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Vénérable Marie d'Agreda
La Cité Mystique de Dieu

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INTRODUCTION A LA VIE DE LA REINE DU CIEL. Des raisons qu'on a eues de l'écrire, et de plusieurs autres avis sur ce sujet.

LA CITÉ MYSTIQUE DE DIEU

PREMIÈRE PARTIE. DE LA VIE ET DES MYSTÈRES DE LA SAINTS VIERGE, REINE DU CIEL. — CE QUE LE TRÈS-SAUT OPÉRA EN CETTE PURE CRÉATURE DEPUIS SON IMMACULÉE CONCEPTION JUSQU'À CE QUE LE VERBE PRIT CHAIR HUMAINE DANS SON SEIN VIRGINAL. — LES FAVEURS QU'IL LUI FIT PENDANT LES QUINZE PREMIÈRES ANNÉES DE SA VIE, ET LES GRANDES VERTUS QUELLE ACQUIT AVEC LE SECOURS DE LA GRACE.

LIVRE PREMIER. OU IL EST TRAITÉ DE CE QUI PRÉCÉDA LA VENUE DE LA TRÈS-SAINTE VIERGE MARIE EN CE MONDE. — DE SON IMMACULÉE CONCEPTION ET DE SA SACRÉE NAISSANCE. — DES EXERCICES AUXQUELS ELLE S'OCCUPA JUSQU'À L’AGE DE TROIS ANS.

CHAPITRE I . De deux visions particulières que le Seigneur découvrit à mon âme, et d'autres connaissances et mystères qui me forçaient de m'éloigner des pensées de la terre, élevant mon esprit et l’arrêtant aux choses du ciel.

CHAPITRE II. Où il est déclaré de quelle façon le Seigneur manifeste ces mystères et la vie de la Reine du ciel à mon âme, dans l'état où sa divine bonté m'a mise.

CHAPITRE III. De la connaissance que j'eus de la Divinité, et du décret que Dieu fit de créer toutes choses

CHAPITRE IV. Les décrets divins y sont distribués par instants, déclarant ce que Dieu détermina en chacun, touchant sa communication au dehors.

CHAPITRE V. De l’interprétation que le Très-Haut me donna du chapitre huitième des Proverbes, en confirmation du précèdent.

CHAPITRE VI. Du doute que je proposai au Seigneur sur la doctrine des chapitres précédents, et la réponse que j'en eus.

CHAPITRE VII. De quelle manière le Très-Haut commença. ses ouvres, et comme il créa les choses matérielles pour l'homme et les anges et les hommes, afin qu'ils fissent un peuple dont le Verbe humanisé fût le chef.

CHAPITRE VIII. Où le discours du chapitre précédent est continué par l’application du chapitre douzième de l'Apocalypse.

CHAPITRE IX. Qui poursuit l'explication du chapitre douzième de l'Apocalypse.

CHAPITRE X. Qui continue l'explication du chapitre douzième de l’Apocalype.

CHAPITRE XI. Que le Tout-Puissant en la création de toutes choses eut notre Seigneur Jésus-Christ et sa très-sainte Mère présents, et qu'il élut et favorisa son peuple figurant ces mystères.

CHAPITRE XII. Comme le genre humain s'étant multiplié, les clameurs des justes s'augmentèrent pour demander la venue du Messie, et les péchés s'accrurent aussi, et Dieu envoya au monde deux flambeaux dans la nuit de la loi ancienne pour annoncer la loi de grâce.

CHAPITRE XIII. Comme la conception de la très-sainte Marie fut annoncée par le saint archange Gabriel, et comme pour cela Dieu prévint sainte Anne d'une faveur singulière.

CHAPITRE XIV. Comme le Très-Haut manifesta aux saints anges le temps déterminé et convenable de la conception de la très-sainte Vierge, et de ceux qu'il destina pour sa garde.
 

INTRODUCTION A LA VIE DE LA REINE DU CIEL. Des raisons qu'on a eues de l'écrire, et de plusieurs autres avis sur ce sujet.
 
 

1. Si dans ces derniers siècles quelqu'un entend dire qu'une simple fille, qui n'est par son sexe qu'ignorance et que faiblesse, et par ses péchés que la plus indigne de toutes les créatures, se soit hasardée et déterminée d'écrire des choses divines et surnaturelles, je ne serai pas surprise qu'il me traite de téméraire, de présomptueuse et de légère : singulièrement dans un temps auquel notre mère la sainte Église est remplie de docteurs, d'hommes très-savants, et éclairés de la doctrine des sainte Pères, qui ont développé tout ce qu'il y a de plus caché et de plus obscur dans les mystères de la religion. Il y a pourtant des personnes prudentes, savantes et pieuses, qui, ne pénétrant pas les voies spirituelles et surnaturelles, par lesquelles Dieu conduit extraordinairement les âmes, fatiguent leurs consciences, et les mettent dans le trouble et dans la perplexité, suivant en cela le sentiment du commun du monde, qui croit que ces voies, qu'il ne comprend pas, (304) sont dans le christianisme des voies incertaines et dangereuses; mais si ces personnes considèrent sans préoccupation les motifs surnaturels qui m'ont nécessitée d'écrire sur des matières si sublimes et infiniment au-dessus de ma faiblesse et de ma capacité, elles trouveront la justification de ma témérité dans mon obéissance aveugle aux ordres si souvent réitérés du Ciel, et dans les douces violences qu'il m'a faites pour vaincre mes répugnances intérieures. Mais ce qui peut beaucoup mieux servir de garant à tout ce que je viens de dire, pour excuser mon entreprise, c'est la matière dont je traite dans cette divine histoire, qui étant au-dessus de l'esprit humain, doit faire conclure qu'une cause supérieure en est le principe, et qu'il n'y a que l'Esprit divin qui. en ait dicté les conceptions et les vérités sublimes qu'elle renferme.

2. Les véritables enfants de la sainte Église doivent avouer que tous les mortels sont incapables, ignorants et muets, non-seulement par leurs forces naturelles, mais même ces forces étant jointes à celles de la grâce commune et ordinaire, pour une entreprise aussi difficile que l'est celle d'expliquer, ou d'écrire les mystères cachés et les magnifiques faveurs que le puissant bras du Très-Haut opéra en la sainte Vierge, dont, la voulant faire 'sa mère, il fit une mer impénétrable de sa grâce et de ses dons, ayant déposé .en elle les plus grands trésors de sa divinité : et quel sujet y aura-t-il d'être sur. pris que notre ignorance et notre faiblesse s'en reconnaissent incapables, puisque les esprits angéliques sont dans le même sentiment, et avouent qu'ils ne font que bégayer lorsqu'il s'agit de parler des choses. qui sont si fort au-dessus de leurs pensées et de leurs (395) connaissances? C'est pourquoi la vie de. ce phénix des oeuvres de Dieu est un livre si sacré et si bien fermé (1), qu'il ne se trouvera aucune créature dans le ciel, ni sur la terre, qui le puisse dignement ouvrir: le Tout-puissant seul, qui l'a formée la plus excellente de toutes les créatures, ayant ce pouvoir; et après lui, notre auguste Reine, qui ayant été ,digne de recevoir tant de dons ineffables, fut aussi sans doute digne de les connaître. Et il dépend de son Fils unique de les manifester de la manière et au temps qu'il lui plaira, et de choisir les instruments qu'il aura proportionnés pour les déclarer, et qui seront les plus propres pour sa plus grande gloire.

3. Si le choix était à ma liberté, j'en donnerais la commission aux hommes les plus saints et les plus savante de l'Église catholique, qui nous ont enseigné le chemin de la vérité et de la lumière. Mais les jugements et les pensées du Très-Haut sont autant élevés au-dessus des nôtres (2), que le ciel est distant de la terre, personne ne les pouvant pénétrer (3), ni le conseiller dans ses. œuvres (4) ; c'est lui qui a entre ses mains le poids du sanctuaire et qui pèse les vents; il comprend tous les cieux (5); et par l'équité de ses très-saints conseils dispose toutes choses avec poids et mesure. Il distribue par sa très-juste bonté la lumière de sa sagesse (6); personne ne la peut aller tirer du ciel; ses voies noué sont impénétrables (7); cette sagesse ne se trouve qu'en lui-même (8) ; et il la communique aux nations par les
 
 

(1) Apoc., IV, 8. — (2) Isaïe, LV, 9 . — (3) Rom., XI, 34. — (4) Apoc., VI, 5. — (5) Job, XXVIII, 25. — (6) Isaïe, XL, 12. — (7) Sap.,  XI, 21. — (8) Eccles., XXIV, 37.
 
 

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âmes saintes, comme une vapeur émanée de son immense charité (1), comme un très-pur rayon de sa lumière éternelle (2), et comme un miroir sans tache et une image de sa bonté divine (3), afin de se faire par son moyen et des amis et des prophètes (4). Le Seigneur sait pourquoi il m'a élue et appelée (5), étant la plus abjecte de toutes les créatures; pourquoi il m'a élevée, m'a conduite et disposée; pourquoi il m'a obligée et contrainte d'écrire la vie de sa digne Mère, notre Reine et notre Maîtresse.

4. Je ne crois pas qu'une personne prudente puisse s'imaginer que, sans ce mouvement et cette force de la puissante main du Très-Haut, aucun esprit humain ait pu avoir cette pensée, ni que j'aie pu faire cette résolution; je reconnais et déclare mon impuissance et ma faiblesse pour une telle entreprise : mais comme il ne m'a pas été possible de la former de moi-même, je n'ai pas dû y résister avec opiniâtreté. Et afin qu'on en puisse juger solidement, je raconterai avec une sincère vérité quelque chose de ce qui m'est arrivé sur ce sujet.

5. La huitième année de la fondation de ce couvent, et dans la vingt-cinquième de mon âge, l'obéissance me fit prendre la charge de supérieure, que j'y exerce indignement: ce qui me causa beaucoup de troubles et d'afflictions, une grande tristesse et une extrême lâcheté; parce que ni mon âge, ni mes souhaits ne me portaient point à commander, mais bien plutôt à obéir : mes craintes même s'augmentaient, tant parce que je sus
 
 

(1) Baruc., III, 29. — (2) Ibib. 31 — (3) Sapient., VII, 23. — (4) Ibid., 26. — (5) Ibid. 27.
 
 

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que pour me donner cette charge on avait eu recours à des dispenses, que pour plusieurs autres justes raisons; de manière que le Très-Haut a crucifié mon coeur durant toute ma vie par une continuelle frayeur, que je ne puis exprimer, et qui est causée par l'incertitude où je me trouvais, ne sachant si j'étais dans le bon chemin, si je perdrais son amitié, ou si je jouissais de sa grâce.

6. Dans cette tribulation, j'adressai ma prière et la voix de mon coeur au Seigneur, afin qu'il me secourut, et qu'il me délivrât de ce danger et de cette charge, si c'était sa volonté. Et, quoiqu'il soit vrai que sa divine Majesté m'est prévenue quelque temps auparavant en me commandant de la recevoir, bien que je m'en excusasse avec beaucoup d'humilité, elle-me consolait pourtant toujours, en me manifestant que c'était son bon plaisir; nonobstant tout cela, je ne discontinuai point mes demandes: au contraire je les redoublai, parce que je connaissais, et je voyais dans le Seigneur une chose très-digne d'admiration: et c'était que, nonobstant que sa divine Majesté me découvrit que telle était sa très-sainte volonté, que je ne pouvais point empêcher, j'apercevais pourtant qu'elle me laissait libre, afin que je pusse m'en dispenser, ou y résister, étant libre de faire ce que je voudrais; mais comme créature faible, je reconnaissais combien mon incapacité était grande en toutes les manières: car les oeuvres du Seigneur envers nous sont toujours accompagnées d'une égale prudence. C'est pourquoi, connaissant la liberté dans laquelle j'étais, je fis plusieurs instances pour m'excuser d'un péril si évident, qui est si peu connu de la nature corrompue, de ses inclinations déréglées et de son aveugle (308) concupiscence. Mais le Seigneur continuait toujours à me faire connaître que c'était sa volonté, et me consolait par lui-même et par les saints anges, qui m'exhortaient incessamment de lui obéir.

7. Dans cette affliction, j'eus recours à ma divine Reine, comme à un singulier refuge de toutes mes peines, et lui ayant déclaré mes voies et mes désirs, elle daigna me répondre par ces très-douces paroles ; « Ma fille, console-toi, et prends garde que le souci ne te fasse perdre la tranquillité de ton coeur. Efforce-toi de le prévenir et de t'y disposer; et sache que je serai . ta mère et ta supérieure de même que de tes inférieures; tu m'obéiras, et je suppléerai à tes manquements; tu ne seras que ma coadjutrice, et c'est par toi que j'accomplirai la volonté de mon Fils et de mon Dieu. » Ce sont les paroles que notre auguste Princesse me dit, auxquelles je trouvai autant de consolation que de profit pour mon âme; c'est pourquoi je pris courage, et je modérai ma tristesse; dès ce jour, la Mère de miséricorde augmenta les faveurs qu'elle faisait à sa très-humble servante; parce que dans la suite ses communications me furent plus intimes et plus assidues, me recevant, m'écoutant et m'enseignant avec une bonté ineffable; elle me consolait et me conseillait dans mes afflictions, remplissant mon âme d'une lumière céleste, et d'une doctrine divine : elle me commanda de renouveler les voeux de ma profession entre ses mains; après quoi, cette très-aimable Mère se familiarisa davantage avec sa servante, et ôta le voile aux mystères très-relevés et très-magnifiques, qui sont renfermés dans sa vie, et qui sont cachés aux mortels. Et quoique cette insigne faveur et cette lumière surnaturelle fussent continuelles (309) ( singulièrement aux jours de ses fêtes, et dans d'autres différentes occasions, auxquelles je connus plusieurs mystères), ce n'était pourtant pas avec cette plénitude et avec cette clarté dont je jouissais lorsqu'elle me les a enseignés dans la suite; y ajoutant plusieurs fois le commandement de les écrire de la manière que je les concevrais, et qu'elle me les dicterait et me les enseignerait. Ce fut principalement dans le jour d'une dos fêtes de cette très-sainte Vierge, que le Très-Haut me dit qu'il tenait cachés plusieurs mystères qu'il avait opérés à l'égard de cette divine Reine, et plusieurs faveurs qu'il lui avait faites en qualité de salière, quand elle était encore voyageuse parmi les mortels; et qu'il voulait me les découvrir, afin que je les écrivisse comme elle me les enseignerait. Je résistai pourtant pendant dix ans à cette volonté de Dieu, jusqu'à ce que je commençai la première fois d'écrire cette divine histoire.

8. Ayant auparavant communiqué les. peines que j'avais sur ce sujet aux princes célestes que le Tout-Puissant avait destinés pour me conduire dans cet important ouvrage, et leur Ayant déclaré les troubles de mon esprit et les afflictions de mon coeur,et combien je me reconnaissais faible et incapable d'une telle entreprise, ils me répondirent plusieurs fois que c'était la volonté du Très-Haut que j'écrivisse la vie de sa très-pure Mère. Mais ce fut principalement un jour dans lequel je m'obstinais de leur représenter avec ardeur mes difficultés, mes impossibilités et mes craintes, qu'ils me répondirent; « C'est avec sujet, ô âme! que tu perds courage, et que tu te troubles; que tu doutes, et que tu prends de si grandes précautions dans une affaire d'une telle importance; puisque nous-mêmes, nous nous (310) reconnaissons incapables d'expliquer des choses aussi relevées et aussi sublimes que celles que le puissant bras du Seigneur a opérées en faveur de la Mère de piété, notre auguste Reine. Mais prends garde, notre très-chère soeur, que tout l'univers manquera, et.que tout ce qui a l'être s'anéantira, avant que la parole du Très-Haut manque; il l'a engagée fort souvent. en faveur de ses créatures, et elle se trouve dans les saintes Écritures, qu'il a laissées à son Église, dans lesquelles il est dit que l'obéissant chantera victoire de ses ennemis (1), et qu'il ne sera point repris d'avoir obéi. Lorsqu'il créa le premier homme, et qu'il lui défendit de manger du fruit de l'arbre de science (2), alors il établit cette vertu d'obéissance; et jurant, il jura pour assurer davantage l'homme (car c'est la coutume du Seigneur, comme il le fit à Abraham, lorsqu'il lui promit que le Messie descendrait de sa lignée (3), et qu'il le lui donnerait avec assurance de jurement). Il en usa de même. lorsqu'il créa le premier homme, en l'assurant que l'obéissant n'errerait point. Il réitéra aussi ce jurement lorsqu'il commanda que son très-saint Fils mourût (4) ; et il assura tous les hommes que qui obéirait à ce second Adam, en l'imitant dans son obéissance, par laquelle il restaura ce que le premier avait perdu par sa rébellion, vivrait éternellement, et que l'ennemi n'aurait nulle part en ses pauvres. Sache, Marie, que toute obéissance vient de Dieu comme de sa principale, et première cause; nous nous soumettons nous-mêmes au pouvoir
 
 

(1) Prov., XXI, 28. — (2) Genes., II, 16. — (3) Ibid., XXII, 16. — (4) Luc, I, 72.
 
 

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de sa divine droite, et nous obéissons à sa très. juste volonté, à laquelle nous ne pouvons résister, la connaissant, puisque nous voyons face à face l'Être immuable du Très-Haut, dans lequel nous découvrons que cette volonté est sainte, pure, véritable et juste. Or cette certitude que nous en avons par la vue béatifique, vous l'avez aussi, ô mortels! mais a respectivement, et selon la capacité de voyageurs, a comme il est déclaré par ces paroles de l'Écriture, où

le Seigneur dit, parlant des prélats et des supérieurs: Qui vous écoute, m’écoute; et qui vous obéit, m'obéit (1). . Et comme c'est en vertu de ces divines paroles qu'on a obéit à un homme pour l'amour de Dieu, qui est le . véritable supérieur, il est aussi de sa divine Providence de rendre les voies des obéissants assurées et irrépréhensibles, lorsque ce que l'on commande . n'est point une matière de péché: c'est pourquoi le Seigneur l'assure avec serment, et il cessera d'être ( ce qui est impossible) plutôt que sa parole ne manque (2). Or, comme les enfants sont dans la dé. pendante de leurs pères, et que tous les hommes . sont renfermés dans la volonté d'Adam, et que naturellement ils multiplient cette dépendance dans leur postérité; de même tous les prélats procèdent et dépendent de Dieu, comme du souverain Seigneur, au nom duquel nous obéissons à nos supérieurs, vous a à vos prélats, et nous aux anges, qui sont d'une hiérarchie supérieure, et les uns et les autres à Dieu. Or souviens-toi, âme très-chère, que tous t'ont ordonné et commandé ce que tu crains pourtant de
 
 

(1) Luc, X, 26. — (2) Matth., XXIV, 35.
 
 

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faire ; que si voulant obéir, Dieu ne le jugeait point . convenable, il ferait à l'égard de ta plume ce qu'il a pratiqué envers l'obéissant Abraham lorsqu'il sacrifiait son fils Isaac (1), commandant à un d'entre nous d'arrêter le bras et le couteau; dans le cas présent, il ne nous commande point d'arrêter ta plume: au con. traire, il nous ordonne de la conduire, de t'assister, de te fortifier et d'éclairer ton entendement, selon sa divine volonté. »

9. Les saints anges destinés à me conduire dans cet ouvrage, me tinrent ces discours dans cette occasion. Le prince saint Michel me déclara aussi en plusieurs autres que c'était la volonté et le commandement du Très-Haut. Et j'ai découvert par les illustrations, par les faveurs et par les instructions continuelles de ce grand prince, des mystères magnifiques du Seigneur et de la Reine du ciel; parce que ce saint archange fut un de ceux qui l'assista, qui la servit, et qui, entre tous les ordres et toutes les hiérarchies, fut principalement destiné à sa garde, comme je le dirai en son lieu; et étant conjointement le patron et le protecteur universel de la sainte Église, il fut singulièrement en toutes choses le témoin et le ministre très-fidèle des mystères de l'Incarnation et de la Rédemption, ce que j'ai appris plusieurs fois de lui-même; et par, sa protection j'ai reçu de très-grands bienfaits; et des secours très-considérables dans mes afflictions et dans mes combats, m'ayant promis de m'assister et de m'enseigner dans cet ouvrage.

10. Outre tous ces commandements et plusieurs autres,
 
 

(1) Genes., XXII, 11.
 
 

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dont je parlerai dans la suite, je déclare ici que le Seigneur m'a commandé lui-même ce que ses anges et mes directeurs m'avaient auparavant fait connaître que c'était sa sainte volonté, comme l'on pourra juger par ce que j'en vais dire.

Un jour de la présentation de la très-sainte Vierge, la divine Majesté me tint ce discours : « Ma chère épouse, il y a plusieurs mystères de ma Mère et des Saints, qui sont manifestés dans mon Église militante; mais il y en a beaucoup de cachés, et surtout ceux qui  se sont passés dans leur intérieur. Je veux découvrir ces mystères, mais particulièrement ceux qui regardent ma très-pure Mère, et je veux que tu les écrives, selon que tu en seras instruite. Je te les déclarerai, je te les montrerai : les ayant réservés jusqu'ici par les secrets jugements de ma sagesse, parce que le temps n'était pas convenable à ma providence. Il est maintenant venu, et c'est ma volonté que tu les écrives. O âme! obéis-moi. ».

11. Toutes les choses que je viens de dire, et beaucoup d'autres que je pourrais déclarer, ne furent pas assez puissantes pour me déterminer à un ouvrage si difficile, et si fort au-dessus de mon sexe et de mon ignorance, si mes supérieurs, qui ont dirigé mon àn.e et qui m'ont enseigné le.chemin de la vérité, ne m'en avaient fait un commandement exprès : parce que mes craintes et mes doutes sont d'une telle qualité, qu'ils ne me laisseraient point en repos dans une matière de cette nature; puisque tout ce que je puis faire, c'est de me calmer par l'obéissance dans d'autres faveurs surnaturelles, et qui sont moins importantes. Ayant toujours penché de ce côté-là, comme une pauvre ignorante que je suis, parce (314) que l'on doit soumettre toutes choses, pour relevées et certaines qu'elles paraissent, à l'approbation des docteurs et des ministres de la sainte Église. C'est ce que j'ai triché de faire dans la direction de mon âme, et singulièrement dans ce dessein d'écrire la vie de la Reine du ciel. Et afin que mes supérieurs n'agissent point par mes relations, il m'en a coulé de très-grandes peines, leur cachant autant qu'il m'était possible bien des choses, et demandant au Seigneur avec beaucoup de larmes qu'il les éclairât, qu'il les fit aller au but de sa très-sainte volonté (souhaitant plusieurs fois qu'il leur fit oublier ce dessein), et qu'ils m'empêchassent d'errer, si j'étais trompée.

12. J'avoue aussi que le démon, se prévalant de la faiblesse de mon naturel et de mes craintes, a fait de grands efforts pour m'empêcher d'entreprendre cet ouvrage, cherchant des moyens pour m'intimider et pour m'affliger. A quoi il aurait sans doute réussi, en me le faisant entièrement abandonner, si la prudente conduite et la persévérance invincible de mes supérieurs n'eussent vaincu ma lâcheté; c'est pourquoi ce malin prince des ténèbres fut cause que le Seigneur, la très-sainte Vierge et les anges me donnèrent de nouvelles lumières, firent paraître de nouveaux signes, et éclater de nouvelles merveilles. Nonobstant tout cela, je différai, ou, pour mieux dire, je résistai plusieurs années à leur obéir (comme je le dirai dans la suite), sans avoir osé former le dessein de toucher à un sujet qui est si fort au-dessus de mes forces. Et je ne crois pas que ce fût par une providence particulière de sa divine Majesté : parce que pendant ce temps-là il m 'est arrivé tant d'événements, et, je puis dire, tant de mystères, tant d'afflictions si extraordinaires et si différentes, que je n'aurais pu, dans cet état, jouir du repos et de la sérénité d'esprit qu'il faut avoir pour recevoir cette lumière et cette science: puisque sans ce calme la partie supérieure de l'âme ne peut être disposée dans quelque état qu'elle se trouve (même le plus relevé et le plus avantageux ) à recevoir une influence si sublime, si sainte et si délicate. Outre cette raison de mon indétermination, j'en ai eu une autre, qui était mon instruction particulière, que je devais acquérir par un si long délai, et qui devait me rassurer en même temps par de nouvelles lumières, que l'on acquiert avec le temps et avec la prudence qu'une longue expérience donne. Mais enfin je découvris par ma persévérance quelle était la volonté de Dieu, qui me fut manifestée par les commandements réitérés du Seigneur, de ses saints anges et de mes supérieurs, qui me pressaient incessamment de ne plus résister aux lumières du Ciel, m'ordonnant de mettre fin à mes plaintes, de me rassurer, de revenir de toutes mes frayeurs, de mes lâchetés et de mes doutes, et de confier uniquement à la volonté du Seigneur ce que je n'osais entreprendre en vue de ma faiblesse.

13. Tous ces motifs m'obligèrent de me soumettre à cette grande vertu d'obéissance, et je me déterminai au nom du Très-Haut et de mon auguste Reine et Maîtresse de vaincre ma volonté. J'appelle cette vertu grande, non-seulement parce qu'elle offre à Dieu ce qui est le plus noble dans la créature, en lui offrant l'entendement, le propre sentiment et la volonté en holocauste et en sacrifice, mais aussi parce qu'il n'en est point d'autre qui conduise avec plus de sûreté au véritable but; puisqu'en obéissant, la créature n'opère pas par (315) elle-même, mais elle opère comme l'instrument de celui qui la conduit et la commande. Cette vertu rendit Abraham victorieux de la force de l'amour et de la nature envers Isaac (1). Que si elle fut assez puissante pour cela, si elle fut aussi assez puissante pour arrêter le cours du soleil et le mouvement des cieux (2), elle peut bien remuer un peu de cendre et de poussière ! Si Oza se fût gouverné par l'obéissance (3), sans doute il n'aurait pas été puni comme téméraire, lorsqu'il le fut assez pour toucher l'arche. Je vois bien que j'étends la main pour toucher, quoique très-indigne, non point une arche inanimée, et qui n'était qu'une figure dans l'ancienne loi; mais l'Arche vivante du nouveau Testament, où la manne de la Divinité, la source de toutes les grâces, et sa très-sainte loi furent renfermées. Ainsi, si je me tais, je crains avec sujet de désobéir à tant de commandements : c'est pourquoi je pourrais dire avec Isaïe : Malheur à moi, parce que je me suis tue (4) ! Il vaut donc bien mieux, ma divine Reine, et mon auguste Maîtresse, que votre très-douce miséricorde, et les puissantes faveurs de votre main libérale reluisent dans ma bassesse il vaut bien mieux que vous me donniez cette charitable main pour obéir à vos commandements, plutôt que de tomber dans votre indignation par ma désobéissance. Vous ferez, ô très-pure Mère de piété, une chose, digne de votre clémence d'élever une misérable de la   poussière, et de faire d'un sujet le plus faible et le plus incapable un instrument pour opérer des oeuvres si difficiles et si sublimes, par lequel vous exalterez votre grâce, et
 
 

(1) Genes., XXII, 3. — (2) Josue, X, 13. — (3) II Reg., VI, 7. — (4) Isaïe, VI, 5.
 
 

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celles que votre très saint fils vous a communiquées; et ainsi vous ôterez l'occasion à la présomption trompeuse qu'on pourrait avoir de s'imaginer que cet ouvrage se soit fait par l'industrie humaine, ou par la " prudence terrestre, ou par la force et l'autorité de la dispute; puisqu'on aura plutôt lieu de croire que c'est par la vertu de la divine grâce que vous excitez de nouveau le coeur des fidèles, et les attirez après vous, qui ôtes une fontaine de piété et de miséricorde. Parlez donc, ma divine Maîtresse, car votre servante écoute avec une volonté ardente de vous obéir comme elle doit et comme il est juste (1). Mais comment pourrai-je proportionnel et égaler mes désirs à mea obligations ? Le juste retour est impossible; mais s'il était possible, je le souhaiterais. O grande et puissante Reine ! accomplissez vos promesses et vos paroles, en me manifestant vos grâces et vos attributs, afin que la connaissance de votre majesté et de vos grandeurs s'étende davantage parmi les nations; qu'elle passe de génération en génération, et que vous en soyez plus glorifiée. Parlez, ma souveraine Maîtresse, votre servante écoute; parlez, et exaltez le Très-Haut par les puissances et par les merveilleuses oeuvres que sa droite a opérées dans votre humilité très-profonde; qu'elles passent de ses divines mains, faites au tour et pleines de jacinthes (2), dans les vôtres, et des vôtres à vos dévots serviteurs, afin que les anges le bénissent; que les justes le louent, que les pécheurs le recherchent, et que tous aient en ces mêmes oeuvres un modèle d'une suprême sainteté, et d'une pureté sans tache, et afin que j'aie par la grâce de votre très saint Fils cette règle
 
 

(1) I Reg., III, 10. — (2) Cant., VII, 14.
 
 

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infaillible et ce miroir sans tache par le moyen desquels je puisse régler et composer ma vie, puisque ce doit être la première chose que je me dois proposer en écrivant la vôtre, comme vous me l'avez dit plusieurs fois, en me faisant la grâce de m'offrir un modèle vivant et un miroir animé, sur lequel je pusse embellir et orner mon âme pour être votre fille et l'épouse de votre très-saint Fils.

14. Voilà toute ma prétention. C'est pourquoi je n'écrirai point comme maîtresse, mais comme disciple; ce ne sera pas pour enseigner, mais pour apprendre; puisque les femmes sont obligées par leur condition de se taire dans la sainte Église, et d'y ouïr ses ministres. Je manifesterai néanmoins comme un instrument de la Reine du ciel ce qu'elle aura la bonté de m'enseigner, et ce qu'elle daignera me commander; parce que toutes les âmes sont capables de recevoir l'Esprit (1) que son très-saint Fils promit d'envoyer sur toutes sortes de personnes et de sexe (2) sans aucune exception (3); elles sont aussi capables de le manifester comme elles le reçoivent en leur manière convenable (4), lorsqu'une puissance supérieure l'ordonne par une prévoyance chrétienne, comme je crois que mes supérieurs l'ont déterminé. J'avoue que je puis errer, et que c'est le propre d'une fille ignorante; mais je ne crois pas que cela se puisse faire en obéissant, et si cela arrivait, ce ne serait point par ma volonté; ainsi je m'en remets, et je me soumets à ceux qui me gouvernent, et à la correction de la sainte Église catholique, prétendant d'avoir recours à ses ministres dans toutes
 
 

(1) I Cor., XIV, 34. — (2) Joel., II, 28. — (3) Joan., XIV, 16 et 26, etc. — (4) Cant., IV, 26.
 
 

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mes difficultés. Je veux que mon supérieur, mon directeur et mon confesseur soient témoins, et censeurs de cette doctrine que je reçois, et qu'ils soient juges vigilante et sévères de la manière que je l'écris, ou en ce que je manquerai à y correspondre en réglant toutes mes obligations sur la mesure d'un si grand bienfait.

15. J'ai écrit une seconde fois par la volonté du Seigneur et par l'ordre de l'obéissance, cette divine histoire parce que, la première fois, la lumière par laquelle je connaissais ses mystères était si abondante, et mon incapacité si grande, que la langue ne put exprimer toutes, choses, que les termes ni la légèreté de la plume ne furent pas suffisants pour les déclarer. J'en laissai donc quelques-unes, et je me trouve aujourd'hui, avec le secours du temps et des nouvelles connaissances que j'ai reçues, plus disposée à les écrire; et ce sera même toujours en omettent beaucoup de ce que l'on me découvre, et de ce que j'ai connu; car il est absolument impossible de tout dire dans une si grande abondance.

Outre cette raison, le Seigneur m'en a fait connaître une autre: c'est que la première fois que j'écrivis, les soins du matériel et de l'ordre de cet ouvrage m'occupaient extrêmement, et alors les tentations et les craintes furent si grandes, les tempêtes qui me combattaient et m'agitaient si excessives, que, craignant de passer pour téméraire d'avoir mis la main à un ouvrage si difficile et si important, je me résolus de briller tout ce que j'en avais écrit; et je crois que ce ne fut point sans une permission singulière du Seigneur, parce que, dans les troubles où j'étais, mon âme n'était pas disposée à recevoir toutes (320) les préparations convenables dont le Très-Haut la voulait prévenir pour que j'écrivisse, en gravant en elle sa doctrine; et pour m'obliger ensuite de l'écrire en la manière qu'il m'ordonne a présent, ce qui se peut inférer de l'événement qui suit.

16. Un jour de la Purification de Notre-Dame, après avoir reçu le très-saint Sacrement, je voulus célébrer cette sainte fête, parée que c'était le jour auquel je fis ma profession, en y rendant de très-humbles actions de grâces an Très-Haut pour avoir daigné me recevoir pour son épouse, tout indigne que je fusse de cet honneur. Et pendant que je pratiquais ces affections, je sentis dans mon intérieur un changement efficace causé par une très-abondante lumière, qui m'attirait et me mouvait fortement et doucement (1) à la connaissance de l'Être de Dieu, de sa bonté, de ses perfections, de ses attributs, et à celle de ma propre misère, Dans le temps que. ces objets s'introduisaient dans mon entendement, ils produisaient en moi divers effets: le premier était d'élever toute mon attention et ma volonté; et le second était de m'anéantir et de m'abîmer dans mes propres abjections; de sorte que mon être se détruisait, et alors je sentais une douleur très-sensible, et une très-grande contrition de mes péchés énormes, avec un ferme propos de m'en corriger; de renoncer à toutes les vanités du monde, et de m'élever par l'amour du Seigneur sur tout ce qui est terrestre. Je restais pâmée dans ces afflictions, les plus grandes peines m'étaient des consolations, .et je trouvais la vie dans la mort. Le Seigneur ayant pitié de mes douleurs par sa seule miséricorde, me dit :
 
 

(1) Sapient., VIII, 1.
 
 

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Ne te décourage point, ma fille et mon épouse ; parce que pour te pardonner tes péchés, pour te laver et te nettoyer de tes souillures, je t'appliquerai mes mérites infinis, et le sang que j'ai versé pour toi : tâche de pratiquer la perfection que tu désires en imitant la vie de ma très-sainte Mère: écris-là une  seconde fois, afin que tu ajoutes ce qui y manque, et  que tu imprimes dans ton coeur sa doctrine. Cesse donc d'irriter ma justice et d'être ingrate à ma miséricorde en brillant ce que tu en écriras, de crainte,  que mon indignation ne t'ôte la lumière, qui a été donnée sans la mériter pour connaître et pour manifester ces mystères. »

17. Ensuite je vis la Mère de Dieu et de piété, qui me dit; « Ma fille, tu n'as point encore tiré le fruit nécessaire à ton âme de l'arbre de vie de mon histoire, que tu as écrite, et tu n'es pas arrivée à la moelle de sa substance; tu n'as pas assez cueilli de cette manne cachée: et tu n'as pas eu la dernière disposition à la, perfection qu'il te fallait, afin que le Tout-Puissant gravât et écrivit dans ton âme mes perfections et mes vertus. Je te veux donner moi-même les qualités et les ornements convenables pour te disposer à ce que la divine Bonté veut opérer en toi par mon intercession; je lui ai demandé là permission d'embellir et de parer ton âme de mes propres mains, et de la très-abondante grâce qu'il m'a communiquée, afin que tu écrives une seconde fois ma vie sans t'amuser au matériel, mais seulement su formel et au substantiel que tu y trouveras, te comportant passivement, sans mettre le moindre obstacle qui te puisse empêcher de recevoir le courant de la divine grâce que le (322) Tout-Puissant m'adressa, et de donner passage à cette portion que la divine volonté te destine. Garde-toi bien de la limiter et de la rétrécir par ta lâcheté et par l'irrégularité de ta conduite. » Aussitôt je connus que la Mère de miséricorde me revêtait d'une robe plus blanche que la neige et plus brillante que le soleil. Elle me ceignit ensuite d'une ceinture très-précieuse, et me dit: « C'est une participation de ma pureté que je te donne. » Elle demanda au Seigneur une science infuse pour m'en orner, afin qu'elle me servit de très-beaux cheveux; elle lui demanda aussi plusieurs autres dons et pierreries; et quoique je visse qu'elles fussent d'un très-grand prix, je connaissais pourtant que j'en ignorais la valeur. Après avoir reçu cet ornement, la divine Reine me dit : « Tâche de m'imiter avec fidélité et avec diligence, et de devenir ma très-parfaite fille engendrée de mon esprit, et nourrie dans mon sein. Je te donne ma bénédiction, afin qu'en mon nom, par ma direction et par mon assistance, tu écrives une seconde fois ma vie. »

18. Pour garder donc quelque ordre dans cet ouvrage, et pour une plus grande clarté, je le divise en trois parties. La première traitera de tout ce qui appartient aux quinze premières années de la Reine du ciel, commençant dès sa très-pure conception jusqu'à ce que le Verbe éternel prit chair humaine dans son sein virginal; et de ce que le Très-Haut opéra durant ces années envers la très-sainte Vierge. La seconde partie contient le mystère de l'Incarnation, toute la vie de notre Seigneur Jésus-Christ, sa Passion, sa Mort, et son Ascension, qui fut le temps pendant lequel notre divine Reine demeura avec lui; faisant aussi mention de ce qu'elle y fit (323) elle-même. Et la troisième renfermera le reste de la vie de cette Mère de la grâce, je veux dire depuis qu'elle se trouva privée de la douce présence de son File notre rédempteur Jésus-Christ, jusqu'au temps de son heureuse mort, de son Assomption, et de son Couronnement dans la gloire, comme Reine du ciel, pour y vivre éternellement, comme Fille du Père, Mère du Fils, Épouse du Saint-Esprit. Je divise ces trois parties en huit livres. afin d'en faciliter l'usage, et d'en pouvoir faire le continuel objet de mon entendement, le continuel aiguillon de ma volonté, et le sujet ordinaire de ma méditation.

19. Tour déclarer avec ordre en quel temps j'écrivis cette divine histoire, il est bon que je fasse savoir que mon père frère François Coronel, et ma mère soeur Catherine de Arana fondèrent ce couvent des religieuses déchaussées de la Très-Immaculée Conception dans leur propre maison par la disposition et la volonté de Dieu, que ma mère connut par une révélation particulière. La fondation se fit le jour de l'octave de l'Épiphanie, le treizième de janvier de l'année 1619. Nous primes l'habit, ma mère, moi et ma soeur, le même jour: mon père alla aussi dans un autre couvent de l'ordre de notre séraphique Père saint François, oui doux de mes frères étaient déjà religieux; il y prit l'habit; il y fit profession, il y donna de grande exemples de vertus, et il y mourut saintement. Ma mère et moi reçûmes le voile le jour de la Purification de la grande Reine du ciel, le second de février de l'année 1620. La profession de ma saur fut différée, parce qu'elle n'avait point encore l'âge. Le Tout-Puissant favorisa, par sa seule bonté, notre famille, en nous faisant la grâce de nous consacrer tous à l'état (324) religieux: Dans la huitième année de la fondation, en la vingt-cinquième année de mon âge, et du Seigneur 727,: l'obéissance me fit prendre la charge de supérieure, que j'exerce indigné ment: aujourd'hui. Je passai dix ans de, ma supériorité, durant. lesquels je reçus, plusieurs commandements du Très-Haut, et de la grande Reine du ciel afin que j'écrivisse sa très-sainte vie; et je résistai à cause de mes craintes, pendant tout ce temps-là à ces ordres divins, jusqu'en l'année 1737, auquel temps je commençai de l'écrire pour la première fois. Et l'ayant achevée, je brûlai tous mes écrits, tant ceux qui regardaient cette sacrée histoire que plusieurs autres sur des matières fort graves et fort mystérieuses, par les craintes et les tribulations que j'ai déjà dites, et par le conseil d'un confesseur qui me dirigeait en l'absence de celui qui m'était ordinaire, parce qu'il me dit que: les femmes ne devaient point écrire dans la sainte Église. Je ne manquai point de lui, obéir avec exactitude, dont mes supérieurs et mon premier confesseur, qui savaient toute ma vie, me reprirent très-aigrement. Et ils me commandèrent

de nouveau par la sainte obéissance de l'écrire une seconde fois. Le Très-Haut et la Reine da ciel réitérèrent aussi leurs commandements, pour me faire obéir: La lumière que je reçus de l'être divin, les faveurs. que la droite du Très-Haut me communiqua cette seconde fois, furent si. grandes et si abondantes, les recevant afin que ma pauvre âme se renouvelât et se vivifiât: parles instructions de ma divine Maîtresse, les doctrines, furent si profondes, et les mystères si relevés, qu'il en faut faire nécessairement un livre à part, qui correspondra à la même histoire; et son titre sera : Les lois de l’Épouse, les hautes perfections de son chaste amour, et (325) le fruit tiré de l'arbre de la vie de la très-sainte Vierge Marie, notre divine Maîtresse. Je commence d'écrire cette histoire par la grâce de Dieu ce huitième jour de décembre de l'année 1655, jour de la très-pure et très-immaculée Conception.
 
