1. Chrétiens, nous ne savons ni pâlir, ni trembler devant
les calamités dont nous accablent ceux qui ne nous connaissent pas.
Le jour où nous nous sommes enrôlés sous les étendards
de notre Eglise, nous avons su que, jetés sur ces çhamps
de bataille, notre vie était l'enjeu de cette milice, sans autre
désir que les biens promis par Dieu, sans autre crainte que celle
des supplices qu'il tient en réserve dans l'autre vie. En un mot,
nous luttons sans fléchir contre toute votre barbarie ; que dis-je
? nous courons au-devant d'elle ; et si nous appréhendons quelque
chose, c'est bien moins d'être condamnés que d'être
absous. C'est pourquoi, si nous vous adressons cet opuscule, ne croyez
pas que nous craignons pour nous-mêmes ; c'est pour vous, pour tous
nos ennemis, je me trompe, pour nos amis, que nous l'écrivons. Car
notre loi nous ordonne " d'aimer nos ennemis et de prier pour ceux qui
nous persécutent ; " de sorte que là se reconnaît la
plénitude de la bonté qui nous est propre et que personne
ne partage avec nous. Aimer ceux qui nous aiment, c'est la vertu de tout
le monde ; il n'appartient qu'aux Chrétiens d'aimer leurs ennemis.
Nous donc qui plaignons votre ignorance, nous qui avons pitié de
l'erreur humaine, et lisons dans l'avenir dont nous voyons tous les jours
les signes avant-coureurs, nous avons cru nécessaire de vous avertir
par cette voie de ce que vous ne voulez pas entendre en face.
Il. Nous adorons un seul Dieu, celui que vous connaissez tous par les
lumières de la nature, dont les éclairs et les tonnerres
vous épouvantent, dont les bienfaits réjouissent vos coeurs.
Vous regardez aussi comme des dieux ceux que nous savons n'être que
des démons. Toutefois, chaque homme reçoit de la loi et de
la nature la liberté d'adorer ce que bon lui semble : quel mal ou
quel bien fait à autrui ma religion ? Il est contraire à
la religion de contraindre à la religion, qui doit être embrassée
volontairement et non par force, puisque tout sacrifice demande le consentement
du coeur. Aussi quand même vous nous forceriez de sacrifier, il n'en
reviendrait aucun honneur à vos dieux, qui ne peuvent se plaire
à des sacrifices arrachés par la contrainte, à moins
qu'ils n'aiment la violence. Or, un Dieu n'aime pas la violence ! Le Dieu
véritable accorde indistinctement ses bienfaits aux profanes et
à ses serviteurs. Voilà pourquoi aussi il a établi
un jugement éternel pour l'ingratitude ou la reconnaissance.
Nous sommes des sacrilèges, dites-vous ! Nous avez-vous jamais
convaincus de vol, encore moins de sacrilége ? Tous ceux qui, en
dépouillant les temples, ne laissent pas de jurer par les dieux,
et de les honorer, ne sont pas Chrétiens, ce qui ne les empêche
pas d'être convaincus de sacrilège. Il serait trop long de
vous rappeler en combien de manières les adorateurs de vos dieux
les insultent et les couvrent de mépris.
On nous accuse encore d'outrager la majesté de l'Empereur. Avez-vous
jamais trouvé cependant des Albinus, des Niger, des Cassius parmi
les Chrétiens ? Quels étaient donc les ennemis de l'Empereur
? Ceux-là même qui la veille juraient encore par leurs génies,
qui sacrifiaient des victimes pour leur salut, qui en promettaient de nouvelles,
et avaient souvent condamné les Chrétiens. Le Chrétien
n'est l'ennemi de personne, à plus forte raison du prince. Comme
il sait qu'il est établi par son Dieu, il faut nécessairement
qu'il le respecte, qu'il l'honore, qu'il prie pour la conservation de ses
jours, et pour le salut de l'empire romain, tant que le siècle subsistera
; car leurs destinées sont liées l'une à l'autre.
