Saint François de Sales
Traité de l’Amour de Dieu
ORAISON DÉDICATOIRE
Très sainte Mère de Dieu, vaisseau d’incomparable élection,
élection de la souveraine dilection, vous êtes la plus aimable,
la plus amante et la plus aimée de toutes les créatures.
L’amour du Père céleste prit son bon plaisir en vous de toute
éternité, destinant votre chaste coeur à la perfection
du saint amour, afin qu’un jour vous aimassiez son Fils unique de l’unique
amour maternel, comme il l’aimait éternellement de l’unique amour
paternel. O Jésus mon Sauveur ! à qui puis-je mieux dédier
les paroles de votre amour, qu’au coeur très aimable de la bien-aimée
de votre âmes ?
Mais, ô Mère toute triomphante! qui peut jeter ses yeux
sur votre Majesté, sans voir à votre dextre celui que votre
Fils voulut si souvent, pour l’amour de vous, honorer du titre de père,
le vous ayant uni par le lien céleste d’un mariage tout virginal,
à ce qu’il fût votre secours et coadjuteur en la charge de
la conduite et éducation de sa divine enfance? O grand saint Joseph,
époux très aimé de la Mère du Bien-aimé!
hé! combien de fois avez-vous porté l’amour du ciel et de
la terre entre vos bras, tandis qu’embrasé des doux embrassements
et baisers de ce divin Enfant, votre âme fondait d’aise lorsqu’il
prononçait tendrement à vos oreilles (ô Dieu, quelle
suavité!) que vous étiez son grand ami et son cher père
bien-aimé!
On mettait jadis les lampes de l’ancien temple sur des fleurs de lis
d’or. O Marie et Joseph! pair sans pair, lis sacrés d’incomparable
beauté, entre lesquels le bien-aimé se repaît et repaît
tous ses amants! hélas si j’ai quelqu’espérance que cet écrit
d’amour puisse éclairer et enflammer les enfants de lumière,
où le puis-je mieux colloquer qu’emmi (1) vos lis? lis esquels le
soleil de justice, splendeur et candeur de la lumière éternelle,
s’est si souverainement récréé qu’il y a pratiqué
les délices de l’ineffable dilection de son coeur envers nous. O
Mère bien-aimée du Bien-aimé! ô époux
bien-aimé de la bien-aimée, prosterné sur ma face
devant vos pieds qui portèrent mon Sauveur, je vous dédie
et consacre ce petit ouvrage d’amour à l’immense grandeur de votre
dilection. Hé ! je vous jure par ce coeur de votre doux Jésus,
qui est le
1) Emmi, parmi.
roi des coeurs, que les vôtres adorent, animez mon âme
et celle de tous ceux qui liront cet écrit de votre toute-puissante
faveur envers le Saint-Esprit; afin que nous immolions meshui (1) en holocauste
toutes nos affections à sa divine bonté, pour vivre, mourir
et revivre à jamais emmi les flammes de ce céleste feu que
notre Seigneur votre Fils a tant désiré d’allumer en nos
coeurs, que pour cela il ne cessa de travailler et soupirer jusques à
la mort de la croix.
(1) Meshui, désormais, aujourd’hui.
.
VIVE JÉSUS !
PRÉFACE
Le Saint-Esprit enseigne que les lèvres de la divine épouse,
c’est-à-dire, de l’Église, ressemblent à l’écarlate
et au bornal (1) qui distille le miel (2), afin que chacun sache que toute
la doctrine qu’elle annonce, consiste en la sacrée dilection, plus
éclatante en vermeil que l’écarlate, à cause du sang
de l’époux qui l’enflamme; plus douce que le miel, à cause
de la suavité du bien-aimé qui la comble de délices.
Ainsi, ce céleste époux voulant donner commencement à
la publication de sa loi, jeta sur l’assemblée des disciples qu’il
avait députés à cet office, force langues de feu;
montrant assez par ce moyen que la prédication évangélique
était toute destinée à l’embrasement des coeurs.
Représentez-vous de belles colombes aux rayons du soleil, vous
les verrez varier en autant de couleurs comme vous diversifierez le biais
duquel
(1) Bornal, ruche de cire, ouvrage des abeilles. Dans le Limousin on
dit encore bourna.
(2) Cant. cant., IV, 11.
vous les regarderez; parce que leurs plumes sont si propres à
recevoir la splendeur, que le soleil voulant mêler sa clarté
avec leur pennage (1), il se fait une multitude de transparences, lesquelles
produisent une grande variété de nuances et changements de
couleurs, mais couleurs si agréables à voir, qu’elles surpassent
toutes couleurs et l’émail encore des plus belles pierreries, couleurs
resplendissantes et si mignardement dorées, que leur or les rend
plus vivement colorées; car en cette considération le Prophète
royal disait aux Israélites
Quoique l’affliction vous fane le visage,
Votre teint désormais se verra ressemblant
Aux ailes d’un pigeon où l’argent est tremblant,
Et dont l’or brunissant rayonne le pennage.
(Ps. LXVII, 14.)
