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Saint Jérôme
Conseils sur la Viduité (le Fait de Rester Veuve)
PARTIE I.
A FURIA.

 

On ne peut rien voir de plus pressant que la lettre que vous m'écrivez pour me prier de vous apprendre comment vous devez vivre pour ne pas perdre la couronne de la viduité, et pour vous maintenir dans toute la pureté que demande cet état. Je ne saurais assez vous exprimer la joie que j'ai de ce que vous souhaitez vivre, après la mort de votre mari, comme votre mère Titienna de sainte mémoire a vécu si longtemps dans fie mariage. Le ciel, exauçant ses voeux et ses prières, lui a accordé pour sa fille unique un avantage qu'elle-même a possédé durant sa vie, et qui semble être attaché à votre famille ; car depuis Camille on n'y a point vu de veuves, ou du moins l'on n'y en a vu très peu qui se soient remariées. Aussi vous serez bien moins digne de louanges si vous persévérez dans le dessein que vous avez formé que de blâme si , étant chrétienne, vous abandonniez le parti que des dames païennes ont suivi durant tant de siècles. Je ne vous dis rien de Paula et d'Eustoquia, qui font la gloire et l'ornement de votre famille, de peur qu'on ne s'imagine qu'en vous exhortant à la vertu, je veuille profiter de cette occasion pour l'aire leur éloge; je ne vous parle point non plus de votre belle-sœur Blesilla, qui, étant morte un peu après son mari, acheva en peu de temps la longue carrière des vertus. Plût à Dieu que les hommes suivissent les femmes dans des routes si belles, et qu'on pût obtenir d'une vieillesse décrépite ce qu'une florissante jeunesse nous donne d'elle-même!

En parlant de la sorte je me mets la main dans le feu : on nie regardera de mauvais Gril, et cette lettre sera cause que plusieurs vieillards de qualité se soulèveront contre moi, disant que je suis un magicien, un séducteur, et qu'on doit me reléguer aux extrémités de la terre ; mais qu'ils m'appellent encore Samaritain, m'honorant d'un nom qui a été donné à mon Sauveur, ils ne m'accuseront pas au moins de mettre de la division entre le père et la fille, et de me servir de ces mots de l'Evangile : « Laissez aux morts le soin d'ensevelir les morts ; »car celui qui croit en Jésus-Christ est vivant, et il doit marcher comme il a marché. Au reste, nous sommes à couvert de l'envie et de la haine que les médisants portent ordinairement aux chrétiens : nous ne nous connaissons l'un l'autre que par des lettres, et l'on peut dire qu'une connaissance de cette nature n'a pour fondement que la charité. Honorez votre père, mais pourvu qu'il ne vous éloigne pas de Dieu, dont vous êtes véritablement la fille; écoutez la voix du sang et celle de la nature , pourvu que la nature et le sang écoutent celui dont ils sont la créature. « Ecoutez, ma fille, » dit David, « ouvrez les yeux et prêtez l'oreille; oubliez votre famille et la maison de votre père , et alors le roi concevra de l'amour pour votre beauté, car il est votre souverain seigneur. » On promet une, grande récompense à celles qui oublieront la maison de leur père : le roi concevra de l'amour pour leur beauté. Pour moi , puisque vous avez écouté, que vous avez ouvert les yeux et prêté l'oreille , oubliant votre famille et la maison de votre père, je ne doute point qu'il ne conçoive de l'amour pour lit vôtre, et qu'il ne dise en parlant de vous : « Mon épouse est entièrement belle, et il ne se trouve rien à dire en elle. »

Il n'y a rien de plus l’eau qu'une âme qui est appelée la fille de Dieu : elle a de la confiance en Jésus-Christ, et dans cette confiance elle marche vers son seigneur et son époux. Vous avez appris dans le mariage même ce que le mariage a d'ennuis; vous vous êtes rassasiée (300) de cailles jusqu'à en avoir du dégoût; votre bouche a senti l'amertume de la bile: voudriez vous manger encore de ce qui vous a rendu malade, et retourner comme un chien à votre vomissement? Les oiseaux et les autres bêtes ne tombent pas deux fois dans les mêmes embuscades. Craignez-vous que la famille des Furius ne s'éteigne, et que vous ne laissiez point à votre père un petit-fils qui lui saute au cou , comme si tous ceux qui ont été mariés devaient avoir des enfants, ou que tous les enfants répondissent à la vertu de leurs ancêtres? Le fils de Cicéron fut-il aussi éloquent que son père? Cornélia, que vous comptez parmi vos aïeules et qui fut un modèle achevé de vertu , n'a-t-elle point été fâchée d'avoir été la mère des Gracques? Il est ridicule d'attendre comme une chose assurée ce que nous voyons manquer à d'autres, ou ce que nous leur voyons perdre quand ils cri ont la possession. Mais à qui laisserez-vous une succession si opulents? qui sera votre héritier? Jésus-Christ, qui ne meurt point et qui est votre seigneur. Votre père en aura de la douleur, mais Dieu s'en réjouira ; votre famille en sera dans la consternation , mais les anges vous en féliciteront. Que votre père dispose de son bien comme il lui plaira: vous n'appartenez pas à celui qui vous a mise sur la terre, mais au Sauveur, qui vous a rachetée par le prix infini de son sang.

Déliez-vous de votre nourrice et des autres femmes de cette nature, dont la langue est empoisonnée : comme elles veulent s'enrichir à vos dépens, elles vous parleront moins pour votre bien que pour leur intérêt particulier. La frugalité est inséparable de la pudicité , et la frugalité est la ruine de ces âmes basses qui croient qu'on leur dérobe ce qu'elles ne volent point, et qui ,jugent de ce qu'elles prennent par sa valeur , sans regarder à qui elles le prennent. Aussitôt qu'elles voient un chrétien elles l'appellent imposteur et déchirent, sa réputation, feignant d'avoir appris des autres ce qu'elles en inventent elles-mêmes. Ainsi leur mensonge sert, de fondement à la renommée, qui, s'étant répandue par leur moyen dans la haute société, parcourt des provinces entières. Vous en verrez la plus grande partie, avec une langue envenimée et des yeux de vipère, reprendre les chrétiens ; quelques-uns même de notre profession prennent parti avec elles, et médisent des autres comme on médit d'eux à leur tour. Ils parlent de nous évitant de rien dire d'eux-mêmes, comme s'il y avait de la différence entre les ecclésiastiques et les solitaires, et comme si ce que l'on impute à ceux-ci ne rejaillissait pas sur les autres puisqu'ils en sont les pères. La ruine du troupeau est toujours honteuse à celui qui en a la conduite; et d'ailleurs la vie d'un solitaire est digne de louange, particulièrement lorsqu'il a de la vénération pour les ecclésiastiques, et qu'il rend ce qui est dû à un ordre à qui il a l'obligation d'être chrétien.

Si je parle de la sorte, ma chère fille, ce n'est pas que je doute de votre résolution ; car si vous n'étiez persuadée des avantages de la monogamie vous n'auriez pas exigé de moi que je vous en écrivisse: mon dessein est seulement de vous découvrir la malice de vos servantes, qui voudraient vous vendre à l'encan les embûches de vos parents et l'erreur de votre père. Peut-être que ce dernier ne manque pas d'amour pour vous, mais il n'a pas la science de l'amour, et je puis à son occasion me servir des termes de saint Paul : « Je puis leur rendre ce témoignage qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais c'est un zèle qui n'est point selon la science. »  Imitez, imitez plutôt notre illustre mère, je vous le répèterai toujours : je ne me souviens jamais d'elle sans me représenter sa ferveur extraordinaire, son visage pile et exténué de jeûnes, les aumônes qu'elle faisait , son obéissance aux serviteurs de Dieu, la pauvreté de son coeur et de ses habits, et enfin la modération avec laquelle elle parlait à tout le monde. Pour votre père, dont je fais ici mention parce qu'il est chrétien , et non pas parce qu'il a été consul et qu'il est un des premiers de Rome , qu'il se réjouisse d'avoir plutôt donné une fille à Jésus-Christ qu'au monde, et qu'il regrette tout à la fois et la perte de votre virginité et la stérilité de votre mariage. Où est le mari qu'il vous avait donné? Quand morne il se serait rendu aimable et qu'il aurait eu pour vous beaucoup de complaisance, la mort pour cela ne l'aurait lias épargné davantage. Servez-vous donc de l'occasion et faites, comme on dit, de nécessité vertu. On ne considère pas dans un chrétien le commencement, mais la fin. Saint Paul commença mal, mais il finit heureusement; les premières années de la vie de Judas furent dignes de louange, mais la fin en fut (301) abominable par la trahison qu'il commit. « La justice du juste», dit Ezéchiel, « ne le délivrera point quand il péchera, et l'impiété du pécheur ne le perdra point pourvu qu'il se convertisse. » C'est là l'échelle de Jacob, par laquelle les anges montent et descendent , sur laquelle Dieu est appuyé , présentant la main à ceux qui sont tombés et encourageant par sa présence ceux qui sont las. Mais si Dieu désire moins la mort du pécheur que sa conversion , il ne peut aussi souffrir les tièdes. Plus on pardonne à quelqu'un, plus on l'aime.

Cette femme de mauvaise vie de l'Evangile qui fut baptisée de ses larmes et qui, essuyant les pieds du Sauveur avec les cheveux qui lui avaient servi à séduire. le monde, mérita d'être sauvée, ses sourcils n'étaient point peints, et cette femme paraissait d'autant plus belle qu'elle était plus négligée. En effet, quel est le dessein d'une femme qui s'est donnée à Jésus-Christ en se servant de fard , et en se mettant du rouge sur les joues, sur les lèvres, et du blanc sur le cou? C'est allumer et entretenir le l'en de la concupiscence dans l'âme des jeunes gens et faire voir des marques de son impureté. Celle qui se lave la peau avec des eaux distillées et qui se peint le visage est-elle capable de pleurer pour ses péchés? Ces ornements ne sont point de Dieu, ils sont de l'Antéchrist : comment osera-t-elle lever vers le ciel un visage qui ne sera point reconnu par celui qui l'a formé? Que l'on ne prenne point. pour prétexte la jeunesse, qui semble être un âge. où l'on doive souffrir ce désordre parmi celles de votre sexe. Une veuve, qui a perdu son mari à qui elle était obligée de plaire , et qui est vraiment veux e, pour me servir des termes de l'Apôtre , n'a besoin que de persévérance. Elle se souvient des plaisirs passés, de ce qui a contribué à les lui donner et de la perte qu'elle a faite; mais il faut qu'elle éteigne le l'en allumé par le diable dans la rigueur de ses jeûnes et de ses veilles. Nous devons parler comme nous sommes vêtus ou nous vêtir comme nous parlons. Pourquoi promettre le contraire de ce que nous faisons voir? La pureté est dans votre bouche, et l'impureté parait dans vos habits! D'ailleurs, et ceci n'est pas de moi mais encore de l'Apôtre : « La veuve qui vit dans les délices est morte, quoiqu'il semble qu'elle soit vivante?» Quel est le sens de ces paroles : « est morte quoiqu'il semble qu'elle soit vivante? » C'est-à-dire qu'il semble aux ignorants qu'elle vive et qu'elle ne soit pas morte par le péché, quoiqu'elle le soit effectivement devant Jésus-Christ, que les replis d'un coeur ne peuvent tromper. « L’âme, » dit l’Ecriture, « qui aura péché mourra. Il y a quelques personnes dont les péchés sont connus avant le jugement et l’examen qu'on en pourrait faire; il y en a d'autres dont les défauts ne se découvrent qu'ensuite de cet examen : de même il y en a dont les bonnes ouvres sont visibles d'abord, ou, si elles ne le sont pas, elles ne demeureront pas longtemps cachées. » Voilà en d'autres ternies la même pensée : Il y en a qui pèchent avec tant de liberté et si ouvertement qu'on les prend pour des pécheurs en les voyant, et d'autres au contraire qui cachent leurs fautes avec tant d'artifice qu'on ne s'en aperçoit que par l'habitude qu'on a dans la suite avec eux : de même il y en a dont les bonnes actions paraissent d'abord, et il y en a d'autres dont on ne connaît le mérite qu'avec le temps. Pourquoi vous vanter d'avoir de la pureté, ce que l'on ne peut reconnaître qu'à votre frugalité et à votre modération, qui en sont les compagnes inséparables?