Nous honorons donc la personne de César, ainsi qu'il nous est permis
de l'honorer, et qu'il est expédient à lui-même, comme
un homme le second après Dieu, qui tient de Dieu tout ce qu'il est,
et n'a de supérieur que Dieu. César lui-même doit souscrire
à ces hommages. En le faisant inférieur à Dieu seul,
nous le plaçons au-dessus de tous les autres hommes. Par là
même il est plus grand que vos dieux, puisqu'ils sont en sa puissance.
Nous sacrifions donc pour le salut de l'Empereur, mais en nous adressant
à Dieu, notre maître et le sien, mais conformément
à sa loi, par de chastes et pacifiques prières. Le Créateur
de l'univers, en effet, n'a pas besoin d'un peu de sang ou de fumée
; ce sont là les aliments des démons.
Quant aux démons, non seulement nous les méprisons, mais
nous les combattons, nous les livrons tous les jours à la risée
publique, nous les chassons du corps des hommes, comme tout le monde le
sait. Ainsi, nous prions bien plus efficacement pour l'Empereur en demandant
son
salut à celui-là seul qui peut l'accorder.
Que nous obéissions en toutes choses à la loi de la patience
que Dieu nous a enseignée, il est facile de vous en convaincre,
puisque, malgré notre immense multitude, qui forme presque la majorité
dans chaque ville, tel est notre silence, telle est notre réserve,
que vous ne nous connaissez qu'individuellement, en rassemblements tumultueux
jamais, ne nous distinguant des autres citoyens que par la réforme
de nos vices. A Dieu ne plaise, en effet, que nous murmurions contre des
souffrances qui comblent nos désirs, ou que nous tramions par nos
mains une vengeance que nous attendons de Dieu !
III. Toutefois, ainsi que nous l'avons dit plus haut, nous ne pouvons
que gémir à la pensée qu'aucune ville ne versera impunément
le sang chrétien. Vous l'avez vu. Sous le gouverneur Hilarianus,
le peuple se répandit dans nos cimetières en poussant ces
vociférations : " PLUS D'AIRES POUR LES CHRÉTIENS ! " Les
aires où lui-même bat ses blés ne lui servirent de
rien : les moissons manquèrent. L'année dernière,
les torrents de pluie qui désolèrent les campagnes, n'ont-ils
pas manifesté le courroux du ciel, qui châtiait encore une
fois par l'inondation les prévarications et l'incrédulité
des hommes ? Que signifiaient ces feux nocturnes suspendus sur les murailles
de Carthage ? Demandez-le à ceux qui les ont vus. Que signifiaient
ces tonnerres qui ont grondé sur nos têtes ? Demandez-le à
ceux dont ils menaçaient l'endurcissement. Ce sont là autant
de signes précurseurs de la colère divine qui est à
nos portes ; il faut que, par tous les moyens qui sont en notre pouvoir,
nous l'annoncions, nous la signalions, nous la conjurions. Puisse-t-elle
n'être que locale ! Car un châtiment universel et suprême
enveloppera dans son temps ceux qui cherchent aujourd'hui à s'étourdir
sur le sens de ces calamités. A Utique, pendant que tous les Ordres
de la ville étaient rassemblés, on vit tout à coup
le soleil éteindre sa lumière et défaillir contre
toutes les lois ordinaires, puisqu'il était alors à son apogée
et comme dans le centre de son palais(1). Interrogez vos astrologues. Nous
pourrions vous citer plusieurs de vos magistrats qui, à leurs derniers
moments, eurent à se repentir d'avoir persécuté les
Chrétiens. Vigellius Saturninus, le premier qui ait tiré
le glaive contre nous, perdit la vue. Dans la Cappadoce, Claudius Herminianus,
irrité de ce que sa femme avait embrassé notre foi, tourna
sa colère contre les Chrétiens. Atteint d'une peste immonde
au fond de son prétoire, et proie vivante des vers qui bouillonnaient
dans ses plaies : " N'en dites rien à qui que ce soit, s'écriait-il,
de peur que les Chrétiens ne s'en réjouissent. " Ensuite,
plein de repentir d'avoir détourné quelques-uns de leur foi,
et reconnaissant son erreur, il mourut presque Chrétien. " Triomphez,
Chrétiens, " fut le dernier cri de Cécilius Capella, sur
les ruines de Byzance(2). Ceux qui s'imaginent nous avoir persécutés
impunément, sauront à quoi s'en tenir au jour du jugement
de Dieu. Quant à toi, Scapula, puisse la maladie qui te travaille,
n'être qu'un simple avertissement ; mais souviens-toi qu'elle n'a
commencé qu'après l'ordre donné par toi de livrer
aux bêtes Mavilus d'Adrumet. Aujourd'hui encore le sang appelle le
sang. Du reste, songe à l'avenir.