Certes l’Église est parée d’une variété
excellente d’enseignements, sermons, traités et livres pieux, tous
grandement beaux et aimables à la vue, à cause du mélange
admirable que le soleil de justice fait des rayons de sa divine sagesse
avec les langues des pasteurs, qui sont leurs plumes, et avec leurs plumes,
qui tiennent aussi quelquefois lieu de langues, et font le riche pennage
de cette colombe mystique. Mais parmi toute la diversité des couleurs
de la doctrine qu’elle publie, on découvre partout le bel or de
la sainte dilection qui se fait excellemment entrevoir, dorant de son lustre
incomparable toute la science des saints, et la rehaussant au-dessus de
toute science. Tout est à l’amour, en l’amour, pour l’amour et d’amour
en la sainte Église.
(1) Pennage, plumage.
Mais comme nous savons bien que toute la clarté du jour provient
du soleil, et disons néanmoins pour l’ordinaire que le soleil n’éclaire
pas, sinon quand à découvert il darde ses rayons en quelque
endroit : de même, bien que toute la doctrine chrétienne soit
de l’amour sacré, si est-ce que nous n’honorons pas indistinctement
toute la théologie du titre de ce divin amour, ains (1) seulement
les parties d’icelle qui contemplent l’origine, la nature, les propriétés
et les opération d’icelui en particulier.
Or, c’est la vérité que plusieurs écrivains ont
admirablement traité ce sujet, surtout ces anciens Pères,
qui, servant très amoureusement Dieu, parlaient aussi divinement
de son amour. O u’il fait bon ouir parler des choses du ciel saint Paul,
qui les avait apprises au ciel même, et qu’il fait bon voir ces âmes
nourries dans le sein de la dilection écrire de sa sainte suavité!
Pour cela même, entre les scolastiques, ceux qui en ont le mieux
et le plus discouru, ont pareillement excellé en piété.
Saint Thomas en a fait un traité digne de saint Thomas. Saint Bonaventure
et le
B. Denys le Chartreux en ont fait plusieurs très excellents
sous divers titres; et quant à Jean Gerson, chancelier de l’université
de Paris, Sixte le Siennois (2) en parle ainsi : « Il a si dignement
discouru des cinquante propriétés du divin amour
(1) Ains, mais.
(2) Sixte le Siennois. Sixte de Sienne, né en 1520, mort en
1569, juif converti devint dominicain, écrivain célèbre.
Il a laissé la Bibliothèque sainte, ouvrage qui traite surtout
de la Bible et contient une réfutation des principales hérésies.
qui sont çà et là déduites au Cantique
des cantiques, qu’il semble que lui seul ait tenu le compte des affections
de l’amour de Dieu. » Certes cet homme fut extrêmement docte,
judicieux et dévot.
Mais afin que l’on sût que cette sorte d’écrits se font
plus heureusement par la dévotion des amants que par la doctrine
des savants, le Saint-Esprit a voulu que plusieurs femmes aient fait des
merveilles en cela. Qui a jamais mieux exprimé les célestes
passions de l’amour sacré que sainte Catherine de Gênes, sainte
Angèle de Foligni, sainte Catherine de Sienne, sainte Mathilde (1)?
En notre âge aussi plusieurs en ont écrit, desquels je
n’ai pas eu le loisir de lire distinctement les livres, ains seulement
par-ci par-là autant qu’il était requis pour voir si celui-ci
pourrait encore trouver place. Le père Louis de Grenade, ce grand
docteur de piété, a mis un Traité de l’amour de Dieu
dans son Mémorial, qu’il suffit de dire être d’un si bon auteur
pour le rendre recommandable. Diègue Stella, de l’ordre de Saint
François, en a fait un autre grandement effectif et utile pour l’oraison.
Christophe de Fonseca, religieux augustin, en a mis en lumière un
encore plus grand, où il dit diverses belles choses. Le Père
Louis Richeome, de la compagnie de Jésus, a aussi publié
un livre sous le titre de l’Art d’aimer Dieu par les créatures;
et cet auteur est tant aimable en sa personne et en ses beaux écrits,
(1) Sainte Mathilde, ou Mechtilde, disciple de sainte Gertrude au XIIIe
siècle, a été remarquable par son amour envers. N.-S.
Jésus-Christ, décrit dans le livre des Grâces
spirituelles ou Révélations de sainte Mechtilde.
qu’on ne peut douter qu’il ne le soit encore plus écrivant de
l’amour même. Le Père Jean de Jésus, Maria, de l’ordre
des Carmes déchaussés, a composé un livret qui porte
de même le nom de l’Art d’aimer Dieu, lequel est fort estimé.
Le grand et célèbre cardinal Bellarmin a aussi depuis peu
fait voir un petit livret intitulé : L’Escalier pour monter à
Dieu par les créatures, qui ne peut être qu’admirable, partant
de cette très savante main et très dévote âme,
qui a tant écrit et si doctement pour le bien de l’Eglise. Je ne
veux rien dire du Parénétique (1), de ce fleuve d’éloquence
qui flotte meshui parmi toute la France par la multitude et variété
de ses sermons et beaux écrits. L’étroite consanguinité
spirituelle que mon âme n contractée .avec la sienne, lorsque
par l’imposition de mes mains il reçut le caractère sacré
de l’ordre épiscopal pour le bonheur du diocèse de Belley
et l’honneur de l’Église, outre mille noeuds d’une sincère
amitié qui nous lient ensemble, ne permet pas que je puisse parler
au crédit de ses ouvrages entre lesquels ce Parénétique
de l’amour divin fut une des premières saillies de la nonpareille
affluence d’esprit que chacun admire en lui.