 
 

LA CITÉ MYSTIQUE DE DIEU
 

PREMIÈRE PARTIE. DE LA VIE ET DES MYSTÈRES DE LA SAINTS VIERGE, REINE DU CIEL. — CE QUE LE TRÈS-SAUT OPÉRA EN CETTE PURE CRÉATURE DEPUIS SON IMMACULÉE CONCEPTION JUSQU'À CE QUE LE VERBE PRIT CHAIR HUMAINE DANS SON SEIN VIRGINAL. — LES FAVEURS QU'IL LUI FIT PENDANT LES QUINZE PREMIÈRES ANNÉES DE SA VIE, ET LES GRANDES VERTUS QUELLE ACQUIT AVEC LE SECOURS DE LA GRACE.
 

LIVRE PREMIER. OU IL EST TRAITÉ DE CE QUI PRÉCÉDA LA VENUE DE LA TRÈS-SAINTE VIERGE MARIE EN CE MONDE. — DE SON IMMACULÉE CONCEPTION ET DE SA SACRÉE NAISSANCE. — DES EXERCICES AUXQUELS ELLE S'OCCUPA JUSQU'À L’AGE DE TROIS ANS.
 

CHAPITRE I . De deux visions particulières que le Seigneur découvrit à mon âme, et d'autres connaissances et mystères qui me forçaient de m'éloigner des pensées de la terre, élevant mon esprit et l’arrêtant aux choses du ciel.
 
 

1. Je vous glorifie: et je vous loue, ô Roi de gloire (1), qui, par un effet de votre adorable providence
 
 

(1) Matth., XI, 25.
 
 

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et de votre infinie Majesté, avez caché aux sages et aux savants ces sublimes mystères, et les avez révélés à votre plus humble servante, quoique inutile à votre Église, afin qu'on vous reconnaisse avec admiration pour le Tout-Puissant et pour l'auteur de cet ouvrage, à mesure que vous vous servez d'un plus pauvre et plus faible instrument.

2. Après de longues résistances que j'ai racontées, après plusieurs craintes mal fondées, et après de grandes suspensions causées par ma lâcheté, et par la connaissance que j'avais de cet immense océan de merveilles, sur lequel. je me hasarde, craignant d'y faire naufrage; ce très-haut Seigneur me fit sentir une vertu céleste, forte, douce, efficace; une lumière qui éclaire l'entendement (1), captive la volonté rebelle, apaise, redresse, gouverne et attire à soi tous les sens intérieurs et extérieurs, et soumet toute la créature à son bon plaisir et à sa volonté, afin qu'elle recherche en tout son honneur et sa seule gloire. Étant dans cette disposition, j'ouïs la voix du Tout-Puissant qui m'appelait et m'attirait à soi, élevant avec une grande force mon esprit aux choses supérieures, me fortifiant contre les lions rugissants, qui faisaient leurs efforts pour éloigner mon âme du bien (2) qu'on lui offrait dans la connaissance des grands mystères qui sont renfermés dans ce tabernacle et cette sainte cité de Dieu ; et me délivrant des portes des tribulations (3) par lesquelles ils me
 
 

(1) Sap., VII, 22. — (2) Eccles., LI, 3 ; ibid., 4. — (3) Ibid., 5.
 
 

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conviaient d'entrer, afin que, entourée des douleurs de la mort et de la perdition (1), environnée des flammes de cette Sodome et de cette Babylone dans lesquelles :nous vivons, je m'y précipitasse, et que dans mon aveuglement je suivisse leurs maximes, dans le temps qu'ils offraient à mes sens des objets d'un plaisir apparent, et les séduisaient par leurs artifices et leurs tromperies. Mais le Très-Haut nie délivra de toutes ces embûches qu'ils me préparaient (2), éclairant mon esprit et m'enseignant. le chemin de la perfection par des remontrances efficaces, me conviant de mener une vie toute spirituelle et angélique dans cette chair mortelle, me sollicitant à vivre avec tant de circonspection, que je ne fusse point atteinte du feu, même au milieu de la fournaise, et que je fermasse l'oreille aux discours des langues trompeuses (3) lorsqu elles m'entretiendraient des bassesses de la terre. Sa Majesté m'appela, afin que je me retirasse du misérable état que cause la loi du péché, que je résistasse aux malheureux effets que nous héritons de la nature corrompue, et que je l'arrêtasse dans ses inclinations désordonnées, les détruisant en vue de la lumière, et m'élevant au-dessus de moi-même. Il m'appelait plusieurs fois par les forces d'un Dieu puissant, par des corrections d'un père, par des caresses d'un époux, et me disait : « Lève-toi, hâte-toi, ouvrage de mes mains; viens à moi, qui suis la
 
 

(1) Ps., XVII, 5. — (2) Ps. LVI, 7 ; Ps., XXIV, 15. — (3) Eccles., LI, 6 et 7.
 
 

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sa lumière et la voie : car celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres (1). Viens à moi, qui suis la vérité infaillible et la sainteté par excellence; je suis le Puissant, le Sage, et Celui qui corrige les sages. »

3. Les effets de ces paroles m'étaient des flèches d'amour, d'admiration, de respect, de crainte, de connaissance de mes péchés et de ma bassesse, de façon que je me retirais toute confuse et anéantie. Et pour lors le Seigneur me disait ; « Viens, âme, viens à moi, qui suis ton Dieu tout-puissant; et, bien que tu aies été prodigue et pécheresse, élève-toi de cette terre et viens à moi, qui suis ton père; reçois l'étole de mon amitié et l'anneau de mon alliance. »

4. Étant dans l'état que je dis, je vis un jour les six anges que le Tout-Puissant me destina pour m'assister et me diriger dans cet ouvrage (et dans d'autres occasions de combat), et ils me purifièrent et disposèrent. Ensuite ils me présentèrent au Seigneur, et sa Majesté enrichit mon dîne d'une nouvelle lumière et d'une qualité (comme de gloire) qui me disposèrent et fortifièrent pour apercevoir et connaître ce qui est au-dessus de, mes forces naturelles. Après, deux autres anges, d'une hiérarchie supérieure, m'apparurent, ils m'appelèrent d'une puissante force de la part du Seigneur; et il me fat révélé qu'ils étaient très-mystérieux, et qu'ils me voulaient découvrir de
 
 

(1) Sap., VII, 15.
 
 

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profonds secrets. Je leur répondis avec un grand souci (passionnée de jouir de ce bien qu'ils m'annonçaient) que je désirais ardemment de voir ce qu'ils me voulaient découvrir, et ce qu'ils me cachaient avec mystère. Ils me dirent fort sévèrement : «  O âme! arrête-toi. » Et m'adressant à eux, je leur dis; « Princes du Tout-Puissant, messagers du grand Roi, pourquoi m'ayant appelée m'armez-vous à cette heure, violentant ainsi ma volonté, retardant ma consolation et ma joie? Quelle est votre force, et quel pouvoir est le vôtre, qui dans un même temps m'appelle, m'anime, me trouble et me retient, puisque c'est presque une même chose que de m'attirer après les douces odeurs de mon aimable Maître, et de me lier avec de fortes chaînes (1)? Dites-m'en, s'il vous plaît, la raison. Ils me répondirent ; « Parce qu'il faut que tu te dépouilles de tous a tes appétits et de toutes tes passions pour arriver à ces hauts mystères, qui ne s'accordent pas avec les perverses inclinations de la nature. Déchausse-toi donc comme Moïse, qui en reçut le commandement pour voir ce merveilleux buisson (2). » Je leur répondis; « Mes princes et mes seigneurs, on demanda beaucoup de Moïse en exigeant qu'il eût des opérations angéliques dans une nature corrompue et mortelle; mais il était saint et juste, et je ne suis qu'une pécheresse remplie de misères et soumise à cette malheureuse loi du péché si contraire à celle de
 
 

(1) Cant., I, 3. — (2) Exod., III, 5.
 
 

l'esprit (1). » A quoi ils repartirent ; « On te demanderait une chose très-malaisée s’il te fallait l'exécuter par tes seules forces; mais le Très-Haut veut. et demande ces dispositions; il est puissant, et il ne te refusera pas son secours si tu le lui demandes avec ardeur; et si tu te disposes à le recevoir. Ce même il pouvoir qui faisait brûler le buisson sans le cousumer (2), pourra bien empêcher que l’âme plongée a dans les flammes des plus fortes passions, ne se brille si elle veut s'en délivrer. Sa Majesté de mande ce qu'elle veut, et peut ce qu'elle demande; et avec son secours tu pourras ce qu'elle te commande (3). Dépouille-toi de cette loi dit péché, pleure amèrement, crie du profond de ton coeur, afin que ta prière soit exaucée et ton désir accompli. »

5. Je vis ensuite un . voile qui couvrait un très-riche trésor, et je souhaitais avec passion qu'il fût tiré, afin que la merveille que ces intelligences me montraient comme un profond mystère, me fût découverte. Et l'on me répondit ; « Ame, obéis à ce qu'il t'est commandé : dépouille-toi de toi-même, et l'on te découvrira ce qu'on te cache. » Je proposai de changer de vie et de vaincre mes appétits; je versais des torrents de larmes, je poussais de profonds soupirs et de tendres gémissements, afin de mériter la connaissance de ce secret; et à mesure que je proposais, le voile qui couvrait mon trésor se retirait. Il fut enfin tout à fait retiré, et je vis en esprit te que
 
 

(1) Rom., VII, 23. — (9) Exod., III, 1. — (3) Philip., IV, 13.
 
 

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je ne saurais exprimer. Un grand et mystérieux signe me parut dans le ciel: je vis une femme, une dame, une très-belle reine couronnée d'étoiles, revêtue du soleil, qui avait la lune sous les pieds (1). Et les anges me dirent ; « Celle que tu vois est cette heureuse femme qui parut à saint Jean dans son Apocalypse, et dans laquelle sont renfermés, mis en dépôt et, scellés, les merveilleux mystères de la rédemption. Le Très-Haut et Tout-Puissant si fort favorisé et enrichi cette dame, que tous les esprits célestes en sont dans l'admiration. Considère et contemple ses excellences, écris-les, car on t'en donne la connaissance pour cela aussi bien que pour ton profit. » Les merveilles que je découvris sont si grandes et en si grand nombre, qu'elles me rendent muette, et, la connaissance que j'en ai me ravit; et je crois même, que tous ne sont pas capables de connaître et de pénétrer, dans cette vie mortelle, ce que je dois déclarer dans la suite de cet ouvrage.

6. Un autre jour, dans le même état où j'étais, et dans une grande quiétude et sérénité de mon âme, fouis la voix du Très-Haut qui me disait ; « Ma chère, épouse, je veux maintenant que tu te détermines sans plus balancer, que tu me cherches avec zèle, que tu m'aimes avec ferveur, que ta vie soit plus angélique qui humaine, et que tu oublies tout ce qui

appartient à la terre; je veux t'élever de tes bassesses et de ton bourbier (2), comme une pauvre:
 
 

(1) Apoc., XII,11. —- (2) Psal. CXII, 7.
 
 

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misérable et nécessiteuse, et que dans toit élévation tu t'abaisses, que tes vertus rendent une douce et agréable odeur en ma présence (1); et que dans la connaissance de tes faiblesses et de tes péchés, tu te persuades fortement que tu mérites les tribulations et les peines que tu souffres. Contemple ma grandeur et ta bassesse; considère que je suis juste et saint, que je t'afflige avec raison, et que je suis toujours miséricordieux, ne te châtiant pas comme a ton indignité le, demanderait. Efforce-toi d'acquérir a sur ce fondement de l'humilité toutes les autres vertus, afin que tu accomplisses ma volonté; et je te destine ma Mère pour ta maîtresse, afin qu'elle t'enseigne, te corrige et te reprenne; elle t'instruira, et dressera tes voies à tout ce qui me sera le plus agréable. »

7. J'étais en présence de cette Reine lorsque le Seigneur me tint ce discours, et cette divine Princesse ne dédaigna point d'accepter l'office que Sa Majesté lui donnait; elle l'accepta avec beaucoup de bonté et me dit : « Ma fille, je veux que tu sois ma disciple et mon associée, je serai ta maîtresse; mais sache que tu dois m'obéir aveuglément, et que dès à présent on ne doit plus reconnaître en toi aucun reste de fille d'Adam. Ma vie, et tout ce que j'ai a fait dans mon état mortel, et les merveilles que la puissance du Très-Haut a opérées en moi, te doivent servir de miroir et de règle. » Je me prosternai
 
 

(1) Cant., I, 11.
 
 

alors devant le trône du Roi et de la Reine de l'univers, et je m'offris d'obéir en tout ce qu'ils me commanderaient, rendant des grâces infinies au Seigneur. de l'honneur et de la faveur qu'il me faisait, si au-dessus de mes mérites, que de me donner une telle guide et protectrice. Je renouvelai les voeux de ma profession entre ses mains, et m'offris de nouveau de lui obéir et de coopérer de toutes mes forces à l'amendement de ma vie. Le Seigneur me dit : « Prends garde et vois. » Ce qu'ayant fait, je vis une fort belle échelle à plusieurs échelons, une grande multitude d'anges autour, et d'autres qui descendaient et qui montaient. Et sa Majesté me dit : « C'est cette mystérieuse échelle de Jacob qui est la maison de Dieu et la porte du ciel (1). Si tu te disposes, et que ta vie soit telle, que je n'y trouve rien à reprendre, tu viendras à moi par elle. »

8. Cette promesse excitait mon désir, animait ma volonté, suspendait mon. esprit, et je me plaignais de me sentir contraire à moi-même (2). Je soupirais après la fin de ma captivité, et pour arriver au lieu où il n'y a point d'obstacle au véritable amour. Je fus quelques jours dans ces peines, tachant néanmoins de me perfectionner par une nouvelle confession générale, et par le retranchement des imperfections que je pouvais découvrir en moi. Je continuais de voir l'échelle, mais je n'en comprenais pas encore le mystère. Je promis au Seigneur de m'éloigner toujours
 
 

(1) Gen., XXVIII, 12 et 17. — (3) Job., VII, 20.
 
 

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plus de toutes les vanités mondaines, et de mettre ma volonté en liberté pour l'aimer sur toutes choses, sans la laisser broncher même aux apparences des moindres défauts : je renonçai à tout le fabuleux et le visible, et je l'abandonnai. Et ayant passé quelques jours dans ces affections et dans ces dispositions, le Très-Haut me déclara que cette échelle était la vie, les vertus et les mystères de la très-sainte Vierge Marie; et sa Majesté me dit : « Je veux, ma chère épouse, que tu montes par cette échelle de Jacob, et que tu entres par cette porte du ciel pour connaître mes attributs et pour contempler ma divinité. Monte donc et avance-toi, viens à moi par elle. Ces anges qui l'accompagnent et qui la servent a sont ceux que j'ai destinés pour sa garde et pour la défense de cette sainte cité de Sion; fais en sorte qu'en méditant ses vertus, tu travailles à les imiter. » Il me sembla que je montais par cette échelle, et qu'en y montant je connaissais et je découvrais la plus grande des merveilles, et le plus ineffable prodige du Seigneur dans une pure créature, la plus grande sainteté et la plus grande perfection des vertus que le bras du Tout-Puissant eût jamais opérées. Je voyais au haut de l’échelle le Seigneur des seigneurs et la Reine de tout ce qui est créé, qui me commandèrent de le glorifier, de le louer et de l'exalter pour, de si magnifiques mystères (1), et d'écrire ce que j'en comprendrais. Le Seigneur tout-puissant m'écrivit
 
 

(1) Psal. II, 2.
 
 

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avec son doigt dans des tables bien plus augustes que celles de Moïse, une loi que je devais méditer et que je devais observer (1) ; il me fut inspiré de la manifester en sa présence à la très-pure Vierge, que Marie vaincrait ma résistance et mon incapacité, et qu'avec son aide j'écrirais sa très-sainte vie, qui produirait les trois réflexions que je souhaite. La première, que l'on connaisse et que l'on pénètre sérieusement le profond respect et la révérence que l'on doit à Dieu; que la créature se doit d'autant plus humilier et abaisser, que son immense Majesté se familiarise plus avec elle, et que les plus grands bienfaits et les faveurs les plus signalées doivent être le motif d'une plus grande crainte, révérence, assiduité et humilité. La seconde, afin que le genre humain, ayant si fort oublié son remède, découvre ce qu'il doit à sa Reine et charitable Mère touchant l'ouvrage de la rédemption, le grand amour et le profond respect qu'elle eut pour son Dieu, et ceux que nous devons avoir pour cette aimable princesse. La troisième, afin que mon directeur, et tout le monde, s'il est nécessaire, connaissent ma bassesse, ma lâcheté et le peu de soin que j'ai de correspondre aux grâces que je reçois.

9. La très-sainte Vierge, répondant à mon désir, me dit : « Ma fille, le monde a un grand besoin de cette doctrine, parce qu'il ignore la révérence qui est due au Seigneur tout-puissant, et qu'il y manque; et par cette ignorance les hommes provoquent se
 
 

(1) Exod., III, 18.
 
 

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justice, qui les afflige et les abat; ils croupissent dans l'oubli de ses vérités; aveuglés qu'ils sont par leurs propres ténèbres, ils ne s'avisent las de recourir à la lumière, qui les dissiperait; et cela leur arrive parce qu'ils manquent de cette crainte et de ce respect qu'ils lui doivent. » Le Très-Haut et la Reine des anges me donnèrent ces avis et plusieurs autres pour me faire connaître leur volonté dans cet ouvrage. Alors j'eus de la confusion de mon peu de charité à l'égard du prochain, et de la répugnance que j'avais portée jusqu'alors aux offres que cette princesse me faisait de me protéger et de m'assister dans la manifestation de l'histoire de sa très-sainte vie, voyant bien qu'il n'était pas à propos de la différer à un autre temps, parce que le Seigneur tri avait fait connaître que celui-ci était le plus convenable; et après cela il me tint ce discours ; « Ma fille, lorsque j'envoyai mon l'ils unique an monde, les hommes étaient dans le plus pitoyable état où ils eussent jamais été, excepté le petit nombre qui nie servait La nature humaine est si imparfaits, que, si elle ne se soumet à la direction intérieure de ma grâce et à la pratique de ce que mes ministres enseignent, en assujettissant sa propre volonté et me suivant, moi, qui suis la voie, la vérité et la vie (1), par l'observance de mes commandements, qui conserve mon amitié, elle tombe à l'instant dans de profondes ténèbres, se plonge dans des misères sans
 
 

(1) Joan., XIV, 6.
 
 

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nombre, et va d'abîme en abîme dans l'obstination du péché. Depuis la création et le péché du premier homme, jusqu'à la loi que je donnai à Moise (1), ils se gouvernèrent selon leurs propres et perverses inclinations, ils tombèrent dans de très-grandes erreurs, et ils y persévérèrent même après la loi, à laquelle ils ne voulurent pas se soumettre, et, marchant et s'éloignant ainsi toujours de la lumière et de la vérité, ils s'abîmèrent dans le malheureux oubli et de Dieu et d'eux-mêmes. J'envoyai alors, par un amour de père, le salut éternel et le remède à la nature humaine pour la guérir de ses infirmités; de sorte que j'ai justifié

ma cause. Et comme je me servis alors du temps de la plus grande misère pour faire éclater davantage ma plus grande miséricorde (2), je veux maintenant départir aux hommes une nouvelle faveur, parce que le temps propre à la faire sentir est arrivé, en attendant que mon heure vienne, en laquelle le monde se trouvera si chargé d'iniquités, et la mesure des pécheurs si remplie, qu'ils connaîtront et seront contraints de confesser la juste cause de mon indignation. Je manifesterai alors ma justice, mon courroux et mon équité, et je ferai connaître par là combien ma conduite a été équitable à leur égard. Pour les confondre davantage, voici le temps où ma miséricorde va fort éclater, et auquel je veux que u mon amour ne soit point oisif; maintenant que le
 
 

(1) Rom., V,13 ; Joan., VII, 19. — (2) Ephés., II, 4 et 5.
 
 

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monde est arrivé au plus malheureux siècle qui se soit passé depuis l'incarnation du Verbe, auquel les a. hommes négligent d'autant plus leur bien, qu'ils devraient le chercher avec plus d'ardeur; en ce temps auquel la fin de leur vie passagère approché, et auquel la nuit de l'éternité pour les réprouvés va succéder au soleil de la grâce, qui doit faire naître aux justes un jour sans nuit et éternel; en ce temps auquel la plupart des mortels sont plongés dans les ténèbres de leur ignorance et dans l'abîme de leurs péchés, opprimant et persécutant les justes, et se moquant ouvertement de mes fidèles enfants; a en ce temps que cette inique raison d'État, autant odieuse à ma sagesse qu'injurieuse à ma providence, méprise si fort ma sainte loi, et lorsque les méchants se rendent plus indignes de mes faveurs Ayant égard aux justes qui se trouvent dans cet heureux temps pour eux, je leur veux ouvrir à tous une à porte par laquelle ils pourront avoir accès à ma miséricorde, et leur donner un flambeau, afin qu'ils soient éclairés dans les ténèbres de leur aveuglement. Je leur veux donner un souverain remède, s'ils veulent s'en servir, pour arriver à ma grâce; ceux qui le trouveront seront fort heureux, ceux qui en connaîtront la valeur ne le seront pas moins (1), ceux qui posséderont ce trésor, posséderont les véritables richesses, et ceux qui le méditeront avec respect, tâchant d'en concevoir les mystères, seront
 
 

(1) Prov., III, 13 et seq.
 
 

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les véritables sages. Je veux que les hommes sachent combien vaut l'intercession de Celle qui fut le remède à leurs péchés, lorsqu'elle donna dans son sein virginal la vie mortelle à l'Immortel. Je veux qu'ils aient pour miroir, dans lequel ils puissent voir leur ingratitude, les merveilles que ma puissance a opérées dans cette créature. Je leur veux découvrir plu

sieurs de celles que j'ai faites en elle en qualité de Mère de mon Fils incarné pour le genre humain, et qui ont été cachées jusqu'à présent par mes secrets jugements.

10. « Je n'ai pas manifesté ces merveilles dans la primitive Église, parce qu'elles contiennent des mystères si relevés et si sublimes, que les fidèles se seraient arrêtés à les approfondir et à les admirer, lors:qu'il était nécessaire d'établir la Loi de grâce et de publier l'Évangile. Et, bien que cela n’eût pas été incompatible, néanmoins l'esprit humain, tout rempli d'ignorance, pouvait.recevoir quelques troubles et souffrir quelques doutes, dans un temps que la foi de l'incarnation et de la rédemption était encore a faible, et les préceptes de la .nouvelle loi dans le berceau. Et ce fut pour cela que le Verbe fait homme dit à ses disciples dans la dernière cène : J'aurais à vous dire plusieurs choses, mais vous n'êtes pas à présent disposés à les recevoir (1). Il parla en leurs personnes à tout le monde, qui était encore moins disposé, avant l'établissement de la loi et de la foi
 
 

(1) Joan., XVI, 12.
 
 

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du Fils, à recevoir la foi et à connaître les mystères de sa Mère. Présentement la nécessité en est bien plus grande, et cette nécessité m'est un motif plus pressant que la mauvaise disposition que j'y trouve. Et si les hommes m'obligeaient par leurs religieux procédés en connaissant et révérant avec respect les merveilles que cette Mère de miséricorde renferme en. soi, et s'ils réclamaient de coeur et avec sincérité son intercession, ils trouveraient quelque remède à leurs malheurs. Je leur présente cette mystique Cité de refuge : fais-en la description et le récit, selon que ta faiblesse te le permettra. Je ne veux pas qu'on les regarde comme des opinions ou de simples visions, mais comme une vérité constante et certaine. Que ceux qui ont des oreilles entendent (1); que ceux qui ont soif viennent aux eaux vives (2), et laissent les citernes croupissantes; que ceux qui aiment la lumière la suivent jusqu'à la fin. » C'est ce que le Seigneur Dieu tout-puissant dit.

11. Ce sont les paroles que le Très-Haut me dit sur le sujet que je viens de raconter. Je dirai au chapitre suivant de quelle manière je reçois cette doctrine et cette lumière, et comment je connais le Seigneur; exécutant en cela l'obéissance, qui me l'ordonne. Ainsi, dans la suite, tous seront informés de la nature des connaissances et des miséricordes que je reçois.
 
 

(1) Matth., XI, 15. — (2) Apoc., XXII, 17.
 
 

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CHAPITRE II. Où il est déclaré de quelle façon le Seigneur manifeste ces mystères et la vie de la Reine du ciel à mon âme, dans l'état où sa divine bonté m'a mise.
 
 

12. Afin que l'on soit averti et éclairci dans le reste de cet ouvrage de la façon dont le Seigneur manifeste ces merveilles, il m'a semblé à propos de mettre ce chapitre au commencement, dans lequel je l'expliquerai le mieux qu'il me sera possible, et selon qu'il me sera accordé.

13. J'ai reçu, depuis que j'ai l'usage de la raison, un bienfait du Seigneur que j'estime un des plus grands que sa main libérale m'ait faits : c'est de m'avoir donné une très-grande crainte de le perdre; ce qui m'a toujours poussée et excitée à désirer et à faire ce qui était le plus parfait et le plus assuré, et à demander la continuation de cette grâce au Très-Haut, qui m'a crucifiée en quelque façon, perçant ma chair d'une vive crainte de ses jugements (1); je tremble toujours de perdre l'amitié du Tout-Puissant, et même je doute si je la possède. Les larmes que cette perplexité. me causait étaient ma continuelle nourriture (2); cette crainte
 
 

(1) Ps. CXVIII, 120. — (2) Ps. XLI, 4.
 
 

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m'a fait faire de grandes instances à Dieu, et m'oblige de demander l'intercession de la très-pure Vierge dans ces misérables temps où nous sommes (auxquels les serviteurs de Dieu doivent être cachés, et ne paraître presque point), le suppliant de tout mon coeur qu'il me conduise par une voie assurée et cachée aux yeux des hommes.

14. Le Seigneur me répondit à ces demandes réitérées : « Ne crains point et ne t'afflige pas, ô âme, je te mettrai dans un état et dans un chemin de lumière et de sûreté si caché et si. relevé, que nul autre que moi ne le pourra connaisse. Dès aujourd'hui je t'ôterai tout ce qui éclate à l'extérieur, et qui peut être exposé au péril; ainsi ton trésor sera caché : garde-le, et conserve-le bien, par la vie la plus parfaite. Je te mettrai dans un sentier secret, clair, véritable et pur; marche par cette route. » Dès lors j'aperçus un changement et un état fort spiritualisé dans mon intérieur. Mon entendement fut doué d'une nouvelle lumière, et on lui communiqua une science avec laquelle il connut toutes choses en Dieu, ce qu'elles sont en elles-mêmes, et leurs opérations; il lui fut manifesté que c'est la volonté du Très-Haut que je les connaisse et que je les pénètre. Cette intelligence et cette lumière qui m'éclaire est sainte et douce, pure et subtile, aiguë et active, assurée et sereine (1). Elle fait aimer le bien et haïr le mal. C'est une vapeur de la vertu de Dieu (2), et une simple
 
 

(1) Sap., VII, 22. — (2) Ibid., 25.
 
 

émanation de ses infinies clartés, que l'on présente à mon entendement comme un miroir, dans lequel j'aperçois par ma vue intérieure, et par le plus suprême de mon âme, plusieurs choses; l'objet paraissant infini par la lumière qui en rejaillit, quoique les vues soit limitées et l'entendement faible. L'on voit le Seigneur comme s'il était assis sur un trône de grande majesté, d'où l'on découvrirait distinctement ses attributs, autant que les forces de l'esprit humain le peuvent permettre; y ayant entre deux comme un voile d'un cristal très-pur qui le couvre, à travers lequel l'on connaît et l'on discerne avec une vive clarté et une grande distinction lés merveilles et les attributs ou perfections de Dieu. Quoique ce voile dont je viens de parler empêche de le voir totalement, immédiatement et intuitivement, néanmoins la connaissance de ce qu'il cache ne cause aucune peine, mais elle est plutôt un sujet d'admiration à l'entendement, parce que l'on comprend que l'objet est infini et que celui qui le contemple est borné ; car elle lui donne des espérances que ce voile sera tiré, et qu'on lui en ôtera l'obstacle, quand l'âme sera dépouillée de cette chair mortelle (1), si elle tâche de s'en rendre digne.

15. Dans cette connaissance, il y a divers degrés et plusieurs manières de voir; et cela dépend de la divine volonté, Dieu étant un miroir volontaire. Quelquefois il se manifeste plus clairement, d'autres fois
 
 

(1) I Cor., V, 4 et 6.
 
 

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moins. Quelquefois on y montre quelques mystères, et on en cache d'autres, et toujours ils sont grands. Cette différence suit bien souvent la disposition de l'âme; parce que si elle n'est pas tranquille et en paix, ou qu'elle ait commis quelque faute, ou quelque imperfection, pour petite qu'elle soit, elle ne peut voir cette lumière de la façon que je dis, par laquelle l'on connaît le Seigneur avec tant de clarté et de certitude, qu'elle ne laisse aucun doute de ce qu'on y découvre: au contraire elle persuade et assure que c'est Dieu qui est présent, et elle fait mieux entendre tout ce que sa Majesté dit. Et cette connaissance produit une force solide, efficace et pleine de douceur, pour aimer et servir le Très-Haut, et pour lui obéir. L'on connaît de grands mystères dans cette clarté; l'on y voit combien la vertu est estimable, et combien il est avantageux de la pratiquer et de la posséder; l'on y découvre sa perfection et sa sûreté; et l'on y ressent une force et une vertu qui contraint de pratiquer le bien, de s'opposer su mal, de le combattre et de vaincre bien souvent les passions. L'âme ne saurait être vaincue pendant qu'elle jouit de cette vue et qu'elle conserve cette lumière (1), qui lui communique le courage et la ferveur, l'assurance et la joie, et qui, par ses soins et par ses impulsions, appelle, relève et donne cette agilité et cette vivacité qui font que la partie supérieure de l'âme attire après soi l'inférieure. Et le corps même s'en ressent, étant presque tout
 
 

(1) sap., VII, 30.
 
 

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spiritualisé pendant ce temps- là, auquel toutes ses pesantes inclinations sont suspendues.

16. Lorsque l'âme tonnait et ressent ces doux effets, elle dit avec une amoureuse affection au Très-Haut: Tirez-moi après vous: Trahe me post te (1), et nous courrons ensemble; parce qu'étant unie avec son bien-aimé, elle ne sent point les opérations terrestres; et se laissant attirer par la douceur des parfums de Celui qui la charme, elle se trouve plus on elle aime que là où elle vit. Elle laisse la partie animale déserte, et ne la rejoint que pour la réformer et la perfectionner, et pour y sacrifier les appétits criminels des passions. Que s'ils se veulent quelquefois révolter, elle les rejette avec impétuosité, parce que je ne vis plus, dit-elle, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi (2).

17. L'on aperçoit dans cet état, d'une certaine manière, le secours de Jésus-Christ, qui est Dieu (3) et la vie de l'âme, et qui agit dans toutes les saintes opérations et les saints mouvements; et l'on y découvre par la ferveur, par le désir, par la lumière et par l'efficace qui nous secondent en tout ce que nous faisons, une force intérieure que Dieu seul peut causer. L'on y ressent aussi l'amour que la continuation et la vertu de cette lumière produisent, et on y entend intérieurement une parole animée et continuelle (4), qui nous occupe à tout ce qui est divin, et nous sépare de tout ce qui est humain; et par là l'on découvre que la
 
 

(1) Cant., I, 3. — (2) Gal., II, 20. — (3) I Joan., V, 11 et 12. — (4) Hebr., IV, 12.
 
 

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vertu et la lumière du Soleil de justice, qui éclaire toujours dans les ténèbres, vivent en nous (1). Ce qui s'appelle proprement être au vestibule de la maison du Seigneur (2), puisque l’âme est en vue de ce divin Soleil et participe aux rayons qui en sortent (3).

18. Je ne dis pas que ce soit toute la lumière, mais seulement une partie; et cette partie est une connaissance qui surpasse les forces et le pouvoir de la créature. Le Très-Haut fortifie l'entendement pour le disposer à cette vue, lui donnant une qualité et une lumière surnaturelles, afin qu'il soit proportionné à cette connaissance, qui nous. affermit dans cet état par la certitude avec laquelle nous croyons et nous connaissons les autres choses divines: Mais ici la foi nous accompagne aussi, et le Tout-Puissant fait voir à l'âme dans cet état, par sa lumière éternelle, combien elle doit estimer cette science et cette clarté qu'il lui communique ; et avec elle tous les biens me sont venus ensemble, et par ses libérales mains j'ai reçu un honneur d'un très-grand prix. Cette lumière me précède en tout ce que je fais; je l'ai apprise sans fiction, et je désire de la communiquer sans envie, et de ne pas céler l'honneur que j'en reçois (4). Elle est une participation de Dieu et elle produit une grande douceur et une joie singulière (6). Elle enseigne beaucoup dans un, instant, et elle s'assujettit le coeur (6), nous retire et nous éloigne avec de puissants efforts de tous
 
 

(1) Joan., I, 5. — (2) Ps. XCI, 14. — (3) Apoc., III, 23. — (4) Sap., VIII, 10, 11, 12 et 13. — (5) Sap., VIII, 16 et 18. — (6) Ibid. 4 et 7.
 
 

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les objets qui pourraient nous séduire et qui dans cette lumière nous paraissent d'une amertume horrible : de sorte que l'âme, renonçant aux choses passagères, se va réfugier dans le sanctuaire de l'éternelle Vérité, et entre dans le cellier du Très- Haut (1), où par ses ordres je suis ornée de la charité, qui m'incite à être patiente et douce, sans envie et sans orgueil ni ambition (2); de n'être point colère, de ne juger mal de personne et de souffrir tout (3); ne cessant de m'instruire et de m'exhorter par de fortes impulsions dans le plus secret de mon âme, afin que je pratique toujours ce qui est le plus saint et le plus pur, m'enseignant même les moyens de le faire: et si je manque encore à la moindre petite chose, elle me reprend sans en laisser échapper aucune.

19. C'est une lumière qui dans un même temps éclaire et anime, enseigne et reprend, mortifie et vivifie, appelle et retient, instruit et violente; nous fait distinguer le bien et le mal, l'élevé et le profond, la longueur et la largeur (4), le monde, son état, sa disposition et ses tromperies, ses vaines promesses et l'infidélité de ses habitants et de ses amateurs; et surtout elle m'enseigne à le fouler, à le mépriser et A ne m'attacher qu'au Seigneur, le regardant comme le souverain maître et le gouverneur de toutes choses. Je vois et je connais en sa Majesté la disposition et les vertus des éléments; le commencement, le milieu et la
 
 

(1) Cant, II, 4. — (2) Cor., XIII, 4. — (2) Ibid., 5. — (4) Éphés., III, 18.
 
 

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fin des temps, ses vicissitudes et ses variétés, le cours des années, l'harmonie des créatures et leurs qualités (1); tout ce qui est le plus caché dans les hommes, leurs opérations et leurs pensées, et combien elles sont éloignées de celles du Seigneur; les périls dans lesquels ils vivent et les sinistres voies qu'ils suivent; les états, les gouvernements, leur inconstance et leur peu de fermeté; en quoi consiste leur commencement, leur fin, et ce qu'ils ont de véritable ou de trompeur. L'on connaît et l'on découvre fort distinctement toutes ces choses en Dieu par le moyen de cette lumière, y connaissant même les personnes et leur naturel. Il y a pourtant un état inférieur à celui dont je viens de parler, qui est ordinaire à l'âme, dans lequel elle, a véritablement l'usage de l'essentiel et de l'habitude de cette lumière, mais non pas de toute sa clarté. Ce qui lui limite cette si haute connaissance des personnes et des états, des secrets et des pensées que l'on reçoit dans le premier; parce que je n'ai pas plus de connaissance dans celui-là qu'il ne m'en faut pour me délivrer des dangers, pour éviter le péché et pour avoir une tendre et véritable compassion de mon prochain; sans que je me puisse donner la liberté de me déclarer à personne, ni de découvrir ce que je connais; car si l'auteur de ces merveilles ne me donne la permission et ne me commande parfois de donner des avis à quelqu'un, il semble que je devienne muette: et quand je lui rends ce bon office, ce doit être sans
 
 

(1) Sap., VII, 17, 18,19 et 20.
 
 

trop me déclarer, mais en lui touchant le coeur par des. raisons évidentes et claires, communes et charitables, et en priant pour ses nécessités, n'ayant cette pénétration que pour cela.

20. Bien que j'aie pénétré toutes ces choses avec une grande clarté, néanmoins le Seigneur ne m'a jamais découvert qu'une âme se dût perdre: et ç'a été un effet de sa Providence, parce que la damnation d'une personne ne se manifeste pas sans un grand sujet; outre que je mourrais sans doute de douleur, si je le connaissais, et ce serait un effet que cette lumière produirait, car c'est une chose fort déplorable de voir qu'une âme doive être privée de Dieu pour toujours. Je l'ai prié de ne pas me découvrir cette malheureuse perte de personne; et si je pouvais délivrer quelqu'un du péché pari ma propre vie, je le ferais avec plaisir et je ne refuserais pas que le Seigneur me le découvrit; mais pour celui auquel il n'y a point de remède, je le prie de me le cacher.

21. On ne me donne pas cette lumière pour m'obliger à déclarer mon secret en particulier, mais afin que j'en use avec prudence et avec sagesse. Elle me pénètre comme une substance qui vivifie (quoiqu'elle ne soit .qu'un accident), et qui émane de Dieu comme une habitude, par laquelle je dois régler mes sens et la partie inférieure de mon âme. Car dans la supérieure je jouis toujours d'une vision et d'un état de pais qui me font connaître intellectuellement tous les mystères et les secrets de la Reine du ciel que l'on m'y découvre, aussi bien que plusieurs autres de notre sainte (452) foi, qui me sont presque continuellement présents: et je ne perds jamais cette lumière de vue. Que si quelquefois je m'abaisse comme une misérable créature avec quelque attache aux choses humaines, à l'instant le Seigneur m'appelle avec une douce rigueur, m'oblige de retourner à lui et d'être attentive à ses paroles, à la connaissance de ses mystères et de ses grâces, aux vertus et aux opérations tant extérieures qu'intérieures de la très-sainte Vierge, comme je vais le déclarer.

22. Dans ces états spirituels et dans la clarté de nette même lumière je connaissais et je voyais la même Reine, Mère et Vierge, quand elle me parlait; et les anges, leur nature et leur excellence. Quelquefois aussi je les connais et je les vois en Dieu, et d'autres fois en eux-mêmes; mais avec cette différence, que pour les connaître en eux-mêmes il me faut, descendre quelques degrés plus bas. Et lorsque cela arrive je m'en aperçois par le changement des objets et par les divers mouvements de mon entendement. Je vois et j'entends ces princes célestes; je leur parle dans ces degrés inférieurs; ils y conversent avec moi, et m'éclaircissent de plusieurs de ces mystères que le Seigneur m'a montrés. La Reine du ciel m'y déclare et m'y manifeste ceux de sa très-sainte vie, et toutes les merveilles qui s'y sont passées; et je les distingue tous avec ordre par les divins effets que je ressens dans mon âme.