Si saint Paul assujettit son corps à son âme par des macérations de peur de ne pas pratiquer lui-même ce qu'il enseigne aux autres , la chasteté d'une jeune femme peut-elle être en sûreté avec un corps échauffé par l'abondance des viandes? Ce n'est pas que je condamne les viandes, que Dieu a créées pour s'en servir avec actions de grâces; mais je veux ôter aux jeunes gens une amorce à la volupté et aux plaisirs. Le Vésuve et l'Olympe ne sont pas plus embrasés que le corps d'une jeune personne, quand il est enflammé par la bonne chair et par le vin dont il est plein. La plupart triomphent de l'avarice et s'en défont en renonçant à l'argent; on corrige un homme de la médisance en lui ordonnant de garder le silence ; le désir d'être paré et d'avoir des habits magnifiques se passe en une heure ; en un mot les autres péchés étant extérieurs, on les évite facilement; mais Dieu ayant enraciné en nous-mêmes l'amour des plaisirs parce qu'il est nécessaire pour faire naître des enfants, il devient un crime en allant au-delà de la fin pour laquelle il a été créé.

 

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C'est donc l'ouvrage d'une grande vertu et d'une exacte précaution de vaincre ce qui est né avec nous , de vivre dans un corps comme si l'on n'en avait point, de combattre contre nous-mêmes tous les jours, et d'observer avec les cent yeux de l'Argus de la Fable un ennemi enfermé dans nous-mêmes. C'est ce que disait saint Paul :  « Quelque autre péché que l’homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet fornication pèche contre son propre corps. »Les médecins qui ont écrit des propriétés du corps humain, et entre autres Galien, assurent que celui des enfants, des jeunes gens, des hommes formés et celui des femmes sont naturellement chauds; de sorte que les viandes qui peuvent augmenter cette chaleur leur sont contraires ; et de là ils concluent qu'ils doivent user de choses froides. Il n'en est pas de mène des vieillards, à qui le vin vieux et tout ce qui est chaud est propre parce qu'ils sont pleins de pituite et d'humeurs froides. « Prenez garde à vous, » dit le Sauveur, « de peur que vos coeurs ne s'appesantissent par l'excès des viandes et du vin et par les inquiétudes de cette vie. » L'Apôtre ajoute : « Ne vous laissez pas aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions. » C'est pourquoi le premier avis que je vous donne est de mettre de l'eau dans votre vin jusqu'à ce que l'âge ait tempéré les ardeurs de votre première jeunesse; ou, si quelque infirmité vous en empêche, suivez l'avis que saint Paul donne à Timothée : «Usez d'un peu de vin à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies. » Ensuite prenez garde de ne point manger de ce qui est chaud ; et je ne parle pas seulement de la chair, dont le vaisseau d'élection a dit: «Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin, » mais encore des légumes, qui enflent et qui appesantissent. Sachez qu'il n'y a rien de plus convenable à la jeunesse chrétienne que les herbes : « Que celui qui est malade, » ajoute saint Paul, « mange des herbes; » et il dit en un autre endroit : « Car il faut éteindre le feu de nos corps par des viandes froides. » Daniel et les trois enfants ne vivaient que de légumes, quoiqu'ils fussent dans un âge d'innocence. Nous ne cherchons pas dans cette nourriture la beauté du corps, dont ceux-ci furent récompensés, mais la force de l'âme qui augmente à proportion que le corps s'affaiblit. De même quelques-uns de ceux qui travaillent à devenir chastes succombent au milieu de la carrière, car, faisant consister toute l'abstinence à ne point manger de chair, ils se chargent l'estomac de légumes qui leur auraient été profitables s'ils en avaient mangé avec modération. Il n'y a rien qui nous échauffe davantage que l'indigestion qui naît des viandes prises avec excès. J'aime mieux, ma fille, avoir quelque confusion de parler si librement que hasarder la cause que je défends. Estimer, un poison tout ce qui peut faire naître la volupté. Un repas léger et un estomac légèrement chargé sont préférables à une abstinence de trois journées entières; il vaut mieux manger tous les jours un peu que manger rarement et se rassasier entièrement. La pluie qui tombe insensiblement est plus fertile que ces orages qui, venant avec précipitation, ravagent la campagne. Quand vous êtes à table, songez à vous appliquer ensuite à la lecture et à la prière : ayez un nombre fixé de pages de l’Ecriture sainte à lire. Payez tous les jours ce tribut à votre Sauveur, et ne vous endormez jamais que vous n'en soyez quitte. Après l'Écriture sainte, lisez les ouvrages des savants hommes dont la foi est sans reproche, et ne cherchez point de pierres précieuses dans la boue; au contraire, pourvu que vous puissiez en posséder une seule ne balancez pas à sacrifier toutes les autres; que la passion que vous pouvez avoir pour les perles et les habits somptueux cède à l'amour des livres sacrés. Entrez dans la terre de promission,où le miel et le lait se trouvent en abondance; portez comme Joseph un habit de diverses couleurs, percez vos oreilles, comme Jérusalem, de la parole de Dieu, afin que l’on y voie pendre les grains précieux d'une moisson nouvelle. Vous avez auprès de vous l'illustre Exupère, qui est dans un âge avancé et dont la foi est éprouvée : il peut vous donner souvent des avis salutaires. Employez les richesses injustes à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels ; faites part de votre bien à ceux qui ont besoin de pain et non pas à ceux qui vivent dans l'opulence, afin de rassasier les uns et de ne pas augmenter le luxe des autres. Soyez touchée de compassion pour les pauvres; donnez à tous ceux qui vous demanderont, mais particulièrement aux fidèles; habillez les nus , donnez à manger à ceux qui ont faim , visitez les malades. Quand vous (303) étendrez la main pour donner quelque chose, mettez-vous Jésus-Christ devant les yeux, et prenez garde d'enrichir les autres pendant qu'il mendiera un morceau de pain. m'ayez point de commerce avec les jeunes gens ni avec ceux qui sont toujours bien frisés; bannissez de votre maison les musiciens et les joueurs d'instruments comme des suppôts de Satan ; n'usez point de la liberté des veuves en sortant souvent accompagnée d'une foule d'eunuques.

C'est une mauvaise coutume qu'un sexe fragile, et dans un âge peu avancé, s'abandonne à sa propre conduite et croie que tout lui soit permis. «Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas avantageux, » dit saint Paul. N'ayez point de maître-d'hôtel frisé et parfumé, ni d'écuyer bien lait dont le visage soit couvert de vermillon, car on juge quelquefois des maîtres par leurs valets. Recherchez la compagnie des vierges saintes et des veuves. S'il est nécessaire que vous parliez à des bouillies, ce que je ne crois pas que vous deviez éviter, faites-le de telle manière que vous n'ayez pas de peur et ne rougissiez pas à l'arrivée (l'un autre. Le visage est le miroir de l'âme, et les yeux, quoique muets, découvrent ce que l'âme a de plus caché. Nous avons entendu depuis peu un bruit fort désavantageux qui a couru par tout l'0rient : à l'âge, aux habits, à la démarche, aux compagnies, aux repas somptueux et à l'équipage magnifique d'une dame , on eût dit qu'elle épousait un Sardanapale ou un Néron : que la blessure des autres nous serve de préservatif. Le coupable devient sage par le châtiment de celui qui lui ressemble; on fait bientôt cesser un mauvais propos, et la vie qu'on mène dans la suite fait juger de celle qu'on a menée auparavant. Il est impossible en ce monde de se mettre toujours à l'abri de quelque médisance , car c'est la consolation des coupables de pouvoir reprendre les bons, et ils croient que leurs fautes deviennent plus rémissibles à proportion que le nombre des pécheurs augmente; mais un feu de paille est de peu de durée; la flamme même la plus ardente s'éteint quand elle n'a rien à consumer. Si le bruit qui courut. l'an passé est faux, et quand il serait véritable, il cessera quand on en fera cesser la cause.

Je ne crains pas en parlant de la sorte quelque chose de semblable pour vous; niais par un mouvement de charité je tremble même quand il n'y a rien à appréhender. Ah! si vous voyiez votre soeur et si vous entendiez les paroles qui sortent de sa bouche, vous jugeriez de quel esprit est animé un si petit corps, et vous avoueriez que son coeur est enrichi des dépouilles de l'Ancien et du Nouveau-Testament. Les jeunes lui tiennent lieu de divertissement et les prières de délices. Elle tient des timbales comme une autre Marie, et, voyant Pharaon submergé, elle s'écrie à la tête d'une troupe de vierges en ces termes : « Chantons des cantiques au Seigneur : il a été exalté d'une manière sans pareille, et il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier.» Elle passe les jours et les nuits de la sorte, attendant l'arrivée de l'époux avec de l'huile , dont elle a fait provision pour sa lampe. Imitez-la donc : que l'on trouve à Rome ce qu'on rencontre à Béthléem, qui est une ville beaucoup plus petite que la capitale de l'empire romain. Vous êtes riche, vous pouvez facilement donner à manger aux pauvres : employez à des actes de charité ce qui avait été préparé pour le luxe. Si vous n’êtes point dans le dessein de vous remarier vous ne devez point craindre la pauvreté. Retirez des vierges de l'esclavage du siècle et les conduisez dans l'appartement du roi; rachetez des veuves et les vêlez comme de belles violettes parmi les lis des vierges et les roses des martyrs; faites de ces bouquets, au lieu de la couronne d'épines sous laquelle le Sauveur a porté la peine des péchés des hommes. Donnez de la joie et de l'assistance à votre illustre père; que sa fille lui remette dans la mémoire ce qu'il a appris de sa femme. Il a les cheveux blancs, les dents lui tombent, son front est couvert de rides, la mort est à ses côtés, et il semble que le lieu où sera son tombeau soit déjà marqué; car, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, nous vieillissons : qu'il prépare donc ce qui est nécessaire pour un long voyage; qu'il emporte avec lui ce qu'il sera contraint de quitter; ou, pour mieux dire , qu'il envoie au ciel devant lui ce que la terre dévorera s'il ne le fait pas.

Les jeunes veuves, dont quelques-unes suivent Satan et violent en se remariant la foi qu'elles avaient promise à Jésus-Christ, tiennent ordinairement ce langage : « Le peu de biens que j'ai se perd tous les jours; je dissipe ce que mes ancêtres m'ont laissé ; un valet me (304) parle avec arrogance; une servante ne m'obéit, point : qui fera mes affaires de dehors? qui élèvera ires enfants et aura soin de mes domestiques?» C'est ainsi qu'elles prennent pour prétexte de leur second mariage ce qui devrait les en détourner : en effet, une mère ne donne pas à ses enfants un homme qui les élève, mais un ennemi; elle ne les abandonne pas à la conduite d'un père, mais elle les assujettit à un tyran. L'ardeur de la concupiscence lui fait oublier une partie d'elle-même : de petits innocents qui ne sont pas encore capables de connaître leur infortune voient une nouvelle mariée en celle qui a pleuré longtemps la mort de leur père. Pourquoi alléguer votre bien et l'arrogance de vos valets ? avouez plutôt votre infamie, car une femme ne prend point un mari pour ne point coucher auprès de lui. Si la concupiscence ne vous porte pas à ce dessein, quelle folie de vous prostituer comme une courtisane pour devenir riche, et de souiller votre pureté, dont le prix est inestimable, pour des richesses périssables et de nulle valeur! Pourquoi vous remarier si vous avez des enfants? si vous n'en avez point, pourquoi vous exposer à une stérilité achevée dont vous avez vu le commencement dans votre premier mariage, et préférer unie chose incertaine à une honte assurée? On fait aujourd'hui votre contrat de mariage, et bientôt on vous forcera de faire votre testament : votre mari , dans une parfaite santé, feindra d'être malade et fera le sien pour vous engager à en faire autant, et à mourir s'il le peut. D'ailleurs, s'il vous liait des enfants ils seront la cause de divisions domestiques : il ne vous sera pas permis d'aimer ceux de votre premier lit ni de les regarder de bon oeil. Si vous leur donnez à manger en cachette, votre second mari portera envie à leur père, quoique décédé, et il semblera que vous l'aimez encore si vous ne haïssez ses propres enfants. Si vous épousez un homme qui en ait de sa première femme, fussiez-vous la plus douce de toutes les mères, on rappellera contre vous tout ce que les comédiens et les rhéteurs ont jamais dit de plus injurieux et de plus piquant contre les plus cruelles marâtres. Si le fils de votre mari a seulement un petit mal de tête on médira de vous comme d'une magicienne; vous passerez pour barbare si vous ne lui donnez point à manger, et si vous lui en donnez on dira que vous l'aurez empoisonné.