Nous voyons de plus un grand et magnifique Palais que le R. F. Laurent
de Paris, prédicateur de l’ordre des Capucins, bâtit à
l’honneur de l’amour- divin lequel étant achevé sera un cours
accompli de la science de bien aimer. Mais enfin,
(1) Parénétique, auteur de discours moraux. Le saint
nomme ainsi son ami J. Pierre Camus, évêque de Belley, qui
publia plus tard l’Esprit de saint François de Sales, 6 vol. 1641.
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la bienheureuse Térèse de Jésus n si bien écrit
des mouvements sacrés de la dilection en tous les livres qu’elle
a laissés, qu’on est ravi de voir tant d’éloquence en une
si grande humilité, tant de fermeté d’esprit en une si grande
simplicité et sa très savante ignorance fait paraître
très ignorante la science de plusieurs gens de lettres, qui, après
un grand tracas d’étude, se voient honteux de n’entendre pas ce
qu’elle écrit si heureusement de la pratique du saint amour. Ainsi,
Dieu élève le trône de sa vertu sur le théâtre
de notre infirmité, se servant des choses faibles pour confondre
les fortes (1).
Or, quoique ce Traité que je te présente, mon cher Lecteur,
suive de bien loin ces excellents livres, sans espoir de les pouvoir acconsuivre
(2), si est-ce que j’espère tant en la faveur des deux amants célestes
auxquels je le dédie, qu’encore te pourra-t-il rendre quelque sorte
de service, et que tu y rencontreras beaucoup de bonnes considérations
qu’il ne te serait pas si aisé de trouver ailleurs; comme réciproquement
tu trouveras ailleurs plusieurs belles choses qui ne sont pas ici, Il me
semble même que mon dessein n’est pas celui des autres, sinon en
général, en tant que nous visions tous à la gloire
du saint amour. Mais de ceci la lecture t’en fera foi.
Certes, j’ai seulement pensé à représenter simplement
et naïvement, sans art et encore plus sans fard l’histoire de la naissance,
du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés,
avantages et excellences de l’amour divin. Que si outre cela tu trouves
quelqu’autre chose, ce. sont des sur-
(1) I Cor., I, 27.
(2) Acconsuivre, atteindre.
croissances qu’il n’est presque pas possible d’éviter à
celui qui, comme moi, écrit entre plusieurs distractions. Mais je
crois bien pourtant que rien ne sera sans quelque sorte d’utilité.
La nature même, qui est une si sage ouvrière, projetant la
production des raisins, produit quant et quant (1), comme par une prudente
inadvertance, tant de feuilles et de pampres, qu’il y a peu de vignes qui
n’aient besoin en leur saison d’être effeuillées et ébourgeonnées.
On traite maintes fois les écrivains trop rude.. ment, on précipite
les sentences que l’on rend contre eux, et bien souvent avec plus d’impertinence
qu’ils n’ont pratiqué d’imprudence en se hâtant de, publier
leurs écrits. La précipitation des jugements met grandement
en danger la conscience des juges et l’innocence des accusés. Plusieurs
écrivent sottement, et plusieurs censurent lourdement. La douceur
des lecteurs rend douce et utile la lecture, et pour t’avoir plus favorable,
mon cher Lecteur, je te veux ici rendre raison de quelques points qui autrement
à l’aventure te mettraient en mauvaise humeur.
Quelques-uns peut-être trouveront que j’ai trop dit, et qu’il
n’était pas requis de prendre ainsi les discours jusque dans leurs
racines. Mais je pense que le divin amour est une plante pareille à
celle que nous appelons angélique, de laquelle la racine n’est pas
moins odorante et salutaire que la tige et les feuilles. Les quatre premiers
livres et quelques chapitres des autres pouvaient sans doute être
omis, au gré des âmes qui ne cherchent que la seule pratique
de la sainte
(1) Quant et quant, avec, en même temps.
dilection ; mais tout cela néanmoins leur sera bien utile, si
elles le regardent dévotement. Cependant plusieurs peut-être
aussi eussent trouvé mauvais de ne voir pas ici toute la suite de
ce qui appartient au Traité du céleste amour. Certes, j’ai
eu en considération la condition des esprits de ce siècle,
et je le devais; il importe beaucoup de regarder en quel âge on écrit.
Je cite aucunes fois l’Écriture sainte en autres termes que
ceux qui sont portés par l’édition ordinaire. O vrai Dieu!
mon cher Lecteur, ne me fais pas pour cela ce tort de croire que je veuille
me départir de cette édition-là ha non ! car je sais
que le Saint-Esprit l’a autorisée par le sacré concile de
Trente, et que partant nous nous y devons tous arrêter; ains au contraire
je n’emploie les autres versions que pour le service de celle-ci, quand
elles expliquent et confirment son vrai sens. Par exemple, ce que l’époux,
céleste dit à son épouse Tu as blessé mon coeur,
est fort éclairci par l’autre version : Tu m’as emporté le
coeur, ou Tu as tiré et ravi mon coeur (1). Ce que notre Seigneur
dit : Bienheureux sont les pauvres d’esprit, est grandement amplifié
et déclaré selon le grec, Bienheureux sont les mendiants
d’esprit (2); et ainsi des autres.