23. Je les vois en Dieu comme dans un miroir volontaire, sa Majesté m'y montrant les saints qu'elle  (353) veut et de la manière qu'il lui plaît, avec une grande clarté et avec des effets plus relevés; on y connaît avec une admirable lumière le même Seigneur, les saints, leurs vertus héroïques, leurs prodiges, et comme ils les ont opérés avec la grâce, rien ne leur ayant été impossible par son secours et par sa, vertu (1) : la créature se trouvant dans cette connaissance plus abondante, plus remplie de vertu et de consolation, et comme dans le repos de son centre; parce que la lumière qu'on y ressent est d'autant plus forte, ses effets plus relevés, sa substance et sa certitude plus grandes, que ce repos est plus intellectuel, moins corporel et moins imaginaire. On y remarque encore ici une différence car l'on y connaît que cette vue ou cette connaissance du même Seigneur, de ses attributs et de ses perfec-tiens, est plus élevée; et que ce qui en résulte est d'une douceur inconcevable; et même que la connaissance des créatures en Dieu est inférieure à celle-là. Il me semble que cette subordination naît en partie de l'âme même: car comme sa vue est si bornée, elle ne,peut pas s'appliquer si fort à Dieu, ni le connaître si parfaitement avec les créatures que lorsqu'elle connaît sa seule Majesté sans elles: il semble même que dans cette seule vue on reçoit une plus grande plénitude de consolation, que quand on voit les créatures en Dieu. Cette connaissance de la divinité est si délicate, qu'elle diminue à mesure que nous y mêlons quelque autre chose, su moins pendant que nous sommes dans cette vie mortelle.
 
 

(1) Philip. XV, 18.
 
 

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24. Je vois dans l'autre état plus inférieur à celui que j'ai dit, la très-sainte Vierge en elle-même et les anges; j'y aperçois et j'y connais de quelle manière l'on m'y enseigne, l'on m'y parle et l'on m'y éclaire; laquelle est à peu près celle dont les anges se communiquent et se parlent entre eus, et dont ces esprits supérieurs éclairent et informent leurs inférieurs. Le Seigneur comme cause première. distribue cette lumière; mais celle dont la très-sainte Vierge participe et dont elle jouit avec une si grande plénitude, elle la communique à la partie supérieure de l'Ame, et je connais par cette communication cette Reine, ses prérogatives et ses mystères, de la manière dont l'ange inférieur tonnait ce que le supérieur lui communique. Je la connais aussi par la doctrine que cette même Reine enseigne, par l'efficacité de cette doctrine et par plusieurs autres effets, que la vérité, la pureté et l'élévation de cette vision font ressentir et font éprouver; dans laquelle on ne reconnaît rien d'impur, rien d'obscur, rien de faux et rien de douteux; au contraire tout y est saint, pur et véritable. Il m'en arrive de même dans mon état présent, avec les princes célestes; et le Seigneur m'a fait connaître plusieurs fois que je reçois ces communications et ces lumières, comme ils les pratiquent parmi eus. Il m'arrive souvent que cette illumination passe dans moi par tous ces sacrés canaux; que le Seigneur me donne l'intelligence et la lumière ou son objet; que la très-sainte Vierge m'en donne l'éclaircissement, et que les anges me fournissent les termes pour m'exprimer. D'autres (355) fois (et pour l'ordinaire) le Seigneur fait tout, et il m'enseigne ce que je dois écrire. La Reine du ciel m'instruit quelquefois de tout par elle-même; d'autres fois les anges me rendent cet office; et l'on a coutume aussi de ne m'en donner que l'intelligence; prenant les termes dont je me sers pour me faire entendre, de ce qui m'a été déjà inspiré. Il est vrai que je pourrais errer en ceci, si Dieu le permettait, parce que je suis une pauvre ignorante et que je me sers de ce que j'ai ouï : et quand il me vient quelque difficulté en déclarant ces connaissances, j'ai recours à mon directeur et à mon père spirituel dans les matières les plus délicates et les plus difficiles.

25. Dans ces sortes de temps et ces divers états, j'ai rarement des visions corporelles, mais j'y reçois quelques visions imaginaires : et celles-ci sont fort inférieures aux autres dont je viens de parler, qui sont bien plus élevées, plus spirituelles et plus intellectuelles. Et ce que je puis assurer est que dans toutes les connaissances et les intelligences qui me viennent de la part du Seigneur, de la très-sainte Vierge ou des anges, soit qu'elles soient grandes ou petites, inférieures ou supérieures, je reçois une lumière très-abondante et une doctrine fort profitable, dans laquelle je reconnais et je vois la vérité et tout ce qui est le plus parfait et le plus saint; j'y ressens même une force et une lumière divines qui m'obligent de travailler à la plus grande pureté de mon Ame, de désirer la grâce du Seigneur, de mourir pour elle et de pratiquer toujours ce qui lui est le plus agréable : (366) connaissant par ces divers degrés et par ces sortes d'intelligences, avec un grand profit, une douce consolation et une parfaite joie de mon âme, tous les mystères de la,vie de la Reine du ciel. De quoi je glorifie de tout mon coeur le Tout-Puissant, je l'exalte, je l'adore et je le reconnais pour saint, pour le Dieu fort et admirable, et digne de louange, de gloire et de révérence pendant tous les siècles des siècles. Amen.
 

CHAPITRE III. De la connaissance que j'eus de la Divinité, et du décret que Dieu fit de créer toutes choses
 
 

26. Que vos jugements sont incompréhensibles, ô mon Dieu, et que vos voies sont impénétrables (1) 1 Votre commencement et votre fin sont autant inconnus qu'impossibles à trouver, vous êtes et vous serez toujours le même; qui pourra donc vous résister, qui pourra connaître votre grandeur, et qui pourra raconter vos oeuvres magnifiques (2)? Où se trouvera ce téméraire, qui aura la hardiesse de vous dire. Pourquoi les
 
 

(1) Rom., XI, 53. — (2) Eccles., XVIII, 2-5.
 
 

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avez-vous faites ainsi (1)? Votre trône est par-dessus toutes choses, et nos regards n'y sauraient arriver ni notre entendement vous comprendre. Soyez béni, ô Roi de gloire, de ce que vous avez daigné découvrir à votre servante et à ce chétif ver de terre de grands secrets et de très-hauts mystères, ayant suspendu mon esprit et m'ayant élevée dans un état où j'ai vu ce que je ne saurais exprimer. J'ai vu le Seigneur et le Créateur de tout ce qui a l'être. J'ai vu. une grandeur en elle-même avant qu'elle eût rien créé; j'ignore de quelle façon elle me fut montrée, mais non pas ce que je vis et ce que j'entendis. Sa Majesté, qui pénètre toutes choses, fait qu'ayant à parler de sa divinité, mes pensées me jettent dans le ravissement, mon âme est dans la crainte, mes puissances se suspendent dans leurs opérations, et toute la partie supérieure de mon âme abandonne l'autre, elle congédie les sens pour s'envoler vers ce qu'elle aime, délaissant ce qu'elle anime. Dans ces défaillances et dans ces amoureuses pamoisons, mes yeux, fondent en larmes et ma langue devient muette. O mon très-haut et incompréhensible Seigneur! objet infini de mon entendement, comment me trouvé-je anéantie lorsque je suis en votre présence (car vous êtes éternel et sans borne), mon être se réduit en poussière, et à peiné puis-je m'apercevoir de moi-même? Comment est-ce que cette pauvre créature osera regarder votre magnificence et votre souveraine majesté? Assistez-moi,
 
 

(1) Rom., IX, 20.
 
 

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Seigneur, fortifiez ma vue et encouragez ma crainte, afin que je puisse raconter ce que j'ai vu et obéir à vos ordres.

27. Je vis par mon entendement de quelle manière le Très-Haut était en lui-même, et j'eus une claire et véritable connaissance que c'est un Dieu infini en sa substance et en ses attributs, qu'il est éternel, qu'il est une souveraine trinité et un seul Dieu en trois personnes : trois, afin que les opérations de se connaître, de se comprendre et de s'aimer soient exercées; et un seulement, pour jouir du bien de l'unité éternelle. Il est trinité de Père, de Fils, et de Saint-Esprit. Le Père n'est pas fait, ni créé, ni engendré, et il ne le peut pas être ni avoir aucune origine. Je connus que le Fils est du Père seul par une éternelle génération, qu'ils sont égaux en l’éternité, et qu'il est engendré de la fécondité de l'entendement du Père, et que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils par amour. Dans cette inséparable trinité, il n'est rien qu'on puisse dire premier ni dernier, plus grand ni moindre. Les trois personnes sont en elles-mêmes également éternelles et éternellement égales; je connus que. c'est une unité d'essence en une trinité de personnes, un Dieu en cette inséparable trinité, et trois personnes en l'unité d'une substance. Les personnes ne se confondent pas pour être un Dieu, ni la substance ne se sépare pas ou n'est pas divisée pour être en trois, personnes, qui étant distinctes dans le Père, dans le Fils, et. dans le Saint-Esprit, ne sont qu'une même divinité; la gloire en est égale et la

majesté, le pouvoir, l'éternité, l'immensité, la sagesse, la sainteté et tous les attributs le sont aussi. Et quoique les personnes dans lesquelles subsistent ces perfections infinies soient trois, néanmoins il n'y a qu'un seul Dieu véritable, qu'un Saint, qu'un Juste, qu'un Puissant, qu'un Éternel, et qu'un Infini.

28. Je découvris aussi que cette divine Trinité se comprenait par un simple regard, sans. avoir besoin d'une nouvelle ni distincte connaissance; que le Père fait autant que le Fils, et le Fils et le Saint-Esprit autant que le Père; qu'ils s'aiment réciproquement par un même amour immense et éternel, que cette unité entend, aime et opère également et indivisiblement; qu'elle est une nature simple, incorporelle et indivisible, et un être du véritable Dieu, dans lequel se trouvent en un degré suprême et infini toutes les perfections unies et assemblées.

29. Je connus la nature de ces perfections du Très-Haut, je découvris qu'il est beau sans laideur, grand sans quantité, bon sans qualité, éternel sans succession de temps, fort sans faiblesse, vie sans mortalité, et véritable sans fausseté; qu'il est présent en tout lieu, le remplissant sans l'occuper,. et se trouvant en toutes choses sans extension; qu'il n'y a point de contradiction dans sa bonté ni de défaut dans sa sagesse; qu'il est incompréhensible en cette sagesse, terrible dans ses conseils, juste dans ses jugements, très-secret dans ses pensées, véritable dans ses paroles, saint dans ses oeuvres et riche en ses trésors; que l'espace ne lui donne pas plus d'étendue, ni le raccourci ne le rétrécit (360) pas; que sa volonté n'est point sujette au changement; qu'il n'y a 'en lui ni passé ni avenir; que les choses tristes ne le peuvent point affliger; que l'origine ne lui adonné aucun commencement, et que le temps ne lui donnera aucune fin. O immensité éternelle ! combien d'espace sans bornes ai- je découvert en vous quelle infinité ne reconnais-je pas dans votre être infini ! La vue ne saurait se lasser ni su borner contemplant cet objet sans fin. C'est un être immuable, un être au-dessus de tout être, une sainteté très-parfaite et une vérité très-infaillible; il est l'infini, la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur, la gloire et la cause de cette même gloire, le repos sans lassitude et la souveraine bonté. Enfin je vis toutes choses en le voyant, et je ne saurais trouver le moyen de dire ce que je vis.

30. Je vis comme le Seigneur était avant que de créer aucune chose, et je considérai avec admiration où il faisait sa demeure, car il est vrai qu'alors il n'y avait point de ciel empyrée ni d'autres cieux inférieurs; point de soleil, ni de lune, ni d'étoiles, ni aucun élément. Le Créateur était seulement, sans qu'il y eût rien de créé. Tout était désert, sans anges, sans hommes et sans animaux; et par cette vue je connus que l'on doit nécessairement convenir que Dieu était en lui-même, et qu'il n'avait besoin d'aucune créature, parce qu'il était autant infini en ses attributs avant que de les créer qu'après les avoir tirées du néant; car il les eût et les aura pendant toute son éternité comme dans un sujet indépendant et incréé; (361) aucune perfection ne pouvant manquer à sa divinité, parce qu'elle les contient toutes, et elle est seule ce qu'elle est, tous les avantages des créatures et tout ce qui a l'être se trouvant dans cet être infini d'une façon inconcevable et très-éminente, comme des effets dans leur cause.

31. Je connus que le Très-Haut était permanent en, lui-même, lorsque les trois divines personnes firent le décret (selon notre façon de concevoir) de communiquer leurs perfections et d'en faire des largesses. Il faut remarquer, pour mieux comprendre ceci, que Dieu connaît toutes choses par un acte indivisible, très-simple et sans discours; qu'il n'en connaît point une par la connaissance d'une autre qui l'ait précédée, comme nous, qui raisonnons et discourons, ne les connaissant que par divers actes de notre entendement; parce que la connaissance de Dieu les pénètre toutes ensemble dans un moment, sans qu'il y ait dans son entendement infini ni première, ni dernière, se trouvant toutes ramassées dans cette science divine et incréée, comme elles le sont dans l'être de Dieu, où elles sont renfermées et contenues comme dans leur premier principe.

32. Dans cette science de simple intelligence que nous appelons première selon la préséance naturelle de l'entendement sur la volonté, il faut considérer en Dieu un ordre, non  de temps, mais de nature, selon lequel nous concevons que l'acte de son entendement précéda celui de sa volonté; car nous considérons premièrement en lui le seul acte d'entendre sans (362) réfléchir sur le décret qu'il forma de vouloir créer quelque chose. Dans cet instant donc, les trois personnes divines conférèrent ensemble par un acte d'entendement de la convenance des oeuvres ad extra, c'est-à-dire de ce que sa puissance devait tirer du néant, et de toutes les créatures qui ont été; qui sont et qui seront.

33. J'eus la hardiesse de demander à sa Majesté de satisfaire su. désir que j'avais de savoir l'ordre qu'elle tint dans la résolution qu'elle fit de créer toutes choses, et ce que nous en devons croire, ne le demandant que pour apprendre le rang que la Mère de Dieu eut dans l'entendement divin; et je dirai comme il me sera possible ce qu'elle daigna me ré. pondre et me manifester, et l'ordre que je découvris dans ces idées divines, le réduisant en instants, parce que autrement nous ne pourrions pas proportionner la connaissance de cette science de Dieu à notre capacité; laquelle science nous appellerons ici science de vision, dans laquelle ne trouvent les idées. ou les images des créatures que Dieu détermina de créer, et qu'il tient représentées dans son entendement, les connaissant infiniment mieux que nous ne les voyons et ne les connaissons présentement nous-mêmes.

34. Or, bien que cette science divine soit une, très-simple et très-indivisible; néanmoins, comme les choses qu'elle regarde sont plusieurs et qu'elles ont un tel ordre entre elles, que les unes sont avant les autres, que les unes reçoivent l'être ou l'existence des autres, et qu’ elles ont une mutuelle dépendance, (363) il nous faut pour cette raison diviser la science et la volonté de Dieu en plusieurs instants ou en plusieurs actes qui correspondent aux divers instants de l'ordre des objets. Ainsi nous disons que Dieu connut et détermina une chose avant l'autre et par une autre, et que s'il n'avait pas premièrement voulu ou connu par cette science de vision une chose, il ne voudrait pas l'autre. Nous ne devons pas inférer de cela que Dieu eut plusieurs actes d'entendement ni de volonté; mais nous voulons faire entendre que, comme les choses succèdent les unes aux autres, et ont un tel enchaînement, que, les imaginant par cet ordre objectif, noua appliquons ( pour les mieux comprendre) ce même ordre dans les actes de la science et de la volonté de Dieu.
 

CHAPITRE IV. Les décrets divins y sont distribués par instants, déclarant ce que Dieu détermina en chacun, touchant sa communication au dehors.
 
 

35. Il me fut manifesté que cet ordre se devait distribuer par les instants qui suivent : Au premier, Dieu connut ses attributs divins, ses perfections et cette ineffable inclination qu'il avait de se (364) communiquer hors de lui-même; et ce fut la première connaissance des communications au dehors. Sa Majesté contemplant la nature, la vertu et l'efficace que ses perfections infinies avaient pour produire des choses magnifiques, vit dans son équité qu'il était très convenable, et comme de la justice et de la nécessité, qu'une si souveraine bonté se communiquât, afin d'opérer selon son inclination communicative, et afin d'exercer sa libéralité et sa miséricorde, distribuant au dehors d'elle-même avec sa magnificence la plénitude . de ses trésors infinis que la Divinité renferme. Parce qu'étant tout infini, il lui est bien plus naturel de faire des dons et des grâces qu'au feu de monter à sa sphère, qu'à la pierre de descendre à son centre, et qu'au soleil de répandre sa lumière. Et cette profonde mer de perfections, cette abondance de trésors et cette infinité impétueuse de richesses désirent par leur propre inclination les voies de se communiquer aussi bien que par la connaissance qui leur vient de la volonté et de la sagesse du même Dieu, que ce n'est pas diminuer ses dons ni ses grâces que de les communiquer, mais plutôt eu quelque façon les augmenter en ouvrant cette source inépuisable de richesses.

36. Dieu regarda tout cela dans ce premier instant après la communication ad intra, ou su dedans, par les émanations éternelles. Et en les regardant il se trouva comme obligé par lui-même de se communiquer ad extra, c'est-à-dire au dehors de son être, connaissant qu'il était saint, juste, miséricordieux et (365) pieux de le faire, puisque rien ne s'y pouvait opposer. Et nous pouvons nous imaginer, selon notre manière de concevoir, qu’il manquait quasi quelque chose à la tranquillité de Dieu, jusqu'à ce qu'il fût arrivé au centre des créatures, dans lesquelles et avec lesquelles il devait prendre ses délices (1) en leur faisant part de sa divinité et de ses perfections.

37. Deux choses me causent de l'admiration, me suspendent, m'attendrissent et m'anéantissent dans cette connaissance et dans cette lumière que je reçois. la première est cette inclination que j'ai découverte en Dieu, et cette grande volonté qui est en' lui de communiquer sa divinité et les trésors de sa gloire. La seconde, est l'immensité ineffable et incompréhensible des biens et des dons que je connus qu'il destinait et qu'il voulait distribuer, ne laissant pas avec tout cela d'être autant infini que s'il ne sortait aucune chose de lui. Je connus dans cette inclination et dans ce désir de sa Majesté qu'elle était disposée de sanctifier, de justifier et de remplir de dons et de perfections toutes les créatures en général et en particulier, et de donner à chacune plus que les anges et les séraphins n'ont reçu, quand même toutes les gouttes de la mer et les grains de sable, les étoiles, les plantes, les éléments et tontes les créatures irraisonnables seraient capables de raison et de ses dons, pourvu que de leur côté elles n'y missent aucun obstacle capable de l'empêcher. O épouvantable horreur du péché et
 
 

(1) Prov., VIII, 31.
 
 

366
 
 

de sa malice, qui seul peut arrêter ce torrent impétueux de tant de biens éternels !

38. Il fut conféré et décrété dans le second instant de faire cette communication de la divinité à raison de la grande gloire et de l'exaltation qui en résulterait au dehors à sa Majesté, par la manifestation de ses grandeurs. Et Dieu regarda dans cet instant cette propre exaltation comme la fin de ses communications qui le devait faire connaître, louer et glorifier en manifestant sa libéralité et sa toute-puissance.

39. Dans le troisième instant, on connut et détermina l'ordre et la manière de faire cette communication, en façon que l'exécution d'une si grande résolution fût à la plus grande gloire de Dieu; l'ordre qu'il devait y avoir entre les objets et la manière, et la différence de leur communiquer la divinité et les attributs, afin que ce mouvement du Seigneur eût (à notre façon de concevoir) une fin honnête et des objets proportionnés, et qu'il se trouvât parmi eux la plus belle et la plus admirable de toutes les harmonies et de toutes les subordinations. Il fut déterminé en premier lieu dans cet instant que le Verbe divin prendrait chair humaine et se rendrait visible. La perfection et la disposition de la très sainte humanité de notre Seigneur Jésus-Christ y furent décrétées, et la forme en resta dans l'entendement divin. En second lieu, celles des autres qui devaient recevoir l'humanité à son imitation, y eurent place; l'entendement divin y désignant l'harmonie de la nature humaine, ses avantages, la disposition du corps organisé et l'âme qui le (367) devait animer avec ses puissances, pour connaître son Créateur et en jouir, capable de discerner le bien d'avec le mal, et avec une volonté libre pour aimer le même Seigneur.

40. Je découvris qu'il était comme nécessaire, pour des raisons très-relevées que je ne saurais exprimer, que cette union hypostatique de la seconde personne de la très-sainte Trinité avec la nature humaine fût le premier ouvrage, et le premier objet par où l'entendement et la volonté divine sortissent premièrement au dehors. L'une des raisons est, parce qu'après que Dieu se fut connu et aimé dans lui-même, il était le plus convenable et du plus bel ordre de connaître et d'aimer ce qui était le plus immédiat à sa divinité, comme l'est l'union hypostatique. Et l'autre, parce que sa divinité se devait aussi communiquer substantiellement au dehors, s'étant communiquée au dedans; afin que l'intention et la volonté divine commençassent leurs couvres par la fin la plus relevée, et que ses attributs se communiquassent avec une très-belle harmonie ; que ce feu de la divinité opérât premièrement le plus grand de tous ses ouvrages en ce qui lui était le plus immédiat, comme l'était l'union hypostatique; que sa divinité commençât en premier lieu par celui qui devait arriver su plus haut et au plus excellent degré, après le même Dieu, de sa connaissance, de son amour, des opérations et de la gloire de sa même divinité, et que Dieu ne se mit pas (selon notre façon de parler) comme en danger d'être privé de cette fin, car c'était avec lui seul qu'il pouvait trouver (368) quelque proportion et quelque espèce de justice qui méritât un si merveilleux ouvrage. Il était aussi convenable et comme nécessaire que, puisque Dieu voulait créer plusieurs créatures, il les créât avec ordre et subordination, et que celle-ci fût la plus admirable et la plus glorieuse de toutes. Et par cette raison il y en devait avoir une qui en fût le chef et au-dessus de toutes, et quelle fût, autant qu'il serait possible, immédiate et unie à Dieu, afin que par elle et par son moyen tous eussent accès à sa divinité. Et c'est pour ces raisons et plusieurs autres (que je ne puis exprimer) que la grandeur des ouvrages de Dieu a trouvé en la seule personne du Verbe incarné de quoi se satisfaire, parce que par lui il y avait dans la nature un très-bel ordre, qui sans lui ne s'y trouverait pas.

41. Dans le quatrième instant, les dons et les grâces qui se devaient donner à (humanité de notre Seigneur Jésus-Christ, unie à la divinité, furent décrétées. Ici le Très-Haut ouvrit la main de sa libéralité toute-.puissante et de ses attributs pour enrichir la très-sainte humanité et l'âme de Jésus-Christ par l'abondance de ses dons et de ses grâces dans la plus grande plénitude et au plus haut degré qui fût possible. Dans cet instant se détermina ce que David a dit depuis : L'impétuosité du fleuve de la divinité réjouit la cité de Dieu (1); le torrent de ses dons se dégorgeant dans cette humanité du Verbe, lui communiqua toute la science infuse, toute cette béatitude,
 
 

(1) Psal. XLV, 5
 
 

369
 
 

cette grâce et cette gloire dont son âme très-sainte était capable, et qui convenait au sujet, qui était vrai Dieu et vrai homme tout ensemble, et chef de toutes les créatures capables de la grâce et de la gloire, qui leur devaient résulter de ce torrent impétueux de la manière qu'il arriva.

42. Le décret et la prédestination de la Mère du Verbe incarné appartient conséquemment et comme en second lieu à ce même instant, parce que je découvris ici que cette pure créature fut ordonnée avant qu'il y eût d'autre décret d'en créer aucune autre. Ainsi elle fut conçue dans l'entendement divin' la première de toutes, comme il était convenable à la dignité, à l'excellence et aux dons de l'humanité de son très-saint Fils; et incontinent, toute l'impétuosité du fleuve de la Divinité et de ses attributs, immédiatement avec lui, se versa en elle, autant qu'une pure créature était capable de le recevoir, et que sa dignité de Mère le requérait.

43. J'avoue que dans la connaissance que j'eus de des très-hauts mystères et décrets, je fus ravie d'admiration et tout hors de moi-même. Et connaissant cette très-sainte et très-pure créature, formée et désignée dans l'entendement divin dès le commencement et avant tous les siècles, enivrée de joie, je glorifie le Tout-Puissant de l'admirable et mystérieux décret qu'il fit de nous créer une si pure, si grande, si mystique et si divine créature, plus digne d'être admirée et louée de toutes les autres, qu'il n'est possible d'en faire la description. Et je pourrais (370) bien dire dans cette admiration ce que dit saint Denis l'Aréopagite, que si la foi ne m'enseignait et la connaissance de ce que je vois ne me convainquait que c'est Dieu qui la forme dans son idée, et que sa seule toute-puissance pouvait et peut former une telle image de sa divinité; et si tout cela ne m'était représenté dans un même temps, je pourrais douter si cette Vierge Mère aurait été elle - même une divinité.

44. Oh! combien de larmes sortent de mes yeux, et quelle perçante admiration ressent mon âme, de voir que ce divin prodige et cette merveille du Très-Haut ne soit pas connue, ni manifestée à tous les mortels! On en tonnait beaucoup, mais on en ignore bien davantage, parce que ce livre scellé n'a pas été ouvert. La connaissance de ce tabernacle de Dieu me suspend, et je reconnais son auteur plus admirable en sa formation que dans tout le reste des autres créatures inférieures à cette Dame, bien que leur diversité publie hautement la gloire et la puissance de leur Créateur mais cette Reine les renferme toutes, et possède plus de trésors elle seule que toutes les autres ensemble; la variété et l'inestimable valeur de ses richesses exaltent et glorifient plus son auteur qu'elles ne sauraient faire.

45. Dans cet instant il fut promis au Verbe (selon notre manière de parler), comme par un contrat touchant la sainteté, la perfection et les dons de grâce et de gloire, que celle qui était destinée pour être sa Mère devait recevoir, combien serait protégée et défendue cette véritable cité de Dieu, dans laquelle sa Majesté contempla les grâces et les mérites que cette princesse devait acquérir pour soi, et les fruits qu'elle pourrait procurer à son peuple par l'amour et par le retour qu'il en recevrait. Dans ce même instant, et comme en troisième et dernier lieu, Dieu détermina de créer un endroit où le Verbe fait homme et sa Mère pussent habiter et converser. Il créa en premier lieu, à leur considération et pour eux seuls, le ciel,les astres, la terre, les éléments et tout ce qu'ils contiennent. Le second décret et l'intention suivante fut pour les membres dont il devait être le chef et pour les sujets dont il devait âtre le roi; car tout le nécessaire fut disposé par avance avec une providence royale.

46. Je passe au cinquième instant, bien que j'aie trouvé ce que je cherchais. La création de la nature angélique fut déterminée dans ce cinquième: car étant plus excellents et plus proportionnés à la Divinité par leur être spirituel, leur création, l'admirable disposition des neuf choeurs et des trois hiérarchies furent premièrement prévues et décrétées. Ayant été crées en premier lieu pour la gloire de Dieu, pour servir, pour connaître et pour aimer sa Majesté, néanmoins ils furent ordonnés en second lieu pour assister, glorifier, honorer et servir l'humanité divinisée dans le Verbe éternel, et la reconnaître pour leur chef, et sa très-sainte Mère pour leur reine, avec ordre de les suivre en toutes leurs voies (1). Et notre Seigneur
 
 

(1) Ps. XC, 11.
 
 

371
 
 

Jésus-Christ leur mérita dans cet instant par ses mérites infinis, présents et prévus, toutes les grâces qu'ils recevraient; il fut même établi leur chef, leur modèle et leur roi souverain, dont ils étaient sujets. Et, bien que le nombre des anges fût infini, les mérites de notre Seigneur Jésus-Christ étaient plus que suffisants pour leur mériter la grâce.

47. La prédestination des bons et la réprobation des mauvais anges appartient à cet instant, dans lequel Dieu vit et connut par sa science infinie les oeuvres des uns et des autres, avec l'ordre qu'il fallait pour prédestiner par sa volonté et par sa miséricorde ceux qui lui devaient âtre obéissants, et pour réprouver par sa justice ceux qui devaient se révolter contre sa Majesté par leur orgueil, par leur désobéissance et par leur amour-propre désordonné. Il fut déterminé dans ce même instant de créer le ciel empyrée, où Dieu devait manifester sa gloire et récompenser les bons dans cette même gloire ; la terre et le reste pour l'usage des autres créatures; et dans son centre ou son plus bas lieu, l'enfer pour y punir les mauvais anges.

48. Dans le sixième instant, il fut arrêté de créer un peuple et une multitude d'hommes à Jésus-Christ, qui avaient été désignés auparavant dans l'entendement et dans la volonté divine; leur formation fut décrétée à son image et à sa ressemblance, afin que le Verbe humanisé eût des frères semblables et inférieurs à lui, dont il serait le chef. Dans cet instant l'ordre de la création de tout le genre humain fut déterminé, (373) qui commencerait d'un seul homme et d'une seule femme, qui se multiplierait par leur moyen, jusqu'à la sainte Vierge et à son Fils, selon l'ordre qu'il y fut conçu. On y ordonna, par les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur, la grâce, les dons qu'on leur devait faire, et la justice originelle s'ils y voulaient persévérer; et l'on. y prévit la chute d'Adam, et en lui celle de tous ses descendants, excepté la sainte Vierge, qui, ne fut pas comprise dans ce décret; on y ordonna leur remède, et que la très-sainte humanité serait passible; lés prédestinés y furent choisis par une grâce libérale, et les réprouvés rejetés par une justice équitable.

Tout ce qui était nécessaire pour la conservation de la nature humaine et pour obtenir cette fin de la rédemption et de. la prédestination y fut ordonné; leur volonté libre étant laissée à tous les hommes, parce cela était plus conforme à leur nature et à la justice divine. On ne leur fit aucun tort, parce que, s'ils purent pécher avec leur libre arbitre, ils pouvaient ?ne le pas faire avec la grâce et la lumière de la raison; car Dieu ne devait violenter personne, comme aussi il ne prétend pas manquer au besoin, ni refuser le nécessaire à qui que ce soit. Ayant écrit sa loi dans les cœurs de tous les hommes (1), personne ne peut l'excuser de ne pas le reconnaître et de ne pas l'aimer comme le souverain bien et l'auteur de tout ce qui est créé.
 
 

(1) Rom., II, 15.
 
 

374
 
 

49. Je connaissais dans l'intelligence de ces mystères avec une perçante clarté les grands et relevés motifs que les mortels avaient de louer et d'adorer leur Créateur et Rédempteur, par ce qui nous était manifesté dans ces ouvrages de sa gloire et de sa puissance. Je connaissais aussi combien ils sont lents à reconnaître ces obligations et à correspondre à de tels bienfaits; et combien sont justes les raisons qu'a le Très-Haut de se plaindre et de s'indigner de cet oubli. Sa Majesté me commanda et m'exhorta de ne pas tomber dans cette ingratitude, mais au contraire de lui offrir un sacrifice de louange et un cantique nouveau, et de le glorifier pour toutes les créatures.

50. Mon très-haut et incompréhensible Seigneur, qui pourrait avoir l'amour et les perfections de tous les anges et de tous les justes ensemble, pour glorifier et louer dignement vos grandeurs ! Je déclare, mon tout-puissant Seigneur, que cette chétive créature n'a pu mériter un si mémorable bienfait, que d'avoir reçu une si claire connaissance et une si grande lumière de votre ineffable Majesté; dans laquelle vue je vois aussi ma bassesse, que j'ignorais avant cette heure fortunée, ne pénétrant pas l'importance de cette vertu humiliante que l'on découvre et que l'on apprend dans cette science. Je ne voudrais pas me flatter de la posséder, mais je ne voudrais pas non plus nier avoir connu le moyen assuré de la trouver; parce que votre lumière, mon divin Maître, m'a éclairée, et le flambeau de votre grâce m'a découvert les voies qui me font connaître (3759 ce que j'ai été, ce que je suis (1), et me font craindre ce que je puis devenir. Vous avez, Seigneur, éclairé mon entendement et enflammé ma volonté par le très-noble objet de ces puissances, et vous m'avez entièrement soumise à tout ce qui peut vous plaire; j'en fais la déclaration à tous les mortels, afin qu'ils m'abandonnent et que je les abandonne. Je suis donc à mon bien-situé, et (quoique je ne le mérite pas) mon bien-aimé est à moi (2). Fortifiez donc, Seigneur, ma faiblesse, afin que je coure après les charmes de vos odeurs (3), qu'en courant je vous possède, qu'ut vous possédant je ne vous abandonne plus, et que je sois sans crainte de vous laisser et de vous perdre.

51. Je suis fort briève et bégayante dans ce chapitre, car on en pourrait faire plusieurs livres; mais j'abrége, parce que les paroles me manquent et que suis une pauvre ignorante, mon intention ayant été de déclarer seulement comme la très-sainte Vierge et Mère fut désignée et prévue avant tous les siècles dans l'entendement divin (4). Après quoi je me retire dans mon intérieur pour y contempler et admirer en silence ce que je ne puis exprimer de ce mystère ineffable, et pour y louer en esprit l'auteur de ces merveilles, lui disant le cantique des bienheureux : Saint, Saint, Saint est le Dieu des armées (5).
 
 

(1) Ps. CXVIII, 105. — (2) Cant., II, 16. — (8) Ibid., I, 8. — (4) Eccles., XXIV, 4. — (5) Isaïe, VI, 8.
 
 

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CHAPITRE V. De l’interprétation que le Très-Haut me donna du chapitre huitième des Proverbes, en confirmation du précèdent.
 
 

52. Quoique je ne sois que poussière et que cendre, je parlerai, Seigneur, à votre Majesté (!), puisque vous êtes le Dieu des miséricordes, et je supplierai votre grandeur incompréhensible de regarder de votre trône très-élevé cette chétive et inutile créature, et de m'être favorable en me continuant votre lumière pour éclairer mon entendement. Parlez, Seigneur, car votre servante écoute (2). Or le Très-Haut et Celui qui enseigne et corrige les sages parla (3), et me renvoya au chapitre huitième des Proverbes, dont il me découvrit les mystères; et il m'en déclara premièrement la lettre, que j'expose comme il s'ensuit.

53. « Le Seigneur me posséda dans le commencement de ses voies, dès le principe, avant que d'avoir a fait aucune chose. Je fus établie dès l'éternité et dès les choses anciennes, avant que la terre fût faite. Les abîmes n'étaient point encore, et j'étais a déjà conçue. Les fontaines des eaux n'avaient pas
 
 

(1) Genes., XVIII, 27. — (2) I Reg., III, 10. — (3) Sap., VII, 15.
 
 

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encore paru, ni la pesanteur des montagnes n'était a pas établie: j'étais engendrée avant les collines, avant que la terre, les fleuves et les fondements de la terre fussent faits. J'étais présente lorsqu'il préparait les cieux; quand par une loi certaine et un circuit assuré, il faisait un rempart aux abîmes; lorsqu'il assurait les cieux en haut et pesait les fontaines des eaux; quand il entourait la mer de son a rivage et imposait la loi aux eaux de ne passer pas leurs bornes; quand il jetait les fondements de la «, terre. J'étais avec lui ordonnant toutes choses, et je me récréais tous les jours, prenant en tout temps mes ébats en sa présence, m'égayant tout autour de la terre; et mes délices sont d'être avec les enfants des hommes (1). »

54. Voilà le passage des Proverbes dont le Très-Haut me donna l'intelligence. Et je connus qu'il parlait premièrement des idées, ou des décrets qu'il eut dans son entendement avant que de créer le monde; et qu'il parle à la lettre de la personne du Verbe incarné et de celle de sa très-sainte Mère; et. au sens mystique, des anges et des prophètes: car la très-sainte humanité de Jésus-Christ et sa très-pure Mère furent décrétées et désignées avant qu'il eût fait le décret ni formé les idées de créer le reste des créatures matérielles, et c'est ce que ces premières paroles nous signifient :

55. Le Seigneur me posséda dans le commencement
 
 

(1) Prov., VIII, 22-31.
 
 

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de ses voies (1). Il n'y eut ni voies ni chemins en Dieu, et sa divinité n'en avait pas besoin; mais il les traça afin que par eux toutes les créatures capables de sa connaissance le connussent et arrivassent à lui. Dans ce commencement, avant que de former aucune chose dans son idée, quand il voulait faire les sentiers et tracer les chemins dans son entendement divin, pour communiquer sa divinité et pour commencer toutes choses, il décréta premièrement de créer l'humanité du Verbe, qui devait être le chemin par où les autres devaient aller à son Père (2). Et avec ce décret fut uni celui regardant sa très-sainte Mère, par laquelle sa divinité devait venir au monde en naissant d'elle Dieu et homme : et c'est pour cela qu'il dit, Dieu me posséda, parce que sa Majesté les posséda tous deux; le Fils, parce que, quant à la divinité, il était la possession, la richesse et le trésor de son Père, sans en pouvoir être séparé, étant une même substance et une même divinité avec le Saint-Esprit. Il le posséda aussi quant à l'humanité, par la connaissance et le décret de la plénitude de grâce et de gloire, qu'il lui destinait dés sa création et son union hypostatique. Ce décret et cette possession se devant exécuter par le moyen de la Mère, qui devait engendrer et enfanter le Verbe (puisqu'il ne détermina pas de créer son corps, et son âme de rien, ni d'une autre matière), il était d'une conséquence nécessaire de posséder celle qui lui devait donner la forme humaine. Ainsi il la
 
 

(1) Prov., VIII, 22. — (2) Joan., XIV, 6.
 
 

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posséda et se l'adjugea dans ce même instant, voulait efficacement que dans aucun temps ni dans aucun moment le genre humain, ni aucun autre, sinon le même Seigneur; n'eût droit ni part en elle (pour ce qui est de la part de la grâce), car il prenait possession de cet héritage comme un droit qui appartenait à lui seul, et aussi étroitement qu'il le fallait à l'égard de Celle qui lui devait donner la forme humaine de sa propre substance, qui devait seule l'appeler Fils, être appelée par lui seul Mère, et Mère digne d'avoir pour Fils un Dieu. Et comme tout cela précédait en dignité tout ce qui est créé, il précéda de même dans la volonté et dans l'entendement du souverain Créateur. C'est pour cela qu'il dit :

56. Dès le commencement, avant que d'avoir fait aucune chose. Je fus établie dès l'éternité et dés les choses anciennes (1). Quelles choses anciennes étaient dans cette éternité de Dieu (que nous concevons à présent en nous imaginant un temps sans fin), s'il n'y en avait aucune de créée? Il est évident qu'il parle des trois personnes divines, si bien qu'il veut noue faire entendre que dès sa divinité sans commencement et dès ces choses qui sont seulement anciennes, c'est-à-dire la Trinité inséparable (car tout le reste qui a commencement, est moderne), elle fut ordonnée quand cet ancien incréé seulement précéda, et avant que le futur créé fût imaginé. Le milieu de l'union hypostatique se trouva entre les deux extrémités par
 
 

(1) Prov., VIII, 23.
 
 

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l'entremise de la très-sainte et très-pure Marie; et l'une et l'autre furent conjointement ordonnés immédiatement après Dieu, et avant toutes les autres créatures. Et ce fut la plus admirable ordonnance qui se soit faite et qui se fera jamais. La première et la plus admirable image de l'entendement de Dieu, après la génération éternelle, fut celle de Jésus-Christ, et, incontinent après, celle, de sa Mère.