Après cela quel avantage ont les secondes noces que vous puissiez comparer à tant de maux? Mais voulons-nous savoir quelles doivent être les véritables veuves ? lisons l'Evangile de saint Luc. «Il y avait, » dit-il, « une prophétesse appelée Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser. » Anne signifie: grâce; Phanuel en notre langue veut dire: visage de Dieu, etAser peut être pris pour : richesse, ou pour: béatitude. Parce que cette femme était demeurée veuve depuis sa jeunesse, jusqu'à quatre-vingt-quatre ans qu'elle avait alors, et qu'elle était sans cesse dans le temple, servant Dieu nuit et jour dans les jeûnes et les prières, elle fut trouvée digne d'une grâce surnaturelle, d'être appelée la fille du visage de Dieu, et de jouir de la béatitude et des richesses de son bisaïeul. Mettons-nous devant les yeux cette veuve qui aima mieux rassasier Elie que son propre fils ou manger elle-même, et mourir de faim elle et son fils la nuit suivante, pour sauver la vie à ce prophète, que perdre l'occasion de faire l'aumône, méritant par une poignée de farine de recevoir la bénédiction du ciel. Elle sema cette poignée de farine , qui produisit des muids d'huile. La cherté était dans la Judée, où la semence de froment était morte , pendant que parmi les idolâtres une veuve avait de l'huile en abondance. Nous lisons dans le livre de Judith l'histoire d'une autre veuve: celle-ci,exténuée de jeûnes et vêtue d'un habit de deuil, ne pleurait pas la mort de son mari; mais elle attendait dans les mortifications l'arrivée du véritable époux. Il me semble que je la vois l'épée à la main et couverte de sang; je reconnais la tête d'Holopherne qu'elle rapporte à travers les ennemis. Une femme a plus de courage que les hommes, et la chasteté triomphe de l'incontinence. Mais elle change aussitôt d'habit, elle reprend celui de deuil, auquel elle est redevable de sa victoire, et qui la pare mieux certes que les habits les plus somptueux du siècle.

Quelques-uns mettent au nombre des veuves Débora, et croient qu'elle fut mère de Barach, général de l'armée des Hébreux; mais ils se trompent, car l'Ecriture en parle autrement. Pour moi, j'en fais ici mention parce qu'elle a été prophétesse et qu'elle a été mise au rang des juges d'Israël. Elle fut appelée Abeille , se (305) nourrissant des fleurs de l'Écriture sainte , et pouvant dire avec David : « Vos paroles sont plus douces à ma bouche que le miel. » 1Voëmi, ou, en notre langue, consolée, après la mort de son mari et de ses enfants en pays étranger revint dans sa patrie avec sa pureté, et, soutenue par cette vertu dans son voyage, elle retint auprès d'elle sa bru, quoiqu'elle fût Moabite, pour l'accomplissement de cette prophétie d'Isaïe : « Envoyez, Seigneur, l'agneau dominateur de la terre de la pierre du désert à la montagne de la fille de Sion.»Je viens enfin à cette pauvre veuve de l'Évangile qui dans sa pauvreté était plus riche que tout le peuple d'Israël : elle mit deux pièces d'argent dans le tronc, donnant de son indigence, et tout ce qu'e1le avait pour subsister.

Mais pourquoi rapporter ici les anciennes histoires des femmes vertueuses, puisqu'il y en a plusieurs à Rome que vous pouvez vous proposer pour modèle, sans rien dire d'aucune en particulier, de peur qu'il ne semble que je veuille les flatter? Marcella, répondant à la noblesse de sa maison, nous rappelle quelque chose de l'Évangile : Anne vécut sept ans avec son mari depuis qu'elle l'avait épousé étant vierge, celle-ci n'a vécu que sept mois avec le sien; l'une attendait l'arrivée de Jésus-Christ, l'autre le tient entre ses bras; l'une en entretenait tous ceux qui espéraient la rédemption d'Israël, et l'autre chante avec ceux qui ont été rachetés : «Un frère ne rachète point son frère, mais un homme étranger le rachètera. »

Au reste j'ai mis au jour depuis deux ans quelques livres contre Jovinien, où j'ai répondu par des raisons tirées de l'Écriture sainte à quelques passages de saint Paul qui semblent autoriser les secondes noces; de sorte que je ne répéterai point ici ce que vous pouvez lire dans ces ouvrages.

Voilà seulement ce que j'avais à vous dire sur cette matière; et je finirai en vous avertissant que, si vous pensez sans cesse à mourir un jour, vous ne songerez jamais à vous remarier.

SUR LA VIDUITÉ. PARTIE II.
 

A SALVINA.

 

Je crains qu'on ne me soupçonne ici de faire par ambition et par vanité ce que je ne fais que par devoir et à l'exemple de celui qui a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et Humble de coeur; , je crains qu'on ne s'imagine que, sous prétexte d'écrire à une veuve et. de consoler une affligée, je songe à m'introduire à la cour des princes et à gagner l'amitié des grands; mais on n'aurait pas ces pensées là de moi si l'on savait que Dieu défend d'avoir égard dans les jugements à la misère du pauvre, de peur que sous prétexte de compatir à la disgrâce d'un malheureux on ne blesse les intérêts de la justice; car c'est la nature des choses et non pas la qualité dos personnes qui doit être la règle de nos jugements. Si le riche sait user de ses richesses elles ne sont point un obstacle à son salut, et si le pauvre couvert de haillons et réduit à une. extrême misère n'a pas soin d'éviter le péché, son indigence ne le rend pas plus recommandable. Il est aisé de justifier cette vérité par l'exemple du patriarche Abraham et par l'expérience que nous en faisons tous les jours : celui-là conserva toujours l'amitié de Dieu parmi les grands biens qu'il possédait, au lieu que nous voyons tous les jours des pauvres subir toute la rigueur des lois pour les crimes qu'ils commettent.

Je parle à une veuve dont je ne considère point les facultés mais la pureté de l'âme ; à une veuve pauvre dans l'opulence et ne sachant pas elle-même ce qu'elle a; je parle à une personne dont je connais la vertu par le cri public sans la connaître de visage, dont la jeunesse rend la continence plus admirable, qui a pleuré la mort d'un jeune mari d'une manière à servir de modèle aux gens mariés, et qui l'a soufferte comme étant parti le premier, et non pas comme l'ayant perdu. L'excès de son affliction lui est avantageux, car elle cherche son mari absent comme si elle devait ne le trouver qu'en Jésus-Christ.

 

306

 

Mais pourquoi écrire à une veuve que l'on ne connais point ? Trois raisons m'ont obligé à le faire : la première c’est qu'il est du devoir d'un prêtre d'aimer tous les chrétiens comme ses enfants; la seconde est l'étroite amitié qui me liait à votre beau père; la dernière enfin et la plus forte c'est que je n'ai pu le refuser à mon cher Avitus qui m'en a prié, qui a surpassé par le nombre de ses lettres les importunités de cette veuve dont parle l'Evangile, et qui, me rapportant l'exemple de celles à qui j'ai écrit autrefois sur le même sujet, m'a tellement couvert de confusion que j'ai plus considéré ce qu'il désirait de moi que ce qu'il était de la bienséance que je fisse.

Un autre louerait peut-être Nebride de sa dualité de neveu de l'impératrice, de son éducation à laceur, où l'empereur eut pour lui tant l’affection qu'il lui chercha lui-même une femme d'une illustre origine, et s'assura par cet otage de la fidélité de l'Afrique qui remuait : pour moi, je dirai d'abord à sa louange que, peut-être par une sorte de pressentiment de la mort qui le devait bientôt enlever, il vécut parmi les grandeurs de la cour et les dignités dont il fut honoré avant l'âge compte un homme qui a la mort devant lui. L'Ecriture rapporte que Corneille, qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'Italienne, fut si agréable au Sauveur qu'il lui envoya un ange pour lui apprendre que la grâce de l’Evangile, alors bornée à la Judée, allait s'étendre aux gentils, à  cause de son mérite, par le ministère de saint Pierre. Cet homme fut le premier des fidèles incirconcis qui fut baptisé par le prince des apôtres, et son baptême fut le présage du salut des autres, dont il offrit les prémices en sa personne. « Il y avait un homme à Césarée nommé Corneille,» dit l’Ecriture, « qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'italienne : il était religieux et craignant Dieu, avec toute sa famille; il faisait beaucoup d'aumônes au peuple et, priait Dieu incessamment.»

Tout ce qui est dit de ce centenier convient à Nebride en y changeant le nom était si religieux et aimait tant la pureté qu'il était vierge quand il fut marié; il était si craignant Dieu que , sans songer a sa dignité, il n'avait commerce qu'avec des solitaires et des ecclésiastiques; il faisait de si grandes aumônes que la porte de son palais était tous les jours assiégée par une armée de pauvres, et il priait Dieu si soupent qu'il en obtint à la lin ce qui lui était le plus avantageux. Ainsi on peut dire qu'il a été enlevé de peur que son esprit ne fût changé par la malice, car son âme était agréable à Dieu. Après cela, je puis à son occasion me servir des paroles de saint Pierre: « J'ai reconnu qu'il est très véritable que Dieu n'a point d'égard aux diverses conditions des personnes, mais qu'en toute condition celui qui le craint et qui fait des oeuvres justes lui est agréable.»

L'épée, la cuirasse, et les gardes qui l'environnaient ne ruinèrent point ses desseins pendant qu'il était à l'armée, parce que sous les étendards d'un prince il combattait pour un autre. De même un méchant habit et une pauvreté apparente n'avancent point ceux dont les actions ne répondent, point à la dignité du pont de chrétien. Nous trouvons encore dans l'Evangile un témoignage avantageux rendu par le Sauveur en faveur d'un autre, centenier : « Je vous dis en vérité (ce sont les paroles de Jésus-Christ) que je n'ai point trouve une si grande foi dans Israël.» Même, pour prendre la chose de plus loin, Joseph, dont la vertu a paru également dans la pauvreté et parmi les richesses, qui a fait voir dans la liberté et dans les chaînes que son âme ne pouvait être esclave, Joseph, dis-je, qui, après Pharaon, eut toutes les marques de la royauté, ne plut-il pas tellement à Dieu qu'il fut choisi pour être le père de deux tribus? Daniel et les trois jeunes gens hébreux étaient des premiers de Babylone , où ils avaient l'administration des finances; et néanmoins leur âme était entièrement attachée au service de Dieu, quoiqu'il semblât qu'ils servissent Nabuchodonosor. Mardochée et Esther y vainquirent sous des habits précieux leur ennemi par leur humilité, et leur vertu alla jusqu'à commander à leurs vainqueurs tout étant esclaves.

Je rapporte ces exemples pour montrer que l'alliance de l'empereur, l'opulence et les dignités ont servi à faire éclater la vertu de Nebride; car Salomon nous apprend que « les richesses servent comme la sagesse.» Que l'on ne m'objecte point ce passage de l'Evangile : « Je Vous le dis en vérité, il est bien difficile qu'un riche entre dans le royaume des cieux ; » ni cet autre: « Je vous le dis encore une fois, il est plus aisé qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille (307) qu'il ne l'est qu'un riche entre dans le royaume du ciel; » autrement il semblerait que Zachée, chef des publicains, et dont l'Ecriture parle comme d'un homme très-riche, n'aurait pas dû être sauvé. Le conseil que donne saint Paul dans son épître à Timothée nous découvre de quelle manière ce qui est impossible aux hommes ne l'est point à Dieu : « Ordonnez aux riches de ce monde, » dit-il, «de n'être point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance ce qui est nécessaire à la vie, d'être charitables et bienfaisants, de se rendre rides en bonnes ouvres, de donner l'aumône de bon coeur, de faire part de leurs biens à ceux qui en ont besoin, de s'acquérir un trésor et de s'établir un fondement solide pour l'avenir, afin de pouvoir arriver à la véritable vie. » Ces paroles enseignent de quelle manière un chameau peut passer par le trou d'une aiguille, et de quelle manière cet animal bossu, ayant mis bas son fardeau, peut prendre des ailes de colombe pour aller se reposer sur les branches de l’arbre qui a pris racine d'un grain de sénevé. Les chameaux d’Isaïe, qui apportèrent de l'or et de l'encens à la ville du Seigneur, sont la figure de ce chameau bienheureux; et même nous lisons dans les fables d'Esope qu'une belette, ayant le ventre trop plein; ne put sortir par le trou par où elle était entrée.

Nebride donc, avant incessamment ces mots devant les yeux : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piégé élu diable et en divers désirs, » employait à faire subsister les pauvres ce qu'il recevait des libéralités de l'empereur et les émoluments des charges qu'il remplissait. Il se souvenait. que Dieu a parlé de la sorte : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, venez et me suivez ; » et parce qu'il ne pouvait pas exécuter ce commandement, ayant une femme, des enfants encore petits et une famille nombreuse, il employait les richesses injustes à se faire des amis qui le reçussent dans les tabernacles éternels. Il ne quittait pas une fois seulement ce qui l'embarrassait , comme les apôtres qui n'abandonnèrent qu'une fois leur bateau et leurs filets; mais il suppléait à la pauvreté des autres afin que la sienne fût soulagée un jour parleur abondance , et qu'ainsi tout fût réduit à la même égalité.

La personne à qui ce petit ouvrage est adressé sait que je ne parle qu'après les autres, n'avant rien vu de ce que je dis, et que ce n'est point un bienfait qui m'a porté à raconter ceci, à l'exemple des écrivains de la Grèce, qui payaient par des louanges les grâces qu'ils avaient reçues d'un prince. On ne doit point avoir ce soupçon d'un chrétien : ayant de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents ; ne mangeant que des lé gurnes et du pain noir, les richesses me seraient inutiles, et la flatterie, qui a toujours pour but d'être récompensée, ne me servirait de rien,et par conséquent il faut croire que je parle avec sincérité puisqu'il n'y a rien qui puisse m'obliger à mentir.