J’ai souvent cité le sacré Psalmiste en vers, et ç‘a
été pour récréer ton esprit; et selon la facilité
que j’en ai eue par la belle traduction de Philippe des Portes, abbé
de Tiron (3), de laquelle
(1) Cant. cant., IV, 9
(2) Matth., V, 3.
(3) Phil. Desportes, poète, oncle de Régnier, né
en 1546, mort en 1606, pourvu de plusieurs abbayes. entre autres celle
de Tiron, au diocèse de Chartres, il abandonna la poésie
légères et publia une traduction des Psaumes.
néanmoins je me suis quelquefois départi, non certes
cuidant (1) de pouvoir faire mieux les vers que ce fameux poète,
car je serais un grand impertinent si, n’ayant jamais seulement pensé
à cette sorte d’écrire, je prétendais d’y réussir
en un âge et en une condition de vie qui m’obligerait de m’en retirer,
si jamais j’y avais été engagé; mais en quelques endroits
où il y pouvait avoir plusieurs intelligences, je n’ai pas suivi
ses vers, parce que je ne voulais pas suivre son sens: comme au psaume
132, il a entendu un mot latin, qui est, des franges de la robe, que j’ai
estimé devoir être pris pour le collet; c’est pourquoi j’ai
fait la traduction à mon gré.
Je ne dis rien que je n’aie appris des autres; or, il me serait impossible
de me ressouvenir de qui j’ai reçu chaque chose en particulier.
Mais je t’assure bien que si j’avais tiré de quelque auteur des
grandes pièces dignes de quelque remarque, ie ferais conscience
de ne lui en rendre pas la louange qu’il en mériterait, et pour
t’ôter un soupçon qui te pourrait venir en l’esprit contre
ma sincérité, pour ce regard (2) je t’avertis que la chapitre
13 du septième livre est extrait d’un sermon qua je fis à
Paris, à Saint-Jean-en-Grève, le jour de l’Assomption de
Notre-Dame, l’an 1602.
Je n’ai pas toujours exprimé la suite des chapitres; mais si
tu y prends garde, tu trouveras aisément les noeuds de leur liaison.
En cela et plusieurs autres choses, j’ai eu grand soin d’épargner
(1) Cuidant, pensant, jugeant.
(2) Pour ce regard, à ce propos.
mon loisir et ta patience. Lorsque j’eus fait imprimer l’Introduction
à la vie dévote, monseigneur l’archevêque de Vienne,
Pierre de Villars, me fit la faveur de m’en écrire son opinion en
termes si avantageux pour ce livret et pour moi, que je n’oserais jamais
les redire; et m’exhortant d’appliquer le plus que je pourrais de mon loisir
à faire de pareilles besognes, entre plusieurs beaux avis desquels
il me gratifia, l’un fut que j’observasse toujours, tant que le sujet le
permettrait, la brièveté des chapitres; car tout ainsi, dit-il,
que les voyageurs, sachant qu’il y a quelque beau jardin à vingt
ou vingt-cinq pas de leur chemin, se détournent aisément
de si peu pour l’aller voir, ce qu’ils ne feraient pas s’ils savaient qu’il
fût plus éloigné de leur route: de même ceux
qui savent que la fin d’un chapitre n’est guère éloignée
du commencement, ils entreprennent volontiers de le lire; ce qu’ils ne
feraient pas, pour agréable qu’en fût le sujet, s’il fallait
beaucoup de temps pour en achever la lecture. J’ai donc eu raison de suivre
en cela mon inclination, puisqu’elle fut agréable à ce grand
personnage, qui a été l’un des plus saints prélats
et des plus savants docteurs que l’Église ait eus de notre âge,
et lequel, lorsqu’il m’honora de sa lettre, était le plus ancien
de tous les docteurs de la Faculté de Paris.
Un grand serviteur de Dieu m’avertit naguère que l’adresse que
j’avais faite de ma parole à Philothée, en l’Introduction
en la vie dévote, avait empêché plusieurs hommes d’ers
faire leur profit, d’autant qu’ils n’estimaient pas dignes de la lecture
d’un homme les avertissements faits pour une femme. J’admirai qu’il se
trouvât des hommes mes qui, pour vouloir paraître hommes, se
montrassent en effet si peu hommes; car je te laisse à penser, mon
cher Lecteur, si la dévotion n’est pas également pour les
hommes comme pour les femmes; et s’il ne faut pas lire avec pareille attention
et révérence la seconde épître de saint Jean,
adressée à la sainte dame Electa, comme la troisième,
qu’il destine à Caïus, et si mille et mille lettres ou excellents
traités des anciens Pères de l’Eglise doivent être
tenus pour inutiles aux hommes, d’autant qu’ils sont adressés à
des saintes femmes de ce temps-là. Mais outre cela, c’est l’âme
qui aspire à la dévotion, que j’appelle Philothée;
et les hommes ont une âme aussi bien que les femmes.
Toutefois, pour imiter en cette occasion le grand Apôtre, qui
s’estimait redevable à tous (1), j’ai changé d’adresse en
ce Traité, et parle à Théotime. Que si d’aventure
il se trouvait des femmes (or, cette impertinence serait plus supportable
en elles) qui ne voulussent pas lire les enseignements qu’on a faits à
un homme, je les prie de croire que le Théotime auquel je parle
est l’esprit humain qui désire faire progrès en la dilection
sainte, esprit qui est également aux femmes comme ès hommes.
