée priant Dieu à genoux nus sur la pointe d'une pierre. 3° Elle avait une dévotion très particulière-à entendre la sainte messe, en sorte qu'elle n'en perdait jamais l'occasion, quoiqu'elle en eût entendu une et deux. 4° Elle faisait ordinairement ce qu'il y avait de plus pénible et abject à faire, comme de conduire le cheval par les paroisses ; ce qu'elle faisait avec un zèle très grand ; et quand il arrivait qu'elle était mouillée et percée d'eau, elle disait : "Eh quoi ! ne faut-il pas endurer quelque chose pour l'amour de Dieu ?" Paroles qu'elle avait toujours en bouche en pareillles

 

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occasions. Voyez, mes frères, qu'est-ce que cela ? Quelle sainteté est cela ? Voyez le trésor, voyez les perles dans la boue, dans la boue, car c'était une pauvre veuve, mal faite en apparence de corps et d'esprit ; et cependant voyez comme ce qui paraît aux yeux des hommes folie et bassesse est sagesse devant Dieu ! Au contraire, ce qui parait éclatant, relevé, sagesse aux yeux des hommes, ce n'est que folie devant Dieu, folie, folie, folie devant Dieu ! Voyez David, un petit berger ; saint Grégoire de Tours, c'était un homme très mal fait de corps, un petit nain ; en sorte que, sa renommée l'ayant introduit devant Sa Sainteté, à son abord elle en eut un certain dégoût, mai, le saint lui ayant dit ces beaux mots : ipse fecit nos et non ipsi nos (1) il en conçut une plus grande opinion et l'accola avec tendresse.

Nous avons vu la bonne Mademoiselle du Fay, la sœur de M. de Vincy, pour une disgrâce de nature, ayant une cuisse deux ou trois fois plus grosse que l'autre, s'être unie à Dieu jusqu'au point que je ne sais si jamais j'ai vu une âme si unie à Dieu que celle-là. Elle avait coutume d'appeler sa cuisse sa "bénite cuisse" ; car elle l'avait détournée des compagnies et du mariage même, où peut-être elle se serait perdue.

Or, mes frères, regardons ces défauts soit du corps, soit de l'esprit, comme une spéciale miséricorde de Dieu, et portons toujours une particulière révérence à ceux qui auront tels manquements, les regardant toujours comme les traits d'un grand maître, quoique la pièce ne soit pas achevée. Ceux qui s'entendent bien a la peinture font plus de cas d'un trait de pinceau d'un excellent peintre, que d un tableau achevé d'un peintre commun. In nomine Domini !

1. Livre des Psaumes XCIX, 3.

 

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Je pense vous avoir dit autrefois ce que le général de l'Oratoire (2) me dit touchant la Compagnie. Entre autres choses il me dit : "Oh ! Monsieur Vincent, que vous êtes heureux de ce que votre Compagnie a les marques de l'institution de Jésus-Christ ! Car, comme, en instituant l'Eglise, il prit plaisir à choisir de pauvres gens, idiots, pécheurs pour la fonder et la planter par toute la terre avec des instruments ainsi choisis, afin de faire paraître davantage sa puissance, renversant la sagesse des philosophes par de pauvres pécheurs, et la puissance des rois et des empereurs par la faiblesse de ceux qui, lorsqu'on les injuriait, s'humiliaient et priaient pour ceux qui les maudissaient ; si on les frappait, ils se rendaient vainqueurs en donnant l'autre joue ; de même, la plupart et quasi tous ceux que Dieu appelle en votre Compagnie sont ou pauvres ou de basse condition, ou n'éclatent pas beaucoup en science." Eh bien ! néanmoins, mes frères, tout le royaume est enflammé et rempli de l'esprit de cette petite Compagnie ; et l'estime en est venue jusqu'au point que le feu roi, un peu avant son décès, me fit l'honneur de me dire que, s'il revenait en santé, il ne permettrait pas qu'aucun évêque se fît qu'il n'eût passé trois ans à la Mission. Qu'est-ce que cela, mes frères ? In nomine Domini , in nomine Domini !

Mes frères, je vous disais dernièrement qu'il vous fallait de la science ; je vous le dis encore. Pour l'amour de Dieu, employez bien le temps ; mais ne négligez pas la vertu.

2. Le Père de Condren. (Cf. Abelly, op. cit, L. I chap. XXI, fin, p 94.)

 

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100. —REPETION D'ORAISON DU 25 OCTOBRE 1643

La Compagnie doit s'adonner avec zèle aux missions. — Réfutation des prétextes qu'on pourrait alléguer pour s'en dispenser. — Comment les frères coadjuteurs peuvent y participer.

Le sujet de l'oraison de ce jour était de rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui lui appartient. Et à propos de la justice, M. Vincent vint à parler des missions qui allaient se commencer, et il s'humilia beaucoup de ce qu'ayant coutume de les commencer vers les premiers jours d'octobre les années précédentes, cette année on les avait commencées plus tard. Il dit ceci avec un très grand sentiment de crainte du jugement de Dieu  ; après quoi il dit quantité de belles choses pour encourager les missionnaires au travail, et il commença par l'obligation que nous avons de travailler au salut des pauvres gens de la campagne, parce que c'est là notre vocation, et de correspondre aux desseins éternels que Dieu a sur nous. Or, de travailler au salut des pauvres gens des champs, c'est là le capital de notre vocation, et tout le reste n'est qu'accessoire, car nous n'eussions jamais travaillé aux ordinations, aux séminaires des ecclésiastiques si nous n'eussions jugé que cela était nécessaire pour maintenir le peuple et conserver le fruit que font les missions quand il y a de bons ecclésiastiques, imitant en cela les grands conquérants, qui laissent des garnisons dans les places qu'ils prennent, de peur de perdre ce qu'ils ont acquis avec tant de peine. Ne sommes-nous pas bien heureux, mes frères, d'exprimer au naïf la vocation de Jésus-Christ ? Car qui exprime mieux la manière de vie que Jésus-Christ

Entretien 100. Recueil de diverses exhortations, p 23. Cette répétition d'oraison a été publiée par Abelly, op. cit., L. II, chap 1, sect. I, §.1 p. 3 et suiv.

 

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a tenue sur la terre, que les missionnaires ? Je ne dis pas seulement nous, mais. les missionnaires de l'Oratoire, de la Doctrine Chrétienne, les missionnaires capucins, les missionnaires jésuites. O mes frères, ce sont là les grands missionnaires, et desquels nous ne sommes que les ombres. Voyez comme ils se transportent jusqu'aux Indes, au Japon, au Canada, pour achever l'œuvre que Jésus-Christ a commencée sur la terre et qu'il n'a point quittée depuis l'instant de sa vocation! Hic est Filius meus dilectus, ipsum audite (1) Depuis ce commandement de son Père, il n'a point discontinué d'un moment jusqu'à sa mort. Imaginons-nous qu'il nous dit : "Sortez, missionnaires, sortez ; quoi ! vous êtes encore ici, et voilà de pauvres âmes qui vous attendent, le salut desquelles peut-être dépend de vos prédications et catéchismes ! "

Il faut bien considérer ceci, car Dieu nous a destinés en tel temps pour telles âmes, et non pour d'autres ; et nous voyons même cela dans l'Ecriture, où nous lisons que Dieu destinait ses prophètes à telles personnes et ne voulait pas qu'ils allassent à d'autres. Quoi ! mes frères, que répondrons-nous à Dieu si, par notre faute, quelqu'une de ces âmes venait à mourir et se perdre ? Ne serait-ce pas nous, pour ainsi dire, qui l'aurions damnée ? Car, je vous prie, qui répondrait pour cette âme ? Cela est aussi vrai qu'il est vrai que nous sommes ici, que Dieu, à notre mort, nous en demanderait compte.

Mais aussi, si nous correspondons aux obligations de nos emplois, qu'en arrivera-t-il ? Il arrivera que Dieu augmentera de jour en jour les grâces de la vocation, donnera à la Compagnie des sujets qui auront l'esprit

1. Evangile de saint Matthieu XVII, 5.

 

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bien fait pour agir en l'esprit de Dieu, et bénira tout ce qui se fait dedans et dehors ; et enfin ces âmes qui se sauveront par notre ministère, rendront témoignage à Dieu de notre fidélité et béniront le petit corps de missionnaires qui sont au ciel : M. de la Salle, M. de Sergis et tous les autres et notre bon frère Desfriches, qui mourut dernièrement, lesquels font le petit corps de missionnaires dans le ciel. In nomine Domine !

Oh ! que ceux-là seront heureux qui pourront dire, à l'heure de la mort, ces belles paroles de Notre-Seigneur : Evangelizare pauperibus misit me Dominus (2) ! Voyez, mes frères, comme le principal de Notre-Seigneur était de travailler pour les pauvres. Quand il allait à d'autres, ce n'était que comme en chemin faisant. Mais malheur à nous aussi si nous nous rendons lâches à nous acquitter des obligations que nous avons de secourir les pauvres âmes ! Car nous nous sommes donnés à Dieu pour cela, et Dieu se repose sur nous. Declinantes ab obligatione adducet Dominus cum operantibus iniquitatem (3). Quos non pavisti occidisti. Ce passage s'entend de la réfection temporelle, mais il se peut appliquer à la spirituelle avec la même vérité. Jugez, mes frères, combien nous avons sujet de trembler si nous sommes des casaniers, si, pour l'âge ou sous prétexte de quelque infirmité, nous nous ralentissons et dégénérons de notre ferveur !

Mais quelqu'un dira peut-être : " Si l'on m'emploie aux ordinations ou auprès de messieurs les séminaristes ?" Cela est bon quand il plaît à Dieu nous y employer et que l'obéissance nous y envoie ; pour lors à la bonne heure ; encore, pour notre égard, nous devrions être, pour ainsi dire, comme en un état violent, d'autant,

2. Evangile de saint Luc IV, 18.

3. Livre des Psaumes CXXIV, 5.

 

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comme je vous dis, que ce sont là des accessoires à notre principal.

2° Quelqu'un pourrait encore s'excuser sur son âge. Pour moi, nonobstant mon âge, devant Dieu je ne me sens point excusé de l'obligation que j'ai de travailler au salut de ces pauvres gens ; car qui pourrait m'en empêcher ? Si je ne pouvais prêcher tous les jours, eh bien ! je le ferais deux fois la semaine ; si je ne pouvais aller aux grandes chaires, je tâcherais d'avoir le, petites ; que si encore on ne m'entendait pas à ces petites, qui m'empêcherait de parler bonnement et familièrement à ces bonnes gens, comme je vous parle à présent, les faisant approcher en rond comme vous êtes ?

O mes frères, je sais des vieillards qui, au jour du jugement, s'élèveront contre nous, entre autres un saint homme, un bon Père jésuite, qui avait prêché à la cour pendant près de dix ans. Ayant près de soixante ans, il eut une maladie qui le mena à deux doigts de la mort, et comme Dieu lui fit connaître la vanité de ses discours relevés et de ses fanfares, qui délectent bien, mais profitent peu, et qu'il lui en donna des remords de conscience, étant revenu en santé, il demanda permission d'aller à la campagne catéchiser et prêcher familièrement ces bons paysans, et y persévéra pendant vingt ans jusqu'à la mort. Avant de mourir, il demanda qu'on lui fît une faveur après sa mort, savoir d'enterrer avec son corps la baguette avec laquelle il appelait les enfants, comme c'est la coutume de ces paysans-là, pour les faire répondre au catéchisme, afin que cette baguette, disait-il, rendît témoignage comment il avait quitté la cour pour suivre Notre-Seigneur dans la campagne.

3° On pourrait encore alléguer que l'on abrégerait ses jours. O mes frères ! eh quoi ! est-ce un malheur à une

 

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épouse exilée de se réunir i son époux ? Est-ce un malheur au voyageur de se rapprocher dc son pays ? Est-ce un malheur à ceux qui naviguent d'approcher du port ? Quoi ! a-t-on peur qu'une chose que nous ne saurions assez désirer et qui n'arrive toujours que trop tard, arrive ?

Enfin M. Vincent conclut ainsi, parlant à nos bons frères :

Ce que je dis aux prêtres, je le dis à tous tant que vous êtes, mes frères ; ne croyez pas que vous soyez exempts des obligations de travailler au salut des pauvres, car vous le pouvez faire en votre façon peut-être aussi bien que les prédicateurs mêmes et moins dangereusement pour vous. Au reste, vous y êtes obligés. La même obligation qu'avait la tête de Notre-Seigneur de porter la couronne d'épines pour nous racheter, la même avaient les pieds de porter et souffrir les clous avec lesquels ils étaient attachés à la croix ; et de même façon que la tête fut récompensée, les pieds le furent, et partagèrent ensemble la gloire également.

 

101.—CONFERENCE DE 1644

SUR LES CHARGES ET LES OFFICES

M. Vincent conclut cette conférence à peu près en ces termes : Je ne sais comment je dois vous parler sur ce sujet, parce qu'il me regarde ; puis, faisant une petite pause, s'humiliant intérieurement devant Dieu, néanmoins je vous dirai mes petites pensées. Ce qui m'a le plus touché de ce qui a été dit aujourd'hui et vendredi dernier, c'est ce qu'on a rapporté de Notre-Seigneur,

Entretien 101. Recueil de diverses exhortations, p 26

 

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qui était le maître naturel de tout le monde et néanmoins s'est fait le dernier de tous, l'opprobre et l'abjection des hommes, prenant toujours le dernier rang partout où il ce trouvait. Vous croyez peut-être, mes frères, qu'un homme est bien humble et qu'il s'est beau coup abaissé lorsqu'il a pris la dernière place. Eh quloi ! un homme s'humilie-t-il prenant la place de Notre-Seigneur ? Oui, mes frères, la place de Notre-seigneur c'est la dernière Celui-là ne-peut pas avoir l'esprit de Notre-Seigneur qui désire commander ; ce divin Sauveur n'est point venu au monde pour être servi, mais bien pour servir les autres ; ce qu'il a magnifiquement pratiqué, non seulement durant le temps qu'il demeura auprès de ses parents et chez les personnes qu'il servait pour gagner sa vie, mais même, ainsi que plusieurs saints Pères ont estimé, durant le temps que les apôtres demeuraient avec lui, les servant de ses propres mains leur lavant les pieds, les faisant reposer de leurs fatigues.

Enfin il reprit ses apôtres, qui contestaient entre eux à qui serait le premier, leur disant : "Voyez-vous il faut que celui qui veut être le premier se fasse le dernier et le serviteur de tous les autres 1." Voyez-vous bien, mes frères, c'est ce maudit esprit d'orgueil qui possède ceux qui désirent être élevés et avoir la direction sur les autres. Je ne saurais mieux exprimer ce déplorable état sinon en disant que ces personnes-là ont le diable dans le corps ; car le diable, c'est le père de l'orgueil, duquel elles sont possédées. O mon Dieu quand un chétif esprit en est venu là, qu'il est en un misérable état et qu'il est digne de compassion !... Voyez vous bien, mes frères, une autre difficulté qu'il y a pour

1. Matthieu 20, 26-27.

 

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se maintenir dans le même état de vertu auquel on était avant d'entrer en charge, à moins de travailler incessamment à s'anéantir devant Dieu et à se mortifier en toutes choses ? Car autrement, le moyen que le soin et l'embarras des affaires ne le distraient d'aimer Dieu, de s'unir à Dieu par l'oraison et la récollection ! Hélasl il ne lui reste presque point de temps pour penser à lui, aujourd'hui je le disais à un supérieur qui me parlait de quelques-uns qu'il destinait à quelque charges : " Hélas ! lui disais-je, vous les perdez ; ce sont des âmes bien unies à Dieu ; et déchoir de leur perfection, c'est tout perdre." Mais quoi ! c'est un mal nécessaire. Mais ce qui est bien pis, c'est que j'ai entendu dire à un des plus saints hommes que j'ai connus (c'est M. le cardinal de Bérulle), et ce que j'ai expérimenté il y a longtemps, et quasi dans la plupart cela arrive ainsi, c'est que cet état de priorité et de direction est si malin, qu'il laisse de soi et de sa nature une malignité, une tache vilaine et maudite 2; oui, mes frères, une malignité qui infecte l'âme et toutes les facultés d'un homme, en sorte que, hors de la charge, il a toutes les peines du monde à soumettre son jugement, il trouve à redire à tout. C'est une pitié ! Combien de soulèvement ressent-il quand il faut obéir ! Enfin ses paroles, ses gestes, son marcher et son maintien retiennent toujours quelque chose qui ressent sa suffisance, si ce n'est qu'il ne soit de ces hommes consommés en Dieu ; mais, croyez-moi, mes frères, il y en a peu de ceux-ci ; naturellement les charges font arrêter là.

Ensuite c'est le compte bien exact que Dieu demande à ceux qui ont charge des autres, ne fût-ce que d'un frère que l'on a pour compagnon dans son office. Oh ! misérable que je suis ! Que répondrai-je à Dieu pour : mon égard, vu qu'il y a si longtemps...! Or sus, Dieu me

1. Même citation de Bérulle, sans date, supra 62. Le contexte différent invite à voir ici un autre entretien. Autre citation de Bérulle en octobre 1643, supra 128.

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le pardonne, s'il lui plaît ! Il faudra, mes frères, rendre compte à Dieu des paroles, actions, postures qui ont pu mésédifier ceux desquels on aura eu charge ; si l'on a averti des manquements quand il le fallait et dans l'es prit qu'il fallait de douceur, d'humilité et de charité, gardant ces circonstances : la première fois, grande bonté et douceur, prenant bien son temps ; la deuxième, avec un peu plus de sévérité et de gravité, mais néanmoins accompagnée de douceur, se servant de prières amoureuses et remontrances pleines de bonté ; la troisième, avec zèle et chaleur, leur témoignant même ce que l'on sera obligé de faire. A ce propos, il est rapporté du cardinal Bellarmin qu'étant archevêque de Capoue, on vint lui donner avis qu'un évêque de son diocèse était dangereusement malade ; il s'en alla le voir, et l'ayant trouvé dans une grande paix et tranquillité d'esprit, cela l'étonna et le fit entrer en soupçon qu'il y avait assurément de l'illusion du malin esprit. Dicentes : pax, pax, et non erat pax . (2) Il se résolut de détromper cet évêque en lui disant : "D'où vient, Monsieur, que vous jouissez d'une si grande paix, qui est si extraordinaire aux personnes de notre profession en pareille occasion ? Y avez-vous bien pensé, Monsieur, et avez-vous pesé mûrement les paroles de l'apôtre : Argue, obsecra, increpa in omni patientia et doctrina ? (3) Est-il bien possible que vous ne vous trouviez point coupable devant Dieu en ce point de si grande conséquence ? Que s'il en est autrement, détrompez-vous, Monsieur, car indubitablement il y a de l'illusion en votre fait." Cela toucha l'évêque ; et fondant en larmes, il s'excita à la contrition, ou plutôt se troubla si fort qu'il fut nécessaire que l'archevêque le vînt voir derechef, et lui

2. Jérémie 6, 14.

3. 2 Timothée 4, 2.

 

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donnât la paix par un autre moyen. O mon Dieu, qui sera celui qui ne tremblera à ce moment redoutable, particulièrement s'il a coopéré à avoir des charges !

Je demandais dernièrement à un évêque si, lorsqu'il montait les montagnes, allant à son évêché, il ne lui était point venu de pensées du poids de sa charge. "Hélas ! Monsieur, je n'ai pas attendu à cette heure, car, trois semaines après que je fus sacré, je ressentis de poignants remords, de sorte que j'en étais au repentir, et ]'aurais bien voulu être à recommencer." Sans doute que la plupart de ceux qui sont élevés aux dignités, tôt ou tard se trouvent en cet état ; mais que ferons-nous, nous, pour bannir tout à fait de la Compagnie ce maudit et diabolique esprit d'aspirer aux charges ?

1° Je vous dirai que, s'il y en a quelqu'un parmi nous et qu'il ne fût touché sensiblement, oui sensiblement, du regret d'avoir prétendu aux premiers emplois, et ne se trouvât pas encore disposé à abhorrer cet appétit et cette maudite affection des offices et priorités, il est en déplorable état et digne de compassion. Il ne doit cesser de s'affliger par la haire, la discipline et autres mortifications, jusqu'à ce que Dieu lui fasse miséricorde, et il doit s'en aller devant le Saint Sacrement se plaindre à Dieu : "Ah ! mon Dieu, qu'ai-je fait ? A la vérité, je suis rempli de pèches, mais, mon Dieu, pourquoi permettez-vous que je m'éloigne si fort de vous par un esprit maudit et diabolique ? Mon Dieu, faites-moi miséricorde !"

2° Je désirerais, mes frères, que toute la Compagnie remerciât Dieu de la grâce qu'il lui a faite de ne permettre pas que cet esprit de commander et de supériorité s'empare de ceux qui sont en charge ; au contraire, tous les supérieurs des établissements de cette petite Compagnie m'écrivent de tous côtés (je n'en sache qu'un,

 

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tout nouvellement établi), généralement tous les autres ne laissent pas passer six mois qu'ils ne m'écrivent et ne me-prient avec instance de les déposer. Enfin celui de Rome (4) ayant été déposé, m'a écrit avec un si. grand témoignage de joie et avec tant de remercîment qu'il ne se peut rien imaginer davantage. Je m'estimais heureux de lire sa lettre à la Compagnie ; je suis marri de l'avoir oubliée. O mes frères, que de bénédictions recevra La Compagnie tant qu'il plaira à Dieu lui conserver cet esprit, qui est l'esprit d'humilité, l'esprit de Notre-Seigneur ! Il en faut remercier Dieu, et je prie nos frères de s'en ressouvenir à la communion, et les prêtres à la sainte messe ; et ce serait très bien fait de célébrer pour cela. Combien de prières, combien de messes certains supérieurs de la Compagnie ont dites afin qu'il plût à Dieu permettre qu'ils fussent déposés ! In nomine Domini !

Quand l'obéissance nous applique à la conduite, à la bonne heure, nous devons nous soumettre ; c'est ce que M. de Genèves a ordonné : que, lorsqu'une fille serait élue pour quelqu'office, quoiqu'elle s'en réputât indigne, néanmoins elle se soumit et s'en allât à la grille recevoir la bénédiction et espérer de Dieu les grâces nécessaires pour l'acquit de sa charge ; car, quand Dieu nous y appelle, mes frères, ou bien il voit en nous les dispositions, ou il est résolu de les y mettre.

 

102. — EXHORTATlON A UN FRERE MOURANT, 1645

Eh bien ! mon bon frère, comment vous trouvez-vous

4. Bernard Codoing.

5. Saint François de Sales.

Entretien 108. —Arch. de la Mission, copie du XVII ou du XVIIIè siècle. Il semble étrange que saint Vincent, parlant à un frère mourant qui ne comprenait pas le latin, ait fait de nombreuses citations.

 

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à présent ? Vous croyez donc que c'est tout de bon que notre grand général, le premier de tous les missionnaires, Notre-Seigneur, vous veut avoir dans la mission du ciel. Voyez-vous, il veut que nous y allions tous, chacun à notre tour, et c'est là une des principales règles et constitutions qu'il a faites sur terre : "Volo ut ubi ego sum, illic sit et minister meus " - "Vos estis qui permansistis mecum, etc. (2) Mon Dieu ! quelle consolation devez-vous avoir d'être choisi des premiers pour aller en mission, mais à cette mission éternelle dont tous les exercices sont d'aimer Dieu ! N'est-il pas vrai que notre grand supérieur voudra vous faire cette grâce d'être du nombre de ces heureux missionnaires ? Oh ! sans doute vous le devez espérer bien fermement de sa bonté, et, dans cette confiance, lui dire avec humilité : "O mon Seigneur, d'où me vient ce bonheur ? Hélas ! ce n'est pas que je l'aie mérité ; non, car quelle proportion y a-t-il entre le travail des missions qui se font ici-bas et la joie et récompense éternelle des missionnaires qui sont avec vous ? C'est donc de votre seule bonté et libéralité, ô mon bon Maître, que je l'espère. Et quoique, outre l'inégalité qu'il y a entre le travail des missions d'icibas et la joie et récompense que vous leur donnez là-haut, j'aie commis quantité de péchés, lâchetés et infidélités qui m'en rendent indigne, j'espère néanmoins de votre bonté et libéralité infinie que vous me remettrez cette grande dette, comme à ce pauvre débiteur de l'Evangile : Et omne debitum dimisi ei, (3) parce que votre miséricorde et bonté est infiniment plus grande.

scripturaires en cette langue. Celui qui a recueilli ses paroles n'aurait-il pas lui-même substitué le texte latin à la traduction française employée par le saint ?

1. Jean 12, 26.

2. Luc 22, 23,

3. Matthieu 18, 32..

 

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que mes indignités et malices." Pour ce qui est des négligences passées, hélas ! quel remède saurions-nous apporter à présent plus efficace que le déplaisir de les avoir commises ! Et ensuite s'efforcer de glorifier Dieu et de l'honorer le plus qu'il nous est possible ce peu de temps qui nous reste. Or, il est certain qu'un des plus grands honneurs et la plus grande gloire que vous êtes plus capable de lui rendre à présent, c'est d'espérer de toute l'étendue de votre cœur en sa bonté et en ses mérites infinis, nonobstant cette indignité nécessaire et ces infidélités commises par le passé ; car le trône de sa miséricorde est la grandeur des fautes à pardonner. C'est cette confiance qu'il attend de vous, afin de l'obliger par là à vous dire avec une affection de père, qu'il vous a portée de toute éternité : Hodie mecum eris in paradiso, hodie mecum eris in paradiso (4). Consolez-vous et réjouissez-vous tout ensemble dans cette pensée et dans cette confiance filiale qu'il vous dit de là-haut ces mêmes paroles : Hodie mecum eris ; et rendez-lui, mon cher frère, cette gloire à présent ; c'est ici la belle occasion.

Voici encore le vrai temps de vous exercer beaucoup dans de fréquents et ardents actes d'amour vers notre cher Maître ; et ces beaux actes d'espérance, si agréables à sa divine Majesté, que vous venez de faire, vous y doivent acheminer ; car, s'il est si magnifique, si libéral et si bon que vous espérez, n'est-il pas vrai que vous avez grand sujet de vous éclater et dire : "O Dieu de mon cœur ! votre infinie bonté ne me permet pas de partager mes affections, ni d'en faire part à quelqu'autre à votre préjudice ; oh! possédez, vous seul, mon cœur et ma liberté ! Et comment pourrais-je souhaiter du bien

4. Luc 23, 43.

 

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à autre qu'à vous ! Serait-ce peut-être à moi-même ? Hélas ! vous me portez infiniment plus d'amour que je ne m'en porte ; vous êtes infiniment plus désireux de mon bien et dans la puissance de m'en faire, que moi-même, qui n'ai rien et n'espère rien que de vous. Oh ! mon unique bien ! Oh ! bonté infinie! que n'ai-je autant d'amour pour vous que tous les Séraphins ensemble ! Hélas ! il est trop tard pour pouvoir les imiter ! O antiqua bonitas, sero te amavi ! Mais, du moins, je vous offre, de toute l'étendue de mes affections, la charité de la très sainte reine des anges et généralement de tous les bienheureux. O mon Dieu, en face du ciel et de la terre je vous donne mon cœur, tel qu'il est. J'adore pour votre amour les décrets de votre paternelle providence sur votre chétif serviteur ; je déteste, en présence de toute la cour céleste, ce qui me pourrait séparer de vous. O souveraine bonté, qui voulez être aimée des pécheurs, donnez-moi de l'amour pour vous, et puis commandez ce que vous voudrez ; da quod jubes et jube quod vis."

Oui, mon très cher frère, il est vrai, et il n'en faut aucunement douter, que ç'a été toujours le bon plaisir de Dieu que vous l'aimiez, mais notamment à ce point ; c'est afin que nous l'aimions qu'il nous a faits à son image et ressemblance, vu que l'on n'aime que ce qui est semblable à soi, sinon en tout, du moins en quelque chose. Ce grand Dieu, nous créant dans ce dessein d'exiger de nous cette agréable occupation de l'aimer et cet honorable tribut, a voulu mettre en nous le germe de l'amour, qui est la ressemblance, afin que nous ne nous excusassions pas, disant n'avoir pas de quoi payer. Cet amoureux de nos cœurs, voyant que, par malheur, le péché avait gâté et effacé cette ressemblance, a voulu rompre toutes les lois de la nature pour réparer

XI. - 10

 

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ce dégât, mais avec un avantage si merveilleux qu'il ne s est pas contenté de mettre en nous la ressemblance et le caractère de sa divinité, mais même il a voulu, dans le même dessein que nous l'aimassions, se faire semblable à nous et se revêtir de notre même humanité. Et qui voudrait donc dénier un si juste et si salutaire devoir ?

De plus, comme l'amour est .i.inventif ; jusqu'à l'infini, après s'être attaché au poteau infâme de la croix pour gagner les âmes et les cœurs de ceux dont il veut être aimé et pour ne parler d'autres stratagèmes et innombrables tout ensemble dont il s'est servi à cet effet pendant son séjour parmi nous, prévoyant que son absence pouvait occasionner quelque oubli ou refroidissement dans nos cœurs, il a voulu obvier à cet inconvénient en instituant le très auguste sacrement, où il se trouve réellement et substantiellement comme il est là-haut au ciel. Mais de plus, voyant que, s'il voulait s'abaisser et anéantir encore plus qu'il n'avait fait en son incarnation, en quelque manière il se pourrait rendre plus semblable à nous, ou du moins nous rendre plus semblables à lui, il a fait que ce vénérable sacrement nous servît de viande et de breuvage, prétendant, par ce moyen, que la même union et ressemblance qui se font entre la nature et la substance, la même se fît spirituellement en chacun des hommes. Parce que l'amour peut et veut tout, il le voulut ainsi ; et de peur que les hommes n'entendant pas bien cet inouï mystère et stratagème d'amour, ne vinssent à négliger de s'approcher de ce sacrement, il les y a obligés sous peine d'encourir sa disgrâce éternelle : Nisi manducaveritis carnem Filii hominis, non habebitis vitam (5).

D'où vous voyez comme par tous les moyens imaginables

5. ean 6 54.

 

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il s'est efforcé de gagner sur les hommes qu'ils l'aimassent, et, dans cette vue, vous devez exciter votre cœur à payer ce juste et suave tribut à l'amour d'un Dieu qui a été l'objet de tous ses desseins sur vous, et pour lequel obtenir il a fait tout ce qu'il a fait pour vous. Croyez que le plus grand présent que vous sauriez lui offrir, c'est celui de votre cœur ; il ne vous demande rien autre chose : Fili, praebe mihi cor tuum (6).

Que si vos pensées vous disent que c'est témérité à un pauvre débiteur et chétif esclave d'aspirer aux caresses et baisers de l'Epoux, dites-leur que c'est Dieu qui vous le commande et qui le désire. Que si la difficulté que vous avez pu ressentir à former, par exemple, quelqu'acte de foi vous causait quelque peine et scrupule, recourez aux actes d'amour, qui, nonobstant la plus grande facilité à les produire, vous seront néanmoins plus méritoires, car ils plairont plus à Dieu, et, outre ce, enfermeront encore les actes de ces autres vertus intérieures. Que si vous avez eu quelque peine à former des actes de contrition, prenez-les du biais de l'amour ; aussi bien ne sont-ils rien autre chose.

N'agréez-vous pas que la volonté de Dieu s'accomplisse en vous? Ne désirez-vous pas qu'il se complaise infiniment en vous ? Ne souhaitez-vous pas qu'il reçoive toute la gloire qu'il attend des douleurs qu'il permet que vous souffriez à présent ? S'il était en vous de lui procurer la gloire qu'il attend de toutes les créatures, ne le feriez-vous pas volontiers ? Mais n'êtes-vous pas bien aise de toute la gloire et perfection que Dieu a en soi ? Ne détestez-vous pas de si bon cœur tout ce qui est contraire au contentement et bon plaisir de Dieu ? Ne voudriez-vous pas l'avoir aimé toute votre vie, comme la sainte Vierge ?

6. Proverbes 23, 26.

 

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Eh bien ! entretenez-vous souvent dans ces beaux actes, lesquels sa divine Majesté désire de vous, et croyez que ce sont là les lampes allumées de ces sages vierges qui furent pour cet effet admises aux noces éternelles avec l'Epoux. Oh ! que c'est là une belle disposition pour entrer avec lui !

Ne voulez-vous pas bien nous laisser dans l'espérance que vous ne nous oublierez pas quand vous serez au ciel avec la petite troupe de missionnaires qui y sont déjà ?

Faites-nous le bien de leur témoigner la confiance que nous avons en leurs saintes prières, à ce qu'ils nous obtiennent de notre grand général la grâce de nous acquitter si bien de notre mission ici-bas que nous puissions dire dans une humble confiance, à l'heure de notre mort : Feci quod jussisti, fac tu quod promisisti ; c'est-à-dire d'être encore de la Mission du ciel, qui est une Mission d'amour qui durera éternellement.

Et puis, en se retirant, M. Vincent dit à ceux qui restaient auprès du malade :

Quelquefois on peut l'entretenir et le consoler, comparant les douleurs de Notre-Seigneur avec les siennes, et quelqu'autre fois disant comme se comportait un tel saint en telle occasion ; surtout l'exciter beaucoup à la confiance en Dieu.

 

103. —REPETITION D'ORAISON DE 1645

SUR LES TENTATIONS

M. Vincent, en une répétition d'oraison, dit que c'était un heureux état que celui de la tentation,et qu'un jour passé dans cet état nous acquérait plus de mérite qu'un mois sans tentation. Venez, tentations, venez, soyez les bienvenues.— Mais c'est contre la foi.— N'importe !

Entretien 103. - Recueil de diverses exhortations, p 30.

 

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Il ne faut pas prier Dieu de nous en délivrer, mais de nous en faire bien user et nous empêcher de succomber. C'est un grand bien. Un apôtre dit : Omne gaudium existimate, fratres, cum in varias tentationes incideritis .(1)Comme, au contraire, c'est un signe de réprobation d'avoir tout à souhait. Témoin ce rencontre de saint Ambroise tant célébré par l'histoire. Ce saint étant arrivé au logis d'un homme fort riche et lui ayant demandé s'il n'avait jamais eu de mécontentement, il lui répondit que non et que les biens lui venaient à souhait, qu'il avait des enfants qui ne lui donnaient que du contentement. Saint Ambroise dit : "Sortons d'ici, il n'y fait pas bon." S'étant éloigné, voilà que la nuée qui avait commencé à paraître au-dessus de la maison, forme un tonnerre, qui, tombant sur cette maison, en brûle le maître et ses enfants.

1° Il faut se résoudre à être d'autant plus tenté qu'on avance en vertu ; 2° il ne faut pas s'étonner d'être tenté ; 3° agréer de l'être ; 4° en remercier Dieu.

Le premier degré est de s'attendre à l'être, à chercher ses satisfactions où il y a à combattre. Job dit : Quere posuisti me contrarium mihi et factus sum mihimetipsi gravis ? (2) C'est que nous sommes composés de diverses parties. Il faut ici rapporter l'histoire d'un capitaine, qui achetait chaque soldat deux pistoles et puis leur donnait le pain de munition ; mais ensuite il les mettait sous les drapeaux où était la plus grande fatigue, au lieu de les nourrir délicatement et d'en faire des poltrons qui lui seraient inutiles. Ainsi Dieu donne goût au commencement, mais ensuite il met dans la fatigue et la tourmente des tentations et des épreuves. Une personne qui a entendu parler de la marine disait

1. Jacques 1, 2.

2. Job 7, 20.

 

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que, quand on voit une quantité de dauphins aller en ordre, s'égayer sur les eaux, et une multitude de petits oiseaux s'attacher au mât, on a du plaisir ; mais après, lorsque l'eau, le pain, les vivres manquent, ce ne sont que peines et frayeurs. L'eau d'une marée, pour être toujours dans le repos, est croupissante, bourbeuse et puante ; mais, au contraire, les rivières et fontaines qui coulent avec rapidité parmi les pierres et les rochers, ont leurs eaux belles et douces. Or, qui est-ce qui n'aimerait mieux être rivière, à ce prix-là, que marée ? Et il ne faut pas s'étonner de s'ennuyer des mêmes choses, vu que nous sommes composés de la même manière.

 

104.—REPETITION D'ORAISON

SUR LA LECTURE A HAUTE VOIX

L'un de ceux qui fut interrogé s'étant excusé sur ce qu'il n'avait pas bien entendu le sujet d'oraison, saint Vincent dit :

C'est vrai, je m'en suis aperçu, on lit trop bas. Mon frère, vous qui avez lu, vous lisez trop bas et un peu vite ; je vous en prie, faites attention. Trop basse, la lecture s'entend difficilement ; trop rapide, elle se comprend avec peine, car l'intelligence ne saisit pas de suite. La semaine passée, je priai le lecteur de lire plus posément, pour laisser aux vérités le temps de mieux s'imprimer dans l'esprit et pour donner plus de facilité à la réflexion. Quand la lecture est précipitée, on ne comprend rien, tout passe et rien ne reste. C'est pour ce motif que l'Eglise ordonne que la lecture se fasse posément.

Entretien 104.— Le jour où saint Vincent donna cette répétition d'oraison, dont il ne reste plus qu'une traduction italienne aux archives de la Mission, René Alméras était, ce semble, assistant de la maison-mère. Cette remarque permet de la placer entre 1642 et 1646, ou bien entre 1654 et 1660.

Voir le texte italien et la nouvelle traduction du texte par B.Koch (25 sept.1995), à la fin de ce fichier du tome XI, p. 459-461.

 

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On en a même fait un office particulier. Dieu a voulu un ordre pour cela ; il a établi avec son sang un fonds de grâces pour que le lecteur se fasse bien entendre du peuple en lisant la Sainte Ecriture à haute voix, distinctement et posément. Quelqu'un lit-il ainsi, on dirait que chacune de ses paroles frappe et émeut le cœur. Hélas ! beaucoup enfreignent ces règles ; plusieurs y sont fidèles cependant, par la grâce de Dieu, nous devons l'avouer, et leur lecture touche les auditeurs et même moi, misérable que je suis. Ils semblent donner à ceux qui les entendent l'esprit dont ils sont animés. Si leurs paroles portent la grâce, c'est qu'ils s'appliquent, s'écoutent et sont émus les premiers ; par ce moyen, ils parviennent à enflammer les autres. Ah ! plaise à Dieu que nous ayons cet esprit ! Oui, plaise à Dieu qu'il en soit ainsi ! Demandons-lui cette grâce, et, pour l'obtenir, offrons-lui d'avance ,notre lecture, le priant de la rendre profitable, malgré nos péchés, aux personne, présentes et de les toucher de sa grâce. Il faut lire, je le répète, posément et distinctement, en sorte que rien ne se perde. D'une lecture rapide on ne retire aucun fruit, il ne reste rien.

Je prie la Compagnie d'entrer dans cette pratique, déjà suivie par plusieurs ; ainsi la parole divine que nous annonçons rendra gloire à Dieu et sera utile aux âmes.

S'adressant à M. Alméras :

Il me semble, Monsieur, que les prêtres sont privés de ce bienfait ; au nom de Dieu, mettez ordre à cela ; nous devons y avoir notre part, comme au service de table.

Que la Compagnie veille surtout à la lecture de table ; on lit trop vite, comme s'il y avait presse. Toutefois, je le reconnais, depuis quelque temps on est plus lent

 

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et on s'arrête à la fin des phrases ; mais c'est insuffisant ; il faut lire ]a phrase posément, lentement, sans hâte, puis s'arrêter, ensuite commencer la suivante. Comment comprendre autrement ? Notre esprit est comme un petit vase à ouverture très étroite ; qu'on y verse de l'eau peu à peu à petits filets, elle entre sans perte et le vase se remplit ; mais qu'on la verse rapidement et en abondance, il en pénètre fort peu, ou plutôt il n'y entre rien. De même, avec une lecture posée l'esprit s'imprègne de ce qu'il entend ; ce qui lui est impossible à l'audition d'une lecture rapide, car alors il court toujours en arrière et ne peut s'arrêter nulle part ; d'où pas de fruit. Je prie tous ceux qui liront dorénavant de veiller à cela et d'élever de temps à autre leur cœur à Dieu pendant la lecture, lui demandant de vouloir bien graver dans l'esprit des auditeurs ce qui se lit, et en faire profiter surtout le lecteur.

Monsieur Vincent ajouta qu'il y avait différence entre lire lentement et lire posément.

 

105 — EXTRAIT D'ENTRETIEN

SUR L'ŒUVRE DES ORDINANDS

Il y a soixante-sept ans que Dieu me souffre sur la terre, mais, après avoir bien pensé et repensé plusieurs fois pour trouver un moyen pour acquérir et maintenir l'union et charité avec Dieu et le prochain, je n'en ai point jamais trouvé d'autre que la sainte humilité, ni de plus propre ; elle est le premier, second, troisième, quatrième et enfin le dernier. Pour moi, je n'en sais point d'autre : s'abaisser au-dessous de tout le monde,

Entretien 105. — Ms. du frère Louis Robineau.

1. Saint Vincent se donnant ici soixante-sept ans, nul doute que cet entretien ne soit de 1647 ou des premiers mois de 1648.

 

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n'estimer personne méchant et misérable que soi-même; car, voyez-vous, mes frères, l'amour-propre en aveugle beaucoup. Votre frère lit bien, mais vous entendez mal ; il explique bien, et vous ne comprenez pas. Le lion, tant féroce soit-il, s'il voit une personne s'humilier devant lui, se mettre à genoux, il ne lui fera aucun mal. Pendant que nous nous maintiendrons dans l'esprit d'humilité, nous avons sujet d'espérer que Dieu nous continuera la conduite de messieurs les ordinands ; mais, si nous venons une fois à agir avec eux comme de maître à disciple, sans respect et humilité, adieu ces emplois, l'on les transférera à d'autres, et il arrivera qu'au lieu de conduire les autres, nous ne nous pourrons pas seulement conduire nous-mêmes. Je sais bien que quelques-uns ont leurs raisons pour lesquelles ils agissent avec plus d'autorité ; mais, pour la Mission, je ne crois ni ne vois point que ce soit dans cet esprit qu'elle doive agir, ni qu'elle y fasse beaucoup de fruit. Et si quelques-uns de ces messieurs les ordinands viennent à commettre quelque faute, il faut s'en attribuer la cause a soi-même.

 

106. — CONFERENCE DU 1er OCTOBRE 1649 (1)

SUR LES VERTUS DU FRERE SIMON BUSSON (2)

Après avoir interrogé cinq membres de la communauté, Monsieur Vincent conclut en ces termes :

Oh ! les belles choses, Messieurs, les belles choses que nous avons entendues de notre frère coadjuteur, qui

Entretien 106. —Notices sur les prêtres, clercs et frères défunts de la Congrégation de la Mission, Paris, 1885, 1ère série, t. II, p. 437.

1. Le jour de la conférence nous est connu par l'auteur de la notice du frère Simon Busson ; l'année, par la lettre que saint Vincent adressa à René Alméras le 11 septembre 1649.

2. Mort le 6 ou le 7 septembre 1649.

 

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n'a été chez nous que deux ou trois ans (3) ! Voilà un amas de vertus nombreuses, belles et divines ! O mon Dieu ! mon Dieu ! que votre saint nom soit toujours béni ! Voilà un grand motif de courage pour nos frères, un grand sujet d'édification pour nos clercs et un grand sujet de confusion pour moi, misérable, qui écoute et qui suis un misérable pécheur... O mon Dieu !... M. Duval, qui était un grand docteur de Sorbonne, et plus grand encore par la sainteté de sa vie, me dit un jour : " Voyez-vous, Monsieur, ces bonnes gens nous contestent la porte du paradis, et ils le gagnent." Comment cela se fait-il ? Est-ce que la science et les autres qualités honorables empêchent notre sanctification ? Non ; ce sont nos propres misères.

Ce que je dois vous dire a l'occasion de cet entretien, c'est que je n'ai jamais observé un seul défaut en ce jeune homme, pas un seul. Lorsque je lui parlais, il me semblait voir en lui un ange sans tache, un homme prévenu par la grâce, plein d'humilité, d'obéissance, de mortification, de douceur, de piété, de ferveur. Toutes ces vertus étaient en lui, au moins à un degré plus que médiocre.

A ces mots, M. Vincent fut interrompu par un frère qui avait déjà parlé et voulait ajouter un détail. Il l'arrêta :

Ah! mon frère, on est prêt de sonner le chœur, et il y a tant de choses à dire sur les vertus qu'on a observées en ce bon jeune homme, que plusieurs heures ne suffiraient pas. Il y a ici tant de personnes qui l'ont connu, et il n'y a pas le temps qu'elles puissent nous

3. Dans sa lettre à René Alméras, saint Vincent dit avec plus d'exactitude " dix-huit ou vingt mois ; d'après le catalogue du personnel, Simon Busson était entré dans la congrégation de la Mission vers le carême 1648 ".

 

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communiquer tout le bien qu'elles ont observé ; c'est pourquoi je ne sais si nous devons remettre ce sujet à une autre conférence pour l'édification commune et pour toucher notre froideur ; nous y penserons. En attendant que tout soit dit à la gloire de Dieu et à l'édification de la congrégation, que Dieu nous fasse la grâce de profiter de la suave odeur qui s'est répandue dans nos cœurs ! Ah ! si les vertus pouvaient se voir comme on voit les plantes qui poussent de la terre, combien seraient-elles appréciables dans un pauvre corps ! Si on pénétrait davantage au dedans, combien on trouverait de choses plus excellentes que celles qui ont été dites! En attendant, remercions Dieu ensemble des grâces qu'il a faites à ce bon frère Simon et prions-le de nous faire la grâce d'imiter ses vertus. Or sus, in nomine Domini !

 

107. — ENTRETIEN DU 9 AVRIL 1651

RECONNAISSANCE DUE AU PRIEUR ADRIEN LE BON

Quand Adrien Le Bon eut rendu le dernier soupir, M Vincent se leva et dit aux missionnaires présents dans la chambre mortuaire :

Or sus, mes frères, voilà notre bon père maintenant devant Dieu ; nous sommes ses enfants ; un père qui a tant eu de bonté pour nous et autant qu'aucun père pouvait avoir pour ses enfants. Plaise à votre bonté, mon Dieu, lui appliquer les bonnes œuvres et petits services que la Compagnie a tâché de vous rendre jusqu'ici ! Nous vous les offrons, mon Dieu, vous suppliant de les lui imputer. Peut-être que nous étions plusieurs d'entre nous dans l'indigence, et il nous a pourvus

Entretien 107.— Ms. du frère Robineau, p. 136.

 

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de subsistance pour notre nourriture et entretien. Il faut prendre garde, mes frères, de ne point tomber dans ce misérable péché d'ingratitude envers lui et tous ces bons messieurs (1), de qui nous sommes les enfants, et que nous devons reconnaître et respecter comme tels. Nous devons avoir de grandes reconnaissances envers eux du bien qu'ils nous ont f ait, et tâchons tous les jours, mes frères, de nous ressouvenir de M. le prieur, de prier Dieu pour lui.

 

108. — EXTRAIT D'ENTRETIEN [JUIN 1653 ] (1)

SUR LA CONDAMNATION DE JANSENIUS

Lors de la condamnation des cinq propositions de Jansénius (2) M. Vincent dit à sa communauté "qu'il fallait remercier Dieu de la protection qu'il donnait à l'Eglise, et particulièrement à la France, pour la purger de ces erreurs, qui allaient la jeter dans un grand désordre ". A quoi il ajouta qu'" encore que Dieu lui eût fait la grâce de discerner l'erreur d'avec la vérité, avant même la définition du Saint-Siège apostolique, il n'avait pourtant jamais eu aucun sentiment de vaine complaisance, ni de vaine joie, de ce que son jugement s'était trouvé conforme à celui de l'Eglise, reconnaissant bien que c'était un effet de la pure miséricorde de Dieu, dont il était obligé de lui rendre toute la gloire ",

1. Les religieux de l'ancien Saint-Lazare.

Entretien 108.—Abelly, op. cit. L III, chap. II, p. 7.

1. Voir note 2.

2. Les cinq propositions de Jansénius furent condamnées le 31 mai 1653 mais la condamnation ne fut promulguée que le 9 juin.

 

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108. — EXTRAIT D'ENTRETIEN

ELOGE DE JEAN LE VACHER

M. Le Vacher, qui est à Tunis, y a fait grand fruit, bien que toujours on lui fasse quelque avanie ; mais c'est là dedans que la vertu se fortifie, où Dieu donne la force, où l'on ressent augmenter son courage pour ne relâcher pour aucune souffrance. Oh ! quand un cœur est dans ces occasions, il se sent particulièrement fortifié de Dieu ; Dieu donne une foi, une clarté, une évidence de foi telle qu'on méprise tout ; alors on ne se soucie pas de mourir. Il y a beaucoup de dangers, beaucoup à souffrir tous les jours dans ce poste. Il laisse les occasions de s'en venir, il méprise toutes les occasions de se reposer, il préfère courir tous les risque,. Ah ! Messieurs, nous remercierons Dieu de cela et le prierons qu'il nous donne cet esprit d'aller partout, de souffrir, de n'être empêché de rien pour le salut du prochain.

 

110. — CONFERENCES DES 16 ET 23 OCTOBRE 1654

SUR LA PAUVRETE

Les vendredis 16 et 23 octobre 1654 a été fait conférence sur le sujet de la vertu de pauvreté, qui contenait trois points : au premier, les raisons que la Compagnie avait de se donner à Dieu pour bien pratiquer cette vertu suivant la promesse qu'un chacun en a faite à Dieu ; au deuxième, les fautes que l'on a remarquées

Entretien 109. —Vie manuscrite de M. Jean Le Vacher, p. 15.

1. Cet entretien doit se placer après la mort de Julien Guérin, par suite entre 1648 et 1660.

Entretien 110.— Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 5.

 

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que la Compagnie commet contre cette vertu, et celles qu'elle y peut commettre ; et au troisième, les moyens de se bien établir en la pratique de cette pauvreté pour la bien garder.

M. Vincent, qui présida à cette conférence, me fit l'honneur de m'appeler pour prendre la plume et recueillir les fautes qui seraient rapportées par ceux qui parlaient sur ce second point, afin que l'on pût ensuite y appliquer les remèdes contraires et aviser à ce qu'il y avait à faire.

Voici donc les fautes qui furent rapportées, avec quelques moyens et les noms de ceux qui parlèrent.

Premièrement, notre frère Alexandre Véronne (1) dit que c'était une faute contre cette vertu de pauvreté vouée en la Compagnie, que d'être trop abondant et libéral du bien de la maison ; 2° de faire et s'appliquer à des choses superflues, travail inutile, etc.; 3° à la cuisine et à la dépense, c'est contre la pauvreté d'y laisser traîner les meubles, donner trop de viande, de pain, de vin et autres choses ; 4° de laisser gâter des couvertures, des matelas  ; 5° d'emprunter de l'argent dehors, et, sous ce prétexte, de l'employer pour son usage ; 6° de refuser les hardes que l'on donne ; 7° à la cordonnerie, de faire faire des souliers à sa mode, les talons hauts ; ce qui a été cause qu'il les a fallu refaire quelquefois à quelques-uns, pour ne s'en pouvoir servir. Les frères jésuites que l'on voit à la halle ne paraissent jamais qu'avec uniformité d'habits, souliers, chapeaux, manteaux, et ils sont tous habillés d'une même façon. Au commencement de la Compagnie, la même Compagnie de la Mission était dans un tel état. Que cet état d'à présent est bien éloigné de celui-là ! Et l'on a vu que

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en marge : Nota que le frère Alexandre Véronne avait charge en ce temps, d'acheter les provisions pour la communauté.

 

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M Dehorgny avait quelquefois des habits déchirés, une vieille soutane, et ainsi du reste.

Le premier moyen est d'entrer dans la pratique et de prendre tout ce qu'on donne, excepté les choses que l'on ne peut pas porter, comme, par exemple, un collet trop haut,qui,pour cela,blesse quelquefois la personne ; en ce cas, on peut avertir de cela.

Secondement, ne vouloir jamais être accommodés de tout point, mais être bien aises que toujours quelque chose nous manque.

Le frère Tratebas. - La première faute est d'user de quelque commodité, de. quelque bien qu'on peut avoir, et cela sans permission, la pauvreté nous ôtant l'usage, quoique non pas le domaine ; et qui emploierait quelque somme notable, comme serait vingt livres, cela pourrait arriver à péché mortel ; 2° recevoir quelque chose sans permission, c'est faute de le faire sans permission, comme couteau et chose semblable ; 3° de ne pas prendre assez de soin des choses dont nous avons l'usage et que nous devons conserver ; laisser les hardes crottées, pleines de poussière, cela est contre la pauvreté ; comme aussi de les laisser salir de vermine, à cause qu'il les faut quelquefois donner à un autre, ce qui fait qu'il a peine à les accepter ; 4° de ne se point contenter de ce que l'on donne ; 5° de se plaindre soit du manger, du boire ou autre chose.

Le premier moyen est de se mettre en la pratique ; le second, de ne jamais rien demander des choses nécessaires, que celles qui ne paraissent pas au dehors ; mais que, pour celles qui paraissent au dehors, il ne les faut pas demander, ains attendre que ceux qui ont soin d'y pourvoir voient que nous en avons besoin et qu' ils y pourvoient ; le troisième, de ne jamais rien refuser des choses que l'on donne.

 

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Le frère Lapostre.— La pauvreté se doit entendre de ne jamais s'approprier aucune chose de la communauté, ni des choses du dehors qui nous appartiennent, que selon le bon plaisir du supérieur, auquel il en faut demander licence ; et en user autrement, c'est contrevenir au vœu de pauvreté. Des choses de la communauté on n'a ni le domaine, ni l'usage ; pour celles du dehors qui nous appartiennent, nous en avons seulement le domaine et non l'usage.

2° C'est encore une faute contre cette vertu de pauvreté dont nous parlons, que d'acheter des choses sans permission.

3° On ne peut donner quoi que ce soit sans permission, pas même à dîner à une personne ; et c'est une faute contre la pauvreté de le faire a.

4° Laisser gâter les choses que l'on a à son usage.

5° Avoir des livres que l'on s'approprie, sous prétexte de les garder, sans permission du supérieur ; pour cela, il faut lui demander préalablement s'il le trouve bon.

En sixième et dernier lieu, c'est encore une faute contre la pauvreté d'avoir quelque chose sans permission, ou quelque chose de superflu.

Le premier moyen est de se mettre en la pratique de ne rien demander et de ne rien refuser, notamment au regard des choses qui ne sont pas nécessaires.Deuxièmement, il est à propos que quelqu'un ait soin de demander les nécessités d'un chacun (3).

M. Alméras.— Fautes : 1° avoir un tapis sur sa table, des tours de lit, un tas de livres, même avec permission ; 2° demander des livres tantôt à l'assistant, tantôt

2. En marge : Ici M. Vincent, prenant la parole, dit que l'on ne doit point demander permission pour faire dîner soit parents ou amis que le moins que l'on pourra.

3. En marge : Ici M. Vincent a recommandé que ceux qui auraient soin de demander les nécessités eussent un grand soin de le faire ; et à M. Alméras, qu'il eût à y tenir la main.

 

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au supérieur, puis à l'assistant, et ainsi de suite, comme, par exemple, autant de traité, qu'il désire lire, et retenir les livres qu'il aura ainsi lus ; 3° item de toutes sortes de choses, soit couteaux, ou autres choses superflues, de peur d'en manquer, ou sous prétexte que d'ici à quelque temps, par exemple d'ici à un an, nous en pourrons avoir besoin ; 4° retenir le reste de l'argent d'un voyage qu'on aura fait, et demander au supérieur : "Monsieur, vous plaît-il que j'en achète quelque chose ? " cela est une faute ; mais ce qu'il y a à faire, c'est de donner l'argent au procureur, et puis attendre deux ou trois jours après, et alors, si l'on a besoin d'acheter quelque chose, l'aller demander au supérieur ; 5° lorsqu'on est en voyage, faire trop bonne chère par les chemins, manger des viandes trop délicates ; 6° quand on va d'une maison de la Compagnie en une autre, emporter tout ce qu'on peut, remplir son sac, cela est une faute ; 7° comme aussi emporter beaucoup de livres, quand on va soit en mission, soit aux champs ; 8° cacher beaucoup de commodités, de peur qu'on ne les voie : de petits crucifix, Agnus Dei, chapelets, dans une petite boîte, je ne sais combien d'images. Tout cela, dit-il, ce sont fautes contre la pauvreté, et je n'ai jamais guère vu de ces personnes qui ont eu attache à ces petites commodités demeurer en leur vocation et même dans le séminaire.

Un des grands moyens de nous unir à Dieu, c'est la pratique de la pauvreté, etc.

Ensuite M. Vincent, notre très honoré Père, conclut cette conférence en la manière qui suit, et apporta pour premier motif de garder la pauvreté ce passage de saint Matthieu : "Vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, etc. " (4)

4. Matthieu 19, 21.

XI. - 11

 

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Le second motif est que nous l'avons promis à Dieu. Jephté ayant un jour fait vœu à Dieu que, s'il gagnait la bataille, il lui offrirait en sacrifice la première créature qui se présenterait à lui à son retour, et sa fille, sachant que son père s'en venait triomphant, lui voulut aller au devant pour le congratuler de sa victoire et se réjouir avec lui ; mais lui, la voyant, s'écria : "O Dieu ! faut-il que ce soit ma propre fille ! " Et alors de grandes transes le prennent, considérant, d'un côté, ce qu'il avait promis à Dieu par vœu, et, de l'autre, la mort de sa fille ; et peut-être était-elle sa fille unique ; et lui ayant dit qu'il fallait qu'elle mourût, pource qu'il l'avait promis à Dieu, elle lui demanda du temps pour pleurer sa virginité ; ce qu'il lui octroya ; puis ensuite, au bout de ce peu de temps, il la fit mourir, plutôt que de manquer de parole à Dieu. Mais Abraham, que ne fit-il pas plutôt que de manquer à obéir à Dieu !

L'on a vu d'anciens philosophes qui ont méprisé les richesses en un très haut point, quoique païens ; témoin un certain dont il ne me souvient pas... Ne vous en ressouvenez-vous point, Monsieur de la Fosse ? — Et ledit sieur de la Fosse lui ayant répondu que c'était Diogène ; Diogène, soit, si tant est que ce soit lui, répartit M. Vincent, auquel Alexandre ayant un jour envoyé une grosse somme d'argent, il pensa en lui-même : "Alexandre m'envoie cela, pource que je suis homme de bien " ; "c'est pourquoi, dit-il à ceux qui la lui avaient apportée, dites à Alexandre qu'il me laisse comme je suis."

Saint Grégoire voulut qu'un certain religieux, auquel l'on avait trouvé dix sols en sa chambre, fût privé de la visite et conversation des autres religieux ; et le même saint ordonna qu'après sa mort son corps fût jeté à la voirie.

 

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Voyez, Messieurs, qu'est-ce que cela ? Dix sols seulement !

Lorsque vous êtes venus pour entrer en la Compagnie, l'on vous a dit qu'il fallait faire et garder le vœu de pauvreté, et vous avez dit que vous le vouliez bien ; au bout de l'an, vous avez fait le bon propos ; au bout de, deux ans, vous avez fait les vœux. Et en suite de cela, y contrevenir, être marri d'avoir fait ce que l'on a fait, s'en repenti ; et dire que, si on était à refaire, on ne le ferait pas ! O Messieurs, ô mes frères, quel état déplorable ! Voire même travailler à s'en faire dispenser, c'est être marri d'avoir bien fait et être en un état bien déplorable ! O mon Sauveur, ô mon Sauveur et mon Dieu !

L'état des missionnaires est un état apostolique qui consiste, comme les apôtres, à tout quitter et abandonner pour suivre Jésus-Christ et se rendre vrais chrétiens ; et c'est ce qu'ont fait plusieurs de la Compagnie, qui ont quitté leurs cures pour venir ici vivre en pauvreté, et par conséquent chrétiennement ; (5) et, comme me disait un jour une certaine personne, il n'y a que le diable qui puisse trouver à redire à la Mission ; s'en aller, par exemple, de village en village pour aider le pauvre peuple à se sauver et à aller en paradis, comme vous voyez que l'on fait. Voilà, par exemple, le bon M. Tholard qui y est à présent, M l'abbé de Chandenier (6) aussi, et où même il faut qu'ils couchent sur la paille (7).

La première faute contre la pauvreté est de cacher quelque chose, par exemple, des livres ;

5. En marge Il y a un certain passage qui porte qu'être pauvre et chrétien c'est la même chose.

6 Louis de Chandenier, abbé de Tournus.

7. En marge :Nota que ces messieurs étaient en mission auprès de Maule.

 

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2° D'acheter quelque chose, soit de l'argent de la maison, ou d'autre argent de ses parents sans permission ;

3° D'avoir des cassettes fermées en sa chambre, une valise ;

4° Plusieurs livres ;

5° De l'argent.

6° Ne pas remettre son argent en arrivant des champs entre les mains du procureur, c'est contre la sainte pauvreté, quand ce ne serait même que d'attendre jusques au lendemain.

7° Un supérieur qui s'accommode bien, et cela aux dépens de la maison, fait contre la sainte pauvreté ; et les incommodités que nous voyons arriver dans les maisons particulières ne viennent que par la faute des supérieurs qui n'ont pas bien observé et fait observer cette sainte vertu. J'ai reçu aujourd'hui une lettre d'une personne de la Compagnie, qui m'écrit : "Monsieur, un tel supérieur est aujourd'hui passé par ici avec une belle casaque et deux valises, ne remédierez-vous point à cela avant de mourir ? " Je lui ai répondu que je le ferai et que je remédierai à cette vermine.

8° Un supérieur particulier qui vend ou achète quel--que chose au profit de la maison où il est supérieur, fait une faute contre cette sainte vertu, comme aussi qui engage la même maison sans le même ordre du général.

9° Qui fait faire quelque chose pour enjoliver quelque bâtiment, ou quelqu'autre chose non nécessaire, contrevient à cette vertu de pauvreté.

Le premier moyen est de nous donner à Dieu pour bien observer la sainte pauvreté ; le deuxième, d'aller visiter les chambres de temps en temps. Je prie les officiers d'avoir soin de cela. Que l'on commence dès demain par la nôtre, puis par celle de M. Portail, ensuite

 

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par celles de M. Alméras (8) et de M. Chrétien (9). Il y a dans la nôtre deux couvertures dont je me sers pour me faire suer ; qu'on les ôte. Par la grâce de Dieu, notre chambre là-haut ne ferme point, ni cette salle d'en bas non plus (10).

Je prie les prêtres de célébrer la sainte messe dès demain, et les frères d'offrir leur communion dimanche prochain, pour remercier Dieu de ce qu'il a inspiré à quelqu'un de la Compagnie (je pense que c'est M. Portail) de faire une conférence sur cette vertu ; et je voudrais aussi qu'on le remerciât par même moyen de ce qu'il a permis que nous ayons reçu aujourd'hui et si à propos l'avis dont je vous viens de parler.

J'espère, Dieu aidant, faire une lettre circulaire et l'envoyer par toutes les maisons de la Compagnie, aux supérieurs d'icelles, à ce qu'ils aient à faire une conférence sur le même sujet de la pauvreté, et leur mander ce qui aura été fait ici, afin qu'ils fassent et observent les mêmes choses et visitent toutes les chambres de ceux de leurs maisons.

M. Vincent a prié M. Alméras d'aller par toutes les chambres ; d'ôter tous le, tours de lits et .autres choses, disant que l'usage de la Mission est de coucher sans rideaux ; de remédier à cette multitude de livres qu'aucuns ont en leurs chambres  ; de faire porter à la bibliothèque ce qui est superflu ; et tâcher de pratiquer cette vertu, qui attirera, dit-il, mille bénédictions sur la Compagnie.

9. Sous-assistant de la maison.

10. En note : Nota que la chambre d'en haut, c'est la petite chambre où couche M. Vincent ; et la salle d'en bas, c'est celle de Saint Joseph, où il recoit les externes qui ont à l'entretenir et à lui parler.

 

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111. — CONFERENCE DU 13 NOVEMBRE 1654

SUR LA CHASTETE

Cette conférence contenait trois points : le premier, les raisons de conserver et acquérir la vertu de chasteté ; le deuxième, les fautes qui se peuvent commettre contre cette vertu ; le troisième, les moyens de l'acquérir ou de la conserver.

Premier point. — C'est un commandement de Dieu qui oblige de garder la chasteté, etc. ; 2° nous l'avons promise à Dieu : il y a double péché à celui qui y contrevient, comme, en celui qui a fait le vœu, il y a double mérite, ou pour le moins plus grand mérite ; ainsi, etc... ; 3° à cause de l'emploi des missionnaires, qui est de fréquenter beaucoup de personnes de l'un et l'autre sexe, etc.

Deuxième point. — Fautes qui se peuvent commettre contre cette sainte vertu : 1° en pensées ; 2° en paroles ; 3° en œuvres ; 4° en omissions. En paroles : ne jamais dire de mots tendant à ce péché-là, et ne point souffrir aucune mauvaise pensée sale en notre esprit.

Par œuvres : oh ! c'est ce qui ne doit pas seulement être nommé, et il ne faut jamais souffrir personne dans la Compagnie qui en soit venu là. Les Pères jésuites sont exacts à renvoyer ceux qu'ils voient sujets à ce maudit péché, et c'est ce qui fait qu'on n'entend point parler d'eux.

Par omissions, ne faisant pas ce que Dieu veut qu'on

Entretien 111.—Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 9. Dans sa déposition au procès de béatification de saint Vincent, le frère Pierre Chollier déclare que le résumé de cette conférence est du frère Louis Robineau.

 

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fasse pour s'en exempter, ne se servant pas des moyens qu'on nous a donnés. Se toucher est une grande faute, se regarder, ouïr, etc., se coucher indécemment, avoir aversion à la mortification, se dorloter, être bien accommodé, traité à la maison, aux champs, se faisant servir des meilleures et plus délicates viandes, du meilleur vin ; tout cela ce sont des fautes contre cette sainte vertu de chasteté.

Troisième point . Moyens.— Le premier est de boire peu de vin, et ce peu, le bien tremper d'eau ; le deuxième, de ne parler point seul à seul aux femmes, ne leur point écrire de lettres, couper court avec elles ; le troisième, ne point prendre la direction des religieuses. Si l'évêque le commandait, lui représenter les raisons que nous avons de ne le point faire.

Oui, mais, me dira-t-on, vous, Monsieur, vous le faites bien. — Je réponds qu'il est vrai que le bienheureux François de Sales me chargea de la direction de la maison de la Visitation de cette ville, tout misérable que j'étais, et que la bienheureuse Mère de Chantal me pressa de le faire. Il y a néanmoins dix ou douze ans (1) que je priai les religieuses de m'en excuser, et je fus dix-huit mois sans les aller voir. Elles recoururent à Madame la marquise de Maignelay, et Monseigneur le coadjuteur, qui est à présent Monseigneur le cardinal de Retz, me commanda de continuer. Et depuis la mort de Monseigneur l'archevêque de Paris, ayant pris mon temps pour m'en excuser, elles m'ont fait commander par messieurs les grands vicaires de continuer ; mais, s'il plaît à Dieu que Monseigneur le cardinal de Retz revienne (2) je ferai auprès de lui tout ce que je pourrai pour m'en décharger.

1. En 1646.

2. Il était alors en exil.

 

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De plus, ne jamais fréquenter les Filles de la Charité et n'entrer jamais dans leurs chambres, sous quelque prétexte que ce soit. Dans la conférence que je leur faisais l'autre jour, je leur dis que, quand même ce serait moi qui allât pour entrer en leur chambre, elles me fermassent la porte au nez.

Quand on parlera au parloir, laisser toujours la porte ouverte et se tenir en lieu que tout le monde nous puisse voir.

Nous aviserons s'il ne sera pas aussi expédient d'ôter le parloir de céans et d'aller plutôt leur parler à l'église ; les Jésuites le font à l'église ; l'Oratoire, les Capucins et plusieurs autres. Il faut un peu penser à cela ; M. Alméras, faites-m'en resouvenir.

Dans les confessions, ne laisser point approcher le visage des femmes si proche du nôtre, et je pense qu'il faudra faire peut-être des confessionnaux portatifs en forme d'écharpe. Ne jamais faire la mission aux religieuses, si ce n'est que l'évêque le commande, et ensuite ne point recevoir de lettres des religieuses, sous prétexte d'avis qu'elles ont à demander, etc... ; et leur dire, comme fit feu M. de la Salle aux religieuses de Crécy, où il avait un jour f.ait la mission : "Ne m'écrivez point. "

L'humilité est un très excellent moyen pour acquérir et conserver la chasteté. Ceux qui auront connaissance de quelques-uns de la Compagnie qui sont enclins à ce vice, en doivent avertir le supérieur, notamment quand ce sont des personnes qu'on veut envoyer au loin, comme, verbi gratia, aux Indes, aux Hébrides, etc... ; et celui qui ne le fera pas sera coupable des fautes qu'ils. commettront en ces missions-là et du mal qui en arrivera.

 

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112. REPETITION D'ORAISON DU 25 JANVIER 1655

SUR LES ORIGINES DE LA CONGREGATION DE LA MISSION

Monsieur Vincent nous dit, à la fin de la répétition de l'oraison, que la Compagnie devait communier pour trois fins : la première, pour remercier Dieu, pour la même Compagnie en général, de ce qu'il a plu à Dieu donner commencement à la Mission à tel jour que celui de la Conversion de saint Paul, la première prédication ayant été faite par lui pour disposer le peuple à la confession générale, à la prière que lui en fit feu madame la générale des galères ; à laquelle prédication Dieu donna beaucoup de bénédiction.

Hélas ! Messieurs et mes frères, jamais personne n'avait pensé à cela, l'on ne savait ce que c'était que missions, nous n'y pensions point et ne savions ce que c'était, et c'est en cela que l'on reconnaît que c'est une œuvre de Dieu ; car là où les hommes n'ont point de part, c'est Dieu qui le fait, et cela vient immédiatement de lui ; puis ensuite il se sert des hommes pour l'exécution de son œuvre. Or, deux choses murent madame la générale à faire faire des confessions générales à ce pauvre peuple, dont il y en a une... Si je le dis à la Compagnie, je noterai quelque famille ; le dirai-je, ô mon Dieu ?

Et là il s'arrêta un peu, puis, continuant, dit :

Toutefois oui, il faut que je le dise, pource qu'aussi bien il n'y a plus personne de cette famille-là, ils sont tous morts, et le curé dont je vas parler aussi ; et j'ai appris qu'encore un de ses parents, qui était un fort homme de bien et qui me vint voir il y a quelque temps ici, est aussi mort depuis peu, et qui est le dernier

Entretien 112. — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 15.

 

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qui restait de cette famille. Or, le fait est que, feu madite dame se confessant un jour à son curé, elle lit attention qu'il ne lui donnait point l'absolution ; il marmotait quelque chose entre ses dents et fit ainsi encore d'autres fois qu'elle se confessa à lui ; ce qui la mit un peu en peine ; de sorte qu'elle pria un jour un religieux qui l'alla voir de lui bailler par écrit la forme (1) de l'absolution ; ce qu'il fit. Et cette bonne dame, retournant à confesse, pria ledit sieur curé de prononcer sur elle les paroles de l'absolution contenues en ce papier ; ce qu'il fit. Et elle continua de le faire ainsi les autres fois suivantes qu'elle se confessa à lui, lui donnant son papier, pource qu'il ne savait pas les paroles qu'il fallait prononcer, tant il était ignorant. Et me l'ayant dit, je pris garde et fis plus particulière attention à ceux à qui je me confessais, et trouvai qu'en effet cela était vrai et que quelques-uns ne savaient pas les paroles de l'absolution.

Or, cette bonne dame, qui n'était encore que fille, lorsque cela lui arriva, se ressouvenant puis après de cela, et considérant le péril où étaient toutes ces pauvres âmes, délibéra, pour remédier à ce malheur, de les faire prêcher touchant la manière de faire une bonne confession générale et la nécessité qu'il y avait d'en faire du moins une en sa vie ; ce qui réussit, comme je viens de dire ; en sorte que, ne pouvant pas entendre tout le peuple qui accourait de toutes parts, il fallut envoyer prier le Père recteur des Jésuites d'Amiens d'envoyer du secours. Il y vint lui-même, mais il n'y fut que jusqu'au lendemain, pource qu'il avait à faire, et il envoya de ses Pères pour nous aider. Ensuite, voyant que cela réussissait, l'on pensa aux moyens de faire que

 

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de temps en temps l'on allât sur les terres de madite dame pour y faire mission. Je fus chargé d'en parler aux Pères jésuites pour les prier d'accepter cette fondation. Je m'adressai au R. P. Charlet (2). Mais ils me firent réponse qu'ils ne pouvaient point accepter cette fomation et que cela était contraire à leur Institut ; de sorte que, comme l'on vit cela et qu'on ne trouvait personne qui se voulût charger de faire ces missions, on résolut d'associer quelques bons prêtres.

L'autre raison qui excita madite dame fut, comme il est dit, le péril dans lequel se trouvaient la plupart de ses pauvres sujets de la campagne à l'égard de leur salut, faute d'avoir fait une bonne confession générale.

Et c'est aussi cette première raison qui a fait que nous nous sommes donnés à Dieu pour faire les ordinations, afin de faire en sorte que tous les prêtres soient bien instruits des choses nécessaires à leur condition, comme de bien savoir prononcer la forme de l'absolution et les autres choses absolument nécessaires pour l'usage des sacrements de l'Eglise. Hélas ! mes frères, qui eut pensé pour lors que Dieu avait dessein de faire, par la Compagnie de la Mission, le bien que, par la grâce de Dieu, nous voyons qu'elle fait ? Hélas ! qui savait qu'il s'en voulût servir pour aller chercher jusque dans des maceries (9) au fond de la Barbarie, ces pauvres chrétiens esclaves, pour les retirer, si ce n'est d'un enfer, pour le moins d'un purgatoire ? Et qui savait qu'il s'en voulût servir encore en tant d'autres lieux, comme nous voyons qu'il fait ?

La première raison donc (comme je viens de dire) pour laquelle nous devons communier aujourd'hui c'est pour remercier Dieu de l'institution de la Mission ;

2. Provincial de France ( 1616-1619) .

3. "Maceries, fermes". C’est le terme utilisé couramment par les voyageurs et les missionnaires; or Vincent, dans sa lettre de la captivité, ne l’emploie pas, mais le terme "témat", qui peut venir de l’un ou l’autre de deux mots arabes qu’il aura prononcés comme il a pu - B. K.

 

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la seconde, pour lui demander pardon des fautes que la Compagnie en général et un chacun en particulier y avons faites jusqu'à présent ; et la troisième, pour lui demander la grâce de nous en corriger et de nous acquitter de mieux en mieux des emplois qui la concernent.

 

113. REPETITION D'ORAISON DU DIMANCHE 4 AVRIL 1655

SUR L'HOSPITALITE DONNEE AU CARDINAL DE RETZ

DANS L'ETABLISSEMENT DE ROME

Nous avons un sujet de rendre grâces à Dieu de ce qui vient d'être fait au sujet de Monseigneur le cardinal de Retz, que la Mission de Rome a reçu chez elle : 1° en ce que nous avons en cela fait un acte de reconnaissance envers notre fondateur et notre prélat ; 2° en ce que l'on a rendu au Pape un acte d'obéissance, ayant ordonné au supérieur de la Mission de Rome qu'il eût à recevoir à la Mission mondit seigneur le cardinal ; et enfin, en troisième lieu, de ce qu'on a encore mis en pratique un autre bel acte d'obéissance, en obéissant au commandement du roi, lequel, n'étant pas satisfait des conduites de mondit seigneur le cardinal de Retz, a trouvé ici mauvais qu'on l'eût reçu chez nous à Rome ; ce qui lui a donne sujet de mander au supérieur de ladite maison de la Mission de Rome (1) et à tous les prêtres missionnaires français qui y étaient, de sortir de Rome et s'en venir en France. Et voilà que le supérieur est déjà arrivé ici. Voyez comme toutes les vertus s'entre-suivent et comme une en engendre une autre, et

Entretien 113. — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 17

1. Thomas Berthe.

 

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celle-ci encore une autre. Oh ! que j'estime cela, que la Compagnie ait rendu ce devoir d'obéissance au Souverain Pontife ! Oh ! que je souhaite que la Compagnie entre dans les sentiments de grande reconnaissance et qu'elle fasse une profession particulière d'obéir au Souverain Pontife, d'obéir au roi son prince, en sorte que, quand on vous dira : "Allez" aller ; quand on vous dira : "Faites cela", le faire ; quand on vous dira : "Venez-vous-en", s'en venir aussitôt !

 

114. — EXTRAIT D'ENTRETIEN, AVRIL 1655

NOUVELLES DE FRANÇOIS LE BLANC, MISSIONNAIRE EN ECOSSE

Nous recommanderons à Dieu notre bon M. Le Blanc, qui travaillait dans les montagnes d'Ecosse, lequel a été pris prisonnier par les Anglais hérétiques avec un Père jésuite. On les a menés en la ville d'Aberdeen, d'où est M. Lumsden, qui ne manquera pas de le voir et de l'assister. Il y a beaucoup de catholiques en ce pays-là qui visitent et soulagent les prêtres souffrants. Tant y a que voilà ce bon missionnaire dans la voie du martyre. Je ne sais si nous devons nous en réjouir, on nous en affliger ; car, d'un côté, Dieu est honoré de l'état où il est détenu, puisque c'est pour son amour ; et la Compagnie serait bien heureuse si Dieu la trouvait digne de lui donner un martyr, et lui-même bien heureux de souffrir pour son nom, et de s'offrir, comme il fait, à tout ce qu'il lui plaira ordonner de sa personne et de sa vie. Quels actes de vertu ne pratique-t-il pas

Entretien 114. —Abelly, op. cit.,L. II, chap. 1, sect. XI, p. 208 et suiv.

 

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à présent, de foi, d'espérance, d'amour de Dieu, de résignation et d'oblation, par lesquels il se dispose de plus en plus à mériter une telle couronne ! Tout cela nous excite, en Dieu, à beaucoup de joie et de reconnaissance.