Mais, de peur qu'on ne se persuade que Nebride ne mérite d'être loué que par les aumônes qu'il a faites, quoique l'aumône soit d'elle-même d'une haute importance et que Salomon assure « qu'elle éteint le péché comme l'eau éteint le feu, » je rapporterai encore ses autres vertus, dont une seule se trouve dans peu de personnes en un degré aussi éminent qu'il les a eues toutes ensemble. Qui est celui qui a été jeté dans la fournaise du roi de Babylone sans être brûlé? quel est  le jeune homme qui a laissé son manteau entre les mains d'une maîtresse égyptienne ? qui n'est point effrayé de ces paroles de saint Paul : « Je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps?» Chose difficile à croire, un seigneur élevé à la cour, familier avec l'empereur, et nourri à une table dont la mer et la terre entretiennent le luxe de ce qu'elles ont de plus précieux, eut à la fleur de son âge plus de pudeur qu'une jeune fille, et ne donna jamais lieu au moindre bruit qui eût porté préjudice à sa pudicité; un seigneur qui était cousin des fils de l'empereur, avec qui il avait fait ses exercices, ce qui seul est capable d'unir étroitement ceux que le sang n'avait pas unis , ne s'enfla point d'orgueil et ne méprisa point les autres; mais, se rendant aimable à tout le monde, aima les princes comme ses frères, les craignit comme ses souverains, et avoua que son bonheur dépendait de leur fortune. Il avait tellement gagné l'esprit des ministres, et de ce grand nombre d'officiers où la vanité des princes veut. faire paraître la (308) grandeur de leur fortune, que, quoiqu'ils fussent avec; raison au-dessous de lui , ils crurent cependant lui être égaux par les lions services qu'il leur rendait.

Il est bien difficile de ne point jouir de sa gloire, et de se faire aimer par des personnes au-dessus de qui l'on est. Quelle veuve n'a point été assistée de Nebride et quel orphelin n'a point trouvé en lui un père ? Il recevait les prières de tous les évêques d'Orient; il employait ce qu'il demandait à l'empereur à faire des aumônes, à racheter les esclaves et à soulager les malheureux ; et il l'obtenait avec d'autant plus de facilité que l'on savait que ce qui lui était accordé était une grâce pour plusieurs personnes.

Mais pourquoi différer à le dire? « toute la chair n'est que de l'herbe, et sa gloire la fleur de l'Herbe : » la terre est retournée dans la terre ; il, est mort en paix, il a été mis auprès de ses pères plein de lumière et de jours ; et étant parvenu à une heureuse vieillesse, car« les cheveux blancs d'un homme consistent dans sa sagesse, » il a rempli en peu de temps l'espace de plusieurs siècles. Mais il vous a laissé ses ennemis, et une femme qui est un trésor de pureté. Le jeune Nebride, qui reste au monde, est le portrait du mort : la majesté du père. parait dans le fils, et, la conformité de leurs âmes se faisant voir au travers de son corps, on peut dire que ce petit corps est animé d'un grand courage. Il a une soeur qui est un assemblage de lys et de roses et qui, mêlant la beauté de son père avec, les traits de sa mère, est seule une parfaite image de l'un et de l'autre. L'empereur ne fait point de difficulté de la porter à son cou ni l'impératrice, de la tenir entre ses bras. L'humeur de cette petite fille est si douce qu'elle est la joie de toute sa famille. Elle cause, et ses bégaiements rendent ce qu'elle dit plus agréable.

vous avez donc, madame, des enfants à élever, et que vous pouvez, considérer comme votre mari. «Les enfants d'une maison sont un don de la bonté du Seigneur, et le fruit des entrailles est une récompense qui vient de lui seul. » Vous avez deux fils pour un mari que vous avez perdu rendez à ceux-ci ce duc vous deviez à l'autre, et que l'amour duc vous leur portez vous consol, de son absence.

Ce n'est pas peu de chose devant Dieu que de bien élever ses enfants. Ecoutez l'opinion de saint Paul sur ce sujet : « Que celle qui sera choisie pour être mise au rang des veuves n'ait pas moins de soixante ans; qu'elle n'ait eu qu'un mari, et qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes œuvres, si elle a bien élevé ses enfants, si elle a exercé l'hospitalité , si elle a lavé les pieds des saints, si elle a secouru les affligés, si elle s'est appliquée à toutes sortes d'actions pieuses. » Ne vous étonnez pas de l'âge de soixante ans qu’il demande, et ne croyez pas pour cela qu'il rejette les jeunes veuves: au contraire soyez persuadée que vous serez choisie par celui qui a dit : « Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse ; » car il a plus d'égard à la pureté qu'à l'âge; autrement toutes les veuves au-dessous de soixante ans devraient se remarier; mais l'Apôtre donnant des conseils à l'Eglise, qui était en ce temps-là dans sa naissance, et pourvoyant aux nécessités de ceux qui la composaient et principalement à celles des pauvres, qui avaient été confiées à ses soins et à ceux de Barnabé, il veut en ce passage que l'on fasse part des biens de l’Eglise aux véritables veuves qui ne peuvent plus travailler de leurs mains et qui ont été éprouvées par leur âge et par leur vie. Le prêtre Héli devient criminel par les péchés de ses enfants, et par conséquent il faut croire que ceux qui demeurent dans la foi et qui s'appliquent aux exercices de charité et de continence rendent leurs pères agréables à Dieu. « Timothée, » dit l'Apôtre, «conservez inviolablement la pureté. »

Ce n'est pas que je craigne rien de mauvais de vous, mais la charité nie porte à vous avertir, parce que vous êtes dans un âge enclin aux plaisirs : croyez donc que ce que je vais dire s'adresse à vos jeunes ans et ne vous regarde point. « La veuve qui vit dans les délices est morte quoiqu'elle paraisse vivante. » C'est l'avis du vaisseau d'élection, et ces paroles viennent du trésor d'où celles-ci sont sorties : « Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche? » C'est le témoignage de celui qui connaissait par son expérience particulière la fragilité du corps de l'homme ; « car je n'approuve pas ce que je fais, » disait- il, « parce que je ne fais pas ce que je veux, mais jetais ce que je condamne. C'est pourquoi, » ajoute-t-il ailleurs, « je traite rudement mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu'avant prêché aux autres, je ne sois réprouvé (309) moi-même. » Si ce grand apôtre appréhende, qui de nous peut être en sûreté? Si David et Salomon, qui étaient agréables à Dieu l'un et l'autre, ont été vaincus comme des hommes afin que leur défaite nous servit de préservatif et l'exemple de leur pénitence de moyen de nous sauver, qui ne craindra de tomber dans un chemin si glissant?

Que l'on ne serve point à votre table de ces oiseaux qui coûtent tant, et ne croyez pas que ce soit ne manger point de chair que de vous abstenir de manger du lièvre et du cerf, puisque l'on ne mesure pas les animaux par le nombre de leurs pieds, mais par la délicatesse et le plaisir du goût. Je sais bien que saint Paul a dit que « tout ce que Dieu a créé est bon, et que l'on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec actions de grâce; »mais il a dit en un autre endroit : « Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin; » et ailleurs

« Ne vous laissez point aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions. Tout ce que Dieu a créé est bon. » Ces paroles sont pour les femmes qui, ayant encore leurs maris, travaillent à leur plaire: pour vous qui avez enseveli les plaisirs dans le tombeau du vôtre, qui avez effacé avec vos larmes les parures de votre visage, et qui avez quitté les habits somptueux pour en prendre un de deuil, vous n'avez besoin que de persévérance dans le jeûne. Que la pâleur et la négligence vous tiennent lieu de perles: ne couchez point sur un lit de plumes, et n'échauffez point par les bains un sang déjà échauffé par l'ardeur de la jeunesse. Ecoutez ce qu'un poète païen fait dire à une veuve chaste qui veut demeurer dans la continence : « Celui à qui j'ai été mariée le premier a emporté mon amour avec lui en mourant; qu'il le garde dans son tombeau.» Si l'on parle de la sorte d'un verre de nulle valeur et d'une païenne, que doit-on dire d'un diamant de grand prix et d'une veuve chrétienne? si une femme idolâtre rejette les plaisirs par un simple sentiment de la nature, que doit-on attendre d'une dame chrétienne, qu'un époux dans le tombeau et un autre avec qui elle vivra un jour dans le ciel obligent à demeurer dans la continence?

Je vous prie encore une fois de ne pas croire que j'aie dessein de vous offenser par des avis donnés en général à une jeune personne : je vous écris parce que je crains et non pas pour vous faire des reproches, et je voudrais même que vous ignorassiez toujours ce que je crains. La réputation d'une femme est une chose fragile; c'est une fleur dont le moindre vent ternit bientôt la beauté, et particulièrement en un âge enclin aux plaisirs, et lorsque l'on n'est plus sous l'autorité de son mari dont l'ombre seule lui est un asile assuré. Que fait une veuve au milieu d'une famille nombreuse, parmi une foule de valets qu'elle ne doit pas mépriser parce qu'ils sont ses domestiques, mais avec qui elle doit rougir parce qu'ils sont hommes? S'il faut donc que le train d'une maison réponde à sa grandeur, que l'on en donne la conduite à un vieillard de bonnes laceurs et de qui la probité soit digne de celle qui l’aura choisi. Plusieurs femmes dont les maisons n'étaient ouvertes à personne n'ont pas laissé d'être calomniées à l'occasion de quelques domestiques qui passaient pour suspects, soit à cause de leurs Habits somptueux, de leur embonpoint et de leur jeunesse, ou de l'orgueil que leur inspirait l'opinion secrète où ils étaient de n'être pas haïs; car quoiqu'ils cachassent cet orgueil, il paraissait néanmoins quelquefois en traitant leurs égaux comme s'ils eussent été leurs valets. Recevez ceci comme un avis, afin que vous veilliez avec toute sorte de soin sur votre coeur et que vous preniez garde à tout ce que l'on petit inventer à votre préjudice. Que l'on ne voie point auprès de vous de faiseurs d'affaires trop ajustés, de ces comédiens qui joueraient le personnage de femme s'ils étaient sur un théâtre, de musiciens dont les airs empoisonnés sont. le langage de Salan, ni de jeunes Hommes mis avec coquetterie; qu'il n'y ait rien d'efféminé et qui approche de la comédie dans les services qu'on vous rendra. Cherchez de la consolation avec des personnes de votre sexe, avant auprès de vous des veuves et des vierges ; car on juge aussi des maîtresses par les moeurs des servantes. Puisqu'il vous reste encore une mère tris vertueuse et une tante qui n'a jamais été mariée, avec qui vous pouvez vous entretenir avec sûreté, pourquoi vous exposer au danger en recherchant la compagnie des étrangers?

Lisez sans cesse l'Ecriture sainte, et vaquez si souvent a l'oraison qu'elle vous serve comme d'un bouclier pour repousser les mauvaises pensées qui attaquent ordinairement la jeunesse. Il est impossible d'être exempt de ces premiers (310) mouvements qui sont comme les avant-coureurs de la passion et qui, chatouillant notre esprit de l'amorce du plaisir, nous mettent dans l'irrésolution de rejeter la pensée ou de nous y arrêter. De là vient que le Sauveur dit dans l'Évangile : « C'est du coeur que partent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les médisances; » ce qui nous apprend que le coeur de l'homme est enclin au final dès sa jeunesse, et que l'âme se trouve partagée entre les désirs de la chair et ceux de l'esprit, se laissant aller tantôt à ceux-ci et tantôt à ceux-là. Personne ne naît exempt de vices, et celui qui en a le moins est sans doute le meilleur. De là vient que le prophète a dit : « J'ai été si troublé que je n'ai pu parler; » et en un autre endroit «Mettez-vous en colère et ne péchez pas. » «Je t'assommerais de coups si je n'étais pas en colère, » dit un jour Archytas de Tarente à un paresseux; car « la colère de l'homme n'accomplit point la justice de Dieu.»

Ce que nous avons dit d'une passion peut être appliqué aux autres: comme c'est le propre de l'homme de se mettre en colère et d'un chrétien de ne pas pécher, de même la chair désire ce qui est de la chair, et entraîne l'âme par des amorces dans des plaisirs qui lui donnent la mort; mais nous devons éteindre ces plaisirs dans l'amour de Jésus-Christ, et par le moyen de l'abstinence tenir dans la sujétion un animal qui se révolte. Pourquoi tout cela? pour vous apprendre que vous êtes femme, et par conséquent sujette aux passions si vous ne prenez garde à vous. Nous sommes faits tous d'un même limon, la même concupiscence règne parmi la soie et parmi la bure; elle ne craint point la grandeur des rois et ne méprise point la bassesse des pauvres. Ayez plutôt mal à l'estomac qu'à l'âme; assujettissez plutôt votre corps que souffrir qu'il vous assujettisse.