IV. Loin de nous la pensée de chercher à t'épouvanter,
nous qui n'avons peur de personne ! mais nous voudrions sauver tous les
hommes, en les persuadant de ne pas s'attaquer à Dieu. Ne pourrais-tu
pas, tout en remplissant les devoirs de la magistrature, rester fidèle
à l'humanité, puisque vous aussi vous êtes sous le
glaive ? Condamner les coupables qui avouent, appliquer à la torture
les coupables qui nient ; la loi n'exige rien de plus. Or, n'êtes-vous
pas les premiers infracteurs de la loi, en torturant ceux qui avouent pour
les contraindre à nier ? Tant il est vrai que vous proclamez notre
innocence quand vous ne voulez pas nous frapper sur notre simple déclaration.
Direz-vous que vous voulez nous écraser ? mais alors vous faites
donc à l'innocence une guerre à mort ! Combien de magistrats,
plus affermis que toi dans la haine et d'ailleurs moins humains, ont essayé
d'étouffer ces iniques procédures ! Ainsi Cincius Sévérus
était le premier à suggérer aux Chrétiens de
Thisdrum des réponses évasives pour les dérober à
la mort. Ainsi Vespronius Candidus affecta de ne regarder un Chrétien
que comme un homme remuant, et se contenta d'une espèce d'amende
honorable envers les citoyens. Ainsi Asper, après avoir appliqué
à une torture légère un des nôtres, le détacha
promptement du chevalet, sans le contraindre à sacrifier. Il avait
dit auparavant aux avocats et aux assesseurs qu'il déplorait de
s'être engagé dans ces malheureux débats. Prudens eut
même l'adresse de faire glisser dans l'acte d'accusation d'un Chrétien
qu'on lui amenait, un grief de concussion. Comme il ne se trouvait pas
de témoin pour soutenir l'inculpation, il déclara que, selon
le texte de la loi, il ne pouvait donner suite au procès.
Tu pourrais puiser dans ta charge la même indulgence. Tu aurais
même, pour t'y encourager, les avocats et les assesseurs, qui, malgré
leurs clameurs et leur emportement, jouissent des bienfaits des Chrétiens.
Un greffier que le démon, dont il était possédé,
poussait vers un abîme, fut délivré par l'exorcisme
de l'un de nous. A celui-ci je pourrais joindre plusieurs de leurs proches
ou de leurs enfants au berceau. Sans citer ici des noms vulgaires, combien
de personnages distingués ont été guéris par
nous de l'obsession des démons ou de la violence des maladies ?