Mais, d'une autre part, c'est notre confrère qui souffre ; ne devons-nous donc pas souffrir avec lui ? Pour moi, j'avoue que, selon la nature, j'en suis très affligé, et la douleur m'en est très sensible ; mais, selon l'esprit, j'estime que nous en devons bénir Dieu comme d'une grâce toute particulière. Voilà comme Dieu fait, après que quelqu'un lui a rendu de notables services : il le charge de croix, d'afflictions et d'opprobres. O Messieurs et mes frères, il faut qu'il y ait quelque chose de grand que l'entendement ne peut comprendre~ dans les croix et dans les souffrances, puisque d'ordinaire Dieu fait succéder au service qu'on lui rend les afflictions, les persécutions, les prisons et le martyre, afin d'élever à un haut degré de perfection et de gloire ceux qui se donnent parfaitement à son service. Qui conque veut être disciple de Jésus-Christ doit s'attendre à cela ; mais il doit aussi espérer qu'en cas que les occasions s'en présentent, Dieu lui donnera la force de supporter les afflictions et surmonter les tourments.

M. Le Vacher me mandait un jour de Tunis qu'un prêtre de Calabre, où les esprits sont rudes et grossiers, conçut un grand désir de souffrir le martyre pour son nom, comme autrefois le grand saint François de Paule à qui Dieu donna même mouvement, lequel pourtant il n'exécuta pas, parce que Dieu le destinait à autre chose ; mais ce bon prêtre fut tellement pressé de ce saint désir, qu'il passa les mers pour en venir chercher l'occasion en Barbarie, où enfin il la trouva et mourut constamment pour la confession du nom de Jésus-Christ.

 

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Oh ! s'il plaisait à Dieu nous inspirer ce même désir de mourir pour Jésus-Christ, en quelque façon que ce soit, que nous attirerions de bénédictions sur nous ! Vous savez qu'il y a plusieurs sortes de martyres : car, outre celui dont nous venons de parler, c'en est un autre de mortifier incessamment nos passions, et encore un autre de persévérer en notre vocation, dans l'accomplissement de nos obligations et de nos exercices. Saint Jean-Baptiste, pour avoir eu le courage de reprendre un roi d'un péché d'inceste et d'adultère qu'il commettait, et avoir été mis à mort pour ce sujet, est honoré comme un martyr, quoiqu'il ne soit pas mort pour la foi, mais bien pour la défense de la vertu, contre laquelle cet incestueux avait péché. C'est donc une espèce de martyre que de se consumer pour la vertu. Un missionnaire qui est bien mortifié et bien obéissant, qui s'acquitte parfaitement de ses fonctions et qui vit selon les règles de son état, fait voir, par ce sacrifice de son corps et de son âme, que Dieu mérite d'être uniquement servi, et qu'il doit être incomparablement préféré à tous les avantages et plaisirs de la terre. Faire de la sorte, c'est publier les vérités et les maximes de l'Evangile de Jésus-Christ, non par paroles, mais par la conformité de vie à celle de Jésus-Christ, et rendre témoignage de sa vérité et de sa sainteté aux fidèles et aux infidèles ; et par conséquent vivre et mourir de la sorte, c'est être martyr.

Mais revenons à notre bon M. Le Blanc, et considérons comment Dieu le traite après avoir fait quantité de bonnes choses en sa Mission. En voici une merveilleuse à laquelle quelques-uns voulaient donner le nom de miracle. C'est qu'une certaine intempérie de l'air étant arrivée, il y a quelque temps, qui rendait la pêche fort stérile et réduisait le peuple dans une très grande

 

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nécessité, il fut sollicité de faire quelques prières et de jeter de l'eau bénite sur la mer, parce qu'on s'imaginait que cette malignité de l'air était causée par quelques maléfices. Il le fit donc, et Dieu voulut qu'aussitôt la sérénité revînt et que la pêche fût abondante.

C'est lui-même qui me l'a ainsi écrit. D'autres m'ont aussi mandé les grands travaux qu'il souffrait dans ces montagnes pour affermir les catholiques et convertir les hérétiques, les dangers continuels où il s'exposait, et la disette qu'il y souffrait, ne mangeant que du pain d'avoine. Si donc il n'appartient qu'à un ouvrier qui aime bien Dieu de faire et de souffrir ces choses pour son service, et qu'après cela, Dieu permette qu'il lui arrive d'autres croix encore plus grandes, et qu'on en fasse un prisonnier de Jésus-Christ et même un martyr, ne devons-nous pas adorer cette conduite de Dieu, et, en nous y soumettant amoureusement, nous offrir à lui, afin qu'il accomplisse en nous sa très sainte volonté ? Or sus, nous demanderons donc cette grâce à Dieu, nous le remercierons de la dernière épreuve qu'il veut tirer de la fidélité de ce sien serviteur, et nous le prierons que, s'il n'a pas agréable de nous le laisser encore, au moins il le fortifie dans les mauvais traitements qu'il souffre, ou qu'il pourra souffrir ci-après.

 

115. — REPETITION D'ORAISON DU 11 AVRIL 1655

SUR L'EPREUVE DE LA TENTATION

S'adressant à un frère coadjuteur qui venait de déclarer qu'il n'avait aucune peine aux emplois de la maison, Monsieur Vincent dit :

Vous avez grand sujet de rendre grâces à Dieu de ce

Entretien 115. — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 16.

 

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que Notre-Seigneur vous fait cette grâce. Dieu agit quelquefois ainsi au commencement, afin que les personnes se donnent tout de bon à lui ; il les mène premièrement par cette douceur qui fait qu'elles agréent toutes choses, puis de là il les fait passer à l'indifférence ; de l'indifférence, à quelque petit dégoût ; du dégoût, à l'aversion ; de l'aversion quelquefois jusqu'à des pensées de blasphèmes, d'aversion de Dieu, de la vertu, des personnes qui maintiennent l'ordre. Et cela, c'est un exercice que Dieu envoie à ces âmes-là pour les faire croître en la vertu. Et ce sont là des marques de son amour. Et puis, après qu'il les a ainsi exercées, que fait Dieu ? Il les fait entrer dans des douceurs et consolations si grandes que cela est admirable ; et ainsi l'on peut dire que voilà le tableau achevé.

J'ai connu une religieuse (1) qui avait une telle aversion au bien et de si grandes et abominables tentations, qu'elle en est venue même jusqu'à avoir des pensées de haine contre Dieu, en sorte qu'elle a dit quelquefois que, si elle sortait de la religion pour s'adonner à toutes sortes de voluptés, qu'elle ne se sentait point tant portée à le faire pour le plaisir de ces vilenies, que pour, par ce moyen, déplaire davantage à Dieu et se venger de lui en contrevenant à ses ordonnances et à ses lois. Et enfin qu'arriva-t-il après une telle épreuve ? C'est que Dieu, l'ayant tirée de cet état de souffrance, la conduisit dans un autre tout suave, doux, de sentiments de lui si grands et si admirables qu'elle est enfin morte en odeur de sainteté. Voilà comme Dieu conduit quelquefois de certaines âmes.

Il y a (nous disait-il) une autre personne, qui vit encore, que je connais, laquelle ne sait ce que c'est que

1. Sœur Claire-Marie Amaury, religieuse de la visitation.

XI. — 12

 

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tentation ni de la chair, ni d'aversion, ni de haine, etc ; et cependant il n'y a peut-être âme qui soit plus tentée de n'être point tentée, que celle-là. Cela paraît un paradoxe, et pourtant cela est ainsi ; et elle est inconsolable dans cette tentation, à cause que, dans la Sainte Ecriture et dans la vie des plus grands saints, il est fait mention que toutes les âmes que Dieu a conduites à la sainteté, il les a fait passer toutes par les souffrances ; et lui-même y a voulu passer, qui est le Saint des saints. Et cela porte même cette personne-là à avoir quelquefois des pensées qu'elle est réprouvée, puisqu'elle est hors de l'état de souffrance, car, dit-elle, il est dit que celui qui voudra vivre pieusement souffrira persécution (2). " Je ne souffre rien ; donc je ne suis pas pieux."

Or, pour revenir à vous, mon frère, qui dites que vous n'avez peine à rien, je vous dis que vous devez beaucoup vous humilier et vous défier de cet état auquel vous êtes maintenant. Le véritable chrétien doit continuellement agir contre ses inclinations, et encore plus particulièrement ceux qui se sont donnés à Dieu, ou dans la religion, ou dans quelque communauté. Saint Paul dit qu'il faisait le mal qu'il ne voulait pas faire et qu'il avait aversion de faire le bien qu'il voulait faire (3) ; et ainsi il nous faut nous surmonter en toutes les difficultés et prendre les maux et peines qui nous arrivent, comme choses qui nous sont présentées de la part de Dieu, et demeurer dans l'état auquel il lui plaît nous mettre.

2. 2 Timothée 3, 12.

3. Romains 7 19.

 

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116. — FIN D'UNE CONFERENCE SUR LA TEMPERANCE AVRIL 1655

ELECTION D'ALEXANDRE VII

O misérable que je suis, qui me rue sur les viandes, qui dévore, comme ceux dont on vient de parler, que j'ai sujet de m'humilier !... Il a plu à Notre-Seigneur nous donner un Pape. J'en ai eu la nouvelle en allant à l'assemblée l. La sœur de M. le cardinal Mazarin l'a mandé aux filles de Sainte-Marie du faubourg Saint-Jacques, qui me l'ont fait savoir. C'est un bon Pape et qui a le plus approfondi dans les matières du temps et qui a été de l'opinion contraire à celles qui ont été condamnées. Les prêtres de la Mission diront demain la sainte messe, s'il leur plaît, pour action de grâces, etc., et nos frères l'entendront, et dimanche prochain ils communieront pour le même sujet. Les dames de l'assemblée de la Charité doivent demain communier pour cela.

 

117. —CONCLUSION DE LA CONFERENCE DU 30 AVRIL 1655

SUR L'OFFRANDE DE NOS ACTIONS A DIEU

Or sus, Dieu soit loué de tout ce qui vient d'être dit ! Tâchons, Messieurs, d'en faire un bon profit ; ayons bien soin d'offrir nos actions à Dieu, surtout les principales ; et encore bien que, dans l'offrande du matin, on offre toutes les actions de la journée à Dieu, néanmoins il est encore bon d'offrir, pendant la journée,

Entretien 116. — Manuscrit du frère Robineau, p. 29.

1 L'assemblée des dames de la Charité.

Entretien 117.— Manuscrit de répétitions d'oraison, f° 17.

 

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chacune d'icelles en particulier. Je ne dis pas qu'il les faille toutes offrir et s'occuper à dire perpétuellement : "Mon Dieu, je vous offre ce que je fais ; mais il est bon de le faire surtout aux principales actions ; et ainsi tout ce que l'on fera sera agréable à Dieu. Oh ! quel bonheur de plaire toujours à Dieu, de faire tout ce que l'on fait pour l'amour de Dieu et pour lui agréer ! Donnons-nous donc à Dieu, Messieurs, pour faire dorénavant toutes nos actions pour son amour et pour lui plaire ; et, par ce moyen, il arrivera que toute action, tant petite soit-elle, sera d'un grand mérite devant sa divine Majesté. Ne venons-nous pas d'entendre ce que l'on nous vient de dire, que c'est cette pureté d'intention qui rend toutes les actions égales ? Dieu nous fasse la grâce de bien profiter de tout ceci !

 

118. — REPETITION D'ORAISON DU 23 MAI 1655

SUR LA FETE DE LA SAINTE TRINITE

Outre l'obligation que nous avons, comme chrétiens, d'honorer cette fête, nous en avons une particulière, nous autres, à cause qu'un Pape, par les bulles d'approbation de la Compagnie, nous a donné la très Sainte Trinité pour notre patron ; et c'est ce qui nous doit beaucoup animer tous, tant que nous sommes, à avoir une grande dévotion à cette fête ; comme aussi de nous affectionner beaucoup à ne laisser passer aucune occasion d'enseigner ce mystère. Je reconnais que nous nous sommes relâchés en cela, et que l'on était plus soigneux de cela dans le commencement, qu'à présent dans le progrès de la Compagnie. Cependant, voyez-vous,

Entretien 118 — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 18 v°.

 

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quelques docteurs tiennent que ceux qui ne sauront point ce mystère et celui de l'Incarnation sont en état de damnation ; et même saint Augustin et saint Thomas enseignent que la science de ces mystères est un moyen de nécessité de salut. Or, si cela est, jugez, Messieurs et mes frères, combien il est important que nous enseignions ces mystères à ceux qui les ignorent.

1° Nous y sommes obligés en qualité de chrétiens, car tout chrétien doit instruire un autre chrétien des choses nécessaires à salut, lorsqu'il sait qu'il les ignore.

2° Nous y sommes obligés comme prêtres, ceux qui le sont.

3° Comme missionnaires. Et encore bien, mes frères, que vous autres, vous ne soyez pas prêtres et que vous n'ayez point étudié, vous n'êtes néanmoins pas exempts de cette obligation, et devez, quand vous rencontrez quelque pauvre, lui enseigner ce mystère, s'il ne le sait pas, même à quelque petit nombre, à un grand nombre. Nous voyons qu'au défaut d'un prêtre, un laïque peut baptiser un enfant, et l'Eglise même le permet aux femmes dans la nécessité, au défaut d'un homme. Enfin nous devons tâcher d'informer tout le monde de ce mystère. Hélas ! combien pensez-vous qu'il y a de bonnes âmes qui ne parlent jamais à un pauvre, qu'ils ne le catéchisent, même des laïques et de l'autre sexe, jusque-là qu'il y en a qui vont parmi les villages pour instruire ces pauvres gens, et m'ont prié de trouver bon que, quand elles trouveraient quelques-unes de ces bonnes gens qui auraient désir de faire une confession générale, elles nous les envoyassent !

Nos pauvres sœurs de la Charité font cela avec tant de grâce et de bénédiction dans les villages où elles sont ! Une dame me manda encore, ces jours passés,

 

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qu'elle me priait de lui envoyer une Fille de la Charité, principalement pour avoir soin d'instruire les pauvres de ce mystère, nécessaire à salut, en faisant les petites écoles, pource que la plupart de ces pauvres gens ne vont point aux prédications, ni catéchismes, et ainsi ignorent bien souvent ce mystère. Voyez, Messieurs, ce que c'est que cela. C'est ainsi que Dieu en use quand il voit que ceux qui doivent enseigner ne le font pas ; il substitue d'autres en leur place, qui le font, même des personnes de sexe différent. Quand je vas par ces paroisses de Paris visiter la Charité, je demande souvent à ces bonnes dames de la Charité : "Eh bien ! Mesdames, comment font nos sœurs de la Charité ? " Et elles me répondent : "Par la grâce de Dieu, Monsieur, elles font fort bien ; tous les pauvres sont instruits des choses nécessaires à salut, grâces à Dieu." Or sus, Dieu soit loué et glorifié à jamais !

Je souhaite donc : 1° que tous, tant que nous somme" nous ayons une grande dévotion à cette fête et ardeur d'enseigner ce mystère ; 2° que nous fassions cette résolution de ne nous jamais trouver avec un pauvre, sans que nous lui enseignions les choses nécessaires à son salut, si nous pensons qu'il ne les sache pas ; en troisième lieu, que nous demandions bien pardon à Dieu d,e la négligence que nous avons apportée à observer cela jusqu'à présent, et que nous nous en humiliions beaucoup devant Dieu.

Nous avons nouvelle que le bon M. Lebas se porte mieux, par la grâce de Dieu, et est hors de danger. Il est retombé par trois fois, et la dernière fois on pensait qu'il ne relèverait pas. Je prie la Compagnie de rendre grâces à Dieu de celle qu'il lui a faite de lui avoir conservé ce sien serviteur, qui est un fort bon sujet et bien vertueux. Nous ne l'avons pas vu ici,

 

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pource qu'à peine eut-il fait son séminaire à Richelieu, il fut envoyé à Agde, où il a été à grand exemple. De tout cela nous rendrons grâces à Dieu, comme aussi de ce que M. de Martinis, qui a été malade à Rome, se porte bien, non sans danger de retomber, à ce que disent les médecins, Si on ne le change d'air.

 

119. — REPETITION D'ORAISON DU 27 MAI 1655

Il faut, pendant l'oraison, s'attacher plus aux affections qu'aux considérations. — Nouvelles de François Le Blanc et de Thomas Lumsden, missionnaires en Ecosse. — Saint Vincent recommande de faire des répétitions de cérémonies.

A la répétition de l'oraison, qui se faisait sur la fête du très Saint Sacrement de l'autel, un frère clerc qui répétait son oraison, vint à dire qu'il s'était un peu tenu coi pour écouter Dieu, qui lui parlait au cœur. M. Vincent le reprit et lui dit :

Mon frère, ce mot que vous venez de dire : "J'ai écouté Dieu ", est un peu rude ; mais il faut dire plutôt : "Je me suis tenu en la présence de Dieu pour écouter s'il plairait à Notre-Seigneur m'inspirer quelque bonne pensée, ou quelque bon mouvement."

Et ensuite il a fait continuer la répétition, et à la fin il a dit :

Mes frères, je remarque que, dans toutes les oraisons que vous faites tous, un chacun s'efforce de rapporter quantité de raisons, et raisons sur raisons ; cela se remarque. Mais vous ne vous affectionnez pas assez. Le raisonnement est quelque chose, mais ce n'est point encore assez ; il faut autre chose ; il faut que la volonté agisse, et non pas seulement l'entendement ; car toutes

Entretien 119. — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 19 v°.

 

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nos raisons sont sans fruit, si nous ne venons aux affections. On ne va pas assez à la fin pour laquelle la chose est instituée. Par exemple, aujourd'hui, sur la fête du très Saint Sacrement de l'autel, il fallait dire : "Or sus, pourquoi est-ce que cette fête a été instituée ? C'est pour rendre grâces à Dieu de l'institution du très Saint Sacrement de l'autel, que Notre-Seigneur Jésus-Christ, le jour avant sa passion, institua pour le bien de tous les fidèles" ; et ensuite s'exciter à des actions de grâces de ce grand et incomparable bienfait du Fils de Dieu, lui en rendre des actions de grâces, d'adoration, d'humiliation, de reconnaissance ; prier les anges de nous aider à l'en remercier, nous n'étant pas dignes de le faire comme il faut ; et s'exclamer continuellement à Dieu : "O Seigneur, soyez loué et remercié à jamais de m'avoir donné pour viande et pour breuvage votre chair et votre sang ! O mon Seigneur, comment vous en pourrai-je dignement remercier ! " Et ainsi s'entretenir en des actes fervents de la volonté vers son Dieu. Car, voyez-vous, mes frères, le raisonnement nous fait, à la vérité, voir la beauté de la chose, mais il ne nous la donne pas pour cela. Par exemple : je vois une pomme sur un pommier, et encore bien que je la voie fort bien et que, la considérant, je la trouve fort belle, je ne la tiens pas pour cela, je n'en jouis pas, je ne l'ai pas en ma possession ; car autre chose est de voir une chose, et autre chose de l'avoir et de la posséder ; autre chose de voir et considérer la beauté de la vertu, et autre chose de l'avoir. Or, le raisonnement nous fait bien voir la vertu, mais il ne nous la donne pas ; comme quand une personne dit à une autre : "Tiens, la voilà cette pomme ; regarde qu'elle est belle" ; mais pour cela elle ne la lui donne pas en sa possession. Or, c'est ainsi, mes frères, que fait le raisonnement en notre méditation.

 

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Pour ce qui est, à cette heure, des raisons pour nous faire voir la réalité du corps et du sang de Notre-Seigneur en ce sacrement, il ne faut que considérer ce qui est noté dans saint Jean : "Ceci est mon corps, ceci est mon sang ; le pain que je donne, c'est mon corps ; le vin que je vous donne, c'est mon sang." Personne ne doute de cette vérité, excepté les hérétiques, qui le veulent faire entendre en un autre sens. Notre-Seigneur lui-même nous en assure même par jurement, car il dit que celui qui ne mangera sa chair et ne boira son sang n'aura point la vie éternelle. Et ainsi il n'y a rien à examiner ni à éplucher pour ce regard. Mais ce que nous avons à faire en cette méditation, c'est de nous exclamer à Dieu par des actes de foi que nous devons faire, d'espérance, oui, d'espérance en ce divin mystère, de charité, d'humilité, de reconnaissance, d'adoration et de dépendance. Or sus, demandons bien pardon à Dieu des fautes que nous avons commises à l'égard de ce sacrement.

Nous avons eu des nouvelles de M. Le Blanc. Je reçus hier au soir une lettre du bon M. Lumsden, par laquelle il me mande que la persécution est grande en ce pays-là ; et mondit sieur Le Blanc a été transféré de la ville d'Aberdeen, où il était, à un bourg, avec encore un Père jésuite et un autre prêtre séculier, de sorte que nous ne savons pas encore ce qui en sera. Nous avions pensée d'envoyer pour le retirer, mais nous nous trouvons bien empêchés. Comment faire ? Deux raisons nous en empêchent : 1° pource que, si nous demandons sa liberté, il faudra déclarer qu'il est prêtre ; et cela, ce serait le découvrir, pource que c'est pour cela que l'on l'a mis prisonnier. La seconde chose qui nous empêche encore, c'est à cause que l'on ne sait encore comme

 

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l'on est, c'est-à-dire la France et l'Angleterre (1), les affaires étant brouillées. L'Ecosse commençait un peu à respirer depuis quelques années, et plusieurs conversions ce faisaient ; mais, depuis environ dix ou douze jours, on a renouvelé des ordonnances qui sont très rigoureuses contre les pauvres catholiques ; de sorte que le pauvre M. Lumsden n'est point en sûreté. Il me dit qu'il y a longtemps qu'il n'a point eu nouvelle de M. Duiguin. Peut-être que le mauvais temps en a été la cause, ces montagnes étant toutes couvertes de neige ; car la lettre que je reçus hier est datée du mois de mars.

A-t-on fait exercer les cérémonies ? Et M. Admirault (2) ayant répondu que non, M. Vincent répliqua qu'on le devait faire. J'ai fait prier M. l'abbé de Chandenier (3) de dire la sainte messe et faire l'office, et je souhaite que la Compagnie se mette dans cette pratique de céder toujours (comme, par exemple, aux évêques qui nous viennent visiter, et autres personnes de piété) les principales fonctions qui sont à faire. C'est ainsi qu'en usaient les premiers chrétiens à l'égard des personnes considérables qui les venaient visiter. Et même il s'est vu dans un concile des évêques qui se sont plaints d'autres évêques, de ce que, les ayant été visiter, ils ne leur ont pas rendu cette déférence, celui qui est visité devant céder par humilité à celui qui visite. Ce sera donc M. de Chandenier, qui est un saint homme au prix de moi, misérable, un homme si modeste et si vertueux, et qui nous est à si grand exemple !

Et adressant la parole à M. Portail, il lui dit : "M. Portail, qu'est-ce qu'il faut faire ? " Et ensuite

1. Le manuscrit note que le saint dit par distraction : la France et l'Espagne,

2. Maître des cérémonies à Saint-Lazare.

3. Louis de Chandenier, abbé de Tournus,

 

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mondit sieur Portail ayant répondu, M. Vincent, reprenant la parole, dit qu'anciennement, au commencement de l'Eglise, un des soins qu'avaient les diacres et les diaconesses était de faire la veille de fêtes, exercer les cérémonies, savoir : les diacres aux hommes et les diaconesses aux femmes et filles ; par exemple ils les exerçaient en la manière de bien faire une révérence, une inclination, une prosternation ; car, en ce temps-là, ils se prosternaient souvent à terre ; en quel temps ! Et ainsi du reste. Oh bien ! mes frères, tâchons donc de bien faire cette action, de bien observer les inclinations, les génuflexions ; par exemple, quand on ira à la procession, bien faire la génuflexion, puis l'inclination.

Alors M. Portail lui ayant dit qu'on ne faisait point d'inclination, M. Vincent répondit :

Vous avez raison, Monsieur, voyez un peu ma bêtise et comme j'ai besoin moi-même d'être instruit, et combien il importe que cet exercice se pratique, afin que ceux qui ne savent pas ce qu'il faut faire, ou qui ne s'en souviennent pas, en soient instruits.

 

120. — CONFERENCE DU 11 JUIN 1655

SUR LA SUPERBE

M. Vincent pria M. Alméras, son assistant, de tenir la main à ce que ce sujet fût donné pour méditation tous les mois, comme aussi celui de l'envie et de la paresse, parce que, disait-il, tout de même que l'eau cave et pénètre la pierre, même le marbre, à force de tomber goutte à goutte dessus, ainsi il y a sujet d'espérer que, méditant souvent ce sujets-là, avec la grâce de Dieu,

Entretien 120. — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 21,V °

 

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nous serons touchés et excités à nous défaire de ces mauvais vices et à acquérir l'humilité, qui est la vertu contraire. Je considère quelquefois ici à notre sacristie la pierre sur laquelle l'eau tombe ; quoique dure et quoique ce ne soit que goutte à goutte, elle ne laisse pas de la caver. Ainsi nous avons sujet d'espérer que ces sujets, médités et remédités plusieurs fois, donneront, avec la grâce de Dieu, quelqu'impression à nos cœurs, quoique peut-être aussi durs que la même pierre. Hélas ! Messieurs et mes frères, dites-moi, je vous prie, ce qu'est venu faire le Fils de Dieu au monde ; et, y étant, comment y a-t-il voulu paraître ? Humble.

Et il rapporta ce passage de David : "Il a été comme une bête de charge, etc. (1) Voyez les mulets ; s'enorgueillissent-ils pour être bien harnachés, chargés d'or et d'argent, pour paraître avec de belles plumes ? Ainsi, Messieurs, si l'on nous loue, si l'on nous estime, pource que nous avons peut-être fait quelqu'action qui aura éclaté aux yeux du monde, moquons-nous de cela, n'en tenons point compte. Car est-ce nous ? N'est-ce pas Dieu, Messieurs, qui fait tout cela ? N'est-ce pas à lui que toute la gloire en est due ? Mon Sauveur, donnez-nous l'humilité, la sainte humilité, je vous en prie. Car, voyez-vous, mes frères, s'il y a gens au monde qui doivent appréhender la vanité, ce sont les missionnaires, à raison de leurs emplois ; et s'il y a gens au monde qui doivent travailler à combattre ce vice, ce sont les missionnaires. L'humilité est une des parties intégrantes de l'esprit de la Compagnie de la Mission ; en sorte que, si l'on nous dit que nous sommes des ignorants, des bêtes, gens sans esprit, sans conduite, il faut souffrir cela patiemment, non seulement le souffrir patiemment, mais être bien aises qu'on nous tienne pour tels.

1. Psaume 72, 23.

 

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121. — REPETITION D'ORAISON DU 13 JUIN 1655

Malheurs de la Pologne. — Zèle des missionnaires de Barbarie ; con

version opérée par eux — Avertissements donnés à un frère.

Je recommande aux prières de la Compagnie le royaume de Pologne, qui est en grande épouvante au sujet d'un si grand nombre d'ennemis dont il est attaqué. Il y va de la gloire de Dieu, que nous prions pour cela, puisque ce sont les ennemis de l'Eglise qui l'attaquent. Je prie les prêtres, autant qu'ils le pourront, de célébrer aujourd'hui pour cela ; et nos frères, de communier. Nous y sommes, outre cette raison que je viens de dire, encore obligés par celle que nous avons d'avoir été appelés en ce royaume-là pour y travailler et nous y établir.

Je recommande de plus notre pauvre et bienheureux prisonnier M. Le Blanc et les autres messieurs qui sont aux Hébrides, ceux qui sont aux Indes, en Barbarie, nos pauvres missionnaires de Barbarie, qui travaillent avec tant de bénédiction de Dieu. Certes, il faut bien qu'ils soient à bon exemple à ces pauvres esclaves qu'ils assistent, puisque nous en voyons qui se viennent rendre céans (1) ; car, s'ils étaient là à scandale, sans doute ces bonnes gens ne seraient point excités, comme nous les voyons, à se venir rendre missionnaires.

Voici une conversion que je m'en vas vous dire, qui est admirable. Un calviniste esclave s'est converti depuis peu à la religion catholique. Les huguenots d'Angleterre envoient de fois à autre en ce pays-là pour racheter ceux de leur parti. Or, un envoyé, s'adressant à

Entretien 121. — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 22.

1. Deux esclaves libérés, Guillaume Servin et René Duchesne, étaient entrés à Saint-Lazare en qualité de frères coadjuteurs.

 

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cet esclave, lui demanda s'il voulait qu'il le rachetât. Ledit esclave lui répondit qu'il aimait mieux demeurer esclave toute sa vie et rester catholique, que d'y renoncer pour avoir sa liberté ; et ainsi il refusa.

Voilà, Messieurs, une conversion admirable. En vérité, Messieurs, j'ai bien sujet de craindre que cet homme-là ne soit mon juge au jour du jugement.

Puis ensuite, appelant un frère coadjuteur auquel il avait à faire quelqu'avertissement, il lui dit :

Mon frère, mettez-vous là à genoux.

Et en présence de toute la Compagnie il lui dit :

Mon frère, je suis obligé de vous avertir ici des fautes que vous faites et dont vous ne vous corrigez point, nonobstant les avertissements que l'on vous en a faits en particulier et à l'obéissance.

Et alors il raconta tout haut les fautes de ce frère, qui étaient fort grandes et que je n'ai pas voulu écrire ici. Seulement je dirai que M. Vincent le traita avec des paroles fort douces et qui témoignaient un esprit plein de charité et de compassion, accompagné néanmoins de fermeté, défendant audit frère la communion jusqu'à ce qu'il lui dît de la faire, et priant les prêtres de ne l'y point recevoir, s'il s'y présentait. Et il ajouta :

Et afin, mon pauvre frère, que vous vous souveniez de cela, vous ne boirez point de vin huit jours durant, et je prie nos frères de la dépense de tenir la main à cela, afin que, s'il se met en quelque place où il y ait une chopine, qu'ils l'aillent ôter de devant lui. Allez, mon frère !

 

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122 — REPETITION D'ORAISON DU 14 JUILLET 1655

Il faut se confesser et commet chaque fois que la règle l'ordonne, — Avertissement donné à un missionnaire irrégulier — Un supérieur doit tenir ferme à l'observance de la règle. —
Effet du relâchement dans l'Ordre de saint benoît ; crainte que la congrégation de la Mission ne suive ce triste exemple

Un frère coadjuteur, répétant son oraison, ayant dit qu'il avait quelquefois peine d'aller si souvent a confesse et à la communion, principalement lorsqu'il arrivait des fêtes pendant la semaine, et qu'il craignait que cela ne passât en habitude et qu'ainsi il n'y apportât pas tant de préparation que si cela se faisait plus rarement, M Vincent interrompit son discours et lui dit :

Mon frère, vous faites fort bien de craindre de ne pas apporter toutes les dispositions requises pour la réception des sacrements ; mais néanmoins, encore bien que vous ne sentiez pas en vous, ce vous semble, une disposition telle que vous, désireriez, il ne faut pourtant pas laisser de vous confesser et communier aux jours que la règle l'ordonne et que la Compagnie l'a pratiqué jusqu'ici. C'est un abus, mon frère, de croire que, si, par exemple, vous alliez moins souvent à confesse et à communion, vous seriez mieux disposé. Je dis plus, que, quand même, en usant, comme vous dites, moins souvent, vous sentiriez en vous une plus grande disposition, ce vous semble, et que vous fissiez cela avec sentiment et larmes, il serait bien à craindre, mon frère, que ce fût un épanchement de la nature et de l'amour propre, dont la satisfaction et le contentement qu'elle prendrait en une autre chose lui ferait agréer celle-ci. C'est pourquoi il faut tenir ferme dans l'observance des règles et les pratiques de la Compagnie.

Entretien 122. — Manuscrit des répétitions d'oraison, f° 22 V°.

 

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J'avertis encore hier un de la Compagnie de ce qu'il se dispense de l'oraison, du chapitre et ainsi des exercices de la communauté, et cependant nous voyons qu'il ne s'en corrige pas ; que faut-il faire à cela, Messieurs ? Pensez-vous quelle est la peine d'un pauvre supérieur quand il voit ses inférieurs dans le relâche et dans une paresse si grande, et combien il faut qu'il sue et qu'il travaille pour remettre toutes choses en leur premier état ! Et encore, Dieu veuille qu'il le fasse ! Et en ce cas, on pourra appeler cela une sorte de miracle, tant il est vrai qu'une communauté qui s'est une fois relâchée et s'est abandonnée au désordre, puisse revenir jamais à l'état premier de perfection duquel elle est déchue. Saint Paul dit d'une personne qui a été une fois convertie et tout à Dieu et qui puis après vient à tomber de cet état, qu'il est impossible qu'elle s'en relève, c'est-à-dire qu'il est très difficile (1) ; et ainsi d'une communauté. C'est pourquoi, Messieurs, tenons ferme dans l'observance des règles.

Oh ! quel compte a à rendre à Dieu un supérieur qui n'a point eu assez de courage pour tenir ferme à ce que la règle ait été observée, et ainsi est cause que la Compagnie s'est relâchée en la pratique de la vertu ! Quel compte a à rendre à Dieu un supérieur lâche ! Car non seulement il rendra compte à Dieu du mal qui s'est fait (et dont il a été cause par sa lâcheté) dans la Compagnie, pendant le temps qu'il y a été supérieur, qui est peut-être de deux ou trois ans plus ou moins, mais encore de celui qui s'y commet pendant le temps de celui qui lui succédera, et le deuxième et le troisième.

Quel compte aussi a à rendre à Dieu un prêtre ou un frère qui aura été cause, par son mauvais exemple,

1. Hébreux 6, 4-6.

 

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d'une partie du mal qui s'est fait dans la Compagnie, qui aura été lâche dans les emplois d'icelle, ou les aura abandonnés pour avoir moins de peine et plus de liberté !

Dans le commencement de l'Ordre de Saint-Benoît, leur emploi et exercice était de desservir quantité de cures, enseigner et former des jeunes enfants, de sorte que la noblesse leur donnait ses enfants pour être instruits et morigénés ; quantité de personnes pieuses ont donné quantité de biens, maisons, terres, héritages, fait bâtir des églises, qu'elles ont données à ces Pères et qu'elles ont fait ériger en abbayes et prieurés. Les lâches ont trouvé que c'était trop ; c'est pourquoi ils ont dit : "Pourquoi nous tant peiner? Laissons, laissons toutes ces cures, toutes ces instructions, contentons-nous seulement du chœur, retenons-nous les deux tiers des dîmes des cures, et l'autre tiers, donnons-le à un vicaire perpétuel." Voyez, retenons comme ils parlent : "Retenons les dîmes ", c'est-à-dire, retenons la graisse. Voyez, Messieurs, voilà le procédé qu'ils ont tenu ; ils ont mis des vicaires perpétuels, ils ont abandonné l'instruction des jeunes enfants, et qu'a fait Dieu? Ah ! le voulez-vous voir ? Il a permis que la plus grande partie de toutes les abbayes et des prieurés soit tombée entre les mains des laïques, abbés commendataires et prieurs simples, sans aucune charge, car une partie de ces prieurs n'est chargée que de fort peu de chose, de faire dire quelques messes. Voilà l'état auquel nous tomberons, si Dieu n'y met la main.

Quoi ! dira un missionnaire lâche, à quoi bon tant de missions ? Aller aux Indes, aux Hébrides ! Allez, allez, cela est trop. Aux prisons, aux Enfants trouvés, au Nom-de-Jésus ! Tout cela est trop entreprendre ; il faut abandonner cela ; vraiment quand M. Vincent sera

XI. — 13

 

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mort, il y aura bien du changement ; il faudra bien retrancher tous ces emplois, car autrement le moyen d'y subvenir ! Quoi ! aux Indes, aux Hébrides, aux prisons, les Enfants trouvés, etc. ! —De sorte, Messieurs, qu'il faudra dire : " Adieu les missions ; adieu, les Indes ; adieu les Hébrides, les prisons le Nom-de-Jésus, les Enfants trouvés, la Barbarie ; adieu tout cela ! "Et qui est cause de tout ce mal ? Un lâche, des missionnaire, lâches et pleins de l'amour de leur propre commodité et du repos.

O Messieurs, ô mes frères, quand vous verre cela, vous pourrez bien dire : adieu tous ces emplois ! Saint Jean disait : "Quand vous verrez de ces personnes. parmi vous, tenez-les pour des antéchrists." Mes frères, je vous dis de même : quand vous verrez un missionnaire lâche qui tiendra de tels discours, ou tendant à ce que l'on abandonne tous ces biens que je viens de dire, dites hardiment : "Voilà l'antéchrist." Oui, mes frères, c'est un antéchrist. Dites : "Voilà l'antéchrist qui est né, le voilà ! " Eh quoi ! et si, la Compagnie n'étant encore que dans le berceau (car la Compagnie ne fait que de naître, elle est encore dans le berceau), si, dis-je, cela est ainsi et que néanmoins elle ait : jusqu'ici, aidée de la grâce de Dieu, embrassé tant de biens si agréables à sa divine Majesté et auxquels il lui a plu donner bénédiction, à combien plus forte raison le doit-elle faire lorsqu'elle sera plus avancée en âge, qu'elle aura acquis plus de force qu'elle n'a ! Nous voyons que, si un enfant a assez de force et de courage, quoique jeune et délicat, pour entreprendre de venir à bout de quelque chose, à plus forte raison lorsqu'il est plus avancé, jusques à vingt-cinq ou trente ans. Ainsi en doit-il être de la Compagnie de la Mission. Or sus, Dieu soit béni ! Dieu soit béni et glorifié à jamais

 

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Plaise à sa divine Majesté nous faire la grâce que ce malheur que je viens de dire n'arrive pas à la Compagnie (2) !

 

123. — REPETITION D'ORAISON DU 18 JUILLET 1655

ELOGE D'ADRIEN BOURDOISE

M. Vincent recommanda avec beaucoup d'instance aux prières de la Compagnie la santé de M. Bourdoise, dangereusement malade d'une apoplexie (1), et nous exalta fort le zèle de ce bon prêtre pour l'état ecclésiastique, duquel Dieu s'était servi pour jeter les fondements de cette sainte Compagnie des prêtres de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, quoiqu'il fût d'une naissance si pauvre, qu'il n'avait pu faire ses études que par le secours des écoliers, qui lui donnaient quelques morceaux de pain ; et même quand on en jetait à quelque chien, la faim l'obligeait à courir devant pour le prendre.

M. Vincent raconta aussi que M. Bourdoise lui disait que c'était une grande œuvre que de travailler à l'instruction des pauvres gens, mais qu'il était encore plus important d'instruire les ecclésiastiques, puisque, s'ils sont ignorants, il faut par nécessité que les peuples qu'ils conduisent le soient aussi. Et il disait vrai, il disait vrai.

Ensuite M. Vincent pria Dieu plusieurs fois que nous fussions participants du grand zèle qu'avait ce bon prêtre et des grands biens qu'il a faits à l'Eglise.

2. La rédaction que nous a conservée Abelly de cette dernière partie (op. cit. L. III, chap. X, p. 105) diffère notablement de celle que nous donnons ici.

Entretien 123.Recueil de diverses exhortations, p. 71

1. Il mourut le lendemain.

 

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124.— REPETITION D'ORAISON DU 20 JUILLET 1655

Il est défendu d'introduire les étrangers dans le jardin sans permission.—
Les étudiants ne peuvent aller prendre leur récréation dans le clos, sinon les jours de congé. —
Ne pas poser aux portiers des questions indiscrètes. — Fermer les portes et ne pas conduire les étrangers dans le cloître.

Un frère coadjuteur disant qu'à l'oraison il avait répété intérieurement quelques versets des psaumes de David qui portent à la confiance en Dieu, M. Vincent l'interrompit :

La pratique est bonne, dit-il, repasser par mémoire quelque passage de l'Ecriture Sainte, le tourner en toutes les façons pour en tirer un sens et en faire un précis.

Un autre frère s'étant mis à genoux pour s'excuser de répéter son oraison, M. Vincent lui dit :

Mon frère, puisque vous voilà à genoux, je vous avertirai d'une faute que vous fîtes hier : il vint quelqu'un vous demander ; incontinent vous prîtes cette personne et la menâtes au jardin sans permission. O mon frère, cela n'est pas bien ; vous savez qu'il y a une règle expresse qui le défend ; et cela a été toujours en pratique de suivre cette règle exactement et de ne rien faire de ce qui est défendu, sans permission. Il n'y a pas d'ancien qui le voulût faire. M. Alméras me disait encore, un peu avant de partir, qu'il était édifié de voir l'exactitude des anciens ; et il me raconta qu'un d'eux ayant été rencontré dans le cloître par quelqu'un qui était venu pour lui parler, il pria d'attendre jusqu'à ce qu'il eût été demander permission de parler à cette personne ; ce qu'il avait déjà fait plusieurs autres fois.

J'ai encore, ajouta-t-il, un autre avertissement à faire,

Entretien 124. — Recueil de diverses exhortations, p. 72.

 

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qui regarde tous nos frères écoliers : au lieu de faire la récréation au jardin les jours qu'ils n'ont point de congé, ils la font au clos ; je dis ce que j'ai vu ; j'allai dernièrement au clos (c'est la troisième fois de cette année), je fus surpris de les y voir. Ne sommes-nous pas assez contents de ce jardin ? N'est-ce pas assez grand en haut et en bas ? Il y en a peu dans Paris d'aussi grands que le notre ; allez dans toutes les maisons, chez les marchands, financiers, les gens du palais, vous ne les voyez presque jamais dans leur jardin ; ils sont attachés presque tous à travailler nuit et jour ; après avoir passé tout le matin au palais, à peine ont-ils dîné qu'il faut qu'ils voient des pièces pour les rapporter dans l'après-dinée. Et nous, nous ne nous contentons pas de grands jardins ; il nous faut le clos. Encore y en a-t-il qui ne se contentent pas du clos. Faut-il que nous menions une vie... je ne sais comment je dois dire... lautior ; si l'on pouvait faire un mot français de ce latin, plus commode... ce mot ne dit pas assez, plus voluptueuse, plus délicieuse, à gogo, à l'aise, plus large que les gens du monde ? Et pensez-vous que messieurs les ordinands, qui nous voient à toutes les heures, de leurs fenêtres, promener dans ce clos, dans ces jardins, pêle-mêle, avec ces pauvres affligés qu'on y promène et les autres qui y travaillent, ne disent pas en eux-mêmes " Voilà des gens qui vivent bien au large et qui n'ont rien à faire ?"

J'ai bien peur que cela ne scandalise. En effet, c'est le fait d'un homme qui n'a rien à faire et qui n'est guère occupé de Dieu, qui est dissipé, d'y aller hors des heures, sans permission, qu'on ne refuse jamais quand on en a besoin ; et si l'on avait quelqu'incommodité qui requît un plus grand air que celui du jardin, on ne le refuserait jamais, et on ne l'a jamais refusé que je

 

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sache ; mais cette attache que l'on a à cette vaste étendue de Saint-Lazare cause bien du mal, car il y a d'autres maisons où il n'y a point de jardin. A Crécy, la Providence nous en avait donné un, et elle nous l'a ôté ; à Sedan, point de jardin ; il est vrai qu'on est sur le point d'acheter une maison avec jardin au faubourg, pour s'y promener quelquefois. Et quand on est ennuyé dans ces maisons, on a tant de peine de se résoudre à y rester ! Est-on là, on dit que cet air n'est pas bon, on se plaint toujours, on se trouve mal, on écrit. Je recommande de nouveau l'observance de cette règle et la défense d'aller au jardin et au clos, hors le temps de la récréation marqué par la règle, et moins encore d'y mener personne sans permission expresse.

Il y a aussi des prêtres, oui, des prêtres, non pas plusieurs, par la grâce de Dieu, mais quelqu'un qu'on voit souvent à cette porte regarder qui va et qui vient, qui passe dans la rue, qu'on voit discourir avec les portiers : " N'y a-t-il point de lettres pour moi ? Il y en devrait avoir. Ne m'est-on pas venu demander ?" Et si l'on savait que les portiers ne doivent jamais rien dire ! C'est être bien dissipé, c'est n'être guère occupé de Dieu ; qu'on ne le fasse plus ! Je prie les portiers de remarquer ceux qui le feraient à l'avenir et de me venir dire : "Monsieur, nous voyons tel et tel venir à la porte."

J'ai encore un autre avertissement à faire, et de ceci j'en suis coupable comme les autres. Et premièrement, c'est que, quand on passe par une porte, on ne la ferme point ; je trouve toujours toutes les portes ouvertes, et moi-même, misérable, je ne les ferme point ; je ne me contente pas de ne pas veiller à ce que cette règle s'observe, j'y contreviens le premier.

Il y avait autrefois à Hambourg un grand monastère, des plus célèbres de l'Allemagne, qui est tellement

 

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déchu, comme on me l'écrivait dernièrement, qu'il sert à présent de salle, de place publique. Le lieu où était l'église et où l'on voit encore des vestiges des murailles, c'est une halle où l'on vend de la chair et des autres choses. Voilà comment Dieu traite ceux qui se relâchent de la régularité. On ne voit d'autre chose que ces effets de la justice de Dieu, qui fait main basse de ceux qui abusent de ses grâces et des emplois qu'il leur avait donnés a son service, main basse de ce monastère, main basse de cet Ordre, main basse de cette Compagnie. J'ai bien peur que, par notre négligence, et par la mienne surtout, notre maison ne devienne aussi une place publique. Sitôt que quelqu'un est entré dans la cour : "Où voulez-vous aller ? " — "Au cloître." — En voilà deux portes ouvertes. A la basse-cour, tout de même ; et du cloître en tous les dortoirs, en toutes les chambres, à la cuisine ; encore, pour celle-là, elle est fermée.

Aux Jésuites de la rue Saint-Antoine, on ne fait point entrer les gens ; on les fait attendre sous la porte, ou bien on les fait entrer dans une galerie ; la maison est disposée de la sorte. Pourquoi donc faire entrer tant de monde dans notre cloître ? Je prie donc les portiers, quand quelqu'un viendra demander quelqu'un de nous, de faire attendre sous la porte, ou de faire entrer dans une salle, et non pas dans le cloître. Si ce ne sont pas des gens à qui on doive grand respect, on peut leur dire : "Monsieur (par exemple), ayez un peu de patience ici, je vais le chercher" ; et aussi qu'on le fasse attendre le moins qu'il se peut. Je prie les portiers de faire diligence pour chercher ceux qu'on demande, et ceux-là de venir au plus tôt.

Je recommande encore la pratique de cette règle et j'ordonne d'être soigneux à fermer toutes les portes. Quand le supérieur dit : "J'ordonne ", comme il a

 

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autorité de Dieu, on ne peut contrevenir à l’ordre sans contrevenir à Dieu et à ce qu’il demande de nous ; car Dieu est ordre ; Dieu et l’ordre, c’est la même chose.

 

125. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 24 JUILLET 1655

Misère générale provoquée par les guerres. — Il faut travailler avec abnégation, zèle et dévouement. — Exemple donné par les missionnaires de Barbarie et de Madagascar. — Indulgence plénière accordée par le Pape à tous les missionnaires pour l’heure de la mort.

Je renouvelle la recommandation que j’ai faite et qu’on ne saurait assez faire, de prier pour la paix, afin qu’il plaise à Dieu réunir les cœurs des princes chrétiens. La guerre est par tous les royaumes catholiques : guerre en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Suède, en Pologne, attaquée par trois endroits, en Hibernie, jusque dans les pauvres montagnes et rochers presqu’inhabitables. L’Écosse n’est guère mieux ; l’Angleterre, on sait l’état déplorable où elle est. Guerre partout, misère partout. En France, tant de gens souffrent ! O Sauveur ! ô Sauveur ! si, pour quatre mois que nous avons eu ici la guerre, nous avons eu tant de misère au cœur de la France, où les vivres abondaient de toutes parts, que peuvent faire ces pauvres gens des frontières, qui sont dans ces misères depuis vingt ans ? Oui, il y a bien vingt ans qu’ils ont toujours la guerre ; s’ils ont semé, ils ne sont pas assurés de recueillir ; les armées viennent, qui pillent, qui enlèvent ; et ce que le soldat n’a pas pris, les sergents le prennent et l’emportent. Après cela, que faire ? Que devenir ? Il faut mourir. S’il y a une vraie religion… qu’ai-je dit, misérable !.. s’il y a une vraie religion ! Dieu me le pardonne ! Je parle matériellement. C’est parmi eux,

Entretien 125. Recueil de diverses exhortations, p. 78.

 

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c’est en ces pauvres gens que se conserve la vraie religion, une foi vive ; ils croient simplement, sans éplucher ; soumission aux ordres, patience dans l’extrémité des misères à souffrir tant qu’il plaît à Dieu, les uns pour les guerres, les autres à travailler le long du jour à la grande ardeur du soleil ; pauvres vignerons, qui nous donnent leur travail, qui s’attendent à ce que nous prierons pour eux, tandis qu’ils se fatiguent pour nous nourrir !

On cherche l’ombre ; on ne voudrait pas sortir au soleil ; nous aimons si fort nos aises ! En mission du moins on est dans l’église à couvert des injures du temps, de l’ardeur du soleil, de la pluie, auxquelles ces pauvres gens sont exposés. Et nous crions à l’aide si l’on nous donne un tant soit peu plus d’occupation qu’à l’ordinaire. Ma chambre, mes livres, ma messe ! Encore pour cela, baste ! Est-ce là être missionnaire, d’avoir toutes ses aises ? Dieu nous sert ici de pourvoyeur, il nous fournit tous nos besoins et plus que tous nos besoins, il nous donne la suffisance et au delà. Je ne sais si nous songeons assez à le remercier.

Nous vivons du patrimoine de Jésus-Christ, de la sueur des pauvres gens. Nous devrions toujours penser quand nous allons au réfectoire : "Ai-je gagné la nourriture que je vais prendre ?" J’ai souvent cette pensée, qui me fait entrer en confusion : "Misérable, as-tu gagné le pain que tu vas manger ce pain qui te vient du travail des pauvres ?" Au moins, si nous ne le gagnons pas comme eux, prions pour leurs besoins. Bos cognovit possessorem suum ; (1) les bêtes reconnaissent ceux qui les nourrissent. Les pauvres nous nourrissent ; prions Lieu pour eux ; et qu’il ne se passe pas de jour que nous ne les offrions à Notre-Seigneur, afin qu’il lui plaise leur

1. Isaïe 1, 3.

 

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faire la grâce de faire bon usage de leurs souffrances.

Je disais… que dis-je, misérable ! On disait dernièrement que Dieu s’attend aux prêtres pour arrêter sa colère ; il s’attend à ce qu’ils se mettront entre lui et ces pauvres gens, comme d’autres Moïse, pour. l’obliger à les délivrer des maux causés par leur ignorance et par leurs péchés, et qu’ils ne souffriraient peut-être pas, s’ils étaient instruits et si l’on travaillait à leur conversion. C’est aux prêtres à le faire. Ces pauvres gens nous donnent leur bien pour cela ; tandis qu’ils travaillent, qu’ils bataillent contre les misères, nous sommes les Moïse qui devons continuellement lever les mains au ciel pour eux. Nous sommes les auteurs, s’ils souffrent pour leur ignorance et pour leurs péchés ; c’est donc nous qui sommes coupables de tout ce qu’ils souffrent, si nous ne sacrifions toute notre vie pour les instruire.

M. Duval, grand docteur de l’Église, disait qu’un ecclésiastique doit avoir plus de besogne qu’il n’en peut faire ; car, dès que la faitardise (2) et l’oisiveté s’emparent d’un ecclésiastique, tous les vices accourent de tous côtés : tentations d’impureté et tant d’autres ! Oserai-je dire ? Il y faut penser ; cela se présentera peut-être quelqu’autre fois. O Sauveur, ô mon bon Sauveur, plaise à votre divine bonté délivrer la Mission de cet esprit de faitardise, de recherche de ses propres aises, et lui donner un zèle ardent pour votre gloire, qui fera embrasser tout avec joie et qui ne lui fasse jamais refuser l’occasion de vous servir ! Nous sommes faits pour cela ; et un missionnaire, un vrai missionnaire, un homme de Dieu, un homme qui a l’esprit de Dieu, tout lui doit être bon et indifférent ; il embrasse tout, il peut tout ; à plus forte raison, une Compagnie, une congrégation

2. Faitardise, fainéantise.

 

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peut tout étant animée et portée par l’esprit de Dieu.

Nos missionnaires de Barbarie et ceux qui sont à Madagascar, qu’ont-ils entrepris ? qu’ont-ils exécuté ? qu’ont-ils fait ? qu’ont-ils souffert ? Un homme seul entreprend une galère où il y a quelquefois deux cents forçats : instructions, confessions générales aux sains, aux malades, de jour et de nuit, pendant quinze jours ; et au bout de ce temps, il les traite, il va lui-même acheter un bœuf, il fait cuire cela ; c’est leur régal ; un homme seul fait cela ! Tantôt il s’en va dans les fermes où l’on met des esclaves, et va trouver les maîtres pour les prier de lui permettre de travailler à l’instruction de leurs pauvres esclaves ; il prend leur temps et leur fait connaître Dieu, les rend capables de participer aux sacrements, et à la fin il les traite et leur fait un petit régal (3).

Il parla aussi des frères Guillaume et Duchesne (4), qui, après avoir été esclaves, furent rachetés par l’aide du consul (5), à cause du zèle dont ils étaient animés dans leurs emplois auprès des pauvres esclaves (6).

A Madagascar, dit encore M. Vincent, les missionnaires prêchent, confessent, catéchisent continuellement depuis quatre heures du matin jusqu’à dix, et depuis deux heures après midi jusqu’à la nuit ; le reste du temps, c’est l’office, c’est la visite des malades. Voilà des ouvriers, voilà de vrais missionnaires ! Plaise à la bonté de Dieu nous donner cet esprit qui les anime, un cœur grand, vaste, ample ! Magnificat anima mea

3. Saint Vincent a ici en vue Jean Le Vacher.

4. Guillaume Servin et René Duchesne, frères coadjuteurs.

5. Le frère Barreau.

6. Saint Vincent aurait dit ici, d’après l’auteur de la vie manuscrite de M. Jean Le Vacher, qui reproduit une partie de ce discours : "Avec quelle catholicité et religiosité il relève et entretient ces pauvres esclaves, on le voit, nous en avons ici des fruits."

 

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Dominum (7) il faut que notre âme magnifie, amplifie Dieu, et pour cela que Dieu amplifie notre âme, qu’il nous donne amplitude d’entendement pour connaître bien la grandeur, l’étendue de la bonté et de la puissance de Dieu ; pour connaître jusqu’où s’étend l’obligation que nous avons de le servir, de le glorifier en toutes les manières possibles ; amplitude dans la volonté pour embrasser toutes les occasions de procurer la gloire de Dieu. Si nous ne pouvons rien de nous-mêmes, nous pouvons tout avec Dieu. Oui, la Mission peut tout, parce que nous avons en nous le germe de la toute-puissance de Jésus-Christ ; c’est pourquoi nul n’est excusable sur l’impuissance ; nous aurons toujours plus de force qu’il n’en faudra, principalement dans l’occasion ; car, quand on est dans l’occasion, l’homme se sent un homme tout nouveau. C’est ce que mandait M. N. quand il fut arrivé ; ses forces redoublèrent sitôt qu’il fut dans l’occasion d’en avoir besoin.

J’oubliais de faire part à la Compagnie de la nouvelle que j’ai reçue et dont nous remercierons Dieu Notre Saint-Père le Pape a accordé à tous les missionnaires indulgence plénière à l’article de la mort. M. Blatiron lui ayant été offrir les respects de toute la Compagnie, lui demanda cette grâce et celle de prendre ladite Compagnie sous sa protection ; il lui accorda l’une et l’autre. Qui peut comprendre l’amplitude de cette grâce ? Indulgence plénière à l’heure de la mort, l’application de tous les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! De sorte qu’à l’heure de notre mort nous serons revêtus de cette robe d’innocence qui nous mettra en état de plaire aux yeux de Dieu dans le moment qu’il faudra lui rendre compte de notre vie. Ce Seigneur de l’Évangile chassa de sa présence celui qui avait paru

7. Luc 1, 46.

 

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devant lui sans avoir la robe nuptiale, que Dieu nous donnera à l’heure de la mort par cette indulgence, si nous sommes fidèles à notre vocation et si nous voulons vivre et mourir dans le poste où il nous a mis ; c’est de quoi nous remercierons Dieu, les prêtres à la sainte messe et les frères à la communion ; c’est ce que nous ferons aujourd’hui, s’il vous plaît.

Je recommande à vos prières un. exercitant, qui en un besoin tout particulier. Que de bien il fera, s’il fait une entière conversion ; et quel mal, s’il ne la fait pas ! Je me contente de vous dire ces dehors pour vous faire juger combien il a besoin d’être assisté.

 

126. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 28 JUILLET 1655

SUR LA GÉNUFLEXION

M. Vincent dit, à la fin de la répétition de l’oraison : J’avertis la Compagnie en général d’une faute que plusieurs commettent ici en présence de Notre-Seigneur au très Saint Sacrement de l’autel. J’ai remarqué que plusieurs, en faisant la génuflexion devant le Saint Sacrement, ne la font pas jusqu’à terre, ou la font fort indévotement. J’avais déjà remarqué cela d’autres fois et m’étais proposé d’en avertir la même Compagnie, mais j’ai été si misérable de l’avoir oublié. Comme je fus hier un peu de bonne heure à l’oraison, je fis attention à la génuflexion de quelques-uns ; et afin d’en avertir la Compagnie et de peur de l’oublier, je l’écrivis sur nos tablettes. Aujourd’hui que j’ai été aussi un peu de bonne heure ici, j’ai encore remarqué la même chose. Et afin que ceux qui manquent à faire avec révérence la génuflexion, ainsi qu’il est convenable à la gloire de

Entretien 126. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 24 v°

 

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la majesté du Dieu vivant, s’en corrigent, j’ai cru être obligé de ne pas différer davantage à en avertir la Compagnie, comme je fais, à ce qu’elle y fasse attention. Par la grâce de Dieu, il y en a qui la font bien et avec beaucoup de révérence, non seulement extérieure, mais aussi intérieure ; et cela paraît, par la grâce de Dieu, et on le remarque ; mais il y en a d’aucuns qui s’en acquittent bien mal.

Les motifs qui nous doivent porter à faire cette prostration avec la révérence extérieure et intérieure que nous devons et ainsi que doivent faire de véritables chrétiens, c’est l’exemple du Fils de Dieu et de quelques autres communautés religieuses. Le Fils de Dieu se prosterna la face contre terre au jardin des Olives les Chartreux, nous voyons qu’ils se couchent de tout leur long ; les Jacobins font une génuflexion et puis ensuite une profonde inclination. Quand le Saint Sacrement est exposé sur l’autel, on se prosterne les deux genoux en terre avec une profonde humilité, adorant la majesté de Dieu.

Un autre motif est l’exemple que nous devons à toutes les personnes qui viennent céans et qui nous voient et nous considèrent depuis les pieds jusqu’à la tête, qui viennent ici pour se récolliger, pour apprendre la manière de bien vivre, tant d’ecclésiastiques qui passent ici, les ordinands, les exercitants, lesquels, s’ils voient que l’on se contente de faire seulement une petite génuflexion à moitié de terre, par exemple, croient qu’ils ne sont pas obligés à davantage et disent : "Puisque ces messieurs de la Mission ne font que cela, je n’en dois pas faire davantage ; car sans doute, s’il en fallait faire davantage, ils le feraient." Ceux des autres maisons disent : "A Saint-Lazare, on fait comme cela." Et ainsi voilà comme tout s’en va en décadence, et cela

 

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par la négligence du supérieur ; car, voyez-vous, les fautes qui se commettent dans une communauté sont imputées au supérieur, si, par faute d’y remédier, ou continue à les commettre ; et Dieu lui en demandera compte.

Je n’ai pas moi-même donné l’exemple que je devais, en cela. Mais quoi ! l’âge que j’ai, avec mon mal de jambes, m’empêchent de le pouvoir faire. Si néanmoins je vois que la Compagnie ne se corrige pas, je m’efforcerai de la faire du mieux que je pourrai, sauf à me relever en m’appuyant des mains contre terre, afin de donner exemple de cela à la Compagnie. Il est vrai qu’il y a de la peine pour les vieillards, car, dès qu’une personne a atteint soixante-cinq ou six ans, alors elle commence à avoir peine à se relever. Les infirmes et ceux qui sont incommodés, comme M. Boudet, par exemple, en ceux-là il y a quelqu’excuse ; mais, pour les autres, je n’en sache aucune ; ils sont obligés à donner cet exemple à tous ceux qui les voient et qui les considèrent.

Voyez-vous, mes frères, la copie n’est point, pour l’ordinaire, mieux faite que l’original ; s’il y a des fautes en l’original, pour l’ordinaire il y en a dans la copie. La maison de Saint-Lazare, c’est l’original, sur laquelle les autres maisons et toutes les personnes qui y viennent prennent exemple et tirent des coptes. Si donc l’original est si défectueux, que sera-ce des copies (1) ?

1. Abelly ajoute ici (op. cit. L.III, chap. VIII, sect. I, fin, p. 80) deux phrases que nous ne trouvons pas dans notre texte : "Je vous prie donc, Messieurs et mes frères, d’y faire grande attention et de vous comporter en cette occasion en telle sorte que la révérence intérieure prévienne et accompagne toujours l’extérieure. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité, et tous les véritables chrétiens doivent se comporter de la sorte, à l’exemple du Fils de Dieu, lequel, se prosternant de face contre terre au jardin des Olives, accompagna cette dévote posture d’une humiliation intérieure très profonde, par respect pour la Majesté souveraine de son Père."

 

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Or sus, Dieu nous fasse miséricorde, par sa sainte grâce ! Je prie la Compagnie de faire attention particulière à cela, et M. Admirault de prendre garde à ceux qui y manqueront, et de les marquer, afin, par après, de les en avertir.

Ne vous ressouvenez-vous pas, mes frères, de ce que je vous ai dit autrefois, que celui qui, en la musique, a appris un motet, qui, après, en veut apprendre un second et un troisième, a bien plus de facilité pour apprendre le second qu’il n’en a eu pour le premier, et pour le troisième plus que pour le premier, ou même le second ? Ainsi, nous avons aujourd’hui quelque peine à faire quelqu’acte de. vertu, quelqu’acte de religion ; la seconde fois, nous en aurons moins ; et la troisième, encore moins que la seconde ; et ainsi on vient à se perfectionner de plus en plus. Ne vous ressouvenez-vous pas aussi de ce que je vous ai dit ci-devant ?.. Or sus, je ne passerai pas outre ; nous en demeurerons là, s’il vous plaît.

De sorte que M. Vincent a eu à l’instant quelque raison dans l’esprit pour ne pas achever ce qu’il avait commencé ; et ainsi il a fini en recommandant aux prières de la Compagnie ceux qui l’en ont prié, et recevant les humiliations de quelques autres qui ont demandé pardon à Dieu de quelques fautes qu’ils avaient commises.

 

127. — CONFÉRENCE DU 30 JUILLET 1655

SUR LA CHASTETÉ

Oh bien ! Messieurs, demandons instamment à Dieu cette vertu de pureté. Cette vertu, si nous l’avons, nous

Entretien 127. Recueil de diverses exhortations, p. 84.

 

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en attirera beaucoup d’autres ; si nous ne l’avons pas, nous sommes perdus, la Mission est perdue ; nous en avons un besoin tout particulier, étant continuellement dans des occasions. O Sauveur, faites-nous la grâce d’honorer cette admirable pureté que vous avez voulu avoir sur la terre.

Nous célébrons demain la fête d’un grand saint, saint Ignace, qui a possédé excellemment cette vertu et qui l’a transmise dans cette grande et sainte Compagnie qu’il a instituée. Au commencement de cette Compagnie, chacun voyait avec admiration les jeunes gens vivre parmi eux avec une grande pureté, quoique continuellement dans les occasions. On demandait un jour à un de leurs Pères comment ils faisaient pour se conserver dans une si grande pureté ; il répondit qu’ils portaient sur eux quelque chose qui les préservait : la sobriété et la garde des sens extérieurs. Plaise à la bonté de Dieu nous donner participation à cet esprit qu’il a répandu si abondamment sur cette sainte Compagnie !

Tâchons de l’imiter en cela, sobriété, garde des sens, et de prendre les autres moyens qui ont été dits pour nous conserver dans une grande pureté. Mais le moyen des moyens, c’est un fréquent recours à Notre-Seigneur en toute occasion, à toute heure, recours à Notre-Seigneur, une grande dévotion à sa pureté et à celle de la sainte Vierge. Demandons-lui cette grâce ; le cœur me dit que, si nous lui faisons instance pour cela, il nous fera miséricorde. Tous les prêtres qui n’ont pas d’obligation particulière célébreront demain à cette intention, et les frères ne communieront pas demain, mais dimanche ils demanderont cela à Dieu et offriront pour cela leur communion, qu’il plaise à Dieu donner ce précieux don à la Compagnie. Oh ! que je fus édifié dernièrement d’un de nos frères dont on m’écrivait, qui est

XI. - 14

 

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parmi les sauvages : hommes et femmes vont presque nus ; il est parmi eux, il voit cela ; mais que dis-je ? Il n’ose le voir, il ne le regarde point, et aussi il est exempt d’impureté. O Sauveur ! J’en faisais voir dernièrement la relation à ces dames de la Charité qui étaient toutes transportées de consolation, de voir combien puissamment Dieu assiste dans l’occasion. C’est ce que nous demanderons à Dieu, s’il vous plaît, par l’intercession de Notre-Dame, de saint Joseph, de nos bons anges, de saint Pierre et de saint Ignace.

 

128. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 1er AOÛT 1655

Il faut garder le silence et, en récréation, converser avec modestie. — Exemple des retraitants, de la cour, des grands, de la Sorbonne. — Ce que font les premiers de la Compagnie sera imité par ceux qui viendront ensuite ; exemples de Réchab et d’Adam.

A la fin de la répétition de l’oraison, M. Vincent prit sujet de parler sur ce qu’un frère coadjuteur qui était à la dépense s’était mis à genoux et avait demandé pardon à Dieu de ce qu’il parlait fort haut et qu’il ne se corrigeait point de cela. Alors M. Vincent dit :

Il est vrai qu’il se fait beaucoup de bruit dans cette dépense, en sorte que cela incommode ceux qui sont auprès et les empêche d’ouïr la lecture ; et quoiqu’on en ait averti, néanmoins on ne s’en corrige pas ; et, qui plus est, quand on frappe pour vous appeler, vous ne répondez pas, vous faites le sourd. Cela, mon frère, est une grande faute. Mon frère, corrigez-vous de cela.

Je ne sais d’où vient ce grand bruit que nous faisons, ce peu de silence qui est maintenant parmi nous. Au commencement de la Compagnie, le silence

Entretien 128. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 25 V°.

 

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était mieux observé, et l’on observait une manière de parler plus bas que nous ne faisons maintenant. Cela vient de ce qu’ayant quelque personne parmi nous qui entend dur, on a été contraint, pour se f aire entendre, de prendre un ton plus haut ; et de là est venu que l’on a continué à parler haut. Dans nos conversations il faut avouer qu’il y a beaucoup de déchet de ce côté-là et que l’on y parle bien haut, et tout cela par ma faute, car c’est moi qui suis le seul coupable de tout le mal qui se fait dans la Compagnie, et pource que moi-même je parle trop haut et donne ce mauvais exemple à la Compagnie, et pource que je ne tiens pas la main à ce que l’on s’en corrige.

Saint Benoît met, ce me semble, pour le premier point d’humilité, le silence, le silence. Te decet hymnus, Deus, in Sion (1) ; et un docteur (2) a tourné ce verset et dit : Te decet silentium, Deus, in Sion. Nous avons vu, dans les ordinations où il y avait des cinquante ou soixante ordinands, que cela se faisait sans bruit. Par exemple, au collège des Bons-Enfants, là où, au commencement, on recevait les ordinands, on voyait tout cela dans ce petit lieu resserré avec un silence merveilleux. Par la grâce de Dieu, il y en a dans la Compagnie qui sont à grand exemple ; oh ! oui, il y en a, et plusieurs, par la grâce de Dieu.

Il y avait, il y a quelque temps, un bon docteur, qui est mort à présent, lequel avait coutume tous les ans de venir faire sa retraite céans et lequel j’avais toujours l’honneur de servir. Un jour, lorsqu’il me faisait sa communication, je lui demandai quelle passion il reconnaissait le plus en lui. Il pensa un peu et puis me répondit : "Monsieur, vous me donnez bien à penser ;

1. "Psaume 64, 2".

2. "Saint Jérôme". En fait, sa deuxième version des Psaumes porte ici "Tibi silens laus", qu’on peut traduire soit "Celui qui se tait est une louange pour Toi" soit "À toi la louange silencieuse". La leçon "Te decet silentium" vient en fait de la version d’Aquila, cf. note de la TOB - B. K. Mercr. 29 oct. 97

 

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néanmoins je vous répondrai que nous autres qui sommes de la partie septentrionale, nous sommes fort peu sujets aux passions ; ce n’est pas qu’il n’y en ait quelques-unes, mais non pas communément parlant."

Et en effet j’ai pris garde depuis et vu par expérience que ce qu’il m’avait dit était vrai, que ceux qui sont du septentrion sont beaucoup moins sujets à se laisser emporter à la passion, aux mouvements de colère, et que ceux du côté du midi et de ces pays plus chauds le sont davantage. De là, vous voyez que, dans certaines villes, comme, par exemple, dans Constantinople, il y a une police, c’est-à-dire des gens qui s’en vont par toute la ville, par les marchés et les foires, avec des archers, sergents, pour visiter et remarquer ceux qui parlent trop haut et font trop de bruit, tout ainsi que vous voyez par Paris ces marchands jurés qui vont visiter de boutique en boutique, et, s’ils en trouvent quelqu’un qui s’emporte et parle trop haut, sans autre forme de procès et sur-le-champ ils le font coucher sur le pavé, étendu, et là lui font donner vingt, trente coups de bâton. Or, ces gens-là, ces Turcs font cela par pure police ; à combien plus forte raison le devons-nous faire, nous autres, par principe de vertu.

Une des résolutions entre autres que ce bon docteur dont je vous viens de parler, prit dans sa retraite, ce fut de tâcher d’imiter en quelque chose un autre docteur de Sorbonne qui est maintenant évêque et qui est à bien grand exemple et un prélat doué d’une bien haute vertu, que je voyais tous les jours et avec qui je conversais.

Notre-Seigneur Jésus-Christ est le vrai modèle et ce grand tableau invisible sur lequel nous devons former toutes nos actions ; et les hommes les plus parfaits qui sont ici-bas vivant en terre sont les tableaux visibles et

 

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sensibles qui nous servent de modèles pour donner une bonne règle à toutes nos actions et les rendre agréables à Dieu.

Je voudrais, Messieurs, que vous eussiez vu le silence qu’il y a au Louvre et la manière de se parler les uns aux autres ; vous y verriez quelquefois quarante, cinquante, quatre-vingts, cent personne, qui attendent, s’entretenir les unes avec les autres en parlant bas, de sorte que vous entendriez une mouche bruire d’un bout de la salle à l’autre. Chez feu Monseigneur le cardinal de Richelieu, où j’ai été plusieurs fois, il y avait un silence merveilleux ; et chez celui-ci (3) aussi vous voyez que chacun s’entretient honnêtement, civilement, modestement les uns avec les autres.

Si vous voyiez Messieurs de Sorbonne, comme ils font leurs récréations ensemble ; cela est si beau ! Ils ont une allée où ils se promènent trois à trois, quatre à quatre et s’entretiennent ainsi les uns avec les autres cordialement, doucement et respectueusement. Pour moi, je vous avoue que je ne sais d’où vient que nos récréations vont si mal, vu que cela est contre la manière de bien converser, contre la civilité humaine, contre le sens commun même. Nos frères les écoliers sont ceux qui sont les plus coupables de cela, et moi premièrement, qui ne donne pas le bon exemple que je devrais.

On demande d’où vient que, dans le parlement, il y a quelques chambres qui sont en meilleure réputation que les autres, et on ne donne point d’autre raison sinon que, les premiers présidents et conseillers de ces chambres-là ayant donné un bon commencement et établi une façon de traiter les affaires solidement et avec toute la connaissance possible, les autres qui les ont suivis ont conservé ce même esprit et cette même

3. Le Cardinal Mazarin.

 

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jurisprudence, et ceux-ci l’ont communiqué à ceux qui sont venus après eux, et ceux-ci encore à ceux qui les ont suivis, et ainsi cette bonne estime et réputation s’est continuée et conservée jusqu’ici.

Réchab couchait sous des tentes et ne buvait jamais de vin. Ses enfants, voyant cela, dirent : "Notre père ne couchait que sous des tentes et ne buvait point de vin, pourquoi ne ferions-nous pas de même ? Sommes-nous meilleurs que lui ? Il nous a donné cet exemple, pourquoi n’en profiterions-nous pas ?" Ils le firent, et ensuite les enfants de ceux-là dirent : "Nos pères ont fait ainsi, il les faut imiter." Et ainsi de génération en génération, pendant l’espace de 300 ans, les enfants de Réchab gardèrent cette coutume, laquelle plut si fort à Dieu qu’il est dit dans la Sainte Ecriture qu’il bénit la famille de Réchab. Et ainsi, Messieurs et mes frères, vous voyez ce que fait le bon exemple et combien il est important dans le commencement de laisser un bon fondement et un bon exemple sur lequel ceux qui nous suivront puissent s’appuyer.

Oh ! que j’aurai un grand compte à rendre à Dieu, moi qui ne donne point à la Compagnie l’exemple que je devrais ! Et ce que je dis de moi se doit entendre aussi de ceux qui sont des premiers en la Compagnie ; car non seulement nous serons coupables du mal que nous faisons personnellement, mais nous serons pareillement coupables et rendrons compte à Dieu du mal que ceux qui viendront après nous commettront à notre occasion, pour ne leur avoir pas laissé l’exemple que nous devions, ni la manière de traiter et de faire les choses comme il était convenable à de vrais missionnaires, et comme les règles et les saintes coutumes de la Compagnie le demandent de nous, si nous n’en faisons. pénitence.

 

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Ainsi nous voyons que le mal qu’Adam commit s’est glissé dans tous ses enfants jusques à nous, et le fera encore à ceux qui viendront après nous. Et si Adam n’eût fait pénitence de son péché et du mauvais exemple qu’il a donné à toute sa postérité, non seulement il eût été châtié pour sa faute personnelle, mais aussi pour celles que ses enfants et toute sa postérité eussent commises à son occasion.

Au revers, de combien de bonnes œuvres et de saintes actions de vertu seront cause les bons sujets de la Compagnie qui auront posé un bon fondement et donné un bon exemple ! Car, à mesure que ceux qui les suivront feront bien et se maintiendront dans le droit chemin qu’ils leur ont tracé, à mesure leur gloire augmentera et à mesure ils en recevront récompense de Dieu dans le ciel. Cela, mes frères, ne nous doit-il pas tous encourager à nous remettre dorénavant dans un bon train, à nous rendre exacts à la pratique des règles et saintes coutumes de la Compagnie, à garder le silence, à prendre une manière de converser les uns avec les autres la plus agréable à Dieu que nous pourrons nous imaginer ? Demandons cette grâce à Notre-Seigneur et communiez pour cela aujourd’hui.

 

129. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 4 AOÛT 1655

EXCÈS A ÉVITER DANS L’AMOUR DE DIEU

J’ai un avertissement à faire à nos frères du séminaire, j’ai aujourd’hui un avis à leur donner, afin qu’ils sachent comment il faut se comporter en ces matières (dont il venait d’être question). Il est certain que la

Entretien 129. — Recueil de diverses exhortations, p. 89.

 

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charité, quand elle habite dans une âme, occupe entièrement toutes ses puissances : point de repos ; c’est un feu qui agit sans cesse ; il tient toujours en haleine, toujours en action la personne qui en est une fois embrasée. O Sauveur ! la mémoire ne veut se souvenir que de Dieu, elle déteste toutes les autres pensées et le, tient pour importunes, elle les rejette, il n’y a que celles qui lui représentent son bien-aimé qui lui puissent être agréables ; il faut, mais il faut, à quelque prix que ce soit, se rendre sa présence familière, il faut qu’elle devienne continuelle.

Voilà les empressements de l’entendement, une application forcée à chercher, à rechercher de nouveaux moyens pour avoir cette présence. Ceux-ci ne sont pas bons, il en faut d’autres ; si je pouvais pratiquer cela, je l’aurais ; il le faut faire ; mais j’ai encore cette dévotion, comment l’accorder avec celle-là ? N’importe, il faut faire l’une et l’autre. Et quand il s’est chargé de cette nouvelle dévotion, il en demande d’autres, et encore d’autres ; ce pauvre esprit embrasse tout et n’est point content pour cela, il va au-dessus de ses forces, en demeure accablé et croit n’en avoir jamais assez. O doux Sauveur, que sera-ce ? La volonté demeure tout embrasée, elle est obligée de produire des actes si fréquents qu’elle n’y peut fournir ; ce sont actes sur actes redoublés, redoublés en tous temps et en tous lieux, aux récréations, au réfectoire ; vous les voyez tout échauffés ; ils ne songent à autre chose ; même dans les compagnies et dans les entretiens on ne désiste pas. En un mot, ici et ailleurs, partout ce ne sont qu’ardeurs, que feux et flammes, qu’actes continuels ; ils sont toujours hors d’eux-mêmes.

Oh ! que dans ce, excès, ces empressements et emportements il y a du danger et des inconvénients !

 

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Mais quoi ! y a-t-il inconvénient à aimer Dieu ? Peut-on l’aimer trop ? Peut-il y avoir de l’excès en une chose si sainte et si divine, et même pouvons-nous jamais assez aimer Dieu, qui est infiniment aimable ? — Il est vrai que nous ne saurions jamais assez aimer Dieu et qu’on ne peut jamais excéder en cet amour, eu égard à ce que Dieu mérite de nous. O Dieu Sauveur, qui pourrait monter à cet amour étonnant que vous nous portez, jusqu’à donner pour nous, misérable, tout votre sang, dont une seule goutte est d’un prix infini ! O Sauveur ! Non, Messieurs, cela ne se peut ; quoi que nous puissions faire, nous n’aimerons jamais Dieu comme nous le devons ; cela est impossible ; Dieu est infiniment aimable. Néanmoins il faut bien prendre garde que, bien que Dieu nous commande de l’aimer de tout notre cœur et de toutes nos forces, sa bonté ne veut pas toutefois que cela aille jusqu’à incommoder et ruiner notre santé à force d’actes ; non, non, Dieu ne demande pas que nous nous tuions pour cela.