Ne m'alléguez point le secours de la pénitence, qui est le remède: des malheureux : il faut craindre une blessure qui se guérit avec douleur; il vaut mieux arriver au port dans un vaisseau qui n'ait point été battu de la tempête que s'exposer à être brisé contre les rochers en se sauvant nu sur une planche. En un mot, qu'une veuve ne passe point à un second mariage sous prétexte qu'il est toléré; qu'elle n'écoute point ces paroles de l'Apôtre : « Il vaut

mieux se marier que brûler; » car si l'on ne brûle point, se marier n'aura en soi rien de bon.

Que les hérétiques ne prennent point ici occasion de me calomnier : je sais que le mariage et un lit sans tache méritent d'être honorés; mais je sais aussi qu'Adam n'eut qu'une femme, mime après avoir été chassé du Paradis terrestre. Lamech, homme de sang, de malédiction, et de la race de Caïn, divisa le premier la côte en deux, et cet auteur de la bigamie en fut incontinent puni par le déluge. Il est vrai que saint Paul, craignant la fornication, écrivit en ces termes à Timothée : « J'aime mieux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage et qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis de notre religion de nous l'aire des reproches. » Il en rend aussitôt la raison : « Car déjà quelques unes se sont égarées pour suivre Satan. » Ainsi vous voyez qu'il ne couronne pas celles qui sont demeurées fermes, mais qu'il tend la main à celles qui sont tombées.

Regardez ce que c'est qu'un second mariage, que l'on préfère seulement à un égarement abominable : «Parce que, » dit-il,«quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan, , c'est pourquoi il permet à une jeune veuve, qui ne peut pas demeurer dans la continence ou qui ne veut pas le faire, de prendre plutôt un second mari que de suivre le diable. Un second mari est sans doute fort à souhaiter, puisqu'on ne se donne à lui que pour n'être point à Satan. Jérusalem se laissa aussi aller autrefois à la débauche et s'abandonna à tous les passants. Elle cessa en Egypte d'être vierge; mais, étant entrée dans le désert et s'ennuyant de la longueur du chemin, elle reçut des lois qui ne lui étaient pas avantageuses, et de mauvais moyens de justification qui étaient plutôt un châtiment pour elle qu'un secours.

Il ne faut pas s'étonner que les veuves incontinentes, de qui l'Apôtre dit: «La mollesse de leur vie les portant à secouer le joug de Jésus-Christ, elles veulent se remarier, s'engageant ainsi dans la condamnation par le violement de la foi qu'elles lui avaient donnée auparavant, » il ne faut pas, dis-je, s'étonner qu'elles aient obligé saint Paul à permettre les secondes noces. Cette loi, bien loin de leur être avantageuse, est un mauvais moyen de justification, puisqu'en leur (311) laissant la liberté de se marier deux fois, trois fois, et vingt même si elles le voulaient, on leur donne moins des maris qu'on ne les empêche de commettre des adultères.

Je vous dis ceci, ma chère fille, et vous le répète toujours, afin qu'oubliant le passé, vous regardiez l'avenir. Il y a des veuves comme vous dont vous pouvez suivre l'exemple, et entre autres Judith, et Anne, fille de Phanüel, qui demeuraient jour et nuit dans le temple, conservant le trésor de leur pureté par les jeûnes et par les prières. La première, qui est la figure de l’Eglise, coupa la tête au diable, et, l'autre, informée des misères qui devaient s'accomplir, reçut le Sauveur entre ses bras.

Au reste , je vous supplie en finissant cette lettre de croire que si elle n'est pas plus longue, le défaut de paroles ou la stérilité de la matière n'en est pas cause : je crains d'être ennuyeux à une personne que je n'ai point l'honneur de connaître, et j'ai redouté le jugement qu'en feront en secret ceux qui la liront.

SUR LA VIDUITÉ. PARTIE III.
 

A AGÉRUCHIA

 

Je cherche un sentier tant nouveau dans un chemin que j'ai déjà fait plusieurs fois : je pense à donner une nouvelle forme à une matière que j'ai ira fée souvent et presque épuisée ; je veux parler d'un même sujet sans dire les mêmes choses, et je vais prendre plusieurs détours pour arriver au terme que je me propose, sans néanmoins m'écarter du chemin qui y conduit. J'ai souvent écrit, aux veuves , et , cherchant dans les saintes Ecritures plusieurs exemples pour les animer à la pratique de la vertu, j'ai ramassé différents passages, comme autant de fleurs pour couronner la chasteté. Je parle maintenant à Agéruchia, à qui, par une conduite particulière de la divine Providence, l'on donna un nom qui marquait ce qu'elle devait être un jour;car elle semble réunir en sa personne le mérite de son aïeule, de sa mère et de sa tante , de ces saintes femmes qui se sont rendues si recommandables par leur piété et leur attachement à Jésus-Christ : Métronia, son aïeule, étant demeurée veuve durant quarante ans, a retracé dans sa vie une image des vertus d'Anne, tille de Phanuël, dont parle l'Evangile; sa mère Benigna, veuve depuis quatorze ans, se voit en la compagnie des vierges dont la chasteté porte du fruit au centuple. Il y a vingt ans que sa tante Agéruchia, soeur de son père Cèlerin , a perdu son mari. Ce fut elle qui reçut sa nièce entre ses bras aussitôt qu'elle fut née; c'est elle qui t'a élevée dans son enfance, et c'est elle qui l'instruit encore aujourd'hui, et qui la forme dans les mêmes maximes que sa mère lui a enseignées.

Je n'ai touché tout cela en passant, ma très chère fille, que pour vous faire voir qu'en demeurant veuve ce n'est pris tant un honneur que vous faites à votre famille qu'un devoir dont vous vous acquittez envers elle, et que vous seriez plus digne de mépris si vous refusiez de lui renvoyer cette gloire que vous en avez reçue que de louanges si vous étiez la première qui l'eût relevée par cet endroit. D'ailleurs depuis la mort de votre mari Simplicius il vous est né de. lui un enfant qui porte son nom : ainsi vous n'avez plus sujet de craindre que votre maison s'éteigne faute d'héritier, prétexte ordinaire dont se servent les femmes pour couvrir l'emportement de leur passion, en donnant à entendre que si elles se remarient ce n'est point par incontinence mais par le seul désir d'avoir des enfants.

Mais pourquoi vous exhorter à la continence comme si vous aviez de la peine à prendre ce parti? Ne sait-on pas que vous avez cherché dans l'Église un asile à votre chasteté pour vous dérober aux recherches des plus grands seigneurs de la cour, qui, poussés par le démon, l'ont tous leurs efforts pour gagner uns veuve qui par sa jeunesse, par sa beauté, par sa naissance, par ses richesses attire les cœurs de tout le monde, et dont le triomphe est d'autant plus beau et plus éclatant qu'elle a plus de combats à soutenir pour les intérêts de la chasteté.

D'abord on nous oppose ici , comme dès la sortie du port, une espèce d'écueil pour nous empêcher de prendre le large : c'est l'autorité de l'apôtre saint Paul qui, écrivant à Timothée, parle des veuves en ces termes : « Je veux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage, et qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis (312) de notre religion de nous faire des reproches ; car déjà quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan. »Expliquons d'abord le véritable sens de ce passage , mettons-le dans tout son jour, et suivons pied à pied l'apôtre saint Paul sans le perdre un moment de vue. Il avait dit un peu auparavant cri faisant le portrait d'une véritable veuve : « Il faut qu'elle n'ait eu qu'un mari , qu'elle ait bien élevé ses enfants , qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes oeuvres, qu'elle ait secouru les affligés, qu'elle mette toute son espérance en Dieu, et qu'elle persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison. » Parlant ensuite des veuves qui sont d'un caractère tout différent : « Pour celle, » dit-il, « qui vit dans les délices, elle est morte quoiqu'elle paraisse vivante;» et afin d'instruire son disciple à fond il ajoute aussitôt : « Mais n'admettez point en ce nombre les jeunes veuves, parce que la mollesse de leur vie les portant à secouer le joug de Jésus-Christ , elles veulent se remarier , s'engageant ainsi dans la condamnation par le violement de la foi qu'elles lui avaient donnée auparavant. » Ce n'est donc qu'à celles qui ont outragé leur époux Jésus-Christ par une conduite libertine ( car c'est ce que signifie le mot grec catastreniasôsi ) que l'apôtre saint Paul ordonne de se marier, préférant les secondes noces à une vie licencieuse et déréglée. Au reste , ce n'est pas ici un commandement qu'il leur fait, mais une condescendance dont il use à leur endroit.

Examinons toutes les paroles de ce passage les unes après les autres. « Je veux, »dit l'Apôtre, « que les jeunes veuves se marient. » Pourquoi cela, je vous prie? parce que je ne veux pas qu'elles s'abandonnent au crime. « Je veux qu'elles aient des enfants. » Pour quelle raison? c'est de peur que l'appréhension de devenir grosses ne les oblige à t'aire mourir les enfants qu'elles auraient conçus par des voies criminelles. « Je veux qu'elles gouvernent leur ménage. » Pourquoi? parce qu'il y a moins d'infamie à se marier qu'ès. se prostituer, à prendre un second mari qu'à s'abandonner à plusieurs débauchés , puisqu'on trouve dans les secondes noces une ressource à sa misère , au lieu qu'on ne rencontre dans la débauche que la peine du péché. « Je veux qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis de notre religion de nous faire des reproches.» L'Apôtre renferme dans ce peu de paroles plusieurs avis importants , car par là il défend aux veuves d'exposer la sainteté de leur état aux reproches et aux railleries des infidèles par une propreté trop étudiée , d'attirer après elles une foule de jeunes gens par un visage riant et des regards affectés et de démentir leurs paroles par leurs actions, de peur qu'on ne leur applique ce que dit un poète :

 

Et son ris et ses yeux m'ont promis quelque chose.

 

Enfin pour faire voir en peu de mots les raisons qui l'ont obligé d'ordonner aux veuves de se remarier il ajoute : « Car déjà quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan. » S'il permet donc les secondes noces et même les troisièmes à celles qui ne sauraient garder la continence , ce n'est que pour les arracher à Satan , aimant mieux qu'une femme s'attache à un homme , quel qu'il puisse être, qu'au démon.

C'est à peu près dans ce même. sens qu'il d dans son épître aux Corinthiens : « Pour ce qui est de celles qui ne sont point mariées et des veuves, je leur déclare qu'il leur est bon de demeurer en cet état, comme j'y demeure moi-même. Que si elles sont trop faibles pour garder la continence, qu'elles se marient, car il vaut mieux se marier que brûler. » Pourquoi cela, grand apôtre? Il vient de nous le dire : parce que c'est un plus grand mal de brûler que de se marier; car si l'on envisage la chose en elle-même et non point par rapport à ce qu'elle a de plus faible ; c'est un bien que d'être ce qu'était saint Paul, c'est-à-dire dégagé des liens du mariage et non point attaché à une femme, libre et non pas esclave , occupé du soin des choses de Dieu et non point de ce qui regarde une femme. L'Apôtre ajoute incontinent après « La femme est liée à son mari tant que son mari est vivant, mais si son mari vient à mourir il lui est libre de se marier à qui elle voudra pourvu que ce soit selon le Seigneur; mais elle sera plus heureuse si elle demeure veuve, comme je le lui conseille; et je crois que j'ai aussi en moi l'esprit de Dieu. » Ces paroles ont ici le mente sens que dans l'épître à Timothée parce qu'elles viennent d'un même esprit; ce sont deux lettres différentes, mais elles sont du (313) même auteur. « La femme est liée à son mari tant que son mari est vivant , » et elle devient libre après la mort de son mari : le mariage est donc une chaîne et le veuvage une liberté. La femme est liée à son mari et le mari est lié à sa femme, en sorte due, n'étant pas maîtres de leurs propres corps, ils sont obligés de se rendre le devoir l'un à l'autre, et qu'étant esclaves du mariage , il ne leur est plus libre de garder la chasteté. L'apôtre saint Paul ajoute « Pourvu que ce soit selon le Seigneur.» Par là il défend aux fidèles de contracter des mariages avec les païens. C'est ce qu'il avait dit ailleurs : « Ne faites point alliance avec les infidèles en vous attachant à un même joug avec eux; car quelle union peut-il y avoir entre la justice et l'iniquité, quel commerce entre la lumière et les ténèbres, quel accord entre Jésus-Christ et Bélial, quelle société entre le fidèle et l'infidèle, duel rapport entre le temple de Dieu et les idoles? » Ce serait là, contre la défense de l'Ecriture, mettre à une charrue un boeuf et un âne, et porter en un jour de noces un habit de différentes couleurs. Mais saint Paul, se repentant en quelque manière de ce qu'il avait dit , semble se rétracter aussitôt et refuser ce qu'il avait accordé d'abord : « Elle sera plus heureuse, » dit-il , « si elle demeure veuve ; » et il ajoute que selon lui c'est le meilleur parti qu'elle puisse prendre; et, de peur qu'on ne méprise son conseil comme celui d'un homme du commun, il le confirme par l'autorité du Saint-Esprit, afin qu'on n'envisage pas tant en lui un homme qui compatit à la faiblesse humaine que le Saint-Esprit qui parle par sa bouche.