57. Or quel ordre peut-il y avoir en Dieu, sinon celui-ci, dans lequel l'ordre est d'être tout ensemble ce qu'il est en soi, sans qu'il soit nécessaire qu'une chose y succède à une autre ni s'y perfectionne par les perfections d'une autre, ou qu'elle y soit sujette à aucune subordination? Toutes choses ont été très-bien ordonnées dans sa nature éternelle, le sont et le seront toujours. Ce qu'il ordonna donc, ce fut que la personne du Fils se ferait homme, et que de cette humanité divinisée, l'ordre de la volonté divine et de ses décrets commencerait; qu'il serait le chef et le modèle de tous les autres hommes et de toutes les créatures qui devaient se diriger et se subordonner à lui; parce que c'était le plus bel ordre et le plus beau concert de l'harmonie des créatures, que d'en avoir une qui leur fût première et supérieure, et que par elle toute la nature fût ordonnée, et singulièrement celle des hommes. Or, la première d'entre elles était la Mère de Dieu homme, comme créature la plus souveraine, la plus pure et la plus immédiate à Jésus-Christ, et en lui à la Divinité. Avec cet ordre les (381) canaux de la fontaine cristalline (1) qui sortit du trône de la nature divine, furent disposés pour la conduire premièrement à l'humanité du Verbe, et ensuite à sa très-sainte Mère dans le degré et en la manière qu'il était possible et convenable à une pure créature Mère de son Créateur. Et le convenable était que tous les attributs divins commençassent par elle de faire leurs libéralités, sans qu'on lui refusat aucun de leurs avantages dont . elle fait capable, et qui convenaient à celle qui,. n'étant inférieure qu'à notre Seigneur Jésus-Christ, se trouvait incomparablement élevée et au-dessus de toutes les autres créatures capables des grâces et des dons. Ce fut le bel ordre que la sagesse infinie institua, que de commencer par Jésus-Christ et par sa Mère; et ainsi le texte ajoute

58. Avant que la terre fût faite. Les abîmes n'étaient point encore, et j'étais déjà conçue (1). Cette terre fut celle du premier Adam; avant que sa formation se décrétât, et que les abîmes des idées su dehors se formassent dans l'entendement divin, Jésus-Christ et sa Mère étaient désignés et formés. Ces idées sont appelées abîmes, parce qu'entre d’être incréé de Dieu et les créatures il y a une distance infinie; cette distance se mesure, à notre manière de concevoir, quand les créatures furent seulement désignées et formées, et ces abîmes d'une distance immense furent aussi pour lors en leur façon.formés. Le Verbe était déjà
 
 

(1) Apoc., XII, 1. — (2) Prov., VIII, 24.
 
 

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conçu avant tout cela, non-seulement par la génération éternelle du Père, mais par la génération temporelle de la Mère Vierge et pleine de grâce, qui était aussi décrétée et conçue dans l'entendement divin; parce que sans la Mère, et une Mère de telle importance, cette génération temporelle ne se pouvait déterminer efficacement et avec un décret accompli. Ce fut donc là et alors que la très-sainte Marie fut conçue dans cette immensité bienheureuse, et sa mémoire éternelle fut écrite dans le sein de Dieu, afin qu'elle y demeurât ineffaçable pendant tous les siècles et toutes les éternités; de manière qu'elle fut gravée et ébauchée par le souverain Créateur dans son propre entendement, et possédée de son amour par des liens inséparables.

59. Les fontaines des eaux n'avaient pas encore paru (1). Les images ou les idées des créatures n’étaient pas encore sorties de leur origine et de leur principe; parce que les fontaines de la Divinité n'avaient pas rejailli par la bonté et par la miséricorde comme par leurs canaux, afin que la volonté divine se déterminât de créer l'univers et de communiquer ses attributs et ses perfections ; car par rapport à tout ce qui reste de l'univers,, le trésor de ces eaux était encore renfermé et retenu dans l'océan immense de la Divinité, n'ayant pas alors destiné de manifester ces miséricordieuses fontaines ni d'en faire part aux hommes; et quand ils les reçurent, elles avaient déjà été
 
 

(1) Prov., VIII, 24.
 
 

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communiquées à la très-sainte humanité du Verbe et à sa Mère Vierge. Ainsi il ajoute

60. Ni la pesanteur des montagnes n'était pas établie (1). Parce que Dieu n'avait pas décrété alors la création des hauts monts des patriarches, des prophètes, des apôtres et des martyrs, ni les autres saints de la plus grande perfection; ni le décret d'une si grande résolution ne s'était pas établi par l'importance de son poids et de son équité, ni par la forte et douce manière que Dieu observe dans ses conseils et dans ses plus grandes oeuvres (1). Non-seulement avant les hauts monts (qui sont les grands saints); mais j'étais engendrée avant les collines, qui sont les choeurs des anges, avant lesquels la très-sainte humanité (unie hypostatiquement au Verbe divin) et la Mère qui l'engendra, furent formés dans l'entendement divin. Le Fils et la Mère précédèrent tous les choeurs des anges, afin que tous soient informés et sachent que si David a dit en son psaume huitième : « Qu'est-ce que l'homme ou le Fils de l'homme, Seigneur, que vous vous souveniez de lui et le visitiez? Vous l'avez fait un peu moindre que les anges, etc. (2) ; » tous doivent reconnaître qu'il y a un homme et Dieu tout ensemble, qui est par-dessus tous les hommes et tous les anges, et qui ils sont tous ses inférieurs et ses serviteurs, parce qu'il est Dieu étant homme supérieur à tous; pour cette raison il occupe la première place dans l'entendement divin et dans sa volonté; et une
 
 

(1) Prov., VIII, 25. — (2) Sap., VIII, 1. — (3) Ps. VIII, 5.
 
 

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femme et très-pure vierge, sa Mère, supérieure et Reine de toutes les créatures, est unie avec lui d'une façon. inséparable.

61. Que si l'homme (comme le même psaume dit) fut couronné d'honneur et de gloire, et constitué au-dessus de toutes les oeuvres de la puissance du Seigneur (1), ce fut parce que son chef Dieu et homme lui mérita cette couronne et celle que les anges reçurent aussi. Le même psaume ajoute qu'après avoir abaissé l'homme au-dessous des anges, il le constitue au-dessus de ses ouvrages; et il est à remarquer que les mêmes anges furent aussi (ouvrage de ses mains. Ainsi David fit mention de tout, en disant qu'il fit les hommes un peu moindres que les anges; mais quoique inférieurs dans l'être naturel, il devait y avoir quelque homme qui fût supérieur et constitué au-dessus des mêmes anges, qui étaient l'ouvrage des mains de Dieu. Et cette supériorité était par l'être de la grâce; non-seulement à l'égard de la personne divine unie à l'humanité, mais aussi à cause de la même humanité, et par la grâce qui lui en résulterait par l'union hypostatique, et après elle à sa très-sainte Mère. Quelques saints aussi, en vertu du même Seigneur humanisé, peuvent être dignes d'arriver à un degré et à. une place au-dessus des anges. Il est dit :

62. J’étais engendrée ou née, qui signifie bien plus que d'être conçue : parce que ce terme être conçue, se rapporte à l’entendement divin de la très-sainte
 
 

(1) Ps. VIII, 6
 
 

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Trinité quand elle en fut connue, et lorsque la même Trinité consulta (à notre façon de parler) des convenances de l'incarnation. Mais être née se rapporte à la volonté qui détermina cet important ouvrage; afin qu'il fût efficacement exécuté, la très-sainte Trinité détermina dans son divin conseil, et comme l'exécutant premièrement en elle-même, cette merveilleuse opération de l'union hypostatique, et de l'être de la, très-sainte Vierge. Et c'est pour cela qu'elle dit en ce chapitre avoir été premièrement conçue, et ensuite engendrée ou née; parce quelle fut en premier lieu conçue, et après elle fut déterminée et résolue.

63. Avant que fussent faits la terre, les fleuves, et les fondements de la terre (1). Avant que de former une autre terre seconde (car c'est pour cela qu'elle répète deux fois la terre), qui fut celle du paradis terrestre, où le premier homme fut transporté (2) après avoir été créé de la terre première du champ de Damas; avant cette seconde terre où l'homme pécha, il fut déterminé de créer l'humanité du Verbe, et la manière dont elle devait être formée, qui était la sainte Vierge; parce que Dieu la devait prévenir par avance, afin qu'elle n'eût aucune part au péché, ni qu'elle y fût soumise. Les fleuves et les gonds de la terre sont l’Église militante, et les trésors de la grâce, et des dons qui doivent rejaillir avec impétuosité de la source de la Divinité sur tous, et efficacement sur les saints et les élus, qui comme des gonds se meuvent en Dieu,
 
 

(1) Prov., VIII, 26. — (2) Gen., II, 8 et 15.
 
 

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étant soumis et unis à sa volonté par les vertus de foi, d'espérance et de charité. Par ce moyen ils se soutiennent, se vivifient et se gouvernent, se portant au souverain bien et à leur dernière fin, aussi bien que dans les applications humaines, sans perdre les gonds sur lesquels ils s'appuient. Les sacrements, l'état de l'Église, sa protection, sa fermeté invincible, sa beauté et sa sainteté sans tache ni ride (1), y sont aussi compris; c'est ce que ce globe et ces torrents de grâces nous signifient. Car avant que le Très-Haut préparât tout cela, et ordonnât ce globe et ce corps mystique, dont notre Seigneur Jésus-Christ devait être le chef, il décréta auparavant l'union du Verbe avec. la nature humaine, et sa Mère, par le moyen de laquelle il devait opérer ces merveilles dans le monde.

64. J'étais présente lorsqu'il préparait les cieux (2). Lorsqu'il désignait et prévoyait le ciel, et la récompense qu'il devait donner aux fidèles enfants de cette Église après leur exil; la très-sainte humanité unie avec le Verbe s'y trouvait présente, leur méritant la grâce comme chef; et sa très-pure Mère était avec lui et ayant préparé au Fils et à la Mère la plus grande part de cette grâce et de cette gloire, il disposait et prévoyait celle que les autres saints devaient recevoir.

65. Quand par une loi certaine et un circuit assuré, il faisait un rempart aux abîmes (3). Quand il
 
 

(1) Ephes., V, 27. — (2) Prov., VIII, 27. — (3) Ibid.
 
 

déterminait de ceindre les abîmes de sa divinité en laper: sonne du Kits par une loi ferme et par un tel terme, qu'autan vivant ne peut le voir ni le comprendre. Quand il faisait ce circuit et ce contour où aucun autre n'a pu ni ne peut entrer, que le Verbe (qui seul se peut, comprendre), pour renfermer et abréger sa personne: divine dans. l'humanité, et la personne divine avec l'humanité, premièrement dans le sein de la très-sainte Vierge, et après dans de petites quantités et espèces de pain et de vin, et avec ses espèces dans la poitrine étroite d'un homme pécheur et mortel. Ces abîmes, cette loi, ce cercle ou ce ferme signifient tout cela; et ce mot de certaine n'y est mis qu'à cause des. grands mystères que ces choses contenaient, et à cause de la certitude de ce qui paraissait impossible dans l'exécution, et très-difficile à expliquer; par on ne pouvait s'imaginer de trouver la Divinité sous une loi, ni de la voir renfermée dans des limites déterminées. Mais le même Seigneur a bien su et a pu par sa sagesse, par sa puissance et par son amour, trouver le moyen de se cacher dans des choses limitées.

66. Lorsqu'il assurait les cieux en haut et pesait les fontaines des eaux; quand il entourait la mer de son  rivage, et imposait la loi aux eaux de ne passer pas leurs bornes (1).  Ici les justes sont appelés cieux, parce qu'ils le sont quand Dieu demeure et habite en eux par la grâce, et les confirme, les fortifie et les élève
 
 

(1) Prov., VIII, 28 et 29.
 
 

par cette grâce (même pendant cette vie présente) au-dessus de la terre, selon la disposition d'un chacun. Il les constitue ensuite dans la Jérusalem céleste (1) conformément à leurs mérites. C'est pour eux qu'il pèse les fontaines des eaux et les leur distribue avec poids et mesure par les dons de la grâce et de la gloire, par les vertus, les secours, et les perfections qu'elles nous représentent, et qu'un chacun reçoit selon l'ordre de la sagesse divine Quand la distribution de ces eaux se déterminait, le décret était fait de donner à l'humanité unie au Verbe (2) toute la mer de grâces et de dons qui résultait de la Divinité comme au Fils unique du Père. Et, bien que tout cela fût infini, il mit un terme à cette mer, qui fut l'humanité, où la plénitude de la Divinité habite (3), et où elle fut aussi cachée pendant trente-trois ans, se couvrant de ce terme comme d'un voile, afin de converser et d'habiter avec les hommes, et afin qu'il n'arrivât pas à tous ce qui arriva aux trois apôtres sur le Thabor (16). Dans le même instant que toute cette mer et ces fontaines de la grâce arrivèrent à notre Seigneur Jésus-Christ, comme immédiat à la Divinité, elles rejaillirent à sa très-sainte Mère, comme immédiate à son Fils unique; parce que sans la Mère, et une telle Mère, cet ordre et cette souveraine perfection qu'il fallait, auraient manqué dans la disposition des dons de son Fils; et l'admirable harmonie de
 
 

(1) Hebr., XII, 22. — (2) Joan., I, 14. — (3) Colos., II, 9. — (4) Matth., XVII, 6.
 
 

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l'économie céleste et spirituelle, aussi bien que la distribution des dons en l'Église militante et triomphante, ne commençait que par ce fondement.

67. Quand il jetait les fondements de la terre, mais avec lui, ordonnant toutes choses (1). Les oeuvres au dehors sont communes à toutes les trois personnes divines, parce qu'elles sont un seul Dieu, une seule sagesse et un seul pouvoir. Ainsi, il était nécessaire et indispensable que le Verbe, par lequel selon la divinité toutes choses furent faites (2), fait avec le Père pour les faire. Mais ici il nous est exprimé quelque autre chose, et c'est que le Verbe fait homme, avec sa très-sainte Mère, était déjà présent dans la divine volonté; parce que, tout de même que par le Verbe en tant que Dieu toutes choses furent faites, ainsi les fondements de la terre et tout ce qu'elle contient furent aussi créés en premier lieu pour lui, comme en étant la fin la plus noble et la plus digne. C'est pourquoi il dit :

68. Et je me récréais tous les jours, prenant en tout temps mes ébats en sa présence, m'égayant tout autour de la terre (3). Le Verbe fait homme se récréait tous. les jours, parce qu'il connaissait tous ceux qui composaient les siècles et les vies des mortels : car, en comparaison de l'éternité, ils ne sont qu'un de nos plus petits jours. Et il se réjouissait de ce que toute la succession de la création finirait, afin que, son dernier jour étant achevé, les hommes jouissent de la grâce et
 
 

 (1) Prov., VIII, 30. — (2) Joan., I, 3. — (3) Prov., VIII, 30.
 
 

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de la couronne de gloire dans la plus grande perfection (1). Il se réjouissait comme voyant passer les jours après lesquels il devait descendre du ciel en terre pour y prendre chair humaine. Il connaissait que les pensées et les couvres des hommes terrestres n'étaient que jeu, que badinerie, que vanité et qui tromperie. Il voyait qua les justes, bien que faibles et chancelants, étaient disposés pour recevoir les communications et les manifestations de sa gloire et de ses perfections. Il regardait son être immuable, la lâcheté et la dureté des hommes, et comme il devait s'humaniser avec eux; il se complaisait en ses propres couvres, particulièrement en celles qu'il disposait pour sa très-sainte Mère, dont il lui était si agréable de prendre la forme humaine et de la rendre digne d'un ouvrage si admirable. Ce sont là les jours auxquels le Verbe humanisé se récréait; et parce que de la connaissance et des idées de toutes ses couvres et du décret efficace que la divine volonté en fit, leur exécution s'ensuivait, le Verbe divin ajouta :

69. Et mes délices sont d'être avec tes enfants des hommes (2). Mon plaisir est de travailler pour eux et de les favoriser; mon contentement est de mourir pour leur donner la vie, et ma joie est d'être leur maître et leur restaurateur. Mes délices sont de délivrer le pauvre de sa misère (3), de m'unir avec le misérable et d'humilier pour cela ma divinité (4), de
 
 

(1) Isa., LXII, 3. — (2) prov., VIII, 31. — (3) Ps. CXII, 7 . — (4) Philip., II, 7 et 8.
 
 

me servir de sa nature pour la cacher et la couvrir de me rétrécir, de m'abaisser et de suspendre la gloire de mon corps, pour devenir passible et leur mériter l'amitié de mon Père; d'être médiateur entre sa très-juste indignation et la malice des hommes, de me faire leur modèle et leur chef, abri qu'ils puissent m'imiter et me suivre (1). Voilà les délices du Verbe éternel humanisé.

70. O incompréhensible et éternelle bonté ! quelles admirations et quels ravissements la vue de l'immensité de votre être immuable ne me cause-t-elle pas; lorsque je le compare à la petitesse de l'homme! Et interposant vôtre amour éternel entre les deux extrémités d'une distance si fort éloignée; amour infini pour la créature, non-seulement petite, mais ingrate ! en quel objet si bas et si vil jetez-vous, Seigneur, votre vue! en quel objet si noble et si plein d'amoureux mystères l'homme ne devrait et ne pourrait-il pas fixer la sienne aussi bien que toutes ses affections 1 Suspendue d'admiration et mon cour percé de tendresse, je déplore le malheur, les ténèbres et l'aveuglement des mortels, puisqu'ils ne se disposent pas de connaître combien votre Majesté s'est hâtée de les regarder et de prévenir leur véritable félicité avec autant de soin et d'amour que si la vôtre en eût dépendu.

71. Dès le commencement toutes les œuvres, leur ordre, leurs dispositions et la manière dont le Seigneur
 
 

(1) I Petr., II, 21.
 
 

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devait les créer, furent présentes dans son entendement; et par son équité et par sa justice, il les compta, il les pesa toutes; et, comme il est écrit dans la Sagesse, il sut la disposition du monde avant que de le créer; il connut le commencement, le milieu et la fin, des temps (1), ses vicissitudes, les cours des années, la disposition des étoiles, les vertus des éléments, la nature des animaux, la férocité des bétel, la force des vents, les diversités des arbres, les vertus des racines et les pensées des hommes. Il pesa et compta tout cela (2); et non-seulement ce que les créatures matérielles et raisonnables . expriment en elles-mêmes selon la lettre, mais encore tout ce qu'elles signifient mystiquement et que je ne raconte pas ici, ne faisant pas à mon sujet.
 

CHAPITRE VI. Du doute que je proposai au Seigneur sur la doctrine des chapitres précédents, et la réponse que j'en eus.
 
 

72. J'eus un doute touchant l'intelligence et la doctrine des deux chapitres précédents, fondée sur ce que j'avais ouï dire à des personnes doctes que cette
 
 

(1) Sap., VII, 18 .— (2) Ibib., XI, 21.
 
 

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doctrine était débattue et disputée dans les écoles. Le doute fut : que si la cause et le motif principal pour que le Verbe divin se fit homme fut de le faire chef et premier né de toutes les créatures (1), et de communiquer, par le moyen de l'union hypostatique avec la nature humaine, ses attributs et ses perfections, en la manière convenable, afin de glorifier par grâce les prédestinés; et que si de prendre une chair passible et de mourir pour l'homme fut un décret comme d'une seconde fin: cela étant ainsi véritable, comment y a-t-il tant de diverses opinions sur ce sujet dans l'Église ? et la plus commune opinion est que le Verbe éternel descendit du ciel comme dans le dessein principal de racheter les hommes par le moyen de sa très-sainte mort et passion.

73. Je proposai avec humilité ce doute su Seigneur, pet sa Majesté daigna m'y répondre, me donnant une intelligence et une lumière fort grandes qui me firent comprendre plusieurs mystères que je ne pourrai pas expliquer, parce que les paroles dont le Seigneur se servit dans sa réponse contiennent et signifient beau. coup de choses. Voici ce qu'il me dit : « Sache, mon épouse et ma colombe, que je veux répondre à ton doute, et t’enseigner dans ton ignorance comme ton Père et comme ton Mettre. Tu dois donc savoir que la fin principale et légitime du décret que je fis de communiquer ma divinité en la personne du Verbe unie hypostatiquement à la nature humaine, fut la
 
 

(1) Coloss., I, 15.
 
 

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gloire qui devait rejaillir de cette communication, sur mon nom et sur toutes les créatures capables de recevoir celle que je leur préparais. Et ce décret se serait sans doute exécuté dans l'incarnation, quand même le premier homme n'eût pas péché, parce que ce fut un décret absolu et sans condition en sa substance. Ainsi ma volonté devait être efficace; je  devais en premier lieu me communiquer à l’âme et à l'humanité unie au Verbe. Et cela convenait ainsi ! à mon équité et à la rectitude de mes couvres: et bien qu'il fit dernier dans l'exécution, il fut pour tant premier dans l'intention. Et si je retardai d'envoyer mon Fils inique, ce fut parce que je déterminai auparavant de lui préparer dans le monde un peuple élu, saint et composé de justes, qui seraient, supposé le péché commun, comme des roses parmi les épines des autres pécheurs. Et ayant vu la chute du genre humain, je déterminai par un décret exprès que le Verbe viendrait en forme passible et mortelle pour racheter son peuple, dont il était le chef, afin de manifester et de faire connaître davantage mon amour infini aux hommes, et   de donner à mon équité et à ma justice une due satisfaction; que si celui qui pécha était homme et le premier à recevoir l'être, le Rédempteur fut a aussi homme et le premier en dignité (1): et afin que les hommes connussent en cela la brièveté du péché et qu'il n'y eût qu'un seul amour en toutes les
 
 

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âmes, puisque leur Créateur, leur Vivificateur, leur Rédempteur et Celui qui les doit juger est un seul Et je voulus aussi les attirer à moi et les obliger à cette reconnaissance et à cet amour, ne les punissant pas, comme je punis les anges apostats, que je condamnai sans ressource; mais je voulus attendre leur repentir, leur pardonner et leur donner un souverain remède, exerçant la rigueur de ma justice sur la personne de mon Fils unique (1), pendant que les hommes recevaient les plus grands effets de ma miséricorde. »

74.  « Et afin que tu comprennes mieux ce que j'ai à répondre à ton doute, je veux que tu remarques que, comme il n'y a aucune succession de temps dans mes décrets et que je n'en ai pas besoin dans mes opérations ni dans mes conceptions, ceux qui disent que le Verbe s'incarna pont racheter le monde, disent bien; et ceux qui disent qu'il se serait incarné quoique l'homme n'eût pas péché, a parlent bien aussi, si on l'entend selon la vérité parce que si Adam n'eût pas péché, il serait descendu du ciel en la forme qui aurait été propre à cet état; mais parce qu'il pécha, je fis le second a décret, qu'il descendrait passible: car le péché étant survenu, il fallait qu'il le réparât de la manière qu'il le fit. Et parce que tu souhaites de sa

voir comment ce mystère de l'incarnation du Verbe se serait exécuté si l'homme se fût conservé dans
 
 

(1) Rom., VIII, 32
 
 

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l'état d'innocence, tu dois remarquer que la forme humaine aurait été la même en substance, mais elle aurait eu le don d'impassibilité et d'immortalité. Il aurait vécu et conversé avec les hommes tel qu'il était depuis qu'il ressuscita, jusqu'à ce qu'il monta aux cieux. Les mystères et les secrets divins auraient été manifestés à tous; et il aurait plusieurs fois découvert sa gloire, comme il fit une seule fois (1) dans son état mortel; manifestant à tous dans cet heureux état d'innocence ce qu'il ne montra dans l'autre qu'à trois de ses apôtres; ils auraient tous vu mon Fils unique dans une grande gloire, et sa conversation les aurait extrêmement consolés; ils n'auraient mis aucun obstacle à ses divins effets, parce qu'ils auraient été sans péché. Mais le péché a tout désolé, tout corrompu et tout empêché, et à cause du péché il a été convenable qu'il vint passible et mortel. »

75. « Et s'il y a dans ces divins secrets et dans les autres mystères des opinions diverses dans mon Église, cela vient de ce que je découvre différemment mes mystères: car aux uns j'en découvre quelques-uns, aux antres j'en manifeste d'autres; parce que tous les mortels ne sont pas capables d'en recevoir toute la lumière. Il n'était pas aussi convenable que je donnasse à un seul la science de toutes choses, pendant cette vie voyageuse; puisque même dans la gloire ils ne la reçoivent que par
 
 

(1) Matth., XVII, 2.
 
 

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portions, et je ne la leur distribue que selon la proportion de l'état et du mérite d'un chacun, et a selon que ma providence l'a déterminé; car je n'en a devais seulement la plénitude qu'à l'humanité de a mon Fils unique, et à sa Mère par rapport à lui. Les autres hommes ne la reçoivent pas toute, ni toujours si claire qu'il ne leur reste quelque doute; et c'est pour cet effet qu'ils se l'acquièrent par leurs travaux et par l'usage des lettres et des sciences. Et, bien qu'il y ait dans mes Écritures plusieurs vérités a relevées; comme je laisse bien souvent les docteurs dans leur lumière naturelle, quoique je la leur communique quelquefois d'en haut, il s'ensuit de là qu'on entend diversement les mystères, qu'on a trouve des explications différentes, plusieurs sens dans les Écritures, et qu'un chacun suit son opinion selon qu'il la conçoit. Et, bien que la fin de a plusieurs soit bonne, que la lumière et la vérité ne soit qu'une en substance, on l'entend et on en use pourtant selon la diversité des opinions et des inclinations, les uns suivant un docteur, les autres un e autre: d'où naissent entre eux les disputes. »

76. « Que si la plus commune opinion est que le Verbe descendit du ciel avec intention principale de racheter le monde, l'une de plusieurs raisons qu'il y a, est que le mystère de la rédemption et la fin de ses oeuvres sont plus connus et manifestes a pour s'être exécutés, et si souvent réitérés dans les Écritures; et qu'au contraire la fin de l'impassibilité ne fut ni exécutée, ni décrétée absolument, ni (398) expressément, tout -ce qui appartenait à cet état ayant été caché, et personne ne le pouvant savoir avec certitude, sinon celui à qui j'en donnerai la lumière on révélerai les secrets de cet état et de l'amour que nous portons à la nature humaine. Et bien que ceci pourrait sensiblement toucher les mortels, s'ils le pesaient et le pénétraient comme il faut; néanmoins le décret et les couvres de la rédemption de leur misérable chute sont plus puissants et plus efficaces pour les mouvoir et les porter à la connaissance et à la gratitude de mon amour infini, qui est la fin de mes oeuvres. C'est pour cela que ma providence permet que ces motifs et ces mystères leur soient plus présents et plus familiers, parce qu'il est ainsi convenable. Remarque, ma fille, qu'une oeuvre peut bien avoir deux fins quand l'une est supposée sous quelque condition, comme il arriva dans cette occasion : car si l'homme ne péchait pas, le Verbe ne descendrait pas en forme passible; et s'il péchait, il serait passible et mortel Ainsi, quoi qu'il arrivât, le décret de l'incarnation a n'aurait pas laissé de s'accomplir. Je veux qu'on reconnaisse et qu'on estime les mystères de la rédemption, et qui on les ait toujours présents pour m'en rendre les actions de grâces qui m'en sont dues. Mais je veux aussi que les hommes reconnaissent le Verbe incarné pour leur chef et pour la cause finale de la création de tout le reste de la nature humaine; parce qu'il fat, après ma bénignité, a le principal motif que j'eus de donner l'être aux (399) créatures. Ainsi il doit être révéré non-seulement pour avoir racheté le genre humain, mais aussi pour. avoir été la cause de sa création. »

77. «  Sache, ma chère épouse,, que je permets et dispose que les docteurs aient bien souvent des opinions différentes, et que les uns disent la vérité, et les autres, fondés sur leurs lumières naturelles, disent ce qui est douteux; quelquefois je permets qu'ils disent ce qui n'est pas, bien qu'il ne disconvienne point avec l'obscure vérité de la foi, en laquelle tous les fidèles sont fondés; d'autres fois ils disent ce qui est possible à leur manière. Et par cette variété l'on va à la découverte de la vérité et de la lumière, et l'on en développe mieux les mystères cachés, car le doute sert d'aiguillon à l'entendement pour rechercher la vérité, et en cela la cause de leur dispute est sainte et honnête. Et l'on connaît aussi, après tant de diligences et tant d'applications des plus savants docteurs, qu'il y a dans mon Église une science qui les rend plus éminents en sagesse que les sages du monde., et qu'il y en a un au-dessus de tous qui enseigne et corrige les sages, qui est moi, qui seul sais, comprends, pèse et mesure toutes choses (1), sans pouvoir être a mesuré ni compris; et qu'en vain les hommes recherchent et épluchent mes jugements et mes secrets (2), si étant le principe et l'auteur de toute v sagesse et de toute science, je ne leur en donne
 
 

(1) Sap., VII,15. — (2) Ibid.. IX, 13.
 
 

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l'intelligence et la lumière (1). Je veux que les mortels, en connaissant cela, me louent, me glorifient et me rendent d'éternelles actions de grâces. »

78. « Je veux aussi que les saints docteurs s'acquièrent plus de grâce, plus de lumière et plus de gloire parleur louable, honnête et saint travail; et que la vérité se découvre et se purifie d'autant plus qu'on s'approche davantage de sa source, et qu'on recherche et pénètre avec humilité les mystères et les œuvres admirables de ma droite, afin qu'ils en participent, et qu'ils jouissent du pain de l'intelligence (2) de mes Écritures. J'ai usé d'une grande providence envers les docteurs et les savants, bien que leurs opinions et leurs doutes aient été si opposés et leurs fins si différentes; parce que quelquefois elles sont à mon plus grand honneur et à ma gloire; et d'autres fois ce n'est que pour s'impugner et se contredire pour d'autres fins terrestres; et par cette émulation et cette passion ils ont procédé et procèdent inégalement. Mais nonobstant tout cela je les ai conduits, régis, éclairés et protégés de telle sorte, que la vérité s'en est beaucoup découverte et manifestée, et la lumière en a été plus grande pour pénétrer plusieurs de mes perfections a et de mes merveilles, et mes Écritures ont été si hautement interprétées, que j'en ai eu de l'agrément. Ce qui a été cause que la fureur de l'enfer a
 
 

(1) Job., XXXII, 8. — (2) Ecclés., XV, 3.
 
 

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élevé son trône d'iniquité avec une envie incroyable (et principalement dans ces temps présents), pour combattre la vérité; prétendant d'engloutir le Jourdain (1) et d'obscurcir par les hérésies et les fausses «doctrines la lumière de la sainte foi, contre laquelle il a semé la fausseté de son ivraie (2) par le ministère des hommes. Mais le reste de l'Église et ses vérités sont dans un très-parfait degré, et les fidèles catholiques, bien que plongés et aveuglés dans plusieurs autres misères, en reçoivent la foi et une lumière très-parfaite; et quoique je les appelle tous par un amour paternel à ce bonheur, le nombre des élus qui veuille me répondre est fort petit (3). »

79.  «  Je veux aussi que tu saches, ma fille, qu'encore que je permette par ma providence qu'il y ait plusieurs opinions entre les docteurs, afin que mes témoignages viennent à une plus grande connaissance, ayant intention que la moelle de mes divines Écritures soit manifestée aux mortels par le moyen de leurs louables diligences, de leurs études et de leurs travaux; néanmoins il me serait fort agréable et d'un grand service que les savants amortissent en eux l'orgueil, s'éloignassent de l'envie et de l'ambition, de la vaine gloire, des autres passions et des vices qui naissent de ces sortes de contestations, et qu'ils arrachassent le mauvais grain (4) que les mauvais effets de telles occupations sèment,
 
 

(1) Job., XL,18. — (2) Matth., XIII, 25. — (3) Ibid.,  XXII, 14. — (4) Ibid., XIII, 29.
 
 

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et que je laisse pour le présent, afin que le bon ne a soit pas arraché avec le mauvais. » Le Très-Haut me répondit tout cela et plusieurs autres choses que je ne puis manifester. Bénie soit éternellement sa Majesté de ce qu'elle a bien voulu éclairer mon ignorance et la satisfaire avec tant d'abondance et de miséricorde, sans dédaigner la petitesse d'une fille indiscrète et inutile en tout. Que tous les esprits bienheureux lui rendent grâces et le louent sans fin dans le ciel, et les hommes justes sur la terre.
 

CHAPITRE VII. De quelle manière le Très-Haut commença. ses ouvres, et comme il créa les choses matérielles pour l'homme et les anges et les hommes, afin qu'ils fissent un peuple dont le Verbe humanisé fût le chef.
 
 

80. La cause de toutes les causes et le créateur de tout ce qui a l'être est Dieu; il commença par la puissance de son bras toutes ses oeuvres merveilleuses au temps que sa volonté avait déterminé. Moïse raconte l'ordre et le principe de cette création dans le premier chapitre de la Genèse; et parce que le Seigneur m'en a donné l'intelligence, je dirai ici ce qu'il faudra pour nous faire trouver les couvres et les mystères de (403) l'incarnation du Verbe et de notre rédemption dans leur source.

81. La lettre du chapitre premier de la Genèse est celle-ci : « Dans le commencement Dieu créa le ciel et la terre. Et la terre était vide et sans fruits, et les ténèbres étaient sur la face de l'abîme, et l'Esprit du Seigneur était porté sur les eaux. Et Dieu dit : «  Que la lumière soit faite; et la lumière fut faite. Et a Dieu vit que la lumière était bonne; et il la sépara des ténèbres, et il appela la lumière jour, et les a ténèbres nuit, et il fut fait un jour du soir et du matin (1). » En ce premier jour, Moïse dit que Dieu créa dans le commencement le ciel et la terre, parce que ce principe fut celui que Dieu tout-puissant donna étant dans son être immuable, comme sortant de soi pour créer hors de lui-même les créatures, qui commencèrent alors à recevoir l'être en elles-mêmes, et Dieu commença à se récréer en ses ouvrages comme en des couvres également parfaites. Et afin que l'ordre en fût aussi très-parfait, avant que de donner l'être aux créatures intellectuelles et raisonnables, il forma le ciel pour les anges et pour les hommes, et la terre où premièrement les mortels devaient être passagers. Ce ciel et cette terre furent des lieux si proportionnés à leurs fins et si parfaits, que, comme le prophète David dit avec bien de la raison : « Les cieux publient la gloire de Dieu, et le firmament et la terre annoncent les rouvres de ses mains (2), » les cieux ; avec leurs
 
 

(1) Gen., 1, 1-5. — (2) Ps. XVIII, 2.
 
 

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beautés, manifestent sa magnificence et sa gloire, parce qu'ils sont le dépôt du prix qui est destiné pour les saints. Le firmament de la terre annonce qu'il y doit avoir des créatures et des hommes pour l'habiter et pour aller par elle à leur Créateur. Et avant que de les créer, le Très-Haut veut préparer et créer le nécessaire pour cela et pour le temps qu'il leur devait accorder de vivre ; afin que par tous les endroits ils se trouvent forcés d'obéir et d'aimer leur Créateur et leur bienfaiteur, et qu'ils connaissent par ses ouvrages son admirable nom et ses perfections infinies (1).

82. Moïse dit que la terre était vide (2), ce qu'il ne dit pas du ciel, parce qu'en celui-ci Dieu créa les anges dans l'instant dont Moïse dit : Dieu a dit : Que la lumière soit faite; et la lumière fut faite (3). Car il ne parle pas seulement de la lumière matérielle, mais aussi des lumières angéliques ou intellectuelles. Et il n'en fit pas une plus claire mention que de les signifier sous ce nom, à cause du facile penchant que les Hébreux avaient d'attribuer la divinité à des choses nouvelles et moins nobles que les esprits angéliques. Mais la métaphore de la lumière fut fort juste et fort propre pour nous signifier la nature angélique et pour nous faire mystiquement entendre la lumière de la science et de la grâce dont ils furent éclairés en leur création. Dieu créa, conjointement avec le ciel empyrée, la terre pour y former l'enfer en son centre;
 
 

(1) Rom., I, 20. — (2) Gen., I, 2. — (3) Ibid., 3.
 
 

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car dans le même instant qu'elle fut créée, il se trouva par la divine disposition au milieu dé ce globe des cavernes fort profondes et spacieuses, capables de contenir l'enfer, les limbes et le purgatoire. En même temps il fut créé dans l'enfer un feu matériel et toutes les autres choses qui y servent à présent pour tourmenter les damnés. Le Seigneur devait ensuite séparer la lumière des ténèbres et appeler la lumière jour, et les ténèbres nuit (1); et cela n'arriva pas seulement entre la nuit et le jour naturel, mais entre les bons et les mauvais anges; car il donna aux bons la lumière éternelle de sa vision, et il l'appela jour, et jour éternel; il appela les mauvais nuit du péché, et ils furent précipités dans les ténèbres éternelles de l'enfer, afin que nous connussions tous combien furent unies la libéralité miséricordieuse du Créateur et du Vivificateur dans la récompense, et la justice du très-équitable Juge dans le châtiment.

83. Les anges furent créés en grâce dans le ciel empyrée, afin que par son secours leur mérite précédât le prix de la gloire qui leur était préparée; car, bien qu'ils fussent dans le lieu de gloire, la Divinité ne leur avait pas été découverte face à face et avec une claire connaissance, jusqu'à ce que ceux qui furent obéissants à la divine volonté l'eurent mérité par la grâce. Ainsi ces bienheureux anges aussi bien que les autres apostats demeurèrent fort peu dans cet état de passage; parce que leur création, leur état et
 
 

(1) Gen., I, 5.
 
 

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leur terme furent divisés en trois demeures ou en trois stations, et même par quelque intervalle en trois instants. Dans le premier ils furent tous créés et ornés de la grâce et de dons, se trouvant de très-belles et très-parfaites créatures. A cet instant succéda une station, dans laquelle la volonté de leur Créateur leur fut à tous proposée et intimée; il leur fut imposé une loi et un précepte d opérer, de le reconnaître pour leur souverain Seigneur, et d'arriver à la fin pour laquelle il les avait créés. Dans cette demeure ou intervalle, cette fameuse bataille que saint Jean rapporte au chapitre 12 de l'Apocalypse, arriva entre saint Michel et ses anges, avec le dragon et les siens; les bons anges persévérant en la grâce méritèrent la félicité éternelle; et les désobéissants se révoltant contre Dieu méritèrent les peines qu'ils souffrent.

84. Et bien qu'en cette seconde demeure le tout eût pu se passer fort brièvement, selon la manière d'agir de la nature angélique et du pouvoir divin; néanmoins il me fut découvert que la charité du Très-Haut le suspendit et leur proposa par quelque intervalle le bien et le mal, la vérité et le mensonge, le juste et l'injuste, sa grâce et la malice du péché, l'amitié et l'inimitié de Dieu, la récompense et le châtiment éternels, la perte de Lucifer et de tous ses adhérents; sa Majesté leur montra même l'enfer et ses tourments, tellement qu'ils n'ignorèrent rien : car en leur nature si noble et si excellente, toutes les choses créées et terminées se peuvent voir comme elles sont en elles-mêmes, de sorte qu'ils virent, avant que de (407)

déchoir de la grâce, le lieu du châtiment. Et bien qu'ils ne connussent pas de la même façon le prix de la gloire, ils en eurent pourtant une autre connaissance, aussi bien que de la promesse manifeste et expresse du Seigneur; de façon que le Très-Haut eut de quoi justifier sa cause, et opérer selon sa souveraine justice et équité. Et parce que tant de bonté et de justification ne suffirent pas pour retenir Lucifer et ses sectateurs dans leur devoir, ils furent, comme des obstinés, châtiés et précipités au profond des malheureuses cavernes infernales, et les bons furent confirmés en grâce et dans la gloire éternelle. Tout cela arriva dans le troisième instant, auquel il fut connu véritablement que Dieu seul était impeccable par nature; puisque l'ange, qui en a une si excellente et qui la reçut enrichie et ornée de tant de dons de science et de grâce, ne laissa pas de pécher et de se perdre. Que deviendra, après cette fatale expérience, la fragilité humaine, si le pouvoir divin ne la défend et si elle l'oblige de l'abandonner?

85. Il nous reste de savoir le motif que Lucifer et ses confédérés. eurent en leur péché (qui est ce que je cherche), et d'où naquit leur désobéissance et leur chute. Sur quoi j'ai appris qu'ils purent commettre plusieurs péchés, secundum reatum (ou dans cet intervalle que leur révolte dura, jusqu'à ce que Dieu prononça sa sentence), bien qu'ils ne commirent pas les actes de tous; mais il leur resta l'habitude de ceux qu'ils commirent par leur volonté dépravée, pour tous les mauvais actes, en sollicitant les autres et (408) approuvant le péché qu'ils ne pouvaient opérer par eux-mêmes. Et suivant la mauvaise affection que Lucifer eut alors, il tomba dans un amour très-déréglé de lui-même, qui lui vint de se voir avec de plus grands dons de grâce et avec une plus excellente beauté de nature que les autres anges inférieurs. Il â arrêta trop dans cette connaissance, et la complaisance qu'il eut de lui-même le retarda et l'attiédit en la reconnaissance qu'il devait à Dieu, comme l'unique cause de tout ce qu'il avait reçu. Et se contemplant dans ses propres, ingrates et réitérées réflexions, il eut une nouvelle et criminelle complaisance pour sa beauté et pour ses grâces; il se les attribua et les aima comme siennes; et cette affection propre et désordonnée ne le fit pas seulement se révolter avec ce qu'il avait reçu d'une vertu supérieure; mais elle l'obligea aussi d'envier et de désirer les autres dons et les excellences qu'il n'avait pas. Et parce qu'il ne put les obtenir, il conçut une indignation et une haine implacable contre Dieu qui l'avait tiré du néant, et contre toutes ses créatures.