Quelques-uns, trois ou quatre au séminaire, piqués de ce désir et embrasés de ce feu, se sont tellement attachés à produire des actes continuellement, jour et nuit, toujours bandés, que la pauvre nature n’a pu supporter une action si violente ; et, dans cet état, le sang s’enflamme, et, tout bouillant de ses ardeurs, il envoie des vapeurs chaudes au cerveau, qui prend bientôt feu ; s’ensuivent des tournoiements, des pesanteurs, comme si l’on avait un bandeau ; les organes s’affaiblissent et il en revient beaucoup d’autres incommodités ; on se rend tout à fait inutile pour le reste de se, jours et on ne fait que languir jusqu’à la mort, qu’on s’est bien avancée.

Il semble que cela soit désirable et qu’il soit bon d’être réduit en cet état par la charité qu’on a pour

 

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Dieu ; mourir de la sorte, c’est mourir de la plus belle manière, c’est mourir d’amour, c’est être martyr, martyr de l’amour. Il semble que ces bienheureuses âmes peuvent s’appliquer les paroles de l’Épouse et dire avec elle : Vulnerasti cor meum (1) ; c’est vous, ô mon Dieu aimant, qui m’avez blessé ; c’est vous qui avez navré et percé mon cœur de vos flèches ardentes ; c’est vous qui avez mis ce feu sacré dans mes entrailles, qui fait que je meurs d’amour ! Oh ! soyez à jamais béni ! O Sauveur, vulnerasti cor meum !

Entre les sacrifices qu’on offrait à Dieu dans l’ancienne loi, l’holocauste était le plus excellent, parce qu’en reconnaissance de la souveraineté de Dieu on brûlait l’hostie, on la consumait entièrement sur les autels, sans en rien réserver ; tout était réduit en cendres, en poussière, à la gloire de Dieu. On pourrait, ce me semble, appeler ces âmes des victimes d’amour, des holocaustes, puisque, sans rien se réserver, elles se consument et périssent à son occasion. O Dieu ! qu’il est glorieux de périr de la sorte et qu’il est avantageux de mourir par de si belles plaies !

Pourtant, pourtant il faut bien prendre garde à ceci : il y a bien du danger, bien des accidents ; il vaut mieux, beaucoup mieux, ne pas s’échauffer si fort, se modérer, sans se rompre la tête pour se rendre cette vertu sensible et quasi naturelle ; car enfin, après tous ces vains efforts, il faut se relâcher, il faut quitter prise ; et gare, gare qu’on ne vienne à se dégoûter entièrement et à tomber dans un état pire que celui où l’on a été, dans la condition la plus mauvaise de toutes et dont on ne se relève quasi jamais. Saint Paul dit que cela est impossible que celui qui a une fois aimé et goûté les douceurs

1. Cantique des Cantiques 4, 9.

 

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de la dévotion et qui ensuite a perdu ces goûts. et s’en est ennuyé, puisse se remettre (2). Quand il dit que cela est impossible, c’est à dire extrêmement difficile, il faut quasi faire miracle.

Voilà bien souvent ce qu’on gagne pour se rompre la tête ; pour vouloir se rendre la vertu sensible, voilà ce qu’on gagne : un dégoût de toutes sortes de dévotions, dégoût de la vertu, dégoût des choses les plus saintes et dont on ne revient qu’avec des difficultés et des peines extrêmes. O Sauveur ! ce qui arrive pour l’ordinaire à ces personnes, qui se gênent et incommodent notablement leur santé, c’est qu’étant malades, ce qui arrive toujours, car cette grande contrainte aboutit là, il faut, malgré tout, se relâcher, il n’y a plus moyen de continuer un si grand nombre d’actes qu’elles produisaient chaque jour ; trois ou quatre suffisent alors ; et si l’on en faisait cinquante, il n’en faut plus faire qu’un ou deux, et même point du tout ; il est nécessaire de s’en abstenir tout à fait jusqu’à ce qu’on soit remis, si toutefois, ce qui arrive rarement, on en peut revenir ; car, pour l’ordinaire, on en est estropié pour le reste de ses jours, et ce qui s’ensuit.

C’est à quoi il faut bien prendre garde. Je supplie messieurs les directeurs d’y faire une attention toute particulière. Cela arrive dans les commencements : quand on commence à goûter les douceurs de la dévotion, on ne peut s’en rassasier, on pense n’en avoir jamais assez, on s’y plonge trop avant. Oh ! il faut que j’aie cette présence de Dieu, mais continuelle, il faut que je m’y attache ; on se prend à la gorge ; je n’en démordrai pas ; on se lie là avec une obstination invincible, jusqu’à s’en rendre malade, comme nous le disions tout à l’heure. Oh ! c’est trop, c’est trop !

2. Hébreux 6, 4.

 

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Bien souvent le diable nous tente par là ; quand il ne peut nous porter directement à mal faire, il nous porte à embrasser plus de bien que nous n’en pouvons atteindre, et nous surcharge toujours jusqu’à ce que nous soyons accablés sous un trop grand poids, sous une si lourde charge.

Mes frères, les vertus consistent toujours dans un juste milieu ; chacune d’elles a deux extrêmes vicieux ; de quel côté qu’on vienne à s’écarter, on tombe dans un de ces vices ; il faut marcher droit entre ces deux extrémités, afin que nos actions soient louables. Par exemple, la charité dont nous parlons a ses deux extrémités, qui sont mauvaises, à savoir : aimer peu ou point du tout, et aimer avec trop de zèle et emportement. N’y songer jamais, n’en faire aucun acte, ou en produire rarement, c’est nonchalance, c’est paresse contre la charité, qui n’est jamais oisive ; mais aussi faire des actes jusqu’à se brûler le sang et se rompre la tête, c’est excéder en cette matière et tomber dans l’autre extrémité vicieuse ; la vertu se trouve dans le milieu ; les extrémités ne valent jamais rien.

Je prie donc M. [Delespiney] qui a soin du séminaire, d’y prendre garde aux communications ; oui, Monsieur, je vous supplie d’y avoir l’œil et d’y tenir la main, afin qu’on ne se gâte point la tête ; il faut donner de la modération à ceux qui ont trop de ferveur, de crainte qu’ils n’excèdent, comme aussi exciter et réveiller un peu ceux qui n’en ont point du tout, qui ne font aucun acte, sous le prétexte de ne se pas incommoder ; il ne faut pas se laisser aller à la nonchalance et devenir lâches. Or, ces rompements de tête viennent, pour l’ordinaire, d’un désir démesuré de s’avancer, d’amour-propre et d’ignorance, et parce qu’on veut se rendre sensibles les vertus et les choses spirituelles ;

 

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on veut du premier pas monter à un éminent degré de vertu, on ne connaît pas l’infirmité de notre nature et la faiblesse de nos corps, on entreprend au delà de ses forces ; d’où vient que la pauvre nature, qui est oppressée, gênée, se plaint, crie et nous oblige de relâcher. Nous devons pourvoir aux nécessités de la nature, puisque Dieu nous y a rendus sujets, nous accommoder à son infirmité. Dieu le veut ainsi ; il est si bon et si juste qu’il n’en demande pas davantage ; il connaît assez nos misères, il en a compassion et, par sa miséricorde, il supplée à nos défauts. Il faut traiter avec lui tout bonnement, ne nous mettre point tant en peine ; sa bonté, sa miséricorde rempliront ce qu’il nous faudra.

Je me souviens, à ce sujet, d’un propos de M. de Genève (3) paroles toutes divines et dignes d’un si grand homme : "Oh ! je ne voudrais pas aller à Dieu, si Dieu ne venait à moi." Paroles admirables ! Il ne voudrait pas aller à Dieu, si Dieu ne venait premièrement à lui. Oh ! que ces paroles partent d’un cœur parfaitement éclairé dans cette science d’amour ! Cela étant ainsi, un cœur véritablement atteint de la charité, qui entend ce que c’est qu’aimer Dieu, ne voudrait pas aller à Dieu, si Dieu ne le devançait et ne l’attirait par sa grâce. C’est être bien éloigné de vouloir l’emporter et attirer Dieu à soi à force de bras et de machines. Non, non, on ne gagne rien en ces cas-ci par force.

Dieu, quand il veut se communiquer, le fait sans effort, d’une manière sensible, toute suave, douce, amoureuse ; demandons-lui donc souvent ce don d’oraison, et avec grande confiance. Dieu, de sa part, ne cherche pas mieux ; prions-le, mais avec grande confiance, et soyons assurés qu’à la fin il nous l’accordera,

3. Saint François de Sales.

 

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par sa grande miséricorde. Il ne refuse jamais quand on le prie avec humilité et confiance. S’il n’accorde pas d’abord, c’est quelque temps après. Il faut persévérer et ne point se décourager ; et si nous n’avons pas maintenant cet esprit de Dieu, par sa miséricorde il nous le donnera, si nous tenons bon, peut-être dans trois, dans quatre mois d’ici, plus ou moins, dans un an, dans deux. Soyons, quoi qu’il arrive, bien résignés à la Providence, espérons tout de sa libéralité, laissons-la faire, ayons toujours bon courage. Oh ! quand Dieu, par sa bonté, fait quelque grâce à quelqu’un, ce qu’il estimait difficile lui devient si aisé que là même où il avait tant de peine, c’est là justement qu’il trouve du plaisir ; il est justement tout étonné en lui-même de ce changement inespéré. hic est digitus Dei, hæc mutatio dexterae Excelsi (4). C’est pour lors qu’on se sent sans peine en la présence de Dieu ; elle devient comme naturelle, ne cesse jamais ; et cela même se fait avec beaucoup de satisfaction. Il ne faut pas s’efforcer, former en son intérieur des paroles distinctes, par où l’on se gâte l’estomac ; Dieu entend fort bien sans parler, il voit tous les ressorts de nos cœurs, il connaît tous nos sentiments jusqu’au moindre.

O Sauveur, nous n’avons que faire d’ouvrir la bouche pour vous découvrir nos besoins ; vous entendez le plus doux soupir, le plus petit mouvement de notre âme, et par un doux et amoureux élan on attire sur soi plus de grâces et de bénédictions sans comparaison qu’avec ces extrêmes violences. O Sauveur, vous savez ce que mon cœur veut dire ; il s’adresse à vous, fontaine des miséricordes ; vous voyez ses désirs ; ah ! ils ne tendent qu’à vous, ils n’aspirent qu’à vous, ils ne veulent que

4. Psaume 76, 11.

 

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vous. Disons-lui souvent : Doce nos orare (5) donnez-nous, Seigneur, ce don d’oraison ; apprenez-nous vous-même comment nous vous devons prier. C’est ce que nous lui demandons aujourd’hui et tous les jours avec confiance, grande confiance en sa bonté.

 

130. — CONFÉRENCE DU 6 AOÛT 1655

SUR LA PAUVRETÉ

Cette matière est de telle conséquence que je pense qu’il sera à propos de la continuer la prochaine fois ; nous nous en entretiendrons encore vendredi prochain, et nous avons sujet d’espérer de la bonté de Dieu, qui agit selon la disposition des sujets, qu’il nous fera encore de plus grandes grâces ; car, ainsi que l’on vient de dire, la pauvreté est ce qui nous doit maintenir. Que deviendra la Compagnie si l’attachement aux biens du monde s’y met ? que deviendra-t-elle ? Les saints disent que la pauvreté est le nœud des religions. Nous ne sommes pas religieux ; il a été expédient que nous ne le fussions pas, nous ne sommes pas dignes de l’être, bien que nous vivions en communauté ; mais l’on peut dire que la pauvreté est le nœud des communautés et surtout de la nôtre, qui en a plus besoin que les autres ; c’est ce nœud qui la délie de toutes les choses de la terre et qui l’attache à son Dieu. O Sauveur, donnez-nous cette vertu, qui nous attache inséparablement à votre service, que nous ne voulions et ne recherchions que vous seul et votre gloire !

Or sus, Dieu soit béni ! Or, la pauvreté que nous professons est un vœu simple que nous faisons d’abandonner les biens du

5. Luc 11, 1.

Entretien 130.Recueil de diverses exhortations, p. 94.

 

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monde pour servir Dieu, vivre en commun et n’avoir aucune chose en particulier. Cela se doit entendre quant à l’usage ; ceux qui ont des bénéfices les quittent, et ceux qui ont d’autres biens, ou les quittant, ou laissent au supérieur la disposition des fruits, et vivent tous en commun. Ainsi les uns n’ont pas plus que les autres ; quoiqu’il y en ait qui aient des possessions, ils n’en usent point en particulier, quoiqu’ils demeurent maîtres du fonds. Que s’ils viennent, par malheur, à perdre cet esprit et veulent sortir du poste où Dieu les avait mis, après que le Pape leur a donné dispense du vœu, ou le supérieur, en sortant ils reprennent la jouissance de leurs biens et revenus. Dieu soit béni ! Il est vrai que, s’ils meurent dans la Mission, soit ici, soit aux Indes, soit ailleurs, ils ont la disposition de leurs biens comme d’une chose qui leur appartient en propre ; sans la permission du supérieur, ils peuvent en faire ce qu’ils voudront, le laisser à qui bon leur semblera. Ce droit qu’on a sur son patrimoine et sur les successions qui tombent n’empêche pas que nous ne vivions dans la sainte pauvreté.

Si nous avons des biens, nous n’en avons pas l’usage, et c’est en cela que nous sommes semblable, à Jésus-Christ, qui, ayant tout, n’avait rien ; il était le maître et le seigneur de tout le monde, il a fait les biens qui y sont ; cependant il a voulu, pour l’amour de nous, se priver de l’usage ; bien qu’il fût le seigneur de tout le monde, il s’est fait le plus pauvre de tous les hommes, il en a eu même moins que les moindres animaux : Vulpes foveas habent ; volucres caeli, nidos ; Filius autem hominis non habet ubi caput reclinet (1) ; mais le Fils de Dieu n’a pas une pierre pour reposer sa tête.

1. Matthieu 8, 20.

 

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O Sauveur ! ô Sauveur ! que deviendrons-nous si nous nous attachons aux biens de la terre ? Que deviendrons-nous après l’exemple de la pauvreté du Fils de Dieu ? Ah ; que ceux qui ont des biens n’en désirent pas l’usage, s’ils y ont renoncé ; et que ceux qui n’en ont point n’en veuillent point avoir !

Au commencement de l’Église, tous ceux qui voulaient être faits prêtres quittaient leurs biens : Dominus pars haereditatis meæ et calicis mei (2), Il faut qu’un prêtre renonce à tout pour n’avoir que Dieu seul, que vous seul, ô Sauveur ; Eh ; n’a-t-il pas assez ? n’est-il pas juste ? doit-il songer à autre chose ? Dominus pars haereditatis meae et calicis mei.

Au commencement donc, on embrassait la pauvreté pour être prêtre ; il y en av. ait fort peu ; on n’en faisait que ceux qui étaient nécessaires, autant qu’il y avait de bénéfices ; et, quand un prêtre venait à mourir, celui qui était choisi pour le bénéfice prenait les ordres, de sorte que bien souvent on était institué avant d’être prêtre ; mais enfin l’on a jugé à propos, et il a été expédient, même nécessaire, qu’il y eût davantage de prêtres. C’est pourquoi, bien qu’on n’eût pas de bénéfice, on en a reçu aux ordres avec un titre patrimonial, et ainsi s’est accru le nombre des prêtres. Or, ce titre est différent selon les lieux, ou du moins nosseigneurs les évêques ont demandé plus en un endroit qu’en un autre ; à Paris, il faut 50 écus, ailleurs 100, et en d’autres lieux 80 suffisent ; il y en a qui se contentent de 50 livres, plus ou moins.

Les prêtres donc faisaient une espèce de vœu de pauvreté au commencement, voire même saint Basile, saint Jérôme, et d’autres dont je ne me souviens pas. Ainsi

2. Psaume 15, 5.

XI. — 15

 

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les saints, les premiers chrétiens, non seulement les prêtres, mais les autres, embrassaient tous la pauvreté. O Sauveur ! les premiers chrétiens faisaient tous le vœu de pauvreté ; nec quisquam eorum quae possidebat aliquid suum esse dicebat, sed erant illis omnia communia (3) ; nul d’entre eux ne considérait ce qu’il possédait comme étant à lui en particulier, mais toutes choses étaient communes entre eux ; ils vendaient leurs possessions et en apportaient le prix aux pieds des apôtres, qui les distribuaient ensuite à chacun selon qu’il en avait besoin. Nous voyons même que quelqu’un, ayant tenté de se défaire de tous ses biens, fut rigoureusement puni par saint Pierre, qui exerça un acte de justice, faisant mourir Ananias, et sa femme un peu après lui, les faisant mourir à ses pieds, par la vertu de Dieu, qui était en lui ; et par l’autorité qu’elle lui donnait, il les punit sur-le-champ. Saint Basile et saint Jérôme, se fondant sur ce que saint Pierre fit un acte de justice en faisant subitement mourir Ananias à ses pieds, ainsi que sa femme, à la vue de tout le monde, devant toute l’Église, nous assurent que les premiers chrétiens faisaient une espèce de vœu de pauvreté.

Quel bonheur à la Mission de pouvoir imiter les premiers chrétiens, vivre comme eux en commun et en pauvreté ! O Sauveur ! quel, avantage pour nous ! Demandons tous à Dieu qu’il nous donne, par sa miséricorde, de son esprit de pauvreté. Oui, l’esprit de pauvreté est l’esprit de Dieu ; car mépriser ce que Dieu méprise et estimer ce qu’il estime, rechercher ce qu’il approuve et s’affectionner à ce qu’il aime, c’est avoir l’esprit de Dieu, qui n’est autre chose qu’avoir les mêmes désirs et affections que Dieu, entrer dans les sentiments

3. Actes 4, 32.

 

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de Dieu. Voilà ce que c’est que l’esprit de Dieu : aimer, comme lui et les siens, la pauvreté, à laquelle est opposé l’esprit du monde, cet esprit de propriété et de commodité qui recherche sa particulière satisfaction, cet esprit d’attachement aux choses de la terre, cet esprit d’antéchrist, oui, d’antéchrist, non pas de cet antéchrist qui doit venir un peu avant Notre-Seigneur, mais de cet esprit des richesses opposé à Dieu, de ces maximes contraires à celles que le Fils de Dieu a enseignées.

Or sus, courage ; évitons cet esprit de damnation et prions Dieu de nous donner le sien, l’esprit de pauvreté ; prions-le qu’il nous le conserve ; car, Dieu merci, il a été toujours dans la petite Compagnie ; cet esprit d’abandonnement de toutes choses, qui nous fait tout quitter pour Dieu, qui nous détache des commodités, des temps et des lieux, ici et aux Indes, oh ; il est, par la grâce de Dieu, dans la Mission. Un homme va à cent lieues : quand partez-vous, Monsieur, pour cent lieues d’ici ? — Aujourd’hui, demain, ce matin même. On va aussi facilement à quatre cents lieues, à Rome.

O Sauveur ! c’est votre esprit qui fait cela, c’est vous qui avez donné cet esprit à la Mission. Je ne sais pas en avoir trouvé, non, depuis trente ans, je n’en ai trouvé qu’un seulement qui ait refusé d’aller ici ou là. Ah ! Dieu soit béni ! Mais que prétendent ceux qui veulent toujours avoir, et, quoi qu’ils aient, n’ont jamais assez ? Que prétendent-ils ? Je le sais bien ; ils veulent se donner à cœur joie ; le dirai-je ?.. Nous y penserons.

Les biens sont appelés des moyens, parce qu’on ne les veut pas pour les avoir seulement, mais pour avoir quelqu’autre chose ; ceux qui les recherchent veulent passer le temps, se réjouir, s’ajuster, s’élever. O Sauveur ! est-ce là être missionnaire ? Est-ce là l’esprit de

 

la Mission ? Non, non, il est fondé sur la pauvreté ; et qui a cet esprit a tout, il peut toutes choses, il n’appréhende rien ; et Dieu, qui ne manque jamais à ceux qui ont tout quitté pour lui, augmente les forces dans l’occasion ; il en donne de nouvelles ; c’est ce que me mande M. Mousnier, qui est à Madagascar.

Messieurs et mes frères, demandons tous cet esprit à Dieu, qu’il nous sépare de tous les biens du monde pour nous unir à lui ; cet esprit sans lequel il est impossible de vivre en communauté, demandons-le tous conjointement, je vous en prie ; prions pour cela durant cette semaine ; il inspirera peut-être, par sa grâce, quelqu’un, vendredi, qui viendra nous enflammer de cet esprit de pauvreté ; cherchons cette semaine le moyen de l’avoir. O doux Sauveur, donnez-le-nous, nous vous en conjurons par vous-même, accordez-nous cet esprit, qui fera que nous ne rechercherons que vous seul ; il vient de vous, il dépend de vous, donnez-nous-le donc, nous vous en supplions très humblement. Ah ! Messieurs, demandons-le bien ; si nous l’avons, nous aurons tout, et, si nous mourons dans cet esprit, nous serons heureux. Quel honneur, quel bonheur et quelle gloire de mourir comme le Fils de Dieu est mort ! Y a-t-il un plus grand avantage ? Saurait-on désirer une meilleure fin, ou plus glorieuse ? Et voilà comment nous mourrons, si nous vivons dans l’esprit de pauvreté. Nous le devons espérer de la bonté infinie de Dieu.

Nous continuerons vendredi le même sujet, in nomine Domini.

 

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131. - RÉPÉTITION D’ORAISON DU 10 AOÛT 1655

SUR L’ŒUVRE DES RETRAITES

Il y a une affaire d’importance dont le succès n’est pas assuré, que je recommande aux prières de la Compagnie ; nous l’offrirons, s’il vous plaît, à Notre-Seigneur, afin qu’il lui plaise y donner bénédiction par sa miséricorde.

M. Vincent recommanda aussi aux prières de la Compagnie Messieurs Mousnier et Bourdaise, qui sont, dit-il, en l’île de Madagascar et qui sont tous les jours exposés à de nouvelles occasions, afin qu’il plaise à Dieu leur donner, par sa miséricorde, l’esprit de saint Laurent, qui les fasse tenir bon, comme ce grand saint, jusqu’à la fin et venir à bout de toutes les difficultés qui se présentent.

Il recommanda encore beaucoup d’autres personnes aux prières de la Compagnie, entre autres un exercitant, et dit :

Je vous supplie, Messieurs et mes frères, de remercier Dieu de l’attrait qu’il donne de faire ici retraite à tant de personnes, que c’est merveille ; tant d’ecclésiastiques de la ville et des champs, qui quittent tout pour cela ; tant de personnes, qui pressent chaque jour pour y être reçues et qui demandent avec instance longtemps auparavant ! Grand sujet de louer Dieu ! Les uns me viennent dire : "Monsieur, il y a longtemps que je demande cette grâce ; je suis venu tant de fois ici sans pouvoir l’obtenir" ; les autres : "Monsieur, il faut que je m’en aille, je suis en charge, mon bénéfice me demande, je suis sur mon départ, accordez-moi cette faveur" ;

Entretien 131. Recueil de diverses exhortations, p. 96.

 

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d’autres : "J’ai achevé mes études et je suis obligé à me retirer et à songer à ce que je dois devenir" ; d’autres encore : "Monsieur, j’en ai grand besoin ; oh ! si vous le saviez, vous m’accorderiez bientôt cette grâce."

Grande faveur ! grande grâce que Dieu a faite à cette maison, d’y appeler tant d’âmes aux saints exercices et de se servir de cette famille comme d’instrument pour servir à l’instruction de ces pauvres âmes ! A quoi devons-nous songer qu’à gagner une âme à Dieu, surtout quand elle vient à nous ! Nous ne devrions avoir d’autre but, ne viser qu’à cela, qu’à cela seul. Hélas ! elles ont tant coûté au Fils de Dieu, et c’est à nous qu’il les envoie pour les remettre dans sa grâce. O Messieurs, prenons garde à ne nous en pas rendre indignes et que Dieu ne vienne à retirer sa main de dessus nous. Il y en a, cela arrive, qui n’en profitent aucunement, que la nécessité y conduit et qui n’y viennent que pour leur soulagement ; mais il ne faut pas pour cela se lasser d’assister les autres ; pour quelques-uns qui n’en font pas bon usage, il ne faut pas faire tort à tant de bonnes âmes qui en font de grands profits. Quels fruits, quels fruits merveilleux ! Je vous l’ai déjà dit, je ne vous en dirai aujourd’hui qu’un exemple.

Au dernier voyage que je fis, il y a cinq ans, en Bretagne, d’abord que j’y fus, un fort honnête homme me vint remercier de la grâce qu’il disait avoir reçue, d’avoir fait ici les exercices. "Monsieur, me dit-il, sans cela j’étais perdu, je vous dois tout ; c’est ce qui m’a mis en repos, qui m’a fait prendre une manière de vie que je garde, par la grâce de Dieu, avec toute sorte de satisfaction. Ah ! Monsieur, je vous en suis si obligé que j’en parle partout, dans toutes les compagnies où je me trouve ; je leur dis que, sans la retraite que

 

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j’ai faite de votre grâce à Saint-Lazare, je serais damné. O Monsieur, que je vous suis obligé !" Cela me ravit.

Ah ! que nous serons malheureux si, par notre fainéantise, nous obligeons Dieu à soustraire de nous cette grâce ! Tout le monde, à la vérité, n’en profite pas ainsi, mais le royaume de Dieu n’est-il pas composé de bons et de méchants ? C’est un filet qui prend toutes sortes de poissons, bons et mauvais ; dans toutes les grâces que Dieu accorde, il se trouve des personnes qui en abusent ; il ne laisse pas pourtant de les accorder ; combien y en a-t-il qui n’ont pas voulu se servir de la mort et de la passion de Notre-Seigneur ! O doux et miséricordieux Sauveur, vous voyez que la plupart n’en tiennent compte, et vous n’avez pas laissé de mourir, quoique vous vissiez cette multitude d’infidèles qui s’en moque, et ce grand nombre parmi nous qui méprise et foule aux pieds votre précieux sang. Il n’y a point d’œuvre de piété qu’on ne profane, rien de si saint dont on n’abuse ; mais pour tout cela, mais pour tous ces abus, on ne doit jamais s’en désister, sous prétexte que quelques-uns en abusent ; nous ne devons pas être lâches et nous refroidir en nos exercices, parce que tous ne s’en prévalent pas. Quelle perte et quel malheur si nous venions à nous dégoûter de cette grâce que Dieu nous a faite par-dessus toutes les communautés, et priver Dieu de la gloire qu’il en retire ! Quel malheur ! : Malheur à moi, malheur à celui qui, par sa paresse et par la crainte de perdre ses aises, par l’amour de se donner au bon temps quand il faut travailler, fera ralentir la ferveur de cette sainte pratique ! Mais, quoi qu’il arrive par la faute de quelques-uns, il ne faut jamais se relâcher ; ayons toujours bon courage ; Dieu, qui nous a donné cette grâce, nous la maintiendra ; même il nous en donnera de plus grandes. Espérons

 

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davantage, ayons un cœur ferme contre les difficultés et un courage inflexible ; il n’y a que ce maudit esprit de paresse qui s’abat à la moindre contradiction, point de mésaise qu’il n’évite, point de charge qu’il n’appréhende, ni de satisfaction qu’il ne recherche ; cet amour-propre ruine tout. Bannissons loin de nous cette faitardise ; demandons à Dieu que, par sa miséricorde, il nous conserve ce qu’il nous a libéralement donné ; c’est un grand don qu’il a fait à la Compagnie ; prions sa bonté afin que nous ne nous en rendions pas indignes par notre nonchalance ; prions-le bien.

O Sauveur, suscitez en nous, suscitez cet esprit de saint Laurent, qui l’a fait triompher dans les flammes de la rage de tout l’enfer ; suscitez en nos cœurs ce feu divin, cette ferveur ardente qui nous fasse triompher de tous les empêchements du diable et de notre méchante nature, qui s’oppose au bien ; fomentez en nous un zèle ardent de procurer votre gloire en tous nos emplois, afin que nous y persévérions constamment jusqu’à la mort, à l’exemple de ce grand saint dont nous célébrons la fête ; nous vous en conjurons par son intercession.

 

132. — CONFÉRENCE DU 13 AOÛT 1655

SUR LA PAUVRETÉ

Il est malaisé, Messieurs, de concevoir bien l’importance de la vertu de la sainte pauvreté. C’est l’appui des communautés ; les saints Pères disent que c’est le mur de la forteresse de toutes les religions ; c’est leur rempart ; c’est ce qui les défend et les conserve.

Entretien 132. — Manuscrit des Conférences.

 

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Plût à Dieu, Messieurs, que nous puissions bien concevoir aujourd’hui combien il nous importe et combien il nous est nécessaire d’avoir grande affection pour la sainte pauvreté ! O Sauveur, faites-nous, s’il vous plaît, part de vos lumières, afin que nous connaissions cette vertu et que nous ayons de l’amour pour elle. Ah ! si nous pouvions découvrir sa beauté, si Dieu nous faisait la grâce de nous la montrer, qui est-ce de nous qui ne sentirait son cœur embrasé du désir de l’avoir ? qui n’aimerait d’être pauvre ?

Or, Messieurs, nous conclurons ce soir l’entretien de la pauvreté, en tant que nous la professons comme un vœu simple ; une autre fois nous en pourrons discourir plus particulièrement, si l’occasion s’en présente, comme d’une vertu singulière ; car cette vertu en comprend beaucoup d’autres, et il y a plusieurs vices aussi qui lui font la guerre ; mais pour ce soir, comme je songeais à ce qui nous doit porter à une exacte pratique de la pauvreté, voici ce qui m’est tombé en pensée : c’est que nous en avons donné parole au supérieur. Nous avons promis de la garder très étroitement. C’est à cette intention que nous sommes venus ; c’est à cette condition qu’on nous a reçus ; pour cela nous avons engagé notre parole au supérieur ; nous en avons passé l’obligation ; la promesse est faite. N’est-il pas vrai, Messieurs et mes frères, n’est-il pas vrai que, lorsque vous êtes venus, l’on vous a représenté ceci, l’on vous a dit : "Voyez si vous pourrez entrer en cette pratique, si vous pourrez garder avec exactitude la sainte pauvreté. Voyez, songez-y." Vous avez pris du temps pour cela ; vous y avez pensé devant Dieu ; vous en avez fait résolution en sa présence ; je ne dis pas encore que vous l’avez promis à Dieu, nous en parlerons un peu après. Y ayant donc bien et sérieusement pensé, vous avez cru

 

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le pouvoir, et vous avez dit : "Oui, Monsieur, je le veux, avec la grâce de Dieu, et je vous promets d’observer en. tout et partout la sainte pauvreté." Voilà à quoi vous vous êtes volontairement engagés après une sainte et sérieuse réflexion. N’est-il pas vrai, Messieurs et mes frères, que cela s’est passé de la sorte, et que le supérieur, vous voyant résolus, vous a ensuite introduits ?

Voudriez-vous maintenant rompre votre promesse, fausser votre parole, que les hommes du monde gardent avec tant de religion, et sans laquelle un homme n’est pas homme ? Oui, un homme qui n’a point de parole n’est pas un homme, il n’a que - les apparences, mais une bête, une bête féroce, qui mérite d’être chassée de la société des hommes. O Sauveur ! un homme sans parole, qu’est-ce que c’est ? C’est le pire, oui, le pire, le plus détestable de tous les hommes. Aussi le monde même, qui supporte toutes sortes de méchancetés, ne peut supporter celle-ci. L’homme qui ne tient pas la parole qu’il a une fois donnée, est haïssable devant Dieu et devant les hommes. Dieu les traite comme ses ennemis, comme des âmes iniques ; oui, Dieu traite de la sorte ceux qui manquent à leur parole pour les choses du monde : Declinantes in obligationes adducet Dominus cum operantibus iniquitatem (1) ; adducet cum operantibus iniquitatem. Il mettra ces sortes de gens qui ne tiennent compte de leurs promesses au rang des pécheurs ; il châtiera le manquement de leur parole comme des péchés. Adducet cum operantibus iniquitatem. O Sauveur ! si ceux qui ne gardent pas leur parole pour les choses du monde sont traités si rigoureusement, comment donc seront traités ceux qui manquent de parole pour une chose si sainte ? Ceux qui faussent

1. Psaume 124, 5.

 

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l’obligation qu’ils ont, donnée d’observer la sainte pauvreté, comment seront-ils traités, Messieurs ? O Sauveur, si vous punissez de même que le péché le manquement de parole pour les choses de la terre, pour les biens du monde, que vous prisez si peu et qui sont devant vous comme rien, quelle sera votre rigueur contre ceux qui faussent leur parole pour la vertu qui vous regarde, qui vous appartient, qui vous est propre, pour la sainte pauvreté ? En quel rang seront-ils ? En quel rang les aurez-vous ? Ah ! Sauveur ! sans doute au dernier de tous, au plus honteux qu’on se puisse imaginer.

Craignons, Messieurs, craignons de fausser la parole que nous avons donnée. au supérieur pour le regard de il sainte pauvreté. Vous savez, Messieurs, quand un homme a manqué à sa parole dans le monde, il en demeure déshonoré pour jamais ; c’est une infamie pour lui qu’il ne saurait effacer. Quel sujet de confusion ! Il porte partout avec soi son reproche ; il mène partout son bourreau ; un chacun le regarde avec mépris ; on le montre au doigt : tenez, le voilà, ce menteur, ce fourbe, cet imposteur qui, après m’avoir donné sa parole, ne me l’a point tenue ! le voilà ce trompeur qui est venu me faire une promesse chez moi ! et puis il s’en est moqué, il a faussé sa parole ; le voilà l’homme de rien, l’homme sans foi ! Ah ! l’insigne affronteur !

Or, si l’on dit justement ceci parmi les hommes de celui qui n’est pas soigneux d’effectuer ses promesses, que doit-on dire quand, parmi nous, quelqu’un manque à la parole qu’il a donnée au supérieur dans des choses si saintes, et pour la gloire de Dieu et son salut éternel ? Qu’en doit-on dire ? Mais que n’en doit-on pas dire ? Quelle confusion ne doit pas avoir un homme sans foi qui a trahi la Compagnie ! Quelle plus grande infamie que d’avoir faussé sa parole ! Je ne pense pas

 

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qu’il y ait parmi nous de cette sorte de gens, indignes de toute société ; non, par la grâce de Dieu, je n’en sache point. C’est la première raison qui nous doit porter à l’affection de la sainte pauvreté, la parole que nous en avons donnée au supérieur, sans la garde de laquelle l’on est déshonoré pour un jamais, et on devient le plus infâme de tout le monde. Un homme qui n’a point de parole, c’est un…

Je dis encore davantage : nous avons fait vœu de pauvreté. Pour première raison, j’ai allégué que nous l’avons promis au supérieur. Or, en second lieu, je dis que nous l’avons encore promis à Dieu ; nous avons donné notre parole à Dieu même, nous lui avons protesté que nous serions religieux à observer la sainte pauvreté. Promettre à Dieu, ô Sauveur ! Que si nous sommes si étroitement obligés d’accomplir ce que nous avons promis à un homme, au supérieur, ô Messieurs, quelle est l’obligation d’accomplir ce que nous avons promis à un Dieu ! Quelle est, Messieurs, cette obligation ! Combien grande ! Qui la peut comprendre ! Avoir engagé sa parole à Dieu, un Dieu ! Avoir donné sa foi à un Dieu de lui la majesté est immense ! Qui d’entre lei hommes et les anges peut concevoir où monte cette obligation ! Et la rompre, La fausser, s’en moquer ! O Sauveur, de quels supplices ne se rend-on point dignes !

Que s’il est insupportable d’être appelé trompeur par un homme du monde, que sera ce quand tous les hommes, tous les anges, toutes les créatures nous reprocheront notre perfidie ? Que sera-ce quand Dieu même nous dira : "Oh ! te voilà ! te voilà donc, affronteur ! te voilà, vilain, menteur, toi lâche, qui es venu dans ma maison, jusqu’à mes autels, me donner ta parole, pour me la fausser peu après, perfide, qui m’as voué, qui m’as fait promesse sur mes autels pour me tromper,

 

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traître qui t’es enrôlé sous mes étendards pour les abandonner et suivre le parti de mon ennemi et servir au diable ! Te voila donc, traître ! ah ! le traître ! traître !

O Messieurs, ô mes frères, où en sommes-nous ? Qui pourra tenir à ces paroles effroyables ? Qui n’en sera point accablé ? Quels horribles coups de tonnerre ! Fausser la parole à un Dieu, et à un Dieu foudroyant ! Hélas ! Messieurs, que ferons-nous ? Il faut trembler et avoir recours à son infinie miséricorde.

Voilà donc, Messieurs, les deux raisons qui nous doivent f, aire observer le vœu de la sainte pauvreté : parce que nous en avons donné parole au supérieur et à Dieu. La troisième qui m’est venue en pensée, c’est que sans cette vertu il est impossible de vivre en repos dans une communauté comme la nôtre ; et non seulement il est impossible d’y bien vivre, mais même d’y persévérer longtemps, cela est impossible. Je dis donc, Messieurs, en troisième lieu, qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, qu’une personne qui a en tête le désir d’en avoir puisse s’acquitter entre nous de son devoir, et vivre selon les règlements qu’il a embrassés, et suivre le train ordinaire de la Compagnie. Et comment est-ce qu’un homme qui ne songe qu’à ses plaisirs, qu’à se donner au cœur joie, qu’à faire bonne chère, qu’à passer joyeusement le temps (car voilà ce que prétendent ceux qui ont ce désir insatiable du bien), comment est-ce qu’une telle personne pourrait exactement faire les fonctions de la Mission ? Cela ne se peut. Les pratiques de vertu, les règlements et le bon ordre de la maison sont incompatibles avec cette affection aux richesses et à sa propre satisfaction. Il est bien difficile de songer en même temps à deux choses si opposées ; il est impossible de les mettre en exercice. Voyons-le, Messieurs, voyons-le, s’il vous plaît.

 

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L’esprit du missionnaire doit être de songer devant toutes choses à sa propre perfection. C’est ce que nous recommande la première de nos règles, selon le principe de la vraie charité, qui doit commencer par nous-mêmes, à nous faire quittes de nos défauts et acquérir les vertus qui sont sortables à notre état et vocation.

Voyons un peu comment cet homme, qui ne respire que les richesses, se peut acquitter de ce commandement ? Celui qui veut en avoir, qui n’est pas content de son état, jour et nuit ne songe à autre chose qu’aux moyens dont il pourra se servir pour avoir du bien ; il lui en faut selon son humeur ; ii lui en faut ; et il faut trouver les moyens d’en avoir. C’est là toute son occupation ; quand il est seul en sa chambre, il rêve là-dessus : "Serons-nous toujours comme cela ? Non, non, il n’en ira pas de la sorte ; quand j’aurai fait ceci, que j’obtiendrai cela, et quand nous serons là, nous ferons ceci, cela et le reste." Mille autres pensées, où ce pauvre esprit s’embarrasse.

La nuit, il songe encore là-dessus ; et quand il se réveille, cette pensée lui revient la première : faut-il se lever à 4 heures ? Voilà la cloche qui sonne ; aurai-je toujours cette cloche importune attachée aux oreilles ? Il est encore bien matin ; cette horloge va trop vite ; quel moyen de se lever de si bonne heure ! Je n’ai pas bien dormi la nuit ; il faut encore reposer une heure. Mais l’on viendra me réveiller. M. Vincent, qui crie toujours, viendra ; il criera après moi (un fâcheux excitateur !) : "Monsieur, que faites-vous là ? Tout le monde est à l’oraison ; il n’y a que vous qui êtes encore au lit. Qu’avez-vous, Monsieur ? Il faut se lever." A l’oraison l’on dira : "Où est Monsieur tel ? Le voilà qui n’est point encore ici ; il ne vient plus à l’oraison ; il y a quelque chose." L’on s’en imaginera encore pis.

 

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Que dire à tout ceci ? Peut-être se lèvera-t-il. Le voilà qui se lève tout chagrin, roulant en la pensée des choses semblables. Celui-là, se lève-t-il pour l’amour de Dieu ? Point du tout. C’est de peur de la honte du monde. Le qu’en dira-t-on, voilà ce qu’il craint ; voilà ce qui le fait lever et venir à l’oraison.

Et à l’oraison, jugez vous-mêmes, Messieurs, qu’est-ce que peut faire un homme si bien disposé ? O pauvre oraison ! que tu seras mal faite ! Et vous, ô Sauveur ! ô mon Dieu ! que vous serez mal entretenu par cette personne ! Ou il s’endort, ou bien il songe à tout autre chose qu’à ce qu’il faudrait songer devant Dieu, en la présence de sa divine Majesté, devant laquelle les anges tremblent. Il songera, le malheureux qu’il est, aux moyens d’en avoir ; et ce sacré temps destiné pour s’entretenir avec Dieu, il l’emploiera à entretenir ses passions, à songer à des niaiseries et peut-être à quelque chose de pis.

Et le sacrifice divin ? Ces pensées y reviendront, et il ne le passera guère mieux. Mais comment récitera-t-il son office ? Comme le reste, en ces mille et mille distractions.

Si ceux qui ont l’esprit aussi loin des prétentions du monde que le ciel est éloigné de la terre, qui ne songent tous les jours à autre chose qu’à s’en délivrer de plus en plus, ne peuvent s’en faire quittes, comment, patience de Dieu ! voulez-vous que ceux qui ont tout leur esprit et toute leur affection attachée à la terre en soient exempts ? Comment cela se peut-il faire ? Cela est impossible, Messieurs ; vous le voyez mieux que moi.

Mais comment va l’exactitude ? Ah ! Dieu le sait. Comment l’humilité ? Rien de si contraire. Comment la charité les uns envers les autres ? Le désir d’en avoir ne songe qu’à soi. Comment la patience, la douceur, l’affabilité,

 

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la complaisance ? Comment la candeur tant recommandée ? Dieu le sait. La chasteté ? Dieu le sait. Comment voulez-vous qu’un homme qui ne songe jamais qu’à ses plaisirs, qu’à sa propre satisfaction, qu’à se divertir et s’accommoder, comment voulez-vous que cet homme puisse pratiquer les vertus ? Comment ? Tout est contraire à ses désirs dans une communauté ; tout lui est à charge ; il ne fait rien qu’à demi ou par force, si ce n’est peut-être pour contenter sa vanité et passion.

Faut-il aller en mission ? C’est dans un village où il n’y a que de pauvres paysans et des femmelettes. Oh ! Monsieur n’a garde d’aller là. S’il croit en être prié, il fait provision d’excuses ; il n’en manque jamais ; et un pauvre supérieur est obligé de les recevoir en gémissant ; qu’y ferait-il ? Mais, si c’est une mission considérable, où il y ait de quoi satisfaire à sa vanité, voilà mon homme. Il la pourchasse ; il demande ; il fait tout ce qu’il peut directement ou indirectement pour y être envoyé. Il y aura telles et telles personnes qui m’entendront prêcher ; tels et tels y seront aussi ; j’aurai beaucoup de personnes de mérite et de qualité à mes sermons, un grand monde ; je ferai là merveille ; l’on parlera de moi par après ; l’on dira : "Voilà un bon missionnaire, un excellent prédicateur, un brave homme." Voilà justement ce qu’il lui faut ; voilà la viande dont ce pauvre esprit se repaît. a M. tel le rapportera, et M. tel aussi ; et cette bonne odeur que je laisserai de ma capacité servira pour obtenir cela *, dans cette occasion. cet office."

O Sauveur ! Est-ce là être missionnaire ? C’est un diable, non pas un missionnaire. Son esprit est l’esprit du monde. Il est déjà dans le monde de cœur et d’affection, et la carcasse est dans la Mission. Chercher ses

 

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aises, prendre ses plaisirs, vivre à gogo, se faire estimer, voilà l’esprit du monde, et voilà ce qu’il demande ; c’est là son esprit.

Souvenez-vous, Messieurs, que les richesses sont des facultés ; ce sont des moyens, c’est-à-dire qu’on les veut pour avoir quelqu’autre chose, et il n’arrive jamais autrement qu’un homme veuille avoir du bien, si ce n’est pour s’en servir à l’acquisition de l’honneur ou des plaisirs. Voila pourquoi l’on veut en avoir. Or, comment voulez-vous qu’un homme qui prétend cela, qui ne peut ni ne veut faire aucune de nos pratiques, qui est déjà de cœur et d’affection dans le monde et qui n’est ici qu’en carcasse, qui veut et recherche tout ce que les hommes du siècle veulent et recherchent, puisse demeurer constant dans sa vocation ? Cela est impossible ; vous le voyez, Messieurs ; et il n’y est déjà plus ; il n’y est que de corps ; après avoir manqué de parole au supérieur, faussé la promesse qu’il avait faite à Dieu, il ne songe plus qu’à contenter sa passion et avoir du plaisir, à quelque prix que ce soit.

Que conclurons-nous maintenant de tout ceci, Messieurs ? que conclurons-nous ? si ce n’est ce que l’apôtre et le Saint-Esprit concluent, que cupiditas, radix omnium malorum. Il n’y a point de mal au monde qui ne vienne de cette maudite passion d’en avoir. La cupidité, l’avarice, l’amour des richesses, c’est la source de toutes sortes de maux. Cupiditas, radix omnium malorum.. Qui est sujet à cette convoitise a en soi le principe, l’origine et la source de tout le mal, radix omnium malorum. Il n’y a rien dont un homme piqué de ce désir, frappé au coin, n’est capable ; il a en soi tout ce qu’il faut pour pouvoir effrontément tout commettre ;

2. 1 Timothée 6, 10.

XI. — 16

 

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il n’y a crime si énorme, si étrange, si horrible, dont un homme attaché à ses intérêts ne puisse aisément se rendre coupable. Radix, radix omnium malorum, voilà la semence et la racine de tout ; radix, n’en cherchez point d’autre cause ; la voilà.

Ce que j’en dis, ce n’est pas que, Dieu merci, j’en sache ici aucun atteint de ce mal ; mais cela peut arriver ; je le dis ad praeventionem. Le Fils de Dieu disait, longtemps auparavant que le mal arrivât, à ses disciples : "Donnez-vous de garde ; le voilà ; je le vois qui vient ; il est à la porte ; prenez garde à vous." Je veux, si je puis, dire le même, afin que nous évitions cet horrible monstre, le plus effroyable que l’enfer puisse produire. Si maintenant il n’y en a pas, Dieu merci, dans la Compagnie, il y en peut avoir bientôt. Venient ad vos in vestimentis ovium, intrinsecus autem sunt lupi rapaces. (3) Sous ces douces apparences, sous cette peau de brebis se peut cacher le cœur d’un loup ravissant. Donnez-vous garde ; que chacun prenne garde à soi ; il y en peut avoir.

La Compagnie de N.-S., cette sainte Compagnie, n’était que de douze, et cependant il y en eut un atteint de ce mal. Nous avons un exemple épouvantable en ce malheureux Judas, qui montre bien clairement cette vérité : cupiditas, radix omnium malorum, qu’il n’y a point de crime si étrange qu’un homme qui veut avoir du bien ne puisse commettre. Saint Grégoire et les saints considèrent avec frayeur cette épouvantable chute du maudit Judas. Voyons un peu avec eux par quels principes ce péché infâme le fait passer, pour le faire choir dans le plus horrible de tous. Il avait la bourse commune ; tout était à sa discrétion et entre ses mains ; il gouvernait

3. Matthieu 7, 15.

 

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et en faisait ce que bon lui semblait. Mais cette envie d’avoir le faisait gronder contre ses compagnons ; il leur plaignait tout ; il se fâchait même contre les personnes qui, par l’effusion de leurs présents, voulaient honorer son Maître, parce que cela ne revenait point dans sa bourse ; il faisait sa main ; il dérobait l’argent de la communauté et celui des pauvres. Quoi plus ? Il avait regret de la dépense même qui se faisait envers le Fils de Dieu. Ensuite il alla avec les ennemis de son Maître ; il vivait et conversait avec eux. Et dans ces compagnies comment déchirait-il son Seigneur ? O Dieu ! Il le fit passer pour un imposteur, un séducteur, un magicien. Et de fait, il fut par après traité ainsi. En un mot, il le vendit comme une bête et le plus indigne et scélérat de tous les hommes, le livra soi-même entre les mains de ses ennemis, sous prétexte d’amitié ; après, il s’en alla, et, tourmenté du remords de son crime, il crut, le misérable ! il crut que son Maître n’était pas assez bon pour le lui pardonner. O doux Sauveur ! Dieu des miséricordes ! Voici le désespoir. Il se pend de sa propre main. Pendu, il creva et vomit ses maudites entrailles, où le désir du bien lui avait fait concevoir tant de crimes. Enfin il tomba en enfer. Voilà Judas damné ; et voilà où l’a précipité le désir d’en avoir, après l’avoir promené de crime en crime jusqu’à commettre un déicide, un déicide ! Et après cela n’avons-nous pas sujet d’appréhender, puisqu’un homme choisi par le Fils de Dieu, qui vivait toujours en sa compagnie, à sa table, est venu par ce vice à ce comble d’abomination !

Ce vice, comme les autres, se glisse insensiblement. Au commencement, c’est peu de chose : de petites commodités ; ensuite plus de liberté. Le lionceau croît. Viennent les menus plaisirs ; après, de plus grands ;

 

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enfin il faut en avoir comme Judas ; l’on emploie toutes sortes de machines justement et injustement, comme Judas, qui vendit son Maître ; et à la fin cette vipère devient si furieuse qu’elle brise les entrailles de celui qui l’a élevée et couvée dans son sein.

Il y en a quelques-uns, entre autres deux, qui sont sortis d’ici ; c’est ce désir d’en avoir pour se donner au cœur joie qui les a attirés dehors ; ne vous en imaginez point d’autre cause. Deux donc étant sortis, après avoir vécu je ne sais comment, Dieu le sait, sont morts, comme je m’en vas vous dire, afin que nous voyions mieux la déformité de ce monstre. L’un, après avoir mené, ô Dieu ! quelle vie ! est mort, mais d’une mort ! le dirai-je ? Non, il vaut mieux que je m’en taise. Pour l’autre, étant malade et sur le point de mourir, il envoya chercher un prêtre de la maison. L’on y fut. Et s’étant confessé avant mourir, il lui dit : "Ah ! Monsieur, entre tant de péchés que j’ai commis, et dont je me sens à présent accablé, je suis extrêmement tourmenté, outre le remords d’avoir quitté ma vocation, de ce qu’en sortant j’ai emporté 500 livres de la Mission ; ce qui me cause de grandes frayeurs. Hélas ! Monsieur, je suis maintenant dans l’impuissance de les rendre. Ayez pitié de moi. Suppliez, s’il vous plaît, M. Vincent, et conjurez-le, au nom de Dieu, lui représentant l’état déplorable où je suis réduit, d’avoir compassion de mon âme et de me donner cette somme, si je meurs, afin que mon âme en puisse être délivrée ; et si je reviens, je ferai tout mon possible pour la rendre."

Qu’est-ce que c’est ? Emporter une somme si notable, la dérober, la retenir un si long temps ! Voyez, quelle avarice ! Ah ! que ce monstre est effroyable ! Je les lui donnai, touché de compassion, si je les puis donner. Je dis ceci, afin que nous voyions mieux l’horreur de ce

 

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crime, et ce désir insatiable d’avoir, qui pour cela ruine tout, renverse tout et n’épargne pas les choses les plus saintes.

Tantôt je songeais en moi-même s’il était vrai que la pauvreté fût si belle, et quelle devait être la beauté d’une telle vertu que saint François appelait sa dame. Combien elle est ravissante ! Il m’a semblé qu’elle était douée de tant d’excellence que, si nous pouvions avoir le bien de la voir tant soit peu, nous serions d’abord épris de son amour, et jamais nous ne voudrions nous en séparer, nous ne la quitterions jamais et nous la chéririons par-dessus tous les biens du monde. Oh ! si Dieu nous faisait la grâce de tirer le rideau qui nous empêche de voir une telle beauté ; oh ! s’il levait, par sa grâce, tous les voiles que le monde et notre amour propre nous jettent devant les yeux, hélas ! Messieurs, nous serions tout d’abord ravis des charmes de cette vertu, qui a ravi le cœur et les affections du Fils de Dieu. Ç’a été la vertu du Fils ; il a voulu l’avoir en propre ; il a été le premier qui l’a enseignée ; il a voulu en être le maître. Devant lui on ne savait ce que c’était que la pauvreté ; elle était inconnue. Dieu n’a pas voulu nous l’apprendre par les prophètes ; il se. l’est réservée, et lui-même il est venu nous l’enseigner. En la loi ancienne, on ne la connaissait point ; les richesses étaient seules estimées ; on ne faisait aucun cas de la pauvreté, ne connaissant pas son mérite.

C’est l’Ecclésiaste ; mais c’était dans l’ancienne loi, où la sainte pauvreté n’était point reconnue ; son excellence l’avait fait réserver pour le Fils de Dieu, qui devait nous la prêcher par paroles et par exemples. O Sauveur, miséricordieux Sauveur, découvrez-nous vous-même par votre grâce la beauté de cette vertu, si relevée que vous venez vous-même pour nous l’enseigner.

 

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C’est par elle qu’il commence tous ses sermons. Dans saint Matthieu, il la met la première des huit béatitude. Il en fait comme la base de sa doctrine et de la perfection. A un homme qui avait gardé tous les commandements de Dieu, il dit : Si vis perfectus esse, vende omnia quae habes et da pauperibus (4). Vends tous tes biens ; quitte tout ; ne te réserve rien ; elle est la porte, l’entrée de la perfection ; elle nous met dans un état parfait, non qu’elle soit notre perfection, mais parce qu’elle est une disposition nécessaire pour y parvenir, et une condition, un état par où il faut passer et où il faut être pour être parfait ; comme, au contraire, le désir d’avoir du bien est un état qui nous ouvre le chemin large et spacieux à toute sorte de mal. La pauvreté nous met donc dans un état de perfection. Mais voyons quel est cet état de pauvreté, quelle est cette vertu et : en quoi elle consiste, et voilà le deuxième point.

Hélas ! je me suis trop amusé sur le premier. Le temps se passe. J’aurai bientôt fait. Je vous prie, Messieurs et mes frères, supportez-moi. Saint Paul disait : supportate me (5), supportate me. Je vous en prie, supportez-moi un peu ce soir ; un peu de patience ; que j’achève.

Or donc, la pauvreté est un renoncement volontaire à tous les biens de la terre, pour l’amour de Dieu, et ce afin de le mieux servir et songer à son salut ; c’est un renoncement, un délaissement, un abandon, une abnégation. Ce renoncement est extérieur et intérieur, non pas seulement extérieur. Il ne faut pas renoncer seulement à l’extérieur à tous ses biens ; il faut que ce renoncement soit intérieur ; il faut qu’il parte du cœur. Avec les biens il faut encore quitter l’attachement et l’affection envers les biens, n’avoir point du tout d’amour

4. Matthieu 19, 21.

5. 2 Corinthiens 11, 1.

 

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pour les biens périssables de ce monde. C’est ne rien faire, c’est se moquer et retenir le meilleur de renoncer extérieurement aux biens, retenant le désir d’en avoir. Dieu demande principalement le cœur, le cœur, et c’est le principal. D’où vient qu’un qui n’aura pas de bien méritera plus que celui qui aura de grandes possessions auxquelles il renonce ? Parce que celui qui n’a rien y va avec plus d’affection ; et c’est ce que Dieu veut particulièrement, comme nous voyons aux apôtres.

Les actes de cette vertu sont innombrables ; et outre ceux que notre frère vient de dire, j’en considère principalement de trois sortes, eu égard au logement, à la nourriture et aux habits. On peut pratiquer la sainte pauvreté en toutes ces choses, se contentant de ce que Dieu nous donne, comme aussi on peut pécher contre, n’en étant pas content, s’en plaignant, en grondant, en murmurant. Mais, ô Sauveur ! quel juste sujet pouvons-nous avoir de nous plaindre en tout cela ? qu’est-ce qui nous manque ? et qui est ce qui, dans le monde, a tout ce que nous avons ici ? Nous avons non seulement de quoi nous garantir du chaud et du froid, mais encore, Dieu merci, des moindres incommodités.

Ce logement est assez vaste et accommodé. Nous avons de beaux jardins, un clos. Eh ! Dieu ! les apôtres, les disciples de Notre-Seigneur n’avaient pas tous leurs aises comme cela. Et le Fils de Dieu n’en manquait-il point ? Il a souffert, comme ceux qui l’ont suivi, la nudité, le froid et le chaud, la faim et la soif. Et nous, que souffrons-nous ? Rien ; l’on ne veut rien souffrir ; l’on n’est pas content de ce logement, des meubles qui y sont ; il faut des chambres et des chaises tapissées ; il faut de beaux livres et de beaux meubles. Ce maudit esprit d’avoir tout ce qui peut contenter la sensualité n’est jamais satisfait.

 

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Pour la nourriture, où se trouve-t-il de meilleur pain, de meilleur vin ? où de meilleures viandes ? où de meilleurs fruits ? Qu’est-ce qui manque ? Quels sont les hommes du monde qui ont tout cela ? Hélas ! combien y en a-t-il, et de condition, qui n’ont pas comme nous ! Un conseiller du Parlement s’en contenterait. Les gentilshommes n’ont pas pour l’ordinaire davantage, si ce n’est peut-être ceux qui ont vénerie et chasse. Je connais des évêques qui vivent et se contentent d’une portion comme nous. Des évêques ! ô Sauveur ! Que peut-on dire de nous, si, nous ne sommes satisfaits après cela ? Que nous voulons vivre ici plus à notre aise, plus splendidement, plus à gogo, faire meilleure chère que les gens du monde. Et cependant nous y avons renoncé ! O Sauveur ! Je n’en sache pas, Dieu merci, qui s’en plaignent ; mais prévenons le mal ; cela peut arriver ; prévenons le mal ; ad praeventionem.

C’est aussi contre la sainte pauvreté de n’être pas content des livres qu’on a ; et, par la bonté de Dieu, il y en a ici assez, et de plusieurs sortes. On pèche aussi contre cette vertu d’en affecter la propriété, comme s’ils devaient servir à nous seuls ; et cela n’arrive que trop souvent. L’on prend, l’on emporte des livres, on se les approprie. Et ce vice s’attache à tous, quelquefois même à ceux qu’on croit les plus vertueux. Il n’y a pas trois jours qu’un de la Compagnie, le dirai-je ? un supérieur d’une maison, me le mandait : M. tel, partant d’ici a emporté… Le dirai-je ? non, je ne dois pas le dire ; l’esprit humain pourrait aller songer : "Qui est-ce qui est parti ? qui a-t-on envoyé ?" Et si je rapporte tout cela, ce n’est qu’afin que nous puissions apercevoir la déformité de cette maudite avarice et la beauté de cette belle vertu, la sainte pauvreté.

Il y a bien encore d’autres actes, ceux que notre frère

 

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vient de dire, et une infinité d’autres que je laisse.

Or sus, Messieurs et mes frères, examinons-nous maintenant ; que chacun porte la main à la conscience : voyons, n’ai-je point attache à ceci ou à cela ? Si cela est, si nous nous sentons coupables, ôtons, ôtons ce malin esprit, ce diable d’entre nous. Si notre conscience ne nous remord point de ce côté-là, eh bien ! in nomine Domini ! Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! J’ai fait. Un peu de patience pour voir quelques moyens.

Notre frère a dit le moyen des moyens : le demander souvent à Dieu, le prier qu’il nous donne cet esprit qui lui est propre et qu’il communique à ses enfants ; faire souvent oraison à cet effet, car la pauvreté est un don de Dieu, grand don de Dieu.

Autre moyen, c’est de s’y affectionner par toutes les voies imaginables. Nous en avons donné parole au supérieur ; nous l’avons promis à Dieu ; nous ne pouvons rien faire sans la pauvreté. Non, Messieurs, non, mes frères, un missionnaire ne sera jamais missionnaire sans la vertu de pauvreté. L’on ne saurait ici durer sans cette vertu. Considérez-en souvent la beauté : c’est la bien-aimé de Dieu, la propre vertu de son Fils, de sa Mère et de ses amis. L’horreur de cet esprit de libertinage et du désir d’en avoir, qui lui est opposé, qui nous tire du poste où Dieu nous a mis, nous fait sortir de notre vocation ; car ces personnes qui quittent, qu’est-ce qu’ils prétendent ? Se mettre sans doute dans un état plus parfait. Ils veulent avoir des richesses pour mieux servir Dieu dans le monde. Ils seront dans une condition plus sainte ; ils vivront plus parfaitement dans le monde, parce que le monde est un état plus parfait. Comme vous voyez, c’est leur prétention. Ou bien ils veulent se satisfaire, se donner du plaisir, vivre à gogo, faire bonne chère. Il faut que ce soit nécessairement l’un des deux ;

 

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il n’y a point de milieu : qu’on sorte, ou parce qu’on sera dans un état plus parfait dans le monde, ou parce qu’on y aura plus de liberté.

Le monde est un état plus parfait ; c’est la sainteté même ; l’on y vit mieux que dans la retraite ! Hélas ! Messieurs, voyez que c’est se moquer. Il reste donc qu’on recherche le libertinage et à se donner au cœur joie ; et voilà, je vous le dis, voilà pourquoi on sort. Souvenez-vous-en. Voilà pourquoi quelques-uns sont sortis. En quoi nous pouvons remarquer combien ce désir d’appropriation est détestable et combien la sainte pauvreté est aimable, puisqu’elle nous met et nous maintient dans un état de perfection où nous ne saurions parvenir sans son assistance ? C’est une nécessité à qui veut suivre le Fils de Dieu de se rendre parfait ; il lui faut tout quitter. Vade, vende omnia quae habes et da pauperibus. C’est la première des béatitudes ; c’est tout l’héritage que le Fils de Dieu a laissé en ce monde à ses chers enfants.

Un troisième moyen, qui est excellent et de grand profit, c’est d’en produire souvent des actes, nous a dit notre frère. Nous avons toujours et partout l’occasion favorable. Nous en devons produire tant d’extérieurs que d’intérieurs, au moins un chaque jour, un acte chaque jour. Oui, mon Dieu, je renonce de bon cœur à tous les biens du monde ; je n’en veux point avoir ; je suis bien aise que ceci me manque, puisqu’il vous plaît. Ainsi j’ai quitté, et j’y renonce encore de bon cœur, tous les biens que j’aurais pu avoir au monde, pour l’amour de vous, ô mon Sauveur, non pas pour les parents, car c’est aimer les parents, non pas Dieu, mais c’est pour l’amour de Dieu, c’est pour Dieu, pour Dieu qu’il faut renoncer à ses possessions, non pas pour enrichir ses parents. Ceux qui auront plus de dévotion et l’esprit

 

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plus fort pourront faire deux actes de pauvreté tous les jours, jusqu’à trois, afin de s’imbiber en l’âme l’esprit de la sainte pauvreté, d’où nous viennent toutes sortes de biens, et par laquelle nous montons à la plus haute perfection.

Or sus, Dieu soit béni ! Ces moyens suffiront avec les autres qu’un chacun de vous avez pensés, puisque vous n’avez pas le temps d’en dire davantage et que déjà j’ai été trop long. Messieurs et mes frères, nous demanderons tous unanimement à Dieu cet esprit de pauvreté ; et je vous supplie, Messieurs et mes frères, je vous en conjure, par la pauvreté du Fils de Dieu, par les entrailles de la miséricorde de J.-C., par tout ce qui vous est cher, de ne laisser passer jour aucun sans produire quelque acte de la sainte pauvreté, de ne point murmurer, d’être contents de ce que Dieu nous a donné. Ah ! nous serions heureux de souffrir quelque chose pour la sainte pauvreté, d’être mal logés, incommodés en mission ici ou ailleurs. Combien d’hommes au monde qui sont à découvert ! Et le Fils de Dieu même ! Vulpes foveas habent et volucres caeli nidos ; Filius autem hominis non habet ubi caput reclinet (6). Mais aussi je prie et je recommande autant que je le peux à ceux qui ont soin de la pauvreté, de pourvoir aux nécessités des autres, de ne leur laisser rien manquer, de demander, toutes les semaines, soigneusement une fois, et plutôt deux fois qu’une, à un chacun ses nécessités, et d’y pourvoir ; et je vous supplie tous de les dire. Celui qui a soin de pourvoir à messieurs les prêtres, qu’il en ait grand soin. Ceux qui en ont la charge envers nos frères, ceux du séminaire, en un mot tous ceux à qui l’on donne cette charge, je leur recommande d’être fort

6. Matthieu 8, 20.

 

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diligents et exacts en cela. Mais aussi ne nous embarrassons point l’esprit à songer, comme les gens du monde, à songer ce que nous aurons, ou ce que nous n’aurons pas ; vivons sans sollicitude, et songeons seulement à notre salut et à servir Dieu. Quel bonheur d’être exempts de tous ces soins importuns, de vivre dans la sainte pauvreté, où Dieu est notre pourvoyeur ! Soyons amoureux de cette belle vertu ; demandons-la souvent à Dieu.

Oui, mon Seigneur, Sauveur très miséricordieux, nous vous supplions très humblement de nous donner la grâce de pratiquer, le reste de notre vie, cette sainte vertu, qui vous a été propre et que vous êtes venu nous enseigner ; nous vous conjurons, par les entrailles de votre miséricorde, de nous donner cet esprit et de nous faire part du grand amour que vous avez pour cette vertu.

Je prie messieurs les prêtres de célébrer à cette intention, et nos frères d’offrir leurs communions à la première fois, afin que Dieu, par sa sainte miséricorde, verse cet esprit sur nous et sur tous les ordres qui en ont besoin. Espérons cette grâce de sa bonté. Dieu soit béni !

 

133. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 16 AOÛT 1655

Comment il faut faire oraison — Saint Vincent annonce qu’on va commencer des exercices de prédication.

M. Vincent a pris sujet de parler sur ce qu’un frère clerc a dit, en commençant à répéter son oraison, qu’ayant tâché de se mettre en la présence de Dieu, il lui était venu en pensée si cela était vrai que Notre

Entretien 133. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 27 V°.

 

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Seigneur fût au Saint Sacrement de l’autel et si ce n’était point une bagatelle. Alors M. Vincent, interrompant ce frère, dit que cette manière de parler n’était pas convenable, ni assez respectueuse, et qu’il ne fallait pas parler ainsi ; et que s’entretenir en de telles pensées, ce serait douter en quelque façon de la vérité de Notre-Seigneur Jésus-Christ au Saint Sacrement. Y est-il ? N’y est-il pas ? Or, cela, c’est une grande faute.

Et cela me donne sujet de vous dire, Messieurs et mes frères, que je crains que plusieurs ne fassent pas l’oraison comme il faut (ce qui est pourtant un des meilleurs moyens que nous ayons pour arriver à la vertu) et que l’on ne s’amuse trop à chercher des raisons, des passages, à ajuster et arranger cela ; ce qui n’est pas proprement oraison, mais plutôt étude. On dit en soi-même : "Il faut bien que je dise quelque chose, si l’on m’interroge" et ainsi l’on s’amuse à arranger ce que l’on a à dire. Or, mes frères, il ne faut pas faire cela.

Ces jours passés, un de la Compagnie, qui vient des champs, me disait qu’il trouvait que la Compagnie s’était relâchée à l’égard de l’oraison et de la manière de la faire. Voyez-vous, ceux qui viennent de dehors et qui ont été quelque temps absents de la maison voient bien mieux les fautes que ceux qui y ont toujours demeuré.

Il me souvient qu’un jour étant allé voir feu M. de Marillac (1) Il qui était un grand serviteur de Dieu et grand homme d’oraison, entrant dans son cabinet, d’abord je vis une toile d’araignée à son crucifix qui était sur son oratoire, pensant que c’était peut-être la nuit précédente que l’araignée avait ourdi cette toile, j’eus la curiosité de m’approcher pour voir de près, mais je vis quelques marques qui me firent reconnaître

1. Michel de Marillac, garde des sceaux.

 

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qu’il y avait déjà quelque temps qu’elle y était ; et puis je dis en moi-même : "O mon Seigneur, sans doute que ce grand serviteur de Dieu est tellement recueilli en lui-même et se confond tellement devant la Majesté de Dieu, qu’il n’oserait regarder ici-bas en terre l’image de celui qui est dans le ciel, tant il a de respect et de révérence à son égard." Or, pour reconnaître le moyen de bien faire une chose, il faut envisager les avantages et les désavantages, ce qui peut servir et ce qui peut nuire ; par exemple, à l’oraison. Je m’en vas en dire quelque chose.

1° Ceux qui y vont avec un esprit de nonchalance et comme par manière d’acquit ; cette façon d’aller à l’oraison est un très grand empêchement à une personne pour bien faire son oraison, quand elle s’y comporte de cette sorte.

2° L’esprit de curiosité, qui fait que l’on s’amuse à éplucher, à chercher plusieurs passages pour les raconter, pour paraître ; ce qui est tout autre chose que l’oraison, car l’oraison ne se doit faire que pour en devenir meilleur et pour se corriger de ses défauts et acquérir les vertus contraires à ses manquements ; et de là viennent les maux de tête et d’estomac. Cela considéré, la première chose que l’on doit faire à l’oraison, c’est de se bien établir en la présence de Dieu, en l’une des quatre manières qu’enseigne le bienheureux François de Sales. Un jour, M. le commandeur de Sillery me disait, parlant sur ce sujet, qu’un saint lui avait dit (2) qu’il trouvait que ce qui l’aidait le plus à bien faire son oraison était de se bien mettre d’abord en la présence de Dieu, considérant que Dieu le voyait et le considérait

2. En note : Il est à croire que c’est le bienheureux François de Sales.

 

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et avait les yeux fixés sur lui. Ensuite on fait les actes accoutumés et on passe à la seconde partie de l’oraison, qui est le corps de l’oraison, et l’on envisage le sujet soit d’une vertu ou d’un vice, ou de quelque mystère.

Par exemple, aujourd’hui nous avons pour sujet de notre méditation l’amour de Dieu, les raisons que nous avons d’aimer Dieu. Hélas ! mes frères, il ne faut pas chercher beaucoup de raisons pour nous exciter à cet amour, il ne faut point sortir hors de nous-mêmes pour en trouver ; nous n’avons qu’à considérer les biens qu’il nous a faits et qu’il continue de nous faire journellement ; et pour nous y obliger encore davantage, il nous l’a commandé. Vous voyez que ce sujet de lui-même enflamme la volonté.

Quand l’âme, dans l’oraison, prend feu aussitôt, qu’a-t-elle besoin de raisons ? Par exemple, quand une personne a besoin de lumière dans le lieu où elle est, que fait-elle ? Elle prend son fusil et fait feu, puis en même temps approche sa mèche et allume sa chandelle. Quand elle a fait cela, elle se contente ; elle ne bat plus son fusil, elle n’en va pas chercher un, autre pour faire et allumer du feu, car elle en a, elle n’en a plus besoin, cela est déjà fait, la lumière qu’elle a lui suffit pour l’éclairer. Ainsi, quand une âme, d’abord qu’elle entre en oraison et qu’elle a considéré une raison et que cette raison suffit pour enflammer sa volonté au désir de la vertu, ou à la fuite du vice, et qu’elle lui suffit pour lui faire voir la beauté de celle-là, ou la laideur de celui-ci, dites-moi, je vous prie, quel besoin a cette personne-là de chercher des raisons ailleurs ? Tout cela ne servirait qu’à l’incommoder et à lui faire mal à la tête et à l’estomac.

En suite de cela, qu’y a-t-il à faire ? Faut-il en demeurer là

 

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et se contenter d’être ainsi enflammé et convaincu du sujet que l’on médite ? Non-da, mais il faut passer aux résolutions et aux moyens d’acquérir la vertu, ou de fuir le vice que l’on médite. Si c’est une vertu, il faut voir encore les empêchements, les occasions qui nous peuvent faire tomber dans le vice contraire, et ainsi prendre des moyens proportionnés et les mettre à exécution, et cela, mon Dieu ! dès aujourd’hui ; je veux commencer tout de bon, et pour cela je me propose de faire telle et telle chose.

Voilà, Messieurs et mes frères, comment se doivent faire nos oraisons ; et surtout nous devons être bien soigneux de remercier Dieu des pensées qu’il nous aura données ; et le remerciement est une disposition à une nouvelle grâce. Demandons à Dieu aujourd’hui, en la sainte messe et en nos communions, qu’il fasse la grâce à la Compagnie d’en user ainsi, qu’il lui donne le don d’oraison. Ne nous contentons pas de demander seulement ce don pour nous-mêmes, mais demandons-le pour toute la Compagnie en général.

Voici le temps où la Compagnie a moins d’occupation qu’en tout autre, à cause de La cessation des missions. On a accoutumé, en ce temps-ci, ou de s’exercer à la controverse, ou à la prédication, à composer des sermons, à se les communiquer les uns aux autres, comme nous faisions du temps que Mgr d’Alet (3) était céans, ou à l’explication de l’Écriture Sainte. J’ai pensé que nous ferions bien de nous exercer à la prédication, afin de voir comment un chacun s’y comporte, pource que tel prêchait il y a un an de telle façon, qui à présent a changé et prêche autrement, et ainsi l’on verra ceux qui s’y prennent comme il faut. Ci-devant on l’a

3. Nicolas Pavillon.

 

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quelquefois fait dans le réfectoire ; je pense qu’il sera bon que nous le fassions en particulier en quelque lieu, afin de reconnaître le talent d’un chacun. Les prêtres et les clercs y assisteront. Cela se fera chacun à son tour, à commencer par les prêtres, puis ce sera aux écoliers et au séminaire, qui y assistera aussi. Je commencerai le premier ; puis après, M. Portail. Demain, ni après, je ne le puis, à cause de quelque embarras ; ce sera, Dieu aidant, pour jeudi ; ce pourra être après vêpres et en la salle de Saint-Lazare.

Vendredi dernier, je donnai sujet à la Compagnie de se scandaliser, en ce que je criais si haut, je frappais des mains, il semblait que j’en voulusse à quelqu’un ; c’est pourquoi j’en demande pardon à la Compagnie (4).

 

134. — CONFÉRENCE DU 20 AOÛT 1655

SUR LA MÉTHODE A SUIVRE DANS LES PRÉDICATIONS

Euntes in mundum universum, praedicate Evangelium omni creaturae. Allez-vous-en par le monde, par tout le monde, in mundum universum, et prêchez l’Évangile à toute créature.

Ce sont les paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tirées de saint Marc, chap. XVI.

Il me semble, Messieurs, que ces paroles que Notre-Seigneur, après sa résurrection, devant que de monter au ciel, dit à ses apôtres, s’adressent aussi à toute la Compagnie, et en particulier a ceux qui sont destinés

4. En marge : Nota que, pour cet effet, M. Vincent s’est mis à genoux devant toute la compagnie, puis s’en est allé s’habiller pour dire la messe.

Entretien 134. — Manuscrit des Conférences.

 

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pour la prédication. J’ai été souvent bien consolé, et cela me console encore aujourd’hui, de voir que Dieu nous ait fait la grâce, comme à ses apôtres, de nous envoyer prêcher sa parole par tout le monde. O Sauveur ! nous avons les mêmes lettres d’envoi que les apôtres ! Aussi nous voyons, par la miséricorde de Dieu, qu’un homme s’en va avec joie porter au bout du monde cette parole. Vous n’avez qu’à lui dire : "Monsieur, quand partez-vous pour l’Italie, pour la Pologne ?" L’on est toujours prêt, par la grâce de Dieu ; l’on va partout, comme les apôtres, et l’on prêche la parole de Dieu en la manière que les apôtres l’ont prêchée.

Les apôtres, comment prêchaient-ils ? Tout bonnement, familièrement et simplement. Et voilà notre manière de prêcher : avec un discours commun, tout bonnement, dans la simplicité, familièrement. Il faut, Messieurs, pour prêcher en apôtre, c’est-à-dire pour bien prêcher et utilement, il faut y aller dans la simplicité, avec un discours familier, de sorte qu’un chacun puisse entendre et en faire son profit. Voilà comme prêchaient les disciples et les apôtres, voilà comme prêchait Jésus-Christ ; et c’est une grande faveur que Dieu a faite à cette chétive et misérable Compagnie, que nous ayons. le bonheur de l’imiter en cela.

Il faut avouer, Messieurs, que partout ailleurs on regarde pas cette méthode ; la grande perversité du monde a contraint les prédicateurs, pour leur débiter l’utile avec l’agréable, de se servir de belles paroles et de conceptions subtiles, et d’employer tout ce que peut suggérer l’éloquence, afin de contenter en quelque façon et d’arrêter comme ils peuvent la méchanceté du monde. Mais, ô Sauveur ! à quoi bon ce faste de rhétorique ? Qu’avance-t-on par là ? Eh ! cela se voit ; si ce n’est peut-être qu’on veuille se prêcher soi-même. C’est donc à la petite Compagnie, préférablement aux autres, à

 

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qui Dieu, par sa miséricorde, a voulu s’adresser, pour lui donner sa méthode. Cette méthode vient de Dieu ; les hommes n’y peuvent rien ; et les effets nous font voir que c’est Dieu. Ce sera donc de cette méthode de prêcher que je ferai cet entretien, et nous continuerons ensuite les uns après les autres jusqu’au séminaire, afin que chacun de nous puisse apprendre cette méthode.

Ma prédication donc est de la méthode de bien prêcher ; et afin qu’en traitant de la méthode, je puisse la garder moi-même, je divise mon sermon en trois points : au premier, nous verrons les motifs qui nous doivent faire bien affectionner à cette méthode ; au second, Je dirai en quoi consiste cette méthode, afin que nous la connaissions et la puissions à l’avenir mettre en pratique ; et au troisième, j’avancerai quelques moyens qui pourront servir pour l’acquisition de cette méthode. Nous avons pour cela besoin de la grâce de Dieu. O Sauveur, nous vous supplions humblement de la répandre sur nous ; nous vous en conjurons, ô Saint-Esprit, par l’intercession de la sainte Vierge. Et parce que nous sommes ici dans un entretien familier, nous la saluerons seulement de cœur ; ce que je vous prie de faire.

Le premier point, Messieurs, est des raisons que nous avons d’embrasser la familière méthode de prêcher qu’il a plu à Dieu donner à cette petite Compagnie. La première raison est son efficacité. C’est que cette méthode est grandement efficace, grandement efficace pour éclairer les entendements et émouvoir les volontés, pour faire voir clairement la splendeur et beauté des vertus et l’horrible difformité des vices, et pour donner au monde tout ce qu’il faut pour se tirer du bourbier du péché et se mettre dans le beau chemin de la grâce et la pratique des bonnes œuvres. Cette grande efficacité

 

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se manifeste aisément par la considération de ce que l’on opère par le moyen de la méthode. Voyons, Messieurs, ses effets, voyons ce qu’elle produit.