Au reste, une veuve ne doit point s'excuser sur sa jeunesse sous prétexte que saint Paul a dit : « Que celle qui sera choisie pour être mise au rang des veuves ait du moins soixante ans;» car comment cet apôtre aurait-il obligé les filles et les veuves à se marier, lui qui , parlant filles ceux même qui sont mariés, dit : « Le temps est court ; et ainsi, que ceux même qui ont des femmes soient comme n'en ayant point. » Il parle donc ici des veuves qui étaient entretenues par leurs parents et qui subsistaient par les soins et aux dépens de leurs fils et de leurs petits-fils , à qui saint Paul commande d'apprendre à exercer leur piété envers leur propre famille, à rendre à leurs pères et à leurs mères ce qu'ils ont reçu d'eux et à les secourir dans leurs besoins, afin que l'Église, déchargée du soin de les entretenir, soit plus en état de subvenir aux nécessités de celles dont parle le même apôtre écrivant à Timothée. « Honorer, » lui dit-il , « et assistez les veuves qui sont vraiment veuves, » c'est-il dire entièrement abandonnées de leurs parents, incapables de travailler des mains , également accablées et par le nombre des années et par le poids de leurs misères, mettant toute leur espérance en Dieu seul et n'ayant point d'autre occupation que la prière; ce qui fait voir que les jeunes veuves ( excepté celles qui n'étaient pas en état de travailler) devaient subsister ou par leur propre travail ou par les soins de leurs parents. Le mot « honneur », dont se sert ici saint Paul signifie en cet endroit : aumône, ou : récompense. C'est dans ce sens que le même apôtre dit encore : « Que les prêtres soient doublement honorés, particulièrement ceux qui travaillent à la prédication de la parole et à l'instruction des peuples; » et le fils de Dieu, expliquant dans l'Évangile ce commandement de la loi : « Honorez votre père et voire mère, » fait voir qu'il ne: consiste pas dans un langage de cérémonie et dans des compliments stériles qui souvent ne sont d'aucune ressource à leur misère, mais qu'il consiste à leur donner toutes les choses nécessaires à la vie ; car, au mépris du commandement que le Seigneur fait aux enfants de nourrir leurs pères et leurs mères quand ils sont pauvres , et de leur rendre dans leur vieillesse les services qu'ils en ont eux-mêmes reçus dans leur enfance , les pharisiens et les docteurs de la loi apprenaient aux enfants à dire à leurs pères: « Les dons que j'ai offerts à l'autel et consacrés au temple du Seigneur vous soulageront autant dans notre misère que si je vous donnais de quoi subsister. » Ainsi les enfants, abandonnant leurs pères et leurs mères dans leur indigence, offraient à Dieu des sacrifices dont les prêtres et les docteurs de la loi profitaient. Si donc l’apôtre saint Paul oblige les pauvres veuves qui sont jeunes et robustes de travailler, pour décharger l’Eglise du soin de les entretenir et pour la mettre en état de subvenir plus aisément aux besoins des veuves qui sont avancées en âge, de quel prétexte peuvent se servir celles qui sont dans l'abondance, et qui (314) peuvent elles-mêmes soulager la misère des autres et employer des richesses injustes à se faire des amis qui les reçoivent dans les tabernacles éternels?

Considérez aussi qu'on ne met au rang des veuves que celles qui n'ont eu qu'un seul mari ; car on s'était imaginé que ce privilège était uniquement attaché au sacerdoce, où l'on n'admet point ceux qui ont été mariés plus d'une fois; mais non-seulement on exclut du ministère de l'autel ceux qui ont eu plus d'une femme, on prive encore des aumônes de l'Eglise les veuves qui se sont remariées, et on les juge indignes d'avoir part aux charités des fidèles. Les laïques même sont obligés à celle loi afin de se rendre dignes du sacerdoce; car on choisit les prêtres parmi les laïques, et comme ceux qui ont été mariés deux fois ne sauraient prétendre à cette dignité, il s'ensuit que les laïques mêmes ne sont obligés de se soumettre à une lui qui sert de degré pour monter au sacerdoce.

Il  y a bien de la différence entre ce qu’elle veut l'apôtre saint Paul et ce qu'il est obligé de vouloir : la liberté qu'il laisse aux veuves de se remarier ne vient pas de son choix , mais de leur incontinence; car il souhaite que tous les fidèles lui ressemblent , qu'ils ne s'occupent que des choses de Dieu , et qu'après avoir été affranchis de la servitude du mariage ils ne s'engagent plus dans leurs premières chaises ; mais quand il voit un homme qui se laisse entraîner au gré de ses pussions dans de honteuses débauches, alors il lui tend la main pour le retirer de cet abîme , lui permettant les secondes noces connue lui remède nécessaire à son incontinence.

Que ceux qui se sont remariés ne m'accusent pas d'Aller contre le sentiment de saint Paul, et de parler contre les secondes noces par un zèle amer et un travers d'humeur; car cet apôtre veut deux choses: l'une par autorité, lorsqu'il dit : « Pour ce qui est de ceux qui ne sont point mariés et des veuves, je leur déclare qu'il leur est bon de demeurer en cet état, comme j'y demeure moi-même ; » l'autre par condescendance, en disant : « Que s'ils sont trop faibles pour garder la continence, qu'ils se marient ; car il vaut mieux se marier que brûler. » D'abord il fait voir ce qu'il veut et ensuite ce qu'il est forcé de vouloir ; il veut qu'après le mariage nous demeurions dans l'état où il est lui-même, et que nous goûtions à  son exemple le bonheur de la continence; mais s'il voit que nos inclinations ne s'accordent pas avec les siennes, alors, ménageant notre faiblesse, il nous permet les secondes noces par condescendance. A laquelle  de ces deux volontés nous conformons-nous? Prendrons-nous le parti pour lequel l'Apôtre penche davantage ? choisirons-nous ce qui est en soi un véritable bien , ou ce qui n'est un moindre sial que par rapport à un plus grand, ce qui, ayant en soi quelque chose de mauvais, ne peut en quelque façon être un vrai bien? Si nous choisissons ce que saint Paul ne veut pas niais est forcé de vouloir, ce qu'il n'accorde qu'a ceux dont les désirs sont déréglés, ce ne sera pas la volonté de l'Apôtre, ce sera la nôtre que nous suivrons.

Nous lisons dans l'Ancien-Testament que les filles de prêtres qui étaient veuves et qui n'avaient eu qu'un mari devaient manger des viandes consacrées à Dieu , et qu'après leur mort leur père pouvait leur rendre les derniers devoirs ; mais que si elles se remariaient, leur père devait les regarder comme des étrangères et ne leur donner aucune part aux sacrifices. Les païens même observent cette loi, et par là ils condamnent notre lâcheté, si, éclairés que nous sommes des lumières de la vérité, nous ne faisons pas pour Jésus-Christ ce qu'une aveugle superstition fait pour le démon, qui a su l'art d'inventer une chasteté meurtrière : les prêtres des Athéniens se rendaient impuissants  (1) pour être toujours chastes; les Romains n'admettaient au ministère de leurs faux dieux que ceux qui n'avaient eu qu'une femme, laquelle aussi devait n'avoir eu qu'un mari ; le prêtre d'Apis (2), chez les Egyptiens, devait n'avoir été marié qu'une fois. Je ne dis rien des vierges de Vesta, d'Apollon, de Junon, de Diane et de Minerve, qui se consacraient à ces fausses divinités par le voeu d'une virginité perpétuelle : je me contente de dire un mot en passant de la reine de Carthage, (3), qui aima

 

(1) S. Jérôme, liv. I, cont. Jovin., dit que ces prêtres d’Athènes buvaient de la ciguë pur se rendre impuissantes.

(2) Apis était que les Egyptiens adoraient comme un dieu.

(3) Didon. Elle était veuve de Sichée, elle se brûla de peur d'épouser Hiarbas. Virgile attribue cette étrange résolution à la douleur qu’elle eut de ce qu'Énée l'avait abandonnée.

 

315

 

mieux se briller toute vive que d'épouser le roi Hiarbas; de la femme d'Asdrubal (1), qui , ayant pris ses deux enfants par la main , se précipita avec eux dans les flammes pour conserver sa pureté; de Lucrèce (2), qui, avant perdu la gloire de sa chasteté, ne put se résoudre de survivre à une disgrâce dont sa vertu indignée ne pouvait soutenir la honte.

Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet; vous pouvez lire vous-même pour votre édification ce que j'en ai dit dans le premier livre contre Jovinien : je vous dirai seulement ce qui s'est passé dans votre pays, pour vous faire voir que la chasteté est respectable aux nations même les plus cruelles et les plus barbares. Les Teutons, peuples qui habitaient les extrémités de l'Océan germanique, avant inondé toutes les Gaules et taillé plusieurs fois en pièces les armées romaines, furent enfin défaits par Marius près de la ville d'Aix en Provence. Trois cents de leurs femmes les plus distinguées par leur naissance , avant su qu'on devait les donner à d'autres hommes comme prisonnières de guerre , prièrent d'abord le consul de leur permettre de se consacrer au service de Vénus et de Cérès (3); mais n'ayant pu obtenir cette grâce et se voyant repoussées par les gardes de Marius, enfin, après avoir égorgé leurs petits enfants , elles s'étranglèrent elles-mêmes de leurs propres mains, et le lendemain on les trouva mortes et se tenant embrassées les unes les autres. Une dame de qualité voudrait-elle donc abandonner lâchement les intérêts de la chasteté que des femmes barbares ont soutenus avec tant de courage au milieu même de leur captivité? Après s'être vue ou privée d'un bon mari ou délivrée d'un mauvais , voudra-t-elle encore s'attacher à un autre et se révolter

 

(1) Scipion ayant pris Carthage, Asdrubal, chef des Carthaginois, se rendit au victorieux; mais  sa femme, aimant mieux périr que de se rendre aux ennemis, prit ses deux enfants par la main (Florus dit qu'elle les poignarda) et se jeta avec eux au milieu des flammes qui dévoraient le temple d’Esculape, où elle s'était retirée.

(2) Lucrèce, ayant été violée par Sextus, fils de Tarquin-le-superbe, roi des Romains, fit venir ses parents, et, après leur avoir exposé son infortune, elle s'enfonça un poignard dans le sein.

(3) C'est-à-dire, comme l'explique Valère-Maxime qui rapporte cette histoire, liv. VI, c. 1, de vivre parmi les vestales, qui faisaient profession de virginité et qui la consacraient à de fausses divinités.

 

ainsi contre les jugements de Dieu? Si elle vient à perdre ce second mari elle en cherchera un troisième, et après la mort de celui-là elle en prendra un quatrième et un cinquième. Or, je vous prie , une telle conduite n'est-elle pas celle d’une prostituée? Une veuve doit surtout prendre garde de ne point passer les premières bornes que prescrit la continence, car si une fois elle vient à s'échapper et à donner la moindre atteinte à sa pudeur, on la verra aussitôt s'abandonner sans aucune retenue aux plus infâmes        débauches et prendre , selon l'expression d'un prophète , le front d'une femme perdue qui ne sait ce que c'est que de rougir.

Mais quoi donc? blâmé-je ici les secondes noces ? Non, je loue les premières; rejetté-je du sein de l'Eglise ceux qui ont plus d'une femme? A Dieu ne plaise, j'exhorte à la continence ceux qui n'en out vu qu'une. Il y avait dans l'arche de Noé des animaux impurs aussi bien que des purs, des serpents aussi bien que des hommes. Dans une grande maison il y a des vases de toutes les sortes : les uns sont destinés à des usages honnêtes et les autres à des usages honteux ; il y a des tasses pour boire et des pots pour les nécessités secrètes. L’Evangile nous apprend que la semence qui tombe dans une bonne terre porte du fruit, quelques grains rendant cent pour un, d'autres soixante et d'autres trente : le nombre cent forme la couronne de la virginité et tient le premier rang ; le nombre soixante est au second et représente l'état laborieux des veuves; enfin le nombre trente, que l’on marque enjoignant les doigts ensemble, est en cela, même, le symbole de l'union conjugale. A quel nombre donc répondront les secondes noces? Il n'y en a point pour elles : ce n'est point dans la bonne terre qu'elles naissent , c'est parmi les ronces et les épines qui servent de retraite à ces renards que Jésus-Christ compare à l'impie Hérode. Ainsi celles qui se remarient se flattent d'être dignes de louanges pourvu qu'elles soient meilleures que ces femmes débauchées qui vivent dans un libertinage déclaré, qu'elles en usent avec plus de retenue que ces malheureuses victimes qui s'immolent à la brutalité publique , et qu'elles ne s'abandonnent pas comme elles à plusieurs hommes, mais à un seul.