Ce Traité donc est fait pour aider l’âme déjà
dévote à ce qu’elle se puisse avancer en son dessein, et
pour cela il m’a été force de dire plusieurs choses un peu
moins connues au vulgaire, et qui par conséquent sembleront plus
obscures. Le fond de la science est toujours un peu plus
(1) Rom., I, 14.
malaisé à sonder, et se trouve peu de plongeons (1) qui
veuillent et sachent aller recueillir les perles et autres pierres précieuses
dans les entrailles de l’Océan. Mais si tu as le courage franc pour
enfoncer cet écrit, il t’arrivera de vrai comme aux plongeons, lesquels,
dit Pline, étant ès plus profonds gouffres de la mer, y voient
clairement la lumière du soleil; car tu trouveras ès endroits
les plus malaisés de ces discours une bonne et amiable clarté.
Et certes, comme je n’ai pas voulu suivre ceux qui méprisent quelques
livres qui traitent d’une certaine vie suréminente en perfection,
aussi n’ai-je pas voulu parler de cette suréminence, car ni je ne
puis censurer les auteurs, ni autoriser les censeurs d’une doctrine que
tu n’entends pas.
J’ai touché quantité de points de théologie, mais
sans esprit de contention, proposant simplement, non tant ce que j’ai jadis
appris ès disputes, comme ce que l’attention au service des âmes
et l’emploi de vingt-quatre années en la sainte prédication
m’ont fait penser être plus convenable à la gloire de l’Évangile
et de l’Eglise.
Au demeurant, quelques gens de marque de divers endroits m’ont averti
que certains livrets ont été publiés sous les seules
premières lettres du nom de leurs auteurs, qui se trouvent les mêmes
avec celles du mien, qui a fait estimer à quelques-uns que ce fussent
besognes sorties de ma main, non sans un peu de scandale de ceux qui cuidaient
que je me fusse détraqué de ma simplicité pour enfler
mon style de paroles
(1) Plongeons, plongeurs.
pompeuses, mon discours de conceptions mondaines, et mes conceptions
d’une éloquence altière et bien empanachée. A cette
cause, mon cher Lecteur, je te dirai que comme ceux qui gravent on entaillent
sur les pierres précieuses, ayant la vue lassée à
force de la tenir bandée sur les traits déliés de
leurs ouvrages, tiennent très volontiers devant eux quelque belle
émaraude, afin que la regardant de temps en temps ils puissent récréer
en son verd, et remettre en nature leurs yeux allangouris; et de même
en cette variété d’affaires que ma condition me donne incessamment,
j’ai toujours des petits projets de quelque traité de piété
que je regarde, quand je puis, pour alléger et délasser mon
esprit.
Mais je ne fais pas pourtant profession d’être écrivain;
car la pesanteur de mon esprit et la condition de ma vie exposée
au service et à l’abord de plusieurs ne me le sauraient permettre.
Pour cela j’ai donc fort peu écrit, et beaucoup moins mis en lumière;
et pour suivre le conseil et la volonté de mes amis, je te dirai
que c’est afin que tu. n’attribues pas la louange du travail d’autrui à
celui qui n’en mérite point du sien propre.
Il y a dix-neuf ans que me trouvant à Thonon, petite ville située
sur le lac de Genève, laquelle lors se convertissait petit à
petit à la foi catholique, le ministre adversaire de l’Église
criait partout que l’article catholique de la réelle présence
du corps du Sauveur en l’Eucharistie détruisait le symbole et l’analogie
de la foi (car il était bien aise de dire ce mot d’analogie, non
entendu par ses auditeurs, afin de paraître fort savant), et sur
cela les autres prédicateurs catholiques avec lesquels j’étais
là me chargèrent d’écrire quelque chose en réfutation
de cette vanité; et je fis ce qui me sembla convenable, dressant
une briève méditation sur le symbole des apôtres pour
confirmer la vérité, et toutes les copies furent distribuées
en ce diocèse, où je n’en trouve plus aucune.
Peu après, Son Altesse (1) vint deçà les monts,
et trouvant les bailliages de Chablaix, Gaillard et Ternier, qui sont ès
environs de Genève, à moitié disposés de recevoir
la sainte religion catholique, qui en avait été arrachée
par le malheur des guerres et révoltes il y avait près de
soixante-dix ans, elle se résolut d’en rétablir l’exercice
en toutes les paroisses, et d’abolir celui de l’hérésie.
Et parce que d’un côté il y avait de grands empédiements
à ce bonheur, selon les considérations que l’on appelle raisons
d’État, et que d’ailleurs plusieurs, non encore bien instruits de
la vérité, résistaient à ce tant désirable
rétablissement, Son Altesse surmonta la première difficulté
par la fer-maté invincible de son zèle à la sainte
religion, et la seconde par une douceur et prudence extraordinaire; car
elle fit assembler les principaux et plus opiniâtres, et les harangua
avec une éloquence si amiablement pressante, que presque tous, vaincus,
par la douce violence de son amour paternel envers eux, rendirent les armes
de leur opiniâtreté à ses pieds, et leurs âmes
entre les mains de la sainte Église.