Je dis que cette méthode contient tout ce qu’il faut alléguer pour bien persuader le monde ; elle ne laisse rien de tout ce qui se peut apporter pour convaincre et gagner les esprits. J’ose avancer qu’il n’y a point de manière de prêcher si efficace, au moins que je sache. Non, je le dis, il n’y a point de manière de prêcher, à présent en usage, si propre à gagner les cœurs et produire de grands effets. Et ne m’en croyez pas, je vous prie, voyez-le vous-mêmes, Messieurs, considérez bien toutes les méthodes qu’on observe en prêchant, considérez bien et jugez en vérité et selon ce que le cœur vous en dira, selon la conscience. Mettez la main là devant Dieu, et dites-moi s’il y a de plus puissante méthode pour toucher au but et parvenir à sa fin, que la nôtre ?

Suivant cette méthode, en premier lieu, l’on fait voir les raisons et motifs qui peuvent toucher et porter l’esprit à détester les péchés et vices, et à rechercher les vertus. Mais ce n’est pas assez de me déclarer les grandes obligations que j’ai d’acquérir une vertu, si je ne sais ce que c’est que cette vertu, ni en quoi elle consiste. Je vois bien que j’en ai grand besoin et que cette vertu m’est fort nécessaire ; mais, Monsieur, je ne sais ce que c’est, ni où la pouvoir trouver. Hélas ! je ne la connais pas, misérable ! comment pourrais-je la mettre en pratique, si vous ne me faites la grâce de me le montrer, m’apprenant en quoi elle gît principalement, quelles sont ses œuvres et ses fonctions !

Et voilà le second point, qui fait tout cela ; car, selon notre méthode, après les motifs qui doivent porter nos cœurs à la vertu, l’on fait voir en second lieu en quoi consiste cette vertu, quelle est son essence et sa nature,

 

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quelles sont ses propriétés, quelles sont ses fonctions, ses actes et ceux qui lui sont contraires, les marques et la pratique de cette vertu. Vous tirez le rideau et vous découvrez pleinement l’éclat et la beauté de cette vertu, faisant voir familièrement, simplement ce qu’elle est, quels actes il en faut pratiquer en particulier, et descendre toujours au particulier.

Or sus, je vois bien maintenant ce que c’est, en quoi consiste cette vertu, les actions où elle se trouve, quels sont ses actes ; il me semble que je sais bien cela ; voilà qui est bon et fort nécessaire ; mais, Monsieur, qu’il est difficile ! Les moyens d’y parvenir, les moyens de mettre en pratique cette vertu si belle et si désirable ? Je ne sais ce que je suis obligé de faire pour cela, ni de quel biais je dois m’y prendre. Que ferai-je ? — A la bonne heure, Messieurs, à la bonne foi, croyez-vous que ce soit assez d’avoir dit à cette personne les motifs, de lui avoir montré en quoi consiste la vertu, si vous l’arrêtez là, si vous la laissez aller sur cela ? Je ne sais pas, mais, en bonne foi, je pense que ce n’est pas assez ; bien plus, si vous la laissez là sans lui fournir aucun moyen de pratiquer ce que vous lui avez enseigné, je crois, pour moi, que vous n’avez guère avancé ; c’est se moquer ; l’on n’a rien fait, si l’on en demeure là ; c’est se moquer. Et vous le voyez mieux que moi, Messieurs, comment voulez-vous que je fasse une chose, bien que je sache que j’en ai grand besoin, et que je la veuille faire, si je n’ai aucun moyen pour cela ? Comment voulez-vous que je la fasse ? C’est se moquer ; cela ne se peut. Mais donnez à cet homme pour cela les moyens, qui font le troisième point de la méthode, donnez-lui des moyens pour mettre en œuvre cette vertu, oh ! le voilà satisfait.

Qu’est-ce qui lui manque maintenant ? Cet homme n’a-t-il pas ce qu’il faut pour travailler à la vertu ?

 

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Y a-t-il quelque chose qui reste à dire ? Non, je n’en sache point. Vous lui avez premièrement fait voir les grands profits de cette vertu, les grands dommages qui arrivent d’en être privé et tous les maux de son contraire ; vous lui avez fait voir son importance et sa nécessité ; après, vous lui avez montré, fait toucher du doigt ce que c’est, en quoi cette vertu consiste, les moyens et sa pratique ; enfin vous lui avez mis en main les moyens pour l’acquérir. Que reste-t-il après cela à faire pour mettre et porter un homme dans l’exercice de la vertu ? Que reste-t-il, Messieurs ? Dites-moi, s’il vous plaît, savez-vous qu’il y ait encore quelque chose ? En savez-vous, Messieurs ? Ah ! faites-moi la grâce de me l’apprendre ?

Pour moi, je n’en ai jamais su, ni je n’en sache point au monde, car qu’est-ce qui se fait, qu’est-ce qu’on emploie, quand on veut persuader l’amour et la pratique de quelque chose à un homme ? Rien autre chose que ceci : l’on vous représente les grands profits qui en reviennent, les désavantages où vous jette le parti contraire ; l’on fait voir quelle est cette chose ; l’on vous montre sa beauté ; et enfin, si l’on met en main les moyens pour l’acquérir, il ne reste plus rien à faire. L’on ne fait pas autre chose pour convaincre et gagner un homme, quel qu’il soit. Et voilà ce que c’est que notre méthode ; voilà ce que fait la petite méthode. Il ne faut pas s’aller amuser à toute autre chose. Je vous proteste en vérité que, tout vieux que je suis, je ne sais pas, ni n’ai point ouï dire, qu’il faille apporter quelqu’autre chose pour persuader un homme. Nous expérimentons tous les jours que, quand on allègue les puissants motifs que nous avons de faire quelque chose, notre âme s’y attache incontinent, la volonté s’embrase, il n’en faut pas davantage, elle la veut, elle la veut avoir ; nous ne respirons autre chose que les occasions

 

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où elles se rencontrent et les moyens de nous mettre dans sa possession. Ne le sentez-vous pas, Messieurs ? N’est-il pas vrai que cela se fait ainsi, et non autrement ? Et faut-il encore quelque chose ? O Dieu ! je ne sais pas.

Vous voyez donc bien la grande efficacité de la petite méthode, vous la voyez bien, Messieurs ; mais, afin que cette efficacité paraisse encore plus clairement et distinctement, s’il se peut, prenons une chose commune, un exemple familier. Quand on veut persuader à un homme de prendre un emploi, d’avoir une charge, de se marier, que fait-on, sinon lui représenter le plaisir, le profit et l’honneur qui reviennent de tout cela, les grands avantages qui s’y rencontrent ?

Qu’on veuille porter un homme à se faire président, qu’est-ce qu’on emploie à cet effet ? Il ne faut que lui représenter les avantages et le grand honneur qui accompagnent cette charge : "Un président, Monsieur, c’est le premier de la ville ; tout le monde lui cède le devant et le haut du pavé ; il n’y a personne qui ne l’honore ; son autorité lui donne un grand crédit dans le monde, dans la justice ; il peut tout. O Monsieur ! un président ! Il ne le cède pas à un évêque ; les souverains mêmes leur défèrent et les ont à grand honneur. Un président ! Il peut obliger, faire plaisir à qui bon lui semble, s’acquérir un bon nombre d’amis, se faire considérer partout. Oh ! oh ! Monsieur ! un président ! c’est quelque chose de grand !" Et ainsi on lui dit les autres avantages qu’il y a d’être président.

Et d’abord vous le voyez brûler du désir d’avoir cette belle dignité. Et qu’est-ce qu’on rapporte pour lui faire naître cette envie ? Les avantages, comme vous voyez, qu’il y a dans cette charge, les raisons et les motifs qui l’obligent à l’avoir. Mais se contente-t-on de cela ? Point du tout ; il en faut venir là : qu’est-ce que l’office

 

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de président, Monsieur ? En quoi consiste-t-il ? Que faut-il faire dans cette charge ? Oh ! qu’est-ce que c’est ? "Vous êtes le premier officier de la justice, de ce grand et honorable corps ; vous en êtes le chef ; vous ne rapportez jamais ; vous distribuez les affaires ; c’est vous qui colligez les voix des autres et qui prononcez le jugement." Voilà ce qu’on lui apprend à peu près, et les autres fonctions de cette charge.

Et voilà un homme qui a envie d’avoir la charge de président et qui sait déjà en quoi elle consiste. Mais avec tout cela il ne tient rien, si on ne lui suggère les moyens d’avoir cet office ; il aurait raison de se fâcher et de se plaindre de ce conseiller impertinent qui serait venu lui donner l’envie de cette charge, sans lui suggérer aucun moyen de l’obtenir. Mais si celui qui donne le conseil fournit encore les moyens "Monsieur, vous avez tant de revenu de ce côté-là, tant d’argent de l’autre ; de là vous prendrez cette somme, et d’ici cette autre ; au reste, je connais M. tel, qui a cette charge à vendre ; encore M. tel est mon intime et aussi son ami ; je ferai qu’il traitera avec lui ; nous en aurons bon compte ; nous ferons ceci et cela, nous obtiendrons ceci et cela" ; voilà qui est bien servir un homme et le mettre dans le plus assuré chemin pour parvenir à la dignité de président, là où, si on l’avait laissé sans lui donner les moyens d’avoir cette charge, après lui en avoir montré les grands avantages et la lui avoir fait connaître, l’on n’aurait rien avancé que troubler le repos de cet homme et le mettre en peine. Il n’y a rien, dans le monde, qu’on veuille persuader, où l’on ne se serve des mêmes moyens ; et c’est la manière la plus efficace et à laquelle il est impossible de ne se point rendre, si l’on a l’esprit bien sain.

Messieurs, il en va de même dans les choses spirituelles ; et pour y porter l’esprit de l’homme, je ne

 

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sache point qu’il y ait d’autre invention que de lui faire bien voir les avantages qui en proviennent, en quoi elles consistent et ce qu’il faut faire pour les avoir ; aussi ne trouve-t-on point d’esprit bien fait qui ne se rende à ces puissants motifs. Et qui pourrait tenir bon contre cette méthode, puisqu’elle contient en soi tout ce qui peut porter les hommes à travailler à l’acquisition de quelque chose : les avantages et désavantages qui en arrivent, en quoi elle consiste et les moyens pour l’obtenir ? Pour moi, je ne vois point de meilleure méthode, et je suis si persuadé de cette vérité que rien plus. Eh ! qui ne le voit ? Cela est si évident qu’il faudrait se crever les yeux pour ne le voir pas. O Sauveur ! Et voilà, Messieurs, le premier motif que nous avons de nous bien mettre dans la pratique : son efficacité, sa grande efficacité.

La seconde raison que j’ai pour cela, c’est que c’est la méthode dont Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu se servir pour nous persuader lui-même sa doctrine ; c’est aussi en cette méthode que les apôtres ont publié la parole de Dieu par tout le monde. O Sauveur ! c’est votre méthode, ô Sauveur ! Oui, Messieurs, c’est la méthode dont le Fils de Dieu s’est servi pour annoncer aux hommes son Évangile. O Sauveur ! Et le Fils de Dieu, qui était la parole et la sagesse éternelle, a voulu traiter la hauteur de ses mystères avec des façons de parler basses en apparence, communes et familières. Et nous, aurons-nous honte ? Craindrons-nous de perdre notre honneur, si nous agissons comme le Fils de Dieu ? O Sauveur !

Mais où est-ce que nous voyons que le Fils de Dieu s’est servi de cette méthode ? Dans l’Évangile, dans l’Évangile. Voici les trois points de la méthode observés dans ses sermons. Ça, voyons, voyons comment. Quand Jésus-Christ prêche… quoi ? la pauvreté, par

 

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exemple, dans saint Matthieu, il la met la première des béatitudes, et il commence par là tous ses sermons : Beati pauperes spititu, quoniam ipsorum est regnum caelotum (1) ; bienheureux les pauvres de cœur et d’affection, parce que le royaume des cieux est leur partage. Voilà la première raison que le Sauveur du monde avance pour porter les hommes à l’amour de la pauvreté : Beati pauperes ; les pauvres sont bienheureux. Grande raison d’aimer la pauvreté, puisque c’est elle qui donne la félicité ! Mais en quoi gît cette béatitude ? Le voici, comme une seconde raison qui confirme la première : Quoniam ipsorum est regnum caelotum, parce que le royaume des cieux est à eux. Et après ces raisons, il nous apprend ce que c’est que la pauvreté. Lorsque ce jeune homme vint trouver Notre-Seigneur pour apprendre de lui ce qu’il lui convenait de faire pour s’assurer de son salut, Jésus lui dit : Vende 0mnia (2) ; vends tout, ne te réserve rien. Et voilà qui est dire et expliquer parfaitement en quoi gît la pauvreté : dans un parfait renoncement de toutes les choses de la terre, renoncement entier ; vende omnia. Il donne aussi les moyens pour le faire à ses disciples, lorsqu’il leur dit un peu après : il est plus difficile de…, je dis : il est plus facile de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille, que de faire entrer un riche dans le paradis ; la porte est fort étroite, et ces gens enflés et chargés de biens n’y sauraient passer. Puissant moyen, puissant moyen, qui entraîne après lui les esprits ! Il violente, il emporte la nécessité de son salut ; pas de moyen, ayant le cœur attaché aux richesses. Puissant moyen pour faire embrasser la pauvreté !

Et voilà, Messieurs, toute la méthode dans les sermons

1. Matthieu 5, 3.

2. Matthieu 19, 21.

 

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de Notre-Seigneur ; il apporte, comme nous venons de voir, les raisons, les actes et ce que c’est, et fournit de puissants moyens.

Venons aux apôtres ; comment ont-ils persuadé les vérités de l’Évangile ? En les prêchant dans un style simple, familier et populaire. Nous le remarquons dans tous leurs écrits ; non in persuasibilibus humanae sapientiae verbis (3) ; nous n’employons point les subtilités de l’éloquence pour vous attirer à notre parti ; nous ne vous flattons point par de belles et agréables paroles ; nous ne nous servons point des sophismes de la prudence humaine ; non in persuasibilibus humanae sapientiae verbis, nous n’avons apporté que ce qui était nécessaire pour vous donner une simple connaissance de la vertu, qui est dans la foi que nous vous prêchons, traitant avec vous dans la simplicité, sans chercher à vous surprendre, tout bonnement, afin que vous vissiez, non pas par les adresses et l’industrie de nos raisonnements, mais par la vertu de Dieu, qui reluit dans la bassesse et la simplicité, la vérité des mystères que nous sommes venus vous prêcher ; non in persuasibilibus humanae sapientiae verbis, sed in ostentione spiritus et virtutis.

Après les apôtres, tous les hommes apostoliques qui ont suivi, ont pratiqué leur méthode, prêchant familièrement, sans ce faste d’éloquence qui est rempli de vanité. Messieurs, qui dit missionnaire dit apôtre ; il faut donc que nous agissions comme les apôtres, puisque nous sommes envoyés, comme eux, pour instruire les peuples ; il faut que nous y allions tout bonnement, dans la simplicité, si nous voulons être missionnaires et imiter les apôtres et Jésus-Christ.

La troisième raison en faveur de la petite méthode,

3. 1 Corinthiens 2, 4.

 

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c’est la considération des grands fruits qui se sont ensuivis des prédications faites dans cette méthode. Je n’aurais jamais fait s’il fallait que je racontasse la moindre partie de ce qu’il a plu à Dieu opérer avec la méthode. Nous en avons tant d’exemples, que je n’achèverais de ce soir. Prenons-en seulement un ou deux, afin de pouvoir mieux découvrir les grands profits de la petite méthode. En voici un, qui n’a point de semblable, d’une chose qui n’est point venue jusqu’à nous ; je n’ai jamais ouï dire, moi qui suis tout blanc, je n’ai jamais ouï dire que prédicateur, quel qu’il soit, en soit venu là. O Sauveur ! ô Sauveur ! les bandits, plusieurs de vous autres, Messieurs, le savez, les bandits sont les voleurs d’Italie ; ils tiennent la campagne, volent et pillent partout ; un homme criminel, un meurtrier ; et il arrive beaucoup de meurtres en ce pays-là, à cause des vindictes, qui y sont extrêmes ; ils se mangent les uns les autres, sans se pardonner jamais, tellement ils sont enragés. Telles sortes de gens, après s’être défaits de leurs ennemis pour fuir la justice, et même beaucoup d’autres méchants, se tiennent sur les avenues, habitent les bois pour voler et dépouiller les pauvres paysans. On les appelle bandits. Et ils sont en si grand nombre que toute l’Italie en est remplie ; il y a peu et presque point de villages où il n’y ait des bandits. Or donc, la mission ayant été faite dans quelques-uns de ces villages, les bandits qui y étaient ont quitté ce maudit train de vie et se sont convertis, par la grâce de Dieu, qui a voulu en cela se servir de la petite méthode. Chose jusqu’à nous inouïe, inouïe ! Jamais on n’avait vu, pour quoi que ce soit, les bandits quitter leurs voleries. Et voilà, Messieurs, ce qu’il a plu à Dieu opérer par cette pauvre et chétive Compagnie, prêchant selon la petite méthode.

O Sauveur ! n’est-il pas vrai, Monsieur Martin, que

 

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les bandits en Italie se sont convertis dans nos missions ? Vous y avez été, n’est-il pas vrai ? Nous sommes ici dans un familier entretien ; dites-nous, s’il vous plaît, comme cela s’est fait.

M. Martin : "Oui, Monsieur, cela est ainsi ; dans les villages où on a fait mission, les bandits, comme les autres, sont venus à confesse ; cela arrive ainsi pour l’ordinaire."

— O Sauveur ! chose prodigieuse ! Les bandits convertis par les prédications faites dans la petite méthode ! O Messieurs ! les bandits convertis !

Mais voici l’autre petit exemple, qui n’est guère moins admirable. L’on m’écrivait, il y a quelque temps, de L’Ausun, que l’on avait fait la mission à… C’est un village sur les côtes de la mer ; et c’étaient encore ici des séminaristes, oui, des séminaristes, qui ont fait cette mission ; il y avait peut-être quelqu’autre ; mais certainement il y avait deux séminaristes, sans doute avec quelqu’autre. Un navire avait fait naufrage sur cette côte ; les marchandises et autres choses dont ce navire était chargé furent portées sur le bord ; tout ce village dont je vous parle et les environs y accoururent comme au pillage et emportèrent tout ce qu’ils purent attraper, qui un ballot, qui des étoffes, qui d’autres hardes, bref chacun emporta ce qu’il put attraper, sans aucune conscience ; c’était voler ces pauvres et malheureux marchands qui avaient fait naufrage. La mission ayant donc été dans ces villages par la petite méthode, on a fait rendre ce qui avait été pris à ces pauvres marchands ; après qu’on les eut exhortés et prêchés selon la méthode, ils se déterminèrent à restituer tout. Les uns rapportaient des ballots ; les autres, des étoffes ; les autres, de l’argent ; les autres s’obligeaient ; n’ayant pas de quoi satisfaire d’abord, ces bonnes gens donnaient des obligations.

 

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Et voilà, Messieurs, les effets de la petite méthode ! Allez m’en trouver de semblables dans cette façon recherchée, dans ce grand apparat et parmi cette vaine pompe d’éloquence ; trouvez-m’en de semblables. A grand’peine voit-on un seul se convertir pour plusieurs avents et carêmes de telle, prédications. Nous le voyons dans Paris. Quelles restitutions voit-on pour toutes ces prédications éloquentes ? Ne voyez-vous pas, Messieurs, combien est grand le nombre de ceux qui se convertissent ? Hélas ! en saurait-on trouver que difficilement un seul, un seul ! Cependant, par la grâce qu’il a plu à Dieu donner à cette chétive Compagnie dans sa petite méthode, une mission fait de si grands fruits et des conversions si admirables, qu’on n’en a jamais vu, ni ouï raconter de semblables.

Enfin, Messieurs, je vous allègue l’expérience, votre propre expérience, Messieurs ; quel progrès n’avez-vous pas fait partout où vous avez prêché selon cette méthode ? Quelles conversions n’a-t-on point vues ? L’homme et la femme qui vivaient mal sont venus à vous : "Ah ! Monsieur, nous renonçons à nos malheureuses pratiques ! Ah ! Monsieur, dès ce moment nous nous séparons pour jamais ! Ah ! Monsieur, je vous promets que je ne la verrai jamais plus !" Oh ! qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? Les rancunes, les inimitiés invétérées et auxquelles il semblait n’y avoir désormais plus de remède, les plus grandes divisions n’ont-elles pas été accordées par la force que Dieu a donnée à vos prédications faites selon la méthode ? Bref, il n’y a point de pécheurs que la grâce n’ait touchés par le moyen de la petite méthode, et qui ne soient venus se jeter à vos pieds, criant miséricorde. Vous le savez mieux que moi ; je ne vous dis rien que vous n’ayez vu et fait davantage.

O Dieu ! quels fruits a produits cette méthode partout

 

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où l’on a été ! Quel progrès ! Eh ! combien seraient-ils plus grands si moi, misérable, ne les avais empêchés par mes péchés ! Hélas ! misérable que je suis ! Ah ! j’en demande pardon humblement à Dieu. O Sauveur ! pardonnez à ce misérable pécheur, qui gâte tous vos desseins, qui s’y oppose et contredit partout, pardonnez-moi, par votre infinie miséricorde, tous les empêchements que j’ai apportés aux fruits de la méthode que vous avez inspirée, à la gloire qui vous en serait retenue sans moi, misérable. Pardonnez-moi le scandale que je donne en cela, comme en tout ce qui concerne votre service. Et vous, Messieurs, pardonnez-moi, je vous prie, le mauvais exemple que je vous donne toujours ; je vous en demande pardon.

La dernière raison, que j’achève en deux mots, est tirée de notre salut, pour lequel nous sommes ici et au monde. Hélas ! Messieurs, que j’appréhende ! Il y a grand danger pour ces pauvres prédicateurs qui s’arrêtent à de belles conceptions, à l’agencement de leurs pensées et à l’usage des paroles triées à la mode, ne tenant pas tant de compte du plus profitable. Ah ! que je crains pour ces gens-là ! Et ce qui me donne plus de frayeur en cela, c’est la Sainte Écriture ; vous en savez tous les paroles, je ne les sais pas, mais je sais le sens, et le voilà : un prophète crie malheur à celui qui, étant en un lieu élevé, d’où il voit le loup ravissant entrer dans le bercail, à la vue de cet ennemi, ne crie pas de toutes ses forces : "Sauvez-vous, sauvez-vous, voilà l’ennemi, sauvez-vous, sauvez-vous !" Malheur à celui-là, s’il ne crie pas tant qu’il peut : "Sauvez-vous !" Et voilà justement ce que font ces prédicateurs qui ne regardent pas avant toutes choses le profit de leur auditoire ; bien qu’ils voient l’ennemi, ils ne sonnent mot ; ils vous chantent des airs de plaisance, au lieu de crier avec la

 

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trompette : "Nous allons nous perdre, voilà, voilà l’ennemi, sauvons-nous, sauvons-nous !"

Ah ! Messieurs, nous sommes heureux, puisque notre méthode nous détourne bien loin de ces périls ; mais gare, gare, si nous la méprisons ! Prenons garde que, pour contenter en ce point la vanité, nous ne nous exposions à la malédiction du prophète : vae, vae ; malheur à celui-là ! Eh ! pourquoi monter en chaire et pourquoi prêcher, si ce n’est pour porter le monde à se sauver, pour crier : "Voilà l’ennemi, le voilà, donnez-vous garde, sauvez-vous, sauvez-vous !" Que si l’on pervertit l’usage de la parole de Dieu, si l’on s’en sert pour paraître, pour se faire estimer, afin qu’on die : "Voilà un homme éloquent, qui a grande capacité ; il a du fonds, et du talent" ; hélas ! n’encourrons-nous point la malédiction des faux prophètes ? Dieu n’aura-t-il pas sujet de nous abandonner à la fin, puisque nous ne nous sommes point souciés d’abuser des choses les plus saintes, pour contenter un peu notre vanité, puisque nous aurons employé le plus efficace moyen de convertir les âmes pour satisfaire notre ambition ? Hélas ! Messieurs, qu’il y a grand sujet de craindre et de désespérer en quelque leçon du salut de ces personnes qui convertissent les remèdes en poison, qui n’ont d’autre méthode de traiter la parole de Dieu, que celle que leur fournit la prudence de la chair, leur humeur, la mode, le caprice ! Et Dieu veuille que ce ne soit pas la vanité et l’orgueil ! Dieu veuille que ce ne soit pas l’orgueil ! O Sauveur ! ne permettez pas qu’aucun de cette petite Compagnie, qui est toute à votre service, tombe dans un si grand péril, qu’il vienne à abuser ainsi de votre sainte parole ! Non, Seigneur, nous l’espérons de votre bonté, vous ne le permettrez pas, par votre miséricorde.

Nous venons donc de voir quatre raisons pour lesquelles

 

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nous devons bien nous affectionner à la méthode de prêcher qu’il a plu à Dieu donner à la Compagnie. Le premier motif est sa grande efficacité, puisqu’elle ne laisse rien en arrière de tout ce qu’il faut apporter pour persuader ; ce que ne font pas les autres méthodes, au moins si efficacement. Le deuxième, c’est la manière de prêcher de Notre-Seigneur, que les apôtres ont suivie. Le troisième, que ses effets sont merveilleux ; elle produit de grands fruits, selon l’expérience que vous en avez tous. Et enfin le grand danger de se damner où l’on s’expose, si l’on en use autrement et qu’on vienne à moins profiter à ses auditeurs. Ne nous arrêtons pas davantage ; vous savez, Messieurs, tous cela mieux que moi, et vous le diriez bien mieux que moi, et avec plus de force et d’efficacité. La parole de Dieu, dans la bouche d’un profane comme moi, misérable, n’a point d’effet. Il n’y a donc rien, après ces grands motifs que nous venons de voir, il n’y a rien, sinon peut-être mes grands défauts, qui puisse empêcher d’être bien affectionné envers la petite méthode. Y en a-t-il quelqu’autre plus propre, plus commode et meilleure, Messieurs ? Si vous en savez, faites-moi la grâce de me le dire ; dites-le-moi, Messieurs, y en a-t-il de meilleure ? Quant à moi, je n’en sache pas, et vous en êtes tous, je m’assure, bien persuadés, plus par ce que vous en savez de vous-mêmes, que par ce que je vous en viens de dire. Il n’y a que moi, misérable, qui gâte toujours tout, qui ne saurais me mettre dans cette sainte pratique ; mais, avec l’aide de Dieu, je tâcherai de l’apprendre et d’imiter quelques-uns de la Compagnie, à qui Dieu a fait particulièrement ce don, qui gardent merveilleusement cette sainte méthode.

Venons au second point. En quoi gît la méthode dont nous parlons ? Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est que la méthode ? C’est une vertu qui, dans nos

XI. - 18.

 

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prédications, nous fait garder une certaine disposition et un style accommodant à la portée et au plus grand profit de nos auditeurs. Voilà ce que c’est, voilà son essence, sa nature.

C’est une vertu ; notre méthode est une vertu, une vertu, un ordre ; mais il semble que ce mot d’ordre est trop étendu, n’est pas assez précis ; latius patet disons donc une vertu, pour cela même qu’elle est un ordre, car la vertu est dans l’ordre, mais tout ordre n’est pas vertu. Voilà pourquoi je dis que notre méthode est une vertu, parce que la vertu nous dispose à bien faire, et cette méthode aussi nous dispose au bien, car, en l’observant, nous prêchons utilement pour tout le monde et nous ajustons à la capacité et portée de notre auditoire. Notre méthode est encore une vertu, parce qu’elle est fille de la charité, qui est la reine des vertus. La charité nous fait accommoder à tout le monde, pour devenir utile à tout le monde, et la méthode, qui prend cette leçon de la charité, fait la même chose.

Au reste, je ne sais pas bien moi-même en quoi consiste cette méthode ; mais, Messieurs, je crois que vous le savez tous, grâces à Dieu, et ses propriétés. Elle fait que nous y allons tout bonnement dans nos discours, le plus simplement qu’il se peut, tout familièrement, de sorte que jusqu’au moindre nous puisse entendre, sans toutefois se servir de langage corrompu, ni trop bas, mais de celui qui est en usage, dans la netteté, pureté et simplicité ; point d’affecterie ; et ainsi elle ne recherche que la commodité et les avantages des auditeurs ; elle excite, elle instruit, elle échauffe, elle détourne aisément du vice et persuade l’amour de la vertu et produit de meilleurs effets partout où elle est bien employée.

Mais, Monsieur, est-ce en cela que consiste la méthode ? — Oui, Messieurs, les effets, les propriétés et la

 

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définition, la nature, c’est en quoi consiste précisément et principalement la méthode ; mais, comme nous n’avons pas le temps de dire les choses en détail et en particulier, et que moi-même je ne les sais pas, moi, misérable, qui suis venu jusqu’ici, à cet âge, sans pouvoir apprendre par ma paresse, par ma stupidité, ma bêtise, cette méthode, tellement je suis grossier et stupide, une grosse bête, une bête lourde, ah ! pauvre bête ! M. Portail, qui doit nous entretenir demain, nous en parlera en particulier, nous apprendra comme il s’y faut comporter pour la bien pratiquer. Il le fera, s’il lui plaît. Son discours sera de cette méthode, je l’en prie ; il sait bien cela, lui ; il nous l’apprendra, s’il lui plaît.

Qu’est-ce ? Les trois quarts. Messieurs, supportez-moi encore, je vous prie, supportez-moi, misérable. Disons donc quelque chose du troisième point ; voyons quelques moyens de nous mettre dans cette méthode si utile. Oh ! il est bien facile de s’y mettre à un homme qui n’a en vue que la gloire de Dieu et le salut des âmes. Lorsqu’on veut rapporter tout à ces fins-là, il est facile de suivre la méthode, qui est expressément pour cela Mais il est question de s’en faire accroire ; il faut résolument acquérir de l’estime ; l’on dirait, si je suis cette méthode : "Voilà un pauvre homme, il faut dire quelque chose de beau ; il faut y aller d’un air qui soit tout autre. Oh ! vraiment ! vraiment ! il faut bien prêcher d’autre sorte." Eh bien ! qu’est-ce que c’est toute cette fanfare ? Veut-il montrer qu’il est brave rhétoricien bon théologien ? Chose étrange ! avec tout cela. il en prend mal le chemin. Peut-être qu’il sera estimé de quelques personnes qui n’y entendent guère, mais pour acquérir l’estime des sages, ce n’est pas là le bon chemin.

Pour passer pour homme qui l’entend, et avoir la réputation

 

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d’un homme fort éloquent, il faut savoir persuader ce que l’on veut que l’auditeur embrasse, et le détourner de ce qu’il faut qu’il évite ; et ces messieurs font tout le contraire. Doivent-ils passer auprès des prudents pour bons orateurs ? Sans doute, si vous demandez à quelqu’un d’eux : "Pourquoi prêchez-vous ? A quelles fins annoncez-vous la parole de Dieu ?" il répondra : "D’abord, pour convertir ; secondement, pour retirer les hommes du vice et les porter à la vertu." Voilà leur prétention, disent-ils ; convertir le monde, voilà leur fin ; voilà ce qu’ils doivent, je ne dis pas obtenir, car il ne dépend pas d’eux, mais prétendre dans tous leurs discours, dire et avancer de leur côté ce qui est propre, à leur avis, pour parvenir à leur fin. Et quand il a dit tout ce qui est propre à persuader, voilà un prédicateur, un bon prédicateur ; il a touché au but, il a bien fait. Mais cela ne gît pas à bien trier ses paroles, à bien agencer les périodes, exprimer d’une façon peu commune la facilité de ses conceptions et prononcer son discours d’un ton élevé, d’un ton de déclamateur qui passe bien haut par-dessus. Ces gens-là obtiennent-ils leur fin ? Persuadent-ils fortement l’amour de la piété ? Le peuple est-il touché et court-il après cela à la pénitence ? Les grandes conversions s’ensuivent-elles ? Rien moins, rien moins. Et voilà cependant les prétentions de ces grands orateurs, voilà leurs prétentions ! Ou bien ils visaient à acquérir de la réputation, faire dire au monde : "Vraiment cet homme débite bien, il est éloquent, il a de belles pensées, il s’exprime agréablement." Voilà où se réduit tout le fruit de leur sermon. O Sauveur ! est-ce là, Messieurs, ce que vous prétendez ? Vous montez donc en chaire, non pas pour prêcher Dieu, m. ais vous-mêmes, et pour vous servir (oh ! quel crime !) d’une chose si sainte que la parole de Dieu, pour nourrir et fomenter votre vanité !

 

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O Sauveur ! divin Sauveur ! Il faut donc, Messieurs, il faut donc, en premier lieu, avoir la rectitude de l’intention, ne vouloir et ne prétendre rien dans cet emploi que ce que Dieu demande de nous, ne viser qu’à la conversion de nos auditeurs et à l’accroissement de la gloire de Dieu ; et ayant ainsi purifié notre intention, il nous sera bien aisé d’entrer dans la méthode la plus utile que nous ayons pour cela, comme nous voyons et expérimentons tous les jours.

Un autre moyen : attende tibi (4) ; prendre garde à soi, ne pas défaire par ses actions ce qu’on aurait avancé par la prédication ; ne pas détruire d’un côté tout ce que l’on bâtit d’un autre ; il faut prêcher principalement par le bon exemple, le bon exemple, être bien dans ses règlements, vivre en bon missionnaire, car sans cela, Messieurs, rien de fait, rien de fait ; et à une personne qui serait dans le dérèglement, cette méthode serait plus nuisible que profitable ; outre qu’il ne saurait la pratiquer, au moins longtemps, elle est tout à fait contraire à l’esprit de liberté. Il faut être soi-même dans de bons sentiments de la dévotion et la mettre en pratique pour en faire concevoir de bons sentiments aux autres. Si un homme n’a grande estime pour la vertu et grand amour pour ses emplois, il ne l’approchera jamais bien, cela est assuré. Celui qui est lui-même plongé dans le désordre, sans aucun règlement, qui vit dans le libertinage, comment en pourra-t-il retirer les autres ? C’est se moquer. On lui dira : medice, cura te ipsum. Cela est donc clair ; il n’est rien de plus évident. Donc attende tibi : avoir premièrement l’œil sur soi-même, se mettre bien d’ans la pratique des règlements et des coutumes de notre vocation, puisque

4. 1 Timothée 6, 16.

 

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c’est en cela que nous faisons la volonté de Dieu. Attende tibi. C’est un autre moyen pour avoir bientôt cette excellente méthode de prêcher.

Un troisième moyen bien efficace, c’est s’affectionner à cette sainte méthode, s’y bien affectionner. Pourquoi est-ce que nous ne sommes pas dans cette méthode ? C’est que nous ne l’aimons pas, nous aimons mieux suivre nos humeurs, nos fantaisies et les règles d’un je ne sais qui, d’un profane ; nous avons de l’aversion pour la méthode, nous ne l’aimons pas. J’ai peur, Messieurs, que nous n’en disions du bien que du bout des lèvres ; mais dans le cœur, dans le cœur, oh !.. je ne sais… J’ai peur que cette méthode ne nous revienne pas, qu’elle semble importune et incommode, qu’elle nous soit fâcheuse. Ah ! Messieurs ! et cette méthode a été donnée de Dieu, elle vient de Dieu ; il l’a même pratiquée ; les apôtres l’ont retenue ; c’est la méthode des apôtres et du Fils de Dieu même, la méthode du Fils de Dieu, méthode de la Sagesse éternelle ; et nous la rejetons, nous n’en voulons pas, nous ne l’aimons pas ! Nous qui faisons une profession toute particulière de suivre Notre-Seigneur et qui nous disons ses serviteurs, nous méprisons et rebutons sa méthode, qu’il nous a enseignée et donnée ! O Sauveur ! ô Sauveur ! que doit-on dire de nous ? Que nous aimons ce que Dieu hait, et que nous avons de la haine pour ce que Dieu aime. O Sauveur ! ah ! Messieurs ! joignons-nous plutôt tous unanimement ce soir pour cela, pour nous affectionner de plus en plus les uns les autres à cette méthode. Plût à Dieu que, par sa grâce, j’eusse obtenu ce soir cette faveur, que je vous demande par tout l’amour que vous avez pour la gloire du Fils de Dieu, par les entrailles de sa miséricorde !

Ah ! ah ! je suis un misérable, qui ne saurais être court ; souffrez-moi, Messieurs. Plût à Dieu que nous

 

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n’eussions tous qu’un même cœur, que nous fussions tous intimement unis pour l’observance de cette divine méthode ! Monsieur Portail, je m’unis à vous pour cet effet, à vous à qui Dieu l’a donnée, et à Monsieur Alméras, qui a encore ce don ; je m’unis à vous de tout mon cœur, et je proteste de faire à l’avenir mon possible pour entrer dans cette divine méthode.

Mais, Monsieur, si vous me permettiez d’objecter ce que j’ai contre cela et si vous vouliez maintenant écouter nos raisons ? —- Ah ! plût à Dieu que j’en eusse le temps ! je vous ouïrais volontiers. Oui-da, voyons un peu, comme le temps le permettra, résolvons les difficultés que l’esprit humain pourra former contre ce que nous venons de dire.

Quel moyen y a-t-il de se servir de cette méthode et d’observer ses trois points en toutes sortes de matières ! outre que cela serait extrêmement dégoûtant et ennuyeux, cela est malaisé, voire même du tout impossible, sans s’exposer — Cela est ainsi, cela est ainsi. Une même façon ennuierait à la longue ; l’esprit de l’homme est si changeant que bientôt il se dégoûte des meilleures choses. Mais, outre que nos missions sont courtes, vous la pouvez déguiser, de sorte qu’on ne verra point votre artifice, et on ne découvrira point votre méthode, tantôt changeant l’ordre des points, mettant l’un devant l’autre, tantôt n’en faisant que deux. Il y a beaucoup d’autres façons qui ne me viennent pas maintenant. Et pour les sujets divers la méthode est différente : il y a méthode de traiter la fête d’un saint, méthode de traiter un mystère, méthode de traiter une parabole, méthode de traiter une sentence, méthode de traiter l’Évangile courant et les autres matières de prédication. M. Portail, qui sait bien toutes ces manières de bien prêcher, vous dira, s’il lui plaît, toutes ces différentes

 

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méthodes, car, pour moi, je ne les sais pas, et, Dieu aidant, je veux les apprendre de lui et des autres à qui Dieu a fait ce don.

Mais, Monsieur, les autres méthodes ne sont-elles pas aussi bonnes que celle-là ? Nous voyons tant de doctes et excellents prédicateurs qui ne savent ce que c’est que votre méthode et ne laissent pas de faire grand fruit et de prêcher fort bien. — Messieurs, toutes les méthodes peuvent être bonnes et saintes ; je ne prétends pas ici en blâmer aucune ; Dieu m’en garde ! Au reste, Dieu se sert de qui il lui plaît et de qui bon lui semble, pour procurer sa gloire : Potens est de lapidibus istis suscitare filios Abrahaes ; il peut faire de ces pierres des enfants d’Abraham. Dieu est tout-puissant, et il peut, si bon lui semble, se servir de la dureté de cette pierre pour amollir les cœurs les plus endurcis et les porter à une sainte conversion et pénitence. O Sauveur ! avec tout cela, Messieurs, combien en voyons-nous qui se convertissent avec toutes ces méthodes ? Nous avons l’expérience de la nôtre ; Messieurs, vous l’avez ; mais de celles du temps, de la mode vous avez l’expérience du contraire ; elles passent toujours pardessus, ne font qu’effleurer, ne touchent que la superficie. Un peu de bruit, et voilà tout ! Il se fait tous les jours tant de prédications dans cette grande ville, tant d’avents, tant de carêmes ; et trouvez-moi un homme, de ceux-là même qui entendent depuis trente, quarante ans ces prédications, qui en soit devenu meilleur ! O Sauveur ! vous avez bien de la peine d’en rencontrer un seul, un seul converti après avoir entendu toutes ces prédications ; et qu’est-ce en, comparaison des fruits que nous voyons produire à la petite méthode ! Ce qui

5. Matthieu 3, 9.

 

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me persuade que, puisqu’il n’y en a point qui fasse de si grands fruits, il n’y en a point qui soit si bonne, et qu’elle le doit emporter sur toutes les autres, au moins auprès de nous, qui ne cherchons que le salut des âmes.

Nous savons que c’est la méthode du Fils de Dieu et des apôtres, et de laquelle se sont servis et se servent encore de très grands personnages, non pas nous seulement, pauvres misérables ; c’est la méthode des prédicateurs qui font miracle, de Nosseigneurs les évêques, des docteurs. M. l’évêque de… me disait que, quand il prêcherait cent mille fois, il n’aurait jamais d’autre méthode. M. de Sales, ce grand homme de Dieu, m’en disait de même, et tant d’autres, tant d’autres, ô Seigneur ! que j’ai honte de nommer.

Et ne vous persuadez pas, Messieurs, que cette méthode n’est que pour la campagne, pour le menu peuple, les paysans. Ah ! elle est, à la vérité, très excellente pour le peuple, mais elle est aussi bien efficace pour les auditeurs plus capables, pour les villes, pour es villes, dans Paris, dans Paris même. Dans la mission qui fut faite à Saint-Germain, le monde y accourait de toutes parts, de tous les quartiers de cette grande ville ; on en voyait de toutes les paroisses, et des personnes de condition, des docteurs, des docteurs même. On ne prêcha à tout ce grand monde que suivant la petite méthode. M. l’évêque de Boulogne (6) qui portait la parole, n’en eut jamais d’autre. Et quel fruit ne fit-on pas ! Dieu ! quel fruit ! quel fruit ! On fit des confessions générales, aussi bien que dans les villages, et ce fut avec grande bénédiction. Or sus, Dieu ! vit-on jamais tant de monde converti par toutes les prédications raffinées ? Caeli caelorum ! Cela passe par-dessus

6. François Perrochel.

 

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les maisons. Toute la conversion qui s’y fait, c’est que les auditeurs disent : "Oui cet homme en sait, il dit de belles choses."

Mais disons davantage : la petite méthode est pour la cour, bonne pour la cour. Déjà deux fois la petite méthode a paru à la cour ; et, si je l’ose dire, elle y a été bien reçue. Il est vrai que la première fois il y eut beaucoup de contradictions, il y eut de grandes oppositions ; nonobstant, on fit grand fruit, un grand fruit. M. l’évêque d’Alet (7) y portait encore la parole. On vint à bout, par la grâce de Dieu, de toutes les oppositions avec la petite méthode. Et la seconde fois, un des nôtres portait la parole, M. Louistre. Dieu merci, il n’y eut aucune opposition ; la petite méthode, ô misérable ! je l’ose dire, la petite méthode y triompha ; on y vit des fruits merveilleux. A la cour, à la cour la petite méthode ! Et puis, ce n’est, dites-vous, que pour les gens grossiers et pour le village ! Dans Paris, dans Paris et à la cour, à la cour, partout, il n’y a point de meilleure méthode, ni plus efficace, car, Messieurs, la meilleure méthode est celle qui rapporte tout ce qu’il faut pour gagner ses auditeurs ; et la nôtre ne laisse rien en arrière qui soit propre pour cette fin. Concluez. Entrons donc tous dans cette petite, mais puissante méthode.

Voici un quatrième moyen, après lequel j’achève : c’est de la bien demander à Dieu, la demander souvent à Dieu ; c’est un don de Dieu, il faut le demander…

Ah ! voilà le quart. O Sauveur ! j’ai fait, j’ai fait. Voilà donc quatre moyens pour entrer dans cette méthode : pureté d’intention, grand soin sur soi-même, attende tibi ; affection pour cette méthode, affection, affection pour cela, et prier Dieu souvent qu’il la donne à ceux

7. Nicolas Pavillon.

 

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qu’il a choisis pour avancer sa gloire par ce moyen, comme, par sa miséricorde, il y en a plusieurs dans la Compagnie. Dieu soit béni !

Divin Sauveur, qui êtes venu en terre pour nous prêcher dans la simplicité, et, par votre exemple, nous. enseigner cette sainte méthode, nous vous supplions humblement que vous nous fassiez tous entrer dans votre esprit de simplicité, et que vous nous donniez, par votre grâce, cette sainte méthode, afin que, par ce moyen, nous puissions utilement annoncer votre sainte parole et la porter par tout le monde, comme vos disciples, à qui vous l’avez donnée. O Sauveur, doux Sauveur, répandez sur nous cet esprit de méthode. Espérons qu’en coopérant de notre côté, Dieu nous fera cette grâce. Monsieur Portail nous entretiendra bien mieux demain, s’il lui plaît, de cette sainte méthode.

Et voilà que j’ai fait. Dieu soit béni ! Il y aurait bien à dire, mais il est trop tard. Je suis toujours trop long, je m’amuse toujours, je suis à charge, comme une grosse bête.

Je ne pense pas qu’il y ait rien qui puisse maintenant nous empêcher de prendre cette méthode de prêcher. Sera-ce le plaisir ? O Dieu ! c’est elle qui nous fait prêcher avec plus de satisfaction que toute autre. Je ne pense pas que tous les plaisirs du monde puissent égaler le moindre que l’on tire de cette méthode. Quel plus grand plaisir peut avoir un prédicateur que de voir ses auditeurs venir à lui, que de les voir pleurer, comme il est arrivé souvent à vous-mêmes ? N’est-il pas vrai que souvent vous voyez votre auditoire en larmes ? Et quand vous voulez partir, il faut se dérober ; on court après vous, on court après vous, n’est-il pas vrai, Monsieur ? Répondez-moi, je vous prie, sincèrement, dites-nous comment cela se fait, s’il en est ainsi ? — Oui, Monsieur, l’on ne sait comment partir pour se défaire

 

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du monde. — O Sauveur ! quel plus grand contente ment au monde que celui-là ! Voir tout votre monde sensiblement touché de ce que vous prêchez ! Quelle autre satisfaction doit avoir un orateur, que d’obtenir ce qu’il demande ! Quel plus grand plaisir ! Et voilà, Messieurs, ce qui, selon votre propre expérience, s’obtient tous les jours par la petite méthode.

Que pouvez-vous prétendre ? La conversion du peuple ? Eh ! voilà qu’après vos prédications dans cette méthode ils viennent tous à vous, si persuadés, qu’ils sont prêts à f aire tout ce que vous leur ordonnerez. Quel plus grand plaisir, quel plus grand plaisir, ô Sauveur !

Êtes-vous jaloux d’acquérir de l’honneur ? Y a-t-il méthode au monde où il s’en trouve davantage ? Il ne faut pas s’en servir pour cela ; ce serait une intention diabolique. Mais, Messieurs, pour l’honneur, y en a-t-il de plus grand à acquérir pour nous, que d’être traités comme les apôtres, comme le Fils de Dieu ? Hélas ! on nous donne les mêmes louanges qu’on a données à Jésus-Christ. "Bienheureux, dit-on aux missionnaires, les ventres qui vous ont portés !" Quand ils partent, on crie après eux : "Bienheureuses les mamelles qui vous ont allaités ! Oh ! que vos mères sont heureuses !" O Sauveur ! qu’a-t-on dit davantage du Fils de Dieu ? Et on dit toutes ces louanges et beaucoup d’autres, qui vous importunent, aux missionnaires, quand ils ne se servent que de la petite méthode. Il y a donc là dedans bien de l’honneur et du plaisir à acquérir ; ce ne sera pourtant pas pour cela que nous l’embrasserons, mais pour l’amour de Dieu, de qui nous la tenons.

Mais cette méthode est si basse ! Que dira-t-on de moi, de prêcher toujours ainsi ? Pour qui me prendra- t-on ? A la fin, un chacun me méprisera, je perdrai mon honneur. — Vous perdrez votre honneur ! O Sauveur !

 

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en prêchant comme Jésus-Christ lui-même a prêché, vous perdrez votre honneur ! Traiter la parole de Jésus-Christ comme Jésus-Christ même l’a voulu traiter, c’est n’avoir pas d’honneur ! C’est perdre son honneur que de parler de Dieu comme le Fils de Dieu en parle ! O Sauveur ! ô Sauveur ! Jésus-Christ, le Verbe du Père, n’avait donc pas d’honneur ! De faire comme il faut des sermons, dans la simplicité, dans le discours familier et ordinaire, comme a fait Notre-Seigneur, c’est n’avoir pas d’honneur ; et faire autrement, c’est être homme d’honneur ! Déguiser et falsifier la parole de Dieu, c’est avoir de l’honneur ! C’est avoir de l’honneur de couvrir d’affecterie, de masquer et de faire passer pour une galante remplie de vanité la parole de Dieu, la sacrée parole de Dieu ! O Sauveur, ô divin Sauveur ! qu’est-ce que c’est ? Messieurs, qu’est-ce que c’est ? Dire que c’est perdre son honneur que de prêcher l’Évangile comme a fait Jésus-Christ ! J’aimerais autant dire que Jésus-Christ, lui qui était la Sapience éternelle, n’a pas bien su comment traiter sa parole, qu’il ne l’entendait pas bien, et qu’il faudrait s’y comporter d’une autre manière qu’il n’a fait. O Sauveur ! quel blasphème ! Et voilà ce que l’on dit, sinon distinctement, du moins tacitement et dans le cœur ; sinon au dehors devant les hommes, du moins devant Dieu, qui voit les cœurs ; et on ose produire ces horribles blasphèmes devant Dieu, devant Dieu, à sa face ! et on a honte des hommes ! Devant Dieu ! devant Dieu ! O Sauveur ! miséricordieux Sauveur ! Hélas ! Messieurs, vous voyez bien que c’est un blasphème de dire et de penser qu’on perd son honneur en prêchant comme le Fils de Dieu a prêché, comme il est venu nous enseigner, comme le Saint-Esprit a instruit les apôtres.

Un jour je demandais à Monsieur… : "Mais, Monsieur, dites-moi, s’il vous plaît, comment faisait saint

 

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Vincent Ferrier, qui convertissait tant de personnes et qui attirait le monde de toutes parts, en sorte qu’il fallait faire suivre des convois ?" Il me répondit : "Il est ainsi ; ce grand homme prêchait dans la simplicité, familièrement, se faisant bien entendre de tout le monde." O Sauveur ! ô simplicité ! tu es donc bien persuasive ! La simplicité convertit tout le monde. Il est bien certain que, pour bien convaincre et gagner l’esprit de l’homme, il faut agir dans la simplicité ; l’on n’en vient pas à bout, d’ordinaire, par les beaux discours d’apparat, qui crient haut, font grand bruit, et voilà tout. Tous ces beaux discours étudiés ne font ordinairement qu’émouvoir la partie inférieure. Ils feront peur peut-être à force de crier avec un ton, je ne sais quel ; ils échaufferont le sang, exciteront des désirs, mais tout cela dans la partie inférieure, point dans la partie supérieure ; la raison, l’esprit n’est aucunement persuadé. Et tous ces mouvements de la partie inférieure ne font rien, si l’entendement n’est convaincu ; si la raison ne le touche au doigt, tout le reste passe bientôt, passe bientôt, et le discours demeure inutile. Vive donc la simplicité, la petite méthode, qui est la plus excellente et celle par laquelle on peut acquérir plus d’honneur, persuadant bien l’esprit, sans toutes ces clameurs qui ne font qu’importuner les auditeurs ! Eh ! Messieurs, cela est tellement vrai que, si un homme veut maintenant passer pour bon prédicateur dans toutes les églises de Paris et à la cour, il faut qu’il prêche de la sorte, sans nulle affecterie. Et l’on dit de celui qui prêche ainsi et qui prêche, des mieux : "Cet homme fait merveille, il prêche à la missionnaire, à la missionnaire, il prêche en apôtre." O Sauveur ! Et Monsieur… me disait qu’à la fin il faudrait en venir là. Et en vérité, prêcher autrement, c’est se moquer, c’est vouloir se prêcher soi-même, non pas Jésus-Christ.

 

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Il prêche à la missionnaire ! O Sauveur ! vous avez donc fait cette grâce à la petite et chétive Compagnie de lui inspirer une méthode que tout le monde veut suivre ; nous vous en remercions de toutes nos forces. Ah ! Messieurs ! ne nous rendons point indignes de cette grâce, que tout le monde estime si fort, que l’on dit d’un excellent prédicateur : "Il prêche à la missionnaire." Hélas ! que serait ce si nous seuls la méprisions ! Dieu n’aurait-il pas sujet de se plaindre de ce que nous faisons si peu de cas de ce grand don qu’il nous a fait, pour nous communiquer ses lumières, et à tout le monde par notre moyen !

Or sus, Dieu soit béni ! Je vous prie, Messieurs, d’offrir la messe pour cela, et vous, mes frères, de communier la prochaine fois à cette intention.

 

135. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 22 AOÛT 1655

Maladie de l’évêque de Luçon. — Nouvelles des missionnaires d’Écosse, de Barbarie, de Madagascar et de Gênes. — Exhortation au zèle et au détachement.

M. Vincent recommanda aux prières de la Compagnie quelques personnes qui l’avaient désire, entre autres Monseigneur l’évêque de Luçon (1), qui était grièvement malade.

C’est un évêque, dit-il, qui a grande bonté, grande charité pour la Compagnie, qui l’a toujours témoigné ; il participe beaucoup à La bonté de Dieu. En reconnaissance, nous prierons Dieu qu’il lui donne ce qui lui est le plus expédient pour sa gloire.

Je recommande aussi aux prières nos messieurs qui

Entretien 135. — Recueil de diverses exhortations, p. 75. Ce même entretien se trouve dans le manuscrit des répétitions d’oraison, f° 29, autrement rédigé et plus court.

1. Pierre Nivelle ; il mourut le 10 novembre 1661.

 

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sont en pays étrangers. J’ai appris, depuis quelques jours, que M. Le Blanc était sorti ; le principal du collège des Écossais me l’a dit ; je ne sais si cela est, je n’en ai point de lettres ; nous en remercierons Dieu en tout, car nous ne laisserons pas de prier sa divine bonté qu’elle lui donne la force de supporter tout ce qu’il plaira à la divine Providence qu’il lui arrive, d’endurer les peines qui se rencontrent, s’il est délivré, et la mort même, si Dieu le désire ainsi de lui, toujours avec une entière résignation à son bon plaisir. Il n’aurait qu’à dire : "Je ne suis pas prêtre", pour être entièrement délivré ; mais il aime mieux mourir que dire : "Je ne suis pas prêtre." S’il le disait, on le laisserait aller incontinent la porte de la prison lui serait ouverte.

Nous prierons aussi pour Messieurs Duiguin et Lumsden, qui travaillent en ces pays. O Sauveur ! quels fruits n’y font-ils pas ! Il faudra lire ce qu’on en a écrit. les dames ont elles-mêmes colligé des écrits et des lettres, et les lisent avec des sentiments de religion et de bénédiction. O Sauveur !

Pour ceux qui sont en Barbarie, MM. Le Vacher et les autres, qui travaillent, qui ont tant de peine, tant de choses à souffrir dans ces contrées et qui n’en disent mot, n’en témoignent rien… ; et pourtant ils ont à souffrir de tous, des Turcs et des esclaves, à visiter, traiter et entretenir ces pauvres prisonniers, à courir deçà et delà, et ils n’en disent mot ; au contraire, par leurs lettres nous voyons qu’ils sont bien aises de souffrir, et ils en demandent davantage, ils veulent encore plus de souffrances. O Sauveur ! prions Dieu qu’il donne cet esprit à tout le corps et au cœur de la Compagnie. Grande bénédiction de Dieu, qu’il daigne se servir pour cela de cette petite Compagnie, qu’il nous fasse l’honneur de souffrir pour lui en quelques membres des nôtres, en la personne de M. Le Blanc et des autres !

 

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Grande grâce qu’il nous fait d’aller ainsi porter sa parole dans le monde !

Il y avait des religieux qui s’étaient embarqués pour aller où sont nos missionnaires en Barbarie ; mais, étant là, ils ont trouvé de si grandes difficultés, qu’il a fallu revenir ; et Dieu merci, par sa miséricorde, les nôtres y sont et y travaillent avec succès. Prenons garde de ne nous rendre pas indignes de cette grande grâce et que Dieu la retire de dessus nous. Un Cordelier me disait dernièrement : "Ah ! Monsieur, la grande bénédiction ! O Dieu ! quel progrès ne peut-on pas faire !" Il demandait pour ceux qui sont aux Indes et en Orient un assistant auprès de leur général, afin de pouvoir, par ce moyen, subvenir à beaucoup de nécessités où l’on se trouve ; il l’a demandé dans le chapitre général, mais il le leur a été refusé pour beaucoup de raisons. Ce Père disait donc avec grand ressentiment : "Prenez garde que Dieu ne retire de vous cette grâce qu’il vous a faite, et qu’il ne vous punisse, ôtant de votre corps cette vocation, et faisant encore que personne n’aille plus dans ces pays !" Il en témoignait ce grand ressentiment et me dit : "O Monsieur, la grande bénédiction que Dieu vous a faite de…" Je ne le dois pas dire.

Prenons garde que Dieu ne nous ôte cette grâce. Il lui a plu se servir de ce petit corps pour accomplir ses desseins. Soyons comme ce petit paysan qui portait le sac, et, voyant celui qui le menait se mettre à genoux et prier, il priait, son petit sac sur le dos 2; et comme on lui demanda ce qu’il faisait là : "Je prie Dieu, dit-il, qu’il fasse ce que vous lui demandez ; je suis un pauvre idiot, qui ne saurais lui rien dire, je lui demande qu’il vous écoute ; je voudrais lui dire ce que vous lui dites, mais je ne le saurais ; ainsi je lui offre ce que vous lui dites."

Ah ! nous sommes ceux qui portent le sac, ces pauvres

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1. Ceci est tiré de Rodriguez, Pratique de la Perfections Chrétienne, 1re partie, 5° traité, chap. 19, 4°. Édition espagnole Barcelona 1861, I, p. 269; éd. française Poussielgue, s. d. (vers 1880), I, p. 356.

XI. - 19

 

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idiots qui ne sauraient rien dire, ces petits glaneurs qui viennent après les grands missionnaires. Remercions Dieu de ce qu’il lui a plu en cela agréer nos services ; offrons-lui les grandes moissons des autres avec nos petites poignées, soyons toujours prêts à faire ce qui est en nous pour le service de Dieu et du prochain. Si Dieu a fait une si grande bénédiction, ce n’est pas assez ; s’il a donné une si belle lumière, une si grande grâce à ce paysan, qu’il a mérité que. l’histoire parlât de lui, espérons que, faisant notre possible pour contribuer à ce que Dieu soit honoré en ce qui est en nous, Dieu fera le reste, recevra en bonne part et bénira nos petits travaux et nos petites offres.

Il se sert de qui il lui plaît pour opérer de grandes choses. Voyez nos messieurs qui sont en pays étrangers, M. Le Blanc entre autres ; il ne dit mot ; ce ne sont pas des personnes qui aient paru ; et vous voyez les grandes choses que Dieu exécute par ce sien serviteur et les autres. Espérons en Dieu, soyons bien résignés à sa sainte Providence.

Nous prierons aussi Dieu pour les autres, M. Bourdaise, M. Mousnier. O Sauveur ! un de ces jours, je parlais à un de ces messieurs qui sont revenus de ce pays ; que ne me disait-il de M. Nacquart ! Le grand serviteur de Dieu ! Avec quels sentiments m’en parlait-il ! Que de bien ! Grande perte que celle de ce serviteur de Dieu, mais grand avantage ! O Sauveur ! Sanguis martyrum, semen christianorum. Cela me fait espérer que son martyre (car il est mort pour Dieu) sera la semence des chrétiens, que Dieu, en vue de sa mort, nous donnera la grâce de fructifier. Et de M. Gondrée, ô Dieu ! quels sentiments, quels sentiments ! J’ai toujours présent cet homme-là, sa grande. douceur, sa grande modestie ; je me sens encore des bons discours qu’il

 

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nous tenait dans le tracas pour s’embarquer, cet homme de Dieu ! O Sauveur ! Dieu soit béni ! Dieu soit béni !

Or sus, demandons à Dieu qu’il donne à la Compagnie cet esprit, ce cœur, ce cœur qui nous fasse aller partout, ce cœur du Fils de Dieu, cœur de Notre-Seigneur, cœur de Notre-Seigneur, cœur de Notre-Seigneur, qui nous dispose à aller comme il irait et comme il serait allé, si sa sagesse éternelle eût jugé à propos de travailler pour la conversion des nations pauvres. Il a envoyé pour cela les apôtres ; il nous envoie comme eux pour porter partout le feu, partout. Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut accendatur ; (2) partout ce feu divin, ce feu d’amour, de crainte de Dieu, par tout le monde : en Barbarie, aux Indes, au Japon. Voilà qui est marqué par ceci : Sanguis martyrum, semen christianorum. On y a tourmenté les chrétiens, on les poursuivait partout ; avec quelle rage les faisait-on mourir cruellement ! Mais enfin, par la miséricorde de Dieu, les affaires ont changé de face, le roi cruel est mort, et celui qui lui a succédé ne fait mourir per sonne ; au contraire, il a permis aux Portugais d’y trafiquer, aux prêtres d’y aller, et l’on y vit en toute assurance, sans aucun danger, par la grâce de Dieu.

Ah ! Messieurs, demandons bien tous à Dieu cet esprit pour toute la Compagnie, qui nous porte partout, de sorte que, quand on verra un ou deux missionnaires, on puisse dire : "Voilà des personnes apostoliques sur le point d’aller aux quatre coins du monde porter la parole de Dieu." Prions Dieu de nous accorder ce cœur il y en a, par la grâce de Dieu qui l’ont, et tous sont serviteurs de Dieu. Mais aller là ! ô Sauveur ! n’être point arrêté, ah ! c’est quelque chose ! Il faut que nous

2. Luc 12, 49.

 

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ayons ce cœur, tous un même cœur, détaché de tout, que nous ayons une parfaite confiance en la miséricorde de Dieu, sans sonner, s’inquiéter, perdre courage. "Aurai-je ceci en ce pays-là ? Quel moyen ?" O Sauveur ! Dieu ne nous manquera jamais ! Ah ! Messieurs, quand nous entendrons parler de la mort glorieuse de ceux qui y sont, ô Dieu ! qui ne désirera être en leur place ? Ah ! qui ne souhaite de mourir comme eux, d’être assuré de la récompense éternelle ! O Sauveur ! y a-t-il rien de plus souhaitable ! Ne soyons donc pas liés à ceci ou à cela ; courage ! allons où Dieu nous appelle, il sera notre pourvoyeur, n’appréhendons rien. Or sus, Dieu soit béni ! prions-le tous à cette intention.

De Gênes on m’a écrit qu’ils ont besoin de nos assistances, de nos prières, auxquelles ils se recommandent ; nous y sommes obligés ; il a fallu envoyer et renvoyer tous nos messieurs qui ont passé par là et y ont été reçus d’une manière… Dieu le sait. Ce bon M. Blatiron ne peut leur en faire assez ; il ne m’en mande rien, mais j’ai bien connu qu’il les avait bien assistés.

 

133. — CONFÉRENCE DU 22 AOÛT 1655

SUR LA MÉTHODE A SUIVRE DANS LA PRÉDICATION

Messieurs, ce sera en continuant le sujet déjà commencé de la méthode de prêcher. Vous avez, à ce que j’ai appris, beaucoup avancé, par la grâce de Dieu. Je pense qu’il sera bon que nous fassions ici comme l’on a fait autrefois sur le même sujet ; il y avait M. l’évêque de Boulogne (1), M. d’Alet (2) et M. Ricard et nous autres

Entretien. - 136. — Manuscrit des Conférences. — Cette conférence fut donnée en une réunion extraordinaire tenue un dimanche après vêpres dans la salle dite de Saint-Lazare.

1. François Perrochel.

2. Nicolas Pavillon.

 

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tous ; il y venait même quelques prêtres de Paris ; et là tout bonnement nous nous exercions, comme nous faisons, tout bonnement ; l’on prenait un sujet, et un chacun disait les motifs qu’il avait sur cela ; ensuite l’on en venait aux actes et puis aux moyens. Voilà comme l’on faisait, et chacun disait tout bonnement son petit avis, et quelquefois on composait sur le lieu même, M. de Boulogne d’un côté, M. d’Alet de l’autre, M. Portail aussi ; car il sait cela ; il n’y a que moi qui n’aie jamais rien su qui vaille. L’on voyait comment on s’y prendrait pour bien traiter ceci, pour bien persuader, et toujours dans la simplicité, dans la simplicité ; et voilà comment on s’y comportait.

Les Pères de l’Oratoire ont cette pratique parmi eux de s’exercer ainsi à prêcher, chaque jour quatre ; n’est-ce pas, Monsieur Alméras, vous qui avez été à Rome, où cela se fait ?

Monsieur Alméras : "Oui, Monsieur, il y en a quatre qui prêchent, chacun demi-heure."

— Quatre montent en chaire et prêchent, dites-vous, demi-heure chacun, sur quatre sujets différents ; n’est-ce pas, Monsieur Martin ?

Monsieur Martin : "Oui, Monsieur, j’entends."

— Ils prêchent donc quatre ; ils sont chacun demi heure sur divers sujets ; l’un sur l’Évangile, l’autre sur quelque mystère, un sur la vie d’un saint, l’autre sur quelque vertu, comme cela, dans une chaire basse ; et il y a dessus la grande chaire, où se font les sermons ; et ce sont les Capucins ordinairement et quelque Ordre qu’il y a, je ne m’en souviens pas, qui prêchent dans la grande chaire, dans l’église des Pères de l’Oratoire ; mais eux ils ne prêchent que dans cette petite chaire basse.

Monsieur Alméras : "Monsieur, cette chaire n’est pas

 

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si basse ; elle a sept ou huit marches, à peu près comme celle du bâtiment neuf."

— Eh bien ! donc ils ne prêchent que dans cette chaire, dans la simplicité, avec un discours si familier que rien plus, et non autrement, qu’avec une manière toute familière, et ce durant deux heures chaque jour, demi-heure chacun. Et voilà la plus grande dévotion de Rome. Tout va là La plus grande dévotion est aux Pères de l’Oratoire, où se font ces petits sermons, dans la simplicité et familiarité, et non autrement ; et si quelqu’un prêche autrement, on l’en corrige, on l’avertit, afin de garder la méthode de leur Père le bienheureux Philippe (3). On les corrige quand ils y manquent, et c’est par ce moyen qu’ils se maintiennent.

Monsieur Alméras : "Monsieur, vous plaît-il que je dise une chose qui est bien d’édification et, ce me semble, fort utile à ce propos ?"

— Oui, Monsieur, faites ; je vous en prie, Monsieur, vous qui avez vu tout cela, dites-la nous, Monsieur, je vous en prie.

Monsieur Alméras : "Monsieur, il y eut une fois, je pense que c’était sous le bienheureux Philippe de Néri (il vivait encore, ce me semble), il y en eut un qui fit un beau sermon, qui ne passa point sa demi-heure, mais d’une manière un peu plus relevée que d’ordinaire ; il y avait quelque chose qui l’emportait ; cependant il fut admiré de tout le monde et prêcha même utilement ; son sermon était utile, m. ais d’un air plus relevé que l’ordinaire. Le supérieur lui dit ensuite : "Vraiment vous nous avez fort bien prêché ; ce discours me semble beau ; je vous supplie de nous le prêcher encore une fois ; cela est fort beau." Tellement qu’il l’obligea de prêcher encore le lendemain la même pièce, et ensuite huit ou dix

3. Saint Philippe Néri.

 

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fois à] a suite, de sorte que tout le monde disait : Voilà le père d’un sermon, le père du sermon."

Monsieur Vincent : Voilà qui est beau, cela est beau, et cela nous apprend bien l’état que ces messieurs font de la simplicité, et nous doit exciter à en faire de même pour la conservation de notre méthode dans la simplicité, non pas comme je fais : crier fort, frapper des mains, m’élevant à moitié de La chaire. Ces Pères prêchent avec tant de retenue qu’ils n’oseraient faire seulement cela, et ils en seraient bien repris. Cependant tout Rome va là, et ils ont toute la dévotion. Aussi est-ce la meilleure fa, con d’y procéder, tout bonnement, avec familiarité, sans s’emporter comme moi, misérable.

Un deuxième exemple qui nous apprend le soin que nous devons avoir de conserver notre méthode, c’est celui des huguenots ; l’autre est d’un saint, et celui-ci des huguenots. Calvin fit donc lui-même une méthode de prêcher : prendre un livre, comme fit Notre-Seigneur, lire, l’expliquer selon le sens littéral et le spirituel, et puis tirer des moralités. Voilà la méthode de Calvin, que les huguenots gardent depuis dans leurs prêches ; et encore aujourd’hui les huguenots font de trois mois en trois mois des conférences… Non, ce n’est pas cela… (quelqu’un ayant suggéré consistoire), ni consistoire non plus… ah ! le voici : colloques. Dans leurs colloques donc, où s’assemblent tous les trois mois plusieurs ministres, ils traitent de la manière de prêcher, et ceux qui ne la savent pas bien l’apprennent ; les autres prêchent, et ils sont comme cela (montrant à sa droite), ou comme là (montrant l’autre côté) à côté de la chaire ; et ils remarquent si l’on prêche bien selon leur manière, et s’avertissent ; et ceux qui ne savent pas cette méthode n’ont point d’emploi. Ils la rapportent encore au consistoire.

Eh ! Messieurs, si la prudence humaine, que dis-je ?

 

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si l’invention du diable et l’hérésie agissent avec tant de précaution pour se maintenir, de quels moyens ne devons-nous pas nous servir pour conserver notre sainte méthode, puisque ceux-là, par des motifs purement humains, travaillent tant pour une chose vaine et inutile ! O Sauveur ! je pense donc qu’il sera bon, comme l’on a déjà fait autrefois, de prendre un sujet, et chacun dira courtement sa raison. Il faudrait écrire pour cela. Notre frère, n’avez-vous pas là une écritoire ? Allez chercher du papier, vous en trouverez dans notre chambre. Cette porte est fermée, passez de l’autre côté.

Quel sujet prendrons-nous ? Prenons l’humilité pour aujourd’hui ; chacun dira ses motifs premièrement et en peu de mots, sans s’étendre ; un passage suffit, une raison brièvement.

Monsieur Alméras, quelle raison nous donnerez-vous pour nous porter à l’humilité ?

Après que Monsieur Alméras eut avancé une raison pour nous porter à l’humilité, M. Vincent demanda une autre raison à celui de messieurs les anciens qui suivait, et ensuite à tous les autres, selon l’ordre où ils étaient assis. Et chacun dit une raison, ou qu’il n’avait que celles qu’on avait déjà alléguées, et en fort peu de paroles.

Après que messieurs les anciens eurent proposé les raisons, il passa aux actes de l’humilité, ayant mis devant la définition.

Pendant que l’on proposait les actes, il dit :

Il faut toujours descendre au particulier ; vous l’avez vu ; et c’est là le fruit, de descendre au particulier, marquant] es circonstances, le lieu, le temps où il faut exercer cet acte-ci et celui-là.

M. Alméras lui ayant dit quelque chose, il répliqua :

Oui, Monsieur, et c’est en quoi nous manquons la plupart dans nos conférences, qui disons bien ce que c’est en gros, mais voilà tout ; ce n’est pas assez ; il faut,

 

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tant qu’on peut, spécifier et marquer les actes particuliers. Dans ces conférences, où l’on fait merveille, il y en a qui ont ce don de Dieu, de descendre au particulier, quand ils parlent ; un chacun a les yeux sur eux ; et cela, spécifié en particulier en telle et telle occasion, est ce qui profite le plus ; et voilà le grand fruit. Que si quelqu’un après cela vient à dire de belles pensées, allègue de fortes raisons, quantité d’autorités des Pères, des conciles, cela est beau, mais il efface tout ce que l’autre, en particularisant, avait laissé de bon dans les âmes. Mais comme, lorsque vous avez fait impression sur quelque chose, si quelqu’un vient avec une éponge effacer tout, il n’y paraît plus d’impression, tout est effacé ; de même l’esprit perd les bons sentiments qu’il avait, et ses saintes pensées s’en vont. Ce discours relevé en met d’autres, qui empêchent les premières. Il faut, Messieurs, il faut toujours descendre au particulier, montrer bien en détail les actes, et voilà où se trouve ordinairement le grand fruit. L’esprit se propose pour lors cet acte en telle occasion, et celui-là en telle autre ; toujours au particulier, le plus qu’il sera possible.

L’on passa ensuite aux moyens d’acquérir l’humilité, et après qu’on en eut avancé plusieurs, vers la fin il dit :

Je remercie Dieu des grâces qu’il vous a données et de tant de bonnes et belles choses que vous venez de dire. Nous verrons s’il faudra continuer. Dieu soit béni !

 

137. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 14 AOÛT 1655

Monsieur. de Flacourt a amené quatre jeunes Malgaches à Saint-Lazare. —
Reproches adressés à un frère coadjuteur.

M. Vincent a recommandé avec grande instance de

Entretien 137. — La première partie de cette instruction jusqu’à Un frère coadjuteur s’étant accusé, est tiré du manuscrit des

 

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prier Dieu pour quatre jeunes enfants nègres que M. de Flacourt, bourgeois de cette ville de Paris, qui venait d’arriver de l’île de Madagascar, avait amenés avec lui, et lesquels il avait envoyés de Nantes ici pour être présentés à mondit sieur Vincent ; et cela à ce qu’il plût à sa divine Majesté leur faire la grâce d’être bons chrétiens et vrais catholiques, pource que, disait-il, s’il plaisait à Dieu leur faire cette grâce, il ne faudrait qu’eux quatre pour convertir tout leur pays et ceux de leur nation. Pour cela, mondit sieur Vincent a recommandé à la Compagnie de leur donner bon exemple, de n’en faire point son passe-temps ; qu’il ne savait qui il pourrait commettre pour les instruire et diriger, et qu’il faudrait un ange pour cela, à cause de la difficulté qu’il voyait que ces jeunes enfants feraient pour s’adonner, comme il serait à désirer, à la pratique des vertus chrétiennes, selon ce qu’il en remarquait par leur esprit ; qu’il était en doute si on les ferait étudier, ou si on leur ferait apprendre un métier ; que les Pères jésuites ont toujours fait grande difficulté d’admettre des personnes de ces pays-là des Indes pour être promus aux ordres sacrés, à cause qu’ils ont reconnu que les hommes de ces pays-là ne sont pas assez doués d’ordinaire des qualités requises à un prêtre, et qu’ils n’y ont admis que ceux qui étaient enfants ou d’un père ou d’une mère qui fût d’Europe. Par exemple, un Portugais qui était aux Indes aura épousé une femme indienne ; ou un homme indien, une femme portugaise ; des enfants nés de ces mariages-là ont été admis et même titrés et reçus parmi eux quelquefois.

Nota que le plus grand des enfants nègres, et qui ne sait pas lui-même son âge, paraît avoir environ quinze

répétitions d’oraison, f° 30, la seconde du Recueil de diverses exhortations, p. 107.

 

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ou seize ans ; il n’est point encore baptisé. Pour les trois autres, qui sont plus petits et plus jeunes, ils ont été baptisés en leur pays par feu M. Nacquart, prêtre de la Mission, qui est le premier de la Compagnie qui est allé aux Indes, accompagné de feu M. Gondrée, aussi prêtre de notre Compagnie.

Un frère coadjuteur (1) s’étant accusé publiquement de quelque faute, M. Vincent dit :

Ah ! mon frère, il est vrai que c’est une grande faute,. grande faute et que je ne sais pas qui se commette même parmi les pauvres gens du monde ; déchirer un habit ! déchirer un don qu’on vous fait ! Eh ! vous devez vous réjouir s’il n’était pas tel que vous le désiriez ! Mais le mettre en pièces ! O Sauveur ! ô mon frère ! grande faute ! grande faute ! humiliez-vous en bien. A-t-on jamais vu qu’un homme des champs, un paysan ait déchiré l’habit qu’on lui donne, pour pauvre qu’il soit ! Et vous, mon frère, vous déchirez un habit qu’on vous donne ; peut-être en avez-vous besoin, et au lieu de vous en servir, quel qu’il fût, et de l’agréer de bon cœur, vous le déchirez ! Ah ! mon pauvre frère, grande faute ! humiliez-vous-en bien.

Mais cette faute ne viendrait-elle pas d’une autre faute, plus grande encore, que vous aviez commise le jour auparavant ? O mon frère, le dirai-je ? O Sauveur, le dirai-je ? le pourrai-je bien dire sans rougir ? Ah ! mon frère, j’en suis coupable ainsi que vous, pour ne vous avoir pas donné de bonnes instructions. Le pourrai-je bien dire ? Il faut que j’en avale la confusion aussi bien que vous, parce que j’en suis coupable. Mon frère, avant-hier vous bûtes avec excès, jusqu’à le faire

1. "Dans les communautés, les frères coadjuteurs forment une catégorie distincte des prêtres et des clercs ; à eux sont confiés les travaux manuels : propreté, cuisine, couture, menuiserie, etc." (P. Coste).

Mais dans la Congrégation de la Mission, M. Vincent leur confiait aussi bien d’autres responsabilités, selon les aptitudes de chacun, comme la gestion des secours aux Provinces ravagées par la guerre (ainsi, les Frères Mathieu Regnard et Jean Parre), et même la charge de secrétaire général de la Compagnie, les Frères Ducournau et Robineau. Enfin, sans aller jusqu’à leur ouvrir la prédication dans les églises (ce qui ne dépendait pas de lui), il leur rappelait l’importance du service spirituel : catéchiser leur entourage, en commençant par des relations fraternelles, ils participent à la Mission, d’une autre manière que les Prêtres, mais aussi réellement. Voir le 17 novembre 1656, infra 383-384.