 

316

 

Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra incroyable, mais qui néanmoins est très constante et dont plusieurs personnes sont témoins. Il y a plusieurs années qu'étant à Rome, ou je servais de secrétaire au pape Damase pour répondre aux lettres synodales des Eglises d'Orient et d'Occident qui le consultaient sur les affaires ecclésiastiques, j'y vis un homme et une femme de la classe du peuple, dont celui-là avait déjà enterré vingt femmes et celle-ci avait eu vingt-deux maris. Ils se marièrent ensemble, persuadés que c'était pour la dernière fois. Tout le monde , hommes et femmes, était dans l'attente pour voir lequel des deux , après tant de combats , mettrait l'autre au tombeau. Enfin le mari l'emporta, et on le vit, la couronne sur la tète et lit palme à la main, illustres marques de sa victoire, marcher à la tête du convoi de la femme à ]il vue de toute la ville et parmi les acclamations d'une foule de peuple qui était accourue à ce spectacle. que dirons-nous à une femme de ce caractère? ce que le Fils de Dieu dit à la Samaritaine : « Vous avez eu vingt-deux maris, et celui que vous avez maintenant, et qui doit vous enterrer, n'est pas votre mari.»

Je vous conjure donc, ma chère fille, de ne point vous arrêter à ces passages de l'Ecriture à ceux qui ne sauraient vivre dans la continence trouvent des remèdes à leurs maux et une ressource à leur misère : lisez plutôt ceux où les écrivains sacrés relèvent et couronnent la chasteté. Il vous doit suffire d'être déchue du premier degré de la pureté et d'avoir passé par le troisième pour venir au second , c'est-à-dire d'être parvenue à la continence des veuves après avoir été attachée à tous les devoirs du mariage. Prenez des sentiments nobles et dignes de vous; ne cherchez point des exemples au loin et parmi des étrangers; imitez votre aïeule, votre mère et votre tante: vous trouverez dans leur manière de vie et dans les instructions qu'elles vous donneront un modèle accompli de toutes les vertus. Si plusieurs femmes mariées, convaincues de ce que dit l'apôtre saint Paul : « Tout est permis, mais tout n'est pas avantageux , » se sont interdit l’usage du mariage du vivant même de leurs maris , pour gagner le royaume du ciel , et si elles ont pris ce parti ou après leur baptême, du consentement de l'un et de l'autre , ou immédiatement après leurs noces par une foi vive et ardente, pourquoi une veuve à qui Dieu, par une conduite particulière de sa providence, a enlevé son mari, ne dira-t-elle pas avec des transports de joie : « Le Seigneur me l'avait donné, le Seigneur me l'a ôté? » pourquoi ne profitera-t-elle pas de l'occasion qui se présente de se mettre en liberté, de rentrer dans les droits qu'elle a sur son propre corps et de s'affranchir de la servitude d'un mari? En effet il est bien plus difficile de se priver de ce qu'on possède que de désirer ce qu'on a perdu. Aussi une vierge trouve-t-elle d'autant plus de facilité et de douceur à vivre dans son état qu'elle n'a aucune expérience des plaisirs charnels. Une veuve au contraire ressent d'autant plus vivement les peines et les chagrins de sa condition que le souvenir du passé l'afflige et la trouble, surtout si, au lieu de croire que son mari n'a fait que prendre les devants (ce qui serait pour elle un sujet de joie et de consolation), elle s'imagine l'avoir entièrement perdu (ce qui n'est propre qu'à irriter son mal et à aigrir sa douleur).

On peut tirer de la création du premier homme une preuve contre la pluralité des noces; car Dieu ne créa d'abord qu'un homme et, une femme, ou plutôt il tira une des côtes de l'homme pour en faire une femme, et réunir ensuite par les liens du mariage ce qu'il avait séparé, selon ce que dit l'Ecriture : « Ils seront deux,» non pas en deux ni en trois, mais «en une même chair. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera, » non pas à ses femmes, mais « à sa femme. »Saint Paul, expliquant ce passage, en fait l'application à Jésus-Christ et à l'Eglise; ce qui fait voir que le second Adam aussi bien que le premier n'a eu qu'une seule épouse. Il n'y a qu'une Eve, mère de tous les vivants; il n'y a aussi qu'une Eglise, mère de tous les chrétiens; mais comme Lamech, cet homme maudit de Dieu, partagea celle-là en deux femmes, de même les hérétiques partagent celle-ci en plusieurs Eglises qui, comme dit saint Jean dans son Apocalypse, sont plutôt des synagogues de Satan que des assemblées faites au nom de Jésus-Christ. Nous lisons dans le livre des Cantiques : «Il y a soixante reines, quatre-vingts femmes du second rang et des jeunes filles sans nombre; mais une seule est ma colombe et ma parfaite amie: elle est unique (317) à sa mère , et celle qui lui a donné la vie l'a choisie préférablement à toute autre. » C'est le nom que portait cette dame à qui saint Jean écrit : « Le prêtre à la dame Electa (1) et à ses enfants. » Quanti les trois fils de Noé entrèrent dans l'arche, qui selon saint Pierre était la figure de l'Eglise , ils n'avaient que chacun une femme, et non pas deux. On y lit aussi entrer deux mâles et deux femelles des animaux impurs afin de bannir la bigamie d'entre les bêtes même, d'entre les serpents, les crocodiles et les lézards. On prit aussi sept mâles et sept femelles, c'est-à-dire un nombre impair d'animaux purs, mais c'est ce qui relève encore la gloire de la virginité et de la continence; car, Noé étala sorti de l'arche, immola au Seigneur des victimes qu'il prit, non pas parmi les animaux qui étaient en nombre pair, mais parmi ceux qui étaient en nombre impair, l'un d'eux étant destiné au sacrifice et les autres à la propagation de leur espèce.

Il est vrai que les patriarches ont eu plusieurs femmes et même plusieurs concubines; et, pour dire encore quelque chose de plus, David en a eu plusieurs et Salomon un nombre presque infini; Judas connut Thamar, qu'il prenait pour une femme de mauvaise vie. Si l'on s'arrête à la lettre, qui tue, le prophète Osée prit pour femme non-seulement une prostituée, mais encore une adultère : si nous voulons nous mettre sur le morne pied , nous n'avons dette qu'à nous abandonner sans retenue aux plus honteuses passions et à vivre en sorte due, le dernier jour venant nous surprendre tout à coup et nous trouvant occupés, comme les habitants de Sodome et de Gomorrhe , à vendre, à acheter, à faire des mariages, nous ne cessions de nous marier qu'en cessant de vivre. Il est vrai qu'on a dit avant et après le déluge « Croissez, multipliez et remplissez la terre; » mais cette loi nous regarde-t-elle, nous autres qui nous sommes rencontrés dans la fin des temps et à qui l'on a dit : « Le temps est court, et l'on a de là mis la cognée à la racine des arbres, » pour couper par la chasteté évangélique les arbres stériles de la loi et du mariage? « Il y a un temps de s'embrasser et un temps de se séparer. » Aux approches de la captivité du

 

(1) saint Jérôme fait ici allusion au mot electa, qui en latin signifie : choisie.

 

peuple de Dieu le Seigneur défendit à Jérémie de se marier, et Ezéchiel, étant à Babylone, disait : « Après la mort de ma femme le Seigneur m'a ouvert la bouche. » Celui-là était sur le point de se marier et celui-ci l'était déjà ; mais, occupés qu'étaient ces deux prophètes des soins du mariage , ils n'avaient pas la liberté de prophétiser. Autrefois on faisait gloire d'entendre dire : « Vos enfants seront comme de jeunes oliviers autour de votre table; » et: « Puissiez-vous voir les enfants de vos enfants ; » mais aujourd’hui on dit de ceux qui gardent la continence : « Celui qui demeure attaché au Seigneur devient un même esprit avec lui; » et : « Mon âme s'est attachée à vous suivre, et votre droite m'a soutenu. » On disait alors : « oeil pour oeil ; » aujourd'hui, quand ou nous donne un soufflet sur une joue; nous présentons l'autre. On disait aux gens de guerre : « Vous qui êtes le très puissant, ceignez votre épée sur votre cuisse; » aujourd'hui on dit à saint Pierre : « Remettez votre épée dans son fourreau , car celui qui frappera de l'épée périra par l'épée. »

Je ne prétends pas ici distinguer l'ancienne loi d'avec la nouvelle comme a lait l'imposteur Marcion : je reconnais dans l'une et dans l'autre un seul et même Dieu qui, selon la diversité des temps et des causes, dont il est le principe et la fin, sème pour recueillir, plante pour couper, et jette le fondement pour achever son édifice à la consommation des siècles. Au reste, si nous voulons développer les figures de l'ancienne loi et approfondir les mystères qu'elles renfermaient, en suivant en cela non pas nos propres lumières mais les règles que nous donne l'apôtre saint Paul, nous verrons qu'Agar et Sara, ou les montagnes de Sina et de Sion, étaient la figure des deux testaments; que Lia, qui avait mal aux yeux, et Rachel, que Jacob aimait avec tant d'ardeur, représentaient la synagogue et l’Église, dont nous trouvons encore une figure dans Anne, qui, avant d'abord été stérile , devint ensuite plus féconde que Fenenna. Nous ne laissons pas néanmoins de trouver dans l’ancienne loi des personnes qui ne se sont mariées qu'une fois : nous en voyons un exemple dans Isaac et Rebecca. Aussi celle-ci est-elle la seule à qui Dieu ait fait connaître par une révélation particulière ce qu'elle portait dans son sein , et de toutes les femmes il n'y a qu'elle qui ait consulté le Seigneur. Que (318) dirai-je de Thamar, qui mit au monde d'une seule couche Zara et Pharès? Ces deux jumeaux rompirent en naissant le mur qui les divisait, et par cette séparation ils nous figurèrent celle de deus différents peuples (1). Le ruban d'écarlate que la sage-femme attacha à la main de l'un de ces ennemis nous marquait aussi que les Juifs, par un crime détestable, devaient un jour répandre le sang de Jésus-Christ. Que dirai-je encore de cette prostituée que  le prophète Osée prit pour femme ? Elle était la figure des gentils, dont le fils de Dieu a formé son Eglise ; ou, pour parler plus conformément au sens du prophète, elle était la figure de la synagogue, qui d'abord fut tirée, en la personne d'Abraham et par le ministère de Moïse, du milieu d’un peuple idolâtre, et qui, après avoir outragé son Dieu et refuse de reconstruire son sauveur, devait être longtemps sans autel , sans prêtre; et ses prophètes, attendant le retour de son premier époux, «Afin que la multitude des nations entrât dans l'Église, et qu'ainsi tout Israël fut sauvé. »

J'ai voulu vous faire voir ici, comme dans une espèce de carte de géographie , une grande étendue de pays, afin d'entamer promptement une autre matière.

Vous ne me parlez que des plaisirs et des douceurs du mariage, et moi je ne vous parle que de bûchers, que de flammes, que d'épées. Les maux qui peuvent arriver et qui sont à craindre dans le mariage surpassent tous les biens qu'on espère y trouver; car la cupidité, quand une  fois elle est satisfaite, laisse après soi un fond de chagrin et d'amertume; on ne saurait jamais la rassasier ; à peine ses feux sont-ils éteints qu'ils se rallument aussitôt; un même moment les voit croître et expirer dans le sein même de la volupté, et, emportée qu'elle est par l’impétuosité de ses désirs, elle ne sait ce que c'est que d'obéir à la raison.

Vous me direz peut-être que vous avez besoin d'un mari qui puisse par son autorité conserver vos grands biens et gouverner votre maison. Quoi donc! est-ce que tous ceux qui vivent dans le célibat se ruinent et s'abîment ? est-ce que vous ne sauriez commander à vos

 

(1) C'est-à-dire des Juifs et des gentils, comme saint Jérôme l’explique dans ses commentaires sur le deuxième chapitre de Michée, le deuxième de l’épître aux Éphésiens et le troisième de l’épître aux Galates.

 

serviteurs sans vous rendre esclave avec eux? les respects que les évêques et toute la province rendent à votre aïeule, à votre mère et à votre tante ne font-ils pas voir qu'elles n'ont rien perdu de leur première dignité et qu'elles se sont même attiré de nouveaux honneurs? Est-ce que les soldats et les voyageurs ne sauraient sans femmes gouverner leur petit ménage et se réjouir avec leurs amis? comme si vous ne pouviez avoir chez vous des serviteurs d'un âge non suspect ou des affranchis qui vous ont élevée dans votre enfance, et qui aient soin de gouverner votre famille, de répondre aux gens de dehors et d'acheter tout ce qu'il faut vous respectant comme leur maîtresse , vous aimant comme leur élève, vous honorant comme une sainte. « Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît.» Si vous vous mettez en peine d'avoir de quoi vous vêtir, on vous fora considérer les lys des champs, dont parle l'Évangile; si vous pensez à avoir de quoi boire et de quoi manger, ou vous renverra aux oiseaux du ciel, qui ne sèment et ne moissonnent point, et qui néanmoins reçoivent leur nourriture de la main du père céleste. Combien y a-t-il de vierges, de veuves qui ont su ménager leur petit bien sans compromettre leur réputation?