86. De là la désobéissance, la présomption, l'injustice, l'infidélité, le blasphème, et presque quelque espèce d'idolâtrie prirent leur origine, car cet ingrat désira pour soi l'adoration et l'honneur qu'on doit à Dieu. Il blasphéma contre sa divine grandeur et contre sa sainteté; il manqua à la foi et à la fidélité qu'il lui devait; il prétendit de détruire toutes les créatures, et il présuma de venir à bout de tout cela et de plusieurs autres choses. Ainsi son orgueil croit (409) et persévère toujours (1), bien que sa témérité soit plus grande que son pouvoir (2), parce qu'il ne peut croître en celui-ci; et dans le péché un abîme en attire un autre (3). Lucifer fut le premier ange qui pécha, comme il contre par le chapitre 14 d'Isaïe; et celui-ci persuada les autres de le suivre, et c'est de là qu'on l'appelle prince des démons : ce n'est pas par sa nature qu'il reçoit ce titre, car elle ne pouvait pas le lui procurer; mais par son péché. Et les malheureux révoltés ne furent pas seulement d'un ordre ou hiérarchie, mais de chacune il y en eut plusieurs qui furent précipités.

87. Pour déclarer. comme il m'a été manifesté quel honneur et quelle excellence Lucifer désira et envia par son orgueil, je dirai que, comme l'équité, le poids et la mesure se trouvent dans les oeuvres de Dieu (4), sa providence détermina avant que les anges pussent tendre à des fins diverses, de leur manifester immédiatement après leur création la fin pour laquelle il les avait créés, avec une nature si relevée et si parfaite. Et cette illustration leur arriva de cette manière : ils eurent premièrement une très-claire connaissance de l'être de Dieu, un en substance et trois en personnes, et ils reçurent commandement de l'adorer et de l'honorer comme leur Créateur et leur. souverain Seigneur, infini en son être et en ses attributs. Ils se soumirent et obéirent tous à ce précepte,
 
 

(1) PS. LXXIII, 23. — (2) Isa., XVI, 6. — (3) Ps. XLI, 8. — (4) Sap., XI, 21.
 
 

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mais avec quelque distinction; car les bons anges obéirent par amour et par justice, se soumettant d'une volonté affectueuse, admettant et croyant ce qui était au-dessus de leurs forces, et y obéissant avec joie. Mais Lucifer ne s'y soumit que parce qu'il crut le contraire impossible. Il ne le fit pas avec une parfaite charité, parce qu'il partagea sa volonté entre lui-même et la vérité infaillible du Seigneur; et cela lui rendit ce précepte en quelque façon violent et difficile, et fit qu'il ne l'accomplit pas avec une affection pleine d'amour et de justice; ainsi il se disposa à n'y pas persévérer. Et bien que cette lâcheté qu'il eut à opérer ces premiers actes avec difficulté, ne le privassent pas de la grâce, sa mauvaise disposition commença pourtant de là; car sa vertu et son esprit en furent ralentis et affaiblis, sa beauté même perdit de son éclat; et je crois que l'effet que cette lâcheté et cette difficulté causèrent en Lucifer, fut semblable à celui que le péché véniel délibéré cause en l'âme; mais je n'assure pas qu'il pécha alors mortellement ni véniellement, parce qu'il accomplit le commandement de Dieu; mais cet accomplissement fut lâche et imparfait, et la force de la raison y eut plus de part que l'amour et que l'inclination volontaire d'obéir, et c'est ce qui le disposa à tomber.

88. En second lieu, Dieu leur manifesta qu'il devait créer une nature humaine et des créatures raisonnables et inférieures, afin quelles l'aimassent, le craignissent et l'honorassent, comme leur auteur et leur bien éternel; qu'il devait favoriser beaucoup cette (411) nature; que la seconde personne de la très-sainte Trinité devait s'incarner, se faire homme, et élever la nature humaine à l'union hypostatique et à la personne divine; qu'ils devaient reconnaître, honorer et adorer ce suppôt, Homme-Dieu, non-seulement en tant que Dieu, mais conjointement en tant qu'homme, et que les mêmes anges devaient être ses inférieurs et ses serviteurs en grâces et en dignité. Il leur fit connaître la convenance, l'équité, la justice et la raison qu'il y avait en cela; d'autant que l'acceptation des mérites prévus de cet Homme-Dieu leur avait mérité la grâce qu'ils possédaient et la gloire qui ils possèderaient; il leur fit aussi connaître qu'ils avaient été créés, et que toutes les autres créatures le seraient pour sa même gloire, parce qu'il devait être supérieur à toutes; et que celles qui seraient capables de connaître Dieu et de jouir de lui, devaient être son peuple et les membres de ce chef, pour le reconnaître et l'honorer. Et ils reçurent ensuite un commandement de se soumettre à tout cela.

89. Tous les bons anges se soumirent à ce précepte, y donnèrent leur consentement et y applaudirent avec une humble et amoureuse affection de toute leur volonté. Mais Lucifer y résista par son orgueil et par son envie, et provoqua ses adhérents à faire de même; ce qu'ils firent en effet en le suivant par cette désobéissance au divin commandement. Ce mauvais prince leur persuada qu'il serait leur chef, et qu'ils auraient une principauté indépendante et séparée de Jésus-Christ . l'envie et l'orgueil ayant bien pu (412) causer un tel aveuglément en un ange et une affection si désordonnée, qu'elle a été cause que la contagion du péché s'est communiquée à tant d'autres.

90. Ici se donna cette grande bataille que saint Jean dit s'être donnée dans le ciel (1). Car les anges obéissants, animés d'un ardent zèle de défendre la gloire du Très-Haut et l'honneur du Verbe humanisé prévu, demandèrent licence et comme l'agrément du Seigneur pour résister et contredire au dragon; et cette permission leur fut accordée. Mais il arriva ici un autre mystère; parce que, quand il fut proposé à tous les anges qu'ils devaient obéir su Verbe incarné, il leur fut fait un troisième commandement de recevoir conjointement une femme pour supérieure, dans le sein de laquelle le Fils unique du Père prendrait chair humaine; il leur fut dit que cette femme devait être leur Reine et la Maîtresse de toutes les créatures humaines, et qu'elle devait être distinguée au-dessus de toutes les créatures angéliques et humaines, et les surpasser en dons de grâce et de gloire. Les bons anges, en obéissant à ce précepte du Seigneur, augmentèrent leur humilité, et avec elle ils le reçurent, et louèrent le pouvoir et les mystères du Très-Haut. Mais l'orgueil et la présomption de Lucifer et de ses confédérés s'augmentèrent par ce mystérieux précepte; et il désira pour soi avec une fureur effrénée l'honneur d'être le chef de tout le genre humain et de tous les ordres angéliques, et que si cela devait
 
 

(1) Apoc., XII.
 
 

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s'accomplir par le moyen de l'union hypostatique, ce fût avec lui.

91. Il résista avec d'horribles blasphèmes sur ce qu'il devait être inférieur à la Mère du Verbe incarné et notre Reine; se tournant avec une effrénée indignation contre l'auteur de ces merveilles, et provoquant les autres, ce dragon leur dit ; « Ces préceptes sont injustes et injurieux à ma grandeur; et s'adressant à Dieu, il ajouta :  « Je persécuterai et détruirai, Seigneur, cette nature que vous regardez avec tant d'amour, et à qui vous destinez de si grandes faveurs; j'emploierai pour cela tout mon pouvoir et tous mes soins, et j'abattrai cette femme Mère du Verbe de l'état honorable que vous lui promettez, et je renverserai vos desseins. »

92. Cette superbe présomption irrita si fort le Seigneur, qu'en humiliant Lucifer, il lui dit ; « Cette femme que tu n'as pas voulu honorer, t'écrasera la tête (1), et tu seras par elle vaincu et abattu. Et si par ton orgueil la mort entre su monde (2), par l'humilité de cette femme, la vie et le salut des mortels y entreront; et je tirerai de la nature, et de l'espèce du Fils et de la Mère, ceux qui doivent jouir des récompenses et des couronnes que tu as perdues, aussi bien que tes adhérents. » Le dragon ne répondait à tout cela, et contre tout ce qui lui était déclaré de la divine volonté et de ses décrets, qu'avec une superbe et téméraire indignation, en
 
 

(1) Gen., III, 15. — (2) Sap., II, 24.
 
 

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menaçant tout le genre humain. Et les bons anges connurent le juste courroux du Très-Haut contre Lucifer et contre les autres apostats; et ils combattaient contre eux avec les armes de l'entendement, de la raison et de la vérité.

93. Le Tout Puissant opéra ici un autre merveilleux mystère; car, après avoir manifesté par intelligence à tous les anges le grand ouvrage de l'union hypostatique, il leur montra la très-sainte Vierge en un signe ou espèce, à la manière de nos visions imaginaires, selon notre façon de concevoir. Ainsi il leur fit connaître et leur représenta la pure nature humaine en une femme très-parfaite, en laquelle le puissant bras du Très-Haut devait être plus admirable qu'en tout le reste des créatures, parce qu'il déposait en elle les grâces et les dons de sa droite en un degré supérieur et éminent. Ce signe de la Reine du ciel et Mère da Verbe humanisé, fut manifesté à tous les anges, bons et mauvais. Les bons furent ravis d'admiration à sa vue et lui donnèrent des cantiques de louanges, et dès lors ils commencèrent à défendre l’honneur de Dieu humanisé et de sa très-sainte Mère, armés par cet ardent zèle et par le bouclier impénétrable de ce signe. Au contraire, le dragon et ses alliés conçurent une fureur et une rage implacable contre Jésus-Christ et sa très-sainte Mère; de sorte qui il arriva tout ce qui est contenu au chapitre 12 de l'Apocalypse, dont je mettrai la déclaration comme elle m'a été communiquée, en celui qui suit.
 
 

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CHAPITRE VIII. Où le discours du chapitre précédent est continué par l’application du chapitre douzième de l'Apocalypse.
 
 

94. La lettre de ce chapitre de l'Apocalypse dit : « Un grand signe apparut au ciel : une femme qui était revêtue du soleil, et qui avait la lune sous ses pieds, et sur son chef une couronne de douze étoiles. Et étant enceinte elle criait en travail d'enfant, et souffrait des tourments pour enfanter. Il fut aussi vu un antre signe au ciel : et voici un grand dragon roux, ayant sept tètes et dix cornes, et sur a ses tètes sept diadèmes. Et sa queue tramait la troisième partie des étoiles du ciel, et les jeta en terre; et le dragon s'arrêta devant la femme qui allait a enfanter; afin qu'ayant enfanté, il dévorât son fils. Or elle enfanta un fils qui devait gouverner toutes les nations avec une verge de fer, et son enfant fut a ravi à Dieu et à son trône. Et la femme s'enfuit en a un désert, où Dieu lui avait préparé un lien pour y a être nourrie l'espace de mille deux cent soixante a jours. Il se donna une grande bataille dans le ciel; Michel et ses anges combattaient contre le dragon, e et le dragon combattait, et ses anges. Mais ils ne (418) furent pas les plus forts, et on ne trouva plus leurs places dans le ciel. Et ce grand dragon, ce serpent a ancien appelé diable et Satan, qui séduit tout le monde, fut précipité, et il fut jeté en terre, et ses anges le furent avec lui. Alors j'entendis une grande voix dans le ciel, qui dit: Maintenant le salut et la force, et le règne de notre Dieu et la puissance de a son Christ sont assurés : car l'accusateur de nos a frères, qui les accusait devant la face de notre Dieu jour et nuit, est rejeté. Mais ils l'ont vaincu par le a sang de l'Agneau, et par le témoignage qu'ils ont rendu, sans que l'amour de la vie les ait empêchés de la sacrifier. C'est pourquoi, ô cieux, réjouissez-vous, et voua qui les habitez. Malheur à vous; terre et mer, parce que le diable est descendu vers vous dans une grande colère, sachant qu'il ne lui reste que peu de temps! Quand donc le dragon eut vu qu'il était rejeté en terre, il persécuta la femme qui a avait enfanté le fils. Mais deux ailes d'un grand a aigle furent données à la femme, afin qu’elle s'envolât dans le désert en son lieu, où elle est nourrie pendant un temps, des temps, et la moitié d'un temps, hors de la présence du serpent. Alors le sera pont jeta de sa gueule après la femme comme un a fleuve d'eau, afin qu'elle fût emportée par le courant. Mais la terre aida à la femme, et la terre ouvrit son sein, et engloutit le fleuve que le dragon avait jeté de sa gueule. Ce qui anima le dragon contre femme, et il sen alla faire. la guerre aux autres de sa génération qui gardent les commandements de (417) Dieu, et qui ont le témoignage de Jésus-Christ. Et a il s'arrêta sur le sable de la mer (1). »

95. C'est jusqu'ici la lettre de l'évangéliste; et il parle du passé, parce qu'alors on lui montrait la vision de ce qui était déjà arrivé; il dit qu'un grand signe apparut au ciel : une femme qui était revécue du soleil, et qui avait la lune sous ses pieds; et qu'une couronne de douze étoiles couronnait sa tête (2). Ce signe apparut véritablement au ciel par la volonté de Dieu, qui le manifesta aux bons et aux mauvais anges, afin qu'ils déterminassent leurs volontés par cette vue à obéir à ce qu'il lui plairait de leur ordonner. Ainsi ils le virent avant que les bons se déterminassent au bien, et les mauvais au péché. Et ce fut comme un signe qui signifiait combien Dieu se devait rendre admirable en la formation de la nature humaine. Et quoiqu'il en eût donné connaissance aux anges en leur révélant le mystère de l'union hypostatique, il la leur voulut néanmoins manifester par des façons différentes dans une pure créature, la plus parfaite et la plus sainte qu'il devait créer après notre Seigneur Jésus-Christ. Elle fut aussi comme un signe (3) qui devait assurer les bons anges que, bien que Dieu fût offensé par la désobéissance des mauvais, il ne laisserait pas.pour cela d'exécuter le décret qu'il. avait formé de créer les hommes : parce que le verbe humanisé et cette femme qui devait être sa Mère lui donneraient infiniment plus de satisfaction que les anges désobéissants ne
 
 

(1) Apo., XII. — (2) Ibid., — (3) Gen., IX,13.
 
 

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pourraient l'offenser et lui déplaire. Elle fut aussi comme un arc-en-ciel (dont la figure s'imprimerait aux nues après le déluge), afin qu'il assurât que si les hommes péchaient comme les anges et étaient désobéissants, ils ne seraient pas châtiés sans pardon comme eux, mais qu'il leur donnerait par le moyen de ce merveilleux signe un remède salutaire. Et ce fut comme s'il leur disait : Je ne châtierai pas de la sorte les hommes que je dois créer, parce que la nature humaine produira cette femme, en laquelle mon Fils unique prendra chair pour rétablir mon amitié, apaiser ma justice, et ouvrir le chemin de la félicité, que le péché fermera.

96. En témoignage: de cette vérité, après que les anges rebelles furent châtiés à la vue de ce signe, le Très-Haut se montra aux bons anges, s'étant apaisé du courroux auquel l'orgueil de Lucifer l'avait provoqué. Et, suivant notre façon de parler, il se récréait de la présence de la Reine du ciel, qui était représentée en cette figure; faisant entendre aux anges bienheureux qu'il donnerait aux hommes, par le moyen de Jésus-Christ et de sa Mère, la grâce et les avantages que les anges apostats avaient perdus par leur rébellion. Ce grand signe produisit aussi un autre effet aux bons anges: car étant, selon notre manière de concevoir, comme affligés, contristés et quasi troublés par la dispute et la contestation qu'ils avaient eue avec Lucifer, le Très-Haut voulut qu'ils se réjouissent à la vue de ce signe, et qu'ils reçussent avec la gloire essentielle cette joie accidentelle, que la victoire qu'ils venaient de (419) remporter contre Lucifer leur méritait aussi, et qu'en voyant cette marque de clémence, qui leur était montrée en signe de paix, ils connussent que la loi du châtiment ne s'étendait point sur eux (1), puisqu'ils avaient obéi à la divine volonté et à ses préceptes. Les anges confirmés découvrirent aussi en cette vision plusieurs mystères et plusieurs secrets de l'incarnation, de l'Église militante et de ses membres; qu'ils devaient assister et aider le genre humain, défendant tous les hommes contre leurs ennemis, et les dirigeant à la félicité éternelle : qu'eux-mêmes la recevaient par les mérites du Verbe humanisé; et que sa Majesté les avait préservés en vertu du même Jésus-Christ, prévu dans son entendement divin.

97. Et comme de tout ceci résulta une grande joie aux bons anges, il en résulta aussi un grand tourment aux mauvais, cela étant comme le principe et en partie la cause de leur punition; car ils connurent incontinent après ce dont ils n'avaient pas fait leur profit, que cette femme les vaincrait et leur écraserait la tète. L'évangéliste fit mention en ce chapitre de tous ces mystères et de plusieurs autres qui sont particulièrement compris dans ce grand signe, et qu'il ne m'est pas possible d'exprimer, bien qu'il les raconte sous un voile obscur et énigmatique jusqu à ce que le temps arrivât de les découvrir.

98. Le soleil dont il est dit que la femme était revêtue, est le véritable Soleil de justice, afin que les
 
 

(1) Esther., IV, 11.
 
 

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anges connussent la volonté efficace du Très-Haut, qui était déterminé à résider toujours par la grâce en cette femme, à la favoriser et la défendre par son bras tout-puissant et par sa protection singulière. Elle avait sous ses pieds la lune, parce qu'on la division que ces deux planètes font du jour et de la nuit, elle devait fouler aux pieds la nuit du péché, signifiée par la lune, et être éternellement revêtue du jour de la grâce, marqué par le soleil. Et aussi, parce que les déclins de la grâce, auxquels tous les mortels sont sujets, devaient être sous ses pieds, elle annonce que tous les hommes et les anges pourraient être soumis à ces vicissitudes, mais qu'elle seule devait être libre de la nuit, et des déclinaisons de Lucifer et d'Adam; qu'elle les dominerait toujours sans en pouvoir être surmontée. Et le Seigneur lui met sous les pieds, en présence de tous les anges, toutes les forces du péché, soit originel, soit actuel, comme des trophées de ses victoires, afin que les bons la reconnaissent, et les mauvais (bien qu'ils ne pénétrassent pas tous les mystères de cette vision) redoutent cette femme, même avant qu'elle reçoive l'être.

99. La couronne de douze étoiles nous représente fort clairement par leur éclat les vertus qui doivent couronner cette Reine du ciel et de la terre : mais le mystère de douze fut pour les douze tribus d'Israël, où tous les élus et les prédestinés se réduisent, comme l'évangéliste le marque au chapitre VII de l'Apocalypse. Et parce que tous les dons, toutes les grâces et les vertus de tous les élus devaient couronner leur (421) Reine su degré le plus sublime et le plus. éminent, la couronne des douze étoiles lui est mise sur la tête.

100. Elle était enceinte (1), afin qu'il fût manifesté en présence de tous les anges, pour la joie des bons et pour le châtiment des mauvais, qui résistaient à la divine volonté et à ces mystères, que. toute la très-sainte Trinité avait élu cette merveilleuse femme pour Mère du Fils unique du Père. Et comme cette dignité de Mère du Verbe était la plus grande, le principe et le fondement de toutes les excellences de cette grande princesse et de ce signe, c'est pour cela qu'on la propose aux anges, comme le dépôt de toute la très-sainte Trinité en la divinité et en la personne du Verbe incarné; puisque, par l'inséparable union et l'inexistence des personnes par l'indivisible unité, toutes les trois personnes ne peuvent pas manquer d'être où chacune se trouve, bien que la seule personne du Verbe ait été celle qui a pris chair humaine, et qu'elle ne fût enceinte que de lui seul.

101. Et étant enceinte elle criait (2); car, quoique la dignité de cette Reine et ce mystère dussent être occultes dans leur principe, afin que Dieu naquit pauvre, humble et caché; cet enfantement néanmoins éclata après si fort, et sa voix fut si véhémente, qu'au premier écho le roi Hérode en fut tout troublé (3) et hors de lui-même, et les Mages furent obligés d'abandonner leurs maisons et leurs pays pour le venir chercher. Il y eut des coeurs qui se troublèrent, et d'autres
 
 

(1) Apoc., XII, 2. — (2) Ibid. — (3) Matth., II, 3.
 
 

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qui furent émus d'une affection intérieure. Et le fruit de cet enfantement croissant, dès qu'il fut élevé à la croix (1), ses cris furent si forts, qu'ils se firent entendre de l’orient à l’occident, et du septentrion su midi (2) : si éclatante était la voix de cette femme, qui donna en enfantant la Parole du Père éternel.
 
 

102. Elle souffrait des tourments pour enfanter (3). Cela ne veut pas dire qu'elle dû enfanter avec don-leur, car en cet enfantement divin il n'y en devait avoir aucune; mais il nous exprime la grande douleur et le tourment que cette Mère ressentirait de voir que ce petit corps divinisé ne sortirait, quant à l'humanité, de son sein virginal que pour souffrir, et pour être obligé de satisfaire à son Père pour les péchés du monde, et de payer la dette qu'il ne pouvait pas contracter (4); car cette Reine connaîtrait et connut tout cela par la science des Écritures. Elle en devait avoir le coeur percé par l'amour naturel qu'une telle Mère portait à un tel Fils, quoiqu'elle fût parfaitement soumise à la volonté du Père éternel. Ce tourment comprend aussi celui que cette très- pieuse Mère devait souffrir, connaissant combien de temps elle devait être privée de la présence de son trésor, dès qu'il serait sorti de son sein virginal : car, quoiqu'elle l'eût conçu dans son lime quant à la divinité, néanmoins, quant à la très-sainte humanité, elle devait être plusieurs fois privée de ce Fils, qui n'appartenait qu'à elle seule. Et
 
 

(1) Joan., XII, 32. — (2). Rom., X, 18. — (3) Apoc., XII, 2. — (4) Ps. LXVIII, 5.
 
 

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quoique le Très-Haut eût déterminé de l'exempter de la coulpe, il ne l'exemptait pourtant pas des peines et des douleurs, proportionnées en quelque façon à la récompense qui lui était préparée. Ainsi les douleurs de cet enfantement ne furent pas des effets du péché, comme aux descendantes d'Ève (1), mais du plus tendre et du plus parfait amour de cette divine Mère envers son très-saint et unique Fils. Tous ces mystères furent un motif de louanges et d'admiration pour les bons anges, et pour les mauvais le principe de leur châtiment.

103. Il fut aussi vu un autre signe au ciel: et voici un grand dragon roux, ayant sept tètes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes; et sa queue traînait la troisième partie des étoiles du ciel, et les jeta en terre (2). Après ce que je viens de dire, le châtiment de Lucifer et de ses alliés arriva; car pour la peine qui était due aux blasphèmes qu'il avait vomis contre cette signalée femme, il se trouva changé, de très-bel ange qu'il était, en un furieux et horrible dragon, ce signe apparaissant sensible et d'une figure extérieure. Il souleva avec une extrême fureur sept tètes, qui furent les sept légions ou escadrons qui divisèrent tous ceux qui le suivirent et tombèrent dans son malheur: donnant à chacune de ces principautés une tête; leur ordonnant de pécher, et de prendre soin d'émouvoir et d'exciter les sept péchés mortels qu'on appelle communément capitaux, parce qu'ils contiennent tous les
 
 

(1) Gen., III, 16. — (2) Apoc., XII, 3.
 
 

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autres péchés, et sont comme chefs des partis qui s'élèvent contre Dieu. Les sept diadèmes qui couronnèrent Lucifer changé en dragon, furent l'orgueil, l'envie, l'avarice, l'ire, la luxure, la gourmandise et la paresse : le Très-Haut lui donnant ce châtiment comme une peine que lui et ses anges confédérés avaient méritée par leurs horribles méchancetés : car ce fut ici pour tous une punition éclatante et un châtiment proportionné à leur malice, comme auteurs des sept péchés capitaux.

104. Les dix cornes sont les triomphes de l'iniquité et de la malice du dragon, de l'orgueil et de l'exaltation vaine et téméraire qu'il s'attribue dans l'exécution des vices. Et par ces affections dépravées, pour arriver à la fin que son audace lui proposait, il offrit àux anges malheureux son amitié perverse et corrompue, aussi bien que des principautés, des supériorités et des récompenses imaginaires. Ces promesses, pleines d'une ignorance et d'une erreur plus que brutales, furent la queue par laquelle le dragon attira la troisième partie des étoiles du ciel: car les anges étaient des étoiles qui auraient brillé comme le soleil (1) dans l'éternité perpétuelle avec les autres anges et les justes, s'il eussent persévéré. biais le châtiment qu'ils avaient justement mérité les précipita dans le centre de la terre de leur malheur, qui est l'enfer, où ils seront éternellement privés de joie et de lumière (2).

105. Et le dragon s’arrêta devant la femme qui
 
 

(1) Dan., XII, 3. — (2) Jud. epist., 6.
 
 

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allait enfanter pour dévorer son fils (1). L'orgueil de Lucifer fut si démesuré, qu'il prétendit placer son trône au lieu le plus élevé (2), et dit en présence de cette femme signalée, avec une très-grande vanité : « Ce fils que cette femme doit enfanter est d'une nature inférieure à la mienne : c'est pourquoi je le dévorerai et je le perdrai; je formerai un parti contre lui dont je serai le chef, et je sèmerai des doctrines contraires aux lois qu'il prescrira, et je le contredirai toujours en lui faisant une guerre perpétuelle. » Mais la réponse du très-haut Seigneur fut que cette femme enfanterait un fils qui devait gouverner toutes les nations avec une verge de fer (3). « Et cet enfant, ajouta le Seigneur, ne sera pas seulement fils de cette femme, mais le mien aussi; il sera homme et a Dieu véritable, et si fort, qu'il vaincra ton orgueil a et t'écrasera la tète. Il sera pour toi, et pour tous a ceux qui te croiront et te suivront, un juge puisa saut qui te commandera avec une verge de fer (4), et détruira toutes tes prétentions vaines et téméraires. Il sera élevé à pion trône, où il s'assiéra, et jugera à ma droite; et afin qu'il triomphe de a ses ennemis, je les lui mettrai pour marche-pied (5) ; il sera récompensé comme un homme juste, et qui a étant Dieu a opéré de si grandes choses pour ses créatures; tous le connaîtront et lui rendront honneur et gloire (5). Tu connaîtras comme le plus
 
 

(1) Apoc., XII, 4. — (2) Isa., XIV, 13 et 14. — (3) Apoc., XII, 5. — (4) Ps. II, 9. — (5) Ps. CIX, 1 et 2. — (6) Apoc., V, 13.
 
 

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malheureux que le jour de l'ire du Tout-puissant est arrivé (1). » Et cette femme sera mise en la solitude où je lui préparerai un lieu (2). Cette solitude où cette femme s'enfuit, est celle de notre grande Reine, étant l'unique et la seule douée de la sainteté souveraine (3), et exempte de tout péché; car quoiqu'elle fût femme de la nature commune des mortels, elle surpassa néanmoins tous les anges en grâces, en dons et en mérites, qui lui procurèrent tous ces avantages. Ainsi elle s'enfuit et se mit parmi les pures créatures, dans une solitude qui est l'unique et sans égale entre toutes. Cette solitude fut si éloignée du péché, que le dragon la perdit de vue et ne la put apercevoir dès sa conception, le Très-Haut la mettant seule et unique dans le monde sans aucun commerce ni sujétion avec le serpent; mais au contraire il détermina avec une certitude, et comme une protestation ferme et constante, et dit : « Cette femme doit être a mon élue et mou unique dès l'instant qu'elle recevra l'être; je l'exempte dès à présent de la juridiction de ses ennemis, je lui destine et lui assigne un lieu solitaire d'une grâce très-éminente, afin qu'elle e y soit nourrit l'espace de mille deux cent soixante jours : » la Reine du ciel devant être ces jours-là dans un état singulier et très-élevé de faveurs intérieures et spirituelles, beaucoup plus admirables et plus mémorables que tout ce qu'on peut s'imaginer. Cela arriva dans les dernières années de sa vie, comme
 
 

(1) Sophon., I, 14. — (2) Apoc., XII, 6. — (3) Cant., VI, 8.
 
 

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je le dirai avec l'aide de Dieu en son lieu : étant dans cet état si divinement nourrie, que notre entendement est trop borné pour le pénétrer. Et parce que ces bienfaits furent comme la fin et le terme auquel tous les autres de la vie de la Reine du ciel devaient aboutir, l'évangéliste en fait pour cela une mention particulière.
 

CHAPITRE IX. Qui poursuit l'explication du chapitre douzième de l'Apocalypse.
 
 

106. Il se donna une grande bataille dans le ciel Michel et ses anges combattaient contre le dragon, et le dragon combattait, et ses anges (1). Le Seigneur ayant manifesté ce qu'il fut dit aux bons et aux mauvais anges, le prince saint Michel et ses compagnons combattirent par la permission divine avec le dragon et ses sectateurs. Et cette bataille fut admirable, parce qu'ils combattaient avec leurs entendements et leurs volontés. Saint Michel, avec le zèle de l'honneur de Dieu, dont son coeur était enflammé, et orné de son pouvoir divin et de sa propre humilité, résista à
 
 

(1) Apoc., XII, 7.
 
 

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l’orgueil insolent du dragon, et lui dit : « Le Très-Haut est digne d'honneur, de louange et de respect, d'être aimé, craint et obéi de toutes les. créatures; il peut opérer tout ce qui lui plaira, il ne peut rien vouloir qui ne soit très juste; c'est lui qui est incréé et indépendant de tout autre être; qui nous a donné gratuitement celui que nous avons, en nous créant et nous tirant du néant, et qui peut créer d'autres créatures selon son bon plaisir. Il est raisonnable que, prosternés et humiliés devant cet Être digne d'un infini respect, nous adorions sa majesté et ses grandeurs royales. Venez donc, anges ! suivez-moi, adorons-le, louons ses secrets et ses admirables jugements, ses oeuvres très-parfaites et saintes. Il est Dieu, très-élevé et au-dessus de toutes les créatures; et il ne le serait pas si nous pouvions pénétrer et comprendre ses merveilleux ouvrages. Il est infini en sagesse et en bonté, riche en ses trésors et en ses bienfaits; il peut, comme Seigneur de toutes choses, qui n'a besoin de personne, les communiquer à qui lui plaira, ne pouvant errer en son choix. Il peut aimer, et se donner à ceux qu'il aime, aimer qui lui plaira, élever, créer et enrichir ce qui lui sera le plus agréable; et il sera en toutes ses ouvres sage, saint et puissant. Adorons-le donc avec actions de grâces, pour le grand ouvrage de l'incarnation qu'il a déterminé, pour les faveurs qu'il prétend faire à son peuple, et pour sa réparation en cas qu'il vienne à tomber. Adorons ce suppôt (429) des deux natures, la divine et l'humaine; recevons-le pour notre chef; avouons qu'il est digne de toute a gloire, louange et magnificence;. et reconnaissons en lui la vertu et la divinité, comme auteur de grâce et de la gloire. »

107. Saint Michel et ses anges se servaient de ces armes comme de foudres invincibles, et combattaient le dragon et les siens, qui se défendaient par des blasphèmes. Car ne pouvant résister à la vue de ce prince céleste, il enrageait dans sa fureur, et par le tourment qu'il ressentait, il aurait bien voulu fuir. Mais la volonté divine ordonna que non-seulement il serait puni, mais qu'il serait aussi vaincu, et qu'il connaîtrait malgré lui la vérité et le pouvoir de Dieu, quoiqu'il dit en blasphémant : « Dieu est injuste d'élever la nature humaine au-dessus de l'angélique. Je suis le plus beau et le plus excellent de a tous les anges, et c'est pour cela que le triomphe m'est cil. Je mettrai mon trône au-dessus des a étoiles, je serai semblable au Très-Haut (2), et je ne me soumettrai à aucun qui soit d'une nature inférieure à la mienne, ni je ne consentirai jamais que personne me précède ni soit plus grand que moi. » Les anges apostats, complices de Lucifer, répétaient la même chose. Mais saint Michel lui repartit : « Qui est celui qui pourra s'égaler et se comparer au Seigneur, qui habite les cieux? Tais-toi, ennemi de tout bien, et arrête tes horribles
 
 

(1) Isa., XIV, 13.
 
 

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blasphèmes; et puisque l'iniquité t'a possédé, sépare-toi de nous, malheureux, et marche avec ton ignorance aveugle et ta méchanceté dans la nuit ténébreuse, et au chaos des peines infernales. Et nous, O esprits du Seigneur, adorons et honorons cette heureuse femme qui doit donner chair humaine su Verbe éternel, et reconnaissons-la pour notre Reine et notre Maîtresse. »

108. Ce grand signe de la Reine servait de bouclier et d'armes offensives aux bous anges qui combattaient contre les mauvais, car à sa vue les raisons et les résistances de Lucifer perdaient leurs forces; et il était troublé et comme consterné, ne pouvant supporter les secrets mystérieux qui étaient représentés en ce signe. Et comme ce signe mystérieux avait paru par la vertu divine, sa Majesté voulut que l'autre figure. ou signe du dragon roux parût aussi, et qu'il fût en ce signe honteusement précipité du ciel avec effroi, avec terreur de ses sectateurs et avec admiration des anges confirmés ; car tout cela fut causé par cette nouvelle démonstration du pouvoir et de la justice divine.

109. Il est difficile d'exprimer par nos faibles paroles ce qui se passa dans cette mémorable bataille, à cause du peu de proportion qu'il y a de nos raisonnements matériels avec la nature et les opérations relevées de ces nobles esprits angéliques. Mais les mauvais ne furent pas les plus forts (1), parce que l'injustice,
 
 

(1) Apoc., XII, 8.
 
 

le mensonge, l'ignorance et la malice ne sauraient prévaloir à l'équité, à la vérité, à la lumière et à la bonté; ni ces vertus né peuvent être vaincues par les vices. Et pour cette raison saint Jean dit que dès lors leur place ne se trouva plus dans le ciel. Ces anges ingrats se rendirent indignes par les péchés qu'ils commirent, de la vue éternelle et de la compagnie du Seigneur; et leur mémoire fut rayée de son entendement, où ils étaient, avant que de tomber, comme écrits parles dons de grâce qu'il leur avait donnés; et comme ils furent privés du droit qu'ils avaient aux lieux qui leur étaient destinés s'ils eussent obéi, ce droit fut transporté aux hommes, et leurs places leur furent destinées, les vestiges des anges apostats restant si fort effacés qu'ils ne se trouvèrent plus au ciel. O méchanceté malheureuse, et jamais trop exagéré malheur, digne d'une punition si épouvantable et si formidable! Il ajoute et dit :

110. Et ce grand dragon, ce serpent ancien appelé diable et Satan, qui séduit tout le monde, fut précipité; et il fut jeté en terre, et ses anges le furent avec lui (1). Le prince saint Michel précipita du ciel Lucifer changé en dragon, avec cette parole invincible : Qui est égal à Dieu? qui fut si efficace, qu'elle eut le pouvoir d'abattre ce superbe géant et toutes ses troupes, et de les foudroyer avec une horrible infamie pour eux, aux plus bas lieux de la terre ; celui-là commençant de recevoir avec son malheur et sa punition,
 
 

(1) Apoc., XII, 9.
 
 

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les nouveaux noms de dragon, de. serpent, de diable et de Satan, que le saint archange lui donna dans cette bataille, et, qui découvrent son iniquité et sa malice., qui l'ayant privé de la félicité et de l'honneur dont il s'était rendu indigne, le privèrent aussi des noms et des titres honorables, et lui procurèrent ceux qui déclarent son infamie. La méchante proposition et l'injuste commandement qu'il fit à ses confédérés de tromper et, de pervertir tous les mortels, publient assez son iniquité. Mais le mal qu'il se proposait de faire à tout le genre humain, l'accompagna dans les enfers, et, comme dit lame en son chapitre quatorzième, su profond du lac, où son cadavre fut livré au ver dévorant de sa mauvaise conscience, tout ce que le prophète dit en cet endroit se trouvant accompli en Lucifer.

111. Le ciel demeura purgé des mauvais anges, et le voile qui couvrait la Divinité fut ôté pour la gloire et le bonheur des bons et obéissants ; ceux-ci restèrent triomphants et glorieux, et les rebelles châtiés en même temps. L'évangéliste poursuit qu'il ouit une grande voix dans le ciel disant : Maintenant le salut, la force, le règne de notre Dieu et la puissance de son Christ sont assurés; car l'accusateur de nos frères qui les accusait devant la face de notre Dieu jour et nuit, est rejeté (1). Cette voix que l'évangéliste ouït fut celle de la personne du Verbe, que tous les anges fidèles entendirent; et ses échos arrivèrent jusque
 
 

(1) Apoc., XII, 10.
 
 

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dans l'enfer, où ils firent trembler et transir les malheureux exilés, quoiqu'ils n'y pénétrassent pas tous ses mystères, mais seulement ce que le Très-Haut leur voulut manifester pour leur peine et leur punition. Ce fut la vois du Fils au nom de l'humanité qu'il devait prendre, demandant au Père éternel que le. salut, la force, le règne de sa Majesté et la puissance du Christ se fissent; parce que l'accusateur des frères. du même Christ, notre Seigneur, qui étaient les hommes, venait d'être rejeté. Et ce fut comme une, requête faite devant le trône de la très-sainte Trinité en faveur du salut et de la force; afin que les mystères, de l'incarnation et de la rédemption fussent confirmés contre l'envie et la fureur de Lucifer, qui était descendu du ciel tout irrité contre la nature humaine dont le Verte se devait revêtir. C'est pourquoi il les appela par un amour souverain et une compassion tendre, frères; il dit que Lucifer les accusait jour et nuit, parce qu'il les accusa en présence du Père éternel et de toute la très-sainte Trinité, au jour qu'il jouissait de la grâce, commençant dès lors de nous mépriser par son orgueil; et ensuite il nous accuse avec bien plus de rage dans la nuit de ses ténèbres et de notre chute, sans que cette accusation et cette persécution cessent jamais, tant que le monde durera. Et il appela force, puissance et règne, les oeuvres et les mystères de l'incarnation et de la mort de Jésus-Christ, car tout cela s'y trouva; et la force et la puissance s'y manifestèrent contre Lucifer.

112. Ce fut la première fois que le Verbe intercéda (434) au nom de l'humanité pour les hommes devant le trône de la Divinité; et à notre façon de concevoir, le Père éternel conféra sur cette demande avec les personnes de la très-sainte Trinité; et manifestant en partie aux anges bienheureux le décret que le divin consistoire avait formé sur ces mystères, il leur dit : « Lucifer a élevé les étendards de l'orgueil et du péché, il poursuivra avec toute sorte d'iniquité et de fureur le genre humain, il en pervertira plusieurs par sa malice, se servant des mènes hommes pour détruire les hommes, et par l'aveuglement que les péchés et les vices leur causeront, ils prévariqueront en divers temps avec une ignorance dangereuse; mais l'orgueil, le mensonge et toutes sortes de péchés et de vices sont infiniment éloignés de notre être et de notre volonté. Élevons donc le triomphe de la vertu. et de la sainteté; que la seconde personne s'incarne et qu'elle soit passible peur cet effet; qu'elle enseigne et rende recommandable l'humilité, l'obéissance et.toutes les vertus; qu'elle opère le salut des mortels, et que cette personne étant Dieu véritable, s'humilie et devienne le moindre de tous; qu'il soit homme juste, le modèle et le maure de toute sainteté, et qu'il meure pour le salut de ses frères. Que la seule vertu soit reçue à notre tribunal, comme celle qui triomphe toujours des vices. Élevons les humbles, et humilions les superbes; faisons que les travaux et ceux qui les souffriront soient glorieux à notre bon plaisir. Déterminons d'assister les affligés et les (435) persécutés (1), et que nos amis soient corrigés et affligés; qu'ils acquièrent par ces moyens notre grâce et notre amitié, et qu'ils opèrent aussi leur salut selon leur pouvoir, en pratiquant la vertu. Que ceux qui pleurent soient bienheureux; que les pauvres et ceux qui souffrent pour la justice et pour Jésus-Christ leur chef, soient heureux; que les humbles a soient exaltés, et les doux de coeur élevés. Aimons les pacifiques comme nos enfants. Que ceux qui pardonneront, souffriront les injures et aimeront leurs ennemis, nous soient très-chers (2). Préparons-leur à tous une abondance de fruits, de bénédictions de notre grâce, et le prix d'une gloire éternelle dans le ciel. Mon Fils inique établira cette doctrine, et ceux qui la suivront seront nos élus et nos bien-aimés (3), consolés et récompensés; et leurs bonnes oeuvres seront conçues dans notre entendement comme cause première de toute vertu Permettons aux méchants d'opprimer les bons et de coopérer à leur couronne, pendant qu'ils méritent pour eux-mêmes des punitions. Qu'il arrive des scandales à l'égard des bons; que celui qui les cause soit malheureux (4), et bienheureux celui qui les reçoit. Que les enflés d'orgueil, les grands et les puissants affligent, blasphèment et oppriment les humbles, les faibles et les pauvres; et que ceux-ci, au lieu de malédictions, leur donnent des
 
 

(1) Matth., XI, 28. — (2) Ibid., v, 3-11. — (3) Ibid. XIX, 28. — (4) Ibid., XVIII, 7.
 