Mais qu’il me soit loisible, mon cher Lecteur, je t’en prie, de dire
ce mot en passant. On peut
(1) Charles-Emmanuel. dit le Grand, duc de Savoie de 580 à 1630.
louer beaucoup de riches actions de ce grand prince, entre lesquelles
je vois la preuve de son indicible vaillance et science militaire qu’il
vient de rendre maintenant admirée de toute l’Europe. Mais toutefois,
quant à moi, je ne puis assez exalter le rétablissement de
la sainte religion en ces trois bailliages que je viens de nommer; y ayant
vu tant de traits de piété assortis d’une si grande variété
d’actions de prudence, constance, magnanimité, justice et débonnaireté,
qu’en cette seule petite pièce il me semblait de voir comme en un
tableau raccourci tout ce qu’on loue ès princes qui jadis ont le
plus ardemment servi à la gloire de Dieu et de l’Église :
le théâtre était petit, mais les actions grandes. Et
comme cet ancien ouvrier ne fut jamais tant estimé pour ses ouvrages
de grande forme, comme il fut admiré d’avoir su faire un navire
d’ivoire assorti de tout son équipage en si petit volume que les
ailes d’une abeille le couvraient tout: aussi estimé-je plus ce
que ce grand prince fit alors en ce petit coin de ses États, que
beaucoup d’actions du plus grand éclat que plusieurs relèvent
jusqu’au ciel.
Or, en cette occasion, on replanta par toutes les avenues et places
publiques de ces quartiers-là les victorieuses enseignes de la croix;
et parce que peu auparavant on en avait planté une fort solennellement
à Ennemasse près Genève, un certain ministre fit un
petit traité contre l’honneur d’icelle, contenant une invective
ardente et vénéneuse, à laquelle pour cela il fut
trouvé bon que l’on répondit et, monseigneur Claude de Granier,
mon prédécesseur, duquel la mémoire est en bénédiction,
m’en imposa la charge, selon le pouvoir qu’il avait sur moi, qui le regardais,
non seulement comme mon Évêque, mais comme un saint serviteur
de Dieu. Je fis donc cette réponse sous le titre de Défense
de l’étendard de la croix, et la dédiai à Son Altesse,
partie peur lui témoigner ma très humble subjection, partie
pour lui faire quelque remerciement du soin qu’elle avait de l’Église
en ces lieux-là.
Or, depuis peu on a réimprimé cette défense sous
le titre prodigieux de la Panthalogie ou Trésor de la croix, titre,
auquel jamais je ne pensai, comme en vérité aussi ne suis-je
pas homme d’étude, ni de loisir, ni de mémoire, pour pouvoir
assembler tant de pièces de prix en un livre qu’il puisse porter
le titre de Trésor ni de Panthalogie; et ces frontispices insolents
me sont en horreur.
L’architecte est un sot, qui, privé de raison,
Fait le portail plus grand que toute la maison.
On célébra, l’an 1602, à Paris, où j’étais,
les obsèques de ce magnanime prince Philippe-Emmanuel de Lorraine,
duc de Mercoeur; lequel avait fait tant de beaux exploits contre les Turcs
en Hongrie, que tout le christianisme devait conspirer à l’honneur
de sa mémoire. Mais surtout madame Marie de Luxembourg, sa veuve,
fit de son côté tout ce que son courage et l’amour du défunt
ui purent suggérer pour solenniser ses funérailles, et parce
que mon père, mon aïeul et mon bisaïeul avaient été
nourris pages des très illustres et excellents princes de Martigues,
ses pères et ses prédécesseurs, elle me regarda comme
serviteur héréditaire de sa maison, et me choisit pour faire
la harangue funèbre en cette si grande célébrité
où se trouvèrent non seulement plusieurs cardinaux et prélats,
mais quantité de princes, princesses, maréchaux de France,
chevaliers de l’ordre, et même la cour de parlement en corps. Je
fis donc cette oraison funèbre, et la prononçai en cette
si grande assemblée dans la grande église de Paris; et parce
qu’elle contenait un abrégé véritable des faits héroïques
du prince défunt, je la fis volontiers imprimer, puisque la princesse
veuve le désirait, et que son désir me devait être
une loi. Or, je dédiai cette pièce-là à madame
la duchesse de Vendôme, lors encore fille et toute jeune princesse,
mais en laquelle on voyait déjà fort connaissablement les
traits de cette excellente vertu et piété qui reluisent maintenant
en elle, dignes de l’extraction et nourriture d’une si dévote et
pieuse mère.
A même temps que l’on imprimait cette oraison, j’appris que j’avais
été fait évêque, si que je revins sitôt
ici pour être consacré et commencer ma résidence; et
d’abord on proposa la nécessité qu’il y avait d’avertir les
confesseurs de quelques points d’importance, et pour cela j’écrivis
vingt-cinq avertissements que je fis imprimer pour les faire courir plus
aisément parmi ceux à qui je les adressais; mais depuis ils
ont été réimprimés en divers lieux.