Evitez la compagnie des jeunes veuves, et n'ayez jamais de commerce avec celles à qui l'apôtre saint Paul permet de se remarier, de peur que vous ne fassiez naufrage dans le temps nième que vous jouissez d'un heureux calme. Pourquoi lie voudriez-vous pas profiter de l'avis que je vous donne puisque saint Paul dit à Timothée : « Evitez les jeunes veuves; et derechef: « Aimez les femmes âgées comme vos mères, les jeunes comme vos sœurs, vous conduisant envers elles avec toute sorte de pureté? » Fuyez tous ceux dont la conduite est suspecte, et ne dites point comme on fait ordinairement: Je me contente du témoignage de ma conscience, et me mets fort peu en peine de tout ce qu'on peut dire de moi. L'apôtre saint Paul avait soin de faire le bien non-seulement devant Dieu mais aussi devant les hommes, de peur de donner occasion aux païens de blasphémer le nom de Dieu. Il pouvait mener partout avec lui une femme qui fût sa soeur en Jésus-Christ, mais il ne voulait pas scandaliser les infidèles (319) ni s'attirer leurs reproches. Quelque droit qu'il eût d'exiger de ceux à qui il prêchait l’Evangile les choses qui lui étaient nécessaires pour sa subsistance, néanmoins il travaillait des mains jour et nuit pour n’être il charge à personne. « Si ce que je mange, » disait-il, «scandalise mon frère. Je ne mangerai jamais de viande. » Disons de même : Si ma soeur élu mon frère scandalisent, non pas une ou deux personnes, mais toute l'Église, je ne veux jamais les voir. Il vaut mieux exposer son bien que son âme, et abandonner volontairement des richesses périssables qui doivent un jour nous échapper malgré nous que de perdre des biens solides auxquels faut sacrifier tous les autres. Quoi! nous nous mettrons en peine de trouver de quoi manger et de quoi boire, nous qui ne saurions ajouter à notre taille, je ne dis pas la hauteur d'une coudée (ce qui serait énorme), mais seulement la dixième partie d'une once! Ne pensons donc point au lendemain : « A chaque jour suffit son mal. »

Jacob, voulant se dérober à la colère de son frère, abandonna un riche patrimoine, et, dépouillé de tout, il se retira en Mésopotamie. Il mit aussi une pierre sous sa tête, pour nous donner par lit une marque de sa fermeté et de sa constance. Dans cette situation il vit une échelle qui touchait jusqu'au ciel , et sur le haut de laquelle le Seigneur était appuyé; il vit aussi des anges qui montaient et descendaient le long de l'échelle , pour nous apprendre que le pécheur ne doit point désespérer de son salut ni le juste compter sur sa vertu. En un mot (car ce n’est pas ici le lieu d'expliquer tous les mystères qui sont renfermés dans ce passage) ce saint nomme, qui autrefois avait passé le Jourdain avec un bâton à la main, revint en son pays au bout de vingt ans avec trois troupeaux de bétail, riche en serviteurs, mais plus riche encore en enfants. Les apôtres, qui étaient étrangers par toute la terre, ne portaient ni monnaie dans leur bourse, ni bâton à leur main , ni souliers à leurs pieds , et cependant ils pouvaient dire : « Nous n'avons rien, et nous possédons tout. Nous n'avons ni or ni arpent , mais ce que nous avons nous vous le donnons. Levez-vous, au nom du Jésus de Nazareth, et marchez. » Déchargés qu'ils étaient du poids accablant des richesses , ils pouvaient passer par le trou d'une aiguille; et, demeurant debout avec Elie dans la caverne d'un rocher, ils étaient en état de voir le Seigneur par derrière.

Quant à nous, nous sommes passionnés pour les biens de la terre, et tandis que nous déclamons contre les richesses nous ouvrons notre cœur à l'or et à l'argent. Rien au monde ne saurait satisfaire notre convoitise ; de manière que, dans l'état misérable où cette aveugle passion nous réduit , on peut nous appliquer ce qu'on disait autrefois des Mégariens : «Ils bâtissent comme s'ils devaient vivre éternellement , et ils vivent comme s'ils devaient mourir le lendemain. »Pourquoi cela? c'est que nous n'ajoutons aucune foi aux paroles de Jésus-Christ; c'est que, étant parvenus à l'âge que nous souhaitions, nous regardons la mort qu'en éloignement, quoique tous les hommes soient assujettis à son empire par les lois mêmes de la nature, et que nous nous promettons toujours, par une espérance chimérique, une longue suite d'années. Il n'est point de vieillard , quelque usé qu'il soit, qui ne se flatte toujours d'avoir du moins encore un an à vivre. De là vient qu'oubliant que nous ne sommes que boue et que bientôt nous retournerons en boue, nous portons notre orgueil jusqu'à nous regarder comme des hommes immortels et célestes.

Mais à quoi m'amuse-je de parler des biens du monde dans le temps même que le monde périt? Toute la gloire de l'empire romain disparaît à nos yeux , et cependant nous ne pensons point aux approches de l’Antéchrist, que le Seigneur Jésus détruira par le souffle de sa bouche. Malheur aux femmes qui seront grosses ou qui nourriront des enfants en ce temps-là! Ce sont là des suites ordinaires du mariage.

Si nous avons échappé aux calamités publiques, nous qui en sommes les pitoyables restes, c'est à la miséricorde du Seigneur et non pas à nos propres mérites que nous en sommes redevables. Une multitude prodigieuse de nations cruelles et barbares a inondé toutes les Gaules; tout ce qui est entre les Alpes et les Pyrénées, entre l'Océan et le Rhin a été en proie aux Quades , aux Vandales, aux Sarmates , aux Alains, aux Gépides, aux Hérules, aux Saxons, aux Bourguignons, aux Allemands, et aux Pannoniens; mes malheureux compatriotes, à qui l'on peut appliquer ce que dit (320) David : « Les Assyriens sont aussi venus avec eux.» Mayence , cette ville autrefois si considérable , a été prise et entièrement ruinée , et elle a vu égorger dans ses temples plusieurs milliers de personnes; Worms, après avoir soutenu un long siège, a été enfin ensevelie sous ses propres ruines ; Reims, cette ville si forte , Amiens, Arras, Térouenne, Tournay, Spire, Strasbourg, toutes ces villes sont aujourd'hui sous la domination des Allemands; les Barbares ont ravagé presque toutes les villes d'Aquitaine,de Gascogne et des provinces lyonnaise et narbonnaise; l'épée au dehors, la faim au dedans, tout conspire leur ruine. Je ne saurais sans répandre des larmes ni de souvenir de la ville de Toulouse , qui jusqu'ici avait été conservée par les mérites de son saint évêque Exupère. L’Espagne, qui se voit il la veille de sa ruine et qui se soi vient encore de l'irruption des Cimbres, est dans des alarmes continuelles, et la crainte lui fait sentir à tout moment tous les maux que les autres ont déjà soufferts.

Je n'en dis pas davantage, de peur qu'il ne semble que je désespère de la bonté du Seigneur. Autrefois depuis la mer Noire jusqu'aux Alpes Juliennes nous étions maîtres de notre pays et de nos biens; et quand une fois les Barbares eurent. passé le Danube,qui nous servait de barrière, les provinces de l'empire romain devinrent le théâtre de la guerre. Il y a si longtemps que nous pleurons nos malheurs, que la source de nos larmes semble être tarie : à l'exception de quelques vieillards, tous les autres, qui étaient nés dans les fers ou dans des villes assiégées, ne soupiraient point après une liberté qui leur était inconnue. Qui le croira jamais ou qui le rendra croyable à la postérité, que home ait combattu jusque dans son propre sein non pas pour la gloire, mais pour sa conservation, ou plutôt que, sans attendre l'ennemi, elle lui ait sacrifié son or et tous ses meubles précieux pour se racheter la vie? Ce n'est point par la négligence de nos empereurs (1), qui sont très pieux , que tous ces malheurs nous arrivent ; c'est par la perfidie d'un homme demi-barbare (2) , d'un traître qui s'est servi de nos richesses pour armer nos ennemis contre

 

(1) Arcade et Honorius.

(2) Stilicon, qui avait attiré ces barbares dans le dessein d’élever son fils Eucher sur le trône d'Honorius.

 

nous. Quand Brennus, capitaine des Gaulois, entra dans Rome après avoir désolé tout le pays et défait l'armée romaine près de la rivière d'Allia, les Romains alors furent couverts d'une honte éternelle , et ils ne purent se laver de cette tache faite à leur gloire qu'après avoir soumis à leur empire les Gaules, pays natal des Gaulois, et la Gaule-Grèce, où ces vainqueurs de l'Orient et de l'Occident s'étaient établis. Annibal, qui s'était élevé comme une tempête des extrémités de l'Espagne , après avoir ravagé toute l'Italie vit Rome de. près, mais il n'osa l'assiéger; Pyrrhus eut tant de respect pour le nom romain qu'après avoir renversé tout ce qu'on lui opposa, et se voyant aux portes de Rome, il s'en éloigna, n'osant pas, tout victorieux qu'il était, regarder une ville qu'on lui avait dit être la cité des rois : cependant, pour avoir traité les Romains, je ne dis pas avec tant d'orgueil, mais avec si peu de ménagement, la guerre cul des suites fatales à l'un et à l'autre ; car celui-là (1), après avoir erré par toute la terre, mourut enfin de poison dans la Bythinie,et celui-ci (2), étant de retour en son pays, fut tué dans son propre royaume; et les états de l'un et de l'autre devinrent tributaires du peuple romain.

Mais aujourd'hui, quand bien même la victoire se déclarerait en notre faveur, nous ne pourrions enlever aux ennemis vaincus que ce que nous ayons déjà perdu. Lucain, dont les pensées sont si vives et les expressions si brillantes, voulant nous donner une idée de la grandeur et de la puissance romaine; dit

 

Qui pourra satisfaire un coeur ambitieux

Si Rome ne peut pas contenter tous ses voeux?

 

Au reste, ce que je viens de vous dire est quelque chose de si délicat qu'il n'est pas moins dangereux d'en parler que d'en entendre faire le récit ; car on ôte jusqu'à la liberté de soupirer en secret , et nous ne voulons pas, ou plutôt nous n'oserions pleurer les maux que nous souffrons.

Eh bien ! ma chère fille , penserez-vous à vous remarier dans de si tristes conjonctures? Qui prendrez-vous donc pour époux? sera-ce un homme qui fuira de devant l'ennemi ou qui ira à sa rencontre pour le combattre? Vous

 

(1) Annibal.

(2) Pyrrhus.

 

concevez assez que l'une et l'autre de ces extrémités est également à craindre pour vous. Au lieu des vers que l'on a coutume de chanter en l'honneur des nouveaux mariés, vous n'entendrez que le son effroyable des trompettes, et peut-être que les personnes que vous inviterez à vos noces ne les honoreront que par leurs larmes. Quels plaisirs espérez-vous goûter, vous qui avez tout perdu, et qui voyez encore votre petite famille assiégée par les ennemis et en proie aux maladies et à la faim ? Mais à Dieu ne plaise que j'aie ces sentiments-là de vous, et que je juge si désavantageusement d'une personne qui a consacré son âme au Seigneur! ce que je dis ici vous regarde moins que tant d'autres à qui je parle sous votre nom. J'en veux à ces veuves curieuses , fainéantes , causeuses , qui courent de maison en maison, qui font leur dieu de leur ventre, qui mettent leur gloire dans leur propre honte, qui de toute l'Écriture sainte ne savent que les passages qui semblent autoriser les secondes noces, qui justifient leurs désirs déréglés par l'incontinence des autres , qui prennent plaisir à les voir engagées avec elles dans les mêmes désordres, et qui trouvent un adoucissement à leurs maux dans ceux d'autrui. Après avoir confondu ces sortes de personnes et détruit tous leurs raisonnements en leur expliquant le véritable sens des Epîtres de saint Paul, si vous voulez apprendre comment vous devez vivre dans l'état de veuve que vous avez embrassé, vous n'avez qu'à lire le traité de la Virginité, que j'ai dédié à Eustochia, et deux autres ouvrages que j'ai adressés , l'un à Furia, bru de Probus qui a été autrefois consul , et l'autre à Salvina, fille de Gildon qui fit soulever l’Afrique. Pour celui-ci, il paraîtra sous votre nom, et sera intitulé De la Monogamie.
 

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