 

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bénédictions (1); qu'ils soient réprouvée des hommes durant leur vie mortelle, placés ensuite avec les bienheureux. esprits angéliques nos enfants, et jouissent des places et des récompenses que les infortunés et les malheureux ont perdues. Que les obstinés et a les superbes soient condamnés à la mort éternelle, où ils connaîtront leur procédé imprudent et leur folle arrogance. »

113. «  Afin que tous aient un véritable modèle et une grâce surabondante, s'ils en veulent faire leur a profit, que mon Fils descende passible pour réparer a et pour racheter les hommes (que Lucifer fera déchoir de leur état heureux), et relevons-les par ses a mérites infinis. Déterminons à présent que le salut soit fait, et qu'il y ait un Rédempteur et un Maître, qui mérite et enseigne, naissant et vivant pauvre (2), mourant méprisé et condamné par les hommes à une mort très-ignominieuse (3); qu'il a soit réputé pour pécheur et coupable, et qu'il satisfasse à notre justice pour l'offense du péché (4) ; et usons par ses mérites prévus de notre miséricorde et de notre clémence. Que tous sachent que l'humble, le pacifique, et celui qui pratiquera la vertu, qui souffrira et qui pardonnera, celui-là suivra notre Christ et sera notre fils. Que personne a ne pourra entrer par sa volonté libre dans notre royaume, si avant toutes choses il ne renonce à
 
 

(1) I Cor., IV, 12 et 13. — (2) Matth., VIII, 20. — (3) Sap., II, 20. — (4) Isa., LIII, 12.
 
 

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soi-même, et ne suit son chef et son maître en portant sa croix (1). Et celui-ci sera notre royaume, composé des parfaits qui auront légitimement travaille et combattu, persévérant jusqu'à la fin (2). Ceux-là participeront à la puissance de notre a Christ, qui vient d'Atre faite et déterminée, parce que l'accusateur de ses frères a été vaincu et rejeté: et son triomphe est fait; afin que les relevant et purifiant par son sang, il soit exalté et glorifié; car lui seul sera la voie, la lumière, la vérité et la vie (3), par lequel les hommes viendront à moi. Lui seul ouvrira les portes du ciel et le livre de la loi a de grâce, (4) ; il sera médiateur et avocat des mortels (5), et ils auront en lui un père, un frère et un protecteur, puisqu'ils ont un persécuteur et un a accusateur. Et que les anges, qui comme nos fidèles x enfants ont aussi opéré le salut et la vertu, et défendu la puissance de mon Christ, soient couronnés et honorés en notre présence pendant toute l'éternité. »

114. Cette vois (qui contient les mystères cachés dès la constitution du monde (6), et manifestés par la doctrine et par la vie de Jésus-Christ) sortait du trône, et disait plus que je ne puis expliquer. C'est par elle que les commissions que les anges bienheureux devaient exercer leur furent intimées. Elle déclara à saint Michel et à saint Gabriel qu'ils seraient
 
 

 (1) Matth., XVI, 24. — (2) II Tim., II, 5. — (3) Joan., XIV, 6. — (4) Apoc., VII, 14. — (5) I Joan., II, 1. — (6) Matth., XIII, 35.
 
 

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ambassadeurs du Verbe incarné et de Marie sa très-sainte Mère, et qu'ils seraient ministres de l'incarnation et de la rédemption; et plusieurs autres anges furent destinés avec ces deux princes pour le même ministère, comme je le dirai dans la suite de cet ouvrage. Le Tout-Puissant destina et commanda à d'autres anges d'accompagner et d'assister les âmes; de leur inspirer et enseigner la sainteté et les vertus contraires aux vices auxquels Lucifer avait proposé de les exciter; il leur enjoignit aussi de les défendre, de les garder et de les porter en leurs mains, afin que les justes ne bronchassent contre les pierres (1), qui sont les tromperies et les embûches que leurs ennemis leur devaient tendre.

115. Plusieurs autres choses furent décrétées en cette occasion, ou dans ce temps, auquel l'évangéliste dit que la puissance, le salut, la force et le règne de Jésus-Christ furent faits; mais ce qui s'y opéra mystérieusement fut que les prédestinés y furent déterminés, mis en un certain nombre, et écrits dans l'entendement divin, par les mérites prévus de notre Seigneur Jésus-Christ. O mystère, ô secret ineffable de ce qui se passa dans le sein de Dieu! O heureux sort pour les élus ! Quel point si important, quel mystère si digne de la Toute-Puissance divine, et quel triomphe de la puissance de Jésus-Christ ! Heureux mille et mille fois les membres qui furent déterminés et unis à un tel chef ! O Église grande, peuple
 
 

(1) Ps. XC, 12.
 
 

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choisi et congrégation sainte, digne d'un tel prélat et d'un tel maître ! En la considération d'un si haut mystère, tous les entendements créés s'abîment, mes raisonnements se suspendent, et ma langue devient muette.

116. Dans le consistoire des trois personnes divines ce livre mystérieux de l'Apocalyse fut donné, et comme consigné au Fils unique du Père éternel, ayant été pour lors composé, signé, et scellé avec les sept sceaux dont l'évangéliste fait mention (1), jusqu'à ce qu'il prit chair humaine, et qu'il l'ouvrît en décachetant par son ordre les sceaux avec tous les mystères qu'il opéra dès sa naissance, pendant sa vie et en sa mort. Ce que le livre contenait était tout ce que la très-sainte Trinité décréta depuis la chute des anges, et qui appartient à l'incarnation du Verbe, à la loi de grâce, aux dix commandements, et aux sept sacrements, à tous les articles de la foi, à ce qu'ils contiennent, à l'ordre et à la disposition de toute l'Église militante, donnant puissance au Verbe, afin que s'étant incarné, il communiquât comme souverain prêtre et saint pontife (2) le pouvoir et les dons nécessaires aux apôtres, aux autres prêtres et ministres de cette Église.

117. La loi évangélique tira de là son principe mystérieux. Dans ce trône et consistoire très-secret fut établi et écrit dans l'entendement divin, que ceux qui garderaient cette loi seraient écrits au livre de
 
 

(1) Apoc., V, 7. — (2) Hebr., VI, 20.
 
 

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vie. De là sortirent les pontifes et les prélats, de même que leurs titres de successeurs ou vicaires du Père éternel. Les débonnaires, les pauvres, les humbles : et toua les justes n'ont point d'autre principe que sa Majesté, qui fut et qui est leur très-noble origine ; ce qui nous fait dire que qui obéit aux supérieurs obéit à Dieu, et qui les méprise le méprise aussi (1). Tout ceci fut décrété dans les idées et dans l'entendement divins. On y donna à notre Seigneur Jésus-Christ la puissance d'ouvrir en son temps ce livre, qui fut fermé et scellé jusqu'alors. Et en attendant, le Très-Haut donna son Testament et les témoignages de ses paroles divines en la loi naturelle et écrite, par des oeuvres mystérieuses manifestant aux patriarches et aux prophètes une partie de ses secrets.

118. Il dit que par ces témoignages et par le sang de l'Agneau : Les justes le vainquirent (2) ; car quoique le sang de notre Rédempteur Jésus-Christ fût suffisant et surabondant pour rendre tous les mortels vainqueurs du dragon leur accusateur; que les témoignages et les paroles infaillibles de ses prophètes soient d'un très-grand secours et d'une grande force pour arriver au salut éternel; néanmoins les justes coopèrent avec leur libre arbitre à l'efficace de la passion de Jésus-Christ, de la rédemption du monde et des saintes Écritures, et en obtiennent le fruit par les victoires qu'ils remportent sur eux-mêmes et sur

(1) Luc, X, 16. — (2) Apoc., XII, 11.
 
 

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le démon, en coopérant à la grâce. Et ils ne le vaincront pas seulement en ce que Dieu commande et demande d'ordinaire; mais par sa vertu et par sa grâce ils y ajouteront encore de donner leurs âmes, et de les sacrifier jusqu'à la mort pour le même Seigneur et pour ses témoignages (1), pour obtenir et pour mériter la couronne et le triomphe de Jésus-Christ, comme les martyrs ont fait pour la défense de la foi.

119. Le texte ajoute à cause de tous ces mystères, et dit: Réjouissez-vous, cieux, et vous qui habitez en eux (2). Réjouissez-vous, parce que vous devez être la demeure éternelle des justes et du Juste des justes, Jésus-Christ, et de sa très-sainte Mère. Réjouissez-vous, cieux, parce que le sort favorable que vous recevez n'est arrivé en aucune créature matérielle et inanimée; puisque vous devez être le palais du Dieu tout-puissant, lui servir d'une éternelle demeure, et recevoir pour votre reine la plus pure et la plus sainte de toutes les créatures. Réjouissez-vous, cieux, pour tous ces avantages, et vous qui habitez ces heureuses demeures, anges et justes, qui devez être associés et ministres de ce Fils du Père éternel et de sa Mère, et membres de ce corps mystique dont le même Jésus-Christ est le chef. Réjouissez-vous, anges fidèles, parce qu'en les secourant et les gouvernant par votre protection et par votre garde, vous augmenterez le pria de votre joie accidentelle. Que saint Michel,
 
 

(1) Apoc., VI, 9. — (2) Ibid., XII, 12.
 
 

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prince de la milice céleste, se réjouisse singulièrement, parce qu'il a défendu dans la bataille la gloire du Très-Haut et de ses mystères adorables, et qu'il sera ministre de l'incarnation du Verbe, et témoin particulier de ses effets jusqu'à la fin. Que tous ses alliés et défenseurs du nom de Jésus-Christ et de sa Mère se réjouissent avec lui de ce qu’ils ne perdront point dans tous ces ministères la jouissance de la gloire essentielle qu'ils possèdent déjà, et que les cieux fassent fête pour des mystères si relevés et si divins.
 

CHAPITRE X. Qui continue l'explication du chapitre douzième de l’Apocalype.
 
 

120. Malheur à vous, terre et mer, car le diable est descendu vers vous dans une grande colère, sachant qu'il ne lui reste que peu de temps (1). Malheur à la terre, où tant de péchés et de méchancetés innombrables se doivent commettre! Malheur à la mer de ce que de telles offenses de son Créateur se commettant à sa vue, elle n'a pas rompu ses barrières pour
 
 

(1) Apoc., XII, 12.
 
 

443
 
 

inonder et noyer, les transgresseurs, vengeant les injures de son Seigneur ! Mais malheur à la mer profonde et endurcie en méchanceté de ceux qui ont suivi ce diable, qui est descendu vers vous pour vous faire la plus cruelle et la plus inouïe de toutes les guerres! Sa rage est celle du plus fier des dragons, et surpasse celle d'un lion dévorant (1); car il prétend anéantir toutes choses, et il lui semble que tons les siècles sont courts pour exécuter son courroux. Telle est la, soif et l'avidité insatiable qu'il a de nuire aux mortels; car tout le temps de leur vie ne lui suffit pas, parce qu'elle doit finir, et sa fureur souhaiterait des temps éternels, s'ils étaient possibles, pour faire la guerre aux enfants de Dieu. Et surtout la colère qu'il a contre cette heureuse femme qui lui doit écraser la tète (2) est implacable. C'est pourquoi l’évangéliste ajoute

121. Quand donc le dragon eut vu qu'il était rejeté en terre, il persécuta la femme qui avait enfanté le Fils (3). Quand le serpent ancien eut vu le lieu et l'état très-malheureux ce il était tombé, ayant été lancé du ciel empyrée, il brillait d'une plus grande fureur et d'une plus cruelle envie, se rongeant comme une vipère les entrailles. Il conçut une telle indignation contre cette femme, Mère du Verbe humanisé, qu'il surpassa tout ce qui s'en peut dire et concevoir. Il s'en découvre néanmoins quelque chose par ce qui arriva immédiatement après que ce dragon fut précipité
 
 

(1) I Petr., V, 8. — (2) Gen., III,15. — (3) Apoc., XII, 13.
 
 

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dans les enfers avec ses troupes de méchancetés, que je raconterai ici le mieux qu'il me sera possible et selon que l'intelligence me l'a manifesté.

122. Pendant toute la première semaine dont la Genèse fait mention, en laquelle Dieu s'appliquait il la création du monde et de ses créatures, Lucifer et les démons s'occupèrent à conférer ensemble pour inventer des méchancetés contre le Verbe qui se devait humaniser, et contre la femme dont il devait naître. Le premier jour, qui répond au dimanche, les anges furent créés, il leur fat donné une loi et des préceptes sur ce en quoi ils devaient obéir; les mauvais y furent désobéissants et transgressèrent les commandements du Seigneur, et par la disposition de la divine Providence toutes les choses susdites arrivèrent jusqu'au matin du second jour, qui répond su lundi, auquel Lucifer et tous ceux de son parti furent précipités dans l'enfer. Ces stations, ces demeures ou ces intervalles des anges, de leur création, opérations, bataille et chuté, ou glorification, répondirent à cet espace de temps. Dans l'instant que Lucifer et ses associés eurent fait leur première et funeste.entrée dans l'enfer, ils y tinrent un conciliabule, qui dura jusqu'au jour qui répond su matin du jeudi. Lucifer employa pendant ce temps-là tout son savoir et toute sa malice diabolique à conférer avec les démons sur les moyens qu'ils pourraient trouver pour offenser Dieu davantage et se venger du châtiment dont il les avait punis. Leur conclusion fut que, comme ils connaissaient que Dieu devait aimer tendrement les (445) hommes, la plus grande vengeance qu'ils en pourraient avoir et la plus grande injure qu'ils lui pourraient faire, serait d'empêcher les effets de cet amour, en trompant, persuadant et incitant autant qu il leur serait possible les mêmes hommes à perdre l’amitié et la grâce de Dieu, à lui être ingrats et rebelles à sa volonté.

123. « Nous devons travailler à y réussir (disait Lucifer), et employer pour cela toutes nos forces, tous nos soins et toute notre science; nous soumettrons, les hommes à notre loi et à notre volonté pour les détruire; nous persécuterons la nature humaine et la priverons de la récompense qui luit a été promise. Procurons fortement qu'ils n'arrivent point à voir la face de Dieu, puisque nous en avons été privés injustement. Je dois remporter de grands triomphes sur eus, je les détruirai et je les réduirai à ma volonté.. Je sèmerai de nouvelles doctrines, des erreurs et des lois entièrement contraires à celles du Très-Haut. Je choisirai et j'élèverai parmi ces hommes des prophètes et des chefs de nouveautés, qui répandront les doctrines; que je sèmerai parmi eux (1); et pour me venger de leur Créateur, je les placerai ensuite avec moi dans ce profond tourment. J'affligerai les pauvres, j'opprimerai les affligés et je persécuterai les humbles; je sèmerai des discordes, je causerai des guerres, je susciterai des dissensions, et je formerai des superbes et des téméraires : je prolongerai la loi
 
 

(1) Job., I, 3.
 
 

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du péché, et quand ils s'y seront soumis, je les ensevelirai dans ce feu éternel; et ceux qui me seront les plus fidèles seront les plus tourmentés. Et c'est en cela que consistera mon royaume et la récompense de mes serviteurs.

126. « Je ferai une cruelle guerre au Verbe incarné, bien qu’il soit Dieu, puisqu'il sera homme aussi, d'une nature inférieure à la mienne. J'élèverai mon trône au-dessus du sien et ma dignité au-dessus de la sienne, je le vaincrai et l'abattrai par ma puissance et par mes ruses; la femme qui doit être sa Mère périra par mes mains. Comment une seule femme pourra-t-elle résister à ma puissance et nuire à ma grandeur? Et vous, ô démons! qui êtes insultés avec moi, suivez-moi et m'obéissez en cette vengeance, comme vous l'avez fait dans la désobéissance. Feignez d'aimer les hommes, pour les perdre, et de les servir, pour les détruire et les tromper; vous les assisterez pour les pervertir et les mener dans mes enfers. » Il n'est pas possible d'exprimer la malice et la fureur de ce premier conciliabule que Lucifer tint dans l'enfer contre le genre humain, qui n'était point encore, mais parce qu'il devait être. Tous les vices et tous les péchés du monde y furent inventés, le mensonge, les sectes et les erreurs en sortirent; toute sorte d'iniquités reçut son origine de ce chaos et de cette assemblée abominable; et tous ceux qui pratiquent le mal sont les esclaves de ce prince des ténèbres.

125. Ce conciliabule étant achevé, Lucifer désira de parler à Dieu, et sa Majesté lui en donna la (447) permission par ses jugements profonds. Cela arriva de la manière dont Satan parla quand il demanda le pouvoir de tenter Job (1) ; puis arriva le jour qui répond au jeudi; et il dit au Très-Haut : a Seigneur, puisque votre main m'a été si pesante, me punissant avec tant dé cruauté, et que vous avez déterminé tout ce qu'il vous a plu en faveur des hommes que vous voulez créer, voulant si fort agrandir et élever le Verbe incarné, et enrichir avec lui la femme qui doit être sa Mère par tous es dons que vous lui destinez soyez donc équitable et juste, et puisque vous m'avez donné la permission de persécuter les autres hommes, donnez-la-moi aussi de pouvoir tenter ce Christ Dieu et homme et la femme dont il doit naître et leur faire la guerre. Donnez-moi permission d'y employer tontes mes forces. » Lucifer tint alors d'autres discours, et il s'humilia à demander cette licence (l'humilité étant si fort opposée à son orgueil), parée que la rage et le désir démesuré qu'il avait d'obtenir ce qu'il souhaitait étaient si grands, qu'ils firent plier son orgueil, une méchanceté cédant à une autre; car il connaissait qu'il ne pouvait rien entreprendre sans la permission du Tout-Puissant. Et il se serait humilié une infinité de fois pour pouvoir tenter notre Seigneur Jésus-Christ, et singulièrement sa très-sainte Mère, appréhendant qu'elle ne lui écrasât la tête.

126. Le Seigneur lui répondit : « Tu ne dois pas,
 
 

(1) Job., I, 3.
 
 

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Satan, par justice, demander cette permission ; car le Verbe incarné est ton Dieu, ton Seigneur toutes puissant et ton Souverain, quoiqu'il doive être a. homme véritable tout ensemble, et tu n'es que sa. a créature. Que si les autres hommes pèchent et que tu les soumettes par leurs péchés à ta volonté, il  n'est pas possible que tu trouves le péché en mon  Fils unique incarné. Si les hommes deviennent par ton moyen esclaves du péché, le Christ doit être saint, juste et séparé des pécheurs (1), qu'il rachètera et relèvera s'ils tombent. Cette femme contre qui tu es si fort enragé, quoiqu'elle soit une pure créature et fille d'un pur homme, sera néanmoins par ma détermination préservée du péché, et elle a sera toujours toute mienne; et je ne veux pas que par aucun titre et par aucun droit tu aies jamais sur elle aucun pouvoir. »

127. A, quoi Satan repartit : « Quel mérite et quelle sainteté si singulière trouvera-t-on en cette femme si elle ne doit jamais avoir aucun ennemi qui. la persécuté et qui l'incite au péché? Cela n'est nullement de l'équité ni de la droite justice, et ne peut être ni raisonnable, ni louable. » Lucifer ajouta plusieurs autres blasphèmes avec un orgueil téméraire. Mais le, Très-Haut, qui dispose tout avec une sagesse. infinie, lui répondit : « Je te permets de tenter le Christ, car il sera en ceci le modèle et le maître des autres. Je te permets aussi de persécuter cette
 
 

(1) Hebr., VII, 26.
 
 

449
 
 

à femme, mais tu ne la toucheras pas en sa vie naturelle, ne voulant pas en ceci exempter le Christ u et sa Mère, mais au contraire je consens que tu lés a tentes comme les autres. » Le dragon fut plus satisfait de cette permission que de toutes celles qu'il avait reçues de. persécuter tous lés hommes en général; et il détermina d'y porter un plus grand soin dans l'exécution (comme il fit en effet), qu'en aucun autre de ses ouvrages, et dune se fier en cela à aucun autre démon, mais d'en prendre lui-même le soin. Et c'est pourquoi l'évangéliste continue :

128. Le dragon persécuta la femme qui avait enfanté le Fils : parce qu'en ayant obtenu la permission du Seigneur, il combattit d'une manière inouïe et persécuta celle qu'il s'imaginait pouvoir être la Mère de Dieu incarné. Et parce que je dirai en son lieu quels furent ces essais et ces combats, je dis seulement ici qu'ils furent au-dessus de toute imagination humaine. La manière d'y résister et de les vaincre avec tant de gloire fut aussi admirable, puisqu'il est dit que pour se défendre du dragon : Il lui fut donné deux ailes d'un grand aigle, afin quelle s'envolât dans le désert en son lieu, où elle est nourrie pendant un temps et des temps (1). La très-sainte Vierge reçut ces deux ailes avant que, d'entrer en ce combat, car le Seigneur la prévint par des dons et des faveurs particulières. L'une des ailes fut une science infuse qu'elle reçut de nouveau des plus grands
 
 

(1) Apoc., XII, 14.
 
 

450
 
 

mystères et des secrets divins. L'autre fut une nouvelle et très-profonde humilité, comme je l'expliquerai dans la suite. Elle s'envola avec ces deux ailes vers le Seigneur, comme vers son centre, car elle ne vivait et n'opérait qu'en lui seul. Elle vola comme un sigle royal, sans jamais se tourner du côté de l'ennemi, étant la seule en ce vol, vivant dans un lieu désert de tout.ce qui est créé et terrestre, et seule avec la seule Divinité, sa dernière fin. Dans cette solitude, elle fut nourrie pendant un temps et des temps; nourrie de la très-douce manne et de l'aliment de la grâce et des paroles divines; et fortifiée par les faveurs du bras du Tout-Puissant, pour un temps et par des temps ; parce qu'elle reçut durant sa vie cette nourriture, et  principalement dans ce temps auquel elle soutint les plus grands efforts de Lucifer, car elle fut alors secourue par des faveurs plus grandes et plus proportionnées. Pour un temps et par des temps s'explique aussi de cette félicité éternelle où toutes ses victoires furent récompensées et couronnées.

129. Et la moitié d'un temps hors de la présence du serpent (1). Cette moitié de temps fut celui que la très-sainte Vierge vécut sur la terre, délivrée de la persécution du dragon et de; sa présence; car, après l'avoir vaincu dans les combats qu'elle eut avec lui par la disposition divine, elle en fut délivrée comme victorieuse. Et ce privilège lui fut accordé, afin qu'elle jouit de la paix et du calme qu'elle avait mérité étant victorieuse
 
 

(1) Apoc., XII, 14.
 
 

451
 
 

de l'ennemi, comme je le dirai ci-après. Mais l'évangéliste dit que, pendant que la persécution dura, le serpent jeta de sa gueule après la femme comme un fleuve d'eau, afin qu'elle fût emportée parle courant mais la femme fut secourue par la terre, qui s'ouvrit et engloutit le fleure que le dragon avait jeté (1). Lucifer exerça toute sa malice et toutes ses forces contre cette divine Reine, et lui en donna les prémices, parce que tous ceux qui en ont été tentés lui étaient moins importants que la seule Marie. Et les tromperies, les méchancetés et les tentations sortaient avec plus de violence de la gueule de ce dragon coutre elle, que les eaux impétueuses d'un fleuve précipité ne courent dans leurs abîmes. Mais la terre lui fut favorable, parce que la terre de son corps et de ses passions ne fut point maudite, et n'eut aucune part ù cette sentence ni au châtiment que Dieu fulmina contre nous en Adam et Ève, que notre terre serait maudite, et qu'elle produirait des épines au lieu de fruits (2), restant blessée en sa nature par l'aiguillon du péché, qui nous pique et nous contrarie toujours, et dont le démon se sert pour perdre les hommes, car il trouve en nous ces armes si fortes et si puissantes contre nous-mêmes; et, se prévalant de nos propres inclinations, il nous entraîne par des charmes trompeurs, par des plaisirs apparents et par ses fausses persuasions, après les objets sensibles et terrestres.

130. Mais la très-pure Marie, qui fut une terre
 
 

(1) Apoc., XII, 15 et 16. — (2) Gen., III, 17 et 18.
 
 

sainte et bénie du Seigneur, sans aucune atteinte de ce fatal aiguillon ni d'aucun autre effet du péché, était si assurée en la terre, qu'elle n'en pouvait recevoir aucun dommage; au contraire, elle füt favorisée par ses inclinations très-bien réglées et entièrement soumises à la raison et à la grâce. Ainsi elle s'ouvrit pour engloutir le fleuve des tentations que le dragon lui vomissait inutilement, car il n'y trouva pas la matière disposée ni aucun penchant au péché, comme il arrive aux autres enfants d'Adam, dont les passions dépravées et terrestres aident plutôt à grossir ce fleuve qu'à le tarir, parce que nos passions et notre nature corrompue s'opposent toujours à la raison et à la vertu. Le dragon connaissant combien ses prétentions étaient inutiles contre cette mystérieuse femme, il est ajouté :

131. Ce qui anima le dragon contre la femme; et il s'en alla faire la guerre aux autres de sa génération qui gardent les commandements de Dieu et qui ont le témoignage de Jésus-Christ (1). Ce grand dragon ayant été entièrement vaincu par la glorieuse Reine de tout ce qui est créé, s'en alla pour éviter la confusion du nouveau tourment que lui et tout l'enfer devaient recevoir de sa,témérité, et se détermina de faire une cruelle guerre aux autres âmes de la même espèce et génération que la très-sainte Vierge, qui sont les fidèles marqués en leur baptême du caractère et du sang de Jésus-Christ pour garder ses témoignages. Car Lucifer et ses mous tournèrent toute leur rage avec plus de violence
 
 

(1) Apoc., XII, 17.
 
 

453
 
 

contre la sainte Église et contre ses membres, quand ils virent qu'ils ne pouvaient rien gagner contre notre Seigneur Jésus-Christ leur chef, ni contre sa très-sainte Mère, s'attachant singulièrement à faire la guerre avec une indignation particulière aux vierges consacrées à Jésus-Christ, et faisant tout leur possible pour détruire cette vertu de chasteté virginale, comme une semence choisie, et comme les précieux gages de la très-chaste Vierge et Mère de l'Agneau. C'est pourquoi l'Évangéliste dit, en achevant le chapitre, que :

132. Le dragon s'arrêta sur le sablon de la mer (1), qui est la vanité méprisable de ce monde, dont le dragon se nourrit et la broute comme de l'herbe. Tout ceci se passa dans le ciel, et -plusieurs choses furent manifestées aux anges dans les décrets de la volonté divine touchant les privilèges qui s'y préparaient pour la Mère du Verbe, dans le sein de laquelle il devait se faire homme. Je n'ai pas bien pu déclarer tout ce que j'en ai découvert; car je suis devenue plus pauvre par l'abondance des mystères, et les termes me manquent pour les exprimer.
 
 

(1) Apoc., XII, 18.
 
 

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CHAPITRE XI. Que le Tout-Puissant en la création de toutes choses eut notre Seigneur Jésus-Christ et sa très-sainte Mère présents, et qu'il élut et favorisa son peuple figurant ces mystères.
 
 

133. La Sagesse, parlant de soi-même, dit au chapitre huitième des Proverbes, qu'elle se trouva présente en la création de toutes choses avec le Très-Haut. Et j'ai déjà dit que cette sagesse est le Verbe incarné, qui était présent avec sa très-sainte Mère lorsque Dieu déterminait dans son entendement divin la création de tout le monde; car dans cet instant non-seulement le Fils était avec le Père éternel et avec le Saint-Esprit en l'unité de la nature divine, mais aussi l'humanité qu'il devait prendre était, en premier lieu de tout ce qui est créé, prévue et désignée dans l'entendement du Père éternel; et avec son humanité, sa très-sainte Mère, qui devait la lui administrer du plus pur de son sang. En ces deux personnes tous ses ouvrages furent prévus, et à leur considération le Très-Haut s'obligeait, à notre façon de parler, de ne pas faire cas de toutes les ingratitudes que le genre humant et les anges mêmes qui prévariquèrent pouvaient commettre, et de ne pas laisser pourtant de procéder à la (455) création de ce qui restait à faire, et des autres créatures qu'il préparait pour le service de l'homme.

134. Le Très-Haut regardait son Fils unique humanisé et sa très-sainte Mère comme des modèles qu'il venait de former par la grandeur de sa sagesse et de son pouvoir, pour sen servir comme d'originaux, sur lesquels il copiait tout le genre humain; et parce que ces deux images avaient une grande ressemblance à sa divinité, toutes les autres aussi, par rapport à ces deux modèles, seraient formées sur cette ressemblance de la Divinité. Il créa aussi les choses matérielles qui sont nécessaires à la vie humaine, mais avec une telle sagesse, que quelques-unes servissent aussi de symboles qui représentassent en .quelque façon les deux objets, Jésus-Christ et Marie, sur lesquels il arrêtait principalement sa vue, et auxquels elles devaient servir. C'est pourquoi il fit ces deux grandes lumières du ciel, le soleil et la lune, afin qu'en divisant la nuit d'avec le jour (1), elles nous représentassent le Soleil de justice, Jésus-Christ, et sa très-sainte Mère, qui est belle comme la lune (2), lesquels divisent le jour de la grâce de la nuit du péché; et par ses continuelles influences le soleil éclairant la lune, les deux ensemble éclairent toutes les créatures, depuis le firmament et ses astres jusqu'au bout de l'univers.

135. Il créa les autres choses et en augmenta la perfection, voyant qu'elles devaient servir à Jésus-Christ, à la très-pure Marie, et à leur considération
 
 

(1) Gen., I, 16. — (2) Cant., VI, 9.
 
 

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aux autres hommes; auxquels il prépara, avant que de les tirer du néant, une table fort délicate, très-abondante et très-assurée, et bien plus mémorable que celle d'Assuérus (1), parce qu'il les devait créer pour ses plaisirs, et les convier aux saintes délices de sa connaissance et de son amour : il ne voulut pas, comme discret et magnifique Seigneur, que le convié attendit, mais que ce fût tout une même chose d'être créé et de se trouver assis à la table de sa connaissance et de son amour, afin qu'il ne fût point distrait en ce qu'il lui était si important, que de reconnaître et de louer son Créateur tout-puissant.

136. Au sixième jour de la création, il forma et créa Adam (2) comme dans un état de trente-trois ans; le même âge que notre Seigneur Jésus-Christ devait avoir au 'temps de sa mort, si semblable en son corps et en son âme à sa très-sainte humanité, qü à peine on l'aurait distingué. D'Adam il forma Ève, qui ressemblait si fort à la sainte Vierge, qu'elle la représentait en tous 1e traits de son visage et en sa personne. Le Seigneur regardait avec une extrême complaisance et avec un amour égal ces deux portraits des deux originaux qu'il devait créer en son temps; et, en leur considération, il donna de grandes bénédictions à leurs copies, comme pour entretenir avec eux et avec leurs descendants un commerce de charité, jusqu'à ce que le jour arrivât auquel il devait former Jésus et Marie.

137. Mais l'heureux. état auquel Dieu avait créé les
 
 

(1) Esther., I, 3. — (1) Gen., I, 27.
 
 

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deux premiers parents du. genre humain dura fort peu : parce que, aussitôt qu'ils furent créés, l'envie du serpent, qui était comme à l'affût, s'éleva contre eux quoique Lucifer ne pût point apercevoir la formation d'Adam et d'Ève, comme il aperçut celle des autres . créatures à l'instant qu'elles furent produites, car le Seigneur ne lui voulut point manifester l'ouvrage de la création de l'homme, ni la formation d'Ève de la côte d'Adam (1); sa Majesté lui cachant tout cela l’espace de quelque temps, pendant lequel ils vécurent ensemble. Mais quand le démon eut vu la disposition admirable de la nature humaine sur tout le reste; la beauté de lame et celle du corps d'Adam et d'Ève, et qu'il eut connu l'amour paternel que le Seigneur leur portait, et qui les faisait maîtres et souverains de tout ce qui était créé, leur faisant espérer outre cela la vie éternelle, ce fut alors que la rage de ce dragon devint plus furieuse, et il n'y a aucune langue qui puisse exprimer les convulsions et les troubles que cette bête féroce eu conçut, son envie effrénée lui inspirant de leur ôter la vie. Il l'aurait fait comme un lion dévorant, s'il n'eut ressenti une force supérieure qui l'en empêchait mais il méditait et cherchait les moyens de les faire déchoir de la grâce du très-Haut et de les rendre rebelles à leur Créateur.

138. Lucifer s'éblouit ici et se trouva dans de grands doutes, parce que, comme le Seigneur lui avait manifesté dès le commencement que le Verbe se devait faire
 
 

(1) Gen., I,28.
 
 

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homme dans le sein de la très-sainte Vierge, sans lui déclarer ni en quel lieu, ni quand ce mystère se devait accomplir; il lui cacha la création d'Adam et la formation d'Ève, afin qu'il commençât dès lors à ressentir cette ignorance du mystère et du temps de l'incarnation. Or, comme sa colère et tous ses soins étaient tendus singulièrement contre Jésus-Christ et Marie, il douta qu'Adam ne fût sorti d'Ève, et qu'elle ne fût la Mère, et lui le Verbe incarné. Et le doute que le démon avait s'augmentait d'autant plus qu'il ressentait cette vertu divine qui l'empêchait de les offenser en leur vie. Mais comme il connut d'ailleurs les préceptes que Dieu leur fit incontinent (car ils ne lui furent point cachés, les découvrant dans la conférence qu'Adam et Ève en eurent ensemble), il sortait insensiblement de son doute, épiant les entretiens des deux premiers parents et sondant leur naturel, commençant dès lors à rôder autour d'eux comme un lion affamé (1), et à s'introduire dans leurs esprits par la connaissance de leurs inclinations. Néanmoins, jusqu'à ce qu'il en fût tout à fait désabusé, il chancelait toujours entre la haine irréconciliable qu'il portait à Jésus-Christ et à sa Mère, et la crainte qu'il avait d'être vaincu par lai : outre qu'il craignait que la Reine du ciel ne le vainquit, bien qu'elle ne fuit qu une pure créature, et non pas un Dieu.

139. Or, considérant le précepte qu'Adam et Ève avaient reçu, armé d'un mensonge trompeur, avec ce
 
 

(1) I Petr., V, 8.
 
 

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secours il résolut de les tenter, commençant de contredire et de s'opposer avec tous ses efforts à la volonté divine. Ce ne fut pas l'homme qu'il attaqua le premier, mais la femme, parce qu'il la connut d'un naturel plus délicat et plus faible; ayant plus d'espérance de remporter ses prétendus avantages sur elle, qu'il savait bien n'être pas aussi forte pour lui résister que Jésus-Christ, au cas qu'Adam l'eût été; outre qu'il avait conçu une très grande indignation contre elle, depuis le signe qu'il avait vu su ciel, et depuis les menaces que Dieu lui avait faites de cette femme. Toutes ces considérations l'entraînèrent et l'émurent plutôt contre Éve que contre Adam : avant que de se déclarer à elle, il lui envoya plusieurs pensées ou imaginations fortes et désordonnées comme ses avant-coureurs, pour la rendre en quelque façon disposée par les troubles que ses passions en recevraient. Et parce que j'en écrirai quelque chose dans un autre endroit, je ne m'étends pas ici à dire avec combien de violence et de cruauté il la tenta; il suffit a mon propos qu'on sache pour le présent ce que les Écritures saintes en disent, et c'est qu'il prit la forme d'un serpent, et que sous cette forme il parla à Ève (1), qui prêta l'oreille A sa conversation, qu'elle ne devait point écouter; puisqu'en l'écoutant et y répondant elle commença à y donner créance, et ensuite à transgresser le précepte pour soi, et enfin à persuader à son mari d'enfreindre la loi qu'il avait reçue, à son grand dommage et à
 
 

(1) Gen., III, 1.
 
 

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celui de tous les autres, perdant potin eux et pour nous cet heureux état auquel le Très-Haut les avait mis.

140. Quand Lucifer vit leur chute, et que leur beauté intérieure par la grâce et la justice originelle s'était changée en la difformité du péché, le transport et le triomphe qu'il en témoigna à ses démons furent incroyables. Mais sa satisfaction ne fut pas de longue durée, parce qu'il connut d'abord avec combien de clémence (contre ce qu'il désirait) l'amour miséricordieux de Dieu s'était montré ù l'égard des criminels, et qu'il leur avait donné lieu de faire pénitence, d'en espérer le pardon et le retour de sa grâce; à quoi ils se disposaient par leur douleur et par leur contrition. Lucifer connut aussi qu'on leur rendait la beauté de la grâce et l'amitié du Seigneur, ce qui mit de nouveau dans le trouble tout l'enfer, voyant les heureux effets de la contrition. Et ses gémissements s'accrurent beaucoup plus, entendant la sentence que Dieu fulminait coutre les coupables, en laquelle le démon s'aveuglait, ne sachant à quoi se déterminer : et surtout ce lui fut un nouveau tourment d'ouïr qu'on lui renouvelait cette menace sur la terre : La femme t'écrasera la tête (1), comme elle lui avait été faite dans le ciel.

141. Les couches d'Ève se multiplièrent après le péché, par lequel se fit la distinction et la multiplication des bons et des mauvais, des élus et des réprouvés, les uns qui suivent Jésus-Christ notre Rédempteur
 
 

(1) Gen., III, 15.
 
 

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et notre Maître, et les autres Satan. Les élus suivent leur chef par la foi, l'humilité, la charité, la patience et par toutes les vertus : et pour remporter le triomphe il sont secourus, aidés et embellis de la divine grâce et des dons que le même Seigneur et restaurateur de. tous leur a mérités. Mais les réprouvés, sans recevoir des bienfaits et des faveurs semblables de leur cruel maître, ni en attendre d'autre récompense que la peine et la confusion éternelle de l'enfer, le suivent par orgueil, par présomption, par ambition, par toutes sortes d' impuretés et de méchancetés, qui partent du père du mensonge et de l'auteur du péché.

142. Nonobstant ce péché, l'ineffable bénignité du Très-Haut leur donna sa bénédiction, afin qu'avec elle ils crussent, et que le genre humain se multipliait. Mais sa divine providence permit que le premier enfantement d'Ève portât les prémices du premier péché en la personne de l'injuste Caïn, et que le second figurait, en celle de l'innocent Abel (1), le réparateur du péché, notre Seigneur Jésus-Christ; commençant tout à la fois de le représenter en la figure et en l'imitation, afin qu'en la personne du premier juste commençassent la loi et la doctrine de Jésus-Christ, dont tous les autres doivent être disciples, en souffrant pour la justice et étant laits et opprimés des pécheurs, des réprouvés et de leurs propres frères (2). C'est pourquoi la patience, l'humilité et la douceur eurent leurs prémices en Abel; et en Caïn, l'envie et toutes les
 
 

(1) Gen., IV, 1. — (2) Matth., X, 21 et 22.
 