Trois ou quatre ans après, je mis en lumière l’Introduction
à la vie dévote, pour les occasions et en la façon
que j’ai remarquées en la préface d’icelle, dont je n’ai
rien à te dire, mon cher Lecteur, sinon que si ce livret a reçu
généralement un doux et gracieux accueil, voire même
parmi les plus braves prélats et docteurs de l’Église; il
n’a pas pourtant été exempt d’une rude censure de quelques-uns
qui ne m’ont pas seulement blâmé, mais m’ont âprement
baffoué en public de ce que je dis à Philothée, que
le bal est une action de soi-même indifférente, et qu’en récréation
ou peut dire des quolibets; et moi, sachant la. qualité de ces censeurs,
je loue leur intention, que je pense avoir été bonne. Mais
j’eusse néanmoins désiré qu’il leur eût plu
de considérer que la première proposition est puisée
de la commune et véritable doctrine des plus saints et savants théologiens:
que j’écrivais pour les gens qui vivent emmi le monde et les cours
qu’au partir de là, j’inculque soigneusement, l’extrême péril
qu’il y a ès danses; et que quant à la seconde proposition,
avec le mot de quolibet, elle n’est pas de moi, mais de cet admirable roi
saint Louis; docteur digne d’être suivi en l’art de bien conduire
les courtisans à la vie dévote. Car je crois que s’ils eussent
pris garde à cela, leur charité et discrétion n’eût
jamais permis à leur zèle, pour vigoureux et austère
qu’il eût été, d’armer leur indignation contre moi.
Et sur ce propos, mon cher Lecteur, je te conjure de m’être doux
et honteux (1) en la lecture de ce Traité. Que si tu trouves le
style un peu (quoique ce sera, je m’assure, fort peu) différent
de celui dont j’ai usé écrivant à Philothée,
et tous deux grandement divers de celui que j’ai employé en la Défense
de La croix, sache qu’en dix-neuf ans on apprend et désapprend beaucoup
de choses; que le langage de la guerre est autre que celui de la paix;
et que l’on parle d’une façon
(1) Honteux, réservé; ailleurs bonteux, bienveillant,
aux jeunes apprentis, et d’une autre sorte aux vieux compagnons.
Ici, certes, je parle pour les âmes avancées en la dévotion;
car il faut que je te dise que nous avons en cette ville une congrégation
de filles et veuves (1) qui, retirées du monde, vivent unanimement
au service de Dieu sous la protection de sa très sainte Mère;
et comme leur pureté et piété d’esprit m’a souvent
donné de grandes consolations, aussi ai-je tâché de
leur en rendre fréquemment par la distribution de la sainte parole
que je leur ai annoncée, tant en sermons publics qu’en colloques
spirituels, et presque toujours en la présence de plusieurs religieux
et gens de grande dévotion, dont il m’a fallu traiter maintes fois
des sentiments plus délicats de la piété,. passant
au delà de ce que j’avais dit à Philothée; et c’est
une bonne partie de ce que je te communique maintenant que je dois à
cette bénite assemblée parce que celle qui en est la mère
et y préside (2), sachant que j’écrivais sur ce sujet, et
que néanmoins
malaisément pourrais-je tirer la besogne au jour, si Dieu ne
m’aidait fort spécialement, et que je ne fusse continuellement pressé,
elle a eu. un soin continuel de prier et faire prier pour cela, et de me
conjurer saintement de recueillir tous les petits morceaux de loisir qu’elle
estimait pouvoir être sauvés par-ci par-là de la presse
de mes empêchements, pour les employer à ceci.. Et parce que
cette âme m’est en la consolation que Dieu
(1) Il s’agit de la première réunion de la Visitation,
commencée en 1610, à Annecy, qui devait devenir, quelques
années après, un ordre religieux cloîtré.
(2) Jeanne de Chantal.
sait, elle n’a pas eu peu de pouvoir pour animer la mienne en cette
occasion. Il y a voirement longtemps que j’avais projeté d’écrire
de l’amour sacré; mais, ce projet n’était point comparable
à ce que cette occasion m’a fait produire, occasion que je te manifeste
ainsi naïvement tout à la bonne foi, à l’imitation des
anciens, afin que tu saches que je n’écris que par rencontre et
occurrence, et que tu me sois plus amiable. On disait entre les païens
qu~ Phidias ne représentait jamais rien si parfaitement que les
divinités, ni Apelles qu’Alexandre:
on ne réussit pas toujours également. Si je demeure court
en ce Traité, mon cher Lecteur, fais que ta bonté s’avance,
Dieu bénira ta lecture.
A cette intention, j’ai dédié cet oeuvre à la
Mère de dilection et au Père de l’amour cordial, comme j’avais
dédié l’Introduction au divin Enfant, qui est le Sauveur
des amants et l’amour des sauvés. Certes, comme les femmes, tandis
qu’elles sont fortes et habiles à produire aisément les enfants,
leur choisissent ordinairement des parrains entre leurs amis de ce monde;
mais quand leur faiblesse et indisposition rend leurs enfantements difficiles
et périlleux, elles invoquent les saints du ciel, et vouent de faire
tenir leurs enfants par quelque pauvre, ou par quelque personne dévote,
au nom de saint Joseph, de saint Français d’Assise, de saint François
de Paule, de saint Nicolas, ou de quelqu’autre bienheureux qui puisse impétrer
de Dieu le bon succès de leur grossesse et une naissance vitale
pour l’enfant: de même avant que je fusse évêque, me
trouvant avec plus de loisir et moins d’appréhension pour écrire,
je dédiai les petits ouvrages que je fis, aux princes de la terre;
mais maintenant qu’accablé de ma charge j’ai mille difficultés
d’écrire, je ne consacre plus rien qu’aux princes du ciel, afin
qu’ils m’obtiennent la lumière requise, et que si telle est la volonté
divine, ces écrits aient une naissance fructueuse et utile à
plusieurs.