Sévère lui-même, père d'Antonin, eut lieu de
se souvenir des Chrétiens. Il fit venir Proculus, surnommé
Tropacion, intendant d'Euhodie, qui l'avait guéri autrefois par
l'huile sainte ; il le nourrit et le logea dans son palais jusqu'à
sa mort. Antonin-le-Pieux le connaissait parfaitement, puisque lui-même
avait sucé le lait chrétien. Il y a plus. Ce même Sévère
informé que des hommes et des femmes de la plus haute distinction
avaient embrassé le Christianisme, au lieu de les persécuter,
porta témoignage en leur faveur et les protégea publiquement
contre les violences populaires. Marc-Aurèle aussi, dans son expédition
contre les Germains, obtint, par les prières des sodats chrétiens,
une pluie bienfaisante qui sauva l'armée, travaillée par
la soif. Combien de fléaux semblables détournés par
nos jeûnes et nos adorations ! Toutes les fois que la multitude s'écrie
: AU DIEU DES DIEUX QUI SEUL EST PUISSANT, c'est à notre Dieu qu'elle
rend hommage sous ce nom de Jupiter. Est-ce tout ? Jamais nous ne nions
un dépôt ; jamais nous ne souillons par l'adultère
la couche nuptiale ; nous traitons avec charité les pupilles ; nous
nourrissons les indigents ; nous ne rendons à personne le mal pour
le mal. Tant pis pour ceux qui mentent à leur religion ! Nous sommes
les premiers à les désavouer pour les nôtres. Quel
citoyen se plaint de nous à un autre titre ? où sont les
procès intentés au Chrétien, si ce n'est à
cause de sa foi ? Depuis si longtemps qu'elle existe, pas un ennemi qui
ait pu la convaincre d'inceste ou de sacrilège. C'est pour notre
innocence, pour notre probité exemplaire, pour la justice, la pudeur,
la foi, la vérité ; c'est pour le Dieu vivant qu'on nous
livre aux flammes, tandis que les bûchers ne châtient ni les
sacrilèges véritables, ni les ennemis publics, ni ces milliers
d'hommes que poursuit l'accusation de lèse-majesté. Aujourd'hui
encore un gouverneur de Léon et un proconsul de Mauritanie persécutent
le nom chrétien, mais seulement jusqu'au glaive, ainsi que le veut
la loi dans l'origine.
V. Qu'importe ? plus la lutte grandit, plus la récompense grandit
avec elle. Votre cruauté fait notre gloire. Prenez garde seulement
qu'en nous poussant à bout, nous ne courions tous au-devant de vos
exécutions, uniquement pour vous convaincre qu'au lieu de les redouter,
nous les appelons de nos voeux. Pendant qu'Arrius Antonius se déchaînait
contre nous en Asie, tous les Chrétiens de la ville, se levant en
masse, s'offrirent à son tribunal. Il se contenta d'en faire emprisonner
quelques-uns : " Misérables, dit-il aux autres, si vous voulez mourir,
n'avez-vous pas assez de cordes et de précipices ? " Si nous étions
d'humeur à répéter ici cet avertissement, que feriez-vous
de tant de milliers d'hommes, de tant de milliers de femmes de tout âge,
de toute condition, qui présenteraient leurs bras à vos chaînes
? Combien de bûchers, combien de glaives il vous faudrait ! Quelles
seraient les angoisses de Carthage, que tu veux décimer, quand chacun
viendrait reconnaître, parmi les victimes, des parents, des habitants
du même toit, des hommes, des femmes peut-être de ton rang,
des personnages de la plus haute distinction, tes proches eux-mêmes,
et les amis de tes amis ? Je t'en conjure, épargne-toi toi-même,
à défaut des Chrétiens. Epargne Carthage, si tu ne
veux pas t'épargner toi-même. Epargne une province que la
manifestation de tes desseins a déjà livrée aux déprédations
d'une avide soldatesque et à l'emportement des vengeances particulières.
" Nous n'avons de maître ici-bas que Dieu seul. " Ce maître
est au-dessus de toi ; il ne peut se cacher ; mais tu ne peux rien contre
lui. D'ailleurs, ceux que tu regardes comme tes maîtres ne sont que
des hommes condamnés à mourir aujourd'hui ou demain. Mais
notre religion à nous est indestructible. Sache-le bien ! en paraissant
l'immoler, tu ne fais que l'édifier davantage. Pas un homme qui,
à l'aspect de cette prodigieuse patience, se sentant pressé
comme d'un aiguillon à examiner ce qui est en cause, n'embrasse
la vérité aussitôt qu'il la connaît.
(1) Cette éclipse eut lieu en 210. Ce traité doit avoir été écrit vers 217. (Note du traducteur).
(2) Cécilius Capella, selon Baronius et Dion, gouverneur de Byzance
sous l'empereur Sévère, persécuta cruellement les
Chrétiens. Il trahit Sévère pour embrasser le parti
de Pescennius Niger. L'empereur vint mettre le siège sous les murs
de Byzance dont il s'empara. Capella, en mourant dans les supplices, poussa
un cri : Gaudete, Christiani. (Note du traducteur).
source: http://nimispauci.free.fr