 

méchancetés qu'il pratiqua pour le bonheur du juste et pour sa propre perte, le méchant triomphant, et le bon endurant; et l'on trouve en ces spectacles le commencement de ceux qui devaient ensuite arriver dans le monde, composé de deux villes bien contraires, de Jérusalem pour les justes, et de Babylone pour les réprouvés, chacune ayant son chef pour le bonheur des uns et pour le malheur des autres.

143. Le Très-Haut voulut aussi que le premier Adam fût la figure du second en la manière de la création; puisque, par préférence au premier, il créa pour lui et ordonna la république de toutes les créatures, dont il le faisait le seigneur et le chef : ainsi il laissa passer plusieurs siècles avant que d'envoyer son Fils unique, afin qu'il trouvât eu la multiplication du genre humain un peuple dont il devait être 1e chef, le maître et le roi naturel, et afin qu'il ne fût pas un seul moment sans royaume et sans sujets; la sagesse divine disposant toutes choses avec cet ordre admirable, et voulant que celui qui avait été le premier dans l'intention, fût le dernier dans l'exécution.

144. Le temps s'approchant auquel le Verbe devait descendre du sein du l'ère éternel pour se revêtir de notre mortalité, Dieu élut et prévint un peuple choisi et très-noble, le plus admirable de tous ceux qui l'avaient précédé et qui devaient le suivre; et dans ce peuple une lignée illustre et sainte, dont le Verbe devait descendre selon la chair humaine. Je ne m'arrête pas à raconter cette généalogie de notre Seigneur (463) Jésus-Christ, parce que cela n'est pas nécessaire et que les saints Évangélistes en font une assez ample mention (1). Je dis seulement, avec toutes les louanges que je puis rendre au Très-Haut, qu’il m'a découvert en plusieurs: occasions et en divers temps le grand amour qu'il porta à son peuple, les faveurs qu'il lui fit et les mystères qu il renfermait, comme ils ont ensuite été manifestés en sa sainte Église, sans que celui qui s'était constitué défenseur et protecteur d'Israël, ait jamais discontinué ses soins.

145. Il suscita des prophètes et de très-saints patriarches qui nous devaient montrer et annoncer de loin ce que nous possédons présentement, afin que nous l'honorions, connaissant la grande estime qu'ils firent de la loi de grâce, et avec combien d'élans et d'ardeur ils la souhaitèrent et la demandèrent. Dieu manifesta à ce peuple son esprit immuable par plusieurs révélations, et ils nous le manifestèrent par les Écritures, qui renferment des mystères immenses que nous devions développer et contraire par la foi, le Verbe incarné les ayant tous accomplis et autorisés, nous laissant par là une doctrine fidèle et assurée, et l'aliment spirituel des Écritures saintes pour sou Église. Et bien que les prophètes et les justes de ce peuple n'aient pu jouir de la vue corporelle de Jésus-Christ, néanmoins le Seigneur leur fut très-libéral en se manifestant à eux par les prophéties et en excitant leurs affections, afin qu'ils sollicitassent sa venue et
 
 

(1) Matth., I ; Luc., III.
 
 

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et qu'ils demandassent la rédemption de tout le genre humain. L'assemblage uniforme de toutes ces prophéties, de tous les mystères et de tous les soupirs des anciens Pères, étaient pour le Très-Haut une musique très-harmonieuse qui raisonnait au plus profond de son sein; de manière (qu'à notre façon de parler) il suspendait le temps, et ne laissait pas de le hâter pour descendre sur la terre et pour venir converser avec les hommes.

146. Sans me trop arrêter sur ce que le Seigneur m'en a fait connaître, et pour arriver aux préparations que je cherche et que ce Seigneur fit pour envoyer le Verbe humanisé et sa très-sainte Mère au monde, je les dirai succinctement, selon l'ordre des Écritures saintes. La Genèse contient ce qui regarde le commencement et la création du monde pour le genre humain; le partage des terres et des peuples, le châtiment et la restauration du genre humain, la confusion des langues, l'origine du peuple élu, sa descente en Égypte; et plusieurs autres grands mystères que Dieu déclara à Moïse, afin de, nous faire connaître par son moyen l'amour et la justice qu'il avait montrés dès le commencement aux hommes, pour les attirer à sa connaissance et à son service, et pour marquer ce qu'il avait déterminé de faire à l'avenir.

147. L'Exode contient les aventures du peuple élu, les plaies et les châtiments que Dieu envoya pour le racheter avec mystère, la sortie d'Égypte et le passage de la mer, la loi écrite donnée avec tant (465) d'appareils et de merveilles; et plusieurs autres, mystères qu'il opéra pour son peuple, affligeant quelquefois ses ennemis et d'autres fois ce même peuple, châtiant les uns comme un juge sévère, corrigeant l'autre comme un très-bon père, lui enseignant à connaître ses bienfaits dans les afflictions. Il fit de grands prodiges par la verge de Moïise, qui figurait la croix, ou le Verbe incarné devait être l'agneau sacrifié pour le remède des uns et pour la ruine des autres (1), comme la verge l'était et le fut en la mer Rouge, défendant le peuple en élevant autour de lui des remparts d'eau, et y faisant périr les Égyptiens. Et ainsi il formait un tissu avec tous ces mystères de la vie des saints, mêlée de joies et de pleurs, de tristesse et de consolation; copiant avec une sagesse infinie et une providence admirable toutes ces mystérieuses vicissitudes, sur la vie et sur la mort prévue de notre Seigneur Jésus-Christ.

148. Dans le Lévitique on décrit.et on ordonne plusieurs sacrifices et cérémonies légales pour apaiser Dieu, parce qu'ils signifiaient l'Agneau qui se devait sacrifier pour tous, et ensuite nous immoler avec lui à sa Majesté divine, lorsqu'il exécuterait dans le temps la vérité de ces sacrifices et de ces figures. Il déclare aussi les vêtements du souverain prêtre Aaron, figure de Jésus-Christ, quoiqu'il ne doive pas être d'un ordre si inférieur, mais selon l'ordre de Melchisédech (2).
 
 

(1) Luc., II, 34. — (2) Ps. CIX, 4.
 
 

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149. Les Nombres contiennent les demeures du désert, figurant la conduite que le Père voulait garder avec la' sainte Église, avec son Fils unique fait homme et avec la sacrée Vierge; et aussi avec les autres juges; car, selon les divers sens, ils sont tous renfermés dans ces événements de la colonne de feu, de la manne, de la pierre dont l'eau sortit, et de plusieurs autres grands mystères qu'ils contiennent en d'autres choses. Ils renferment aussi les mystères qui sont attachés aux divers nombres, contenant en tout de très-profonds secrets.

150. Le Deutéronome est comme une seconde loi, qui n'est pas différente, mais réitérée d'une autre manière, et une figure plus singulière de la loi évangélique; parce que l'incarnation du Verbe devant être différée (par les secrets jugements de Dieu et pour les raisons de convenance connues à sa divine sagesse), ce même Dieu renouvelait et préparait des lois qui eussent quelque, conformité avec celles qu'il devait ensuite établir par son Fils unique.

151. Josué introduit le peuple de Dieu en la terre de promission, et la lui distribue, ayant passé le Jourdain, faisant des actions héroïques et figurant assez clairement notre Rédempteur, tant en son nom qu'en ses oeuvres; en quoi il représenta la destruction des royaumes que le démon possédait, et la séparation qui se fera des bons d'aveu les méchants au dernier jour.

152. Après Josué (le peuple avant déjà pris possession de la terre promise et désirée, qui (467) représentait premièrement et singulièrement l'Église que Jésus-Christ s'était acquise par le prix de son sang), suit le livre des juges, que Dieu ordonnait pour la conduite de son peuple, particulièrement dans les guerres qu'il souffrait des Philistins et des autres ennemis ses voisins, pour ses péchés et ses idolâtries continuelles; mais il le protégeait et le délivrait quand il se convertissait à lui par la pénitence et par le changement de vie. On raconte dans ce livre ce que firent ces deux femmes fortes et vaillantes, Débora et Jabel, l'une jugeant le peuple et le délivrant d'une grande oppression; l'autre contribuant à la victoire qu'il remporta sur ses ennemis : toutes ces histoires étant des figures manifestes et des témoignages évidents de ce qui se passe dans l'Église.

153. En suite du livre des Juges, nous lisons ceux des Rois, que les Israélites demandèrent pour se conformer au gouvernement des autres peuples. Ces livres contiennent de grands mystères de la venue du Messie.l a mort du grand prêtre Héli et celle du roi Saül signifient l'abrogation de la loi ancienne. Sadoc et David figurent le nouveau règne et la prêtrise de Jésus-Christ et l'Église, avec le petit nombre qu'il devait y avoir en comparaison du reste du monde. Les autres rois d'Israël et de Juda et leurs captivités dénotent d'autres grands mystères de cette sainte Église.

154. Dans ces temps vint le très-patient Job, dont les paroles sont si mystérieuses, qu'il n'y en a aucune sans quelque profond mystère de la vie de notre Seigneur (468) Jésus-Christ, de la résurrection des morts et du jugement dernier, en la même chair que chaque homme aura eue dans le monde; de la violence, des ruses et des attaques du démon. Et surtout Dieu le proposa à tous les mortels comme un miroir de patience, afin que nous apprissions tous par ses exemples comment nous devons souffrir les afflictions après la mort de Jésus-Christ, que nous avons présente, puisque, avant quelle arrivât et le prévoyant de si loin, ce saint l'imita avec tant de patience.

155. Mais en la grande multitude des prophètes que Dieu envoya à son peuple pendant le règne de ses rois, car il en avait alors un plus grand besoin, il se trouve tant de mystères, que le Très-Haut n'en laissa aucun de ceux qui regardent la venue du Messie et sa loi,, qu'il ne lui révélât et déclarât, ayant tenu la même conduite avec les anciens pères et patriarches, quoique d'une manière plus éloignée. Et tout cela n'aboutissait qu'à multiplier les représentations et les images du Verbe incarné, lui.préparer un peuple et figurer la loi. qu'il devait établir.

156. Il mit en dépôt entre les mains des trois grands patriarches Abraham, Isaac et Jacob, de grands et de très précieux gages, pour pouvoir, s'appeler le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, voulant s'honorer de ce nom pour les honorer eux-mêmes, manifestant leur dignité, leurs excellentes vertus et les divins secrets qu'il leur avait confiés, afin qu'ils donnassent à Dieu un nom si honorable. Il éprouva le patriarche (469) Abraham en lui commandant de sacrifier Isaac (1), pour faire cette représentation si claire de ce que le Père éternel devait faire avec son Fils unique. Mais quand ce père obéissant voulut exécuter le sacrifice, le même Seigneur qui l'avait ordonné l'en empêcha, afin que l'exécution d'une action si héroïque fût réservée au seul Père éternel, sacrifiant en effet son Fils unique, et qu'il fût dit qu'Abraham ne l'avait fait qu'en la seule menace; en quoi il parait que le zèle de l'amour divin fut fort comme la mort (2). Mais il n'était pas convenable qu'une figure si expresse restât imparfaite; c'est pourquoi elle fut achevée par le sacrifice qu'Abraham fit du bélier, qui figurait aussi l'Agneau qui devait ôter les péchés du monde (3).

157. Il. montra à Jacob cette mystérieuse échelle chargée de divers secrets et de sens mystiques (4). Le plus grand fut qu'elle représentait le Verbe humanisé, qui est la voie et l'échelle par où nous montons au Père, duquel il descendit pour nous visiter; et par son moyen les anges qui nous éclairent et qui veillent à notre garde, montent et descendent, nous portant en leurs mains (5) ; afin que nous ne soyons pas maltraités des pierres des erreurs, des hérésies et des vices dont le chemin de la vie mortelle est rempli; ne laissant pas de monter malgré ces obstacles en sûreté, par cette échelle avec la foi et l'espérance, depuis cette sainte Église, qui est la maison de Dieu et la porte
 
 

(1) Gen., XXII, 1. — (2) Cant., VIII, 6. — (2) Joan., I, 29. — (4) Gen., XXVIII, 12. — (5) Ps. XC, 12.
 
 

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du ciel et de la sainteté, jusqu'au lieu de notre bonheur.

158. Il montra à Moïse, pour le constituer dieu de Pharaon et chef de son peuple, ce buisson mystique qui était ardent sans se consumer (1), pour marquer en prophétie la personne divine cachée sous notre humanité, sans que l'humain dérogent au divin, et sans que le divin consumât ce qui était humain. Et outre ce mystère la virginité perpétuelle de la Mère du Verbe y était aussi figurée, non-seulement quant au corps, mais aussi quant à l'âme; car pour être fille d'Adam, revêtue et dérivée de cette nature embrasée du premier péché, elle n'en serait point souillée ni offensée.

159. Il fit aussi David selon le modèle de son cœur (2), afin qu'il pût dignement chanter les miséricordes du Très-Haut (3), comme il le fit, comprenant dans ses psaumes tous les mystères, non-seulement de la loi de grâce, mais aussi de la loi écrite et de la loi naturelle. Les témoignages, les jugements et les oeuvres du Seigneur n'étant pas seulement en sa bouche, mais en ayant aussi le coeur pénétré pour les méditer jour et nuit (4). Et par le pardon qu'il fit des injures, il fut une vive image ou figure de Celui qui devait pardonner les nôtres; c'est pourquoi il reçut les plus claires et les plus assurées promesses de la venue du Rédempteur du monde.
 
 

(1) Exod., III, 2. — (2) I Reg., XIII,14. — (3) Ps. LXXXVIII, 1. — (4) Ps. CXVIII et XVIII.
 
 

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160. Salomon, roi pacifique, et en cela figure du véritable Roi des rois, fit éclater sa sagesse en manifestant par diverses écritures les mystères de Jésus-Christ, singulièrement dans la métaphore des Cantiques, où il renfermait les mystères du Verbe incarné, de sa très-sainte Mère, de l'Église et des fidèles. Il enseigna aussi en différentes manières la morale pour régler les moeurs, et plusieurs autres écrivains ont reçu dé cette fontaine les eaux de vérité et de vie.

161. Mais qui pourra dignement exagérer le bienfait du Seigneur, d'avoir tiré de son peuple la glorieuse troupe de ses saints prophètes, auxquels la Sagesse éternelle a abondamment élargi la grâce de prophétie, éclairant son Église par tant de flambeaux, qui commencèrent de nous montrer de fort loin le Soleil de justice et les rayons qui devaient rejaillir de ses oeuvres en la loi de grâce? Les deux grands prophètes Isaïe et Jérémie furent choisis pour nous annoncer, avec autant de douceur que de force, les mystères de l'incarnation du Verbe, de sa naissance, de sa vie et de sa mort. Isaïe nous promit qu'une vierge concevrait et enfanterait, et nous donnerait un fils qui s'appellerait Emmanuel (1), et qu'un petit enfant naîtrait pour nous, qui porterait son empire sur ses épaules (2), annonçant avec tant de clarté tout ce qui reste de la vie de Jésus-Christ, que sa prophétie parut un évangile. Jérémie déclara la nouvelle merveille que Dieu devait opérer dans une fille, qu'elle aurait
 
 

(1) Isa., VII, 14. — (2) Id., IX, 6.
 
 

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en son sein un fils, qui seul pouvait être le Christ, Dieu et homme parfait (1). Il annonça qu'il serait vendu, il décrivit sa passion, ses opprobres et sa mort. La réflexion que je fais sur ces prophètes me remplit d'admiration. Isaïe demande que le Seigneur envoie de la pierre du désert au mont de la fille de Sion (2), l'Agneau qui doit dominer le monde, parce que cet Agneau, qui est le Verbe incarné, était, quant à la divinité, au désert du ciel, qui est ainsi appelé à cause qu'il n'y avait point encore d'hommes. Et il s'appelle pierre à cause de la situation, de la fermeté et du repos éternel dont il jouit. Le mont où il demande qu'il vienne est, au sens mystique, la sainte Église, et premièrement la très-sainte Vierge, fille de la vision de paix, qui est Sion. Et le prophète l'interpose pour médiatrice pour obliger le Père éternel d'envoyer l'Agneau son Fils unique, parce qu'il n'y avait personne dans tout le reste du genre humain qui pût l'obliger si fort f avancer l'incarnation, que le mérite d'une si excellente mère, qui devait avoir la gloire de revêtir cet Agneau de la peau et de la toison de sa très-sainte humanité : et c'est ce que contient cette très-douce prière et cette prophétie d'Isaïe.

162. Ézéchiel (3) vit aussi cette mère vierge en la figure ou métaphore de cette porte fermée, qui ne devait être ouverte que pour le seul Dieu d'Israël, et par laquelle aucun, autre homme n'entrerait. Habacuc (4) contempla notre Seigneur Jésus-Christ en la
 
 

(1) Jerem., XXXI, 22. — (2) Isa., XVI, 1. — (3) Ezech., XLIV, 2. — (4) Habac., III.
 
 

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croix, et prophétisa par de profonds discours les mystères de la rédemption et les effets admirables de la passion et de la mort de notre Rédempteurs Joël (1) St la description de la terre des douze tribus, figure des douze apôtres qui devaient être chefs de tous les enfants de' l'Église. Il annonça aussi la venue du Saint-Esprit sur les serviteurs et les servantes du Très-Haut, marquant le tempe de la venue et de la vie de Jésus-Christ. Tous les autres prophètes l'annoncèrent par différents endroits, parce que le Très-Haut voulut que tout ce qui concernait la rédemption du genre humain fût dit, prophétisé et figuré si longtemps auparavant et si copieusement, que toutes ces oeuvres admirables pussent rendre témoignage de l'amour et, du soin que Dieu eut pour les hommes, et combien il prétendait d'enrichir son Église, ôter à notre tiédeur et à notre lâcheté toute d'excuses, puisque pour les seules ombrés et figures, ces anciens pères et prophètes furent enflammés de l'amour divin, et rendirent au seigneur des cantiques de louange et de gloire; et nous, qui nous trouvons dans la vérité et dans le beau jour de la grâce, sommes ensevelis dans un oubli criminel de tant de bienfaits, et abandonnons la lumière pour chercher les ténèbres.
 
 

(1) Joel., II, 28.
 
 

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CHAPITRE XII. Comme le genre humain s'étant multiplié, les clameurs des justes s'augmentèrent pour demander la venue du Messie, et les péchés s'accrurent aussi, et Dieu envoya au monde deux flambeaux dans la nuit de la loi ancienne pour annoncer la loi de grâce.
 
 

163. La postérité d'Adam W étendit en grand nombre, et. partant, les justes et les injustes se multiplièrent; et les saints augmentèrent leurs cris pour demander le Rédempteur, pendant que les pécheurs se rendaient indignes d'un tel bienfait par leurs crimes. Le peuple du Très-Haut et le triomphe du Verbe qui se devait faire homme, étaient déjà arrivés aux termes que la volonté divine avait marqués pour la venue du Messie; parce que le règne du péché avait si fort étendu sa malice sur les enfants de perdition, qu'il ne trouvait quasi plus de limites: c'est pourquoi le temps convenable au remède était arrivé. Les justes en augmentant leurs mérites avaient augmenté leurs couronnes; les prophètes et les saints pères connaissaient, par une joie extraordinaire que la divine lumière leur causait, que le salut et la présence de leur Restaurateur s'approchaient; et redoublant la ferveur de leurs cris, demandaient à Dieu que les prophéties et les promesses qu'il avait faites à son peuple fussent (475) accomplies. Et ils représentaient devant le trône de 1a divine miséricorde la longue et ténébreuse nuit du péché dans laquelle il avait vécu dès la création du premier homme, et l'aveuglement des idolâtries, dans lequel tout le reste du genre humain était enseveli (1).

164. Lorsque l'ancien serpent eut infecté tout l'univers par son source venimeux, et qu'il semblait jouir de la paisible possession des mortels; quand eux-mêmes, s'éloignant de la lumière de la raison naturelle et de celle qu l'ancienne loi écrite leur pouvait fournir (2), au lieu de chercher la véritable Divinité, en feignaient plusieurs fausses, et que chacun se forgeait un dieu à sa fantaisie, sans faire réflexion que la confusion de tant de dieux était contraire à la perfection, su bel ordre et à la tranquillité de l'âme ; quand par ces erreurs la malice, l'ignorance et l'oubli du vrai Dieu s'étaient déjà naturalisés, et cette mortelle langueur ou léthargie qui remplissait le monde, était si fort négligée, que les misérables et aveuglés malades n'ouvraient pas seulement la bouche pour en demander le remède; quand l'orgueil était sur le trône, et le nombre des forts presque infini (3), et que le superbe Lucifer faisait ses efforts pour boire les eaux du Jourdain les plus pures (4) ; quand Dieu était le plus offensé par toutes ces injures et le moins honoré des hommes; et lorsque l'attribut de sa justice
 
 

(1) Sap., XVII, 20. — (2) Rom., I, 20. — (2) Eccles., I, 15. — (4) Job., XL, 18.
 
 

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avait le plus de sujet de réduire tout ce qui est créé dans son premier néant :

165. Dans un tel état où les choses se trouvaient, le Très Haut (à notre façon de concevoir) tourna sa vue vers l'attribut de sa miséricorde, et fit pencher le poids de son incompréhensible équité du côté de la loi de clémence, voulant être plus adouci par sa même bonté, par les clameurs et par les services des justes et des prophètes de son peuple, qu'irrité par la méchanceté et par les offenses de tous les autres pécheurs. Il détermina donc de donner Jans cette nuit si rigoureuse de la loi ancienne des gages assurés du jour de la grâce, envoyant deux flambeaux très-reluisants su monde, qui annonçassent la prochaine aurore du Soleil de justice, Jésus-Christ notre Sauveur. Ces deux flambeaux furent saint Joachim et sainte Anne, que la volonté divine avait préparés et créés, afin qu'ils fussent faits selon son cœur. Saint Joachim avait sa maison, sa famille et ses parents à Nazareth, petite ville de Galilée. II fut toujours juste, saint et éclairé d'une grâce spéciale et d'une lumière céleste. Il pénétrait plusieurs mystères des Écritures et des anciens prophètes, et par ses continuelles et ferventes prières il demandait à. Dieu l'accomplissement de ses ,promesses; et sa foi et sa charité pénétraient les cieux. Il était très-humble en lui-même, pur, d'une fort grande sincérité et de saintes manières; homme grave et sérieux, et d'une modestie et honnêteté incomparables.

166. Sainte Anne avait sa maison en Bethléhem; (477) elle était une fille très-chaste, très-humble et très-belle, et dès son enfance, sainte, modeste et remplie de vertus. Elle reçut aussi du Très-Haut de grandes et de fréquentes illustrations, et s'occupait toujours à contempler les choses divines, sans négliger ses affaires domestiques, auxquelles elle était infatigable; et par ces saintes occupations-elle-,arriva à la plus grande perfection de la vie active et de la contemplative. Elle avait une science infuse des Écritures saintes, et une connaissance profonde de leurs mystères les plus cachés; elle fut incomparable aux vertus infuses de foi, d'espérance et de charité. Prévenue de ces dons, elle priait continuellement pour avancer la venue du Messie; et ses prières furent si agréables au Seigneur, qu'elle pouvait mériter la réponse d'avoir blessé son coeur par un de ses cheveux (1), et avancé cet heureux temps, puisque sans aucun doute les mérites de sainte Anne ne contribuèrent pas peu à anticiper la venue du Verbe, tenant la plus haute place entre tous les saints du vieux Testament.

167. Cette femme forte fit aussi une fervente prière, afin que dans l'état de mariage le Très-Haut lui donnât un époux qui la secondât à garder la loi divine et à devenir plus parfaite en l'observance de ses préceptes; et en même temps que sainte Anne faisait cette prière au Seigneur, sa providence divine ordonna que saint Joachim la fit aussi, afin que ces deux requêtes fussent en même temps présentées devant
 
 

(1) Cant., IV, 9.
 
 

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le tribunal de la très-sainte Trinité, où elles furent exaucées et expédiées. Il fut aussitôt délibéré par une ordonnance divine que Joachim et Anne s'uniraient par le lien du mariage, et seraient les parents de celle qui devait être Mère de Dieu incarné. Et pour l'exécution de ce décret le saint archange Gabriel fut envoyé pour le manifester à l'un et à l'autre apparut en forme corporelle à sainte Anne lorsqu’elle était dans une fervente oraison, en laquelle elle demandait la venue du Sauveur du monde et le remède des hommes. Elle vit ce saint prince si resplendissant et d'une beauté si surprenante, qu'elle en reçut quelque trouble et une sainte crainte, accompagnée d'une joie intérieure que sa présence lui causait par les lumières qu'elle communiquait à son âme. La sainte se prosterna avec une profonde humilité pour honorer l'ambassadeur du ciel; mais il s'opposa à cette posture humiliante, et l'encouragea comme celle qui devait être l'arche de la véritable manne, la très-sainte Marie, Mère du Verbe éternel; car le Seigneur avait déjà découvert ce mystère caché au saint archange, lorsqu'il l'envoya pour faire cette ambassade, quoique les autres anges du ciel ne le pénétrassent point encore, parce que cette révélation ou illumination fut faite immédiatement du Seigneur au seul archange Gabriel, qui ne manifesta pas non plus alors ce grand mystère à sainte Anne; mais lui ayant demandé son attention, il lui dit ; « Servante du Seigneur, le Très-Haut vous bénisse et soit votre a salut. Sa Majesté divine a exaucé vos prières, et (479) veut que vous persévériez à demander la venue du Sauveur, et vous ordonne de recevoir Joachim pour votre époux ; il est homme juste et agréable aux yeux du Seigneur, et vous pourrez persévérer avec lui en l'observance de sa divine loi et en son service. Continuez vos prières et vos demandes, et n'ayez point d'autre soin, car le même Seigneur en ordonnera l'exécution. Marchez par le droit chemin de a la justice; élevez votre coeur et votre esprit aux choses du ciel, priez toujours pour la venue du Messie, et réjouissez-vous dans le Seigneur, qui est votre salut. » L'ange disparut après cela, l'ayant laissée fort éclairée pour pénétrer plusieurs mystères des Écritures, et ayant rempli son âme de consolations et renouvelé la ferveur de son esprit.

168. L'archange n'apparut point ni ne parla pas à saint Joachim en forme corporelle comme à sainte Anne; mais l'homme de Dieu s’aperçut qu'il lui tenait ces discours en songe : « Joachim, soyez béni de la divine droite du Très-Haut, persévérez en vos désirs et pratiquez la justice et la perfection. Le Seigneur veut que vous receviez Anne pont votre épouse, car le Tout-Puissant a rempli son âme de a bénédictions. Ayez soin d'elle et estimez-la comme un précieux don que sa main libérale vous fait, et rendez grâces à sa Majesté divine de vous l'avoir, confiée. » En vertu de ces divines ambassades, Joachim demanda la très-chaste Anne pour épouse, et le mariage se fit, obéissant tous deux à la volonté de Dieu, sans pourtant que l'un découvrit son secret
 
 

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à l'autre, jusqu'à ce que quelques années fussent passées, comme je le dirai en son lieu. Les deux saints époux habitèrent à Nazareth, et y suivirent les voies du Seigneur. Ils se rendirent fort agréables au Très-Haut et sans reproches, donnant la plénitude des vertus à toutes leurs oeuvres par leur justice et par leur sincérité. Ils faisaient tous les ans trois portions de leurs revenus. Ils offraient la première au temple de Jérusalem pour le culte du Seigneur; ils distribuaient la seconde aux pauvres, et destinaient la troisième pour l'honnête entretien de leur famille. Dieu augmentait leurs biens temporels, parce qu'ils les employaient avec beaucoup de libéralité et de charité.

169. La paix était inviolable entre eux; ils vivaient dans une grande conformité de moeurs, sans querelle et sans bruit. La très-humble Anne était soumise en toutes choses à la. volonté de Joachim; et l'homme de Dieu allait avec une sainte émulation au-devant de tout ce qui pouvait être de l'inclination de sainte Anne: et ce n'était pas en vain qu'il se confiait entièrement à sa conduite (1). De manière qu'ils vécurent en une si parfaite charité, qu'ils n'eurent pendant toute leur vie qu'une même volonté. Et étant unis au nom du Seigneur (2), sa sainte crainte ne les abandonnait jamais : saint Joachim ne manquant pas d'obéir au commandement que l'ange lui avait fait d'honorer son épouse et d'en avoir un grand soin.
 
 

(1) Prov., XXXI, 11. — (2) Matth., XVIII, 20.
 
 

170. Le Seigneur prévint la vénérable sainte Anne de ses plus douces bénédictions (1), lui communiquant des dons très-sublimes de grâce et de science infuse, pour la disposer au grand bonheur qui lui devait arriver, d'être mère de celle qui le devait être du même Seigneur. Et comme les oeuvres du Très-Haut sont parfaites et achevées, il la fit par conséquent digne mère de la, plus parfaite des créatures, qui devait être inférieure à Dieu seul en sainteté, et supérieure à toutes les pures créatures.

171. Ces saints mariés passèrent vingt ans sans avoir aucun enfant, ce qui était réputé en ce temps-là et parmi ce peuple comme une grande honte c'est pourquoi ils essuyèrent de leurs voisins et de leurs amis plusieurs opprobres; car on croyait que ceux qui n'avaient point d'enfants n'avaient aucune part à la venue du Messie qu'ils attendaient. Mais le Très-Haut, qui les voulut affliger et les disposer à la grâce qu'il leur préparait par le moyen de cette humiliation, leur donna la patience pour se conformer aveuglément à ses divines dispositions, et afin qu'ils semassent par des larmes et par des prières cet heureux fruit qu'ils devaient ensuite recueillir (2). Ils le demandèrent du plus profond de leur coeur, en ayant reçu un commandement exprès du Ciel; et ils firent un voeu particulier au Seigneur que, s'il- leur donnait un enfant, ils le lui offriraient dans le temple, et le consacreraient à son service comme un fruit de bénédiction qu'ils en auraient reçu.
 
 

(1) Ps., XX, 4. — (2) Ps. CXXV, 5.
 
 

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172. Le voeu de cette offrande fut fait par une particulière inspiration du Saint-Esprit, qui ordonnait que celle qui devait servir de demeure au Fils unique du Père, fût offerte et comme consignée par ses propres parents au même Seigneur avant qu'elle reçût l'être. Car sils ne se fussent obligés par un veau particulier de l'offrir au temple avant que de la connaître et de la pratiquer, la voyant ensuite si aimable, si douce et si agréable, ils auraient eu toutes les peines imaginables de s'en séparer, et ne l'eussent offerte qu'à contre-cœur, à cause du grand amour qu'ils auraient eu pour elle. Par cette offrande le Seigneur ne satisfaisait pas seulement, selon notre façon de parler, cette espèce de jalousie qu'il avait déjà, que nul autre que lui n'eût aucune prétention sur sa très-sainte Mère; mais son amour se trouvait aussi satisfait dans le retardement de sa venue.

173. Ayant persévéré un an entier dans ces ferventes demandes, selon l'ordre qu'ils en avaient reçu du Seigneur, il arriva que saint Joachim alla au temple de.Jérusalem par une inspiration divine et par un commandement exprès, pour y offrir des prières et des sacrifices pour la venue du Messie, et pour obtenir le fruit qu'il désirait. Y étant arrivé avec d'autres du lieu de sa demeure pour y offrir, en présence du souverain prêtre, les dons accoutumés, un prêtre appelé Issachar fit une forte correction au vénérable vieillard de ce qu'il offrait avec les antres, étant stérile. Et parmi les raisons qu'il lui allégua, il lui dit : « Joachim, pourquoi te présentes-tu pour (483) offrir, étant un homme inutile? Sépare-toi des autres et va-t'en ; n'irrite point le Seigneur par tes offrandes et par tes sacrifices, car ils ne sont pas agréables à ses yeux. » Le saint homme, tout honteux et confus, s'adressa avec une humble et amoureuse affection au Seigneur, lui disant ; « Mon souverain Seigneur et mon Dieu éternel, votre commandement et votre volonté m'ont fait venir au temple; celui qui y tient votre place me méprise; mes péchés ont mérité cet affront; je le reçois donc pour l'amour de vous: ne méprisez pas, Seigneur, l'ouvrage de vos mains (1). » Après quoi l'affligé Joachim sortant du temple (dans une assiette pourtant fort tranquille), s'en alla à une maison de campagne qu'il avait; et durant quelques jours qu'il passa dans cette solitude, il adressa ses soupirs su Seigneur, et lui fit cette prière :

174. « Dieu d'une éternelle majesté, de qui dépendent tout l'être et l'entière réparation du genre humain, prosterné en votre divine présence, je supplie votre bonté infinie de regarder d'un œil favorable l'affliction de mon âme, et d'exaucer mes prières et celles d'Anne votre servante. Vos yeux pénètrent tous nos souhaits: que si je ne mérite pas a d'être exaucé, ne rejetez pas mon humble épouse, Seigneur Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob nos

anciens pères; ne détournez point de nous votre a clémence, et ne permettez pas, puisque vous êtes
 
 

(1) Ps. CXXXVII, 8.
 
 

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Père, que je sois du nombre des rejetée et des a réprouvés en mes offrandes, comme inutile, parce que vous ne. me donnez point de succession. Souvenez-vous, Seigneur, des sacrifices et des oblations de vos serviteurs et de vos prophètes tees anciens pères (1), et ayez présentes les oeuvres que votre divine vue a trouvées en eux dignes de vous être agréables. Et puisque vous me commandez, Seigneur, que je vous demande avec confiance, comme au Tout-Puissant et infiniment riche en miséricordes, accordez-moi ce que je désire et vous demande par votre ordre; car en vous demandant j'obéis à votre sainte volonté, en quoi vous me a promettez d'exaucer ma prière. Que si mes péchés arrêtent vos miséricordes, éloignez de moi ce qui .vous déplaît et cause cet empêchement. Vous êtes puissant, Seigneur Dieu d'Israël, et vous pouvez a opérer sans aucun obstacle tout ce qu'il vous plaira (2). Écoutez mes prières, et bien que ce soit un a pauvre et abject qui vous les fait, vous êtes infini et porté à, user de miséricorde envers les humbles Où trouverai-je mon refuge, sinon en vous, qui êtes le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs et le Tout-Puissant? Vous avez comblé vos enfants et vos serviteurs de dons et de bénédictions en leurs générations, et vous m'enseignez de désirer et d'espérer de votre libéralité ce que vous avez opéré envers mes frères. Si c'est votre bon plaisir de m'accorder
 
 

(1) Deut., IX, 27. — (2) Esth., XIII, 9.
 
 

485
 
 

ma demande, j'offrirai et je consacrerai à votre a saint temple et à votre service, le fruit de succession. que je recevrai de votre main libérale. J'abandonne mon coeur et mon âme à votre divine volonté, et j'ai toujours désiré d'éloigner mes yeux de la vanité. Faites de moi tout ce qu'il vous plaira, et consolez, Seigneur, nos âmes, par l'accomplissement de notre espérance. Regardez du trône de votre Majesté cette misérable poussière, et daignez la relever, afin qu'elle vous glorifie et vous adore, et que votre sainte volonté soit accomplie en toutes choses, et non pas la mienne. »

175. Joachim. fit cette demande dans sa solitude; cependant le saint ambassadeur déclara à sainte Anne qu'il serait agréable à la divine Majesté quelle lui demandât une succession d'enfants avec cette sainte intention et cette grande affection qu'elle avait de (obtenir. Et la sainte dame ayant connu que c'était la volonté de Dieu et celle de son époux Joachim, se prosternant avec une humble soumission et confiance en la présence du Seigneur, fit cette prière : « Très-haute Majesté, Seigneur, créateur et conservateur de toutes choses, que mon âme honore et adore a comme le Dieu véritable, infini, saint et éternel, je parlerai et je manifesterai en votre royale présence ma nécessité et mon affliction, quoique je ne sois que poussière et que cendre (1). Seigneur Dieu incréé, faites-nous dignes de votre bénédiction, en
 
 

(1) Gen., XVIII, 27.
 
 

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nous donnant un fruit saint que nous vous puissions offrir dans votre temple. Souvenez-vous, Seigneur, que votre servante Anne, mère de Samuel, était stérile, et que, par votre libérale miséricorde, elle reçut l'accomplissement de ses désirs (1). Je ressens dans mon coeur une force qui m'incite et me a provoque de vous demander d'user à mon égard de a la mime miséricorde. Exaucez donc, mon très-doux Seigneur, mon humble prière, et souvenez-vous des services, des offrandes et des sacrifices de mes anciens pères, et des faveurs que le bras de votre toute-puissance a opérées en eux. Je voudrais bien, Seigneur, vois présenter une oblation qui vous fût agréable et que vous pussiez accepter; mais la plus a grande que, je puisse vous offrir est mon âme, mes a puissances, mes sens, et tout l’être que vous m'avez donné. Et si, daignant me regarder de votre trône a divin, vous me donnez un enfant, je le consacre et a je l'offre dès à présent au temple pour vous servir. Jetez, Seigneur, Dieu d'Israël, les yeux de votre bénignité sur cette vile et pauvre créature, consolez votre a serviteur Joachim, accordez-nous cette demande; a et que votre sainte et éternelle volonté s'accomplisse en toutes choses. »

176. Saint Joachim et sainte Anne firent ces prières; et j'en ai reçu une telle intelligence et découvert une si grande sainteté en ces heureux parents, qu'il ne m'est pas possible de dire tout ce que j'en conçois et
 
 

(1) I reg., I.
 
 

487
 
 

 que j’en ressens, à cause de ma grande ignorance; on ne le peut pas tout raconter; aussi cela n'est-il pas nécessaire, puisque ce que j'en viens de dire suffit à mon propos. Que si l'on veut former de hautes conceptions de ces saints, l'on n'a qu'à les mesurer et les proportionner à la très-haute fin et su sublime ministère pour lesquels Dieu les avait choisis, qui était d'être les aïeux immédiats de notre Seigneur Jésus-Christ, et les parents de sa très-sainte Mère.
 

CHAPITRE XIII. Comme la conception de la très-sainte Marie fut annoncée par le saint archange Gabriel, et comme pour cela Dieu prévint sainte Anne d'une faveur singulière.
 
 

177. Les demandes de saint Joachim et de sainte Anne arrivèrent à la présence et au trône de la très-heureuse Trinité, où, étant exaucées et acceptées, la volonté divine fut manifestée aux anges bienheureux, comme si, à notre façon de concevoir, les trois personnes divines eussent parlé à eux, et leur eussent dit : « Nous avons déterminé par notre bénignité que la personne du Verbe prenne chair humaine, pour réa parer en elle tout le genre humain : nous l'avons (488) a manifesté et promis aux prophètes, nos serviteurs, a afin gqu'ils le prédissent au monde. La malice et les a péchés des vivants sont arrivés à un tel excès, qu'ils nous obligeraient d'exécuter la rigueur de a notre justice: mais notre bonté et notre miséricorde surpassent toutes leurs méchancetés, qui ne peuvent éteindre notre charité (1). Ayons égard qu'ils sont les ouvrages de nos mains, et que nous les avons créés à notre image et ressemblance (2), afin qu'ils fussent héritiers et participants de notre gloire éternelle. Considérons les agréables services que nos serviteurs et amis nous ont rendus, et le grand nombre de ceux qui se distingueront en nos louanges, et en la pratique de tout ce qui sera de notre bon plaisir. Jetons singulièrement notre vue sur Celle qui doit être élue entre toutes, qui sera la plus agréable, et l'objet de nos délices et de nos complaisances, et qui doit recevoir en son sein la personne du Verbe, et le revêtir de la mortalité de la chair humaine. Et puisque l'œuvre en laquelle nous devons manifester les trésors de notre Divinité au monde doit commencer, c'est maintenant le temps propre d'exécuter ce mystère. Joachim et Anne ont trouvé grâce devant nous; c'est pourquoi nous les a regardons avec miséricorde, et les prévenons par la vertu de nos dons et de nos grâces. Ils ont été fidèles en toutes sortes d'épreuves, ils ont rendu a témoignage de la vérité, et leurs âmes se sont rendues
 
 

(1) Cant, VIII, 7. — (2) Eccles., XVII, 1.
 