Ajoutons que du temps où M. Coste rédigeait une telle note, beaucoup de Frères, spécialement en pays de Mission, étaient architectes, infirmiers, instituteurs, et 70 ans auparavant, dans les années 1845, Frère François, disciple d’Ingres, continuait son art en multipliant les grands tableaux que l’on peut encore admirer. - B. Koch. Mercredi 29 octobre 1997

 

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paraître, en venant de dehors. O Sauveur, prendre trop de vin jusqu’à le faire paraître ! faire les actions d’un homme ivre ! O misérable ! c’est moi, pécheur, qui suis la cause de ce désordre ; et cela ne serait pas arrivé sans les péchés de ce misérable. O mon frère, soyons-en bien confus tous les deux ! Après cela, vous vous couchâtes, dans la cuisine devant nos frères ; quel exemple aux nouveaux ! Que diront-ils de vous ? que diront-ils de moi d’avoir de telles personnes dans la Mission ? Vit-on comme cela ici ? Quoi ! on y entretient et supporte de tels vices ! O Sauveur, quel scandale aux nouveau venus ! Quel scandale ! O Messieurs, priez pour nous ; ô mes frères, ayez compassion de notre frère et priez pour nous supporter. Il est notre frère ; pour l’amour de Dieu, ayons pitié de sa misère. Ah ! mon pauvre frère, il faut sans doute que cela vienne d’ailleurs ; on ne tombe tout d’un coup dans ces grosses fautes qu’en punition d’autres manquements. O mon frère, vous vous en êtes, Dieu merci, souvent humilié ; mais il faut que vous vous relâchiez, que vous soyez infidèle à Dieu ! Ah ! que ferons-nous maintenant, mon frère ? Vous avez des défauts, vous avez des passions et vous vous y laissez aller après toutes ces humiliations, prières, recommandations, résolutions que vous en avez faites ! Que ferons-nous maintenant ? Qu’est devenu cet esprit d’humilité ? Que sont devenues toutes ces recommandations ? Que sont-elles devenues ? Où sont maintenant toutes ces protestations ? Où sont-elles, mon frère ? Où sont ces résolutions que vous avez faites de bien servir Dieu ? Qu’est devenu tout cela ? O mon pauvre frère ! Et que deviendra cette humiliation que vous faites maintenant ? Que deviendra cette confusion que nous buvons ? O mon frère, changerez-vous pour cela ? Nous le devons espérer, puisque Dieu vous a fait la grâce de vous humilier. Prenez en gré cette confusion

 

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devant tous et offrez-la-lui pour votre satisfaction. nous prierons Dieu pour vous et nous espérons qu’il vous donnera, si vous le voulez, la grâce de mi faire à l’avenir.

 

138. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 25 AOÛT 1655

Il est bon, pendant l’oraison, d’entrer dans le particulier de ses défauts. — Éloge de la vertu de saint Louis. — Graves dangers qui menacent la Pologne

M. Vincent a loué un prêtre et deux clercs séminaristes de ce qu’ils étaient descendus dans le particulier de leurs défauts, dans leur oraison, et a prié M. Delespiney, directeur du séminaire, de les entretenir toujours dans cette pratique, pource que, disait-il, c’est ainsi qu’il faut faire l’oraison, et qu’en user autrement, ce n’est pas une véritable oraison. Cela n’est-il pas admirable ce que nous venons d’entendre de ce grand et saint roi de France, saint Louis, selon que l’auteur de la méditation rapporte, qu’il tenait captives et sous ses pieds toutes ses passions, pour les rendre sujettes et obéissantes à la raison ! Aussi saint Louis a été le plus généreux roi que nous ayons eu en France, et il l’a bien montré en quittant son royaume pour aller recouvrer la Terre Sainte, en réduisant à la raison le comte de la Marche. Ce comte ne voulant pas rendre à saint Louis l’obéissance qu’il devait, et s’enflant le cœur par l’assistance du roi d’Angleterre, son beau-frère, qui le protégeait, saint Louis alla à main armée contre lui et le contraignit de se rendre à la raison, avec le roi d’Angleterre ; vraiment il les rangea bien tous deux.

Que ne fit point encore ce grand saint et généreux

Entretien 138. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 30 v°.

 

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roi à la guerre des Albigeois ? Le comte de Toulouse s’était révolté, le Languedoc, la Gascogne, une bonne partie de la Guyenne, la Provence, à l’occasion d’une hérésie qui s’était semée en peu de temps parmi toutes ces provinces. Saint Louis y envoya des prédicateurs ; saint Dominique y fut, et ces docteurs que vous savez et dont il est parlé et qui firent de merveilleux fruits, et ensuite il y fut lui-même à main armée pour réduire à la raison toutes ces provinces révoltées ; ce qu’il fit avec tant de courage et de générosité que cela est admirable. Vraiment il rangea bien le comte, avec tous ses alliés ; il le fit bientôt venir à la raison et se rendre à son devoir, nonobstant toutes les grandes forces qu’il avait.

Or, cela nous fait voir, mes frères, que l’humilité n’est point contraire à la générosité et que c’est une folie et une erreur en ceux qui disent le contraire, que, pource qu’un homme est humble, il ne doit point être généreux ; c’est un abus de plusieurs, puisque nous voyons que saint Louis a été grandement humble et fort généreux. Il y a quelque temps qu’ayant l’honneur de me trouver avec un seigneur de condition, et lui parlant sur les lois de l’État et comme cela allait du temps de saint Louis, il me dit : "Eh quoi ! Monsieur, estimez-vous générosité à saint Louis d’avoir quitté et abandonné son royaume pour aller en une terre étrangère, où vous savez ce qui arriva ?" — "Eh quoi ! Monseigneur, saint Louis n’a-t-il fait voir sa générosité que seulement hors de son royaume ? N’a-t-il pas dompté les Albigeois ? Et avec quel courage ne réduisit-il point le comte de la Marche, frère du roi d’Angleterre, à la raison et à son devoir, aussi bien que le comte de Toulouse ?" — "A la vérité, Monsieur, me dit-il, vous avez raison."

Or sus, Dieu soit béni ! On a eu soin de noter dans

 

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les archives de l’Hôtel-Dieu de Paris, où ce bon roi allait, deux ou trois fois la semaine, servir les pauvres, ainsi que vous voyez aujourd’hui que font ces dames de la Charité, que ce saint roi avait coutume de demander qu’on lui montrât ceux qui avaient des maux les plus malins et plus puants. Et un jour, y en ayant un dont le mal puait si fort qu’il ne pouvait quasi pas même se souffrir lui-même, l’histoire dit que saint Louis quitta sa cape et s’approcha de ce pauvre homme pour l’assister, quoique ce pauvre malade priât et conjurât le roi de ne le point approcher, à cause de la puanteur insupportable de son corps, ne se pouvant pas même souffrir lui-même, et que ceux qui étaient à la suite de Sa Majesté ne purent en approcher, chacun se bouchant le nez, ou se retirant de ce lieu ; et le roi répondit à ce pauvre homme : a Allez, mon ami, j’espère que Notre-Seigneur changera toutes ces puanteurs en de si bonnes odeurs, qu’il sera très facile de vous servir. En vérité, Messieurs, cela n’est-il pas beau ? Prions Dieu, mes frères, qu’il nous fasse participants de l’esprit de saint Louis, ce grand roi qui aimait tant les pauvres, ce grand roi qui avait un esprit si mortifié. Or sus, béni soit Dieu !

J’appris hier que la Pologne est en très grand danger, à cause de tous les ennemis qu’elle a sur les bras. Voilà que le roi de Suède a attaqué ce royaume-là de ce côté-ci, que le palatin de Posnanie s’est révolté et s’est venu joindre au roi de Suède, qu’un autre prince palatin a fait de même. M. Lévêque, qui est un laïque, agent des affaires de Pologne, et qui vint hier céans, me dit aussi ces nouvelles ; de sorte que vous voyez le pitoyable état auquel est réduit ce pauvre royaume et combien nous avons sujet de nous intéresser auprès de Dieu pour demander qu’il plaise à sa divine Majesté de protéger le roi, la reine et leur royaume. Un si bon

 

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roi et une si bonne et si pieuse reine ! Cependant voilà que Dieu les exerce, et ils en sont au point que je vous viens de dire : les Moscovites d’un côté, les Cosaques de l’autre ; et tout cela, grecs, luthériens, schismatiques. Voyez où sera réduit ce pauvre royaume, si Dieu n’y met la main. On m’a mandé que dans quelques villes qu’ils ont prises dans le commencement, ils ont contraint même des religieux et des religieuses à embrasser leur religion, à observer leurs cérémonies, à se faire rebaptiser. C’est pourquoi je prie la Compagnie de s’intéresser à ce pauvre royaume, et d’autant plus, qu’il y va de la gloire de Dieu et de la religion catholique, qui vraisemblablement serait abolie ; au roi, qui a tant de bonté pour nous, qu’il était sur le point de faire encore un établissement de la Compagnie auprès de Varsovie. En vérité, Messieurs, lorsqu’on m’a dit ces nouvelles-là, j’en ai été si affligé que je ne sais si je l’ai jamais été au point que je l’ai été ; et au moment que je vous parle, j’en ressens encore une douleur très sensible, etc.

 

139. — EXTRAIT D’ENTRETIEN [1655] (1)

SUR FRANÇOIS LE BLANC, MISSIONNAIRE EN ECOSSE

Nous remercierons Dieu d’avoir ainsi délivré l’innocent, et de ce que parmi nous il s’est trouvé une personne qui a souffert tout cela pour l’amour de son Sauveur. Ce bon prêtre n’a pas laissé, pour la crainte de la mort, de s’en retourner aux montagnes d’Écosse et d’y travailler comme auparavant. Oh ! quel sujet n’avons-nous point de rendre grâces à Notre-Seigneur d’avoir donné à cette Compagnie l’esprit du martyre, cette lumière,

Entretien 139. — Abelly, op. cit., L. II, chap. 1, sect XI, p. 211.

1. Année de la délivrance de François Le Blanc.

 

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dis-je, et cette grâce qui lui fait voir quelque chose de grand, de lumineux, d’éclatant et de divin à mourir pour le prochain, à l’imitation de Notre-Seigneur ! Nous en remercierons Dieu, et nous le prierons qu’il donne à chacun de nous cette même grâce de souffrir et de donner sa vie pour le salut des âmes.

 

140. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 12 SEPTEMBRE 1655

NOUVELLES DES MISSIONS DE POLOGNE ET DE BARBARIE

Parlant au sujet des misères et des guerres de la Pologne, M. Vincent dit que le corps de la Compagnie souffrait en quelques parties de ses membres, entendant parler des missionnaires de Pologne, qu’il croyait avoir eu ordre de se retirer de Varsovie pour éviter la furie de l’armée suédoise, qui avait pillé Posnanie, tué le suffragant de l’évêché et plusieurs autres prêtres ; que Dieu a ses raisons pour lesquelles il permet que toutes choses aillent ainsi, et que, s’il nous faisait connaître la raison qu’il a d’en user de la sorte, nous dirions qu’il fait bien et a raison de le faire. Une des premières choses que Dieu fera voir aux hommes là-haut au ciel, lorsque la divine Majesté leur fera la grâce d’y arriver, ce sera de leur découvrir les raisons et pourquoi il en a usé de la sorte sur la terre ; car, voyez-vous, Dieu ne fait rien qu’à bonne fin et que très justement ; c’est pourquoi nous nous devons conformer en tout à ses volontés et adorer ses conduites toujours admirables, quoique souvent inconnues aux hommes, et qu’ils ne connaîtront jamais qu’au ciel.

Voici un autre sujet de souffrance, mais en quelque

Entretien 140. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 32.

XI. — 20

 

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chose différent néanmoins. M. Le Vacher, de Tunis, me mande que le dey, c’est-à-dire le roi en ce pays-là, l’envoya quérir pour lui dire qu’il avait avis qu’il détournait avec une industrie merveilleuse les chrétiens qui voulaient se faire turcs, à ne le pas faire, et que pour cela il eût à sortir de la ville. A quoi M. Le Vacher obéit, et s’en alla à Bizerte, accompagné d’un garde et de son truchement, où étant arrivé, il trouva deux barques de pauvres chrétiens, lesquels il exhorta à la confession, et pour cet effet obtint du commandant qu’ils fussent déchaînés ; ce qui lui fut accordé.

Alors M. Vincent, s’exclamant, dit :

Qui sait, Messieurs, si ce n’a pas été le dessein de Dieu de permettre que cette petite disgrâce soit arrivée au bon M. Le Vacher pour lui donner moyen d’assister et aider ces pauvres chrétiens à se mettre en bon état ? Ensuite, dit-il, M. Husson, qui est le consul, ayant été voir le dey pour le prier d’avoir agréable de rappeler M. Le Vacher, sur ce qu’il lui remontra qu’il ne s’employait qu’après de pauvres chrétiens, qu’il ne se mêlait point de la religion turquesque, etc., il le lui accorda et envoya ordre au gouverneur de Bizerte de ne point laisser embarquer M. Le Vacher pour s’en retourner en France, en cas qu’il le voulût faire, et que, sans faire semblant de rien, il retournât à Tunis dans un mois, afin que cela ne parut pas ; d’autant que le dey vit bien qu’on le pourrait taxer de légèreté d’avoir exilé un homme pour une chose semblable, et que, s’il passait en chrétienté, il ferait qu’on maltraiterait les turcs qui y sont détenus.

Voilà les raisons que l’on dit qu’il a eues de rappeler M. Le Vacher à Tunis. Or, je vous dirai que ce bon homme, M. Le Vacher, étant à Bizerte, m’a écrit qu’il attendait notre ordre ou pour repasser en France,

 

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ou pour s’en aller à Alger. Un cœur large et ami de ses aises aurait été bien aise d’avoir cette occasion pour s’en revenir en France, et cependant le voilà qui est tout prêt de s’en aller à Alger, où il y a encore plus de travail qu’à Tunis ! Voilà, Messieurs, comme sont faits les véritables serviteurs de Dieu qui sont animés de son esprit.

En vérité, si, d’un côté, Dieu permet qu’il en sorte de leur vocation (1), il y a sujet de consolation, d’autre côté, de voir de si bons sujets dans la Compagnie.

M. Le Vacher, d’Alger, son frère, qu’est-ce que c’est encore ? Un homme qui est tout feu, et qui s’expose au point que, si l’on avait su ce qu’il a fait, quand il aurait eu cent vies, il les aurait perdues. Il n’y va rien moins que du feu. Comme, par exemple, ce qu’il a fait auprès d’un religieux qui s’est fait turc, pour lui faire renoncer à cette maudite loi. Si cela avait été su, il n’y. allait pas moins que d’être brûlé tout vif. Et c’est ainsi. qu’ils en usent en ce pays-là. Enfin c’est un homme qui travaille perpétuellement. Vous dirai-je encore qu’à Pâques dernier, voyant qu’il n’avait que huit jours de temps pour assister les pauvres gens et qu’il n’en pourrait point venir à bout en si peu de temps, à moins de travailler extraordinairement, il s’enferma avec eux dans leur bagne et passa ces huit jours à travailler jour et nuit, sans reposer que très peu, exposant ainsi sa vie pour l’assistance du prochain !

Cela n’est-il pas beau, Messieurs ? Que vous en semble ? N’avons-nous pas sujet de bénir Dieu de ce qu’il a donné de tels sujets à la Compagnie que ces siens serviteurs ? Oh ! que je prie Dieu de bon cœur de donner à la Compagnie l’esprit de souffrance, d’être bien

1. En marge : M. Vageot était sorti de la Compagnie depuis huit ou dix jours.

 

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aise de souffrir pour l’amour de Notre-Seigneur ! Demandons-le à Dieu, Messieurs. Et vous, mes chers frères, priez sa divine Majesté de donner à la Compagnie ce même esprit.

 

141. — EXTRAIT D’ENTRETIEN [SEPTEMBRE 1655] (1)

SUR LES PRÊTRES

Béni soyez-vous, Seigneur, des bonnes choses qu’on vient de dire, et que vous avez inspirées à ceux qui ont parlé ! Mais, mon Sauveur, tout cela ne servira de rien, si vous n’y mettez la main ; il faut que ce soit votre grâce qui opère tout ce qu’on a dit, et qui nous donne cet esprit sans lequel nous ne pouvons rien. Que savons-nous faire, nous qui sommes de pauvres misérables ! O Seigneur, donnez-nous cet esprit de votre sacerdoce qu’avaient les apôtres et les premiers prêtres qui les ont suivis ; donnez-nous le véritable esprit de ce sacré caractère que vous avez mis en de pauvres pêcheurs, en des artisans, en de pauvres gens de ce temps-là, auxquels, par votre grâce, vous avez communiqué ce grand et divin esprit ; car, Seigneur, nous ne sommes aussi que de chétives gens, de pauvres laboureurs et paysans ; et quelle proportion y a-t-il de nous, misérables, à un emploi si saint, si éminent et si céleste ! O Messieurs et mes frères, que nous devons bien prier Dieu pour cela, et faire quelque effort pour ce grand besoin de l’Église, qui va ruinée en beaucoup de lieux par la mauvaise vie des prêtres ; car ce sont eux qui la perdent et qui la ruinent ; et il n’est que trop vrai que la dépravation de

Entretien 141. — Abelly, op. cit., L. II, chap. II sect. IV, p. 223.

1. Le passage relatif à l’invasion de la Pologne par le roi de Suède suppose cette date.

 

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l’état ecclésiastique est la cause principale de la ruine de l’Église de Dieu. J’étais, ces jours passés, dans une assemblée, où il y avait sept prélats, lesquels, faisait réflexion sur les désordres qui se voient dans l’Église, disaient hautement que c’étaient les ecclésiastiques qui en étaient la principale cause 2.

Ce sont donc les prêtres ; oui, nous sommes la cause de cette désolation qui ravage l’Église, de cette déplorable diminution qu’elle a soufferte en tant de lieux, ayant été presque entièrement ruinée dans l’Asie et dans l’Afrique, et même dans une grande partie de l’Europe, comme dans la Suède, dans le Danemark, dans l’Angleterre, Ecosse, Irlande, Hollande et autres Provinces-Unies, et dans une grande partie de l’Allemagne. Et combien voyons-nous d’hérétiques en France ! Et voilà la Pologne qui, étant déjà beaucoup infectée de l’hérésie, est présentement, par l’invasion du roi de Suède, en danger d’être tout à fait perdue pour la religion.

Ne semble-t-il pas, Messieurs, que Dieu veut transporter son Église en d’autres pays ? Oui, si nous ne changeons, il est à craindre que Dieu ne nous l’ôte tout à fait, vu principalement que nous voyons ces puissants ennemis de l’Église entrer dedans à main forte. Ce redoutable roi de Suède, qui, en moins de quatre mois, a envahi une bonne partie de ce grand royaume, nous devons craindre que Dieu ne l’ait suscité pour nous punir de nos désordres. Ce sont les mêmes ennemis dont Dieu s’est servi autrefois pour le même effet ; car c’est des Goths, Visigoths et Vandales, sortis de ces quartiers-là, que Dieu s’est servi, il y a douze cents ans, pour affliger son Église. Ces commencements, les plus étranges qui aient jamais été, nous doivent faire tenir sur nos gardes. Un royaume d’une si grande étendue, presque envahi en moins de rien, en l’espace de quatre

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2. On a allègué ce passage, avec bien d’autres de M. Vincent dans les mêmes années, pour décrire le triste état du clergé avant lui. Or remarquons la date : 1655, ce n’est pas 1600 ni 1615 ! c’est 27 ans après les débuts des Exercices des Ordinands et 14 ans après la mise en route du premier Grand Séminaire de M. Vincent, qui avait été précédé par ceux de Bérulle et de Bourdoise… - B. Koch.

 

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mois ! O Seigneur ! qui sait si ce redoutable conquérant en demeurera là ? qui le sait ? Enfin, ab Aquilone pandetur omne malum (2) ; c’est de là que sont venus le, maux que nos ancêtres ont soufferts, et c’est de ce côté-là que nous devons craindre.

Songeons donc à l’amendement de l’état ecclésiastique, puisque les méchants prêtres sont la cause de tous ces malheurs, et que ce sont eux qui les attirent sur l’Église. Ces bons prélats l’ont reconnu par leur propre expérience, et l’ont avoué devant Dieu ; et nous lui devons dire : "Oui, Seigneur, c’est nous qui avons provoqué votre colère ; ce sont nos péchés qui ont attiré ces calamités ; oui, ce sont les clercs et ceux qui aspirent à l’état ecclésiastique, ce sont les sous-diacres, ce sont les diacres, ce sont les prêtres, nous qui sommes prêtres, qui avons fait cette désolation dans l’Église. Mais quoi ! Seigneur, que pouvons-nous faire maintenant, si ce n’est nous en affliger devant vous et nous proposer de changer de vie ! Oui, mon Sauveur, nous voulons contribuer tout ce que nous pourrons pour satisfaire à nos fautes. passées, et pour mettre en meilleur ordre l’état ecclésiastique ; c’est pour cela que nous sommes ici assemblés et que nous vous demandons votre grâce."

Ah ! Messieurs, que ne devons-nous pas faire ? C’est à nous à qui Dieu a confié une si grande grâce que celle de contribuer à rétablir l’état ecclésiastique. Dieu ne s’est pas adressé pour cela, ni aux docteurs, ni à tant de communautés et religions pleines de science et de sainteté, mais il s’est adressé à cette chétive, pauvre et misérable Compagnie, la dernière de toutes et la plus indigne. Qu’est-ce que Dieu a trouvé en nous pour un si grand emploi ? Où sont nos beau exploits ? Où sont

 

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les actions illustres et éclatantes que nous avons faites ? Où cette grande capacité ? Rien de tout cela ; c’est à de pauvres misérables idiots que Dieu, par sa pure volonté, s’est adressé pour essayer encore à réparer les brèches du royaume de son Fils et de l’état ecclésiastique. O Messieurs, conservons bien cette grâce que Dieu nous a faite, par préférence à tant de personnes doctes et saintes qui la méritaient mieux que nous ; car, si nous venons à la laisser inutile par notre négligence, Dieu la retirera de nous pour la donner à d’autres et nous punir de notre infidélité.

Hélas ! qui sera-ce de nous qui sera la cause d’un si grand malheur, et qui privera l’Église d’un si grand bien ? Ne sera-ce point moi misérable ? Qu’un chacun de nous mette la main sur sa conscience et dise en lui-même : "Ne serai-je point ce malheureux ?" Hélas ! il n’en faut qu’un misérable, tel que je suis, qui, par ses abominations, détourne les faveurs du ciel de toute une maison et y fasse tomber la malédiction de Dieu. O Seigneur, qui me voyez tout couvert et tout rempli de péchés, qui m’accablent, ne privez pas pour cela de vos grâces cette petite Compagnie ; faites qu’elle continue à vous servir avec humilité et fidélité, et qu’elle coopère au dessein qu’il semble que vous avez, de faire, par son ministère, un dernier effort pour contribuer à rétablir l’honneur de votre Église.

Mais les moyens de cela, quels sont-ils ? Que devons-nous faire pour le bon succès de cette prochaine ordination ? Il faut prier beaucoup, vu notre insuffisance ; offrir pour cela durant ce temps ses communions, ses mortifications et toutes ses oraisons et ses prières, rapportant tout à l’édification de ces messieurs les ordinands, à qui il faut rendre de plus toutes sortes de respects et de déférences, ne faire point les entendus, mais les servir cordialement et humblement. Ce doivent

 

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être là les armes des missionnaires ; c’est par ce moyen que tout réussira ; c’est par l’humilité, qui nous fait désirer la confusion de nous mêmes. Car, croyez-moi, Messieurs et mes frères, croyez-moi, c’est une maxime infaillible de Jésus-Christ, que je vous ai souvent annoncée de sa part, que, d’abord qu’un cœur est vide de soi-même, Dieu le remplit ; c’est Dieu qui demeure et qui agit là dedans ; et c’est le désir de la confusion qui nous vide de nous-mêmes, c’est l’humilité, la sainte humilité ; et alors ce ne sera pas nous qui agirons, mais Dieu en nous, et tout ira bien.

O vous qui travaillez immédiatement à cette œuvre, vous qui devez posséder l’esprit de prêtrise et l’inspirer à ceux qui ne l’ont pas, vous à qui Dieu a confié ces âmes pour les disposer à recevoir cet esprit saint et sanctifiant, ne visez qu’à la gloire de Dieu, ayez la simplicité de cœur vers lui, et le respect vers ces messieurs. Sachez que c’est par là que vous profiterez ; tout le reste vous servira de peu. Il n’y a que l’humilité et la pure intention de plaire à Dieu qui aient fait réussir cette œuvre jusqu’à maintenant.

Je recommande aussi les cérémonies, et je prie la Compagnie d’éviter les fautes qu’on y peut faire. Les cérémonies ne sont à la vérité que l’ombre, mais c’est l’ombre des plus grandes choses, qui requièrent qu’on les fasse avec toute l’attention possible, et qu’on les montre avec un silence religieux et une grande modestie et gravité. Comment les feront ces messieurs, si nous ne les faisons pas bien nous-mêmes ? Qu’on chante posément, avec modération ; qu’on psalmodie avec un air de dévotion. Hélas ! que répondrons-nous à Dieu quand il nous fera rendre compte de ces choses, si elles sont mal faites ?

 

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142. — CONFÉRENCE DU 15 OCTOBRE 1655

SUR LA CONFORMITÉ A LA VOLONTÉ DE DIEU

Il y avait trois points : au premier, les raisons que nous avons de nous donner à Dieu, pour, toujours et en toutes choses, faire sa sainte volonté ; au deuxième, en quoi consistait cela, et les actes ; et au troisième point, les moyens de nous mettre en cette pratique de faire toujours et en toutes choses la volonté de Dieu.

M. Vincent ayant annoncé ainsi le sujet à la Compagnie, dit :

Je commencerai à parler le premier, et puis ensuite quelques autres de la Compagnie. Les raisons, Messieurs, que nous avons de nous donner à Dieu pour nous mettre en cette sainte pratique de faire la volonté de Dieu toujours et en toutes choses. La première se tire du Pater noster, que nous répétons tous les jours et que Notre-Seigneur nous a enseigné : Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra ; votre volonté soit faite en la terre comme elle se fait au ciel. Notre-Seigneur désirant de nous que, comme les anges et les bienheureux, qui sont là-haut au ciel, font incessamment sa sainte et adorable volonté, de même nous autres ici-bas sur la terre, il désire que nous la fassions semblablement et que nous la fassions avec le plus de perfection qu’il nous sera possible, etc.

La deuxième raison, c’est, Messieurs, que Notre-Seigneur nous en a donné l’exemple, lequel n’est venu ici-bas en terre pour autre chose, sinon pour faire la volonté de Dieu son Père, en accomplissant l’œuvre de notre rédemption ; et en cela consistaient ses délices, de faire la volonté de Dieu son Père, etc.

Entretien 142. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 33,

 

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En quoi consiste faire la volonté de Dieu ? Je vous dirai que nous devons considérer la volonté de Dieu, ou à l’égard des choses commandées ou défendues, ou de celles qui ne sont ni commandées ni défendues et qui sont indifférentes ou conseillées, ou de celles qui sont nécessaires.

A l’égard de la volonté de Dieu commandée, c’est celle qui nous est signifiée par sa loi, par ses commandements et par ceux de son Église, ou qui nous est défendue par ces mêmes commandements ; car il y a des préceptes qui commandent de faire une chose, et il y en a d’autres qui nous défendent d’en faire une autre ; et en l’un et en l’autre on fait la volonté de Dieu lorsque l’on fait ce qu’il ordonne, ou que l’on ne fait pas ce qu’il défend. De plus, Dieu veut, et c’est son bon plaisir, que l’on obéisse aux prélats de l’Église, aux rois, aux magistrats, soit qu’ils nous ordonnent ou défendent quelque chose, aux ordonnances du royaume où l’on est, à père, mère et parents et à ses supérieurs ; et faisant cela, l’on fait la volonté de Dieu.

Quant aux actions indifférentes qui ne sont ni commandées ni défendues, ou elles sont agréables ou désagréables, ou bien elles n’ont rien d’agréable ni de désagréable. Si agréables, comme manger, boire, et qui sont choses nécessaires, le bon plaisir de Dieu est que nous les fassions pour l’amour de lui et pource qu’il le veut ainsi, en se détachant du plaisir que la nature y ressent. Si elles ne sont nécessaires, le bon plaisir de Dieu est que nous nous en privions et mortifiions ; si elles sont désagréables et mortifiantes à la nature, que nous les embrassions. "Qui veut venir après moi, dit Notre-Seigneur (1), qu’il renonce à soi-même, porte sa

1. Matthieu 16, 24.

 

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croix et me suive." Si elles n’ont rien d’agréable ou de désagréable, comme est de se tenir debout, marcher par ce chemin ou par cet autre, la volonté de Dieu est que nous le fassions pour l’amour de lui. Saint Paul dit : Sive manducavis, sive bibitis, sive aliud quid facistis, omnia in gloriam Dei facite (2) ; soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quelqu’autre chose, faites-le tout à la plus grande gloire de Dieu. De sorte, Messieurs, que, si nous voulons, nous pouvons faire la volonté de Dieu toujours. Oh ! quel bonheur, quel bonheur, Messieurs, de faire toujours et en toutes choses la volonté de Dieu ! N’est-ce pas faire ce que le Fils de Dieu est venu faire sur la terre, comme nous avons déjà dit ? Le Fils de Dieu est venu pour évangéliser les pauvres ; et nous autres, Messieurs, ne sommes-nous pas envoyés pour le même sujet ? Oui, les missionnaires sont envoyés pour évangéliser les pauvres. Oh ! quel bonheur de faire sur la terre la même chose que Notre-Seigneur y a faite, qui est d’enseigner le chemin du ciel aux pauvres !

Les moyens de cela, c’est d’avoir bien soin de dresser son intention au commencement de chaque action que nous faisons, disant à Dieu : "Mon Dieu, c’est pour l’amour de vous que je m’en vas faire cela ; c’est pour l’amour de vous que je m’en vas quitter telle chose pour faire cette autre." Car, voyez-vous, Messieurs et mes frères, la bonne intention que nous formons au commencement de nos actions est comme la forme. Verbi gratia, tout de même que, pour le baptême, ce n’est pas assez d’ondoyer l’enfant, qui est seulement la matière, pour faire qu’il soit baptisé, mais il faut de plus les paroles et l’intention, qui sont la forme, autrement l’enfant ne serait point baptisé ; de même, la bonne

2. 1 Corinthiens 10, 34.

 

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intention que nous formons au commencement de nos actions, qui doit être de les faire pour l’amour de lui, les élève jusqu’au trône de la Majesté de Dieu et les rend méritoires de la vie éternelle. Demandons à Dieu qu’il nous fasse cette grâce de faire toujours et en toutes choses sa sainte et adorable volonté, et nous mettre dans cette pratique. Plaise à Dieu nous en faire la grâce !

 

143. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 17 OCTOBRE 1655

Il ne faut pas sacrifier les exercices de piété au travail. — La perfection consiste dans la conformité à la volonté de Dieu. — La pratique de cette conformité vaut mieux que la pratique de la présence de Dieu.

M. Vincent, parlant à la répétition d’oraison d’un frère coadjuteur, lequel, se jetant à genoux, demanda pardon à Dieu et à la Compagnie des sujets de scandale qu’il disait avoir donnés à la même Compagnie, a cause qu’il avait manqué d’assister aux exercices de la communauté, comme à l’oraison du matin, aux examens, etc., sous prétexte d’être pressé de travailler, il lui dit :

Mon frère, ne manquez plus dorénavant d’assister aux exercices de la communauté, et assurez-vous, mon frère, que vous n’y perdrez rien, et que Dieu suppléera au temps que vous avez employé pour le servir et que vous aurez été ici. Ne vous souvient-il pas d’avoir entendu ce qui se lit de saint Isidore, qui était un laboureur ? C’était un serviteur, qui labourait la terre, lequel, quand il était au champ, le matin, pour labourer la terre de son maître, quittait sa charrue et s’en allait entendre la sainte messe, lorsqu’il l’entendait sonner.

Entretien 143. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 34

 

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Et ce que Notre-Seigneur fit en faveur de son serviteur, ce fut que, son maître ayant crié après lui de ce qu’il abandonnait ainsi ses chevaux et sa charrue au champ et s’en allait entendre la messe, alors le bon saint Isidore lui dit : "Il est vrai, mon maître, mais je vous prie de prendre garde qu’au bout de l’an j’ai fait autant de besogne que les autres charretiers mes voisins ; j’ai autant de terre à labourer qu’eux, je donne autant de façons à vos terres qu’ils font aux leurs ; vous n’avez pas plus de chevaux qu’eux et, nonobstant cela, je fais autant d’ouvrage qu’eux." Et ce maître étant en peine comme, en effet, il pouvait faire si promptement tout cet ouvrage, Dieu lui fit connaître comme quoi il prenait soin de faire faire l’ouvrage de son serviteur pendant qu’il oyait la messe, et combien ce bon œuvre d’entendre la sainte messe tous les jours lui était agréable.

La perfection ne consiste pas dans des extases, mais à bien faire la volonté de Dieu. La perfection, qu’est-ce que c’est ? Il me semble que cela veut dire une chose à qui rien ne manque ; or, quel est l’homme qui a la perfection au point que rien ne lui manque, puisque nul homme n’est parfait et que le plus juste pèche sept fois le jour ? Nous pouvons nous figurer deux sortes de perfections : l’une plus parfaite et au dernier degré de perfection, et l’autre moins parfaite. Par exemple, nous disons, quand nous voyons un homme bien assorti de tous ses membres, qui a un beau visage, bien assorti de toutes ses parties : voilà un corps et un visage qui sont beaux, voilà un homme à qui rien ne manque, voilà un corps qui est parfait. D’un autre côté, nous en voyons d’autres à qui il manque beaucoup de tout cela, qui plus, qui moins, et qui n’approchent point, à beaucoup près, de la perfection du premier. Or, j’en dis de même de la perfection des hommes ici-bas sur la terre.

 

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Le Fils de Dieu fait homme avait la perfection première dont je viens de parler ; rien ne lui manquait ; il était très parfait en toutes choses. Par la seconde nous sont représentés les hommes, lesquels sont imparfaits en beaucoup de choses, n’y ayant jamais eu que le Fils de Dieu et la très sainte Vierge, sa mère, qui soient arrivés à ce premier degré de perfection dont je viens de parler.

On dit du religieux qu’il est en état de perfection, non qu’il soit parfait ; car il faut faire différence entré l’état de perfection et être parfait ; et, comme je viens de dire, bien que le religieux ait fait ce que dit Notre-Seigneur, c’est-à-dire ait vendu tous ses biens et les ait donnés aux pauvres, si vous voulez, il n’est pas parfait pour cela, bien qu’il soit en l’état de perfection.

Or, qui de tous les hommes sera le plus parfait ? Ce sera celui dont la volonté sera plus conforme à celle de Dieu, de sorte que la perfection consiste à unir tellement notre volonté à celle de Dieu, que la sienne et la nôtre ne soient, à proprement parler, qu’un même vouloir et non-vouloir ; et qui plus excellera en ce point, plus il sera parfait. Car, je vous prie, de grâce, Messieurs, que dit Notre-Seigneur à cet homme de l’Évangile auquel il voulait enseigner le moyen d’arriver à la perfection ? "Si vous voulez venir après moi, lui dit-il, renoncez à vous-même, portez votre croix et me suivez" (1)

Or, je vous demande, Messieurs, qui renonce plus à soi-même que celui qui ne fait jamais sa volonté, mais toujours celle de Dieu ? Et qui est-ce qui se mortifie davantage ? Et si, d’autre part, il est dit dans la Sainte Écriture que celui qui adhère à Dieu est fait un même esprit avec lui (2) je vous le demande, qui est celui qui

1. Matthieu 16 24.

2. 1 Corinthiens 6, 17.

 

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adhère plus à Dieu que celui qui ne fait jamais que la volonté du même Dieu, et jamais la sienne propre, qui ne veut et ne souhaite autre chose que ce que Dieu veut ou ne veut pas ? Je vous demande, Messieurs et mes frères, si vous en savez quelqu’un qui adhère plus à Dieu, et par conséquent qui soit plus uni à Dieu que celui-là.

Si donc il est ainsi, que personne ne renonce jamais plus à soi-même et ne suit si parfaitement Notre-Seigneur que celui qui conforme entièrement sa volonté à celle de Dieu, et n’adhère si parfaitement au même Dieu que celui qui ne saurait vouloir que ce qu’il veut ou ne veut pas, il faut conclure nécessairement que nul homme n’est si parfaitement uni à Dieu et ne fait un même esprit avec lui, que celui qui fait ce que je viens de dire. O Messieurs, ô mes frères, si nous considérions bien cela, que nous verrions un moyen d’acquérir en cette vie un grand trésor de grâces !

La pratique de la présence de Dieu est fort bonne, mais je trouve que se mettre dans la pratique de faire la volonté de Dieu en toutes ses actions l’est encore plus ; car celle-ci embrasse l’autre. D’ailleurs, celui qui se maintient en la pratique de la présence de Dieu peut quelquefois ne pas faire pour cela la volonté de Dieu. Et dites-moi, je vous prie, n’est-ce pas être en la présence de Dieu que faire la volonté de Dieu et avoir soin de dresser son intention pour cela au commencement de chaque action et de la renouveler dans le progrès ? Quel est celui qui se maintient davantage en la présence de Dieu que celui qui, depuis le matin jusqu’au soir, fait tout ce qu’il fait pour lui plaire et pour son amour ? N’est-ce pas là un exercice continuel de la présence de Dieu, que faire toujours sa sainte volonté ? Allons-nous à l’oraison, c’est faire la volonté de Dieu et obéir à la

 

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règle qui l’ordonne ; allons-nous aux examens, c’est faire la volonté de Dieu ; jusque-là même au dîner et au souper et au dormir dans le temps que la règle le veut, tout cela est faire la volonté de Dieu.

Et adressant la parole aux frères :

Oui, mes frères, vous pouvez être aussi agréables à Dieu en travaillant à votre office, soit à la cuisine, à la dépense, que nous autres prêtres en prêchant et catéchisant ; et vous faites ce que Notre-Seigneur a fait pendant trente ans, et nous autres, nous faisons ce qu’il a fait pendant trois. ans seulement. Plaise à Dieu nous faire la grâce de nous mettre en cette sainte pratique !

 

144. — EXTRAIT D’ENTRETIEN (1)

ÉLOGE DU ZÈLE DE JEAN LE VACHER

Je recommande aux prières de la Compagnie nos missionnaires qui sont en Barbarie, dont j’ai reçu des nouvelles : les unes nous donnent sujet de consolation, et les autres d’affliction ; celles de Tunis consolent et celles d’Alger affligent.

Notre M. Le Vacher avait été chassé par le dey au sujet qu’il disait qu’il empêchait, de son côté, qu’on n’apportât des toiles pour faire des voiles de navire à Tunis, et pour cela il l’avait renvoyé. En effet, il avait contribué à ce que de Marseille on n’apportât point de ces toiles, etc. ; et il empêchait les marchands chrétiens, parce qu’il y a excommunication du Pape à ceux qui transportent de ces toiles, armes ou autres choses qui

Entretien 144. — Vie manuscrite de Jean Le Vacher, p. 16.

1. cet entretien est postérieur au 14 mai 1655, jour où le jubilé fut publié à Rome, et antérieur au 9 mars 1656, jour où saint Vincent lut à Saint-Lazare la bulle du jubilé.

 

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peuvent servir contre les chrétiens. Mais enfin le consul lui a remontré que le roi de France trouverait mauvais qu’on eût chassé celui qu’il avait envoyé, et il l’a rappelé. Il y est retourné, et ces pauvres esclaves sont venus au devant, qui louaient Dieu, qui se jetaient sur lui pour l’embrasser, qui disaient, l’un : "J’ai jeûné pour cela" ; l’autre : "J’ai entendu tant de messes" ; et un autre : "J’ai fait tant de prières" Chacun avait fait quelque chose pour le rappeler. Les pauvres gens ne savaient que faire pour lui témoigner leur joie. Il est leur sauveur ; il est leur sauveur ; et s’il y a des anges que Dieu envoie en purgatoire pour consoler les âmes, de même, etc. Messieurs, qui dit missionnaire dit sauveur ; nous sommes appelés pour sauver les âmes ; voilà pourquoi nous sommes ici. Nous acquittons-nous de ce devoir ? Sauvons-nous les âmes ?

Retournons à Tunis, où notre M. Le Vacher fait l’office de sauveur. Il a publié le jubilé ; il n’a pas seulement le loisir de m’écrire ; c’est un autre qui m’a écrit ; c’est M. le consul. Telle est la presse que font ces pauvres captifs pour ce jubilé, qu’ils ont de delà et que nous n’avons pas encore. Grand sujet de consolation et de remercier Dieu !

 

145. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 20 FÉVRIER 1656

Décision de la Sorbonne contre Arnauld et ses partisans. — Remerciements dus à Dieu pour la grâce qu’il a faite à la compagnie de ne pas tomber dans le jansénisme.

A la répétition de l’oraison, M. Vincent dit, sur la fin d’icelle, que la faculté de Sorbonne avait donné son décret par lequel elle a censuré les opinions de

Entretien 145. - Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 35 V°.

 

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Jansénius touchant les points dont l’affaire avait été même portée au parlement par le sieur Arnauld et ses adhérents, et que ladite société de Sorbonne avait déclaré ledit sieur Arnauld indigne de la qualité de docteur, de laquelle il demeurera privé, et de tous les honneurs et privilèges qui lui étaient dus en cette qualité, faute d’être venu signer et se soumettre à ladite censure, et qu’il sera tenu pour hérétique, ainsi que tous ses adhérents qui ont soutenu son parti, jusqu’à ce qu’ils soient venus signer ladite censure ; que le décret porte encore que nul dorénavant ne sera reçu à soutenir pour se faire passer bachelier, qu’il n’ait signé ladite censure ; que nul docteur ne sera admis à professer la théologie, qu’il n’ait premièrement signé ladite censure.

Après que M. Vincent eut raconté ceci à la Compagnie, il la pria de rendre grâces à Dieu de tout cela, et particulièrement de ce qu’il avait fait la grâce à la même Compagnie de la Mission de ne s’être point trouvée enveloppée dans les erreurs de ces gens-là. O Messieurs, quelle protection de Dieu sur la petite Compagnie ! quelle grâce spéciale de voir qu’elle s’est trouvée dans la pureté de la doctrine de l’Église ! Bref, quelle grâce sa divine Majesté ne lui a-t-elle point faite de s’être purgée de tout ce qui était contraire à la pure vérité et à la doctrine de Notre-Seigneur et des saints ! Oh ! que d’actions de grâces nous avons à rendre à Dieu, la Compagnie en général et chacun de nous en particulier, de ce qu’il n’a pas permis que nous fussions tombés dans le malheur de tant de personnes, même des plus capables de ce temps, qui se sont laissées aller malheureusement à ces opinions nouvelles mauvaises ! Pour moi, j’ai toujours regardé et considéré pour des saints tous ceux que j’ai vus se maintenir dans la vérité de la doctrine et résister à ces

 

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malheureuses opinions, et je les regarde et considère comme tels.

146.- RÉPÉTITION D’ORAISON DU 27 FÉVRIER 1656

SUR L’HUMILITÉ

M. Vincent recommanda fort à la Compagnie de demander à Dieu les vertus propres à la même Compagnie, mais surtout l’humilité ; car, dit-il, qui a l’humilité, que ne fait-il point ? Être bien aise d’être méprisé en particulier, et même la Compagnie en général. Car, dites-moi, ne voyez-vous pas, par exemple, que celui qui agrée d’être méprisé en son particulier, et ne peut souffrir que la Compagnie en gros le soit en aucune façon, ains qu’elle soit hautement louée et estimée, ne voyez-vous pas, dis je, que cette personne-là se retrouve dans la même Compagnie et qu’elle reprend ce qu’elle avait donné ? De sorte, mes frères, que vous oyez donc qu’il faut non seulement que le missionnaire agrée les humiliations qui lui arrivent en particulier, mais aussi celles que Dieu permet qu’il arrive à la Compagnie en général, de laquelle il est membre.

Hélas ! y a-t-il personnes plus propres, ni qui soient plus conformes au dessein de Dieu que les personnes qui se sont vidées d’elles-mêmes et qui n’ont autre but que d’employer leurs vies pour la gloire de sa divine Majesté et le salut du prochain (1) !

Hier il vint encore une personne céans me parler et me dire que M. le maréchal de La Meilleraye s’accommodait avec ces messieurs de l’Assemblée des Indes qui

Entretien 146. - Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 36

1. En marge : Il dit ceci au sujet des missions éloignées et des ordinands aussi, ce me semble.

 

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sont en cette ville, et qu’ils faisaient état d’y envoyer tous les ans quelque vaisseau ; qu’ils avaient dessein d’aller s’établir en plusieurs et divers endroits de l’île de Madagascar ; que mondit sieur le maréchal de La Meilleraye leur avait fait savoir qu’ils eussent à s’assurer de moi pour y envoyer des prêtres et des frères. Par conséquent, ajouta-t-il… (2). Voilà encore l’Écosse, les Hébrides, où il faut du monde. On nous en a demandé encore de quelque autre endroit des Indes, mais nous ne pouvons pas tant en embrasser à la fois, n’ayant pas de monde assez pour tout cela ; nous tâcherons seulement pour le présent d’en fournir pour Madagascar, en attendant qu’il ait plu à Dieu nous envoyer des ouvriers.

Voilà, Messieurs et mes frères, un beau champ, comme vous voyez ; c’est pourquoi prions Notre-Seigneur qu’il ait agréable d’envoyer de bons sujets à la Compagnie.

 

147. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 12 MARS 1656

Reproches adressés à un séminariste qui avait désobéi à son directeur, à un prêtre irrégulier et curieux et à un autre prêtre qui vivait en marge de l’obéissance.

M. Vincent dit à un frère clerc séminariste (1), lequel, après avoir répété son oraison, se mit à genoux pour demander pardon à Dieu et pénitence d’une faute :

Mon frère, vous ne vous accusez point d’une faute bien considérable que vous avez faite cette semaine, qui est qu’ayant été demander permission à M. Delespiney,

2. La phrase est incomplète en cet endroit du manuscrit, ou le copiste a laisse en blanc la valeur d’une ligne et demie.

Entretien 147. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 36 V°.

1. Philippe-Ignace Boucher.

 

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votre directeur, d’aller entendre l’entretien qui se faisait à messieurs les ordinands, cela vous ayant été refusé, pource que ce n’est pas la coutume que, pendant que l’on est au séminaire, on aille entendre les exhortations qui se font aux ordinations, nonobstant cela vous n’avez pas laissé d’y aller. C’est de cette faute-là, mon frère, qu’il fallait vous accuser. Une désobéissance formelle à son directeur, et une désobéissance commise par une personne qui est ancienne de vingt et un ou vingt deux mois au séminaire. ! Hélas ! mon pauvre frère, si, pendant que vous êtes encore dans le berceau, vous faites cela, que doit-on attendre de vous, mon frère, lorsque vous en serez dehors ? Sur quoi pensez-vous que se doit fonder la Compagnie pour vous y recevoir au bout de deux ans, puisque voilà que vous manquez à ce qui est de plus précis et nécessaire à une personne qui veut vivre dans une communauté, qui est l’obéissance et la soumission ? Que fera-t-on de vous ? A quoi, je vous prie, serez-vous bon sinon à donner de la peine aux supérieurs ? Hélas ! qu’avez-vous fait depuis que vous êtes au séminaire ? A quoi avez-vous employé votre temps, puisque depuis vingt et un ou vingt-deux mois qu’il y a que vous y êtes, vous n’avez point encore pu gagner sur vous de vous soumettre ?

Il y a dans la Compagnie un certain (2) qui ne veut faire que ce qui lui plaît et ce qu’il a dans la fantaisie : à l’oraison, quand il lui plaît ; decà, delà ; cherchoter de côté et d’autre ; visiter et fouiller dans les chambres des autres ; feuilleter leurs papiers ; jusque-là même qu’il a été si mal avisé que d’avoir été, ces jours passés dans la chambre d’un conseiller, qui faisait sa retraite céans, fouiller parmi ses papiers dans sa chambre.

2. En marge : Un prêtre.

 

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Qu’est-ce que cela, Messieurs ? N’est-ce pas là être écervelé ?

Il y en a encore un autre de cette trempe-là dans la Compagnie, qui ne veut que ce qu’il veut. Aller en mission, si cela ne lui agrée, il n’y veut point aller. Enfin c’est pitié que de voir comme ils sont faits. Voilà, mon frère, le chemin que vous prenez, qui est d’être à scandale à toute la Compagnie. Que fera-t-on à ces gens-là, sinon de prier Dieu qu’il les touche et leur fasse connaître le désordre dans lequel ils sont ? Car il faut que Dieu fasse cela lui-même, puisque les avertissements n’y font rien. Or, mon frère, afin de réparer cette faute et que l’on puisse voir si l’on vous recevra ou non, vous demeurerez au séminaire six mois au delà du temps de vos deux ans, c’est-à-dire qu’au lieu de deux ans vous y serez deux ans et demi. Allez, mon frère, travaillez bien à vous mortifier et mettez-vous en peine de donner lieu à la Compagnie de vous recevoir à la fin de ce temps-là (3).

Il est à remarquer ici que, pendant que M. Vincent parla, il ne voulut donner congé à qui que ce soit, pas même à aucun prêtre de la Compagnie, de sortir du chœur de l’église, qu’il n’eût achevé de faire cet avertissement-là, nonobstant que plusieurs personnes, tant prêtres que frères, se fussent présentées à lui pour cela, à l’effet d’aller où leurs emplois ou offices des ordinands les appelaient ; ce qu’il n’avait point observé si exactement, à ce que j’ai remarqué, depuis longtemps, ce me semble ; en ayant usé de la sorte en cette occasion peut-être à cause qu’il s’agissait d’une désobéissance et de sujets de scandale.

3. En marge : Nota que ledit frère est sorti de la Compagnie bientôt après avoir été promu aux ordres sacrés, c’est à savoir en l’année 1660.

 

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Quelques jours auparavant, il dit à la Compagnie que tout autant de passions et inclinations mauvaises et déréglées qu’ont les hommes, ce sont autant de démons qui les tyrannisent.

 

148. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 16 MARS 1656

Il faut prendre ses repas au réfectoire — Ne pas rechercher ses aises. — Pauvreté de la famille de saint Vincent. - N’inviter aucun externe à dîner. — Bien nourrir les pensionnaires.

Après qu’un de nos frères coadjuteurs employé à la cuisine eut répété son oraison, M. Vincent parla et dit, entre autres choses, que la méditation que l’on venait de faire, qui était sur le mauvais riche, lui donnait aussi sujet de dire à la Compagnie qu’il avait appris que, depuis quelque temps, il s’était glissé un désordre auquel il était très important de remédier, à cause de la conséquence et du danger qu’il traîne après soi : c’était que, lorsque quelqu’un arrive des champs, on le mène à l’infirmerie ou dans une chambre, où on lui porte à dîner ou à souper, et qu’il y en avait même qui y avaient été ainsi traités jusqu’à deux ou trois jours de suite, que cela était un abus et pouvait causer beaucoup de mal, à cause qu’on y parle, on y rit, on presse de boire. L’un dira : "Buvez à ma santé." Ainsi f. ait l’autre. On y porte du vin sans mesure, et ainsi de là il peut arriver beaucoup de mal. On y caquette, on y cause. Bref c’est pitié. Or, je prie les officiers de tenir la main à ce que cela ne se fasse plus, et que, pour ceux. qui arriveront des champs, on les fasse souper au réfectoire, où on leur pourra donner quelque portion extraordinaire ; que s’ils sont venus de fort loin et à pied,

Entretien 148 — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 37 v°.

 

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et qu’ils soient fort harassés et las, et qu’ils aient besoin de changer de linge, pour être fort échauffés, à la bonne heure, on les pourra faire reposer et prendre leur repas, soit le dîner ou le souper, à l’infirmerie, ou en quelque chambre destinée pour cela ; mais, hors cela, je prie un chacun de la Compagnie d’aller au réfectoire, où il lui sera donné ce qui lui sera nécessaire.

M. Vincent dit ensuite qu’il craignait de plus que quelques-uns de la Compagnie fussent trop avides à désirer et vouloir avoir toutes leurs commodités à souhait et que rien ne manquât : bien vêtus, bien nourris, de bon pain, de bon vin et le reste ; que cet état est fort dangereux. Car, dites-moi, Messieurs, disait-il, quelle raison rend l’Évangile de la perdition de ce mauvais riche, sinon qu’il était bien habillé, faisait bonne chère et ne faisait pas l’aumône aux pauvres ? Voilà la raison que l’Évangile donne du sujet de sa damnation. Le pauvre Lazare était demandant l’aumône à sa porte, et il ne lui donnait rien, ne pensant qu’à faire bonne chère et à s’habiller somptueusement. Voilà l’état de ce pauvre misérable. Et nous autres, Messieurs et mes frères, qui avons à travailler dans la campagne au salut des pauvres gens des champs, que nous devons regarder et considérer comme. nos maîtres et seigneurs, et au service desquels la Compagnie est appelée, voulons néanmoins que rien ne nous manque et avoir tout à gogo, que répondrons-nous à Dieu ? Quelle excuse aurons-nous à alléguer ?

Je sais qu’il y en a parmi nous qui n’ont pas assez de soin de bien tremper leur vin, et c’est à quoi ils doivent faire attention. Quelques personnes, s’entretenant, ces jours passés, sur le sujet des communautés, disaient que le vice le plus ordinaire des communautés est celui de la gourmandise et délicatesse. Hélas ! misérable que

 

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je suis, qui ne manque de rien, quel compte ai-je à rendre à Dieu !

M. de Saint-Martin, qui a grande charité pour mes pauvres parents, m’écrivit, ces jours passés, que mes parents sont à l’aumône ; le seigneur de la paroisse me l’a fait savoir aussi ; et Monseigneur l’évêque de Dax, mon évêque, qui était ici hier, me disait encore "M. Vincent, vos pauvres parents sont bien mal ; si vous n’avez pitié d’eux, ils auront bien de la peine à vivre. Il y en a une partie qui sont morts pendant la guerre ; il en reste encore, qui sont à l’aumône." Cependant, disait M. Vincent, que faire à cela ? Je ne puis pas leur donner le bien de la maison, car il ne m’appartient pas ; si d’ailleurs je demande à la Compagnie qu’elle ait agréable de trouver bon qu’on leur donne pour les secourir, quel exemple lui laisserai-je ! "Quoi ! dira-t-on, M. Vincent a fait cela, pour quoi ne le ferons-nous pas aussi ? Il a assisté ses parents du bien de la maison." Voilà ce que l’on dirait avec raison, voila le scandale qui en arriverait. Joint à cela que la plupart de la Compagnie ont des parents qui sont pauvres et qui auraient sujet de demander aussi qu’on les assistât. Voilà, Messieurs, voilà, mes frères, l’état où sont mes pauvres parents : à l’aumône, à l’aumône ! Et moi même, si Dieu ne m’avait point fait la grâce d’être prêtre et d’être ici, j’y serais aussi.

Or, Messieurs, tout cela me donne sujet de dire et recommander à la Compagnie ce que déjà ci-devant je lui ai dit et recommandé : que personne, quel qu’il soit, n’ait à convier personne à dîner céans, soit parents, ou amis ; je dis : personne, quel qu’il soit. Bien plus, je défends que personne n’ait à aller demander permission

1. Les troubles de la Fronde.

 

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au supérieur pour cela, soit à M. Alméras (2) soit à M. Admirault (3), ou à moi ; et en cas que cela arrive et que quelqu’un de la Compagnie aille leur demander permission pour ce sujet, je les prie de leur en donner pénitence et de leur défendre à eux-mêmes d’entrer au réfectoire pour y prendre leur repas.

Et ne vous étonnez pas, Messieurs (s’adressant à la Compagnie), si je fais cette défense ; je le fais, parce que la chose le mérite et que cela irait plus loin que vous ne pensez. Si cela était toléré, notre réfectoire deviendrait un cabaret où tout chacun serait bien venu. Je n’ai point encore vu qu’aux Jésuites on invite ainsi toutes sortes de personnes, parents et amis, à dîner ; et si cela se fait quelquefois à l’égard de quelqu’une, il faut qu’elle soit de grande considération et pour quelque raison particulière, et que le Père recteur lui-même l’en prie. En Sorbonne, je n’ai jamais vu personne qui y ait dîné, a moins que ce ne fût quelque docteur ou bachelier. Si donc ces grandes et si célèbres Compagnies, lesquelles nous devancent, ont jugé à propos d’en user ainsi, pourquoi nous autres, qui les suivons, n’en userons-nous pas de même ?

Et adressant la parole aux frères, il leur dit :

Je ne dis pas pour cela, mes frères, que vous ne deviez assaisonner les choses du mieux qui vous sera possible ; au construire, vous le devez faire, considérant que le pain, le vin, les viandes et autres choses que vous apprêtez et assaisonnez, c’est pour sustenter et nourrir les serviteurs de Dieu ; et vous les devez regarder et considérer comme tels. Et ici un prêtre de la Compagnie ayant donné avis à

2. Assistant de la maison de Saint-Lazare.

3. Sous-assistant de la maison de Saint-Lazare.

 

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M. Vincent, à l’oreille, de dire quelque chose sur le sujet de la nourriture des pensionnaires de céans (comme il est croyable), mondit sieur Vincent parla en ces termes :

A propos des pensionnaires, mes frères, j’ai appris qu’on leur donne quelquefois des portions bien désagréables et bien mal accommodées, même de la viande ou du vin qui est resté du soir du jour précédent. Or, mes frères, cela est mal ; ce sont des gens dont les parents payent bonne pension ; n’est-il pas juste qu’on leur donne quelque chose qui soit accommodé comme il faut et qui soit bon ? Au nom de Dieu, mes frères, que cela ne se fasse plus, mais baillez-leur comme à nous, comme aux prêtres. Car, voyez-vous, mes frères, c’est une injustice que vous faites à ces pauvres gens-là, dont une partie sont de pauvres innocents, qui sont enfermés et qui ne vous voient point pour vous faire plainte de l’injustice que vous leur rendez. Oui, j’appelle cela une injustice. Si vous faisiez cela à une personne de la Compagnie, à moi ou à un autre, hélas ! nous pourrions vous demander que vous eussiez à nous faire justice et nous traiter comme les autres ; mais ces pauvres gens, qui ne sont point en état de vous la pouvoir demander, et, qui plus est, ne vous voient point pour le pouvoir faire, ne leur pas rendre de vous-mêmes, oh ! certes, cela est une grande faute ! Je vois souvent les parents, qui me demandent comment ils sont traités. Je leur dis qu’ils sont traités comme nous. Et cependant voilà qu’il se trouve que cela n’est pas, ains que vous faites le contraire ! Voyez-vous, mes frères, cela est matière de confession, et je prie les confesseurs d’avoir égard à

cela, et les officiers de tenir la main à ce qu’on donne à ces bonnes gens tout de même qu’aux prêtres.

Je dis plus, c’est encore une injustice que l’on commet à l’égard de ceux qui paient plus grosse pension,

 

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de ne pas leur donner quelque chose de plus qu’à ceux qui en paient moins. Je vous prie donc, mes frères, de faire attention à tout cela. Voyez-vous, j’aime mieux que vous me l’ôtiez à moi-même pour le leur donner, que de manquer à ce que je viens de vous recommander. Et pource que, au sujet des parents dont je viens ci-devant de parler, j’ai donné sujet moi-même de scandale à la Compagnie en souffrant qu’un mien pauvre parent soit venu céans prendre son repas pendant un espace de temps, j’ai pensé que j’en devais demander pardon à la Compagnie. Et en disant cela, M. Vincent s’est mis à genoux aux pieds de la même Compagnie pour cet effet et lui a demandé pardon.

 

149. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 19 MARS 1656

SUR LE JUBILE

M. Vincent fit lire, à la fin de l’oraison du matin, à l’église, la bulle du jubilé envoyée par notre Saint-Père le Pape Alexandre VII, avec le mandement de Mgr du Saussay, évêque nommé à l’évêché de Toul et official et grand vicaire de Mgr l’Éminentissime cardinal de Retz, archevêque de Paris, en suite duquel mandement étaient spécifiées les églises qu’il fallait visiter en cette ville et faubourgs de Paris à l’effet du jubilé.

Et pource que, dit ensuite M. Vincent, adressant la parole à la Compagnie, quelques-uns de ladite Compagnie pourront peut-être trouver quelque chose à redire, ou étrange de voir que, parmi tant d’églises

Entretien 149. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 39 V°

 

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auxquelles seront les stations, celle de Saint-Lazare n’est point nommée, j’ai pensé, Messieurs, vous dire, afin que vous ne trouviez point cela étrange, que M. l’official, de sa grâce, nous l’a envoyé offrir ; mais, en ayant conféré avec quelques anciens de la Compagnie, nous avons pensé que, comme la Compagnie ne doit prêcher ni confesser aux villes où il y a archevêché, évêché ou présidial, si ce n’est pendant la mission et à l’égard de messieurs les ordinands et de ceux qui font les retraites, et que la Compagnie est toute pour les pauvres gens de la campagne, nous avons pensé qu’il fallait mieux nous en excuser vers M. l’official ; et pour cet effet, M. Alméras l’est allé trouver, de la part de la Compagnie, pour le remercier de la grâce qu’il lui a faite et lui représenter les raisons que la même Compagnie avait de ne point accepter la station en notre église. Ces raisons, ce sont celles que je viens de vous dire. Ce qu’il a agréé. Et voilà, Messieurs, ce qui a fait que nous n’avons point céans de station. Nous remercierons Dieu de la grâce qu’il fait à tous les fidèles par le moyen du jubilé et tâcherons de nous bien disposer à le gagner.

 

150 — EXTRAIT D’ENTRETIEN DU [7 MAI 1656] (1)

PERSÉCUTION SUSCITÉE A JEAN LE VACHER PAR LE DEY DE TUNIS

Je vous ai ci-devant fait savoir (2) comme le roi de Tunis avait désiré que le consul lui fît venir de la cotonine de France (c’est une certaine toile fort grosse,

Entretien 150. — Abelly, op. cit. L. II, chap. 1, sect. VII, § 4, p. 109.

1. Voir notes 2 et 3.

2. Dans l’entretien 144.

 

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dont on fait des voiles de navires) ; de quoi il s’excusa, parce que non seulement les lois de ce royaume ne le permettent pas, mais qu’il est défendu par bulles expresse du Saint-Siège apostolique, sous peine d’excommunication, de porter aux Turcs aucune chose qui leur serve à faire la guerre aux chrétiens. Le dey, se voyant ainsi éconduit, s’adressa à un marchand de Marseille qui trafique en Barbarie, lequel s’engagea de lui en faire avoir, nonobstant les remontrances que lui fit le consul pour l’en détourner, lui représentant l’injure qu’il ferait à Dieu et aux chrétiens, le tort qu’il se ferait à lui-même, et le châtiment qu’il en pourrait recevoir si le roi de France était averti de ce mauvais trafic. Et comme ce marchand ne désista point pour cela de son dessein, le consul en dressa son procès-verbal et l’envoya ici ; et le roi a fait donner ordre à ses officiers des ports de Provence et de Languedoc de veiller soigneusement qu’on n’y charge aucune marchandise de contrebande pour la Barbarie ; ce qui sera venu sans doute à la connaissance du dey et l’aura encore davantage indigné contre le consul français et contre les missionnaires.

Et en effet, peu de temps après, il leur fit une avanie, c’est-à-dire une querelle d’Allemand, et ayant envoyé quérir M. Le Vacher, il lui dit : "Je veux que tu me payes deux cent soixante et quinze piastres, que me doit le chevalier de La Ferrière, car tu es d’une religion qui rend le bien et les maux communs, et pour cette raison je m’en veux prendre à toi." A quoi M. Le Vacher répondit que les chrétiens n’étaient pas obligés de payer les dettes les uns des autres, et qu’il ne devait et ne pouvait payer celles d’un chevalier de Malte et d’un capitaine de navire, comme est le sieur de La Ferrière ; qu’à peine avait-il moyen de vivre, qu’il était un marabout

 

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des chrétiens (c’est-à-dire un prêtre, selon leur façon de parler) venu exprès à Tunis pour l’assistance des pauvres esclaves. "Dis ce que tu voudras, répliqua le dey, je veux être payé." Et sur cela, usant de quelques violences, il le contraignit de lui payer cette somme.

Mais ce n’est là qu’un commencement ; car, si Dieu ne change l’humeur de ce dey, ils sont à la veille de souffrir d’autres oppressions bien plus grandes. Enfin ils peuvent dire maintenant qu’ils commencent d’être plus véritablement chrétiens, puisqu’ils commencent de souffrir en servant Jésus-Christ, ainsi que saint Ignace martyr le disait, quand on le menait au martyre. Et nous, mes frères, nous serons disciples de Jésus-Christ, quand il nous fera la grâce d’endurer quelque persécution ou quelque mal pour son nom "Les mondains se réjouiront", dit l’évangile de ce jour (3) ; oui, les gens du monde chercheront leurs plaisirs et éviteront tout ce qui contredit à la nature. Et Dieu veuille que moi, misérable, je ne fasse pas de même et que je ne sois du nombre de ceux qui cherchent les douceurs et les consolations en servant Jésus-Christ, au lieu d’aimer les tribulations et les croix ! Car, si cela est, je ne suis pas vraiment chrétien ; mais, pour le devenir, Dieu me réserve l’occasion de souffrir, et me l’enverra quand il lui plaira. C’est la disposition en laquelle nous devons nous mettre tous, si nous voulons être véritables serviteurs de Jésus-Christ.

3. Ces mots de l’Évangile de saint Jean XVI,20, se trouvent dans l’évangile du troisième dimanche après Pâques.

 

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CONFÉRENCE DU 9 JUIN 1656

SUR LES AVERTISSEMENTS

Parlant à la fin de la conférence, qui consistait en deux points : le premier, des raisons que la Compagnie avait de bien recevoir et faire bon usage des avertissements qui étaient donnés tant en général qu’en particulier ; au second point, des moyens de bien recevoir et faire bon usage de ces avertissements ; M. Vincent dit entre autres choses que cette pratique, en la Compagnie de la Mission, est un trésor pour la même Compagnie et qu’elle doit faire tout son possible pour le bien conserver, et demander à Dieu la grâce de ne l’en point priver ; que Dieu veut que le frère avertisse le frère lorsqu’il faillira, afin qu’il se corrige ; qu’il a commandé à un chacun d’avoir soin de son prochain. Hélas ! Messieurs et mes frères, dites-moi, je vous prie, une personne peut-elle avec raison trouver mauvais qu’on l’avertisse qu’elle a une tache au visage, que son habit est gâté ? Non sans doute, elle en sera bien aise. Ainsi pourquoi trouverons-nous mauvais qu’on nous avertisse de nos défauts ? Non certes ; au contraire, il en faut être bien aise, demander même à nos frères qu’ils nous fassent cette charité.

Oui, mais, dira quelqu’un, un tel dit que j’ai fait telle faute, et cependant cela n’est pas ; ou bien il a ajouté quelque chose qui n’est pas comme la chose s’est passée. — Je réponds à cela que la chose est ainsi ou non ; je veux dire qu’elle est vraie ou ne l’est pas. Si elle est vraie, nous n’avons pas sujet de trouver mauvais qu’on nous en avertisse ; au contraire, nous nous devons humilier et nous corriger. Si elle n’est pas vraie,

Entretien 151. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 40.

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eh bien ! voilà une occasion que la divine Providence nous présente pour souffrir et pratiquer un acte de vertu héroïque. Que si l’on exagère un peu trop et que l’on dise quelque circonstance qui ne soit pas arrivée, comme on l’a dit en l’avertissement, il faut de même souffrir cela patiemment. Le Fils de Dieu, qui était l’innocence même, dites-moi, mes frères, comment a-t-il souffert les avertissements et les fausses accusations qu’on lui a faits ? Vous le savez, je n’ai que faire de vous le dire. Et pourquoi donc serions-nous si chétifs et si misérables que de ne vouloir pas souffrir les avis qui nous sont donnés !

Il y a une personne dans la Compagnie 1 qui, étant accusée d’avoir volé son compagnon et ; ayant été publiée pour telle dans la maison, quoique la. chose ne fût pas vraie, ne voulut pourtant jamais s’en justifier, et pensa en elle-même, se voyant ainsi faussement accusée : "Te justifieras-tu ? Voilà une chose dont tu es accusée, qui n’est pas véritable. Oh ! non, dit-elle, en s’élevant à Dieu, il faut que je souffre cela patiemment" Et elle le fit ainsi. Qu’arriva-t-il ensuite ? Messieurs, voici ce qui arriva. Six mois après 2, celui qui avait volé étant à cent lieues d’ici, reconnut sa faute et en écrivit et demanda pardon. Voyez-vous, Dieu veut quelquefois éprouver des personnes, et pour cela il permet que semblables rencontres arrivent.

Mais je veux même que la chose dont un supérieur par exemple, avertit une personne. ne soit pas entièrement véritable. Il se peut que le supérieur qui fait cet avertissement sache bien cela aussi, mais qu’il veuille éprouver son inférieur et voir s’il sera propre à un tel

______________________________

1. Saint Vincent lui-même. (Cf. Abelly, op. cit. Livre I. chap.V, p. 21)

2. "Six ans", dit une autre fois M. Vincent, d’après Abelly, ibid., p.23.

Voici ce texte, qui semble un autre récit,

car les divergences sont plus que des remaniements de style :

On a trouvé la confirmation de ce fait dans le Recueil d'une Conférence faite à Saint-Lazare, dont le sujet estoit de bien faire les corrections & de les bien recevoir, où M. Vincent, entre les bons avis qu'il donna à l'Assemblée, toucha cet exemple, non comme d'une chose qui luy fût arrivée, mais comme parlant d'une tierce personne. Voicy les paroles qu'il dit sur ce sujet & qui sont très dignes de remarque :

Que si le défaut, dit-il, dont on nous avertit, n'est pas en nous, estimons que nous en avons beaucoup d'autres, pour lesquels nous devons aimer la confusion, & la recevoir sans nous justifier, & encore moins sans nous indigner, ny emporter contre celuy qui nous accuse. En suite de quoy il ajouta :

J'ai connu une personne qui, accusée par son compagnon de luy avoir pris quelque argent, luy dit doucement qu'il ne l'avoit pas pris; mais voyant que l'autre persévéroit à l'accuser, il se tourne de l'autre côté, s'élève à Dieu, et lui dit: Que feray-je ? mon Dieu, vous sçavez la vérité ! Et alors se confiant en luy, il se résolut de ne plus répondre à ces accusations, qui allèrent fort avant, jusqu'à tirer Monitoire du larcin & le lui faire signifier. Or, il arriva, & Dieu le permit, qu'au bout de six ans, celuy qui avoit perdu l'argent, estant à plus de six-vingts lieuës d'ici, trouva le larron qui l'avoit pris. Voyez le soin de la Providence pour ceux qui s'abandonnent à elle ! alors cet homme, reconnaissant le tort qu'il avoit eü de s'en prendre avec tant de chaleur & de calomnie contre son Amy innocent, luy écrivit une Lettre pour luy en demander pardon, luy disant qu'il en avoit un si grand déplaisir, qu'il estoit prest, pour expier sa faute, de venir au lieu où il estoit pour en recevoir l'absolution à genoux. Estimons donc, Messieurs & mes Frères, que nous sommes capables de tout le mal qui se fait, & laissons à Dieu le soin de manifester le secret des consciences, etc.

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emploi auquel il le destine. Le supérieur a le droit de faire cela. D’abord l’on n’est pas maître de soi et l’on ne peut pas empêcher ces premiers mouvements qui arrivent ; comme, quand on avertit certaines personnes de quelque chose, vous les voyez en même temps changer de visage. Qu’est-ce que cela, Messieurs ? Ce sont ces premiers mouvements de la nature qui s’élèvent et desquels l’homme n’est pas le maître. Et quand ils seraient des saints Paul, ils ne pourraient pas empêcher cela, pource que ce sont des effets de la nature pleine d’amour-propre, et auxquels même il n’y a pas de péché. Mais si, après que cela est passé, l’esprit vient à rentrer en soi-même, Eh ! dame ! c’est alors qu’il pèche, s’il ne réprime cela et ne se détermine au bien ; et c’est en cela que l’on voit la différence de la partie animale et de la chair misérable ; car, dites-moi, quelle différence y a-t-il entre une personne sans raison et une bête ? Il n’y en a point.

Or sus, misérable que je suis, j’ai bien sujet de me confondre devant Dieu, et d’autant plus qu’il n’y a péché qui se commette dans la maison, que je n’en sois coupable. Encore aujourd’hui j’ai été si misérable que de m’être laissé aller à quelque complaisance. Je la dirai incontinent… On vient de dire un bon mot : que c’est l’amour-propre qui empêche de recevoir les avertissements comme il faut. Oh ! que cela est véritable ! "Ôtez la propre volonté, dit saint Bernard, et il n’y aura plus d’enfer." Ôtez cet amour-propre qui ne peut souffrir la moindre chose et qui rend la personne si délicate qu’elle ne peut souffrir la moindre répréhension, qu’elle ne se laisse emporter. Donnons-nous à Dieu tout de bon pour souffrir tous les avertissements qui nous seront donnés.

Et M. Vincent voulant reprendre la suite de cette

 

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complaisance qu’il a dit ci-devant avoir eue, a dit ceci

Qu’est-ce que j’ai dit naguère que je dirai ? Vous en ressouvenez-vous, M. Alméras ? Ne vous en ressouvenez-vous point, Messieurs ? Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? Personne ne s’en ressouvient-il ?

Un frère, se levant, dit : Monsieur, c’est touchant quelque complaisance que vous dites avoir eue aujourd’hui.

— Ah ! vous avez raison ; voilà donc ce qui m’est arrivé. On a accoutumé de lire à l’assemblée des dames de la Charité qui se fait pour l’assistance des pauvres des frontières de Champagne et de Picardie, des lettres lui nous sont envoyées par notre frère Jean Parre, qui est employé à la distribution des aumônes que ces bonnes dames envoient toutes les semaines de delà. Aujourd’hui on a lu quelque lettre qui faisait mention du bien que Dieu fait par ce bon frère, et l’on y est venu à parler d’une compagnie de dames qui sont les plus considérables de la ville de Reims, que ce bon frère a assemblées pour prendre soin des pauvres et des enfants orphelins et nécessiteux de la ville et des environs ; et on a ajouté qu’il a fait ensuite la même chose à Saint-Quentin, où les dames ne sont pas encore en si grand nombre qu’à Reims. Or, Madame Talon, étant de retour ici de ces quartiers-là avec Monsieur son fils, qui a été rappelé à l’effet de continuer à exercer sa charge d’avocat général en la cour du parlement de Paris, est venu aujourd’hui à l’assemblée, et ayant vu qu’on parlait du bien qui se fait de delà par ce bon frère, elle a pris la parole et a commencé à raconter tout ce qu’elle a vu et entendu de delà, et le bien que ce bon frère y fait et la bénédiction que Dieu donne à ses conduites et entreprises, comme il y a établi ces assemblées de dames dont je viens de parler, pour l’assistance des pauvres, et l’assistance que reçoivent les

 

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mêmes pauvres orphelins, et comme il a pourvu l’assemblée des dames de Reims d’un bon prêtre, chanoine de Reims, qu’il a jugé le plus propre pour la diriger et en prendre soin, afin de l’encourager en ce saint exercice. Or, une de ces dames de l’assemblée d’ici, entendant raconter ceci aujourd’hui par Madame Talon, s’est exclamée et a dit : "Si les frères de la Mission ont tant de grâce pour faire le bien que l’on vient de raconter, que ne feront point les prêtres !" Voilà, Messieurs et mes frères ; et c’est, misérable que je suis, ce qui a causé en moi cette complaisance que je vous ai dite, à laquelle je me suis laissé aller, au lieu de renvoyer le tout à Dieu, de qui tout bien vient. Et s’adressant aux frères coadjuteurs, il dit : Mes frères, vous ne devez pas tirer gloire ni complaisance de ce que je viens de dire que fait notre frère ; car voyez-vous, le bon Dieu se sert de qui il lui plaît, d’un méchant homme aussi bien que d’un homme de bien, même jusqu’à faire des miracles, comme quelques-uns tiennent que fit Judas, lequel trahit Notre-Seigneur. Je vous dis ceci, mes frères, afin que vous preniez garde à être soigneux de renvoyer toujours à Dieu toute la gloire du bien que Notre-Seigneur fera pour la Compagnie en général, ou pour un chacun de vous et des sujets qui la composent en particulier. Dieu nous en fasse la grâce à tous, s’il lui plaît !

 

152. — ENTRETIEN DU 6 AOÛT [16561] (1)

SUR L’ESPRIT DE COMPASSION ET DE MISÉRICORDE

Quand nous allons voir les pauvres, nous devons entrer

Entretien 152. — Abelly, op. cit., L. III, chap. XI, sect. II, p. 121.

1. Le Recueil de diverses exhortations, qui donne la première partie de cette instruction, la date du 6 août ; la comparaison de cet entretien avec l’entretien 157 permet de fixer l’année.

 

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dans leurs sentiments pour souffrir avec eux, et nous mettre dans les dispositions de ce grand apôtre, qui disait : Omnibus omnia factus sum (2) je me suis fait tout à tous ; en sorte que ce ne soit point sur nous que tombe la plainte qu’a faite autrefois Notre-Seigneur par un prophète : Sustinui qui simul mecum constristaretur, et non fuit (3), j’ai attendu pour voir si quelqu’un ne compatirait point à mes souffrances, et il ne s’en est trouvé aucun. Et pour cela, il faut tâcher d’attendrir nos cœurs et de les rendre susceptibles des souffrances et des misères du prochain, et prier Dieu qu’il nous donne le véritable esprit de miséricorde, qui est le propre esprit de Dieu : car, comme dit l’Église, c’est le propre de Dieu de faire miséricorde et d’en donner l’esprit. Demandons donc à Dieu, mes frères, qu’il nous donne cet esprit de compassion et de miséricorde, qu’il nous en remplisse, qu’il nous le conserve, en sorte que qui verra un missionnaire puisse dire : "Voilà un homme plein de miséricorde." Pensons un peu combien nous avons besoin de miséricorde, nous qui devons l’exercer envers les autres et porter la miséricorde en toutes sortes de lieux et souffrir tout pour la miséricorde.

Heureux nos confrères qui sont en Pologne, qui ont tant souffert pendant ces dernières guerres et pendant la peste, et qui souffrent encore pour exercer la miséricorde corporelle et spirituelle, et pour soulager, assister et consoler les pauvres ! Heureux missionnaires, que ni les canons, ni le feu, ni les armes, ni la peste n’ont pu faire sortir de Varsovie, où la misère d’autrui les retenait ; qui ont persévéré, et qui persévèrent encore courageusement, au milieu de tant de périls et de tant

2. 1 Corinthiens 9, 22.

3. Psaume 68, 22.

 

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de souffrances, pour la miséricorde ! Oh ! qu’ils sont heureux d’employer si bien ce moment de temps de notre vie pour la miséricorde ! Oui, ce moment, car toute notre vie n’est qu’un moment, qui s’envole et qui disparaît aussitôt. Hélas ! soixante et seize ans de vie que j’ai passés ne me paraissent à présent qu’un songe et qu’un moment ; et il ne m’en reste plus rien, sinon le regret d’avoir si mal employé ce moment. Pensons quel déplaisir nous aurons à la mort, si nous ne nous servons de ce moment pour faire miséricorde.

Soyons donc miséricordieux, mes frères, et exerçons la miséricorde envers tous, en sorte que nous ne trouvions plus jamais un pauvre sans le consoler, si nous le pouvons, ni un homme ignorant sans lui apprendre en peu de mots les choses qu’il faut qu’il croie et qu’il fasse pour son salut. O Sauveur, ne permettez pas que nous abusions de notre vocation, et n’ôtez pas de cette Compagnie l’esprit de miséricorde ; car que serait-ce de nous, si vous en retiriez votre miséricorde ? Donnez-nous la donc, avec l’esprit de douceur et d’humilité

 

153. — AVIS A ANTOINE DURAND,

NOMMÉ SUPÉRIEUR DU SÉMINAIRE D’AGDE (1) [1656] (2)

O Monsieur, quel et combien grand pensez-vous que soit l’emploi du gouvernement des âmes auquel Dieu vous appelle ? Quel métier croyez-vous que soit celui des prêtres de la Mission, qui sont obligés de manier et de conduire des esprits dont Dieu seul connaît les mouvements ?

Entretien 153. — Abelly, op. cit., L. III, chap. XXIV, sect. III, p. 360 et suiv.

1. C’est par Collet (op. cit., t. II, p. 316) que nous connaissons le nom de celui à qui ces avis furent donnés.

2. Année de la nomination d’Antoine Durand comme supérieur.

 

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Ars artium, regimen animarum. Ç’a été l’emploi du Fils de Dieu sur la terre ; c’est pour cela qu’il est descendu du ciel, qu’il est né d’une Vierge, et qu’il a donné tous les moments de sa vie et enfin souffert une très douloureuse mort. C’est pourquoi vous devez concevoir une très grande estime de ce que vous allez faire.

Mais quel moyen de s’acquitter de cet emploi de conduire des âmes à Dieu, de s’opposer au torrent des vices d’un peuple, ou aux défauts d’un séminaire, d’inspirer les sentiments des vertus chrétiennes et ecclésiastiques dans ceux que la Providence vous confiera pour contribuer à leur salut ou à leur perfection ? Certainement, Monsieur, il n’y a rien d’humain en cela ; ce n’est pas ici l’œuvre d’un homme, c’est l’œuvre d’un Dieu. Grande opus. C’est la continuation des emplois de Jésus-Christ, et partant l’industrie humaine ne peut rien ici que tout gâter, si Dieu ne s’en mêle. Non, Monsieur, ni la philosophie, ni la théologie, ni les discours n’opèrent pas dans les âmes ; il faut que Jésus-Christ s’en mêle avec nous, ou nous avec lui ; que nous opérions en lui, et lui en nous ; que nous parlions comme lui et en son esprit, ainsi que lui-même était en son Père, et prêchait la doctrine qu’il lui avait enseignée ; c’est le langage de l’Écriture Sainte.

Il faut donc, Monsieur, vous vider de vous-même pour vous revêtir de Jésus-Christ. Vous saurez que les causes ordinaires produisent des effets de leur nature : un mouton fait un mouton, etc., et un homme un autre homme ; de même, si celui qui conduit les autres, qui les forme, qui leur parle, n’est animé que de l’esprit humain, ceux qui le verront, qui l’écouteront et qui s’étudieront à l’imiter deviendront tout humains : il ne leur inspirera, quoi qu’il dise et qu’il fasse,

 

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que l’apparence de la vertu, et non pas le fond ; il leur communiquera l’esprit dont lui-même sera animé, comme nous voyons que les maîtres impriment leurs maximes et leurs façons de faire dans l’esprit de leurs disciples.

Au contraire, si un supérieur est plein de Dieu, s’il est rempli des maximes de Notre-Seigneur, toute, ses paroles seront efficaces, et il sortira une vertu de lui qui édifiera, et toutes ses actions seront autant d’instructions salutaires qui opéreront le bien dans ceux qui en auront connaissance.

Pour en venir là, Monsieur, il faut que Notre-Seigneur lui-même imprime en vous sa marque et son caractère. Car, de même que nous voyons un sauvageon, sur lequel on a enté un franc, porter des fruits de la nature de ce même franc ; aussi nous, misérables créatures, quoique nous ne soyons que chair, que foin et qu’épines, toutefois, Notre-Seigneur imprimant en nous son caractère, et nous donnant, pour ainsi dire, la sève de son esprit et de sa grâce, et étant unis à lui comme les pampres de la vigne aux ceps, nous faisons le même qu’il a fait sur la terre, je veux dire que nous opérons des actions divines, et enfantons, comme saint Paul, tout plein de cet esprit, des enfants à Notre-Seigneur.

Une chose importante, à laquelle vous devez vous appliquer soigneusement, est d’avoir grande communication avec Notre-Seigneur dans l’oraison ; c’est là le réservoir où vous trouverez les instructions qui vous seront nécessaires pour vous acquitter de l’emploi que vous allez avoir. Quand vous aurez quelque doute, recourez à Dieu et dites-lui : "Seigneur, qui êtes le Père des lumières, enseignez-moi ce qu’il faut que je fasse en cette rencontre."

Je vous donne cet avis, non seulement pour les

 

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difficultés qui vous feront peine, mais aussi pour apprendre de Dieu immédiatement ce que vous aurez à enseigner, à l’imitation de Moïse, qui n’annonçait au peuple d’Israël que ce que Dieu lui avait inspiré : Haec dicit Dominus.

De plus, vous devez avoir recours à Dieu par l’oraison, pour conserver votre âme en sa crainte et en son amour ; car, hélas ! Monsieur, je suis obligé de vous dire, et vous le devez savoir, que l’on se perd souvent en contribuant au salut des autres. Tel fait bien en son particulier, qui s’oublie soi-même étant occupé au dehors. Saül fut trouvé digne d’être roi, parce qu’il vivait bien dans la maison de son père ; et cependant, après avoir été élevé sur le trône, il déchut misérablement de la grâce de Dieu. Saint Paul châtiait son corps, de crainte qu’après avoir prêché aux autres et leur avoir montré le chemin de salut, lui-même ne fût réprouvé.

Or, afin de ne pas tomber dans le malheur de Saül, ni de Judas, il faut vous attacher inséparablement à Notre-Seigneur, et lui dire souvent, élevant votre esprit et votre cœur vers lui : "O Seigneur, ne permettez pas qu’en voulant sauver les autres, je me perde malheureusement ; soyez vous-même mon pasteur, et ne me déniez pas les grâces que vous communiquez aux autres par mon entremise et par les fonctions de mon ministère."

Vous devez encore avoir recours à l’oraison pour demander à Notre-Seigneur les besoins de ceux dont vous aurez la conduite. Croyez assurément que vous ferez plus de fruit par ce moyen que par aucun autre. Jésus-Christ, qui doit être l’exemple de toutes vos conduites, ne s’est pas contenté d’employer ses prédications, ses travaux, ses jeûnes, son sang et sa mort même ; mais

 

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à tout cela il a ajouté l’oraison. Il n’en avait point de besoin pour lui ; ç’a donc été pour nous qu’il a tant de fois prié, et pour nous enseigner à faire le même, tant pour ce qui nous regarde, comme pour ce qui touche ceux dont nous devons être avec lui les sauveurs.

Une autre chose que je vous recommande, c’est l’humilité de Notre-Seigneur. Dites souvent : "Seigneur, qu’ai-je fait pour avoir un tel emploi ? Quelles sont mes œuvres qui correspondent à la charge que l’on me met sur les épaules ? Ah ! mon Dieu ! je gâterai tout, si vous-même ne conduisez toutes mes paroles et toutes mes œuvres." Envisageons toujours en nous tout ce qu’il y a d’humain et d’imparfait, et nous ne trouverons que trop de quoi nous humilier, non seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes et en la présence de ceux qui nous sont inférieurs.

Surtout, n’ayez point la passion de paraître supérieur, ni le maître. Je ne suis pas de l’avis d’une personne qui me disait, ces jours, passés, que, pour bien conduire et maintenir son autorité, il fallait faire voir que l’on était le supérieur. O mon Dieu ! Notre-Seigneur Jésus-Christ n’a point parlé ainsi ; il nous a enseigné tout le contraire de parole et d’exemple, nous disant que lui-même était venu, non pour être servi, mais pour servir les autres, et que celui qui veut être le maître doit être le serviteur de tous.

Entrez donc dans cette sainte maxime, vous comportant envers ceux avec qui vous allez demeurer quasi unus ex illis, leur disant d’abord que vous n’êtes pas venu pour les maîtriser, mais bien pour les servir ; faites cela au dedans et au dehors, et vous vous en trouverez bien.

De plus, nous devons toujours rapporter à Dieu le bien qui se fait par notre entremise, et, au contraire,

 

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nous attribuer tout le mal qui arrive dans la communauté. Oui, ressouvenez-vous que tous les désordres viennent principalement du supérieur, qui, par sa négligence ou par son mauvais exemple, introduit le dérèglement, de même que tous les membre, du corps languissent lorsque le chef est malsain.

L’humilité vous doit porter aussi à éviter toutes les complaisances, qui se glissent principalement dans les emplois qui ont quelque éclat. O Monsieur, que la vaine complaisance est un dangereux venin des bonnes œuvres ! C’est une peste qui corrompt les actions les plus saintes et qui fait bientôt oublier Dieu. Donnez-vous de garde, au nom de Dieu, de ce défaut, comme du plus dangereux que je sache à l’avancement en la vie spirituelle et à la perfection.

Pour cela, donnez-vous à Dieu, afin de parler dans l’esprit humble de Jésus-Christ, avouant que votre doctrine n’est pas vôtre, ni de vous, mais de l’Évangile. Imitez surtout la simplicité des paroles et des comparaisons que Notre-Seigneur fait dans l’Écriture Sainte, parlant au peuple. Hélas ! quelles merveilles ne pouvait-il pas enseigner au peuple ! Que de secrets n’eût-il pas pu découvrir de la Divinité et de ses admirables perfections, lui qui était la Sagesse éternelle de son Père Cependant, vous voyez comme il parle intelligiblement, et comment il se sert de comparaisons familières, d’un laboureur, d’un vigneron, d’un champ, d’une vigne, d’un grain de moutarde. Voilà comme il faut que vous parliez, si vous voulez vous faire entendre au peuple, à qui vous annoncerez la parole de Dieu.

Une autre chose à laquelle vous devez faire une attention toute particulière, c’est d’avoir une grande dépendance de la conduite du Fils de Dieu ; je veux dire que, quand il vous faudra agir, vous fassiez cette réflexion :

 

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"Cela est-il conforme aux maximes du Fils de Dieu ?" Si vous trouvez que cela soit, dites : "A la bonne heure, faisons." ; si au contraire, dites : "Je n’en ferai rien."

De plus, quand il sera question de faire quelque bonne œuvre, dites au Fils de Dieu : "Seigneur, si vous étiez en ma place, comment feriez-vous en cette occasion ? comment instruiriez-vous ce peuple ? comment consoleriez-vous ce malade d’esprit ou de corps ?"

Cette dépendance doit encore s’étendre à déférer beaucoup à ceux qui vous représentent Notre-Seigneur, et qui vous tiennent lieu de supérieurs ; croyez-moi, leur expérience, et la grâce que Jésus-Christ, par sa bonté, leur communique, à raison de leur charge, leur a appris beaucoup de choses pour la conduite. Je vous dis ceci pour vous porter à ne rien faire d’importance, ni rien entreprendre d’extraordinaire, sans nous en donner avis ; ou, si la chose pressait si fort, que vous n’eussiez pas le temps d’attendre notre résolution, adressez-vous au supérieur le plus proche, lui demandant : "Monsieur, que feriez-vous dans une telle occasion ?" Nous avons expérience que Dieu a béni la conduite de ceux qui en ont usé ainsi, où, au contraire, ceux qui ont fait autrement se sont engagés en des affaires qui ne les ont pas seulement mis en peine, mais même qui nous ont embarrassés.

Je vous prie aussi de faire attention à ne vous point vouloir signaler dans votre conduite. Je désire que vous n’affectiez rien de particulier, mais que vous suiviez toujours viam regiam, cette grande route, afin de marcher sûrement et sans répréhension. J’entends par là vous dire que vous vous conformiez en toutes choses aux règles et aux saintes coutumes de la congrégation. N’introduisez rien de nouveau, mais regardez les avis qui ont été dressés pour ceux qui ont la conduite des

 

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maisons de la Compagnie, et ne retranchez rien de ce qui se fait dans la même Compagnie.

Soyez non seulement fidèle à observer les règles, mais aussi exact à les faire observer ; car, faute de cela, tout irait mal. Et comme vous tiendrez la place de Notre-Seigneur, aussi faut-il que vous soyez, à son imitation, une lumière qui éclaire et qui échauffe. "Jésus-Christ, dit saint Paul, est la splendeur du Père" ; et saint Jean dit que c’est la lumière qui éclaire tout homme qui vient au monde.

Nous voyons que les causes supérieures influent dans les inférieures : par exemple, les anges qui sont dans une hiérarchie supérieure éclairent, illuminent et perfectionnent les intelligences d’une hiérarchie inférieure ; de même, le supérieur, le pasteur et le directeur doit purger, illuminer et unir à Dieu les âmes qui lui sont commises de la part de Dieu même.

Et comme les cieux envoient leurs bénignes influences sur la terre, il faut que ceux qui sont au-dessus des autres répandent en eux l’esprit principal, qui les doit animer ; pour cela, vous devez être tout plein de grâce, de lumière et de bonnes œuvres, comme nous voyons que le soleil communique de la plénitude de sa clarté aux autres astres.

Enfin il faut que vous soyez comme le sel : Vos estis sal terrae (3) empêchant que la corruption ne se glisse dans le troupeau dont vous serez le pasteur.

Après que M. Vincent m’eut dit tout ce que dessus, avec un zèle et une charité que je ne puis expliquer, il survint un frère de la Compagnie, lequel lui parla de quelque affaire temporelle qui regardait la maison de Saint-Lazare ; et lorsque ce frère fut sorti, il prit de là occasion de me donner les avis suivants :

3. Matthieu 5, 13.

 

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Vous voyez, Monsieur, comme des choses de Dieu, dont nous parlions à présent, il me faut passer aux affaires temporelles ; de là vous devez connaître qu’il appartient au supérieur de pourvoir non seulement aux choses spirituelles, mais qu’il doit aussi étendre ses soins aux choses temporelles ; car, comme ceux qu’il a à conduire sont composés de corps et d’âme, il faut aussi qu’il pourvoie aux besoins de l’un et de l’autre, et cela à l’exemple de Dieu, qui, étant occupé de toute éternité à engendrer son Fils, et le Père et le Fils à produire le Saint-Esprit, outre, dis-je, ces divines opérations ad intra, il a créé le monde ad extra et s’occupe continuellement à le conserver avec toutes ses dépendances, et produit, toutes les années, de nouveaux grains sur la terre, de nouveaux fruits sur les arbres, etc. Et le même soin de son adorable Providence s’étend jusque-là, qu’une feuille d’arbre ne tombe point sans son ordre ; il compte tous les cheveux de notre tête, et nourrit jusqu’au plus petit vermisseau, et jusqu’à un ciron. Cette considération me semble bien puissante pour vous faire comprendre que l’on ne doit pas seulement s’appliquer à ce qui est relevé, comme sont les fonctions qui regardent les choses spirituelles, mais qu’il faut encore qu’un supérieur, qui représente en quelque façon l’étendue de la puissance de Dieu, s’applique à avoir le soin des moindres choses temporelles, n’estimant point que ce soin soit une chose indigne de lui. Donnez-vous donc à Dieu pour procurer le bien temporel de la maison où vous allez.

Le Fils de Dieu, dans le commencement qu’il envoya ses apôtres, leur recommanda de ne point porter d’argent ; mais ensuite, comme le nombre de ses disciples s’accrut, il voulut qu’il y en eût un de la troupe qui loculos haberet, et qui eût soin non seulement de nourrir

 

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les pauvres, mais même qui pourvût aux nécessités de sa famille. Bien plus, il souffrit que des femmes allassent à sa suite pour la même fin, quoe ministrabant ei (4) ; et s’il ordonne dans l’Évangile de ne se point mettre en peine du lendemain, cela se doit entendre de ne point avoir trop d’empressement ni de sollicitude pour les biens de la terre, et non pas absolument de négliger les moyens de la vie et du vêtement ; autrement, il ne faudrait point semer.

Je finis là-dessus ; en voilà assez pour aujourd’hui. Je répète derechef que ce que vous allez faire est une œuvre bien grande, grande opus. Je prie Notre-Seigneur qu’il donne sa bénédiction à votre conduite, et priez-le, de votre part, avec moi qu’il me pardonne toutes les fautes que j’ai commises moi-même dans l’emploi où je suis.

 

154. — ENTRETIEN DE SEPTEMBRE 1656

Nouvelles de Pologne. — Desseins de Dieu sur la diffusion de l’Église.

Nous nous humilierons beaucoup devant Dieu de ce qu’il a voulu, si les bruits qui courent sont véritables, suspendre encore l’attente du bien que nous lui avons si souvent et si instamment demandé ; car nos péchés sans doute en sont la cause. C’est un bruit, qui n’est pas certain, ni encore con- firmé, que non seulement les troubles de la Pologne ne sont pas encore pacifiés, mais que le roi, qui avait une armée de près de cent mille homme" ayant donné une bataille, l’avait perdue (1).

4. Luc 8 3.

Entretien 154. - Abelly, op. cit. L. II, chap. I, sect. X, p.196 et suiv.

1. Le bruit était fondé. L’armée de Charles-Gustave avait pris Varsovie le 1er août après trois de combat.

 

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Une personne de qualité de la cour de Pologne m’avait écrit que la reine s’en allait trouver le roi et qu’elle n’était qu’à deux journées de l’armée. Sa lettre est du 28 juillet, et le bruit court que la bataille s’est donnée le 30. Si cela était, la personne de la reine ne serait pas en assurance.

O Messieurs, ô mes frères, que nous devons bien nous confondre de ce que nos péchés ont détourné Dieu de nous accorder l’effet de nos prières ! Affligeons-nous pour ce grand et vaste royaume, qui est si fortement attaqué, et qui s’en va perdu, si la nouvelle est véritable. Mais affligeons-nous pour l’Église, qui va être perdue en ce pays-là, si le roi vient à succomber ; car la religion ne s’y peut maintenir que par la conservation du roi, et l’Église va tomber entre les mains de ses ennemis en ce royaume. Le Moscovite en tient déjà plus de cent ou six-vingts lieues d’étendue, et voilà le reste en danger d’être envahi par les Suédois.

Oh ! que cela me donne grand sujet de craindre l’événement de ce que voulait signifier le Pape Clément VIII, qui était un saint homme, estimé non seulement des catholiques, mais même des hérétiques, un homme de Dieu et de paix, à qui ses propres ennemis donnaient des louanges ; et pour moi, j’ai ouï des luthériens qui louaient et estimaient sa vertu. Ce saint Pape donc ayant reçu deux ambassadeurs de la part de quelques princes d’Orient, où la foi commençait à se répandre, en voulant en rendre grâces à Dieu en leur présence, il offrit à leur intention le saint sacrifice de la messe. Comme il fut à l’autel et dans son Memento, voilà qu’ils le virent pleurer, gémir et sangloter ; ce qui les étonna grandement. De sorte qu’après que la messe fut achevée, ils prirent la liberté de lui demander quel sujet l’avait excité aux larmes et aux gémissements dans

 

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une action qui ne lui devait causer que de la consolation et de la joie. Et il leur dit tout simplement qu’il était vrai qu’il avait commencé la messe avec grande satisfaction et contentement, voyant le progrès de la religion catholique ; mais que ce contentement s’était tout à coup changé en tristesse et amertume, dans la vue des déchets et des pertes qui arrivaient tous les jours à l’Église de la part des hérétiques ; en sorte qu’il y avait sujet de craindre que Dieu ne la voulût transporter ailleurs.

Nous devons, Messieurs et mes frères, entrer dans ces sentiments et appréhender que le royaume de Dieu ne nous soit ôté. C’est un malheur déplorable que celui que nous voyons devant nos yeux : six royaumes ôtés de l’Église, à savoir la Suède, le Danemark, la Norvège, l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande ; et, outre cela, la Hollande et une grande partie des Allemagnes et plusieurs de ces grandes villes hanséatiques. O Sauveur ! quelle perte ! Et après cela nous sommes encore à la veille de voir le grand royaume de Pologne perdu, si Dieu, par sa miséricorde, ne l’en préserve.

Il est bien vrai que le Fils de Dieu a promis qu’il serait dans son Église jusqu’à la fin des siècles ; mais il n’a pas promis que cette Église serait en France, ou en Espagne, etc. Il a bien dit qu’il n’abandonnerait point son Église et qu’elle demeurerait jusqu’à la consommation du monde, en quelque endroit que ce soit, mais non pas déterminément ici ou ailleurs. Et s’il y avait un pays à qui il dût la laisser, il semble qu’il n’y en avait point qui dût être préféré à la Terre Sainte, où il est né et où il a commencé son Église et opéré tant et tant de merveilles. Cependant c’est à cette terre, pour laquelle il a tant fait et où il s’est complu, qu’il a ôté premièrement son Église, pour la donner aux Gentils.

XI. - 23

 

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Autrefois, aux enfants de cette même terre, il ôta encore son arche, permettant qu’elle fût prise par leurs ennemis les Philistins, aimant mieux être fait, pour ainsi dire, prisonnier avec son arche, oui, lui-même prisonnier de ses ennemis, que de demeurer parmi des amis qui ne cessaient de l’offenser. Voilà comment Dieu s’est comporté et se comporte tous les jours envers ceux qui, lui étant redevables de tant de grâces, le provoquent par toutes sortes d’offenses, comme nous faisons, misérables que nous sommes. Et malheur, malheur à ce peuple à qui Dieu dit : "Je ne veux plus de vous, ni de vos sacrifices et offrandes ; vos dévotions, ni vos jeûnes ne me sauraient plaire, je n’en ai que faire. Vous avez tout souillé par vos péchés ; je vous abandonne ; allez, vous n’aurez plus de part avec moi !" Ah ! Messieurs, quel malheur !

Mais, ô Sauveur ! quelle grâce d’être du nombre de ceux dont Dieu se sert pour transférer ses bénédictions et son Église ! Voyons-le par la comparaison d’un seigneur infortuné qui se voit contraint par la nécessité, par la guerre, par la peste, par l’embrasement de ses maisons, ou par la disgrâce d’un prince, de s’en aller et s’enfuir, et qui, dans ce débris de toutes ses fortunes, voit des personnes qui le viennent assister, qui s’offrent à le servir et à transporter tout ce qu’il a. Quel contentement et quelle consolation à ce gentilhomme dans sa disgrâce ! Ah ! Messieurs et mes frères, quelle joie aura Dieu, si, dans le débris de son Église, dans ces bouleversements qu’ont faits les hérésies, dans les embrasements que la concupiscence met de tous côtés, si, dans cette ruine, il se trouve quelques personnes qui s’offrent à lui pour transporter ailleurs, s’il faut ainsi parler, les restes de son Église, et d’autres pour défendre et pour garder ici ce peu qui reste ! O Sauveur,

 

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quelle joie recevez-vous de voir de tels serviteurs et une telle ferveur pour tenir bon et pour défendre ce qui vous reste ici, pendant que les autres vont pour vous acquérir de nouvelles terres ! O Messieurs, quel sujet de joie ! Vous voyez que les conquérants laissent une partie de leurs troupes pour garder ce qu’ils possèdent, et envoient l’autre pour acquérir de nouvelles places et étendre leur empire. C’est ainsi que nous devons faire : maintenir ici courageusement les possessions de l’Église et les intérêts de Jésus-Christ, et avec cela travailler sans cesse à lui faire de nouvelles conquêtes et à le faire reconnaître par les peuples les plus éloignes.

Un auteur d’hérésie (2) me disait un jour : "Dieu est enfin lasse des péchés de toutes ces contrées, il est en colère, et il veut résolument nous ôter la foi, de laquelle on s’est rendu indigne ; et ne serait-ce pas, ajoutait-il, une témérité de s’opposer aux desseins de Dieu, et de vouloir défendre l’Église, laquelle il a résolu de perdre ? Pour moi, disait-il encore, je veux travailler à ce dessein de détruire." Hélas ! Messieurs, peut être disait-il vrai, avançant que Dieu voulait pour nos péchés nous ôter l’Église. Mais cet auteur d’hérésie mentait en ce qu’il disait que c’était une témérité de s’opposer à Dieu en cela et de s’employer pour conserver son Église et la défendre ; car Dieu le demande et il le faut faire : il n’y a point de témérité de jeûner de s’affliger, de prier pour apaiser sa colère, et de combattre jusqu’à la fin pour soutenir et défendre l’Église en tous les lieux où elle se trouve Que si jusqu’à présent nos efforts semblent avoir été inutiles cause de nos péchés, au moins par l’effet qui en paraît, il ne faut pas désister pour cela ; mais, en nous humiliant

2. L’abbé de Saint-Cyran.

 

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profondément, continuer nos jeûnes, nos communions et nos oraisons avec tous les bons serviteurs de Dieu qui prient incessamment pour le même sujet. Et nous devons espérer qu’enfin Dieu, par sa grande miséricorde, se laissera fléchir et nous exaucera. Humilions-nous donc autant que nous pourrons, en vue de nos péchés ; mais ayons confiance et grande confiance en Dieu, qui veut que nous continuions de plus en plus à le prier pour ce pauvre royaume de Pologne si désolé, et que nous reconnaissions que tout dépend de lui et de sa grâce.

 

155. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 18 OCTOBRE 1656

Il faut toujours, en commençant son oraison, voir à quoi tend le sujet proposé — Saint Vincent fait l’application de ce principe à l’oraison du jour. — Nouvelles des missionnaires de Pologne. — Besoins de la Mission de Madagascar. — Ne pas employer l’expression Nos Messieurs.

M. Vincent, après avoir entendu quatre personnes de la Compagnie, auxquelles il avait fait répéter leur oraison, qu’ils avaient faire sur l’évangile de ce même jour, a dit qu’il avait remarqué que, dans l’oraison, la Compagnie ne faisait point assez d’attention à la fin de chaque méditation, étant certain que chaque méditation a sa fin principale, laquelle nous nous devons toujours représenter lorsque nous allons commencer l’oraison, et nous dire en nous-mêmes : "Or sus, à quelle fin tend cette méditation ? Pour quelle fin ce sujet-là nous est-il proposé ? etc." Car il faut toujours regarder, en la méditation, aussi bien qu’en toute autre chose, la fin de la chose qui est proposée, c’est-à-dire la gloire qui en revient à Dieu, ou le bien et l’utilité qui en reviendra au prochain.

Entretien 155. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 42.

 

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Par exemple, le sujet de la méditation d’aujourd’hui nous propose l’élection et mission des disciples, et comme Notre-Seigneur recommande que l’on prie le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers, et recommande à ces mêmes disciples de ne porter ni sac, ni bourse, ni souliers. Or, il fallait considérer ce qui pouvait avoir donné sujet à Notre-Seigneur d’ordonner cela à ses disciples, ce qu’il prétendait par là, quelle était l’utilité que Notre-Seigneur vît qui en pouvait revenir à sa gloire, au bien de son Église et de ses disciples, et, au contraire, le mal qu’il prévoyait qui arriverait, cela n’étant point de la sorte. La fin de cette méditation est donc de nous exciter à prier Dieu qu’il envoie de bons ouvriers en sa vigne, de bons prêtres, de bons missionnaires qui soient bien détachés d’eux-mêmes et des biens de la terre, de l’argent, des commodités, et puis voir si l’on est en cet état que Notre-Seigneur demande des ouvriers évangéliques. Quelques’uns de ceux qui viennent de répéter en ont touché quelque mot ; quelques-uns des autres ne l’ont pas fait. Et surtout il faut peu raisonner, mais beaucoup prier, beaucoup, beaucoup. Il fallait, après avoir considéré ce que je viens de dire, s’élever à Dieu et lui dire : "Seigneur, envoyez de bons ouvriers à votre Église, mais qu’ils soient bon ; envoyez de bons missionnaires, tels qu’il faut qu’ils soient, pour bien travailler à votre vigne, des personnes, ô mon Dieu, qui soient bien détachées d’elles-mêmes, de leurs propres commodités et des biens de la terre, qui soient plutôt en plus petit nombre, pourvu qu’elles soient bonnes. Seigneur, accordez cette grâce à votre Église. Mettez en moi, Seigneur, toutes les conditions que vous désirez en vos disciples, comme celle de n’avoir aucune attache aux biens de la terre. Et ainsi du reste.

 

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Par la grâce de Dieu, la Compagnie est en cette pratique de ne point porter d’argent, n’y en ayant qu’un, qui est destiné pour cela, qui garde l’argent et qui a soin de payer tout ce qu’il faut pour toute la Compagnie, et pour pourvoir à toutes les nécessités et aux besoins d’un chacun de la même Compagnie, soit pour le vêtir, la nourriture, ou autrement. Aussi avons-nous fait vœu de pauvreté, lequel nous oblige à laisser notre revenu à la disposition de la Compagnie, ou à nos parents, s’ils sont pauvres, ou d’en disposer et le donner à qui nous jugerons à propos, si nous n’avons point de parents en nécessité. Et de cette sorte, vous voyez que la Compagnie se trouve, par la grâce de Dieu, au second état dans lequel Notre-Seigneur voulut que fussent ses apôtres, l’un et l’autre état étant aussi parfaits en Notre-Seigneur ; je veux dire l’état dans lequel il voulut que ses disciples fussent, qui est de n’avoir ni sac, ni argent, etc. ; et l’autre, qui fut qu’ils eussent de quoi subvenir à leur vivre et nourriture ; car Notre-Seigneur lui même et les apôtres avaient des personnes, des diacres, de bonnes et charitables femmes qui les suivaient et qui leur fournissaient ce qu’il fallait pour leur nourriture et subsistance, et il permit à ces mêmes apôtres et disciples d’avoir de quoi subsister. Or, Dieu, qui a inspiré, par exemple, les Pères capucins d’embrasser ce premier état dont il est parlé en cette méditation, a inspiré à d’autres religieux et communautés ce second état, qui est celui auquel il a plu à Dieu que soit la Compagnie.

Pourquoi pensez-vous, Messieurs, que Notre-Seigneur ait voulu que ses disciples soient allés deux à deux ? C’est que, comme il a recommandé à un chacun d’exercer la charité envers son prochain et que ce prochain suppose une seconde personne, c’est pourquoi il les a

 

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envoyés deux à deux, afin que l’un et l’autre exerçassent continuellement la charité l’un envers l’autre, et que, si l’un d’eux tombait, il eût quelqu’un qui le relevât, ou l’encourageât dans ses travaux, s’il se trouvait las et harassé. O Messieurs et mes frères, que la conduite du Fils de Dieu est admirable !

J’ai reçu nouvelles de Pologne. M. Ozenne m’écrit l’état dans lequel sont Messieurs Desdames et Duperroy et ce qui s’est passé à Varsovie. Je vous avais recommandé plusieurs fois de prier Dieu pour eux, parce que, quelque bruit était venu en cette ville qu’ils avaient été tués lors du retour des Suédois dans Varsovie, en suite de la bataille qu’ils ont gagnée contre les Polonais ; mais, comme cela n’était pas bien assure, c’est pourquoi je ne vous en avais point parlé. Or, M. Ozenne m’écrit que, par la grâce de Dieu, ils se portent bien, mais qu’ils ont tout perdu, car, en suite de la victoire obtenue par les Suédois, il y a environ deux mois, les mêmes Suédois qui avaient été chassés de cette même ville par le roi de Pologne, y sont retournés et ont tout pillé et puis s’en sont allés au presbytère de Sainte-Croix, qui est la demeure des missionnaires. Là ils ont tout pris, et emporté ce qu’ils ont trouvé, et n’ont laissé quoi que ce soit à Messieurs Desdames et Duperroy. Le principal est que Notre-Seigneur leur a conservé la vie.

Je prie la Compagnie, avec toutes les tendresses qui me sont possibles, de remercier Dieu de ce qu’il a eu agréable de conserver ces siens serviteurs à la Compagnie, qui sont deux personnes desquelles je puis dire que jamais nous n’avons trouvé aucune chose à redire en elles, dont je me souvienne. Et en même temps offrons-nous à Notre-Seigneur pour souffrir toutes les afflictions qui se présenteront. Demandons-lui bien cette grâce, mes frères, non seulement pour chacun de nous

 

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en particulier, mais aussi pour toute la Compagnie en général. La reine leur a mandé de s’en venir auprès d’elle, et Sa Majesté commençait déjà à leur faire provision de linge et autres habits nécessaires pour leur usage. Nous avons besoin de semblables ouvriers.

Je vous disais dernièrement que M. le maréchal de La Meilleraye m’avait écrit ou fait écrire, sur ce que je ne lui envoyais qu’un prêtre, que des douze mille âmes attendaient à Madagascar leur conversion à notre sainte religion. "Eh quoi ! disait-il, M. Vincent veut-il abandonner ainsi des douze mille âmes qui n’attendent que des prêtres pour se convertir ?"

A propos, j’avertis nos frères coadjuteurs et nos frères clercs de ce que j’ai déjà dit aux prêtres, de ne point dire "nos messieurs", mais bien "les prêtres", lorsque l’on voudra parler de quelques-uns de la Compagnie.

 

156. — CONFÉRENCE DU 27 OCTOBRE 1656

SUR LES SORTIES EN VILLE

La conférence contenait les raisons que la Compagnie avait de se bien comporter en allant en ville ; au deuxième point, quelles fautes l’on y peut faire ; et au troisième point, les remèdes à ces fautes.

M. Vincent recommanda fort à la Compagnie de se comporter avec la plus grande modestie que l’on pourrait, afin de ne scandaliser personne ; de ne point porter son manteau d’une façon facétieuse et qui passe la modestie ecclésiastique. Il dit que ces messieurs de la Conférence des mardis avaient fait une conférence sur ce sujet et qu’il n’avait pas ouï dire, depuis, que quelqu’un eut manqué à porter son manteau autrement que

Entretien 156. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 43 V°.

 

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dans la bienséance et la modestie de vrais ecclésiastiques ; que l’on ne doit point choisir son compagnon, ni demander celui-ci ou celui-là, mais se contenter de celui que le supérieur donnera ; et que, pour cet effet, il renouvelait le bon propos qu’il avait fait, de ne jamais accorder à un de la Compagnie qui devra aller en ville la personne qu’il lui demandera pour compagnon.

Et s’adressant a Messieurs Alméras et Admirault, officiers, il leur dit ces paroles :

Et vous, Messieurs, je vous prie de ne jamais accorder à ceux qui iront en ville, les personnes qu’ils vous demanderont pour compagnons ; car, voyez-vous, Messieurs, cela est de bien grande conséquence, pource que cela ne se fait jamais que pour quelque dessein. Et de fait nous en avons vu des exemples en des personnes qui ne sont plus maintenant dans la Compagnie, et ce qui s’en est ensuivi. Je me souviens entre autres d’un qui demandait toujours d’avoir pour compagnon tel autre ; et cela, pourquoi ? C’était pour aller au cabaret. Aussi ces gens-là ne la firent pas longue (1) Ou bien c’est pour aller en cette maison-là ou celle-là, où ils ne veulent pas que le supérieur sache, et cela est contre la règle, qui est, etc.

Il ajouta qu’il faut, dans les affaires qu’on a à négocier ou à traiter, se comporter avec grande discrétion et modestie : si c’est avec un magistrat, regarder la justice de Dieu en lui ; si avec le roi, si nous étions de condition pour cela, considérer la majesté de Dieu en lui ; et ainsi regarder chaque condition des personnes avec lesquelles on a à traiter, et prévoir la manière avec laquelle on se doit comporter, la manière de traiter les affaires avec eux, de leur parler ; et ainsi du reste.

1. En marge : Nota que ceux dont M. Vincent parle ici furent obligés de sortir bientôt de la Compagnie après telles fautes.

 

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Et ensuite mondit sieur Vincent demanda pardon à la Compagnie de ce que, faute de s’être bien comporté, il avait tant laissé de bien à faire, qu’il aurait fait s’il se fût bien comporté et eût agi comme il pouvait et devait ; et d’autre part, qu’il aurait beaucoup évité de mal des fautes de scandale qu’il avait causées, et il se mit à genoux pour cela.

Il dit de plus qu’il faut aller saluer Notre-Seigneur en sortant de la maison pour aller dehors et lorsque l’on revient de dehors à la maison. (2)

 

157. — RÉPÉTITIONS D’ORAISON

DES 2 ET 3 NOVEMBRE 1656

Reproches sur la négligence apportée à l’étude du chant. — Filles de la Charité malades. — Les sœurs sont demandées en divers endroits. — Il faut s’adonner aux œuvres de miséricorde. — Éloge des missionnaires de Varsovie et de Rome.

M. Vincent recommanda fort à tous les séminaristes et aux écoliers d’apprendre à chanter, et il dit que c’est une des choses que doit savoir un prêtre. Quoi ! cela n’est-il pas honteux, dit-il, de voir que des paysans savent chanter, et fort bien ! Quelle honte à nous, qui ne le savons pas faire ! Et ayant appris que les écoliers n’apprenaient plus à chanter et que cette pratique avait discontinué, il s’exclama et dit : O mon Dieu, quel compte j’aurai à vous rendre de tant de choses qui demeurent par ma faute ! Hélas ! et d’où vient qu’on a cessé de faire observer cela ? M. Alméras et M. Berthe, je vous prie de vous assembler pour cela et d’y appeler M. Portail, afin d’aviser aux moyens

2. En marge : Nota que M. Vincent dit beaucoup d’autres choses que je n’ai pas recueillies ; peut-être quelqu’autre l’aurait-il fait.

Entretien 157. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 44.

 

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que nul ne parachève son séminaire et ses études qu’il ne sache chanter.

Vraiment, voilà qui est beau, que des gens, des écoliers qui sont destinés pour enseigner des séminaires, ne sachent pas chanter ! Et comment l’apprendre aux autres si eux-mêmes ne le savent pas ! Un grand prélat m’a fait l’honneur de m’écrire le désir qu’il a d’établir non seulement un séminaire dans son diocèse, mais deux ou trois, et il me parle de la Compagnie pour cet effet. Et qui sont ceux qu’il demande ? Ce sont des gens qui ne savent pas chanter ! Dieu soit loué de la pensée qu’il vient de me donner de parler de cela à la Compagnie au sujet de la recommandation que vient de me faire M. Dehorgny pour recommander son collège (1) aux prières de la même Compagnie !

Je recommande aussi aux prières de la Compagnie une bonne Fille de la Charité qui est grièvement et dangereusement malade, bonne servante de Dieu, comme aussi une autre que la reine a demandée pour l’hôpital de La Fère, laquelle est pareillement malade ; c’est encore une bonne servante de Dieu et en qui cette petite Compagnie perdrait beaucoup si elle mourait. Vous ne sauriez croire combien Dieu les bénit partout et en combien de lieux elles sont désirées. Mgr de Tréguier (2) m’en demande huit pour mettre en trois hôpitaux ; Mgr de Cahors (3) d’autre part, en demande pour deux hôpitaux qu’il a faits à Cahors ; Mgr d’Agdes (4) m’en demande, d’un autre côté ; et Madame sa mère m’en parla encore il n’y a que trois ou quatre jours, et me presse de cela. Mais quoi ! il n’y a pas moyen ; nous n’en avons pas assez. Je demandais, ces jours passés, à

1. Le collège des Bons-Enfants.

2. Balthazar Grangier de Liverdi.

3. Alain de Solminihac.

4. François Fouquet.

 

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un curé de cette ville, qui en a dans sa paroisse, si elles faisaient bien. "Hélas ! Monsieur, me dit-il, si bien, par la grâce de Dieu, que…." (5) Enfin, Messieurs, je ne vous oserais dire le bien qu’il m’en dit.

A Nantes, où il y en a, cela va de même depuis qu’ils ont reconnu la simplicité de ces bonnes filles. Bref, elles exercent la miséricorde, qui est cette belle vertu de laquelle il est dit : "Le propre de Dieu est la miséricorde." Nous autres, nous l’exerçons aussi et nous la devons exercer pendant toute notre vie : miséricorde corporelle, miséricorde spirituelle, miséricorde aux champs, dans les missions, en courant aux besoins de notre prochain ; miséricorde, quand nous sommes dans la maison, à l’égard des exercitants, à l’égard des pauvres, en leur enseignant les choses nécessaires à salut ; et tant d’autres occasions que Dieu nous présente ; enfin nous devons employer toute notre vie à faire en tout et partout la volonté de Dieu, laquelle nous est marquée par l’observance de nos règles. Nous la ferons toujours, voyez-vous, mes frères, toutes les fois que nous ne ferons point la nôtre ; et quand nous ferons la nôtre, nous ne ferons point celle de Dieu.

Hélas ! qu’est-ce que notre vie, laquelle passe si vite ? Pour moi, me voilà à la 76è année de ma vie ; et cependant tout ce temps-là à présent ne me semble quasi que comme un songe ; toutes ces années sont passées. Ah ! Messieurs, que bienheureux sont ceux qui emploient tous les moments de leur vie au service de Dieu et qui s’offrent à lui de la bonne manière ! Quelle consolation pensez-vous qu’ils en recevront à la fin de leur vie Voilà ces Messieurs Desdames et Duperroy, par exemple, qui sont à Varsovie ; qu’ont-ils fait ? C’est que les canons,

5. En marge : M. Vincent ne voulut pas passer outre à dire le bien que faisaient ces bonnes filles ; c’est pourquoi il en demeura à ce mot que

 

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ni le feu, ni le pillage, ni la peste, ni toutes les autres incommodités et hasards où ils étaient, ne leur ont fait quitter, ni abandonner leur poste, ni le lieu où la divine Providence les avait mis, aimant mieux exposer ainsi leur vie que manquer à l’exercice de cette belle vertu de miséricorde.

On m’écrit de Rome qu’un écolier du collège de Propaganda Fide étant sorti, s’est trouvé frappé de la peste et que ceux qui ont charge de la santé dans cette ville ont fait fermer le collège ; et pource que c’est la Compagnie qui fournit des confesseurs à ce collège ; et a envoyé demander au supérieur (6) s’il voulait fournir quelque prêtre qui voulût s’y enfermer. Le supérieur de la Mission a proposé la chose à la Compagnie ; et le confesseur même, qui est le bon M. de Martinis, s’est offert à s’y enfermer, et, en effet, il y est. Or, Messieurs, qu’est-ce que cela, sinon exposer sa vie pour le service de son prochain, qui est le plus grand acte d’amour qu’on. puisse offrir à Dieu, comme il le dit lui-même par ces paroles : "Il n’y a point de plus grand amour que celui de donner s. a vie pour son ami" (7). Plaise à Dieu, Messieurs et mes frères, nous donner à tous cette disposition !

 

158. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 11 NOVEMBRE 1656

Ne pas s’étonner si l’on change de disposition. — Grande charité de saint Martin, que la Compagnie doit imiter — Les frères coadjuteurs ne doivent pas prendre de récréation. — Nouvelles des missionnaires de Pologne et de Luc Arimondo de Gênes. — Retard apporté au voyage des missionnaires destinés à Madagascar.

A la répétition de l’oraison, M. Vincent a pris sujet

6. Edme Jolly.

7. Jean 15, 13.

Entretien 158. — Manuscrit des répétions d’oraison, f° 45 V°.

 

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de parler à la Compagnie sur ce qu’un séminariste, en répétant son oraison, a rapporté le changement qui se passait en lui, à savoir tantôt bien, tantôt mal, tantôt fervent, puis lâche et paresseux. Et M. Vincent prenant la parole, lui dit qu’il ne fallait pas qu’il s’étonnât de cela, pource que, dit-il, l’homme est ainsi fait : aujourd’hui il est humilié et dans la tristesse, et demain dans la joie et l’allégresse. Le Fils de Dieu lui-même a bien voulu quitter le ciel pour se mettre en cet état pendant quelque temps. Nous voyons qu’à sa naissance les anges, les pasteurs viennent l’adorer et se conjouir de sa naissance et lui rendre des honneurs ; ensuite nous voyons qu’il est contraint, s’il faut ainsi dire, de s’enfuir dans un royaume étranger, pour éviter la persécution d’Hérode. Hérode étant mort, le voilà qui revient. Il s’en va au temple, et là il paraît parmi les docteurs un enfant très intelligent. De cet état d’admiration qu’avaient de lui tous ceux qui le voyaient et l’entendaient parler de la sorte, il passe dans un autre, car, la sainte Vierge et saint Joseph s’en étant retournés, lui demeure là tout seul dans le temple, comme un pauvre dénué de tout secours. D’autres fois, vous le voyez faisant des miracles, ressuscitant les morts, faisant parler les muets, guérissant les malades, et puis vous le voyez persécuté par ses ennemis. Le voilà qui paraît tout éclatant de splendeur sur la montagne du Thabor, et puis après vous le voyez cruellement traité, moqué, injurié, flagellé. Et à l’égard de son Église, nous voyons qu’il en est de même : tantôt en paix, puis persécutée, et ainsi du reste. Oh ! non, mes frères, il ne se faut pas étonner de voir en nous mêmes ces changements ; mais ce qu’il y a à faire, c’est de remercier Dieu également de l’un et de l’autre état auquel il plaira à sa divine Majesté que nous soyons, soit joie et consolation,

 

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soit tristesse et affliction, et aimer tous les états dans lesquels il plaît à Dieu nous mettre, quels qu’ils soient.

Demandons cette grâce à Notre-Seigneur aujourd’hui par l’entremise de saint Martin, ce grand saint que toute l’Église a en si grande vénération ; et la même Église a eu en telle estime cet acte de charité qu’il exerça à l’endroit d’un pauvre, coupant la moitié de son manteau pour le lui donner afin de se couvrir, qu’elle nous le représente à cheval, en cavalier, coupant la moitié de son manteau pour le donner à ce pauvre ; et Notre-Seigneur lui-même, pour témoigner à son serviteur combien il avait agréable cet acte de charité, lui voulut apparaître la nuit, couvert de cette moitié de manteau. Cela, Messieurs et mes frères, nous fait voir combien Dieu et l’Église, inspirée et conduite par le Saint-Esprit, font estime de la charité que l’on exerce envers les pauvres. O mes frères, que nous sommes heureux de nous trouver dans une Compagnie qui fait profession de courir aux besoins du prochain ! Charité en la maison, charité aux champs par le moyen des missions, charité envers les pauvres, et je puis dire que, par la grâce de Dieu, jusqu’à présent il ne s’est point présenté d’occasions de secourir les pauvres dans le besoin, que la Compagnie n’y ait été employée. Quelle consolation, Messieurs, pour cette petite Compagnie de voir que, nonobstant sa chétiveté, Dieu veut néanmoins s’en servir de la sorte ! Quelle consolation pour la même Compagnie de voir qu’elle n’a pas sitôt semé, qu’elle recueille quasi en même temps ! Cela se voit dans les missions, où les pauvres gens passent des deux ou trois jours avec un morceau de pain à la porte des églises pour ne pas perdre l’occasion de se confesser et se mettre en bon état. Bref, je le répète, que nous sommes

 

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heureux de nous trouver en une condition où l’on fait profession d’exercer les mêmes choses que faisait saint Martin dans son évêché, qui est d’aller par les villages prêcher, catéchiser, instruire le pauvre peuple ! Demandons à Dieu, Messieurs, par l’entremise de ce grand saint, qu’il nous donne la générosité fondée sur l’humilité. Oui, prions ce grand saint qu’il obtienne à la Compagnie la vertu de générosité fondée sur l’humilité ; voyez-vous, fondée sur l’humilité, la générosité fondée sur l’humilité.

Il se présente encore aujourd’hui une occasion à la Compagnie de servir les pauvres (1) ; je la prie, de toute l’affection de mon cœur, de bien demander à Notre-Seigneur qu’il ait agréable de lui faire connaître. sa volonté sur ce sujet.

Ensuite notre frère Alexandre, second en ancienneté des frères coadjuteurs, s’étant mis à genoux, M. Vincent lui demanda ce qu’il y avait ; et lui, répondant à ce ; te demande de son supérieur, s’accusa d’avoir enfreint la défense qu’on avait faite ci-devant aux frères coadjuteurs, de s’entretenir ensemble, par manière de récréation, après le dîner et le souper, en s’entretenant avec un frère une fois, pendant l’espace d’un quart d’heure, ou environ.

A quoi M. Vincent lui a réparti en ces termes :

Oh bien ! mon frère, Dieu soit loué ! il est vrai que cela ne se doit pas faire et que nous l’avons ci-devant recommandé, pource que, les frères étant, comme ils sont, employés à des offices qui de soi sont divertissants et qui ne requièrent pas d’application d’esprit, cela ne devait être que pour les prêtres et les clercs, qui, ayant eu

1. Le roi se proposait de confier à la congrégation de la Mission la direction spirituelle de l’Hôpital général.

 

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l’esprit bandé pendant le jour à l’étude, à l’office, à la préparation des missions, ont besoin de quelque relâche pour se débander l’esprit. Oh bien ! mes frères, donnez-vous à Dieu pour vous mettre en cette pratique-là, s’il vous plaît, de ne vous jamais entretenir les uns avec les autres après le repas par manière de récréation, mais allez-vous-en chacun en vos offices ; et si c’est quelque fête, ou dimanche, où quelques-uns n’ont pas besoin d’être dans leurs offices, qu’ils s’en aillent à la cuisine ou à la dépense pour y aider ceux qui y sont.

Il recommanda de plus à la Compagnie les besoins de la Pologne et dit qu’il en avait reçu, la veille au soir, des nouvelles, et que M. de Fleury, aumônier de la reine de Pologne, lui avait mandé que les affaires du roi et de la reine allaient de mieux en mieux, par la grâce de Dieu ; mais il n’oublia pas non plus de louer Messieurs Desdames et Duperroy, qui, comme il a été dit déjà plusieurs fois, n’avaient point abandonné leur paroisse de Sainte-Croix de Varsovie, nonobstant qu’ils aient été pillés jusqu’à leurs manteaux, et que rien ne leur soit demeuré ; comme aussi nonobstant les canons, le feu, la peste, tout cela n’ayant point été capable de leur faire abandonner le poste où la divine Providence les avait mis et où ils persévéraient toujours à faire du mieux qui leur est possible.

Il ajouta que M. Lucas (2), prêtre de la Mission de Gênes, en Italie, faisait la retraite pour se disposer à s’exposer pour assister les pestiférés, en cas que l’on vînt demander à la Mission de Gênes un prêtre pour cet effet ; que, le vaisseau qui était disposé pour Madagascar étant sur] e point de partir et faire voile, la veille de la Toussaint dernière, il se trouva, par une

2. Luc Arimondo.

XI. - 24

 

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providence de Dieu, qu’il en fut empêché par un subit changement de vent qui se trouva tout à coup contraire à la navigation, et que M. Herbron, prêtre de la Compagnie, qui était dans ce vaisseau pour passer dans cette île, lui venait de mander cela, et que c’était ce qui avait été cause que leur vaisseau était encore à bord. Il dit de plus que Dieu avait permis cela par une providence particulière de sa conduite, et que, si le vent n’avait point ainsi tourné tout à coup comme il fit, le vaisseau serait à la voile, les paquets de lettres et papiers, qui sont papiers utiles et nécessaires aux missionnaires pour les missions de ce pays-là, n’auraient pas été portés par ce vaisseau-ci, pource que le paquet ne serait pas arrivé assez à temps à Nantes pour être rendu audit sieur Herbron, au lieu que ce retardement aura fait que les Filles de la Charité de Nantes auront eu le moyen de faire rendre ce même paquet aux missionnaires qui s’en vont.

 

159. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 12 NOVEMBRE 1656

Nouvelles des missionnaires de Barbarie. — Les missionnaires doivent se tenir prêts à tout souffrir pour la gloire de Dieu.

M. Vincent dit, à la répétition de l’oraison, entre autres choses, que M. Le Vacher l’aîné, prêtre de la Compagnie, qui est à Tunis avec M. le consul, était en paix et tranquillité à présent, tant à l’égard des Turcs que du consul anglais et des marchands français ; qu’il priait la Compagnie d’en remercier Dieu ; que, pour Alger, il n’en allait pas de même, pource que, depuis que notre frère Barreau est là comme consul, il a été quasi dans des persécutions presque continuelles, du

Entretien 158. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 47.

 

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moins bien fréquentes, par les avanies et mauvais traitements qui lui ont été faits par les Turcs, et les ingratitudes de quelques chrétiens, pour lesquels il s’est engagé, en sorte qu’il se trouve aujourd’hui très engagé à l’occasion de tout cela. Et il me mande qu’il est encore menacé à présent d’une avanie, au sujet de quelque mauvais traitement qu’un Français a commis à l’égard de quelques juifs, en raison de quoi les Turcs disent qu’il s’en faut prendre au consul des Français, ne considérant pas que les fautes sont personnelles.

Ensuite M. Vincent s’est exclamé en disant :

Plaise à Dieu, Messieurs et mes chers frères, que tous ceux qui viennent pour être de la Compagnie, y viennent dans la pensée du martyre, dans le désir d’y souffrir le martyre et de se consacrer entièrement au service de Dieu, soit pour les pays éloignés, soit pour celui-ci, en quelque lieu que ce soit où il plaira à Dieu se servir de la pauvre petite Compagnie ! Oui, dans la pensée du martyre. Oh ! que nous devrions demander souvent cette grâce et cette disposition à Notre-Seigneur, d’être prêts à exposer nos vies pour sa gloire et le salut du prochain, tous tant que nous sommes, nos frères, les clercs les prêtres, bref toute la Compagnie ! Hélas ! Messieurs, v a-t-il rien de plus raisonnable que de donner nos vies pour celui qui a donné si libéralement la sienne pour nous tous tant que nous sommes ? Et si Notre-Seigneur nous aime jusqu’à ce point que de mourir pour nous, pourquoi ne désirerions-nous pas avoir en nous cette même disposition pour lui, pour la mettre à effet, Si l’occasion s’en présentait ? Nous voyons que tant de Papes les uns après les autres ont été martyrisés ; on en compte jusqu’à trente-cinq de suite. Cela n’est-il pas étrange de voir des marchands qui, pour un petit gain, traversent les mers et s’exposent à je ne sais combien

 

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de dangers ! J’étais dimanche dernier avec un, qui me vint voir ici, lequel me disait qu’on lui avait proposé d’aller aux Indes et qu’il était résolu à y aller, et cela dans l’espérance d’y faire quelque gain. Je lui demandai s’il y avait de grands dangers ; et il me dit que oui, qu’il y en avait de grands, mais qu’il y avait une certaine personne de sa connaissance qui en était revenue, et qu’une autre à la vérité y était demeurée. Et alors je me disais à moi-même : si cette personne-ci, pour un petit gain, pour apporter quelque pierre, s’expose ainsi à tant de dangers, à combien plus forte raison nous autres le devons-nous faire pour y porter cette pierre précieuse de l’Évangile !

 

160. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 15 NOVEMBRE 1656

Naufrage du navire qui devait transporter à Madagascar François Herbron, Charles Boussordec et le frère Christophe Delaunay. — Leçons à tirer de cet accident.

M. Vincent donna le signal pour faire approcher de lui la Compagnie, comme pour faire répéter l’oraison à l’ordinaire, et il dit :

Je vous prie d’approcher, non pour répéter l’oraison, cet exercice a eu lieu hier et le jour d’auparavant, qui était le jour de saint Martin, mais c’est pour vous faire part d’une grâce que Dieu, par sa bonté infinie, vient de faire à quelques-uns de la Compagnie, afin de lui en rendre grâces, et, d’autre part, pour vous dire le désastre qui est arrivé à d’autres personnes. Je reçus hier au soir une lettre que m’écrit M. Boussordec, par laquelle il me mande que le vaisseau qui devait faire voile pour Madagascar et sur lequel ils devaient s’en aller, a péri ; et voici comment. Vous savez le grand vent qu’il fit le

Entretien 160. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 47, V°.~

 

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lendemain de la Toussaint dernière, qui était si grand qu’il rompit même une des fenêtres de ce bâtiment et fit tomber une partie de la cheminée du bâtiment neuf de céans. Cette lettre porte que ce vaisseau, comme je vous disais ces jours passés, étant prêt à partir, en fut empêché par le changement de vent qui. arriva tout à coup.

Le jour de la Toussaint, Messieurs Herbron et Boussordec dirent la messe dans le vaisseau, qui était à la rade, avec grand’peine, à cause du vent qu’il fit ce jour-là.

Le lendemain, qui était le jour des morts, la tempête augmenta ; et pour éviter le péril, on fit descendre le vaisseau vis-à-vis de Saint-Nazaire dans la grande rivière de Nantes. Étant là, ces messieurs, qui avaient grand désir de célébrer ce jour-là et qui peut-être avaient la pensée de leurs parents et amis qui sont peut-être dans le purgatoire et criaient : Miseremini mei, saltem vos amici mei (1), cela fit, avec la dévotion qu’ils pouvaient avoir de célébrer ce jour-là, et le besoin que M. Herbron eut de mettre pied à terre, à ce que porte la lettre, quoiqu’il en soit, cela fit, dis-je, qu’ils prirent résolution de sortir du navire, et ils s’en allèrent à Saint-Nazaire, qui était environ à un quart de lieue de là, pour y dire la messe. Les voilà partis. Ils disent leur messe à Saint-Nazaire. Leur messe dite, ils s’en reviennent pour repasser au navire avec le capitaine du vaisseau, qui avait aussi mis pied à terre. Quand ils furent au bord de la grande rivière de Nantes, où était le vaisseau, ils ne trouvèrent personne qui les voulût mener jusqu’au navire, à cause que la tempête était trop grande, les mariniers n’osant s’exposer par ce temps-là, en sorte que les voilà demeurés à terre sans pouvoir passer. Voyant cela et que la tempête continuait

1. Job 19, 21.

 

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tout le jour, ils retournent à Saint-Nazaire, où ils couchent.

Or, voilà que, la nuit, vers les onze heures, la tempête, redoublant, poussa le navire sur un banc de sable, où il se brisa. Dieu cependant donna l’instinct et la pensée à quelques-uns du navire de faire comme un échafaud ; ce sont des planches, qu’ils lièrent ensemble. Comment cela se fit-il ? Je ne le sais pas encore ; et ils se mirent seize ou dix-sept personnes là-dessus à la merci de la mer et à La miséricorde de Dieu. De ces seize ou dix-sept personnes était notre pauvre frère Christophe Delaunay, lequel, ayant le crucifix à la main, commença à encourager ses compagnons. "Courage ! leur dit-il, ayons une grande foi et confiance en Dieu, espérons en Notre-Seigneur, et il nous tirera de ce danger !" Et il commença à étendre son manteau, pour servir de voile. Je ne sais pas si les autres n’en avaient pas ; quoi qu’il en soit, il étendit le sien, lequel peut-être il donna à tenir d’un bout par un de ceux qui étaient avec lui, et l’autre bout à un autre ; et ils arrivèrent à terre de cette façon, Dieu, par sa bonté et particulière protection, les ayant garantis du danger où ils étaient ; et ils sont arrivés à terre tous en vie, excepté un, qui mourut de froid et de la peur qu’il avait eue en ce danger (2).

Que dirons-nous de ceci, Messieurs et mes frères ? Rien autre chose sinon que les conduites de Dieu sont incompréhensibles et cachées aux yeux des hommes, qui ne sauraient les comprendre. Quoi ! Seigneur, il semble que vous vouliez établir votre empire dans ces pays de delà, dans les âmes de ces pauvres infidèles, et cependant

2. En marge : Nota que l’on a dit qu’ils firent bien environ deux lieues en cet état pour se sauver auparavant que d’aborder à terre. Nota aussi que cela été mis sur la Cazette de France comme une chose merveilleuse.

 

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voilà que vous permettez que ce qui semblait devoir y contribuer soit ruiné et périsse au port !

Puis, s’adressant à la compagnie, il continue de lui dire :

Non, Messieurs, non, mes frères, que cela ne vous étonne pas et que ceux à qui sa divine Majesté a donné le désir d’aller en ces pays-là n’en soient point, pour cet accident, découragés, pource que les conduites de Dieu nous sont si cachées que nous ne les voyons pas. Et cela ne veut pas dire qu’il ne veuille la conversion de ces pauvres gens de delà. Encore bien qu’il ait permis ce désastre, il le fait pour des raisons que nous ne savons pas. Peut-être y avait-il quelques péchés qui se commettaient dans ce vaisseau, que Dieu n’a pas voulu supporter davantage. M. Herbron me manda, il y a quelques quinze jours ou trois semaines, que les désordres y étaient si grands, les jurements, blasphèmes et vilenies qui s’y commettaient si horribles, que cela était pitoyable. Il y en avait plusieurs là dedans que l’on avait pris par force pour les mener de delà. Enfin que savons-nous de la raison de cet accident ? Il ne faut pas pour cela en accuser celui-ci ou celui-là ; ce que nous devons faire, ce doit être d’adorer la conduite de Dieu.

Hélas ! pource que cela est arrivé de la sorte, serait-il raisonnable que ceux à qui Dieu avait donné le désir de s’en aller de delà, fissent la poule mouillée maintenant, pource que voilà un vaisseau qui a péri ! Non, je ne veux pas croire qu’il y en ait de cette sorte dans la Compagnie. Voyez-vous, les grands desseins sont toujours traversés par diverses rencontres et difficultés qui ne manquent point d’arriver, Dieu le permettant ainsi. Mais quoi donc ! est-ce qu’il ne veut pas que la Compagnie continue cet œuvre, qu’il a commencé ? Ouida, Messieurs, il veut que la Compagnie le continue.

 

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Et d’où vient donc qu’il ruine ainsi, ce semble, ce qui y pouvait contribuer ? Non, non, ne pensez pas cela. Au contraire, ne vous disais-je pas hier, en parlant de l’Église, comme quoi tant de Papes même, jusqu’à trente-cinq, ont été martyrisés les uns après les autres ? Et pourquoi cela, sinon pour faire voir que ce que Dieu avait une fois résolu devait s’accomplir et que son Église subsisterait nonobstant toutes les calamités, nonobstant toutes les persécutions, qui étaient si grandes que les chrétiens n’osaient paraître sur la terre et étaient cachés dans des cavernes, qui d’un côté, qui d’un autre ? A voir cela, il semblait que Dieu ne voulait point que son Église subsistât ; et cependant c’est tout au contraire, car le sang de tant de martyrs que l’on faisait mourir était autant de semences pour servir à l’affermissement de son Église.

Voyez-vous, Dieu ne change jamais dans ce qu’il a une fois résolu, quelque chose de contraire qu’il nous semble qu’il arrive ; et nous le voyons en Abraham. Dieu avait promis à Abraham qu’il multiplierait sa semence comme les étoiles du ciel. Abraham n’avait qu’un fils, et cependant voilà que Dieu lui commande de le sacrifier, de lui couper la tête, lui de la semence duquel devait prendre naissance la mère de son propre Fils. * Abraham n’avait-il pas sujet de dire : "Eh quoi ! Seigneur, vous m’avez promis que ma semence serait multipliée comme les étoiles du ciel, et cependant vous savez que je n’ai qu’un fils, et vous me commandez de le sacrifier !" Cependant Abraham espère contre toute espérance, se met en devoir de sacrifier son fils ; et Dieu, comme je vous viens de dire, qui ne change jamais de résolution dans le, desseins qu’il a une fois résolus, arrête le coup.

De même, mes frères, Dieu veut éprouver notre foi,

* Cf. François de Sales, "Introduction" p. 286 (éd de la Pléiade) N. cl.L

 

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notre espérance et notre zèle par cet accident qui vient d’arriver. Dieu veut châtier tout le monde ; il envoie le déluge universel pour châtier les horribles péchés qui se commettaient ; néanmoins que fait-il ? Il donne la pensée à Noé de bâtir une arche, et Noé fut cent ans à la bâtir. Pourquoi pensez-vous que Dieu voulût qu’il fût si longtemps à bâtir cette arche, sinon pour voir si le monde se convertirait, s’il ferait pénitence et s’ils feraient profit de ce que Noé leur disait par la fenêtre de son arche, criant à pleine tête, selon quelques auteurs : "Faites pénitence, demandez pardon à Dieu." Cela nous fait voir encore comme quoi, quoique Dieu semblât vouloir que tout le monde fût noyé dans les eaux, néanmoins son dessein était autre, ayant voulu que Noé et toute sa famille fussent exempts du naufrage, afin de repeupler le monde et pour que ce qu’il avait résolu de toute éternité touchant la naissance de son Fils s’accomplît.

Mais ne voyons-nous pas encore que le Père éternel, ayant envoyé son Fils en terre pour être la lumière du monde, ne l’y fit cependant paraître que comme un petit garçon, comme un de ces petits pauvres que vous voyez venir à cette porte ? Eh quoi ! Père éternel, vous avez envoyé votre Fils pour éclairer et enseigner tout le monde, et cependant le voilà qui ne nous paraît rien moins que cela ! Mais attendez un peu, et vous verrez le dessein de Dieu ; et parce qu’il a résolu de ne pas perdre le monde, ains en a compassion, ce même Fils donnera sa vie pour eux. Mais, Messieurs et mes frères, si nous considérons, d’autre part, la grâce qu’il a faite à ceux de la Compagnie de les tirer de ce naufrage, ne faut-il pas que vous demeuriez d’accord que Dieu a en sa protection particulière la pauvre, petite et chétive Compagnie ?

 

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Et c’est, Messieurs, ce qui la doit encourager de plus en plus à se donner à sa divine Majesté de la meilleure manière qu’il lui sera possible pour parachever son grand œuvre ; car hélas ! à Madagascar, eh ! qui est-ce qui y pensait ? Quoi ! aurions-nous bien eu la témérité de vouloir de nous-mêmes entreprendre ce grand œuvre, voire même de penser que Dieu se fût adressé à la plus pauvre et chétive Compagnie qui fût dans son Église ! Non, Messieurs, non, mes frères, nous n’y pensions pas ; et jamais nous n’avons demandé à aller à Madagascar ; c’est Monseigneur le nonce du Pape qui nous en parla le premier et nous pria de vouloir fournir quelques prêtres de la Compagnie pour y envoyer, en suite de la prière qui lui en fut faite par quelques-uns de ces messieurs les intéressés et marchands qui y envoyaient, estimant lesdits sieurs qu’ils ne pourraient mieux s’adresser pour avoir des prêtres, tels qu’il les leur fallait en ce pays-là, qu’à Mgr le nonce du Pape, lequel jeta les yeux sur nous ; et ainsi voilà comment nous envoyâmes MM. Nacquart et Gondrée.

Mais n’admirez-vous pas la force de l’esprit de Dieu en ce jeune garçon, notre bon frère Christophe, lui qui est un enfant timide, humble, doux ? Oui, c’est le plus. humble et le plus doux jeune homme que je connaisse. Le voilà, le crucifix à la main, qui crie à ses compagnons pour les encourager : "Courage ! espérons en la bonté et miséricorde de Dieu, et il nous tirera de ce danger !" Je vous dirai en passant, mes frères, que cela vous doit apprendre que vous ne devez jamais être sans un crucifix. Ce n’est pas lui, mes frères, qui a fait cela, c’est Dieu tout seul, qui agissait par lui, qui a fait cela. Mais, après tout, quand ils seraient morts à la tête de tous ceux qui étaient là, il y a sujet de croire qu’ils eussent été bien heureux de mourir dans le dessein de

 

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servir Dieu à la tête de leurs ouailles ; car tous ces gens-là leur étaient commis, pour le spirituel, pendant toute la navigation.

Il me souvient sur cela de ce qui m’a été raconté par plusieurs et diverses fois, il y a quinze ou dix-huit ans, par le père de Mademoiselle Poulaillon, M. Lumague, qui était de Tivoli en Lombardie, où sa femme est morte, que, quand Dieu voulut ruiner cette ville, qui était située sur une côte de montagne, il arriva, quelque temps auparavant, un grand tremblement de terre, qui faisait remuer cette montagne et déracinait les arbres. Cela donna la pensée à quelques-uns que Dieu était irrité contre cette ville à cause des désordres ou péchés qui s’y commettaient, et, entre autres, à un bon curé du lieu, très savant et homme de bien, qui fit sonner la cloche pour appeler les paroissiens. Ils entendent cette cloche ; ils viennent à l’église ; ce bon curé monte en chaire, les prêche, les excite à se convertir, à demander pardon à Dieu. Parmi ceux qui étaient à cette prédication il y avait un homme de bien, auquel, pendant cette prédication, Dieu donna la pensée de sortir de la ville et de se retirer pour éviter le danger dont elle était menacée. Il sort, s’en va chez lui, prend en diligence sa femme et ses enfants et, avec eux, tout ce qu’ils avaient de plus précieux ; ils sortent et s’en vont. Cet homme, étant un peu loin de la ville, se souvint qu’il avait oublié de fermer sa boutique ; il dit à son petit garçon qu’il avait avec lui : "Écoute, va, retourne fermer ma boutique ; j’ai oublié de la fermer." Ce garçon retourne, et voilà la ville en un instant abîmée ; tout est renversé sens dessus dessous.

Ceci, Messieurs et mes frères, nous fait voir comme quoi Dieu a soin des hommes, et que, s’il les punit, ce n’est qu’à la dernière extrémité et après les avoir, par

 

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divers moyens, portés à se convertir à lui, et comme il a un soin particulier pour ceux qui le servent, comme vous voyez qu’il fit à l’égard de cet homme, auquel il commanda, comme il fit autrefois à Loth, lorsqu’il voulut abîmer les villes de Sodome et de. Gomorrhe, de sortir de la ville.

Or sus, il faut finir. Il me semble que nous devons faire deux choses : la première, remercier Dieu de la protection qu’il a donnée à nos missionnaires, comme aussi aux autres qu’il a retirés de ce danger ; et pour cela, je prie tous les prêtres qui n’ont pas d’obligation, d’offrir le saint sacrifice de la messe à cette intention aujourd’hui.

L’autre chose que nous devons faire, ce me semble, c’est de dire une grand’messe des morts pour le repos des âmes de ceux qui sont noyés, qui sont environ au nombre de six-vingts, entre lesquels est le lieutenant du capitaine et encore une autre personne de marque. A l’exception des seize dont j’ai parlé et des dix-huit qui étaient à terre, tout le reste est mort. Cette messe, ce sera pour demain, Dieu aidant. Nous y sommes d’autant plus obligés qu’il semblait que Dieu les avait mis sous la conduite des prêtres de la Compagnie, qui les devaient servir en qualité de curés pendant tout le voyage et lorsqu’ils seraient arrivés de delà. Je pense que cela sera bien ainsi, que le remerciement précède.

Nota que j’ai appris aussi d’une personne de la Compagnie que trente-quatre personnes furent sauvées de ce danger, à savoir seize sur ces ais ou tarets dont il est parlé ci-devant, desquelles notre frère Christophe était ; et dix-huit qui étaient à terre, parmi lesquelles MM. Herbron et Boussordec, prêtres de la Mission, avec le capitaine du navire ; et que tout le reste, au nombre de 130 personnes, périt avec le navire.

 

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161. — CONFÉRENCE DU 17 NOVEMBRE 1656

SUR LE DEVOIR DE CATÉCHISER LES PAUVRES

La conférence contenait trois points : le premier était de voir si l’on remarquait que la Compagnie s’était relâchée de l’exercice dans lequel elle était depuis le commencement de son institution, de faire le catéchisme aux pauvres, aux enfants et autres personnes que l’on trouve en faisant voyage, ou à la maison, ou aux missions ; le second, quels étaient les grands biens qui revenaient de cet exercice de faire le catéchisme ; le troisième, des moyens de se rétablir dans cet exercice en cas qu’elle en fût déchue.

M. Vincent, parlant sur ce sujet après plusieurs des plus anciens de la Compagnie, tant frères coadjuteurs que prêtres, dit ceci : Je parlerai comme mes pauvres frères ; je ne sais pas bien à présent comment on s’y comporte, pource que, si je vais en la ville et que j’arrive en quelque maison, il faut monter en la chambre, ou entrer dans la salle ; et ainsi vous autres, Messieurs, qui allez en mission et par la campagne, vous le voyez mieux que moi à présent ; mais je sais bien comment on faisait au commencement de la Compagnie, et qu’elle était dans la pratique exacte de ne point laisser passer d’occasion d’enseigner un pauvre, qu’elle ne le fît, si elle voyait qu’il en eût besoin, soit les prêtres, soit les clercs qui étaient alors, soit nos frères coadjuteurs, en allant ou venant. S’ils rencontraient quelque pauvre, quelque garçon, quelque bon homme, ils lui parlaient, ils voyaient s’il savait les mystères nécessaires à salut ; et si l’on remarquait qu’il ne les sût pas,

Entretien 161. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 51

 

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on les lui enseignait. Je ne sais si aujourd’hui on est encore bien soigneux d’observer cette sainte pratique ; je parle de ceux qui vont aux champs, arrivant dans les hôtelleries, par les chemins. Si cela est, à la bonne heure, il en faut remercier Dieu et lui demander la persévérance pour la même Compagnie ; sinon, et si on s’est relâché, il faut demander grâce pour s’en relever.

Pour ce qui est du second point, quels sont les biens qui arrivent de l’exercice de cette sainte pratique, ils sont très grands, comme, au contraire, ceux qui n’y seront pas fidèles seront en danger de commettre de grands maux. Je dis de grands maux, pource que, comme celui qui a déjà parlé a fort bien dit, on peut tuer une personne en deux façons : ou en la frappant et lui donnant le coup de la mort, ou bien en ne lui donnant pas ce qui lui peut soutenir la vie, de façon, voyez-vous, que c’est une grande faute, voyant que le prochain n’a pas l’instruction des mystères nécessaires à salut, de ne les lui pas enseigner lorsqu’on le peut. Et ce qui nous doit encore davantage porter à cela, c’est ce que disent saint Augustin, saint Thomas et saint Athanase, que ceux qui ne sauront pas explicitement les mystères de la Trinité et de l’Incarnation ne seront point sauvés. Voilà leur sentiment. Je sais bien qu’il y a d’autres docteurs qui ne sont pas si rigoureux et qui tiennent le contraire, pource que, disent-ils, il est bien rude de voir qu’un pauvre homme, par exemple, qui aura bien vécu, soit damné faute d’avoir trouvé quelqu’un qui lui enseigne ces mystères. Or, dans le doute, Messieurs et mes frères, ce sera toujours un acte de bien grande charité à nous, si nous instruisons ces pauvres gens, quels qu’ils soient ; et nous n’en devons laisser échapper aucune occasion, si faire se peut.

Par la grâce de Dieu, j’en sais quelques-uns dans la

 

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Compagnie qui n’y manquent quasi jamais, si ce n’est qu’ils soient empêchés par quelque chose. Je ne sais si a la porte on s’en acquitte bien ; il me semble que cela ne va pas si bien que cela allait autrefois ; je crains que nos deux frères qui sont à la porte se soient relâchés. Peut-être que cela vient de ce qu’ils sont tous deux nouveaux et qu’ils ne savent pas comment on a coutume d’en user. A la basse-cour, je ne sais si cela s’observe et si le frère qui est là est bien soigneux de voir si nos domestiques sont suffisamment instruits, s’il a bien soin de leur parler en particulier quelquefois touchant cela, imitant Notre-Seigneur lorsqu’il alla s’asseoir sur cette pierre qui était proche le puits, où étant, il commença, pour instruire cette femme, par lui demander de l’eau. "Femme, donne-moi de l’eau", lui dit-il 1 Ainsi demander à l’un, puis à l’autre : "Eh bien ! comment se portent vos chevaux ? Comment va ceci ? Comment va cela ? Comment vous portez-vous ?" Et ainsi commencer par quelque chose semblable pour passer ensuite à notre dessein. Les frères qui sont au jardin, à la cordonnerie, à la couture, de même ; et ainsi des autres ; afin qu’il n’y ait personne céans qui ne soit suffisamment instruit de toutes les choses qui sont nécessaires pour se sauver ; tantôt les entretenant de la manière de se bien confesser, des conditions de la confession, tantôt de quelqu’autre sujet qui leur soit utile et nécessaire.

Ceux, dit la Sainte Écriture (2) qui enseignent les autres des choses utiles et nécessaires à leur salut, brilleront comme des étoiles dans la vie éternelle. Et voilà encore un grand bien qui arrive à ceux qui enseignent

1. Jean 4 7. Cf. supra 50.

2. Daniel 12, 3.

 

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aux autres le chemin de leur salut, qui, faute de cela peut-être, ne seraient point sauvés.

Les frères ne doivent point enseigner ni catéchiser dans l’église ; non, cela n’est pas expédient ; mais, hors de là, ils le doivent faire en toutes rencontres 3.

Or sus, voilà l’heure qui sonne, il faut cesser. Je suis bien coupable de cela, pour avoir tant de fois donné sujet d’ennui à la Compagnie, l’arrêtant trop longtemps après l’heure sonnée. On m’a fait la charité de m’avertir de cette faute, misérable que je suis ; c’est pourquoi je demande très humblement pardon à Dieu et à toute la Compagnie du sujet de mortification et de mésédification que je lui ai donné en cela et de ce que j’ai laissé passer tant d’occasions sans avoir enseigné tant de personnes, quelquefois de pauvres gens, qui sont venus dans notre chambre ; et cependant, misérable que je suis, je ne l’ai pas fait.

Nota qu’à cette même conférence Monsieur Vincent reprit un frère coadjuteur de ce qu’il avait prononcé ce mot "nos messieurs", parlant des prêtres de la Mission d’Annecy, où il avait demeuré, et lui dit qu’il n’usât plus de ces termes-là "nos messieurs" ; aussi deux jours après, à la répétition d’oraison, recommandant aux prières de la Compagnie M. Lucas (3) qui est un prêtre de la Compagnie en résidence à Gênes, il le nomma "notre frère Lucas".

3. Noter cette insistance sur la catéchèse au grè des rencontres, qu’il inculque également aux Sœurs et aux Dames de la Charité; toujours, depuis le Règlement de la Charité de Châtillon, en 1617, il insiste sur "le service spirituel et corporel" tant de la part des laïcs que des prêtres.

4. (3). Luc Arimondo.

 

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162. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 19 NOVEMBRE 1656

SUR LA PARABOLE DU GRAIN DE MOUTARDE

La fidélité aux règles et aux usages reçus assure le progrès spirituel ; la négligence sur ce point prépare la ruine des particuliers et des communautés. — Services rendus par la maison de Marseille aux novices de Saint-Victor.