 

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agréables en notre présence par leur sincère candeur. Que Gabriel, notre ambassadeur, leur aille donner des nouvelles de consolation et de joie, pour eux et pour tout le genre humain, et leur annonce que notre bénignité les a regardés et les a choisis pour l'accomplissement de nos desseins. »

178 Les esprits célestes ayant connu cette volonté et ce décret du Très-Haut, le saint archange Gabriel adorant et honorant sa divine Majesté en la manière que ces très-pures et spirituelles substances le font, étant humilié devant le trône de la très-sainte Trinité, il en sortit une voix intelligible qui lui dit ; « Gabriel, illuminez, vivifiez et consolez Joachim et Anne, nos serviteurs, et dites-leur que leurs prières sont arrivées à notre présence, et que notre clémence les exaucées Promettez-leur qu'ils recevront un fruit de bénédiction par la faveur de notre droite, et qu'Anne concevra et enfantera une fille à laquelle nous donnons le nom de MARIE. »

179. Plusieurs mystères et secrets qui concernaient cette ambassade furent révélés à (archange saint Gabriel, recevant ce commandement du Très-Haut, qui le fit descendre incontinent du ciel empyrée pour. s'acquitter de sa mission. Il apparut à saint Joachim, qui était en oraison, et lui dit ; « Homme juste et équitable, le Très-Haut a vu de son trône royal vos désirs, et a exaucé vos prières et vos larmes : il vous rend heureux en la terre. Anne, voire épouse, concevra et enfantera une fille qui sera bénie entre toutes les femmes, et que toutes les nations (490) reconnaîtront comme bienheureuse (1). Celai qui est le Dieu éternel, incréé et créateur de tontes choses, très-équitable en ses jugements, très-puissant et très-fort, m'envoie vers vous, d'autant que vos oeuvres et vos aumônes lui ont été agréables. La charité attendrit le coeur du Tout-Puissant, et hâte ses miséricordes; c'est pourquoi il veut enrichir avec libéralité votre maison et votre famille par la fille qu'Anne concevra, à laquelle le même Seigneur donne le nom de MARIE. Elle doit être dès a son enfance consacrée à Dieu dans son temple, comme vous le lui avez promis. Elle sera grande, a élue, puissante et remplie du Saint-Esprit; et sa conception sera miraculeuse à cause de la stérilité d'Anne; et cette fille sera en sa vie et en ses oeuvres a un prodige de grâces et de bénédictions. Louez, Joachim, le Seigneur pour un tel bienfait, et exaltez son saint nom, car il n'a rien opéré de si grand en aucune nation. Vous monterez au temple de Jérusalem pour y rendre vos actions de grâces; et, en témoignage de cette vérité et de cette bonne nouvelle que je vous annonce, vous rencontrerez votre soeur Anne à la porte d'Or, qui ira au temple pour le même sujet. Je vous avertis que cette ambassade est merveilleuse, car la conception de cette fille réjouira le ciel et la terre. »

180. Saint Joachim reçut cette apparition en un sommeil mystérieux qu ïl eut dans la longue prière
 
 

(1) Luc., I, 48.
 
 

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qu'il fit, afin que cette ambassade fût conforme à celle que saint Joseph, époux de la très-sainte Vierge, reçut ensuite, quand il lui fut manifesté qu'elle était enceinte par l'opération du Saint-Esprit (1). Le très-heureux saint Joachim revint de ce sommeil tout rempli de joie et de consolation; et, par une prudente précaution, il cacha dans son coeur le secret du grand Roi;. il s'en alla au temple par un commandement exprès, où il se prosterna avec une vive foi et une forte espérance en la présence du Très-Haut, et, tout pénétré qu'il était de tendresse et de reconnaissance, lui rendit des actions de grâces, et y adora ses jugements impénétrables (2).

181. Au même temps que ceci arrivait à saint Joachim, sainte Anne était dans une contemplation très-sublime, et tout absorbée cri Dieu et dans le mystère qu'elle attendait de l'incarnation dit Verbe éternel, dont le même Seigneur lui avait donné de très-hautes connaissances, et communiqué une lumière infuse toute particulière. Elle demandait à sa Majesté, avec une humilité profonde et une vive foi, que la venue du Réparateur du genre humain fût avancée, faisant cette prière; « Roi de très-haute majesté, et Seigneur de tout ce qui est créé, je désirerais, quoique vile a et abjecte créature (mais pourtant ouvrage de vos mains), obliger votre infinie bonté au prix de cette vie que j'ai reçue de vous, Seigneur, d'avancer le temps de notre salut. O quel bonheur, si votre clémence
 
 

(1) Matth., I, 20. — (2) Tob., VIII, 7.
 
 

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inépuisable s'inclinait à notre grand besoin, et si nos yeux avaient la consolation de voir le Réparateur et le Rédempteur des hommes! Souvenez-vous, Seigneur, des anciennes miséricordes que vous avez pratiquées envers votre peuple, lui promettant votre Fils unique, et que cette délibération de votre amour infini vous y oblige; que ce jour si désiré arrive avant que nous achevions les nôtres. Est-il bien possible que le Très Haut veuille descendre de son trône céleste! Est-il possible qu'il ait une mère sur la terre! Quelle femme sera si heureuse et si  fortunée! Oh!. qui la pourrait voir! Qui serait digne de servir ses servante ! Bienheureuses les nations qui la verront et qui pourront se prosterner à ses pieds et l'adorer. Combien douce sera sa vue! Combien sera charmante sa conversation! Heureux les yeux qui la verront; heureuses les oreilles qui entendront ses discours, et la famille qui aura le glorieux avantage de lui donner une Mère. Que ce décret, Seigneur, s'exécute maintenant, et que votre divine volonté s'accomplisse. »

182. Sainte Aune s'occupait en de semblables oraisons et colloques après les connaissances qu'elle reçut de cet ineffable mystère, et elle en communiquait toutes les raisons à son ange gardien, qui lui apparaissait souvent, et principalement dans cette occasion, en laquelle il se fit voir plus éclatant qu'à l'ordinaire. Le Très-Haut ordonna que l'ambassade de la conception de sa très-sainte Mère frit en quelque chose semblable à celle qui se devait faire ensuite touchant son (493) ineffable incarnation; parce que sainte Anne s'occupait à méditer avec une humble ferveur sur le bonheur de celle qui devait être mère de la Mère du Verbe incarné; et la très-sainte Vierge formait les mêmes souhaits et les mêmes actes touchant celle qui devait être mère de Dieu, comme je le dirai eu son lieu : le même ange faisant sous une forme humaine les deux ambassades, bien que l'apparition qui se fit à la Vierge Marie fût avec plus d'éclat et avec plus de mystère.

183. Le saint archange Gabriel se présenta à sainte Anne sous une forme humaine, plus beau et plus reluisant que le soleil, et lui dit; « Anne, servante du Très-Haut, je suis l'ange du conseil de sa divine Majesté, envoyé des cieux par son infinie bonté, qui regarde toujours favorablement les humbles qui habitent la terre (1). La prière persévérante est bonne, et l'humble confiance lui est agréable. Le Seigneur a exaucé vos demandes, parce qu'il est près de ceux qui l'invoquent avec une foi vive et une ferme espérance (2), et qui attendent avec patience et avec résignation les effets de sa miséricorde. Que s'il tarde quelquefois d'accomplir les souhaits et les prières des justes, et s'il semble ne vouloir pas leur accorder ce qu'ils lui demandent, ce n'est que pour les disposer à l'obtenir de sa bonté beaucoup plus avantageusement. La prière et l'aumône sont des clefs qui ouvrent les trésors du Roi tout-puissant, et attirent
 
 

(1) Ps. CXXXVII, 6. — (2) Ps. CXLIV,18.
 
 

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les richesses de ses miséricordes sur ceux qui l'invoquent (1). Vous et Joachim avez demandé un fruit de bénédiction, et le Très-Haut a déterminé de vous le donner autant admirable que saint, et de vous accorder beaucoup plus que vous ne lui avez demandé, en vous enrichissant de ses dons célestes; parce que vous étant humiliés dans vos demandes, le Seigneur, satisfaisant vos désirs, se veut exalter avec magnificence : car la créature ne lui saurait être plus agréable que lorsqu'elle lui demande avec humilité et confiance, sans douter de son pouvoir infini. Persévérez dans vos prières, et demandez sans casse le remède du genre humain, afin d'obliger le Seigneur de vous exaucer. Moise (2), par la persévérance de sa prière, rendit son peuple victorieux. Esther(3), par la prière et par la confiance, le délivra de la mort. Juditli (4), par la même prière, fut fortifiée et encouragée pour réussir dans une aussi difficile exécution que celle qu'elle devait entreprendre pour la défense d'Israël; et elle en vint à bout, n'étant qu'une femme faible. David vainquit Goliath, parce qu'il pria en invoquant le nom du Seigneur (5). Élie obtint le feu du ciel pour son sacrifice, et il ouvrait et fermait les cieux par sa prière (6). L'humilité, la foi et les aumônes de Joachim aussi bien que les vôtres sont montées jusqu’au
 
 

(1) Tob., XI, 8 et 9. — (2) Exod., XVII, 11. — (3) Esth., IV, 16. — (4) Judit., IX, 1 ; XIII, 6. — (5) I Reg., XVII, 45. — (6) III Reg., XVIII, 36; Jacob., V, 17.
 
 

qu'au trône du Très-Haut, qui m'a envoyé, comme l'un de ses ministres angéliques, pour vous combler de joie et de consolation par les bonnes nouvelles que je vous annonce; parce que sa divine Majesté vous veut rendre bienheureuse, en vous choisissant pour mère de celle qui doit concevoir et enfanter le a Fils unique du Père éternel. Vous enfanterez une fille qui s'appellera MARIE par une ordonnance divine. Elle sera bénie entre toutes les femmes, et remplie du Saint-Esprit. Elle sera la nuée qui vous doit donner la rosée du ciel pour le soulagement des mortels, et les prophéties de vos anciens pères s’accompliront en elle. Elle sera la porte de la vie a et du salut pour les enfants d'Adam. Et vous saurez que j'ai annoncé à Joachim qu'il aurait une fille qui sera bienheureuse et.bénie; mais le Seigneur lui a caché le mystère, ne lui manifestant pas quelle dût être mère du Messie. C'est pourquoi vous devez garder ce secret : et vous irez au plus tôt au a temple, pour y rendre grâces au Très-Haut de tant de faveurs que sa puissante et libérale droite vous a faites. Vous rencontrerez Joachim à la porte d'Or, où vous confèrerez avec lui des assurances que vous avez reçues de votre enfantement. Mais pour vous, qui êtes bénie du Seigneur, son infinie Majesté veut vous visiter et enrichir par ses plus singulières a grâces; il parlera à votre cour dans la solitude (1), et donnera le principe ù la loi de grâce, en donnant
 
 

(1) Osée, II,14.
 
 

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l’être dans votre sein à Celle qui doit donner la chair mortelle au Seigneur immortel par la forme humaine qu'il en recevra. Et la véritable loi de miséricorde sera écrite dans cette humanité unie au Verbe par son sang (1). »

184. Afin que la faiblesse de l'humble coeur de sainte Anne pût supporter la grande admiration et la joie extraordinaire que lui causait la nouvelle que cet ambassadeur céleste lui donnait, elle fut fortifiée par le Saint-Esprit : ainsi elle la reçut avec une consolation inconcevable de son âme. Ensuite elle s'en alla au temple de Jérusalem, où elle rencontra saint Joachim, comme l'ange le leur avait prédit. Ils y rendirent tous deux des actions de grâces à l'auteur de cette merveille, et ils y offrirent des dons et des sacrifices particuliers. Ils y reçurent de nouvelles illustrations de la grâce de l'Esprit divin, et ils s'en retournèrent en leur maison remplis de consolations célestes, s'entretenant des faveurs qu'ils venaient de recevoir du Très-Haut par le ministère de son saint ange Gabriel, qui leur avait annoncé et promis à chacun en particulier, de la part du Seigneur, qu'il leur donnerait une fille qui serait la plus éminente en bonheur et en gloire. Et ils se communiquèrent dans cette occasion l'ordre qu'ils avaient reçu du même ange, de se marier ensemble pour le plus grand service de Dieu. Ils différèrent vingt ans de se communiquer ce secret, et ils ne le firent qu'après que l'ange leur eut promis la
 
 

(1) Hebr., IX,12.
 
 

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succession d'un telle fille. Ils renouvelèrent ensuite leurs vœux de l'offrir au temple, qu'ils y monteraient tous les ans dans un semblable jour, avec des offrandes extraordinaires, et qu'ils l'emploieraient en de divines louanges, en des actions de grâces et en aumônes. Ce qu'ils exécutèrent après; et ils ne cessèrent de rendre honneur et gloire au Très-Haut.

185. La prudence de sainte Anne lui fit garder le secret caché, sans jamais découvrir à. saint Joachim, ni à aucune autre créature, que sa fille dût être la mère du Messie. Et le saint père n'en connut autre chose durant tout le cours de sa vie, sinon qu'elle serait une grande et mystérieuse femme; mais le Très-Haut le lui manifesta seulement quelques moments avant sa mort, comme je le dirai en son lieu. Et quoique j'aie reçu de grandes pénétrations et de sublimes conna4ssances des vertus et de la sainteté de ces deux saints parents de la Reine du ciel, je ne m'arrête point à déclarer ce que tous les fidèles doivent supposer, pour passer à mon principal dessein.

186. La première conception du corps qui devait servir à la Mère de la grâce, ayant été faite, et avant que de créer son âme très-sainte, Dieu fit une faveur singulière à sainte Anne. Elle eut une vision ou apparition intellectuelle de sa divine Majesté qui lui arriva d'une façon très-relevée; et, lui communiquant dans cette vision de grandes connaissances et des dons particuliers de grâces, il la disposa et la prévint par de très-douces bénédictions (1). Par la parfaite pureté
 
 

(1) Ps. XX, 4.
 
 

qu'il lui communiqua, il spiritualisa tout son corps, et éleva son âme à un tel degré de perfection, que dès ce jour elle ne s'occupa à aucune chose humaine qui pût l'empocher d'unir toutes ses affections et toutes ses puissances à Dieu, sans le perdre jamais de vue. Le Seigneur lui dit, pendant qu'il lui départait, ces faveurs : « Anne, ma chère servante, je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob : ma bénédiction et ma lumière éternelle est avec toi. J'ai formé l'homme pour l'élever de la poussière, pour le faire héritier de ma gloire et participant de ma Divinité. Quoique je l'aie enrichi de plusieurs dons et que je l'aie mis en un état très-parfait, il a tout perdu en écoutant le serpent. Mais, oubliant par un effet de ma bonté son ingratitude, je veux réparer son dommage, et accomplir ce que j'ai promis à mes serviteurs et à mes prophètes, de leur envoyer mon Fils unique et leur rédempteur. Les cieux sont fermés, les anciens pères sont détenus sans pouvoir jouir de ma face, et sont privés du prix de ma gloire éternelle, que je leur ai promis : l'inclination de ma bonté infinie est comme violentée en ne se communiquant pas au genre humain. Je voudrais déjà user de ma miséricorde libérale à son égard, et lui donner la personne du Verbe éternel, afin qu'il se fasse homme, naissant d'une femme qui soit mère et vierge immaculée, pure, bénie et sainte sur toutes les créatures; et, pour en venir à l'exécution, je te fais mère de cette mienne et unique élue (1). »
 
 

(1) Cant., VI, 8.
 
 

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187. Je ne puis pas facilement expliquer les effets que causèrent ces paroles du Très-Haut dans le coeur candide de sainte Anne, ayant été la première des mortels à qui le ministère de sa très-sainte fille fut révélé : qu'elle serait Mère de Dieu, et que celle qui était choisie pour le plus grand ouvrage de la puissance divine serait conçue dans son sein. Il était convenable aussi qu'elle en fût informée, parce qu'elle devait enfanter et élever avec tous ses soins cette mystérieuse fille, et afin qu'elle sût estimer le trésor qu'elle possédait. Elle écouta avec une humilité profonde la voix du Seigneur, et répondit avec une sainte crainte : « Seigneur Dieu éternel, c'est le propre de votre bonté immense, et l'ouvrage de votre puissant bras, de tirer le pauvre et le méprisé de la confusion (1). Je me reconnais, Seigneur, indigne de telles a miséricordes et de tels bienfaits. Que peut faire ce petit vermisseau en votre présence? Je ne puis vous offrir en actions de grâces que votre être même et votre propre grandeur, et en sacrifice, que mon âme et toutes mes puissances. Faites, Seigneur, de moi selon votre sainte volonté, puisque je m'y abandonne entièrement. Je voudrais être aussi dignement vôtre, que les grandes faveurs que vous me faites le méritent; mais que ferai-je, moi qui suis indigne d'être la servante de celle qui doit être mère de votre Fils unique et ma fille? Je confesserai, Seigneur, toujours cette vérité, dont je suis
 
 

(1) Ps. CXII, 7.
 
 

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pénétrée, aussi bien que mon extrême pauvreté, qui ne m'empêchera pas de me prosterner aux pieds de vos immenses grandeurs pour y attendre les effets de votre miséricorde, puisque vous êtes un père pitoyable et le Dieu tout-puissant. Rendez-moi telle, Seigneur, que la dignité dont vous m'honorez le demande. »

188. Sainte Anne eut une merveilleuse extase dans cette vision, où elle reçut des. connaissances très-profondes de la loi de nature, de la loi écrite et de la loi évangélique. Elle y découvrit comment la nature divine, dans le Verbe éternel, se devait unir à la nôtre; comment la très-sainte humanité serait élevée à l'être de Dieu, et plusieurs autres mystères de ceux qui se devaient opérer en l'incarnation du Verbe divin : le Très-Haut la disposant, par ces illustrations et par d'autres dons de grâces, pour la conception et la création de l'âme de sa très-sainte fille, qui devait être Mère de Dieu.
 
 

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CHAPITRE XIV. Comme le Très-Haut manifesta aux saints anges le temps déterminé et convenable de la conception de la très-sainte Vierge, et de ceux qu'il destina pour sa garde.
 
 

189. Toutes les choses qui doivent être sont décrétées et déterminées avec leurs propriétés et leurs circonstances su tribunal de la volonté divine, comme dans un principe inévitable et dans la cause universelle de tout ce qui est créé, sans qu'aucune y soit oubliée, ni qu'après avoir été déterminée, elle puisse être empêchée par aucune puissance créée. Tout l'univers et tout ce qu'il contient dépend de ce gouvernement ineffable, qui survient et qui concourt à tout avec les causes naturelles, sans avoir jamais manqué ni même pouvoir manquer d'un seul point au nécessaire. Dieu a fait tout ce qui est créé, et il le soutient par sa seule volonté; il dépend de lui de conserver l'être qu'il a donné à toutes choses, ou de le leur ôter, les réduisant au néant, d'où il les a tirées. Mais comme il les créa toutes pour sa gloire et pour celle du Verbe incarné, il s'est employé dès le commencement de la création à ouvrir et à disposer les voies par où le même Verbe devait descendre pour (502) prendre chair humaine et pour converser avec les hommes, afin de les conduire à Dieu et de leur apprendre à le chercher, à le connaître, à le craindre et à le servir, à l'aimer, à mériter d'en jouir et de le louer éternellement.

190. Son saint nom a été admirable par toute la terre (1), et glorifié en la plénitude et en la société des saints, qu'il avait choisis pour en faire un peuple su Verbe incarné, qui en devait être le chef (2). Lorsque tout était en la dernière et convenable disposition en laquelle sa divine providence l'avait voulu mettre, et que le temps qu'elle avait déterminé pour créer cette merveilleuse femme, qui apparut su ciel revêtue du soleil (3), s'approchait; voulant réjouir et enrichir la terre par sa venue, la très-sainte Trinité pour exécuter son dessein décréta ce que je déclarerai par mes faibles expressions et par mes simples conceptions touchant ce que j'en ai découvert.

191. Nous avons déjà dit comment, à l'égard de Dieu, rien n'est ni passé ni futur, parce que tout est présent à son entendement divin et infini, connaissant toutes choses par un acte très-simple. Mais les réduisant à nos manières d'exprimer et à notre faible façon de concevoir, nous considérons que sa Majesté divine regarda les décrets quelle avait faits de créer une digne et proportionnée Mère dont le Verbe dût prendre chair humaine, car l'accomplissement de ses décrets est infaillible. Le temps convenable et déterminé
 
 

(1) Ps. VIII, 1. — (2) Tit., II, 14. — (3) Apoc., XII, 1.
 
 

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étant donc déjà arrivé, les trois divines personnes dirent en elles-mêmes : « Il est temps que  nous commencions l'ouvrage de notre bon plaisir, et que nous créions cette pure créature et cette âme a bienheureuse qui nous doit être chère sur toutes les autres. Ornons-la de riches dons, et déposons en elle seule les plus grands trésors de notre grâce. Puisque toutes les autres à qui nous avons donné l'être ont été ingrates et rebelles à notre volonté, s'opposant à l'intention que nous avions, qu'elles se conservassent dans le premier et heureux état auquel nous créâmes les premiers hommes, qu'ils s'y sont opposés par leur péché, et puisqu'il n'est pas convenable que notre volonté soit entièrement frustrée, créons en toute sainteté et perfection cette créature, en laquelle le désordre du premier péché n'ait aucune part. Créons une âme selon nos désirs, un fruit de nos attributs, a nu prodige de notre pouvoir infini, sans que la tache du péché d'Adam la souille ni l'approche Faisons un ouvrage qui soit l'objet de notre toute-puissance et un modèle de perfection que nous présenterons à nos enfants comme la fin du projet que nous eûmes en la création. Et puisqu'ils ont tous prévariqué en la volonté libre du premier homme et par le péché qu'il a commis (1), que cette seule créature soit le dépôt par lequel ceux qu'il a perdus par sa désobéissance soient restaurés; qu'elle
 
 

(1) Rom., V, 12.
 
 

soit l'unique image et ressemblance de notre divinité, et qu'elle soit pendant toutes les éternités le chef-d'oeuvre de nos complaisances et de nos délices. Nous déposerons en elle toutes les prérogatives et toutes les grâces que nous destinions en notre première et conditionnelle volonté pour les anges et pour les hommes s'ils se fussent maintenus dans leur premier état. Mais puisqu'ils les ont perdues, renouvelons-les en cette créature, et nous ajouterons à ces dons plusieurs. autres. Ainsi le décret que nous fîmes ne sera pas entièrement frustré de ses fins, mais il sera plutôt accompli dans toute sa perfection en la personne de notre élue et unique (1). Car ayant déterminé pour les créatures ce qui était le plus saint, et ayant prévenu ce qui leur était le plus avantageux, le plus parfait et le plus louable, faveurs dont elles se sont rendues indignes, il faut tourner le torrent de notre bonté vers notre bien-aimée, et l'exempter de la loi ordinaire de la génération de tous les mortels, afin que la semence venimeuse du serpent n'ait aucune part en elle. Je veux descendre du ciel dans son sein, et me revêtir de la nature humaine, que je prendrai de sa propre substance.

192. Il est juste que la Divinité, qui est inépuisable en bonté, choisisse une matière très-pure et très-nette pour se renfermer et pour se couvrir, et qui n'ait jamais été souillée par le péché. Notre équité
 
 

(1) Cant., VI, 8.
 
 

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et notre providence demandent ce qui est le plus décent, le plus parfait et le plus saint, et cela s'exécutera, puisqu'il n'est aucune chose qui puisse résister à notre volonté (1). Le Verbe qui se doit faire homme, étant le rédempteur et le maître des hommes, doit fonder et établir la très-parfaite loi de grâce, et y enseigner à obéir et à honorer le père et la mère (2), comme des causes secondes de l'être naturel. Et le Verbe divin doit être le premier à l'exécuter, honorant celle qu'il a choisie pour sa Mère par la protection de son bras tout-puissant, qui l'anoblira et l'honorera, en la prévenant par ce qu'il y a de plus admirable, de plus saint et de plus excellent dans toutes les grâces et dans tous les a trésors de ses dons, entre lesquels le plus singulier sera l'honneur et la grâce de ne la pas assujettir à nos ennemis ni à leur malice : ainsi elle doit être exempte de la mort du péché. »

193. «Le Verbe aura enterre une Mère sans père, comme il a su ciel un Père sans mère. Et afin qu'il a y ait sine due correspondance et une juste proportion et convenance en appelant Dieu Père, et cette femme Mère, nous voulons que toute l'égalité et correspondance possible s'observe entre Dieu et la créature, afin qu'en aucun temps le dragon infernal ne puisse se glorifier d'avoir été supérieur à la femme à qui Dieu a obéi comme à sa véritable Mère. Cette dignité d'être délivrée du péché est due
 
 

(1) Esth., XIII, 9. — (2) Matth., XV, 4.
 
 

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et proportionnée à celle qui doit être Mère du Verbe, et lui sera d'un plus grand ornement et d'un plus grand profit, car c'est un plus grand bien d'être sainte que d'en être seulement Mère; ainsi toute la sainteté et toute la perfection doivent accompagner la dignité de Mère de Dieu. Et la chair humaine dont il se doit revêtir doit être éloignée et séparée du péché; et devant en elle racheter les pécheurs, il ne doit pas racheter sa propre chair, comme il rachètera les autres, puisque étant unie à la Divinité, elle doit être rédemptrice; et pour ce sujet nous la préservons par avance, puisque nous avons déjà prévu et accepté a en cette même chair et en cette nature les mérites infinis du Verbe; et nous voulons que pendant a toute l'éternité le Verbe incarné soit glorifié en son tabernacle et en la glorieuse habitation de l'humanité qu'il en a reçue. »

194. « Elle sera fille du premier homme, mais quant à la grâce singulière, elle sera libre et exempte de son péché; et quant à la nature, elle sera très-parfaite et formée par une providence spéciale. Mais parce que le Verbe incarné doit être le maître qui enseignera l'humilité et la sainteté, et qui ne les établira que par les travaux et les peines qu'il doit souffrir, pour confondre la vanité et les apparences trompeuses des mortels, faisant a élection de cet apanage comme d'un trésor que nous estimons le plus; nous voulons aussi que celle qui doit être sa Mère en ait sa bonne part, qu'elle soit (507) unique et singulière en la patience, admirable dans a les souffrances, et qu'elle nous offre avec son Fils unique un sacrifice de douleur, qui sera agréablement reçu de notre volonté et d'une plus grande a gloire pour elle. »

195. Ce fut le décret que les trois personnes divines manifestèrent aux anges bienheureux, qui exaltèrent et adorèrent leurs très-hauts et impénétrables jugements. Et comme la Divinité est un miroir volontaire qui manifeste dans la même vision de gloire, quand il lui plait, de nouveaux mystères aux bienheureux, elle leur fit cette nouvelle démonstration de sa grandeur, pour leur découvrir l'ordre admirable et l'accord merveilleux de ses oeuvres. Et tout ceci suivit ce que nous avons dit aux chapitres précédents, sur ce que Dieu fit en la création des anges, quand il leur proposa qu’ils devaient honorer et reconnaître le Verbe incarné et sa très-sainte Mère pour leurs supérieurs. Car le temps qu'il avait destiné pour la conception de cette grande Reine étant arrivé, il n'était pas convenable que le Seigneur, qui dispose toutes choses avec poids et mesure (1), le célât. Il ne m'est pas possible de ne pas ternir et de ne pas obscurcir par des termes humains et des expressions si bornées, la connaissance que le Très-Haut m'a donnée de mystères si profonds et si relevés; mais je ne laisserai pas de dire, autant que ma faiblesse me le permettra, ce que je pourrai touchant les grands secrets que
 
 

(1) Sap., XI, 21.
 
 

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le Seigneur découvrait aux anges dans cette occasion.

196. « Le temps est déjà arrivé, ajouta sa Majesté divine, auquel notre providence avait déterminé de donner le jour à notre plus agréable et chère créature, la restauratrice du premier péché du genre humain, celle qui doit écraser la tête du dragon (1), celle que cette mystérieuse femme représenta, et qui apparut en notre présence comme un très-grand signe (2), et celle qui donnera la chair humaine au Verbe éternel. Cette heure si fortunée pour les mortels s'est approchée, en laquelle nous leur devons distribuer les trésors de notre divinité, et par ce moyen leur ouvrir les portes du ciel. Que la rigueur de notre justice s'arrête dans les châtiments qu'elle a exercés jusqu'à présent sur les a hommes, et que l'attribut de notre miséricorde se fasse connaître, en enrichissant les créatures par les richesses de la grâce et de la gloire éternelle que le Verbe incarné leur méritera. »

197. « Que le genre humain reçoive un réparateur, un maître, un médiateur, un frère et un ami, qu'il soit la vie des morts, le salut des infirmes, .la consolation des affligés, le soulagement, le repos et le compagnon des persécutés. Que les prophéties de nos serviteurs et les promesses que nous leur avons faites de leur envoyer un Sauveur pour les racheter, s'accomplissent. Et afin que le tout
 
 

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s'exécute selon notre bon plaisir, et pour commencer l'ouvrage de ce mystère caché dès le commencement du monde, faisons élection, pour former notre bien-aimée Marie, du sein d'Anne, notre humble servante, afin qu'elle y soit conçue, et que sa très-heureuse âme y soit créée. Et quoique sa génération et sa formation doivent être selon l'ordre commun de la naturelle propagation, ce sera néanmoins par un ordre différent de grâce, selon la disposition de notre immense pouvoir. »

198. « Vous savez déjà comme l'ancien serpent, depuis le signe qu'il vit de cette merveilleuse femme, rôde autour de toutes pour les dévorer; que depuis la première que nous créâmes, il poursuit par ses tromperies et par ses embûches celles qu'il connaît être les plus parfaites en leur vie et en leurs oeuvres, dans l'espérance qu'il a de rencontrer entre toutes celle dont on le menaça qu'elle a le foulerait aux pieds et lui écraserait la tète. Il a n'est pas douteux que quand il reconnaîtra, par e les grandes diligences qu'il y apportera, la sainteté u singulière de cette très-pure et très-innocente créature, tous les soins et tous les efforts qu'il emploiera pour la persécuter ne soient aussi grands que l'estime qui il en concevra. L'orgueil pourtant de ce dragon sera bien plus grand que sa force (1); ainsi il est de notre volonté que vous veilliez sur notre sainte cité, et protégiez d'une manière toute
 
 

(1) Isa., XVI, 6.
 
 

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particulière ce tabernacle du Verbe incarné, pour la garder, la secourir et la défendre contre nos ennemis, et pour l'éclairer, la fortifier et la consoler avec un soin et un respect digne de son mérite, pendant qu'elle sera parmi les mortels. »

199. Tous les anges bienheureux se montrèrent avec une profonde humilité, et comme prosternés devant le trône de la très-sainte Trinité, soumis à cette proposition que le Très-Haut leur fit, et tout prêts à exécuter son divin commandement. Chacun d'eux désirait avec une sainte émulation d'être envoyé, et s'offrait à un si heureux emploi : faisant tous su Très-Haut des hymnes et des cantiques nouveaux de louanges, de ce que l'heure arrivait en laquelle ils voyaient l'accomplissement d'une chose qu'ils avaient demandée avec tant d'ardeur durant plusieurs siècles. Je connus dans cette occasion que, depuis cette grande bataille que saint Michel eut su ciel avec le dragon et ses alliés, qui furent ensuite précipités dans les ténèbres éternelles (1), les légions de saint Michel restant victorieuses et confirmées en grâce et en gloire, ces esprits bienheureux commencèrent alors à demander l'exécution des mystères de l'incarnation du Verbe, qui leur furent révélés, et persévérèrent à réitérer leurs demandes jusqu'à ce que Dieu leur manifestât l'heure de l'accomplissement de leurs désirs.

200. Les esprits célestes reçurent par cette nouvelle révélation une nouvelle joie et une gloire
 
 

(1) Apoc., XII, 7, 8, 9.
 
 

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accidentelle, et dirent au Seigneur : « Très-Haut et incompréhensible Seigneur de toutes choses, vous êtes digne de tout honneur, de toute louange et d'une gloire éternelle, et nous sommes créés pour exécuter votre divine volonté. Employez-nous, Seigneur tout-puissant, à tout ce qui regardera vos merveilleux ouvrages et vos grands mystères, afin qu'en tous et en tout votre très-juste bon plaisir s'accomplisse. » Dans ces affections et dans ces souhaits, les princes célestes ne se croyaient pas dignes de cet honneur, et ils auraient souhaité, s'il eût été possible, d'être plus purs et plus parfaits, pour être plus dignes de garder et de servir cette Reine admirable.

201. Le Très-Haut détermina et assigna ceux qui devaient s'occuper à un ministère si relevé; et il fit choix de cent dans chaque chœur, pour faire le nombre de neuf cents, outre lesquels il en destina douze pour servir leur Reine en forme corporelle et visible avec plus d'assiduité, et leur imprima des signes on des devises de la rédemption : ce sont les douze dont il est fait mention dans l'Apocalypse, qui gardaient les portes de la cité, et j'en parlerai dans la déclaration que je ferai ci-après ce chapitre. Le Seigneur en assigna dix-huit autres des plus relevés, afin qu'ils montassent et descendissent par la mystique échelle de Jacob dont nous avons déjà parlé, pour faire les ambassades de la Reine au grand Roi, et du Seigneur à cette même Reine; car elle les envoyait plusieurs fois
 
 

(1) Apoc., XXI, 12.
 
 

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au Père éternel pour être dirigée dans toutes ses actions selon les mouvements du Saint-Esprit, n'en faisant aucune que par son ordre et conformément à sa divine volonté, en sorte qu'elle n'aurait pas fait la moindre. chose sans l'avoir consulté auparavant. Et quand elle n'était pas instruite par une spéciale illustration, elle envoyait ces anges bienheureux au Seigneur pour lui représenter son doute et le désir qu'elle avait de faire ce qui était le plus agréable à sa très-sainte volonté, et pour recevoir ses commandements, comme nous dirons dans la suite de cette histoire.

202. Par-dessus le nombre de tous ces anges dont nous venons de faire mention', le Très-Haut choisit encore soixante-dix des plus relevés séraphins et des plus proches du trône de la Divinité, afin qu'ils conférassent et communiquassent avec la Reine du ciel, de la même manière qu'ils communiquent et parlent entre eux, et que les supérieurs éclairent les inférieurs. Cet avantage fut accordé à la Mère de Dieu (quoiqu'elle fût supérieure en dignité et en grâce à tous les séraphins), parce qu'elle était voyageuse et inférieure par sa nature. Et quand le Seigneur s'absentait d'elle quelquefois en suspendant sa présence sensible, comme nous verrons: ci-après, ces soixante-dix séraphins l'illustraient et la consolaient, et elle leur communiquait les affections de son ardent amour et les tendres soucis que l'absence de son trésor lui causait. Le nombre de soixante-dix, dont elle fut favorisée, répond aux soixante-dix années de sa très-sainte vie, qui ne fut pas de soixante, comme je le dirai en (513) son lieu. Ce nombre a rapport à ces soixante courageux qui gardaient le lit du roi Salomon, comme il est écrit dans le troisième chapitre des Cantiques, qu'on choisissait entre les plus vaillants d'Israël et les plus expérimentés en la guerre, ayant leurs épées à la ceinture pour le préserver pendant la nuit des surprises des ennemis.

203. Ces princes et ces forts capitaines jurent destinés pour la garde de leur Reine, et choisis parmi les premiers des ordres hiérarchiques : parce qu'en cette ancienne bataille qui se donna dans le ciel entre les esprits humbles et le superbe dragon, ils furent armés par le Roi souverain de l’univers, afin qu’ils combattissent et vainquissent Lucifer et tous les apostats qui le suivirent, avec l’épée de sa vertu et de sa parole divine (1). Et parce que dans ce fameux combat ces suprêmes séraphins se distinguèrent par un grand zèle pour l'honneur du Très-Haut, comme de braves et adroits cal haines en l'amour divin, ces armes de la grâce leur étant données parla vertu du Verbe incarné, dont ils défendirent l'honneur, combattant pour leur chef et leur Seigneur aussi bien que pour sa très-sainte Mère, dont les intérêts se trouvent inséparables des siens; c'est pourquoi il est dit qu'ils gardaient le lit de Salomon et ne l'abandonnaient jamais, et qu'ils avaient leurs épées à la ceinture (2), endroit qui désigne la génération humaine, et en elle l'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ, conçue dans le lit virginal de
 
 

(1) Ephes., VI, 17. — (2) Cant., III, 7-8.
 
 

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Marie, de sa propre substance et de son sang le plus pur.

204. Les autres dix séraphins, qui restent pour achever le nombre de soixante-dix, furent aussi des plus relevés de ce premier ordre, qui témoignèrent plus de zèle pour l'honneur de la divinité et de l'humanité du Verbe et de sa très-sainte Mère : et, quoique ce combat des auges fidèles fût fort court, il y eut assez d'instants pour toutes ces opérations. Les principaux chefs de cette sainte milice qui se signalèrent te plus dans cette première épreuve furent comme récompensés par cet honneur particulier qu'ils reçurent, d'être encore chefs parmi ceux qui devaient garder leur Reine et leur Maîtresse. Ils font tous ensemble le nombre de mille anges, en comptant les séraphins avec les autres des ordres inférieurs; de manière que cette Cité de Dieu était suffisamment garnie pour se défendre contre les légions infernales.

205. Pour mieux ordonner cet invincible escadron on y mit à la tète le prince de la milice céleste, saint Michel; lequel, bien qu'il ne fût pas toujours présent à la Reine, lui manifestait néanmoins sa présence et l'accompagnait souvent. Le Très-Haut le lui destina, afin que, comme principal et extraordinaire ambassadeur de notre Seigneur Jésus-Christ, il s'employât dans quelques affaires mystérieuses de la très-sainte Vierge. Le prince saint Gabriel y fut aussi employé, afin qu'il descendit, par l'ordre du Père éternel, pour les légations et les mystères qui regardaient cette princesse du ciel. Et ce fut ce que la très-sainte Trinité (515) ordonna pour sa défense et pour sa garde ordinaire.

206. Tout ce dénombrement se fit par une grâce spéciale du Seigneur; car j'eus connaissance qu'il y garda quelque ordre de justice distributive, parce que son équité et sa providence eurent égard aux opérations et à, la volonté avec lesquelles les anges bienheureux reçurent les mystères de l'incarnation du Verbe et de sa très-sainte Mère, qui leur furent révélés au commencement: les mouvements de leurs affections et de leurs inclinations n'étant pas égaux à obéir à la divine volonté et à recevoir les mystères qui leur furent proposés, la grâce tic produisant pas entiers tous les mémos effets : ce qui fut cause que les uns s'y soumirent par une dévotion spéciale, connaissant l'union des deux nature, la divine et l'humaine, en la personne du Verbe, cachée sous l'humble voile d'un corps humain, et élevée à titre chef de toutes les créatures. L'affection des autres se mouvait d'admiration de ce que le Fils unique du hère céleste voulait bien se faire passible et avoir ont si grand amour pour les hommes que de s'offrir à mourir pour eux. Les autres se distinguèrent par les louanges qu'ils rendirent au Très-Haut de ce qu'il devait créer une femme d'une excellence si admirable, qu'elle serait élevée en-dessus de tons les esprits célestes, et dont le Créateur prendrait chair humaine. Selon donc tous ces mouvements et leurs proportions, que le Tout Puissant voulut récompenser d'une gloire accidentelle, il destina ces anges fidèles pour les mystères de Jésus-Christ et de sa très-pure Mère, de la manière que seront récompensés ceux qui
 
 

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se signaleront en cette présente vie en quelque vertu, comme les docteurs, les vierges, et les autres parleurs auréoles.

207. Lorsque ces esprits: bienheureux se manifestaient corporellement, selon cet ordre, à la Mère de Dieu, comme je le dirai dans la suite, ils lui découvraient et lui représentaient par des devises et par des caractères lumineux les divers mystères, soit de l'incarnation, soit de la passion de notre Seigneur Jésus-Christ, et plusieurs autres qui représentaient cette même Reine, ses grandeurs et sa dignité : quoiqu'elle ne les pénétrât pas quand ils commencèrent de les lui manifester, parce que le Très-Haut commanda à tous ces anges qu'ils ne lui déclarassent pas qu'elle dit être Mère de son Fils unique jusqu'à ce que le temps déterminé par sa divine sagesse fût arrivé; mais pourtant qu'ils l'entretinssent toujours des mystères de l’incarnation et de la rédemption des hommes, pour la conserver dans ses ferventes demandes. Les langues humaines sont incapables, et mes paroles sont trop faibles pour manifester une lumière aussi relevée et; une connaissance aussi sublimes que celles que j'en ai reçues.
 

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