M. Vincent, notre très honoré et bienheureux Père, a commencé par recommander les missionnaires de Rome et puis ceux de Gênes au sujet de la peste, qui y avait augmenté, à ce qu’on disait. Il a de plus recommandé notre très Saint-Père le Pape, le sacré collège de Nosseigneurs les cardinaux, Messieurs Desdames et Duperroy, et a dit que le premier, M. Desdames, a eu la peste et en est guéri, par la grâce de Dieu ; de quoi je prie la Compagnie de remercier Dieu. Voyez un peu la grâce de Dieu et combien il a soin de ses serviteurs. O Messieurs, ô mes chers frères, croyez-moi, il n’y a rien de tel que d’être fidèle à Dieu et de persévérer dans le bien que l’on a une fois entrepris. "Pource que tu as été fidèle en peu, je te constituerai sur beaucoup" dit Dieu (1) Soyons donc fidèles, fidèles en la pratique de nos règles, fidèles dans l’observance des saintes coutumes de la Compagnie, fidèles dans l’observance des bonnes œuvres que nous avons entreprises, bref, fidèles en toutes choses.

Et qu’arrivera-t-il de cela, mes frères ? Il arrivera que nous avancerons en la vertu de jour en jour, comme ce petit grain de moutarde, lequel étant fort petit, cependant le voilà qui devient un grand arbre avec le temps ; ainsi j’espère que, si la Compagnie est bien fidèle à exécuter ponctuellement ses règles et tous les

Entretien 162. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 52.

1. Matthieu 25, 21.

 

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emplois qui la regardent, elle s’avancera petit à petit dans les bonnes grâces de Dieu ; et si aujourd’hui, par exemple, quelqu’un pratique un acte de vertu jusques à un degré, demain il le pratiquera jusqu’au deuxième, jusqu’au troisième degré de perfection, et voilà comment petit à petit on croît. Aujourd’hui un frère, un clerc, un prêtre aura pratiqué quelqu’acte d’humilité jusqu’à deux degrés de vertu, par exemple ; s’il est fidèle à Dieu, le lendemain il en pratiquera jusqu’aux troisième et quatrième degrés, et ainsi en montant selon qu’il continuera à travailler solidement à la pratique de cette vertu, avec la grâce de Dieu, sans laquelle nous ne pouvons rien.

N’avons-nous pas vu cela en notre pauvre petit frère ? Nous avons vu croître la vertu en lui, quasi en moins de rien. (Nota que je crois qu’il entendait parler du frère Christophe Delaunay.) Et si vous y prenez bien garde, vous remarquerez la même chose en plusieurs de la Compagnie. Pour moi, il faut que je vous avoue qu’il y a de certaines personnes dans la Compagnie que je ne vois jamais, que je ne réfléchisse sur moi et que je n’entre en confusion de moi-même. Nous voyons dans la vie de saint Antoine que la considération de toutes les créatures lui servait pour l’encourager au service de Dieu. Mes frères, si nous considérons plusieurs de la Compagnie, nous verrons en l’un l’humilité, en l’autre la douceur, en celui-ci la charité vers le prochain, en celui-là l’amour vers Dieu, en cet autre la régularité et exactitude aux règles et en celui-ci la patience et l’obéissance ponctuelle. Et qui fait tout cela ? Dieu. C’est Dieu, mes frères, qui agit dans ces personnes-là, dans les unes plus, dans les autres moins, selon que la force de l’esprit du même Dieu se communique à elles. Je ne parle point ici des talents, comme de la prédication,

 

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par exemple, qui est une chose qui n’est pas pour nous, mais pour les autres, et qui ne sert bien souvent que pour perdre et donner de la vanité ; mais je parle des vertus qui nous rendent plus aimables à Dieu ; et cette considération-là que nous ferons des vertus que nous voyons en nos frères, fera d’autant plus d’effet en nous, que nous voyons que ce sont des personnes comme nous, que nous voyons de nos yeux et avec lesquelles nous vivons ; et cela fait souventes fois plus d’effet en certaines personnes que la considération des vertus de plusieurs saints qui sont morts et qu’elles ne voient plus, ou qu’elles n’ont point vues. Ah ! quand je considère quelques-uns de la Compagnie qui, depuis un an, deux, six, huit et dix ans, souffrent, qui de mal très aigu, d’autres de maladies languissantes, et cela avec une si parfaite patience et conformité au bon plaisir de Dieu, et que moi, sitôt que j’ai un peu de mal aux pieds, aux genoux, je crie, je me plains ; combien pensez-vous, dis-je, que ces exemples me donnent de confusion, de me voir si chétif que de ne pouvoir souffrir le moindre mal !

O Messieurs, ô mes frères, que le bon exemple a de pouvoir et que celui qui est exemplaire dans une Compagnie y fait du bien ! Comme, au contraire, celui qui commence à s’y relâcher, soit en la pratique des vertus, soit en l’observance des règles, ô Dieu, qu’il est en danger de faire bien du mal, s’il ne se retire au plus tôt de cet état ! Et comme ceux qui sont fidèles, ainsi que je vous viens de dire, s’avancent de jour à autre, ceux-ci, au contraire, venant à se relâcher, descendent de degré en degré et puis enfin viennent à tomber, pource qu’ils ne sauraient plus tenir. Il faut qu’ils tombent, et il leur arrive comme à un homme qui a fait un faux pas : vous le voyez pencher ; la pesanteur de son corps

 

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qui vient à pencher, fait qu’il ne saurait plus se tenir ; il faut qu’il tombe. Or sus, Dieu soit loué ! Dieu soit loué et glorifié à jamais ! Oh ! oui, mes frères, quand Dieu prend une fois en affection une âme, quoi qu’elle fasse, il la souffre. N’avez-vous jamais vu un père qui a un petit enfant qu’il aime beaucoup ? Il souffre de ce petit tout ce qu’il lui fait, voire même il lui dit quelquefois : "Mords-moi, mon enfant." Et d’où vient cela ? C’est qu’il aime ce petit enfant Dieu se comporte de même à l’égard de nous, mes frères.

L’on me mande de Marseille qu’on a commencé par apprendre à ces novices de Saint-Victor à dire le bréviaire, à faire les cérémonies ; ce qu’ils n’avaient jamais fait. Or, voyez un peu qu’est-ce que cela et jusqu’à quel point est déchu ce grand Ordre aujourd’hui. Je dis a grand Ordre D, duquel grand nombre de cardinaux et prélats sont sortis, même des Papes ; un Ordre qui du commencement vivait si saintement ! Cependant vous voyez l’état où il est réduit maintenant. Ainsi voilà comme il est arrivé à d’autres Ordres et communautés de l’Église de Dieu, qui se sont relâchés de leurs premières observances régulières et de la pratique des vertus, et comme il arrivera aux Compagnies qui se relâcheront.

Bref, il arrivera justement ce qui est arrivé au château de Ventadour, qui est situé sur la montagne de… (2), Autrefois on l’a vu habité par des personnes vertueuses, craignant Dieu, des personnes de qualité ; et aujourd’hui par qui pensez-vous qu’il est habité ? Par des crapauds, des corneilles, des hiboux et autres animaux vilains. Toute la couverture y est à bas ; il n’y a plus que les murailles. Ainsi les maisons qui viennent

2. Le nom est omis sur le manuscrit. On peut voir encore sur la commune de Moustier-Ventadour (Corrèze) les ruines de cet ancien château.

 

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à se relâcher de la vertu, se trouvent en moins de rien habitées par des gens pleins de vices, de passions, de péchés. Enfin c’est pitié d’elles. Or sus, courage donc, Messieurs, courage, mes frères ! Donnons-nous bien à Dieu et de la bonne sorte, travaillons solidement à ta vertu et principalement à l’humilité, oui, à l’humilité ; demandons instamment à Dieu qu’il ait agréable de donner cette vertu à la petite Compagnie de la Mission. L’humilité, oui, l’humilité, je le répète, l’humilité !

 

463. — EXTRAIT D’ENTRETIEN

RÉCIT DU MARTYRE DE PIERRE BORGUNY A ALGER

Je ne puis que je ne vous expose les sentiments que Dieu me donne de ce garçon dont je vous ai parlé, qu’on a fait mourir en la ville d’Alger (1) Il se nommait Pierre Bourgoin, natif de l’île de Majorque, âgé seulement de vingt et un ou vingt-deux ans. Le maître duquel il était esclave avait dessein de le vendre pour l’envoyer aux galères de Constantinople, dont il ne serait jamais sorti. Dans cette crainte, il alla trouver le pacha, pour le prier d’avoir pitié de lui et de ne permettre pas qu’il fût envoyé à ces galères. Le pacha lui promit de le faire, pourvu qu’il prît le turban. Pour lui faire faire cette apostasie, il employa toutes les persécutions dont il put s’aviser, et enfin, ajoutant les menaces aux promesses, il l’intimida de telle sorte qu’il en fit un renégat.

Ce pauvre enfant néanmoins conservait toujours

Entretien 163. — Abelly, op. cit., L. II, chap 1, sect. VII, §. 5, p. 111 et suiv. Nous nous apercevons un peu tard que cet entretien est de 1654 ou de 1655, et par suite aurait dû trouver place plus haut.

1. Le 30 août 1654. Le rapport de Philippe Le Vacher à la Propagande sur ce martyre a été imprimé dans l’ouvrage Vida y Martirio del Siervo de Dios Pedro Borguny, Mallorca, 1820 in-8, pp. 117-146.

 

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dans son cœur les sentiments d’estime et d’amour qu’il avait pour sa religion, et ne fit cette faute que par l’appréhension de tomber dans ce cruel esclavage et par le désir de faciliter le recouvrement de sa liberté. Il déclara même à quelques esclaves chrétiens qui lui reprochaient son crime, que, s’il était turc à l’extérieur, il était chrétien dans l’âme. Et peu à peu, faisant réflexion sur le grand péché qu’il avait commis de renoncer extérieurement à sa religion, il en fut touché d’un véritable repentir. Et voyant qu’il ne pouvait expier sa lâcheté que par sa mort, il s’y résolut, plutôt que de vivre plus longtemps dans cet état d’infidélité. Ayant découvert à quelques-uns ce dessein, pour en venir à l’exécution il commença à parler ouvertement à l’avantage de la religion chrétienne et au mépris du mahométisme, et disait sur ce sujet tout ce qu’une vive foi lui pouvait suggérer, en présence même de quelques Turcs et surtout des chrétiens. Il craignait toutefois la cruauté de ces barbares, et, envisageant la rigueur des peines qu’ils lui feraient souffrir, il en tremblait de frayeur. "Mais pourtant, disait-il, j’espère que Notre-Seigneur m’assistera ; il est mort pour moi, il est juste que je meure pour lui." Enfin, pressé du remords de sa conscience et du désir de réparer l’injure qu’il avait faite à Jésus-Christ, il s’en alla, dans sa généreuse résolution, trouver le pacha, et étant en sa présence : "Tu m’as séduit, lui dit-il, en me faisant renoncer à ma religion, qui est la bonne et la véritable, et me faisant passer à la tienne, qui est fausse. Or, je te déclare que je suis chrétien ; et pour te montrer que j’abjure de bon cœur ta créance et la religion des Turcs, je rejette et déteste le turban que tu m’as donné." Et en disant ces paroles, il jeta ce turban par terre et le foula aux pieds, et puis il ajouta : "Je sais que tu me feras mourir, mais

 

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il ne m’importe, car je suis prêt de souffrir toutes sortes de tourments pour Jésus-Christ mon Sauveur."

En effet, le pacha, irrité de cette hardiesse, le condamna aussitôt à être brûlé tout vif. En suite de quoi on le dépouilla, lui laissant seulement un caleçon, on lui mit une chaîne au cou, et on le chargea d’un gros poteau pour y être attaché et brûlé. Et sortant en cet état de la maison du pacha pour être conduit au lieu du supplice, comme il se vit environné de Turcs, de renégats et même de chrétiens, il dit hautement ces belles paroles : "Vive Jésus-Christ et triomphe pour jamais la foi catholique, apostolique et romaine ! Il n’y en a point d’autre en laquelle on se puisse sauver." Et cela dit, il s’en alla souffrir le feu et recevoir la mort pour Jésus-Christ.

Or, le plus grand sentiment que j’aie d’une si belle action, c’est que ce brave jeune homme avait dit à ses compagnons : "Quoique j’appréhende la mort, je sens néanmoins quelque chose là dedans (portant la main sur son front) qui me dit que Dieu me fera la grâce de souffrir le supplice qu’on me prépare. Notre-Seigneur lui-même a appréhendé la mort, et néanmoins il a enduré volontairement de plus grandes douleurs que celles qu’on me fera souffrir ; j’espère en sa force et en sa bonté." Il fut donc attaché à un poteau, et le feu fut allumé autour de lui, qui lui fit rendre bientôt entre les mains de Dieu son âme pure comme l’or qui a passé par le creuset. M. Le Vacher, qui l’avait toujours suivi, se trouva présent à son martyre ; quoiqu’un peu éloigné, il lui leva l’excommunication qu’il avait encourue et lui donna l’absolution, sur le signal dont il était convenu avec lui, pendant qu’il souffrait avec tant de constance. Voilà, Messieurs, comme est fait un chrétien, et voilà le courage que nous devons avoir pour souffrir et pour mourir, quand il faudra, pour Jésus-Christ.

 

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Demandons-lui cette grâce, et prions ce saint garçon de la demander pour nous, lui qui a été un si digne écolier d’un Si courageux maître, qu’en trois heures de temps il s’est rendu son vrai disciple et son parfait imitateur en mourant pour lui.

Courage, Messieurs et mes frères ! Espérons que Notre-Seigneur nous fortifiera dans les croix qui nous arriveront, pour grandes qu’elles soient, s’il voit que nous avons de l’amour pour elles et de la confiance en lui. Disons à la maladie, quand elle se présentera, et à la persécution, si elle nous arrive, aux peines extérieures et intérieures, aux tentations et à la mort même qu’il nous enverra : "Soyez les bienvenus, faveurs célestes, grâces de Dieu, saints exercices, qui venez d’une main paternelle et tout amoureuse pour mon bien ; je vous reçois d’un cœur plein de respect, de soumission et de confiance envers celui qui vous envoie ; je m’abandonne à vous pour me donner à lui." Entrons donc dans ces sentiments, Messieurs et mes frères, et surtout, confions-nous grandement, ainsi qu’a fait ce nouveau martyr, en l’assistance de Notre-Seigneur, à qui nous recommanderons, s’il vous plaît, ces bons missionnaires d’Alger et de Tunis,

 

164. - EXTRAIT D’ENTRETIEN, JANVIER 1657

SUR L’AMOUR DES PAUVRES

Dieu aime les pauvres, et par conséquent il. aime ceux qui aiment les pauvres ; car, lorsqu’on aime bien quelqu’un, on a de l’affection pour ses amis et pour ses serviteurs. Or, la petite Compagnie de la Mission tâche de s’appliquer avec affection à servir les pauvres,

Entretien - 164. — Abelly, op. cit. L. III, chap. XI, sect. II, p. 120

 

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qui sont le, bien-aimés de Dieu ; et ainsi nous avons sujet d’espérer que, pour l’amour d’eux, Dieu nous aimera. Allons donc, mes frères, et nous employons avec un nouvel amour à servir les pauvres, et même cherchons les plus pauvres et les plus abandonnés reconnaissons devant Dieu que ce sont nos seigneurs et nos maîtres, et que nous sommes indignes de leur rendre nos petits services.

 

165 — EXTRAIT D’ENTRETIEN [AVRIL OU MAI 1657] (1)

SUR L’HUMILITÉ

Ces messieurs les ecclésiastiques qui s’assemblent ici (2) prirent pour sujet de leur entretien, mardi dernier, ce que chacun d’eux avait remarqué des vertus de feu M. l’abbé Olier (3), qui était de leur Compagnie ; et entre autres choses que l’on dit, une des plus considérables fut que ce grand serviteur de Dieu tendait ordinairement à s’avilir par ses paroles, et qu’entre toutes les vertus il s’étudiait particulièrement à pratiquer l’humilité. Or, pendant qu’on parlait, je considérais les tableaux de ces saints personnages qui sont en notre salle, et je disais en moi-même : "Seigneur, mon Dieu, si nous pouvions bien pénétrer les vérités chrétiennes comme ils ont fait, et nous conformer à cette connaissance, oh ! que nous agirions bien d’une autre manière que nous ne faisons pas !" Par exemple, m’étant arrêté sur le portrait du bienheureux évêque de Genève, je pensais que, si nous regardions les choses du monde du même

Entretien 165. — Abelly, op. cit., L. III, chap. XIII, sect. II, p. 223. 1. Voir note 3.

2. Les membres de la Conférence des mardis.

3. Mort le 2 avril 1657

 

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œil qu’il les regardait, si nous en parlions avec le sentiment qu’il en parlait, et si nos oreilles n’étaient ouvertes qu’aux vérités éternelles, non. plus que les miennes, la vanité n’aurait garde d’occuper nos sens et nos esprits.

Mais surtout, Messieurs, si nous considérons bien ce beau tableau que nous avons devant les yeux, cet admirable original de l’humilité, Notre-Seigneur Jésus-Christ, se pourrait-il faire que nous donnassions entrée en nos esprits à aucune bonne opinion de nous-mêmes, nous voyant si fort éloignés de ses prodigieux abaissements ? Serions-nous si téméraires que de nous préférer aux autres, voyant qu’il a été postposé à un meurtrier ? Aurions-nous quelque crainte d’être reconnus pour misérables, voyant l’innocent traité comme un malfaiteur, et mourir entre deux criminels comme le plus coupable ? Prions Dieu, Messieurs, qu’il nous préserve de cet aveuglement ; demandons-lui la grâce de tendre toujours en bas ; confessons devant lui et devant les hommes que nous ne sommes de nous-mêmes que péché, qu’ignorance et que malice : souhaitons qu’on le croie, qu’on le dise et qu’on nous en méprise. Enfin ne perdons aucune occasion de nous anéantir par cette sainte vertu. Mais ce n’est pas encore assez de s’y affectionner et de s’y résoudre, comme plusieurs le font ; il faut se faire violence pour venir à la pratique des actes ; et c’est ce qu’on ne fait pas assez.

 

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166. — CONFÉRENCE DU 27 AVRIL 1657

SUR LES VERTUS DU FRÈRE JOURDAIN

La conférence se faisait sur la mort de notre défunt frère Jean Jourdain, le premier et le plus ancien frère coadjuteur de la Compagnie, arrivée le jour de saint Marc, 25e dudit présent mois, vers les 6 heures après midi. M. Vincent, parlant en suite de quatre de nos frères coadjuteurs, dit ce qui suit :

Dieu soit loué de tout ce que l’on vient de dire ! Notre bon défunt, frère Jourdain, était natif d’un lieu qui est à dix ou douze lieues d’ici (1) Ò, de parents villageois. Son premier emploi fut d’être. magister en son pays, d’enseigner les enfants, sitôt qu’il fut capable de cela. Ensuite, au bout de quelque temps, il vint à Paris. Étant à Paris, il trouva moyen d’entrer chez feu Madame la marquise de Maignelay. Il y exerçait deux offices : celui d’écuyer, qui est de la mener ; l’autre de maître d’hôtel. C’était le temps où tout allait avec splendeur chez Madame de Maignelay. Ensuite il se mit avec un bon ecclésiastique fort riche, qui avait pris l’ordre de prêtrise par pure piété et qui demeurait proche de Notre-Dame ; je ne sais pas néanmoins si ce fut avant qu’il entrât chez Madame de Maignelay, ou après. Quoi qu’il en soit, là où je commençai à le connaître, ce fut chez Madame ladite marquise, de cela il y a bien quarante ans ; et il me souvient que nous étions quasi tout d’un même âge 2. En suite de cela, il demanda à être reçu en la Compagnie, c’était trois ou quatre ans après qu’elle se fut liée et assemblée pour vivre en communauté. Il y fut reçu. Y étant, on l’appliqua

Entretien 166. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 53 V°.

1. "La Queue-les-Yvelines (Seine-et-Oise)", actuellement Yvelines.

2. Il était né en 1587, à Galluis-la-Queue, arrondissement de Rambouillet, Yvelines (ancienne Seine-et-Oise). Il fut le premier Frères de la Congrégation. Cf. S. V. I, 188, note 19, et Notices sur les Prêtres, Frères et Clercs défunts de la Congrégation de la Mission, tome I, Paris 1881, p. 373. B. Koch.

 

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à la cuisine, puis on l’amenait aux missions ; ensuite on lui donna la charge de la dépense, d’acheter tout ce qu’il fallait ; et ainsi il fut appliqué aux emplois convenables aux frères coadjuteurs.

Il était un peu prompt et violent ; mais, comme on a fort bien dit, il réparait cela en demandant pardon à ceux envers qui il s’était échappé et qu’il avait offensés ; il les embrassait, et cela avec grande tendresse de cœur, car il avait cela qu’il s’attendrissait facilement ; et comme je le reprenais quelquefois de ses promptitudes et de ce qu’il se mêlait quelquefois de reprendre les autres, de les corriger, ce qu’il ne pouvait faire sans quelque aigreur ou à contretemps, je lui en donnais de fois à autre pénitence, jusque-là même quelquefois de lui avoir défendu de ne jamais plus se mêler de reprendre et corriger personne. Il recevait bien cela ; il retombait facilement en ces mêmes fautes, mais il recevait fort bien les avertissements qu’on lui en faisait. Et quelquefois en particulier il me venait trouver : "Eh ! Monsieur, pour l’amour de Dieu, supportez-moi, supportez-moi, je vous en prie !"

Ici M. Vincent s’exclama et dit, parlant de lui-même :

Hélas ! misérable que je suis, je le reprenais, moi qui avais autant besoin, ou plus que lui, d’être repris ! Or sus, Dieu me fasse miséricorde, s’il lui plaît ! Néanmoins Dieu lui a fait la grâce, nonobstant tout cela, de persévérer jusqu’à la fin dans la Compagnie.

La vertu qui était en lui, c’est, comme on a dit déjà, une grande cordialité envers ceux de la Compagnie, embrassant et baisant ceux qu’il abordait. Et moi-même l’étant allé voir le jour qu’il est mort, il me dit : "Eh ! Monsieur, que je vous embrasse pour la dernière fois !" On a dit le mal qui lui est survenu à la jambe et qui lui a donné bien sujet d’exercer la patience, en

 

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sorte que le voilà qui a achevé le cours de sa vie en souffrant. Enfin, Messieurs, c’est la fin qui couronne l’œuvre ; et bienheureux est-il d’avoir été en quelque fa, con semblable à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui finit la sienne en souffrant pour tout le monde sur l’arbre de la croix ! Oh ! non, Messieurs et mes frères, ne nous étonnons point, encore que nous voyions quelquefois en certaines personnes quelques défauts, pource que Dieu le permet ainsi pour des fins que nous ne savons pas.

Mais que dis-je ? Dieu se sert même des péchés pour la justification d’une personne ; oui, les péchés entrent dans l’ordre de notre prédestination, et Dieu en tire de nous des actes de pénitence, d’humilité, d’humilité, oui, Messieurs, d’humilité, qui est la vertu propre de son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et dites-moi, les roses, par exemple, portent avec elles leurs épines, et il n’y a jamais de roses sans épines. Les défauts que Dieu permet ainsi en quelques personnes, en qui plus, en qui moins, servent comme de cendres pour cacher les vertus qui se rencontrent en ce, personnes, et font que, se voyant ainsi fautives, elles se maintiennent dans l’humilité et abjection d’elles-mêmes. Et qui est-ce qui n’est point sujet à quelques défauts, puisque les saints mêmes y ont été sujets et qu’il n’y a que le Fils de Dieu et la sainte Vierge, sa mère, qui en aient été exempts ? Les apôtres avaient été enseignés en l’école de Jésus-Christ et de sa propre bouche ; cependant vous savez ce qui s’est passé parmi eux : de petites émulations, manquements de foi ; en sorte qu’au moment même où le Fils de Dieu monta au ciel, il leur reprocha leur incrédulité. J’ai connu un saint homme qui fait des miracles ; il était si tenté d’impureté que, lorsqu’il était obligé d’aller pour quelques jours aux champs, prenant congé de son directeur,

 

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il lui disait : "Mon père, je me sens si horriblement sollicité de tentations déshonnêtes que je ne sais si, à mon retour, je serai pur ; j’ai grand’peur que non." Et cependant Dieu souffrait cela dans une personne dont il voulait faire un saint ; et pource que Dieu en voulait faire un saint, et qu’il était, lui, un homme qui aimait ses commodités, ses aises, qui le portait un peu haut, et que c’étaient des choses éloignés de ce que Dieu demandait de lui, cela faisait qu’il permettait qu’il tombât dans des fautes qui l’humiliaient et le faisaient se reconnaître.

Un jour, étant avec le Père…, jésuite (il y était aussi), nous entretenant ensemble, nous vînmes à parler d’une personne qui, en quelque lieu et compagnie que ce fût, défendait l’honneur de tout le monde et de tous ceux de qui on voulait mal parler ; et néanmoins elle était fort prompte et sujette à la colère ; mais elle s’humiliait sitôt qu’elle reconnaissait être tombée en quelque promptitude, et se jetait aux pieds de ses gens, femmes de chambre, jusqu’aux servantes mêmes. Et sainte Paule, toute sainte qu’elle était, avait cependant en elle une promptitude bien grande et des imperfections, jusqu’à en vouloir même à saint Jérôme. Et un jour, le même saint Jérôme, la jugeant digne de répréhension et n’osant pas lui faire l’avertissement lui-même (c’était au sujet de ses excessives mortifications), pria un évêque de lui en faire l’avertissement. Ce bon évêque, commençant donc à vouloir reprendre cette sainte, elle, d’un mouvement de colère, sans attendre qu’il eût achevé, lui dit : "C’est Jérôme qui vous l’a dit, c’est Jérôme qui vous l’a dit." Cependant c’est une sainte, et ; une grande sainte, qui a été sujette à ces défauts-là, tant il est vrai que nul n’est exempt d’imperfections, Dieu permettant tout cela pour nous humilier et nous

 

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faire pratiquer des actes de vertu. En celui-ci il permet la colère ; en celui-là, la gourmandise ; en cet autre, l’impureté ; de cela on en revient, avec l’aide de Dieu.

Et de fait, tous, tant que nous sommes, comment étions-nous faits avant de venir céans ? Comment avons-nous vécu ? Hélas ! il faut que je parle de moi, misérable, qui suis le scandale de tout le monde, et non pas seulement de vous autres ; tant il y a que chacun sait la vie qu’il a menée ; et voilà que, par la miséricorde de Dieu, il n’est plus en cet état-là, il en est revenu. Ce n’est pas qu’il n’arrive par-ci par-là quelque fois quelque petite faute, mais cela n’est comme rien en comparaison de ce que c’était auparavant.

Mais, Monsieur, me direz-vous, je retombe toujours ; ce qui fait que je crains bien de ne pas aimer Dieu, car si je l’aimais bien, je ne retomberais pas si souvent. — Vous retombez ; eh bien ! il faut vous relever aussitôt et vous humilier beaucoup. Vous n’aimez pas Dieu, dites-vous ; eh ! dites-moi, ne désirez-vous pas l’aimer ? — Oui, Monsieur. — Vous l’aimez donc, dit saint Augustin, car on ne désire que ce que l’on aime. Mais ce que vous devez appréhender, ce sont les péchés de l’intelligence, je veux dire les péchés de l’entendement, parce que l’on n’en revient que très rarement et quasi jamais ; ce sont là les fautes les plus dangereuses ; et vous l’allez voir par ce que je m’en vas vous dire.

Je connais deux personnes (1) qui pendant un assez long temps ont vécu en saints, faisaient beaucoup d’aumônes aux pauvres ; elles se sont laissées aller à quelques nouvelles opinions du temps et y ont si fort et tellement attaché leur esprit et leur pauvre cervelle qu’il n’y a pas eu moyen jusqu’à présent de les en pouvoir

1. Saint Vincent semble avoir en vue M. et Mme de Liancourt.

 

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retirer, quelques raisons que l’on ait pu alléguer. Elles ne sauraient se tirer de cet état, quoi qu’on leur dise, tant il est vrai que cet état est horrible ; et je vous avoue que je n’ai jamais vu chose aucune qui m’ait mieux fait connaître au naïf l’image de l’enfer que cela. Oh ! déplorable et malheureux état ! Vouloir plutôt croire sa misérable cervelle, un faux jugement, que se soumettre à ce qui a été ordonné par le Pape ! Je le répète encore, je ne sache pas avoir rien vu qui m’ait si bien représenté l’état de l’enfer que cela, sinon ce que j’ai vu arriver à une personne (2) travaillée d’une certaine humeur noire qui la faisait paraître un démon, l’esprit d’un démon, d’où elle revint néanmoins par la grâce de Dieu ; mais vraiment il fallut bien faire des prières à Dieu pour cela et des pèlerinages.

Les moyens maintenant de nous préserver de tomber dans ce malheur, c’est l’humilité, la soumission de notre jugement. Oh ! s’il plaisait à Dieu faire cette grâce à la petite Compagnie de tendre toujours là, au mépris de soi-même, à la sainte humilité, qui est la vertu propre de Notre-Seigneur ! Voyez-vous, Messieurs et mes chers frères, je voudrais que cette Compagnie en général et un chacun en particulier tendent toujours à la sainte humilité, cherchent les moyens d’y arriver et ne laissent passer aucune occasion d’en produire des actes. Mon Dieu, s’il plaisait à votre bonté de faire cette grâce à cette Compagnie de lui donner cet esprit, l’esprit de la sainte humilité, qui est la vertu propre de votre Fils bien-aimé ! Demandons cette grâce à sa divine Majesté, Messieurs, dans nos oraisons, dans nos prières, allant et venant ; enfin ne nous lassons point de la lui demander.

2. Dans la pensée du saint, il s’agit vraisemblablement de Claire Marie Amaury, qui était, au moment de cette épreuve, religieuse au premier monastère de la Visitation à Paris.

 

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167. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 17 JUIN 1657

Ne pas s’amuser à raisonner pendant l’oraison.- Déménagement des missionnaires de Gênes. — Ne négliger aucun sacrifice pour le bien des âmes.

Dieu soit loué ! dit M. Vincent, répétant ces trois mots par quatre ou cinq fois de suite, et cela à propos de ce qu’avait dit M. Coglée, prêtre de la Compagnie, en répétant son oraison, qu’il s’était fort peu arrêté à raisonner dans son oraison, s’appliquant principalement à faire des actes d’affection, etc. M. Vincent loua fort cette manière d’agir et dit que c’était ainsi qu’il fallait se comporter dans la méditation, à savoir peu s’amuser à chercher des raisons, mais bien s’affectionner aux actes d’amour vers Dieu, d’humilité, de regret de nos péchés, etc. ; car qu’avons-nous à faire de raisons lorsque nous sommes persuadés de la chose que nous voulons méditer ! Oh ! que je souhaite que la Compagnie soit dans cette pratique de suivre ; aussitôt les lumières que Dieu nous donne et de ne les point quitter pour s’amuser à chercher des raisons qui nous sont lors inutiles, parce que nous n’en avons pas besoin ! Demandons bien cette grâce à Dieu aujourd’hui, à savoir la grâce de le bien prier ; disons-lui : "Seigneur, apprenez-nous à prier, apprenez-nous à prier comme il faut." Je prie les prêtres de demander aujourd’hui, à la sainte messe, cette grâce pour la Compagnie ; et les clercs et nos frères et le séminaire, à la sainte messe et à la communion ; et que la seconde intention qu’ils auront en communiant soit pour obtenir cette grâce de Dieu à la petite Compagnie.

Je recommande à la Compagnie nos confrères de

Entretien 167. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 55 V°.

XI. — 26,

 

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Gênes ; ils ont maintenant à souffrir parce qu’il leur a fallu déloger de leur maison pour se mettre dans une maison de louage ; et cela à l’effet de prêter leur demeure aux pestiférés. Les fatigues du déménagement ont été d’autant plus grandes qu’ils n’ont eu que sept jours pour déloger. Et cependant ils souffrent cela comme il faut, par la grâce de Dieu ; et en cela bienheureux sont-ils de souffrir pour le public ! Car c’est souffrir pour le public ; pour Dieu premièrement, et ensuite pour le public. Voyez-vous Messieurs et mes frères, nous devons avoir en nous cette disposition, voire ce désir, de souffrir pour Dieu et pour le prochain, de nous consumer pour cela. Oh ! que bienheureux sont ceux à qui Dieu donne ces dispositions et ces désirs ! Oui, Messieurs, il faut que nous soyons tout à Dieu et au service du public ; il faut nous donner à Dieu pour cela, nous consumer pour cela, donner nos vies pour cela, nous dépouiller, par manière de dire, pour le revêtir ; du moins désirer d’être dans cette disposition, si nous n’y sommes déjà ; être prêts et disposés à aller et venir où il plaira à Dieu, soit aux Indes ou ailleurs, enfin nous exposer volontiers pour le service du prochain, pour amplifier l’empire de Jésus-Christ dans les âmes. Et moi-même, quoique vieux et âgé comme je suis, je ne dois pas laisser d’avoir cette disposition en moi, voire même de passer aux Indes, afin d’y gagner des âmes à Dieu, encore bien que je dusse mourir par le chemin ou dans le vaisseau ; car que pensez-vous que Dieu demande de nous ? Le corps ? Eh ! point du tout. Et quoi donc ? Dieu demande notre bonne volonté, une bonne et vraie disposition d’embrasser toutes les occasions de le servir, même au péril de notre vie, d’avoir et entretenir en nous ce désir du martyre, que Dieu quelquefois a aussi agréable que si nous l’avions

 

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souffert en effet. Et de fait nous voyons que l’Église a un tel sentiment de cela qu’elle tient pour martyrs ceux qui ont été exilés pour la foi et qui sont morts dans leur exil.

Oh ! que nos confrères de Varsovie, Messieurs Desdames et Duperroy, sont savants en cette leçon de souffrir ! Les voilà parmi la guerre, la peste et la famine, et cependant ils demeurent fermes et inébranlables. Dans les lettres que j’ai reçues de tous deux (car l’un et l’autre m’ont écrit), je ne vois rien qu’une fermeté et une force admirables en ces deux serviteurs de Dieu. Voyez un peu cette pauvre et chétive Compagnie et quelle grâce Dieu lui a faite, de se voir composée de telles personnes et de tels membres, si fidèles et si constants à souffrir pour son amour et le public ! Sa bonté et miséricorde infinie veuille conserver ses siens fidèles serviteurs à la Compagnie !

 

168. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 10 AOÛT 1657 (1)

SUR L’ORAISON

On connaît ceux qui font bien oraison, non seulement en la manière de la rapporter, mais encore plus par leurs actions et par leurs déportements, par lesquels ils font paraître le fruit qu’ils en retirent ; il faut en dire de même de ceux qui la font mal, en sorte qu’il

Entretien 168. — Abelly, op. cit. L. III, chap. VII, sect I, p. 60.

1. C’est l’éditeur de la Vie de Saint Vincent de Paul, par Abelly, publiée en 1891, qui donne cette date Nous n’avons pu retrouver le document qu’il a eu en mains et qui lui a permis d’ajouter deux longs passages au texte d’Abelly, ceux qui vont des mots "Voici maintenant" à "de la sainte Vierge et des saints" et la fin, depuis "En finissant". La citation du poète latin, si contraire aux habitudes de saint Vincent, laisse en l’esprit quelque doute sur l’authenticité de ces additions.

 

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est aisé de voir que ceux-là s’avancent et que ceux-ci reculent. Or, pour tirer du profit de son oraison, il faut s’y préparer, et ceux-là manquent grandement qui négligent cette préparation et qui ne viennent faire oraison que par coutume et parce que les autres y vont. Ante orationem praepara animam tuam, dit le Sage (2) ; avant que de te présenter à l’oraison prépare ton âme ; car l’oraison est une élévation de l’esprit à Dieu pour lui représenter nos nécessités et pour implorer le secours de sa miséricorde et de sa grâce. Il est donc bien raisonnable qu’ayant à traiter avec une si haute et si sublime Majesté, l’on pense un peu qu’est-ce qu’on va faire, devant qui est-ce qu’on va se présenter, qu’est-ce qu’on lui veut dire, quelle grâce on lui doit demander. Il arrive néanmoins souvent que la paresse et la lâcheté empêchent de penser à cela ; ou bien, tout au contraire, la précipitation et l’inconsidération nous en détournent ; ce qui fait que l’on tombe en ce défaut de préparation ; à quoi il est nécessaire de remédier. Il faut encore prendre garde à notre imagination vagabonde et coureuse pour l’arrêter, et à la légèreté de notre pauvre esprit pour le tenir en la présence de Dieu, sans pourtant faire un trop grand effort, car l’excès est toujours nuisible.

L’oraison a trois parties ; chacun en sait l’ordre et la méthode ; il s’y faut tenir.

Voici maintenant ce qu’il faut faire : d’abord se mettre en la présence de Dieu, en le considérant soit comme il est dans les cieux, assis sur le trône de sa Majesté, d’où il a les yeux sur nous et contemple toutes choses ; soit dans son immensité, présent partout, ici et ailleurs, au plus haut des cieux et dans le plus bas

2. Ecclésiastique 18, 23.

 

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des abîmes, voyant nos cœurs et pénétrant jusqu’aux plus secrets replis de notre conscience ; soit dans sa présence au Saint Sacrement de l’autel : ô Sauveur, me voici, chétif et misérable pécheur, me voici au pied des autels où vous reposez ; ô Sauveur, que je ne fasse rien d’indigne de cette sainte présence ; soit enfin en nous-mêmes, nous pénétrant tout entiers et logeant au fond de nos cœurs. Et n’allons pas nous demander s’il y est ; qui en doute ? Les païens eux-mêmes ont dit :

Est Deus in nobis, sunt et commercia caeli
In nos ; de caelo spiritus ille venit.

On ne se questionne pas sur cette vérité. Tu autem in nobis es, Domine. Rien de plus certain. Il est très important de bien faire ce point, de se bien mettre en la présence de Dieu, car de là dépend tout le corps de l’oraison ; cela fait, le reste va de soi-même.

Prions Dieu de nous donner sa grâce, afin que nous puissions bien nous entretenir avec sa divine Majesté, reconnaissant que de nous-mêmes nous ne pouvons rien, le conjurant par son grand amour envers nous, par ses mérites infinis, par l’intercession de la sainte Vierge et des saints.

Le sujet est d’une chose sensible ou insensible : si elle est sensible, comme un mystère, il faut se la représenter et faire attention à toutes ses parties et circonstances ; si la chose est insensible, comme si c’est une vertu, il faut considérer en quoi elle consiste et quelles sont ses principales propriétés, comme aussi quelles sont ses marques, ses effets, et particulièrement quels sont ses actes et les moyens de la mettre en pratique. Il est bon aussi de rechercher les raisons qui nous portent à embrasser cette vertu, et nous arrêter

 

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aux motifs qui nous touchent davantage. Ils se peuvent tirer des Saintes Écritures ou bien des saints Pères ; et quand quelques passages de leurs écrits nous reviennent en la mémoire sur ce sujet pendant l’oraison, il est bon de les ruminer en son esprit ; mais il ne faut pas alors les rechercher, ni même s’appliquer à plusieurs de ces passages ; car a quoi sert d’arrêter sa pensée à un ramas de passages et de raisons sinon peut-être à éclairer et subtiliser notre entendement ? Ce qui est plutôt vaquer à l’étude que faire oraison. Quand on veut avoir du feu, l’on se sert d’un fusil ; on le bat, et aussitôt que le feu a pris à la matière disposée, on allume de la chandelle ; et celui-là se rendrait ridicule qui, ayant allumé sa chandelle, continuerait de battre le fusil. De même, quand une âme est assez éclairée par les considérations, qu’est-il besoin d’en chercher d’autres et de battre et rebattre notre esprit pour multiplier les raisons et les pensées ? Ne voyez-vous pas que c’est perdre le temps et qu’alors il faut s’appliquer à enflammer la volonté et à exciter ses affections par la beauté de la vertu et par la laideur du vice contraire ? Ce qui n’est pas malaisé, puisque la volonté suit la lumière de l’entendement et se porte à ce qui lui est proposé comme bon et désirable.

Mais ce n’est pas encore assez : il ne suffit pas d’avoir de bonnes affections, il faut passer plus avant et se porter aux résolutions de travailler tout de bon à l’avenir pour l’acquisition de la vertu, se proposant de la mettre en pratique et d’en faire des actes. C’est ici le point important et le fruit qu’on doit tirer de l’oraison. C’est pourquoi il ne faut pas passer légèrement sur ses résolutions, mais les réitérer et les bien mettre dans son cœur ; et même il est bon de prévoir les empêchements qui peuvent survenir, et les moyens

 

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qui peuvent aider pour en venir à cette pratique, et se proposer d’éviter les uns et d’embrasser les autres.

Or, en cela, il n’est pas nécessaire, ni souvent expédient, d’avoir de grands sentiments de cette vertu que nous voulons embrasser, ni même de désirer d’avoir ces sentiments ; car le désir de se rendre sensibles les vertus, qui sont des qualités purement spirituelles, peut quelquefois nuire et faire peine à l’esprit, et la trop grande application de l’entendement échauffe le cerveau et cause des douleurs de tête ; comme aussi les actes de la volonté trop souvent réitérés, ou trop violents, épuisent le cœur et l’affaiblissent. Il faut se modérer en toutes choses, et l’excès n’est jamais louable en quoi que ce puisse être, particulièrement dans l’oraison ; il faut agir modérément et suavement et conserver toujours la paix de l’esprit et du cœur.

En finissant, remercions Dieu des lumières et des grâces qu’il nous a accordées pendant l’oraison, et des résolutions qu’il nous a inspirées, et demandons-lui son assistance pour pouvoir mettre au plus tôt en exécution ce que nous nous sommes proposé.

Dieu soit béni ! Voilà qui est fait. Or sus, donnons-nous bien tous à cette pratique de l’oraison, puisque c’est par elle que nous viennent tous les biens. Si nous persévérons dans notre vocation, c’est grâce à l’oraison ; si nous réussissons dans nos emplois, grâce à l’oraison ; si nous ne tombons pas dans le péché, grâce à l’oraison ; si nous demeurons dans la charité, si nous sommes sauvés, tout cela grâce à Dieu et à l’oraison. Comme Dieu ne refuse rien à l’oraison, aussi il n’accorde presque rien sans oraison : Rogate Dominum messis ; non, rien ; pas même l’extension de son Évangile et ce qui intéresse le plus sa gloire. Rogate Dominum messis. Mais, Seigneur, cela vous regarde et vous

 

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appartient. N’importe ! Rogate Dominum messis. Demandons donc tout humblement à Dieu qu’il nous fasse entrer dans cette pratique.

 

169. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 24 AOÛT 1657

Maladie de Nicolas Duperroy. — Prix des souffrances qu’on supporte avec esprit de foi. — Les bienheureux voient au ciel les bonnes œuvres que font sur terre ceux qui leur sont chers.

M. Vincent, parlant sur le sujet des souffrances de cette vie et particulièrement sur celui des maladies, nous dit, après avoir recommandé aux prières de la Compagnie le bon M. Duperroy, qu’il était entre les mains des chirurgiens pour se faire panser d’un mal que la seconde peste qu’il a eue lui a laissé, en sorte que quelques côtes se sont trouvées cariées, auxquelles il fallait mettre le feu ; et néanmoins il souffrait tous ces maux avec tant de patience qu’à peine l’entendait-on se plaindre.

Comme je considérais le traitement avec lequel il plaît à Dieu éprouver ce sien serviteur, je disais en moi-même : "Est-ce là, Seigneur, la récompense que vous donnez à vos serviteurs, à cet homme en qui nous n’avons jamais remarqué la moindre faute, à celui qui est demeuré ferme comme un rocher au lieu où votre divine Providence l’avait mis, nonobstant toutes ces calamités de guerre, peste et famine ?" Cependant voilà comment Dieu traite ses serviteurs. Oh ! qu’il faut bien dire, Messieurs et mes frères, que Dieu se plaît merveilleusement à voir souffrir une âme qui endure patiemment pour l’amour de lui !

Je vis hier une fille qui est malade depuis plusieurs mois, laquelle souffre avec une patience si grande, qu’à

Entretien 169. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 56, V°.

 

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la voir, à son visage, vous diriez qu’elle ne souffre rien, tant elle paraît contente ; et cependant son mal est bien grand, et elle a un mal de tête continuel ; c’est une fille qui est sortie de la religion à cause de quelqu’infirmité. Mais je vous promets, Messieurs, qu’il me semblait voir sur ce visage un je ne sais quel brillant qui me faisait connaître que Dieu résidait en cette âme souffrante. Pensez-vous combien cet état est agréable à Dieu, puisque son propre Fils a voulu que toutes les actions saintes et héroïques qu’il a pratiquées pendant le cours de sa vie, fussent couronnées par la souffrance (1) ! Ce qu’il a fait en donnant sa vie pour tous les hommes. Oh ! l’heureux état que celui de souffrir pour Dieu !

J’étais, il y a 3, 4 ou 5 jours, dans une chambre qui est tout entourée de miroirs, en sorte que, de quelque côté que l’on se tourne, on ne voit que miroirs, et l’on ne saurait rien faire que ce ne soit vu et représenté dans ces miroirs, pas même le mouvement d’un doigt, ces miroirs faisant voir jusqu’à la plus petite action qui se passe. Voyant cela, je me disais à moi-même : O mon Dieu, si, par le moyen de ce verre, qui ne provient que de terre, car le verre se fait avec du sable et des cailloux que l’on fait dissoudre par le moyen d’une certaine racine, si, dis-je, nous voyons, par le moyen de ces glaces, jusqu’à la moindre action qui se fait dans la chambre, que ne voient pas les bienheureux en Dieu, qui remplit tout et en qui toutes choses sont renfermées !" et ainsi toutes les bonnes œuvres des fidèles, tous ces actes de patience, de conformité au bon plaisir

1. Abelly rend ainsi ce passage (op. cit., L. III, chap. VI, p. 51) : "combien est-il agréable à ses yeux, puisque son propre Fils a voulu couronner les actions héroïques de sa sainte vie d’un excès de douleurs qui l’ont fait mourir !"

 

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de Dieu et tant d’autres actions de vertu, tout cela, dis-je, jusqu’à la moindre action, se voit en Dieu par le, bienheureux, principalement les actes de vertu ; et de là vient que saint Augustin dit qu’une des consolations que Dieu donne là-haut au ciel aux bienheureux qui ont des parents et amis ici-bas en terre, c’est de leur faire voir les actions de vertu qu’ils y pratiquent, par exemple, l’intention que nous avons en faisant l’oraison, la ferveur d’esprit, la composition du corps, et ainsi jusqu’à la moindre action de vertu que nous faisons ; et ils regardent les douleurs que ces âmes souffrantes attachées à la croix endurent pour l’amour de Dieu, comme autant de brillants qui donnent un. certain éclat.

 

170. — EXTRAIT D’ENTRETIEN (1)

Maladie de Nicolas Duperroy. — Il faut être prêt à tout supporter pour le salut des âmes.

L’un de ces deux-là (2) a un fâcheux mal à l’estomac, c’est le reste d’une peste mal pansée. Je viens d’apprendre qu’on lui a mis le feu sur le bout d’une côte qui était cariée, et sa patience est telle qu’il ne se plaint jamais ; il souffre tout avec grande paix et tranquillité d’esprit. Un autre s’affligerait de se voir malade à trois ou quatre cents lieues de son pays ; il dirait : "Pourquoi m’a-t-on envoyé si loin ? Que ne me retire-t-on d’ici ? Quoi ! me veut-on abandonner ? Les autres sont en France bien à leur aise, et on me laisse mourir

Entretien 170. — Abelly, op. cit., L. II, chap. I, sect. X, p. 193 et suiv.

1. On peut se demander si cette instruction n’est pas le développement de la première partie de la répétition d’oraison du 24 août 1657 ; quoi qu’il en soit, sa date n’en est pas éloignée.

2. Nicolas Duperroy, missionnaire en Pologne.

 

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dans un pays étranger ! "Voilà ce que dirait un homme de chair, qui adhérerait à ses sentiments naturels et qui n’entrerait pas dans ceux de Notre-Seigneur souffrant, en constituant son bonheur dans les souffrances. Oh ! que ce sien serviteur nous fait une belle leçon pour aimer tous les états où il plaira à la divine Providence nous mettre !

Pour l’autre (3) voyez comme depuis si longtemps il travaille avec une paix d’esprit et une assurance merveilleuses, sans se lasser de la longueur des travaux, ni se rebuter des incommodités, ni s’étonner des périls. Ils sont tous deux indifférents à la mort et à la vie, et humblement résignés à ce que Dieu en ordonnera. Ils ne me marquent aucun signe d’impatience, ni de murmure ; au contraire, ils paraissent disposés à souffrir encore davantage.

En sommes-nous là, Messieurs et mes frères ? Sommes-nous prêts d’endurer les peines que Dieu nous enverra, et d’étouffer les mouvements de la nature pour ne vivre plus que la vie de Jésus-Christ ? Sommes-nous disposés d’aller en Pologne, en Barbarie, aux Indes lui sacrifier nos satisfactions et nos vies ? Si cela est, bénissons Dieu. Mais si, au contraire, il y en a qui craignent de quitter leurs commodités, qui soient si tendres que de se plaindre pour la moindre chose qui leur manque, et si délicats que de vouloir changer de maison et d’emploi, parce que l’air n’y est pas bon, que la nourriture y est pauvre, et qu’ils n’ont pas assez de liberté pour aller et venir ; en un mot, Messieurs, Si quelques-uns d’entre nous sont encore esclaves de la nature, adonnés aux plaisirs de leurs sens, ainsi que l’est ce misérable pécheur qui vous parle, qui, en l’âge

3. Guillaume Desdames, missionnaire en Pologne.

 

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de soixante et dix [sept] ans (4), est encore tout profane, qu’ils se réputent indignes de la condition apostolique où Dieu les a appelés, et qu’ils entrent en confusion de voir leurs frères qui l’exercent si dignement, et qu’ils sont si éloignés de leur esprit et de leur courage.

Mais qu’ont-ils souffert en ce pays-là ? La famine ? Elle y est. La peste ? Ils l’ont eue tous deux, et l’un par deux fois. La guerre ? Ils sont au milieu des armées et ont passé par les mains des soldats ennemis. Enfin Dieu les a éprouvés par tous les fléaux. Et nous serons ici comme des casaniers sans cœur et sans zèle ! Nous verrons les autres s’exposer aux périls pour le service de Dieu, et nous serons aussi timides comme des poules mouillées ! O misère ! ô chétiveté ! Voilà vingt mille soldats qui s’en vont à la guerre pour y souffrir toutes sortes de maux, où l’un perdra un bras, l’autre une jambe, et plusieurs la vie, pour un peu de vent et pour des espérances fort incertaines ; et cependant ils n’ont aucune peur et ne laissent pas d’y courir comme après un trésor. Mais pour gagner le ciel, Messieurs, il n’y a presque personne qui se remue ; souvent ceux qui ont entrepris de le conquérir mènent une vie si lâche et si sensuelle, qu’elle est indigne non seulement d’un prêtre et d’un chrétien, mais d’un homme raisonnable ; et s’il y en avait parmi nous de semblables, ce ne seraient que des cadavres de missionnaires. Or sus, mon Dieu, soyez à jamais béni et glorifié des grâces que vous faites à ceux qui s’abandonnent à vous ; soyez vous-même votre louange d’avoir donné à cette petite Compagnie ces deux hommes de grâce.

Donnons-nous à Dieu, Messieurs, pour aller par

4. Abelly écrit "en l’âge de soixante et dix ans" ; le texte original portait certainement "en l’âge de soixante-dix-sept ans". (Cf. Répétition d’oraison du 3 novembre 1656, p. 364.)

 

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toute la terre porter son saint Évangile ; et en quelque part qu’il nous conduise, gardons-y notre poste et nos pratiques jusqu’à ce que son bon plaisir nous en retire. Que les difficultés ne nous ébranlent pas ; il y va de la gloire du Père éternel et de l’efficacité de la parole et de la passion de son Fils. Le salut des peuples et le nôtre propre sont un bien si grand, qu’il mérite qu’on l’emporte, à quelque prix que ce soit ; et n’importe que nous mourions plus tôt, pourvu que nous mourions les armes à la main ; nous en serons plus heureux, et la Compagnie n’en sera pas plus pauvre, parce que sanguis martyrum semen est Christianorum. Pour un missionnaire qui aura donné sa vie par charité, la bonté de Dieu en suscitera plusieurs qui feront le bien qu’il aura laissé à faire.

Que chacun donc se résolve de combattre le monde et ses maximes, de mortifier sa chair et ses passions, de se soumettre aux ordres de Dieu, et de se consumer dans les exercices de notre état et dans l’accomplissement de sa volonté, en quelque part du monde qu’il lui plaira. Faisons maintenant tous ensemble cette résolution, mais faisons-la dans l’esprit de Notre-Seigneur, avec une parfaite confiance qu’il nous assistera au besoin. Ne le voulez-vous pas bien, mes frères du séminaire ? Ne le voulez-vous pas bien, mes frères les étudiants ? Je ne le demande pas aux prêtres, car sans doute ils y sont tous disposés. Oui, mon Dieu, nous voulons tous répondre aux desseins que vous avez sur nous. C’est ce que nous nous proposons tous en général, et chacun en particulier, moyennant votre sainte grâce ; nous n’aurons plus tant d’affection, ni pour la vie, ni pour la santé, ni pour nos aises et divertissements, ni pour un lieu ni pour un autre, ni pour aucune chose du monde qui puisse vous empêcher, ô mon Dieu, de nous faire

 

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cette miséricorde, laquelle nous vous demandons tous les uns pour les autres. Je ne sais, Messieurs, comment je vous ai dit tout ceci ; je n’y avais pas pensé ; mais j’ai été si touché de ce qu’on a dit, et, d’un autre côté, si consolé des grâces que Dieu a faites à nos prêtres de Pologne, que je me suis laissé aller à répandre ainsi en vos cœurs les sentiments du mien.

 

171. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 25 AOÛT 1657

Saint Vincent attend des nouvelles des missionnaires de Gênes et de Madagascar — Lors même que les nouvelles seraient mauvaises, il ne faudrait pas se décourager ; Dieu a ses desseins. — Lettre de la reine de Pologne.

Notre bienheureux Père commença ce discours par recommander aux prières de la Compagnie nos missionnaires de Gênes, dont il dit n’avoir reçu aucune nouvelle ; et la raison de cela, c’est qu’il n’y a pas maintenant, dit-il, de commodité d’écrire, étant donnée la rupture du commerce de cette ville-là avec les autres villes, à cause de la peste, qui y est bien furieuse. Sont-ils morts ou vivants ? En quelqu’état qu’ils soient, je vous les recommande et prie les prêtres qui n’ont pas d’obligation de célébrer pour un autre sujet, de le faire pour cette petite famille, et nos frères de s’en ressouvenir en entendant la sainte messe et en leurs communions.

Je recommande de plus à la Compagnie ceux de la même Compagnie qui sont à Madagascar. Nous avons appris qu’il est arrivé un vaisseau à Nantes, mais, comme nous n’avons reçu encore aucune autre nouvelle, ni aucune lettre, nous sommes en l’attente d’apprendre l’état de nos confrères qui sont de delà. Sont-ils morts ?

Entretien 171. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 57 V°.

 

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Sont-ils vivants ? Nous ne le savons. En quelqu’état qu’ils soient, prions Dieu pour eux. Et quand il serait vrai qu’ils sont morts, faudrait-il pour cela abandonner cet œuvre, cette terre qu’eux et ceux qui les ont précédés ont commencé à défricher ? O Jésus ! non, il s’en faut bien garder ! — Mais quoi ! dira-t-on peut-être, ne semble-t-il pas que Dieu ne veut plus se servir de nous, ni là, ni à Gênes, puisqu’il permet que tant et de si bons ouvriers y meurent ? Quoi ! la Compagnie n’est encore que dans son berceau, et cependant voilà que Dieu permet que tant et de si bons ouvriers meurent ! —

Messieurs et mes frères, ne nous étonnons pas de cela ; au contraire, consolons-nous de voir qu’il plaît à Dieu traiter la Compagnie comme il a traité l’Église dans le commencement, lorsqu’elle ne faisait que de naître. Oh ! que les conduites de Dieu sont admirables et incompréhensibles aux hommes ! Nous voyons que le Fils de Dieu même était la colonne de l’Église, et cependant voilà que le Père éternel veut qu’il meure. Que fait-il ? Il choisit des personnes, des apôtres pour l’établir par toute la terre ; et ces apôtres, qui étaient le soutien de cette même Église, voilà que Dieu veut qu’ils meurent et qu’ils soient tous martyrs ; et après eux, il en suscite d’autres. A voir cela, on aurait jugé que le dessein de Dieu était d’abandonner l’Église et de la laisser entièrement ruinée ; mais c’est tout le contraire, car le sang des chrétiens a été la semence du christianisme par toute la terre, et l’on compte jusqu’à trente-cinq papes qui ont tous été martyrs les uns après les autres. Vous en voyiez un aujourd’hui que l’on faisait mourir ; demain il y en avait un autre ; et à celui-là on lui met la tête en bas, et voilà que Dieu en suscite un autre ; et celui-ci encore, et un autre se présente. Et ainsi, Messieurs, voilà comment Dieu s’est comporté

 

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dans le commencement de l’Église. Considérez, je vous prie, cette conduite de Dieu, qui établit et affermit son Église par la destruction, s’il faut ainsi dire, et la ruine de ceux qui la soutenaient et en étaient les principaux appuis.

Je vous dis ceci, mes frères, afin de vous disposer à recevoir les nouvelles qui viendront, quelles qu’elles soient, avec conformité au bon plaisir de Dieu, et que vous ne vous étonniez pas si l’on nous vient dire que tous ceux qui étaient à Gênes sont morts, que tous ceux qui étaient à Madagascar sont morts, et que vous ne veniez à penser qu’il faudrait abandonner Gênes, qu’il faut abandonner Madagascar. O Dieu, que nenni ! Il nous faut bien garder de les abandonner ; ains, au contraire, ce nous doit être un sujet de ne le pas faire, puisque c’est en cette manière que Dieu s’est comporté dans l’établissement de son Église, et que c’est une marque, puisque sa divine Majesté en use de la sorte, qu’il la veut établir davantage dans ces pays-là.

Et notre bon M. Desdames, ce bon serviteur de Dieu, qui a tant souffert, je le recommande pareillement à vos prières. Vous dirai-je que la reine de Pologne me fait l’honneur de m’en écrire elle-même de sa propre main ? Voici sa lettre ; il n’y a pas de danger qu’on vous] a lise ; ce que vous entendrez vous consolera.

M. Vincent fit lire ladite lettre par un de nos frères ; et par cette lettre, qui est écrite du mois de juillet dernier, Sa Majesté raconte à M. Vincent les généreuses actions et les actes de vertus héroïques que ce serviteur de Dieu, M. Desdames, a pratiqués.

La lettre étant lue, il dit, parlant à la Compagnie : Cela n’est-il pas merveilleux ? Que vous en semble, Messieurs ? Que vous en semble, mes frères ? Voyez un peu, je vous prie, combien vaut un homme qui est

 

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animé de l’esprit de Dieu ! Et que ne fait-il pas ! Or sus, Dieu soit loue ! D’un côté, voilà que nous avons sujet d’affliction ; de l’autre, sujet de consolation. Aujourd’hui nous apprenons que la Compagnie a reçu quelque déchet en tel endroit, quelque confusion, par exemple, et demain nous apprendrons qu’en un autre Dieu a fait des merveilles par elle ; comme à présent, par exemple, on nous mande de Piémont que Dieu donne une telle bénédiction aux missions que nos confrères font, que, ne pouvant pas suffire à tous les peuples qui y viennent en foule, ils ont été contraints de prendre avec eux les prêtres séculiers qu’ils ont trouvés ; mais, ceux-ci ne suffisant pas encore, il leur a fallu avoir recours même aux religieux.

 

172. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 30 AOÛT 1657

Ravages causés par la peste à Gênes. — Mort de Mathurin de Belleville sur mer, de Claude Dufour et de Nicolas Prevost à Madagascar — Malgré ces pertes, la Compagnie doit continuer à évangéliser cette île. — Reproches adressés à un prêtre irrégulier et indélicat.

Je recommande nos infirmes aux prières de la Compagnie, M. Alméras et ceux qui sont allés aux eaux avec lui. Je recommande de plus la maison de Gênes ; nous n’en avons point de nouvelles depuis déjà assez longtemps. M. Martin, qui est à Turin, m’écrit deux choses : l’une, que le sénat de Gênes ayant fait commandement aux habitants d’une ville de l’État de Gênes située du côté de Turin, que l’on appelle… (1) de leur envoyer des vivres, ils en chargèrent une barque. Ceux qui conduisaient la barque n’osant approcher si près de la ville de Gênes de crainte du mal, tirèrent

Entretien 172. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 58 v°.

1. La place du mot est restée en blanc.

XI. -27

 

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un coup de canon pour avertir ceux de la ville de venir prendre ce qu’on leur apportait, mais personne ne sortit. Voyant cela, ils approchèrent du rivage, mirent leurs provisions à terre et tirèrent encore un coup de canon pour avertir Personne ne bougea. Cela leur fit croire que la désolation était bien grande dans cette ville. Ils laissèrent là leurs provisions et retournèrent à leur ville pour charger de nouveau leur barque, afin de l’amener encore.

M. Vincent ajouta qu’il a appris que les premières pluies qui sont arrivées ont fait beaucoup cesser la contagion, que l’air est un peu purifié et que l’on commence à ouvrir les boutiques ; mais, dit M. Vincent, Turin est si éloigné de là que ce bruit n’est pas bien assuré. Quoi qu’il en soit, prions Dieu pour eux, en quelqu’état qu’ils soient, et notamment pour la pauvre petite famille de cette ville si affligée.

Je vous disais l’autre jour qu’il est arrivé à Nantes un vaisseau qui vient de Madagascar, qui est l’un des trois qui y étaient allés, et que nous n’avions point reçu encore de lettres. J’en ai reçu une, non pas de ce pays-là, mais seulement de Nantes, d’un bon jeune homme nommé Baudouin, qui a demeuré céans quelque temps et qui s’en est retiré pour quelqu’incommodité. Il est au séminaire de Nantes. Cet homme, ayant su qu’il était arrivé un vaisseau, s’en va trouver le capitaine du vaisseau, qui s’en allait saluer M. le maréchal de la Meilleraye, et lui demanda des nouvelles du succès de son voyage et, entre autres, des missionnaires ; mais ce capitaine ne lui voulut rien dire, voulant premièrement, avant toute autre chose, faire part à mondit sieur le maréchal de l’état du voyage. Voyant qu’il ne peut rien tirer de ce capitaine, il s’en va trouver un autre homme du vaisseau, lequel lui dit beaucoup de particularités,

 

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et, entre autres, lui raconta un accident arrivé à un bon prêtre qui avait capacité et avait même été autrefois à l’armée, et que M. le maréchal envoyait en ce pays-là. Ce prêtre, étant monté sur le tillac du vaisseau, tomba dans la mer. A ses cris, on courut ; plusieurs se jetèrent à l’eau pour le sauver, mais en vain ; et on n’entendit autre chose de lui sinon qu’il se débattait parmi les ondes et disait : "Jésus, ayez pitié de moi ! Sainte Vierge, secourez-moi !"

Cela arriva dès le second jour qu’ils firent voile pour partir. De là ceux qui étaient dans ce vaisseau jugèrent que le voyage ne serait pas heureux. Et comme le même M. Baudouin avait désir de savoir des nouvelles des missionnaires, il lui en demanda. Cet homme lui répondit que les trois qui étaient allés dans leurs vaisseaux étaient morts, que M. de Belleville mourut en allant au Cap-Vert et fut jeté dans la mer, qui est le cimetière de ceux qui y meurent ; qu’il y avait grande mortalité dans les vaisseaux, grand nombre de malades, autour desquels nos missionnaires ont beaucoup travaillé ; que M. Dufour et M. Prévost arrivèrent à Madagascar, mais que ledit sieur Dufour, passant une rivière, tomba dedans, qu’il en fut retiré vivant et que ceux qui étaient avec lui, lui ayant dit qu’il était à propos de changer d’habit et de linge pour ne pas tomber malade, il n’en voulut rien faire, alléguant que c’était délicatesse de changer et qu’il s’en passerait bien. Mais, quelque temps de là, un frisson le prend, en sorte qu’il en est mort ; et on l’a enterré sur le bord de la mer, au pied d’une croix que lui-même a fait planter sur le sommet d’une petite éminence.

Quant à M. Prévost,- il fut si touché de douleur de la mort de M. Dufour, qu’il affectionnait très particulièrement, qu’il mourut aussi quelque temps après ;

 

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de sorte qu’il ne reste plus que le bon M. Bourdaise, qui est béni de Dieu, tant à l’égard du spirituel, dont il est chargé, que même du soin qu’il prend pour le temporel dans le fort, où il est très aimé d’un chacun et se comporte avec beaucoup de prudence et de bonne conduite ; qu’il a le soin de tous les Français qui sont là et des nouveaux convertis. Voilà l’état

Quelqu’un de cette Compagnie dira peut-être qu’il faut abandonner Madagascar ; la chair et le sang tiendront ce langage, qu’il ne faut plus y envoyer ; mais je m’assure que l’esprit dit autrement Quoi ! Messieurs, laisserons-nous là tout seul notre bon M. Bourdaise ? La mort de ces messieurs en étonnera, je m’assure, quelques-uns. Dieu tira d’Égypte six cent mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants, à l’effet de les mener en la terre de promission ; et néanmoins de tout ce grand nombre il n’y en eut que deux qui y entrèrent ; pas même Moïse, le conducteur de tous. Dieu a appelé nos confrères en ce pays-là, et cependant voilà que les uns meurent en chemin, et les autres bientôt après y être arrivés. Messieurs, à cela il faut baisser la tête et adorer les conduites tout admirables et incompréhensibles de Notre-Seigneur. N’étaient-ils pas appelés de Dieu en ce pays-là. Et qui en doute ? Tous trois m’ont demandé plusieurs fois à y aller. M. Dufour en avait ce désir dès le temps que l’on commença à parler de Madagascar ; cela, avec les circonstances et particularités qui sont arrivées à son égard, nous fa : sait penser que Dieu l’appelait de delà. Et notre pauvre défunt M. Lambert, combien m’a-t-il prié de fois de le lui permettre ! Ce ne sont pas la chair et le sang, comme vous pouvez croire, qui les ont portés ainsi a exposer leur vie comme ils ont fait. Maintenant savoir si la Compagnie a vocation de Dieu pour ce lieu-là, si elle

 

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y a été appelée, hélas ! Messieurs, il n’en faut pas douer, car nous ne pensions pas à Madagascar, lorsqu’on nous en est venu faire la proposition. Et voici comme le tout est arrivé.

Messieurs de la Compagnie des Indes de cette ville, c’est-à-dire ces messieurs qui se sont associés ensemble pour la négociation en ce pays-là, y ayant envoyé un prêtre séculier, qui ne s’y comporta pas bien, ils crurent qu’ils ne pourraient mieux faire, pour avoir quelques prêtres religieux qui fussent de vie exemplaire, que de s’adresser à Monseigneur le nonce du Pape, qui était en cette ville (2). Ils le firent ; ils lui en parlèrent ; et ce bon seigneur, pensant et repensant qui il leur pourrait donner pour cela, jeta les yeux sur la pauvre et chétive Compagnie et conseilla à ces messieurs de nous en parler, leur disant que lui-même de son côté nous en parlerait, qu’il croyait que la Compagnie ferait cela avec bénédiction. Ces messieurs vinrent ici nous en parler ; Mgr le nonce nous en parla et même nous en conjura ; nous assemblâmes quelques-uns des anciens de la Compagnie ; bref, on résolut d’entreprendre cet emploi, et pour cet effet nous jetâmes les yeux sur deux des meilleurs sujets de la Compagnie, nos bons défunts MM. Nacquart et Gondrée, dont le premier était d’une conduite et prudence admirables, qui avait un esprit apostolique, grand jugement ; l’autre aussi fort vertueux, d’une humilité et douceur bien grandes. Nosseigneurs de la Congrégation de la Propagation de la Foi nous envoyèrent les facultés nécessaires et louèrent même la Compagnie de son zèle. Or, cette Congrégation est celle en qui réside le pouvoir d’envoyer dans ces Missions, le Pape, en qui seul réside le pouvoir

2. Nicolas Bagni.

 

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d’envoyer par toute la terre, lui ayant donné le pouvoir de le faire et de vaquer à cela. Les évêques n’ont pouvoir que dans l’étendue et la circonférence de leurs archevêchés ou évêchés ; mais cette Congrégation a ce pouvoir du Pape, de pouvoir envoyer par toute la terre, et elle nous envoie.

Or, je vous prie, n’est-ce pas là une vraie vocation ? Eh quoi ! Messieurs et mes frères, après que nous connaissons cela, serait-il bien possible que nous fussions si lâches de cœur et si efféminés que d’abandonner cette vigne du Seigneur où sa divine Majesté nous a appelés, pource seulement qu’en voilà quatre ou cinq ou six qui sont morts ! Et dites-moi, ce serait une belle armée, celle qui, pour avoir perdu deux ou trois, quatre ou cinq mille hommes (comme l’on tient qu’il en est demeuré à ce dernier siège de Normandie) abandonnerait tout là ! Il ferait beau voir une armée ainsi faite, fuyarde et poltronne ! Disons de même de la Mission : ce serait une belle Compagnie que celle de la Mission, si, parce qu’en voilà cinq ou six de morts, elle abandonnait l’œuvre de Dieu ; Compagnie lâche, attachée à la chair et au sang ! Oh ! non, je ne crois pas que, dans la Compagnie, il y en ait un seul qui ait si peu de courage et qui ne soit tout disposé à aller remplir les places de ceux qui sont morts. Je ne doute pas que la nature ne frémisse un peu d’abord ; mais l’esprit, qui tient le dessus, dit : "Je le veux ; Dieu m’en a donné le désir ; non, cela ne sera pas capable de me faire abandonner cette résolution"

Vous savez le naufrage de ce vaisseau qui arriva à la Toussaint dernière sur la grande rivière de Nantes. M. Herbron m’écrit qu’il faut qu’il avoue que ce désastre lui jeta dans le cœur quelque découragement, mais qu’ayant repris cœur, et la raison reprenant le

 

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dessus, il avait mis bas toute cette crainte et était prêt à s’embarquer, si je l’avais agréable. M. Boussordec m’écrit de même qu’il est tout prêt ; et notre pauvre frère Christophe, ce bon enfant, m’écrit avec tant d’ingénuité que je vous promets que j’ai été fort attendri en lisant sa lettre. Il me dit donc qu’il prie souvent Dieu de lui faire la grâce de faire sa sainte volonté, et que quelquefois il se demande : "Où aimes-tu mieux la volonté de Dieu, ici ou à Madagascar ? Et je vous avoue, Monsieur, m’écrit-il, qu’il me semble que je l’aime mieux à Madagascar qu’ici." Au reste, c’est une espèce de martyre que d’exposer sa vie, traverser les mers pour le seul amour de Dieu, le salut du prochain, pource qu’encore bien qu’on ne le soit pas d’effet, du moins on l’est de volonté, puisqu’on quitte tout, on s’expose à je ne sais combien de périls. Et de fait, les saints qui sont morts dans l’exil, où ils ont été envoyés pour la cause de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’Église les tient comme des martyrs.

Aujourd’hui nous faisons la fête de saint Félix. Pendant qu’on le conduisait au martyre, un nommé Adaucte, qui est aussi saint et martyr, voyant qu’on emmenait saint Félix, courut à lui pour l’embrasser, et ayant appris le sujet pour lequel on le menait à la mort, il commença à dire à ceux qui le conduisaient : "Si vous voulez faire mourir ce serviteur de Dieu parce qu’il est chrétien, je le suis aussi, et vous n’avez pas plus le droit de le faire mourir que moi." Et ainsi il ne voulut pas se séparer de lui, et de ce pas il le suivit et fut martyrisé avec lui. Et qui lui avait donné ce mouvement, dites-moi, je vous prie, sinon Dieu ? Et combien de fois a-t-on vu que les geôliers qui tenaient enfermés les serviteurs de Dieu se sont eux-mêmes rendus

 

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à la religion des chrétiens et catholiques qu’ils tenaient enfermés !

On m’écrit de Rome que cinq ou six prêtres français qui ont été ici à l’ordination, sont allés à Rome pour se jeter aux pieds du Pape et s’offrir à travailler aux Indes, et que le Pape les a loués de leur zèle et leur a dit : "Je désirerais être en état de pouvoir faire la même chose ; autrefois, avant d’être ce que je suis, j’ai eu des mouvements de le demander ; mais ce qui m’en a empêché, ce sont les paroles que j’ai lues dans le livre du bienheureux François de Sales, évêque de Genève : ne rien demander et ne rien refuser".

Le Pape lui-même, comme vous venez d’entendre, loue le dessein de ces prêtres français qui ont eu ce courage d’aller s’offrir pour cet effet à Sa Sainteté. Or sus, Messieurs, de notre côté, donnons-nous bien à Dieu et offrons-nous à lui pour tous les emplois auxquels il plaira à sa divine Majesté nous employer ; corrigeons-nous de nos lâchetés.

Hélas ! Messieurs et mes frères, ce n’est pas ce qui nous doit affliger le plus de voir que Dieu attire ainsi à lui ses serviteurs, des saints, oui bien de voir que parmi nous autres prêtres il s’en trouve quelqu’un avec moi, oui, quelqu’un avec moi, qui sommes à scandale à la Compagnie. O Messieurs, ô mes frères, quel sujet d’affliction pour la Compagnie, qui voit cela ! Il ne vient à l’oraison que rarement, notamment depuis quelque temps, ne fait autre chose pendant la journée qu’aller et venir par le cloître, par le dortoir ; s’il y a quelque chose qui manque dans la chambre des autres, on la trouve dans la sienne ; bref, c’est une vie déplorable. C’est pour de telles gens, Messieurs, qu’il faut s’affliger, c’est pour eux qu’il faut prier. O mon Dieu, ô mon Dieu, ô mon Sauveur !

 

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Ensuite M. Vincent finit ce discours en disant que, néanmoins, pour se conformer à l’Église, on priât pour ces chers défunts, encore bien qu’on eût sujet de croire qu’ils fussent bienheureux.

 

173. — CONFÉRENCE DU 7 SEPTEMBRE 1657

SUR LES VERTUS DE MATHURIN DE BELLEVILLE

A la conférence, qui était sur les vertus de feu M. de Belleville, prêtre de la Compagnie, dont il est parlé ci-devant et qui est mort en allant à Madagascar, notre très honoré et bienheureux Père prenant la parole après deux de nos frères clercs, qui rapportèrent ce qu’ils avaient remarqué des vertus de ce bon défunt, qui étaient, entre autres, l’humilité, la douceur, la cordialité, la mortification, le mépris de soi-même et le zèle des âmes, dit que ce que nosdits frères venaient de dire était vrai et que cela lui avait toujours paru de la sorte en ce bon défunt. Ensuite il dit que ledit sieur de Belleville était gentilhomme d’extraction, de Normandie, qu’il s’était fait prêtre avant d’entrer dans la Compagnie, qu’on l’envoya à Madagascar, quoiqu’il y eût peu de temps qu’il fût en la même Compagnie, parce qu’il lui parut fort vertueux. Il avait demandé avec grande instance à entrer en la Compagnie, qui le reçut à cause de sa grande dévotion et de son humilité, malgré son peu de science.

Et de là M. Vincent prit sujet d’encourager ceux de la Compagnie qui avaient peine à comprendre la philosophie, la théologie et autres sciences, disant que ceux qui se trouvaient en cet état devaient prendre courage et espérer que Notre-Seigneur y suppléerait d’ailleurs,

Entretien 173. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 61.

 

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qu’il se sert pour l’ordinaire de personnes peu considérables pour opérer de grandes choses ; qu’il y en a plusieurs dans la Compagnie que l’on avait eu beaucoup de peine à admettre et qui aujourd’hui sont de très bons sujets, parmi lesquels quelques-uns sont supérieurs et conduisent leur petite famille avec beaucoup de prudence et de douceur, en sorte qu’il y a sujet de louer Dieu et d’admirer quant et quant ses conduites sur ces personnes-là.

Ensuite M. Vincent dit, adressant la parole principalement aux prêtres et à ceux qui avaient le bien de conduire et de diriger les exercitants dans les retraites spirituelles qui se font céans :

Messieurs, prenez garde, vous autres qui conduisez les exercitants, à ne point les déterminer à entrer dans la Compagnie, mais seulement à les côtoyer dans leurs bons, desseins, à les aider à se déterminer aux lieux où ils sentent que Dieu les appelle. Laissons faire Dieu, Messieurs. Jusqu’à présent, par la miséricorde de Dieu, on en a usé ainsi dans la Compagnie ; et nous pouvons dire qu’il n’y a rien jusqu’ici dans la même Compagnie, que Dieu ne l’y ait mis ; nous n’avons demandé ni maisons ni établissements, mais nous avons tâché de correspondre aux desseins de Dieu ; et lorsqu’il nous a appelés en ce lieu-là et en celui-ci, en cet emploi et en cet autre, nous avons tâché d’y aller et de coopérer de notre côté autant que nous avons pu (1).

1. Le passage qui précède, depuis les mots "mais seulement à les côtoyer dans leurs bons desseins" est rendu tout différemment par Abelly (op. cit., L. I, chap. XXXIV, p. 159) : "Bien davantage, quand même ils vous découvriraient qu’ils eu ont la pensée et qu’ils vous témoigneraient qu’ils y ont inclination, gardez-vous bien de les déterminer de vous-mêmes à se faire missionnaires, en le leur conseillant, ou les y exhortant. Mais alors dites-leur seulement qu’ils recommandent de plus en plus ce dessein à Dieu, qu’ils y pensent bien, étant une chose fort importante. Représentez-leur même les difficultés qu’ils y pourront

 

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Au nom de Dieu, Messieurs, tenons-nous-en là, je vous en prie, et laissons faire Dieu, nous contentant de coopérer avec lui. Et croyez-moi, Messieurs, si la Compagnie en use de la sorte, sa divine Majesté la bénira. Et ainsi contentons-nous des sujets que Dieu nous enverra. Si nous voyons qu’ils ont la pensée de se retirer ailleurs que dans la Compagnie, je veux dire en quelque sainte religion ou communauté, ne les en empêchons pas, autrement, il y aurait grand sujet de craindre que Dieu ne châtiât la Compagnie pour vouloir avoir ce qu’il ne veut pas qu’elle ait. Et dites-moi, si la Compagnie n’avait été dans l’esprit que je viens de dire, qui est de n’affecter point d’autres personnes, quelques rares esprits qu’ils soient, sinon ceux qu’il plaît à Dieu y envoyer et qui en ont eu le désir longtemps auparavant, les Pères Chartreux et les Pères de Sainte-Geneviève nous enverraient-ils, pour faire retraite céans, comme ils font, quantité de jeunes gens qui ont la pensée de se faire ou Chartreux ou chanoines réguliers ? Vraiment ils s’en donneraient bien de garde. Quoi ! voilà, par exemple, un jeune homme qui a la pensée de se faire Chartreux ; on l’envoie ici pour conférer avec Notre-Seigneur par le moyen d’une retraite, et vous l’iriez persuader qu’il faut qu’il demeure céans, parce que peut-être c’est un jeune homme de bel esprit ! Et qu’est-ce que cela, Messieurs, sinon vouloir avoir ce

avoir selon la nature, et qu’il faut qu’ils s’attendent, s’ils embrassent cet état, de bien souffrir et de bien travailler pour Dieu. Que si, après cela, ils prennent leur résolution, à la bonne heure ; on peut les faire parler au supérieur, pour conférer plus amplement avec eux de leur vocation. Laissons faire Dieu, Messieurs, et nous tenons humblement dans l’attente et dans la dépendance des ordres de sa Providence. Par sa miséricorde, l’on en a usé ainsi dans la Compagnie jusqu’à présent, et nous pouvons dire qu’il n’y a rien en elle que Dieu n’y ait mis, et que nous n’avons recherché ni hommes, ni biens, ni établissements".

 

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qui ne nous appartient pas, vouloir faire qu’une personne entre dans une Compagnie où Dieu ne la veut pas où Dieu ne l’appelle pas et à. quoi elle n’a point pensé ? Et qu’est-ce encore autre chose sinon attirer la disgrâce de Dieu sur la Compagnie ? O pauvre Mission ! O pauvre petite Compagnie de la Mission ! que tu tomberas en un pitoyable état si tu en viens là ! Prions Dieu, Messieurs, prions Dieu, mes frères, qu’il confirme de plus en plus la grâce qu’il a faite à la Compagnie jusqu’ici, de ne vouloir autre chose que ce qu’il a agréable qu’elle ait, de ne nous ingérer de nous-mêmes en aucun emploi, quel qu’il soit, mais d’attendre l’appel de sa divine Majesté.

Et puis, revenant au bon défunt M. de Belleville, M. Vincent dit qu’il avait une relation véritable de ce qui s’était passé en sa maladie et en sa mort, qui avait été écrite par défunt M. Dufour, qui est mort depuis à Madagascar. Il en fit lecture d’une partie ; mais, l’heure de la retraite ayant sonné, il cessa de continuer à la lire et finit la conférence par un De profundis pour le repos de l’âme du bon défunt.

 

174. — RÉPÉTITION D ORAISON DU 23 SEPTEMBRE 1657

MORT DE PLUSIEURS PRÊTRES DE LA MISSION A GÊNES

M. Vincent dit, à la répétition de l’oraison, entre autres choses, qu’il fallait avoir grande confiance en Dieu, beaucoup recourir à Dieu ; car l’homme, disait-il, est-il autre chose que péché, ordure et vilenie ? Il prit sujet de parler de cela sur ce que, un frère clerc ayant répété son oraison, M. Vincent vit qu’il n’avait pas eu

Entretien 174. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 62 V°

 

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assez recours à Dieu et qu’il s’était trop arrêté à raisonner et ne s’était pas assez affectionné à la vertu et n’avait pas assez prié Dieu, ni eu recours à lui dans son oraison.

Et ensuite il dit : A propos de confiance en Dieu, nous avons bien sujet de prier Dieu qu’il en remplisse la Compagnie au sujet que je m’en vas vous dire. Enfin sa divine Majesté nous a ôté ce grand et saint homme M. Blatiron, duquel vous avez tant de fois ouï parler ; cet homme apostolique par qui Dieu a fait tant de grandes choses, nous ne l’avons plus ; Dieu nous l’a ôté. Nous n’avons plus aussi le bon M. Duport, ni le bon M. Tratebas, non plus que plusieurs autres. Enfin je ne vous dirai pas combien nous en avons de morts ; mais plutôt, et ce sera plus tôt fait, je vous dirai combien il en reste de vivants, supposé que Dieu ne les ait pas appelés depuis la nouvelle que nous avons de Rome, car de Gênes nous n’en avons reçu aucune depuis environ deux mois. Il reste M. Simon et M. Le Juge, lequel M. Le Juge a eu la peste et en est guéri, par la miséricorde de Dieu. C’est un bon prêtre italien. Il reste au séminaire un prêtre italien et trois clercs, parmi lesquels, je crois, est notre frère Pinon. Voilà donc quatre personnes du séminaire qui restent, posé le cas qu’il ne leur soit arrivé aucun mal depuis la dernière nouvelle que nous avons, comme je vous viens de dire. Quant aux frères coadjuteurs, il en est mort un et il en reste trois, dont le frère Rivet. Voilà, Messieurs, l’état auquel il a plu à Dieu que cette maison de Gênes ait été affligée par le moyen de la peste (1).

1. Cette page est rendue tout autrement par Abelly (op. cit. L.III p. 48) "Oh ! qu’il est bien vrai, Messieurs et mes Frères, que nous devons avoir une grande confiance en Dieu et nous mettre entièrement entre ses mains, croyant que sa Providence dispose pour notre bien

 

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M. Blatiron, ah ! quelle perte ! Cet homme que nous avons vu ici être un pilier d’infirmerie pendant l’espace de trois ou quatre ans, et cependant vous savez ce qu’il a fait, et quelles et combien de conversions Dieu a faites par lui ! Jusqu’aux bandits ! C’est une chose inouïe que des bandits se soient convertis. Jamais leurs conversions n’ont été si fréquentes que depuis que les prêtres de la Mission sont en Italie. Les bandits, ce sont des voleurs de bois, des gens qui ont fait quelque mauvais coup dans leurs villages, dans leurs villes et

et pour notre avantage tout ce qu’elle veut ou permet qu’il nous arrive ! Oui, ce que Dieu nous donne et ce qu’il nous ôte est pour notre bien, puisque c’est pour son bon plaisir et que son plaisir est notre prétention et notre bonheur. C’est dans cette vue que je vous ferai part d’une affliction qui nous est survenue, mais que je puis dire avec vérité, mes frères, une des plus grandes qui nous pourraient arriver : c’est que nous avons perdu le grand appui et le principal support de notre maison de Gênes. M. [Blatiron], supérieur de cette maison-là, qui était un très grand serviteur de Dieu, est mort, c’en est fait ! Mais ce n’est pas tout : le bon M. [Duport], qui s’employait avec tant de joie au service des pestiférés, qui avait tant d’amour pour le prochain, tant de zèle et de ferveur pour procurer le salut des âmes, a été aussi enlevé par la peste. Un de nos prêtres italiens, [M. Dominique Boccone], fort vertueux et bon missionnaire, comme j’ai appris, est semblablement mort. M. [Ennery], qui était aussi un vrai serviteur de Dieu, très bon missionnaire et grand en toutes vertus est aussi mort. M. [Tratebas] que vous connaissez, qui ne cède en rien aux autres, est mort. M. [Vincent], homme sage, pieux et exemplaire, est mort. C’en est fait, Messieurs et mes frères, la maladie contagieuse nous a enlevé tous ces braves ouvriers ; Dieu les a retirés à lui. O Sauveur Jésus, quelle perte et quelle affliction ! C’est maintenant que nous avons grand besoin de nous bien résigner à toutes les volontés de Dieu ; car, autrement, que ferions-nous que nous lamenter et attrister inutilement de la perte de ces grands zélateurs de la gloire de Dieu ? Mais avec cette résignation, après avoir accordé quelques larmes au sentiment de cette séparation nous nous élèverons à Dieu, nous le louerons et le bénirons de toutes ces pertes, puisqu’elles nous sont arrivées par la disposition de sa très sainte volonté. Mais, Messieurs et mes frères, pouvons-nous dire que nous perdons ceux que Dieu retire ? Non, nous ne les perdons pas, et nous devons croire que la cendre de ces bons missionnaires servira comme de semence pour en produire d’autres. Tenez pour certain que Dieu ne retirera point de cette Compagnie les grâces qu’il leur avait confiées, mais qu’il les donnera à ceux qui auront le zèle d’aller prendre leurs places.

 

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qui se sont enfuis dans les bois. A peine donc ces messieurs étaient-ils à faire la mission dans quelque bourg ou village, aux environs des bois, que quelques-uns de ces bandits se convertissaient et se réconciliaient avec les parents de ceux qu’ils avaient tués, et les parents avec eux ; et cela par le moyen de la mission. Et présentement, à l’égard de ces messieurs qui sont à Turin, Dieu donne une telle et si grande bénédiction à leurs missions, que cela est admirable. On me mande qu’ils s’en vont commencer la mission dans une ville qui est de l’apanage de Madame Royale (2). Dans cette ville, il y a beaucoup de noblesse et beaucoup de divisions et désordres. Madame Royale a fait tout ce qu’elle a pu pour y mettre ordre et n’en a point encore pu venir à bout, nonobstant les moyens dont elle s’est servie jusqu’à présent. Enfin on lui a dit : "Madame, si vous voulez remédier à cela, il faut que Votre Altesse y envoie les prêtres de la Mission pour y faire la mission. Une partie de cette noblesse même qui est dans cette ville demande la mission."

Or, pour venir a notre bon M. Blatiron, un homme qui était perpétuellement dans le travail, je m’étonne comment il pouvait subsister ; un prêtre dont le regard seul donnait de la vénération et du respect envers lui. Je vous assure, Messieurs, que, lorsque je le regardais, je sentais en moi un certain respect et de la révérence envers cet homme de Dieu.

Et ces messieurs Duport, Ennery et Tratebas, qui travaillaient avec tant de bénédiction de Dieu, qu’en dirons-nous, Messieurs ? Ne disons pas seulement le bien qu’ils ont fait, mais disons quel mal ils ont fait, en avez-vous jamais remarqué en ces serviteurs de Dieu ?

2. Bra, en Piémont

 

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Pour moi, je vous confesse que jamais je n’en ai remarqué, ni ouï dire. Or sus, prions sa divine Majesté qu’elle ait agréable d’en disposer d’autres pour remplir ces places. Des M. Blatiron, hélas ! où en trouverons-nous ? Des MM. Duport, Ennery, et Tratebas, où en trouverons-nous ? Plaise à la bonté de Dieu choisir lui-même les personnes qu’il désire envoyer pour remplir leurs places, et qu’il les anime du même esprit ! Confiance, Messieurs, ayons grande confiance en Dieu ! J’espère qu’il nous assistera et nous fera la grâce de répondre aux desseins qu’il a sur la petite Compagnie. Je veux espérer qu’il n’y en a pas un qui ne soit tout prêt à aller si on lui disait de le faire ; et, par la grâce de Dieu, il y en a qui se sont déjà offerts, même de ceux de dehors, lesquels m’en ont écrit, et qui, voyez-vous, au seul mot de vade, j’en suis assuré, partiraient aussitôt.

Or sus, je loue Dieu de la grâce qu’il a faite à cette petite Compagnie d’être en cette disposition-là ; car je veux espérer que tous, tant que nous sommes, nous avons la même disposition, et que, si on nous venait dire : "Venez-vous-en ici", "allez-vous-en là", nous serions prêts à obéir. Dieu soit loué !

Je prie la Compagnie, premièrement, de rendre grâces à Dieu de celles qu’il a faites à ces bons défunts ; et en second lieu, nous prierons le même Seigneur, si, par aventure, quelqu’un d’eux était encore dans le purgatoire, de l’en vouloir délivrer par sa sainte miséricorde.

 

175. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 1er NOVEMBRE 1657

Fête de la Toussaint. — L’humilité. — Mort de Dermot Duiguin.

Après que notre très honoré Père eut fait répéter à

Entretien 175. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 63 v°.

 

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trois ou quatre personnes de la Compagnie les pensées que Dieu leur avait données en l’oraison, il dit à la Compagnie qu’elle devait s’élever à Dieu en ce saint jour de tous les saints et lui demander ses grâces et les besoins d’un chacun en particulier et pour la Compagnie en général. Voyez-vous, dit-il, Notre-Seigneur a coutume de verser ses grâces en plus grande abondance en ce jour sur les fidèles qui les lui demandent comme il faut, et cela par l’entremise de tous les saints ; car, comme il y a plus d’intercesseurs pour nous auprès de Dieu, aussi ne devons-nous pas douter que les grâces qu’il verse sur les fidèles en ce jour, ne soient bien plus abondantes qu’aux autres fêtes particulières des saints. Ce que nous devons donc faire, Messieurs et mes frères, c’est de remercier sa divine Majesté de tous les dons et grâces qu’elle a eu agréable de faire à tous les saints en général qui sont là-haut au ciel, et à chacun d’eux en particulier, du bon usage qu’ils ont fait de ces mêmes grâces, de la persévérance qu’ils ont eue à la pratique des bonnes œuvres jusqu’à la fin ; remercier Dieu de tout cela et de ce qu’ils ont si bien pratiqué cette première leçon que Notre-Seigneur a enseignée à eux et à nous : bienheureux sont les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux leur appartient (1).

O belle et sainte humilité, que tu es agréable aux yeux de Dieu, puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu venir exprès lui-même ici-bas en terre pour nous l’enseigner par l’exemple et par parole ! O Messieurs ô mes frères, plût à Dieu que l’amour et le désir de cette vertu fussent bien imprimés dans nos cœurs ! Oui, l’amour de notre mépris ; agréer que l’on se moque de nous, que l’on nous estime peu de chose, que l’on n’en

1. Matthieu 5, 3.

XI. — 28

 

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fasse point de cas, que le monde nous croie gens de peu de vertu, ignorants, propres à rien.

Non seulement un chacun de la Compagnie doit aimer cela à son égard, mais aussi il le doit aimer pour le regard de la Compagnie en général. Oui, aimer que l’on en parle comme d’une communauté la moins utile de l’Église de Dieu, la plus imparfaite ; aimer qu’on dise d’elle qu’elle est la plus ignorante et qu’elle est impropre à toutes choses. Le Fils de Dieu a voulu passer par là ; il a été tenu parmi le peuple pour un séducteur ; il a souffert d’être postposé à Barabbas, de passer pour un démoniaque, dans le rebut du. peuple ; bref, il a agréé, aimé cet état. Cela étant ainsi, que le Fils de Dieu a aimé cet état, pourquoi ne l’aimerions-nous pas ? Voyez-vous, il faut nous efforcer toujours d’aimer l’abjection, la confusion qui nous arrive de nos fautes ; il faut haïr et détester le mal lorsqu’il va jusqu’au péché, et faire notre possible pour nous en corriger. Mais, étant une fois commis, nous devons aimer la confusion qui nous en revient et être bien aises qu’à cause de cela nous soyons méprisés.

J’ai connu une bonne fille (2) qui avait une cuisse une fois aussi grosse que l’autre ; et à cause de cela, ne pouvant pas, comme les autres dans le monde, aller au bal, etc., elle se retira pour vivre en solitude et ne se point marier ; et, depuis, elle disait ces paroles : "O ma bénite jambe, qui avez été cause que je me suis retirée du monde ! ô confusion aimable, qui m’avez procuré un si grand bien !"

Je lisais hier au soir une lettre, touchant notre bon ; défunt M. Duiguin, par laquelle on me mande que sa mort a mis tout le monde en pleurs, voyant

2. Isabelle du Fay.

 

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qu’ils perdaient leur bon père (ainsi le tenaient-ils) ; et grands et petits, tous étaient en larmes ; aussi est-il leur père, pour les avoir engendrés à Jésus-Christ. Cela peut donner quelque sujet d’estime d’abord à la Compagnie, voyant cela ; mais ce que nous devons faire en ces rencontres, c’est de dire, aussitôt que nous voyons et entendons cela : "A vous seul, Seigneur, la gloire ! A vous, mon Dieu, toute la gloire !" Et ainsi rabattre en nous tout ce qui nous pourrait donner quelque pensée de vaine estime de nous en particulier, ou de la Compagnie en général. Plaise à Dieu faire la grâce à la Compagnie de s’étudier particulièrement et principalement aux moyens d’acquérir cette sainte vertu d’humilité et d’abjection de nous-mêmes ! Oui, mes frères je le redis, nous devrions courir après l’acquisition de cette vertu d’humilité. Sa divine Majesté nous en fasse la grâce, s’il lui plaît !

 

176. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU il NOVEMBRE 1657

Il faut suivre en tout la volonté de Dieu pour l’amour de Dieu. — Zèle des deux frères Jean et Philippe Le Vacher, missionnaires en Barbarie.

Notre très honoré Père faisant répéter l’oraison à un de nos frères clercs, celui-ci vint à dire que ce n’était pas assez de faire les choses que Dieu demande de nous, mais que, ces choses-là, il les fallait faire pour l’amour de Dieu. Alors M. Vincent prit la parole et dit à ce bon frère : Mon frère, vous venez de dire une chose qui est à peser et considérer, et je prie Dieu qu’il vous bénisse. En effet, Messieurs et mes frères, ce m’est point assez de faire la chose que Dieu demande

Entretien 176. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 64 V°.

 

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de nous, mais il faut de plus bien faire cette même chose pour l’amour de Dieu ; faire la volonté de Dieu, et cette même volonté de Dieu, la faire selon sa volonté, c’est-à-dire en la manière que Notre-Seigneur a fait la volonté de son Père, étant sur la terre. Par exemple, nous autres prêtres, nous célébrons la sainte messe, parce que c’est la volonté de Dieu ; or, ce n’est point assez de faire en cela la volonté de Dieu, à savoir de célébrer ; mais nous devons de plus nous efforcer d’offrir, avec le plus de perfection qui nous sera possible, ce même sacrifice à Dieu, selon la volonté du même Dieu, ainsi que Notre-Seigneur sur la terre offrit le sacrifice sanglant et non sanglant de soi-même à son Père éternel ; et nous devons, Messieurs, nous efforcer, tant que nous pourrons, d’offrir nos sacrifices au Père éternel dans ce même esprit que je viens de dire que fit Notre-Seigneur ; et cela aussi parfaitement que notre pauvre, chétive et misérable nature nous le peut permettre. Et ainsi de nos frères qui entendent la sainte messe, auxquels il ne suffit pas de l’entendre et de faire en cela la volonté de Dieu, mais ils doivent encore faire la même volonté de Dieu en entendant la messe dévotement, avec attention et pureté d’intention. Ainsi à l’égard des œuvres ; je dis, des bonnes œuvres, comme, verbi gratia, une personne qui garde bien sa règle, c’est quelque chose de bien garder sa règle, mais ce n’est pas assez si on ne le fait pour l’amour de Dieu.

De sorte, voyez-vous, que tout ce que nous faisons ou souffrons, si nous ne le faisons ou souffrons pour l’amour de Dieu, tout cela ne nous sert de rien ; voire même, quand nous serions brûlés tout vifs, ou que nous donnerions tous nos biens aux pauvres, dit saint Paul, si nous n’avons la charité et si nous ne le faisons ou souffrons pour l’amour de Dieu, cela ne nous servira

 

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de rien. Assister, par exemple, les pauvres esclaves, c’est un œuvre fort excellent, et il y a même quelques Ordres dans l’Église de Dieu qui ont toujours été estimés et considérés par-dessus les autres, pource qu’ils s’emploient à cela, comme l’Ordre de la Rédemption des captifs, dont les membres font, entre autres vœux, celui de s’offrir comme esclaves à la place de ceux qui seraient tentés d’apostasier, afin de les délivrer du danger de perdre la foi.

Cela, Messieurs, est beau et bien excellent ; mais il me semble qu’il y a encore quelque chose de plus en ceux qui non seulement s’en vont à Alger, à Tunis, pour y contribuer à racheter les pauvres chrétiens, mais qui, outre cela, y demeurent, et y demeurent pour racheter ces pauvres gens, pour les assister spirituellement et corporellement, courir à leurs besoins, être toujours là pour les assister. O Messieurs, ô mes frères, considérez-vous bien la grandeur de cet œuvre ? Le voyez-vous bien ? Y a-t-il, je vous prie, chose plus rapportante à ce qu’a fait Notre-Seigneur descendant ici-bas en terre pour y racheter les hommes de la captivité du péché et du démon que celui-là ! Qu’a fait le Fils de Dieu ? Il a quitté le sein de son Père éternel, lieu de son repos, de sa gloire ; et pourquoi faire ? Pour descendre ici-bas en terre parmi les hommes, afin de les instruire par ses paroles et par ses exemples, de les dégager de la captivité où ils étaient et de les racheter. Pour ce faire, il a même donné jusqu’à son propre sang. Ainsi, Messieurs, nous ne devons tenir à quoi que ce soit ; aises, commodités, quittons tout pour servir Dieu et le prochain. La nature ne demande que le changement ; et si on la veut croire, elle nous persuadera continuellement le changement ; mais il faut se raidir contre. Il faut beaucoup de force, je l’avoue.

 

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Voilà M. Le Vacher l’aîné qui est à Tunis ; quel travail pensez-vous qu’il a sur les bras maintenant ? A peine pouvaient-ils, deux qu’ils étaient, faire ce qu’il y avait à faire ; et maintenant le voilà seul, chargé du consulat, qu’il faut qu’il exerce, et, d’autre côté, du soin des pauvres esclaves ! La nature demanderait à se voir dégagée de ce fardeau, mais il faut tenir ferme et se raidir contre et nous tenir où Dieu nous a mis, à quelqu’emploi et en quelque pays que ce soit (1).

Et celui-ci (parlant de M. Philippe Le Vacher, qui était de retour d’Alger depuis environ deux mois et qui se disposait à y retourner (2), savez-vous bien qu’il passe chaque année des sept et huit nuits sans dormir, afin d’entendre les confessions des pauvres esclaves, qu’il va trouver dans les lieux où ils sont retirés, et passer les nuits avec eux, ces pauvres gens n’ayant d’autre temps que celui-là pour se confesser, car leurs patrons ne veulent pas qu’ils soient divertis de leur travail durant le jour ? C’est ce que m’a mandé le consul par diverses fois, en m’avertissant que, si je ne lui faisais modérer ses veilles, il y aurait à craindre qu’il ne succombât sous le faix. Or, de cela je vous prie de ne lui en point parler et de ne lui point dire que je vous ai dit cela de lui. Peut-être fais-je mal de vous dire cela ; mais quoi ! comme je ne me saurais empêcher de dire le bien quand je le vois, aussi, en contre-échange, je ne me puis empêcher de dire le mal quand je le remarque, et de dire : "Vous avez fait telle et telle faute" (3).

1. En marge : Nota que M. Vincent voulait encourager, comme il est croyable, M. Philippe Le Vacher, qui était bientôt prêt. s’en retourner à Alger.

2. En marge : Ici il parle dudit sieur Philippe Le Vacher, qui venait de sortir de cette répétition d’oraison

3. En marge : M. Vincent rapporta un passage du prophète sur ce qu’ayant vu les ennemis, il s’est écrié contre eux. Faut chercher ce passage et l’écrire ici.

 

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Or sus, Dieu soit béni et glorifié à jamais ! Le royaume de Dieu souffre violence, et il n’y a que les forts qui le ravissent, ceux qui pratiquent la vertu parmi les plus grandes difficultés, qui souffrent et pâtissent le plus pour l’amour de Dieu ; et c’est ce que Dieu veut de nous. Plaise à sa divine Majesté nous faire la grâce à tous de faire toujours et en toutes choses sa sainte volonté !

 

177. — RÉPÉTITION D’ORAISON DU 25 NOVEMBRE 1657

Blâme adressé à un missionnaire qui avait parlé de la Compagnie avec éloge. — Raisons d’être humbles et de renvoyer toute louange à Dieu. — Bien faire ce que l’on fait, bien observer la règle et laisser dans la Compagnie une tradition de vertu. — Quand il rentrait à Paris après ses missions, saint Vincent se reprochait de laisser les âmes à l’abandon. — Il recommande aux prières Toussaint Bourdaise, missionnaire à Madagascar.

M. Vincent faisant répéter l’oraison à un prêtre du séminaire nouvellement reçu, ledit prêtre, parlant de la Compagnie, la qualifia du nom de sainte Compagnie, sainte Congrégation. M. Vincent, entendant cela, arrêta le discours de ce bon prêtre et lui dit : Monsieur, quand nous parlons de la Compagnie, nous ne devons point nous servir de ces termes de sainte Compagnie ou Congrégation, ou autres termes équivalents et relevés, mais nous servir de ceux-ci : la Compagnie, la petite Compagnie, et semblables ; et en cela nous imiterons le Fils de Dieu, qui appelait la Compagnie de ses apôtres et disciples petit troupeau, sa petite Compagnie (1). Oh ! que je voudrais qu’il plût à Dieu faire la grâce à cette chétive Compagnie de la bien établir dans l’humilité, faire fond, bâtir sur cette vertu, qu’elle demeure là comme en

Entretien 177. — Manuscrit des répétitions d’oraison, f° 66.

1. Luc 12 32.

 

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son poste, en son cadre, car, voyez-vous, Messieurs, ne nous trompons pas, si nous n’avons l’humilité, nous n’avons rien. Je ne parle pas seulement de l’humilité extérieure, mais je parle principalement de l’humilité de cœur et de celle qui nous porte à croire véritablement qu’il n’y a nulle personne sur la terre plus chétive et misérable que nous, que la Compagnie de la Mission est la plus chétive de toutes les Compagnies, la plus misérable, et à être bien aises que le monde en parle ainsi Hélas ! Messieurs, vouloir être estimés, qu’est-ce que cela ? Vouloir être traités autrement que le Fils de Dieu, n’est-ce pas un orgueil insupportable ? Le Fils de Dieu étant sur la terre, que disait-on de lui ? Et pour qui a-t-il bien voulu passer dans l’esprit du peuple ? Pour un fou, pour un séditieux, pour une bête, pour un pécheur, quoiqu’il ne le fût pas ; jusque-là même d’avoir bien voulu souffrir d’être postposé à un Barabbas, à un voleur, à un méchant ! O Sauveur, o mon Sauveur, o mon Sauveur, que votre sainte humilité confondra de pécheurs comme moi, misérable, au jour du jugement !

Prenons garde à cela, mes frères ! Vous autres qui allez en mission, vous autres qui parlez en public, prenez garde ! Quelquefois et assez souvent on voit un peuple si touché de ce que l’on a dit ; on voit que chacun pleure ; il s’en rencontre d’autres qui, poussant plus avant, vont jusqu’à proférer ces paroles : "Bienheureux le ventre qui vous a porté, les mamelles qui vous ont allaité" (2). Nous avons oui dire de semblables paroles quelquefois. Entendant cela, la nature se satisfait, la vanité s’engendre et se nourrit, si ce n’est qu’on réprime toutes ces vaines satisfactions, que l’on renonce à la vanité, à soi-même, que l’on cherche purement la gloire de Dieu, pour qui,

2. Luc 11, 27. En marge : Rapporter ici le passage en latin.

 

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voyez-vous, nous devons travailler ; oui, purement pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ; car en user autrement, c’est se prêcher soi-même et non pas les autres ; et une personne qui en use de la sorte, je veux dire qui prêche pour se faire applaudir, se faire donner de l’estime, afin qu’on la loue, pour faire parler d’elle, que fait cette personne, ce prédicateur ? Que fait-elle ? Un sacrilège, oui, un sacrilège. O mon Dieu, o mon Dieu, faites la grâce à cette pauvre petite Compagnie que pas un des particuliers qui la composent ne tombe dans ce malheur. Voyez-vous, Messieurs et mes frères, croyez-moi, nous ne serons jamais propres pour faire l’œuvre de Dieu, que nous n’ayons une profonde humilité, un mépris de nous-mêmes. Non, si elle n’est humble et si elle n’a cette pensée et cette croyance qu’elle ne peut rien faire qui vaille, qu’elle est plus propre à tout gâter qu’autrement, la Compagnie de la Mission ne fera jamais grand’chose ; mais, lorsqu’elle sera et vivra dans l’esprit que je vient de dire, alors assurez-vous, Messieurs, qu’elle sera propre à travailler à l’œuvre de Dieu, parce que c’est de tels sujets dont Dieu se sert pour de grandes œuvres. Les docteurs, expliquant cet évangile d’aujourd’hui, où il est fait mention de dix vierges, dont il y en eut cinq sages et cinq folles, estiment que l’on doit entendre cette parabole des religieux et des communautés qui se sont retirés du monde. Si cela est ainsi, Messieurs, que la moitié des religieux et des communautés se perde, hélas ! que ne devons-nous pas craindre ! Misérable, qui suis un vieux pécheur et qui n’ai jamais fait aucun bien sur la terre, que ne dois-je pas craindre ! Or sus, Messieurs et mes frères, encourageons-nous, ne perdons point cœur, donnons-nous à Dieu de bonne sorte, renonçant à nous-mêmes, à nos satisfactions, à nos aises et

 

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contentements, estimant que nous n’avons point de plus grand ennemi que nous-mêmes, faisant tout le bien que nous pourrons.

Et ici il y a deux choses à considérer, à savoir non seulement de faire le bien, mais ce bien-là, de le bien faire. Car, voyez-vous, ce n’est point assez de faire le bien, par exemple, donner l’aumône, jeûner, et le reste ; cela est bien, mais ce n’est pas encore assez ; il faut de plus bien faire cela, en l’esprit de Notre-Seigneur, en la manière que Notre-Seigneur l’a fait sur la terre, et purement pour la gloire de Dieu. Les plantes ne portent point de fruits qui soient plus excellents que leur essence. Nous sommes comme l’essence, tous tant que nous sommes, de ceux qui viendront après nous, lesquels. vraisemblablement ne pousseront point leurs fruits, leur perfection plus haut que nous. Si nous avons bien fait, ils feront bien ; car, voyez-vous, Messieurs, cela passera de l’un à l’autre : ceux qui demeurent enseignent les autres de la manière dont les premiers se prenaient à la vertu, de l’exactitude aux règles ; et ces autres, encore d’autres qui viendront après eux ; et cela, aidés. de la grâce de Dieu, qui leur a été méritée par les premiers, oui, méritée par les premiers. D’où vient que nous. voyons dans le monde certaines familles qui vivent si bien en la crainte de Dieu ? J’en ai une entre autres dans l’esprit, dont j’ai connu le grand-père et le père, qui tous étaient fort gens de bien ; et encore aujourd’hui je connais les enfants, qui font de même. D’où vient cela ? C’est que leurs pères ont mérité de Dieu cette grâce, par leur bonne et sainte vie, à leurs enfants, selon la, promesse de Dieu même, qu’il récompensera la vertu et la bonne et sainte vie des pères en leurs enfants jusqu’à la millième génération.

Regardons de l’autre côté. Il se voit des personnes,

 

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un mari et une femme, qui sont gens de bien et qui vivent bien ; et néanmoins tout leur fond entre les mains ; ils ne réussissent à rien. Et d’où vient cela ? C’est que la punition de Dieu qu’ont méritée leurs parents pour quelque grande faute qu’ils ont commise, passe en leurs enfants, selon qu’il est écrit, que Dieu châtiera le pécheur dans les siens jusqu’à la septième génération (3) ; et quoique cela s’entende principalement des biens temporels, néanmoins nous le pouvons prendre aussi pour les biens spirituels. De sorte que, si nous faisons bien, si nous gardons bien exactement nos règles, si nous pratiquons bien toutes les vertus convenables à un vrai missionnaire, nous mériterons de Dieu cette grâce à nos enfants, c’est-à-dire à ceux qui viendront après nous, lesquels feront bien. Et si nous faisons mal, il est bien à craindre qu’ils ne fassent de même, et encore pis, parce que la nature entraîne toujours après soi et porte sans cesse au mal. Et puis l’on dira de la Compagnie ce qu’on dit communément dans le monde : "Ils s’en vont, ces gens-là s’en vont, c’est-à-dire ils déchoient."

Voyez-vous, nous nous pouvons considérer comme les pères. La Compagnie est encore dans son berceau ; elle ne fait que naître ; il y a environ vingt-cinq ou trente ans qu’elle a commencé à naître. Qu’est-ce que cela ? N’est-ce pas être encore dans son berceau ? Et ceux qui seront après nous dans trois ou quatre cents ans nous regarderont comme leurs pères. Ceux mêmes qui ne font que venir sont réputés premiers. Ceux qui sont dans les premières années sont considérés comme les premiers pères. Quand vous autres, Messieurs, voulez appuyer quelque passage qui est dans quelque Père des premiers siècles, vous dites : "Ce passage est rapporté par un tel

3. Baruch 6, 2.

 

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Père, qui vivait dans le premier siècle, un tel Père de l’Église, qui vivait dans les premiers siècles." Voilà comme l’on dit. De même en dira-t-on de ceux qui sont à présent dans la Compagnie : "Du temps des premiers prêtres de la Mission on faisait cela ; ils faisaient cela ; telles et telles vertus y étaient en vigueur" et ainsi du reste.

O Messieurs, cela étant, quel exemple ne devons-nous point laisser à nos successeurs, à nos enfants, puisque le bien qu’ils feront dépend en quelque façon de celui que nous pratiquerons ! S’il est vrai, comme disent les Pères de l’Église, que Dieu fait voir aux pères et mères qui sont damnés le mal que leurs enfants commettent sur la terre, afin que par là leur tourment en soit augmenté, et que plus ces enfants font de maux, plus les pères et mères qui en sont cause par le mauvais exemple qu’ils leur ont laissé, en souffrent, aussi d’autre part, et saint Augustin le dit, Dieu fait voir aux pères et mères qui sont au ciel le bien que font leurs enfants qui sont encore ici-bas en terre, afin que leur joie en soit augmentée. De même, Messieurs, quelle consolation, quelle joie n’aurons-nous point lorsqu’il plaira à Dieu nous faire voir la Compagnie qui fera bien, qui foisonnera en bonnes œuvres, qui observera fidèlement et exactement les règles, sera dans la pratique des vertus qui composent son esprit, des bons exemples que nous leur aurons donnés !

O misérable que je suis, qui dis et ne fais pas ! Je dis aux autres ce qu’il faut qu’ils fassent, et moi-même je ne le pratique pas ! Priez Dieu pour moi, Messieurs, priez Dieu pour moi, mes frères, afin que je me convertisse.

Or sus, donnons-nous donc à Dieu tout de bon, travaillons, travaillons, allons assister les pauvres gens

 

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des champs qui attendent après nous. Par la grâce de Dieu, il y a de nos maisons qui sont quasi toujours dans le travail, les unes plus, les autres moins, à cette mission, a cette autre, de ce village en cet autre, toujours travaillant, par la miséricorde de Dieu.

Il me souvient (faut-il que je dise ceci ?) qu’autrefois, lorsque je revenais de la mission, il me semblait que, revenant à Paris, les portes de la ville devaient tomber sur moi et m’écraser ; et rarement revenais-je de la mission que cette pensée ne me vînt dans l’esprit. La raison de cela, c’est que je considérais en moi-même : "Tu t’en vas à Paris, et voilà d’autres villages qui attendent la même chose de toi que ce que tu viens de faire à celui-là et à celui-là ! Si tu n’eusses pas été là, vraisemblablement telles et telles personnes, mourant en l’état où tu les a trouvées, seraient perdues et auraient été damnées. Si tu as trouvé cela, tels et tels péchés qui se commettent en cette paroisse-là, n’as-tu pas sujet de douter que tu trouveras la même chose et que de pareilles fautes se commettent en la paroisse voisine ? Cependant ils attendent que tu ailles faire la même chose chez eux que tu viens de faire à leurs voisins ; ils attendent la mission, et tu t’en vas, tu les laisses là ! S’ils meurent cependant et qu’ils meurent dans leurs péchés, tu seras en quelque façon cause de leur perte, et tu dois craindre que Dieu ne t’en demande compte." Voilà, Messieurs, les pensées dont mon esprit était frappé.

Finissons. Je recommande aux prières de la Compagnie le bon M. Bourdaise, seul à Madagascar, à ce qu’il plaise à Dieu le fortifier de sa grâce et le conserver à la Compagnie ; cet homme que Dieu bénit de la sorte que vous savez ; cet homme que nous avons par diverses fois été sur le point de renvoyer, pource que nous ne jugions pas qu’il eût même assez de science pour demeurer dans

 

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la Compagnie. Oh ! qu’il fait bon espérer en Dieu et mettre notre confiance en lui !

 

178. — RÉPÉTITION D’ORAISON (1)

Mort de Catherine Butefer, mère de Jean et de Philippe Le Vacher. Éloge de Jean Le Vacher.

Après avoir recommandé aux prières de la communauté la mère de Jean et Philippe Le Vacher, Catherine Butefer, qui venait de mourir et devait être inhumée, selon son désir, dans l’église de Saint-Lazare, Monsieur Vincent ajouta :

L’on fera tantôt la réception, le service et l’enterrement de cette si bonne mère de si dignes enfants, mais surtout des deux qui sont prêtres dans la Compagnie, dont voilà l’un à l’autel (2) ; et l’autre est à Tunis (3) où il fait des biens qui ne se peuvent dire. Il a une force merveilleuse pour les choses même temporelles.

Un capitaine français ayant pris sur les Turcs un navire avec cent cinquante Turcs, les mena avec le vaisseau à Tunis, pour y vendre le tout ; et, comme il fallait pour cela le consentement du consul, M. Le Vacher, en l’absence de M. Husson, repassé en France, faisant l’office de consul, fut mandé par ce capitaine de l’aller trouver à son bord. Il lui fit connaître que la pratique était que les capitaines rendaient les premiers en personne la visite au consul, qui représente la personne du roi. Le capitaine vint donc, et, après un long

Entretien 178. — Vie manuscrite de M. Jean Le Vacher, p. 17. 1. Cette répétition d’oraison s’est donnée entre le 30 août 1657, date du retour de Philippe Le Vacher en France, et le 21 septembre 1658 date d’un acte notarié (cf. La famille de Jean Le Vacher, Paris, 1907 in-8° ; p. 15) postérieur à la mort de Catherine Butefer.

2. Philippe Le Vacher.

3. Jean Le Vacher.

 

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entretien, lui déclara son dessein. Mais M. Le Vacher lui remontra que tout appartenait au roi, qui l’avait armé et fourvoyé, et que la maxime de la mer était telle.

L’autre persiste, celui-ci insiste. Enfin l’autre dit qu’il le ferait et qu’il le voulait. M. Le Vacher, ramassant ses forces intérieures, lui dit : "Monsieur, vous avez les forces à la main, vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais, pour moi, je vous déclare que je n’y consentirai jamais ; au contraire, je m’y opposerai en toutes les manières que je pourrai. Je dois rendre cette fidélité au roi."

L’autre, voyant cela, n’osa plus insister. Bien davantage, M. Le Vacher, le renvoyant, lui fit connaître les moyens que Dieu lui avait mis en main pour racheter tant de malheureux chrétiens, en donnant les Turcs qu’il avait. Il en donna, je pense, le tiers, outre qu’il n’en vendit aucun.

Or, voyez la force et générosité du fis d’une si bonne mère. Nous les offrirons donc tous à Notre-Seigneur, et les esclaves auprès desquels ces deux enfants de bénédiction travaillent et consument leur vie.

 

179. — ENTRETIEN DE [1658] (1)

DÉVOUEMENT DE JEAN LE VACHER POUR LES ESCLAVES

J’ai reçu une lettre de M. Le Vacher qui est à Tunis, par laquelle il me mande qu’une galère d’Alger étant arrivée à Bizerte, qui est à dix ou douze lieues de là, il ne savait comment faire, parce qu’ordinairement il va

Entretien 179. — Vie manuscrite de M. Jean Le Vacher, p. 11.

1. Ce fut en mars 1658 (cf Correspondance, t. VII, p. 105) que saint Vincent eut connaissance des engagements d’argent pris par Jean Le Vacher pour venir en aide au frère Jean Barreau, consul à Alger.

 

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pour les soulager, non seulement spirituellement, mais aussi corporellement ; et comme il se trouvait destitué d’argent, il était dans de grandes anxiétés, savoir s’il devait y aller, ou non, parce que ces pauvres gens ont grand besoin du corporel, aussi bien que du spirituel ; et il se voyait destitué, comme j’ai dit, du corporel, parce qu’il avait envoyé au consul d’Alger tout ce qu’il avait d’argent pour délivrer ce bon consul de la misère des bastonnades et tyrannie qu’il est contraint d’endurer. Néanmoins, quittant toutes ces anxiétés, il ne songea qu’à secourir ces pauvres forçats. Il ramassa tout ce qu’il put d’argent, il prit avec lui un truchement et un autre pour l’aider, et s’y en alla ; où étant arrivé, du plus loin qu’il put être aperçu de la galère et reconnu à l’habit, ces pauvres gens avec de hauts cris commencèrent à éclater de joie, disant : "Le voilà notre libérateur, notre pasteur, notre père" ; et, étant entré dans la galère, tous ces pauvres esclaves se jetèrent sur lui, pleurant de tendresse et de joie de voir leur libérateur spirituel et corporel, jusque là qu’ils se jetaient à genoux, le prenant, qui par sa soutane, qui par sa casaque, de telle sorte qu’ils le déchiraient, tant ils désiraient l’accoster. Il fut plus d’une heure à traverser la galère, pour aller saluer le commandant, parce qu’ils lui bouchaient le passage, et ne pouvait avancer, dans cet applaudissement et réjouissance de ces pauvres gens. Le commandant fit mettre chacun dans son rang et accueillit fort courtoisement ce bon prêtre et lui témoigna qu’il louait grandement la charité et façon de faire des chrétiens de se secourir ainsi mutuellement dans leurs afflictions. Ensuite le bon M. Le Vacher acheta trois bœufs, les plus gras qu’il put trouver, et les ayant fait tuer, il les leur distribua, et fit cuire beaucoup de pain, et ainsi il traita ces pauvres esclaves corporellement, pendant qu’aussi il faisait son possible pour leur donner

 

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la réfection spirituelle, qui est beaucoup plus nécessaire pour la gloire de Dieu, les catéchisant et instruisant des mystères de notre très sainte foi, et enfin les confortant avec beaucoup de charité. Cela dura l’espace de huit jours, avec beaucoup de bénédiction et singulière consolation de ces pauvres forçats, qui l’appelaient leur libérateur, leur consolateur, celui qui les rassasiait spirituellement et corporellement. Et ainsi il les quitta, bien consolés et fortifiés dans leur foi, et résolus d’endurer patiemment leurs travaux pour l’amour de Dieu.

Étant de retour à Tunis, le dey, quoique barbare, lui dit qu’il gagnait le ciel en faisant tant d’aumônes. M. Le Vacher, voulant s’excuser, lui répartit que c’était par le moyen des charités et aumônes qu’on lui faisait. Et il lui répliqua que lui et ceux qui faisaient cela gagnaient le ciel. O Sauveur ! o Messieurs ! qu’un prêtre fait du bien ! Vous voyez qu’il est cause que les infidèles mêmes respectent notre religion. Ce que m’a assuré aussi M. Philippe Le Vacher, son frère, à qui demandant comment les Turcs faisaient pour notre religion, il m’a dit que, pour les choses spirituelles, ils étaient trop grossiers et qu’ils n’en sont nullement capables, mais que, pour les choses et cérémonies extérieures, ils les respectaient et honoraient, jusque-là même que de prêter de leurs tapisseries pour nos solennités. O Sauveur ! o prêtres de la Mission ! o nous tous de la Mission ! nous pouvons ainsi faire respecter notre sainte foi en vivant selon Dieu, en imitant ce bon M. Le Vacher. Plaise à la divine bonté nous faire cette grâce ! O Sauveur ! o sainte Vierge, demandez cette faveur pour nous, demandez une vraie pureté pour nous, pour les prêtres, pour les clercs, pour les séminaristes, pour les frères coadjuteurs et pour toute la Compagnie ; c’est la prière que nous ferons.

XI. - 29

Cl. LAUTISSIER, Paris, juillet 1991

© CONGRÉGATION de la MISSION, Province de Paris,

88, rue du Cherche-Midi, 75006 PARIS.

 

Annexe

Documents supplémentaires,

dans les Entretiens édition M. A. Dodin

B. Koch, Samedi 25 octobre 97

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 57 et n° 58, p. 75)

Abelly II, 142-143. Entretiens édition A. Dodin p. 945-946.

Grandeur de la mission auprès des esclaves de Barbarie

[142] Cette œuvre, leur dit-il, a été estimée si grande & si sainte qu'elle a donné lieu a l'Institution de quelques saints Ordres en l'Église de Dieu; & ces Ordres-là ont toujours esté grandement considérez, d'autant qu'ils sont instituez pour les Esclaves: comme sont les Religieux de la Rédemption des Captifs, lesquels vont de temps en temps racheter quelques Esclaves, & puis s'en retournent chez eux. Et entre les Vœux qu'ils font, celuy-cy en est un, de s'employer à faire ces rachats des Esclaves Chrestiens. Cela n'est-il pas excellent & saint, Messieurs & mes Frères? Néanmoins il me semble qu'il y a quelque chose de plus en ceux qui non seulement s'en vont en Barbarie pour contribuer au rachat de ces pauvres Chrestiens, mais qui outre cela y demeurent pour vacquer en tout temps a faire ce charitable rachat, & pour assister à toute heure corporellement & spirituellement ces pauvres Esclaves, pour courir incessamment à tous leurs besoins, enfin pour estre toujours là prests à leur prêter la main, & leur rendre toute sorte d'assistance & de consolation dans leurs plus grandes afflictions et misères. O Messieurs & mes Frères ! considérez-vous bien la grandeur de cette œuvre? La connoissez-vous bien? Mais y a-t-il chose plus rapportante à ce qu'a fait NostreSeigneur, lorsqu'il est descendu sur la terre pour délivrer les Hommes de la captivité du péché 1, & les [143] instruire par ses paroles & par ses exemples? Voilà l'exemple que tous les Missionnaires doivent suivre. Ils doivent estre prests de quitter leur pays, leurs commodite, leur repos pour ce sujet, ainsi qu'ont fait nos bons Confrères qui sont à Tunis & à Alger, qui se sont entièrement donnez au service de Dieu & du prochain dans ces Terres barbares & infidèles.

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1. Matthieu 1, 21.

 

 

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 57 et n° 58, p. 75)

Abelly II, chap. XI, p. 407-408. Entretiens édition A. Dodin p. 946.

Éloge de l’assistance

aux Provinces ravagées par la guerre

[407] Certes, (disoit un jour M. Vincent, faisant réflexion sur toutes ces choses) on ne peut penser qu'avec admiration à ces grandes aumônes que Dieu a inspiré de faire, & au grand nombre de vêtemens, draps, couvertures, chemises, chaussures, &c., qu'on a [408] fourny pour toutes sortes de personnes, hommes, femmes, enfans, & mesme pour des Prestres; non plus qu'à la quantité d'Aubes, Chasubles, Messels < = missels>, Ciboires, Calices & autres Ornements qu'on a envoyez pour les Églises qui estoient dépouillées à tel point, que sans ces secours la célébration des saints Mystères & les exercices de la Religion Chrestienne en estoient bannis, & ces lieux sacrez n'auroient. servy qu'à des usages prophanes. C'étoit véritablement un spectacle qui donnoit de l'édification, de voir les maisons des Dames de la Charité de Paris remplies de toutes ces hardes, & qui estoient devenuës comme des magasins & boutiques de Marchands en gros. Ces Dames-là sans doute auront dans le Ciel la Couronne des Prestres, pour le zèle & la charité qu'elles ont eüe de revêtir Jésus-Christ en ses Autels, en ses Prestres, & en ses pauvres membres.

 

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 57 et n° 58, p. 75)

Abelly III, 12. Entretiens édition A. Dodin p. 947.

Avis aux missionnaires partant au loin

Allez, Messieurs, au Nom de Nostre-Seigneur, c'est luy qui vous envoye 1, c'est pour son service & pour sa gloire que Vous entreprenez ce voyage & cette Mission; ce sera aussi luy qui vous conduira, & qui vous assistera & protégera. Nous l'espérons ainsi de sa bonté infinie: tenez-vous toujours dans une fidèle dépendance de sa fidèle conduite; ayez recours à luy en tous lieux & en toutes rencontres; jettez-vous entre ses bras, comme de celuy que vous devez reconnoistre pour votre très bon Père 2, avec une ferme confiance qu'il vous assistera & qu'il bénira vos travaux.

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1. Matthieu 28, 19.

2. Jésus, "notre très Bon Père": voir aussi XII, 285, 6 juin 1659, sur le bon usage des calomnies, avec la même note. Jésus est dit plus volontiers "notre Père" que "notre Frère", dans la tradition spirituelle, car il est notre Sauveur, et la Tête du Corps, et il est le Messie appelé par Isaïe "Père du siècle futur" (Vulgate 9, 6) ou "Père de la conquête", "Père éternel" (Hébreu, verset 5). Voir parmi d’autres : Guillaume de Saint Thieery, Meditativæ Orationes, VI, 22 : "Père misérocordieux, doux frère, toi qui disais "mes petits enfants" (Jean 13, 33) … o bon Père" (Sources Chrétiennes n° 324, p. 122); Bérulle l’appelle "Père de l’Église", voir Vincentiana 1986, 3-4, Colloquium vincentianum 1986, p. 242; Saint Vincent, à son tour, ici et le 11 novembre 1657, aux Filles de la Charité, X, 340.

 

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 57 et n° 58, p. 75)

Abelly III, 31-32. Entretiens édition A. Dodin p. 947-948. Plusieurs phrases rappellent la conférence du 21 février 1659, sur la Recherche du Royaume de Dieu, XII, 130-131, 137-138, mais d’autres n’en viennent sûrement pas. Ce peut donc être soit un centon, soit vraiment l’extrait d’une autre conférence.

Éloge du travail missionnaire

[31] Il avoit souvent en bouche, & encore plus dans le cœur, ces paroles de [32] Nostre-Seigneur Jésus-Christ rapportées dans l'Évangile (Cherchez premièrement le royaume de Dieu) 1. Notre-Seigneur, disoit-il sur ce sujet, nous recommande par ces paroles de faire régner Dieu en nous, & puis de coopérer avec luy à étendre & amplifier son Royaume dans la conqueste des Ames. N'est-ce pas là un grand honneur pour nous que d'estre appelez à l'exécution d'un si grand & si important dessein? N'est-ce pas agir comme les Anges, qui travaillent incessamment & uniquement pour l'agrandissement de ce Royaume de Dieu? Y a-t-il condition qui soit plus désirable que la nostre, qui ne devons vivre ny agir que pour établir, accroistre & agrandir le Royaume de Dieu? A quoy tiendra-t-il, mes Frères, que nous ne répondions dignement à une vocation si sainte et si sanctifiante ?

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1. Matthieu 6, 33.

 

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 57 et n° 58, p. 75)

Abelly III, 127. Entretiens édition A. Dodin p. 948.

Sur la charité envers les Enfants Trouvés

N'est-ce pas le devoir des pères, disoit-il un jour aux siens sur ce sujet, de pourvoir aux nécessitez de leurs enfans? & puisque Dieu nous a substituez au lieu de ceux qui les ont engendrez, afin que nous prenions soin de leur conserver la vie, & de les faire élever & instruire en la connoissance des choses de leur salut, prenons bien garde de ne nous point relascher dans une entreprise qui luy est si agréable : Car si après que leurs Mères dénaturées les ont ainsi exposez et abandonnez, nous venons à négliger le soin de leur nourriture & éducation, que deviendront-ils? pourrons-nous consentir de les voir périr tous, comme autrefois, dans cette grande ville de Paris ?

÷. - Extraits d’entretiens divers

(entre n° 60 et n° 61, p. 77)

Abelly III, 160-161. Entretiens, éditions A. Dodin, p. 951-952.

Sur la charité fraternelle

[160] Il leur a fait quantité d'entretiens, & mesme leur en a laissé un écrit de sa main, ce qu'il n'a fait sur aucune autre matière. Il leur a dit, entre plusieurs autres choses sur le sujet de cette vertu de la Charité fraternelle, qu' elle estoit une marque de leur Prédestination, puisque c'est par elle que l'on est reconnu véritable Disciple de Jésus-Christ 1; & un jour qu'on célébrait la Feste de Saint Jean l'Évangéliste, exhortant les siens à s'entr'aimer, par les paroles de cet Apostre : Filioli, diligite alterutrum 2, il dit que la Congrégation de la Mission dureroit autant de temps que la Charité y dureroit. Il prononça quantité de malédictions contre celuy qui détruiroit la Charité & qui seroit ainsi cause de la ruine de la Compagnie, ou seulement de quelque déchet de perfection, c'est-à-dire, qui, par sa faute, feroit qu'elle fust moins parfaite.

Il leur disoit encore que la Charité est l'âme des vertus & le paradis des Communautés; que la Maison de Saint Lazare seroit un Paradis, si la charité s'y trouvoit 3; que le paradis n'estoit autre chose qu'amour, union & charité; que le bonheur principal de la vie Éternelle consistoit à aimer; que dans le Ciel les Bienheureux estoient incessamment appliquez à l'amour béatifique, & qu'enfin il n'y avoit rien de plus désirable que de vivre avec ceux qu'on aime, & de qui on est aimé.

Il leur disoit aussi que l'amour Chrestien, qui est formé dans les cœurs par la Charité 4, est non seulement au-dessus de l'amour d'inclination, & de celui qui est produit par l'appétit sensitif, qui est ordinairement plus nuisible qu'utile, mais encore au-dessus de l'amour raisonnable. Que cet amour Chrestien est un amour par lequel on s'aime les uns les autres en Dieu, selon Dieu & pour Dieu : c'est un amour qui fait que l'on s'entr'aime pour la mesme fin pour laquelle Dieu aime les hommes, qui est pour les faire des Saints en ce monde & des Bienheureux en l'autre; & que pour cela cet amour fait regarder Dieu, & ne regarder autre chose que Dieu en chacun de ceux qu'on aime.

Il ajoutait que celuy qui voudroit vivre dans une Communauté sans support & sans charité, seroit, à la veuë de tant d'humeurs & d'actions discordantes aux siennes, comme un vaisseau sans Ancre & sans gouvernail, qui vogueroit au milieu des rochers, au gré des ondes & des vents qui le pousseroient de tous costez <côtés> & le feroient fracasser.

Enfin il disait que les Missionnaires ne se devoient pas seulement entr'aimer par une sainte affection intérieure, & la faire [161] paroistre simplement par leurs paroles, mais qu'ils la devoient témoigner par leurs œuvres & par de bons effets, s'entr'aidant volontiers dans cet esprit les uns les autres en leurs emplois, & estre toujours disposez au soulagement de leurs Confrères. Il souhaitoit ardemment que Dieu inspirast cette Charité dans les cœurs de tous ceux de sa Congrégation, d'autant que, disoit-il, par ce support mutuel les forts soutiendront les foibles <faibles>, & l'œuvre de Dieu s'accomplira.

1. Jean 13, 35. 2. Jean 3, 23. 3. Même image en XII, 38, mais le reste est différent. 4. Rom. 5, 5, et application de l’hylémorphisme : notre puissance d’aimer devient chrétienne par la "forme" "charité".

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 60 & n° 61, p. 77)

Abelly III, 168. Entretiens, édition A. Dodin, p. 952-953.

Nécessité de prier les uns pour les autres

et pour nos familles

Non content de témoigner, en toutes les manières qu'il pouvoit, son amour & sa cordialité envers les siens, pour leur en donner encore des marques plus expresses, il l'étendoit jusques aux personnes qui leur appartenoient; & quand il apprenoit que quelque affliction estoit arrivée aux parens des Prestres ou des Frères de sa Compagnie, il vouloit que les autres y compatissent, & s'intéressassent pour leur soulagement & pour leur consolation; & luy-mesme estant le premier touché du sentiment de leurs peines, tâchoit d'y remédier en la meilleure manière qu'il pouvoit. Nous prierons Dieu (disoit-il à ceux de sa Communauté) pour la famille d'un tel, qui a fait une telle perte: nous devons prendre part aux sentiments que nostre Frère en peut avoir, & nous rendre ce devoir les uns aux autres. Quelquefois, selon les besoins, il ajoutoit : Je prie les Prestres, qui n'ont point d'obligation particulière, d'offrir la Messe pour tous ceux de cette famille affligée; & moy tout le premier, j'offre à Dieu de bon cœur pour eux la Sainte Messe que je m'en vais célébrer, & je prie nos Frères de communier à cette mesme intention.

Mais outre le secours des prières qu’il faisoit pour les parens de ceux de sa Compagnie, il leur donnoit encore tous les soulagemens qu’il pouvoit, lorsqu’ils estoient réduits à quelque nécessité.

÷. - Extrait d’entretien

(entre n° 60 & n° 61, p. 77)

Abelly III, 184. Entretiens, édition A. Dodin, p. 953-954.

Indulgence pour les manquements des autres

Il estoit fortement persuadé d'une maxime qu'il avoit apprise du grand Saint Grégoire, c'est à sçavoir, que les fautes du prochain nous devoient plutost exciter à la pitié qu'à la colère, & que la véritable justice portoit plutost à la compassion qu'à l'indignation envers les pécheurs.

Sur quoy ce saint homme disoit souvent, qu'il ne falloit pas s'étonner de voir faire des manquements aux autres, parce que, comme le propre des ronces & des chardons estoit de porter des piquants, ainsi dans l'état de la Nature corrompüe le propre de l'homme estoit de faillir, puisqu'il estoit conceu & naissoit dans le péché, & que le Juste mesme, selon le sentiment de Salomon, tomboit sept fois, c'est-à-dire plusieurs fois le jour 1. Il ajoutoit que l'esprit de l'homme avoit ses sortes d'intempéries & de maladies comme le corps; & qu'au lieu de s'en troubler & de s'en décourager, il devoit, en reconnaissant sa condition misérable, s'en humilier, pour dire à Dieu, comme David après son péché : Bonum mihi quia humiliasti me, ut discam justificationes tuas 2: "Il m'est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos justifications"; qu'il falloit se supporter soy-mesme dans ses foiblesses & imperfections, & néanmoins travailler à s'en relever.

Cette connaissance donc qu'il avoit de la misère commune des hommes le faisoit agir avec compassion & douceur envers les pécheurs, & mesme couvrir leurs défauts avec une prudence & une charité merveilleuse : il disoit que, s'il etoit défendu de juger mal d'autruy, il estoit encore moins licite d'en parler, estant le propre de la Charité, comme dit le Saint Apostre, de couvrir la multitude des péchés 3; & sur ce sujet il alléguoit cette parole du Sage : Audisti verbum adversus proximum tuum? Commoriatur in te 4: "Avez-vous entendu quelque discours contre vostre prochain? Étoufez-le & le faites mourir en vous". Il loüoit aussi souvent cette vertu en la personne de Madame la Générale des Galères, laquelle, par une tendresse & pureté de conscience, ne parloit jamais, & ne pouvoit souffrir qu'en sa présence on s'entretinst des défauts d'autruy.

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1. Proverbes 24, 16.

2. Psaume 118, 71.

3. 1 Pierre 4, 8.

4. Écclésiastique (Siracide) 19, 10.

÷. - Extraits d’entretiens divers

(entre n° 62 & n° 63, p. 78)

Abelly III, 42. Entretiens, édition A. Dodin, p. 956

Sur l’indifférence

[41] Un jour, voyant un des siens touché d'un accident très fâcheux arrivé à leur Congrégation, il luy dit qu'un acte de résignation & d'acquiescement au bon plaisir de Dieu valoit mieux que cent mille bons succès temporels.

Et parlant une autre fois aux siens sur le mesme sujet, après leur avoir exposé la différence qu'il y a entre un état auquel Dieu met une personne, & celui dans lequel il permet qu'elle tombe, dont l'un se fait par la volonté de Dieu, & l'autre n'arrive que par sa permission comme par exemple un état de perte, de maladie, de contradiction, d'ennuy, de sécheresse, vient absolument de la volonté de Dieu; mais celuy où il y a du péché & de la contravention aux ordres qui nous sont prescrits de sa part, vient de sa permission; & pour celuiy-cy, nous devons beaucoup nous humilier quand nous y sommes tombez, faisant néanmoins tous nos efforts, avec la grâce de Dieu, pour nous en relever, & [42] pour nous empêcher d'y retomber :

Mais pour le premier état (disoit-il) qui vient de la volonté de Dieu, il nous le faut agréer quel qu'il soit, & nous résigner au bon plaisir de Dieu, pour souffrir tout ce qu'il luy plaira, tant & si longuement qu'il luy plaira. C'est icy, Messieurs & mes Frères, la grande leçon du Fils de Dieu; & ceux qui s'y rendent dociles, & qui la mettent bien dans leur cœur 1, sont de la première Classe de l'École de ce Divin Maistre. Et pour moy, je ne sçay rien de plus saint, ny de plus grande perfection, que cette résignation, lorsqu'elle porte à un entier dépouillement de soy-mesme, & à une véritable indifférence pour toutes sortes d'états, de quelque façon que nous y soyons mis, excepté le péché : tenons-nous donc là, & prions Dieu qu'il nous fasse la grâce de demeurer constamment dans cette indifférence.

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1. Luc 8, 15.

 

÷. - Extraits d’entretiens divers

(entre n° 64, p. 79, & n° 65, p. 80)

Abelly III, 276. Entretiens, édition A. Dodin, p. 958.

Conversation avec un missionnaire Sur la pauvreté

L'un de ses Prestres lui représentant un jour la pauvreté de sa Maison, il lui demanda : Que faites-vous, Monsieur, quand vous manquez ainsi de ce qui est nécessaire pour la Communauté ? Avez-vous recours à Dieu ? Oüy, quelquefois, répondit le Prestre. Eh bien! luy répliqua-t-il, voilà ce que fait la pauvreté, elle nous fait penser à Dieu, & élever nostre cœur vers luy; au lieu que si nous estions accommodez, nous oublierions peut-estre Dieu. Et c'est pour cela que j'ai une grande joye de ce que la pauvreté volontaire & réelle est en pratique en toutes nos Maisons. Il y a une grâce cachée sous cette pauvreté, que nous ne connoissons pas. Mais, luy repart ce Prestre, vous procurez du bien aux autres pauvres, & vous laissez là les vostres? Je prie Dieu, luy dit M. Vincent, qu'il vous pardonne ces paroles: je voy bien que vous les avez dites tout simplement; mais sçachez que nous ne serons jamais plus riches que lorsque nous serons semblables à Jésus-Christ.

 

÷. - Extrait d’entretien, sur les accusation fausses

Abelly I, chap. V, p. 23 (édition 1667, p. 28-29, identique, à part quelques mots).

Pas dans Entretiens édition A. Dodin.

Son accusation de vol

autre récit que le 9 juin 1656, infra 337

On a trouvé la confirmation de ce fait dans le Recueil d'une Conférence faite à Saint-Lazare, dont le sujet estoit de bien faire les corrections & de les bien recevoir, où M. Vincent, entre les bons avis qu'il donna à l'Assemblée, toucha cet exemple, non comme d'une chose qui luy fût arrivée, mais comme parlant d'une tierce personne. Voicy les paroles qu'il dit sur ce sujet & qui sont très dignes de remarque :

Que si le défaut, dit-il, dont on nous avertit, n'est pas en nous, estimons que nous en avons beaucoup d'autres, pour lesquels nous devons aimer la confusion, & la recevoir sans nous justifier, & encore moins sans nous indigner, ny emporter contre celuy qui nous accuse. En suite de quoy il ajouta :

J'ai connu une personne qui, accusée par son compagnon de luy avoir pris quelque argent, luy dit doucement qu'il ne l'avoit pas pris; mais voyant que l'autre persévéroit à l'accuser, il se tourne de l'autre côté, s'élève à Dieu, & lui dit: Que feray-je ? mon Dieu, vous sçavez la vérité ! Et alors se confiant en luy, il se résolut de ne plus répondre à ces accusations, qui allèrent fort avant, jusqu'à tirer Monitoire du larcin & le lui faire signifier.

Or, il arriva, & Dieu le permit, qu'au bout de six ans, celuy qui avoit perdu l'argent, estant à plus de six-vingts lieuës d'ici, trouva le larron qui l'avoit pris. Voyez le soin de la Providence pour ceux qui s'abandonnent à elle ! alors cet homme, reconnaissant le tort qu'il avoit eü de s'en prendre avec tant de chaleur & de calomnie contre son Amy innocent, luy écrivit une Lettre pour luy en demander pardon, luy disant qu'il en avoit un si grand déplaisir, qu'il estoit prest, pour expier sa faute, de venir au lieu où il estoit pour en recevoir l'absolution à genoux. Estimons donc, Messieurs & mes Frères, que nous sommes capables de tout le mal qui se fait, & laissons à Dieu le soin de manifester le secret des consciences, | & de faire connoistre nostre innocence quand on nous calomnie 1 | etc.

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1. Le dernier membre de phrase, entre deux | , "et de faire connoistre nostre innocence quand on nous calomnie", a été coupé en 1664, et introduit en 1667.

 

÷. - Extrait d’entretien, sur la misère due à une gelée précoce

Abelly III, chap. XXIV, section II, p. 356-357 (texte pas repris dans l’édition 1667, livre II, chapitre 29).

Pas dans Entretiens édition A. Dodin.

sur la gestion

Une fois que la gelée avoit gasté les bleds <les blés> et les vignes, il fit un beau Discours pour exciter les siens à compatir à l'affliction publique, et il termina par ces paroles :

Il faut gémir sous la charge des Pauvres & souffrir avec ceux qui souffrent, autrement nous ne sommes pas Disciples de Jésus-Christ. Mais encore que ferons-nous ? Les Habitans d'une Ville assiégée regardent de temps en temps aux vivres qu'ils ont. "Combien avons-nous de bled?" disent-ils. "Tant. Combien sommes-nous de bouches? Tant". Et là-dessus ils règlent le pain que chacun doit avoir, & disent: "À deux livres par jour, nous pourrons aller jusque-là". Et comme ils voyent que le siège est pour durer davantage, & que les vivres diminüent, ils se réduisent à une livre de pain, à dix onces, à six, & à quatre onces pour soutenir longtemps, & empescher d'être pris par famine. Et sur la mer, comment fait-on? Quand il arrive qu'un Navire a esté jetté par la tempeste & arresté longtemps dans quelque coin, on compte le biscuit, on prend garde à la boisson, & s'il y en a trop peu pour arriver au lieu où ils prétendent aller, ils en donnent moins; & plus ils retardent, plus ils diminüent la portion. Or si les Gouverneurs des Villes & les Capitaines des Vaisseaux en usent de la sorte, & si la sagesse mesme requiert qu'ils agissent avec cette précaution, parce qu'autrement ils pourroient périr, pourquoy ne ferions-nous pas de mesme? Pensez-vous que les Bourgeois ne retranchent pas de leur ordinaire, & que les meilleures Maisons, voyant que les vendanges sont faites pour cette année 1, ne ménagent pas leur vin, dans la crainte de n'en trouver pas aisément l'année prochaine? Hier des personnes de la Ville & de condition qui estoient céans me disoient que la plupart des Maisons retrancheroient entièrement le vin aux serviteurs; on leur dira: [357] Pourvoyez-vous, il n'y a plus de vin céans que pour le Maistre 2.

Tout cela, mes Frères, nous a fait penser à ce que nous avions à faire, & j'assemblay hier les Prestres anciens de la Compagnie pour prendre leurs avis; enfin on a trouvé à propos de nous réduire à demy-setier par repas pour cette année. Cecy fera de la peine à quelques-uns qui pensent avoir besoin de boire un peu plus de vin; mais comme ils sont accoutumez à se soumettre aux ordres de la Providence, & à surmonter leurs appétits, ils feront bon usage de cette peine, comme ils font des autres sujets de mortification, dont ils ne se plaignent pas. Il y en aura peut-estre d'autres qui s'en plaindront par attache à leurs satisfactions: Esprits de chair, gens sensuels & enclins à leurs plaisirs, qui ne veulent en perdre aucun, & qui murmurent de tout ce qui n'est pas selon leur goust. O Sauveur ! gardez-nous de cet esprit de sensualité.

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1. "Les vendanges sont faites", figure de style : on ne pourra les faire, puisque tout a gelé; du coup, c’est comme si elles étaient faites!. On utilise encore cette manière de parler.

2. On saisit là l’esprit de l’époque… Est-ce que les choses ont tellement changé ? cette mentalité s’est seulement déplacée…

 

(S. V. XI, 150)

Paris, jeudi 21 - vendredi 22 septembre 95

104 - Répétition d'oraison

Sur la lecture à haute voix

(Entre 1642 et 1646 - ou entre 1654 et 1660 - )

(M. Alméras étant Assistant)

Paris, vendredi 22 septembre, dim. 8 octobre 95

Le texte français est perdu. Il ne reste qu'une traduction italienne, aux Archives de la Mission, à Paris.

Elle est due à un confrère italien inconnu: ou bien il aura traduit des notes françaises, perdues lors du sac de Saint Lazare, le 13 juillet 1789, ou bien il se sera trouvé à Saint-Lazare lors de la conférence, et aura pris directement ses notes dans sa langue.

Il s'agit d'une répétition d'oraison, avec les missionnaires, sans date. Le texte suppose que M. René Alméras était assistant de la Maison-Mère, ce qui permet de la placer entre 1642 et 1646, ou bien entre 1654 et 1660. La traduction italienne est le seul texte que nous ayons de cette répétition d'oraison, fort originale.

Monsieur Coste a publié l'original italien de divers autres documents, mais pas ce texte-ci, peut-être parce que c'est seulement une traduction, pas un original. Mais il en a publié une retraduction en français, au tome XI, n° 104, page 150-152, reproduite par l'édition des Entretiens aux missionnaires, par M. Dodin, au Seuil, p. 91. Cette retraduction a quelques erreurs.

Nous donnerons donc le texte italien, sans en changer l'orthographe, peu différente de l'italien actuel, mais en restituant les abréviations, sans les signaler par des crochets, pour ne pas alourdir la lecture. À la suite, nous donnerons une traduction plus proche de l'italien que celle de M. Coste, et pourtant compréhensible. Plus précise, elle sera apparemment plus proche du style de M. Vincent que la précédente.

Ce texte, peu connu, a une réelle actualité, à notre époque où chaque jour des lecteurs lisent la parole de Dieu dans les églises ou les chapelles, d'une manière souvent peu audible, ou difficile à suivre. On a ici un magnifique cours de diction, fort utile pour les lecteurs, prédicateurs et conférenciers, malgré ses répétitions.

 

Alla ripetizione dell'Orazione qualchuno disse che non avea ben' inteso il soggetto.

 

È vero, disse S. Vincenzo, me ne sono avveduto, si legge troppo basso. N. fratello che avete letto? voi leggete troppo basso, ed un poco presto, io vi prego di far attenzione: quando si legge basso si ha della pena ad intendere, e quando si legge presto non si può ben concepire, lo spirito non può si prontamente comprendere. La settimana passata avvisai il lettore che leggesse più posatamente; perché così s'imprime più nello spirito, e si dà commodo di pensare; al contrario quando si precipita non s'intende niente, tutto passa, e nulla rimane. Quest' è la cagione per cui nella Chiesa si è voluto, e ordinato, che si legga posatamente, e se n'è fatto un' officio particolare. Dio ha voluto, che vi fusse un' ordine nella Chiesa per questo, ed hà stabilito col prezzo del suo sangue un fondo di grazie, affinché il lettore si facesse intendere efficacemente al popolo mentre si legge la sacra scrittura altamente, distintamente et posatamente. Quando uno legge in questa maniera, pare che ogni parola colpisca e facci breccia nel cuore. Oimé che con tutto questo vi sono di quelli molti che mancano, mà bisogna confessare che ve ne sono di quelli per misericordia di Dio che leggono cosi, di sorte che gli uditori restano mossi, ancor io miserabile resto toccato: voi direste, che è spandere ne cuori degl' assistenti questo spirito, da cui sono animati, et che se loro parole portano la grazia, ciò avviene perché ascoltano se stessi e prendono ciò che leggono, sono mossi essi per i primi, dal che viene che infiammano i suoi uditori; ah! piacesse a Dio che tutti avessimo questo spirito, piacesse a Dio, bisogna domandarglielo; perche ci conceda questa grazia, offerir a Dio la sua lettura acciò gli piaccia che gli uditori ne cavino frutto da ciò, che leggiamo e che i nostri peccati non mettano impedimento alla communicazione delle sue grazie. In appresso leggere come abbiamo detto posatamente, et distintamente, di modo che non se ne perda niente; perché quando si leggesse prestamente, tutto si perde et non se ne cava alcun frutto.

Io prego la Compagnia di mettersi <folio 2> in questa prattica che è in alcuni, affinché il prossimo s'approfitti della parola di Dio che noi annonciamo, e col medesimo mezzo Dio ne sia lodato.

Mà signore (indrizzandosi al signore Almeras) mi pare che noi sacerdoti siamo privi di questo bene, in nome di Dio avvisate acciò noi non siamo privi di questa grazia; perché dobbiamo avervi parte, come a servire a tavola. † 2 signes illisibles †

Io prego la Compagnia di far attenzione alla lettura principalmente di tavola; perché si legge assai in fretta come se uno fusse pressato. È vero nondimeno che da qualche tempo si legge piu lentamente perché si fermano al fin del periodo, come si è avvisato; ma non è abbastanza ancora: bisogna leggere il periodo posatamente e lentamente, e non leggerlo in fretta, e poi fermarsi, et poi ricomminciare, perché come volete voi, che lo spirito in tal maniera vi segua. Vedete il nostro spirito è come un vaso piccolo, che hà l'imboccatura assai stretta; se li versate l'acqua a poco a poco, a piccoli fili, vi entra tutta, et si riempie; mà se la versate con furia ed in abbondanza, ve n'entra poco, o per dir bene non ve n'entra niente; cosi leggendo posatamente, lo spirito s'imbeve di ciò, che intende; mà leggendosi presto non può farlo perché corre dietro, et non può fermarsi a niente, e con la lettura resta senza frutto. Io prego donque tutti quelli, che leggeranno da qui innanzi di farvi attenzione ed alzare di tanto in tanto il cuore a Dio nel tempo medesimo che leggono, perché gli piaccia di voler bene imprimere ciò che si legge, nello spirito de suoi uditori, e di profitarne particolarmente lui.

Disse che vi era differenza tra lentamente e posatamente.

 

Essai de traduction nouvelle

(S. V. XI, 150)

 

À la répétition d'oraison, quelqu'un dit qu'il n'avait pas bien entendu le sujet.

 

C'est vrai, dit Saint Vincent, je m'en suis aperçu, on lit trop bas. Notre frère qu'avez-vous lu? vous lisez trop bas et un peu vite, je vous prie de faire attention. Quand on lit trop bas, on a de la peine à entendre; et quand on lit vite, on ne peut bien comprendre, l'esprit ne peut saisir si rapidement. La semaine passée, je donnai avis au lecteur de lire plus posément, parce qu'ainsi cela s'imprime davantage dans l'esprit, et permet de réfléchir. Au contraire, quand on se précipite, on ne comprend rien, tout passe et rien ne reste. C'est pour ce motif que dans l'Église on a voulu et ordonné de lire posé-(151)-ment, et on en a fait un office particulier. Dieu a voulu qu'il existe un ordre dans l'Église pour cela; il a établi au prix de son sang un fonds de grâces pour que le lecteur se fasse entendre efficacement du peuple en lisant la Sainte Écriture à haute voix, distinctement et posément. Quand quelqu'un lit de cette manière, on dirait que chaque parole frappe et pénètre dans le cœur. Hélas! avec tout cela, il y en a beaucoup qui [y] manquent; mais il faut avouer qu'il en est, par la miséricorde de Dieu, qui lisent ainsi, (de sorte que les auditeurs restent émus, même moi, misérable, je reste touché. On dirait qu'ils répandent dans les cœurs des assistants l'esprit dont ils sont animés, et que, si leurs paroles portent la grâce, cela arrive parce qu'ils écoutent eux-mêmes et prennent <accueillent> ce qu'ils lisent, ils sont émus les premiers; de là vient qu'ils enflamment leur auditeurs. Ah! plaise à Dieu que nous ayons tous cet esprit, plaise à Dieu! Il faut le lui demander, pour qu'il nous accorde cette grâce; offrir à Dieu notre lecture, afin qu'il lui plaise que les auditeurs retirent du fruit de ce que nous lisons, et que nos péchés ne mettent pas d'obstacle à la communication de ses grâces. Après, lire comme nous avons dit, posément et distinctement, de façon qu'il ne se perde rien, parce que, lorsqu'on lit précipitamment, tout se perd et on n'en retire aucun fruit.

Je prie la Compagnie d'entrer dans cette pratique, qui existe chez quelques-uns, afin que le prochain profite de la parole de Dieu que nous annonçons et que par le même moyen Dieu en soit loué.

 

Mais Monsieur, (s'adressant à M. Alméras) il me semble que nous, prêtres, nous sommes privés de ce bienfait; au nom de Dieu, avisez à ce que nous ne soyons pas privés de cette grâce car nous devons y participer <prendre part>, comme au service de table.

Je prie la Compagnie de faire attention à la lecture, principalement à table; en effet, on lit avec grande hâte, comme si on était pressé. Il est vrai, néanmoins, que depuis quelque temps on lit plus lentement, (152) on s'arrête à la fin des phrases, comme on en a donné avis; mais ce n'est pas encore suffisant; il faut lire la phrase posément, lentement, et non pas lire en vitesse, et puis s'arrêter, et puis recommencer. En effet, comment voulez-vous que l'esprit suive, de cette manière-là? Voyez-vous, notre esprit est comme un petit vase à l'embouchure très étroite; si vous y versez l'eau peu à peu, à petits filets, elle y entre toute et [le vase] se remplit; mais si vous la versez précipitamment et en abondance, il en entre peu, ou pour bien dire il n'y entre rien. Ainsi, en lisant posément, l'esprit s'imprègne de ce qu'il entend; mais en lisant vite, il ne peut le faire, car alors il court toujours derrière et ne peut s'arrêter à rien, et [bien qu'] avec la lecture, il reste sans fruit. Je prie donc tous ceux qui liront dorénavant d'y faire attention et d'élever de temps à autre leur cœur à Dieu en même temps qu'ils lisent, pour qu'il lui plaise de bien graver dans l'esprit des auditeurs ce qui se lit, et de l'en faire profiter particulièrement lui-même [le lecteur].

Il dit qu'il y avait différence entre lentement et posément.