Ainsi Dieu te bénisse, mon cher Lecteur, et te fasse riche de
son saint amour. Cependant je soumets toujours de tout mon coeur mes écrits,
mes paroles et mes actions à la correction de la très sainte
Église catholique, apostolique et romaine, sachant qu’elle est la
colonne et fermeté de la vérité (1), dont elle ne
peut ni faillir ni défaillir; et que nul ne peut avoir Dieu pour
père, qui n’aura cette Église pour mère.
A Annecy, le jour des très amants apôtres saint Pierre
et saint Paul, mil six cent seize.
BÉNI SOIT DIEU !
(1) I Tim., III, 15.
.
TRAITE DE
L’AMOUR DE DIEU
LIVRE PREMIER
CONTENANT
UNE PRÉPARATION A TOUT LE TRAITÉ
CHAPITRE PREMIER
Que pour la beauté de la nature humaine, Dieu a donné
le gouvernement de toutes les facultés de l’âme à la
volonté.
L’union établie en la distinction fait l’ordre; l’ordre produit
la convenance et la proportion; et la convenance, ès choses entières
et accomplies, fait la beauté. Une armée est belle quand
elle est composée de toutes ses parties tellement rangées
en leur ordre, que leur distinction est réduite au rapport qu’elles
doivent avoir ensemble pour ne faire qu’une seule armée. Afin qu’une
musique soit belle, il ne faut pas seulement que les voix soient nettes,
claires et bien distinguées ; mais qu’elles soient a!liées
en telle sorte les unes aux autres, qu’il s’en fasse une juste consonance
et harmonie, par le moyen de l’union qui est en la distinction, et la distinction
qui est en l’union des voix, que non sans cause on appelle un accord
discordant, ou plutôt une discorde accordante.
Or, comme dit excellemment l’angélique saint Thomas, après
le grand saint Denis, la beauté et la bonté, bien qu’elles
aient quelque convenance, ne sont pas néanmoins une même chose:
car le bien est ce qui plait à l’appétit et volonté;
le beau, ce qui plaît à l’entendement et à la connaissance;
ou pour le dire autrement, le bon est ce dont la jouissance nous délecte;
le beau, ce dont la connaissance nous agrée. Et c’est pourquoi jamais,
à proprement parler, nous n’attribuons la beauté corporelle,
sinon aux objets des deux sens qui sont les plus connaissants et qui servent
re plus à l’entendement, qui sont la vue et l’ouïe; si que
(1) nous ne disons pas: Voilà des belles odeurs ou des belles saveurs,
mais nous disons bien: Voilà des belles vois et des belles couleurs.
Le beau donc étant appelé beau, parce que sa connaissance
délecte, il faut que, outre l’union et distinction d’intégrité,
l’ordre et la convenance de ses parties, il ait beaucoup de splendeur et
clarté, afin qu’il soit connaissable et visible ; les voix, pour
être belles, doivent être claires et nettes, les discours intelligibles,
les couleurs éclatantes et resplendissantes ; l’obscurité,
l’ombre, les ténèbres sont laides, et enlaidissent toutes
choses; parce qu’en elles rien n’est connaissable, ni l’ordre, ni la distinction,
ni l’union, ni la convenance: qui a fait dire à saint Denis (2)
« que Dieu, comme souveraine beauté, est auteur de la belle
convenance, du beau lustre et de la bonne grâce, qui est en toutes
choses, » faisant éclater, en forme de lumière, les
distributions et
(1) Si que, à tel point que.
(2) Chap. IV. Des noms divins.
départements de son rayon, par lesquels toutes choses sont rendues
belles, voulant que pour établir la beauté, il y eût
la convenance, la clarté, et la bonne grâce.
Certes, Théotime, la beauté est sans effet, inutile et
morte, si la clarté et splendeur ne l’avive, et lui donne efficace
; dont nous disons les couleurs être vives, quand elles ont de l’éclat
et du lustre.
Mais quant aux choses animées et vivantes, leur beauté
n’est pas accomplie sans la bonne grâce, laquelle, outre la convenance
des parties parfaites, qui fait la beauté, ajoute la convenance
des mouvements, gestes et actions qui est comme l’âme et la vie de
la beauté des choses vivantes. Ainsi, en la souveraine beauté
de notre Dieu, nous ne reconnaissons l’union, ains l’unité de l’essence
en la distinction des personnes avec une infinie clarté, jointe
à la convenance incompréhensible de toutes les perfections,
des actions et mouvements, comprises très souverainement, et par
manière de dire, jointes et ajoutées excellemment en la très-
unique et très simple perfection du pur acte divin, qui est Dieu
même, immuable et invariable, ainsi que nous dirons ailleurs.
Dieu donc, voulant rendre toutes choses bonnes et belles, n réduit
la multitude et distinction dicelles en une parfaite unité; et pour
ainsi dire, il les a toutes rangées à la monarchie, faisant
que toutes choses s’entretiennent les unes aux autres, et toutes à
lui, qui est le souverain monarque. Il réduit tous les membres en
un corps, sous un chef; de plusieurs personnes, il forme une famille; de
plusieurs familles, une ville; de plusieurs villes, une province; de plusieurs
provinces, un royaume; et soumet tout un royaume à un seul roi.
Ainsi, Théotime, parmi l’innumérable multitude et variété
d’actions, mouvements, sentiments, inclinations, habitudes, passions, facultés
et puissances qui sont en l’homme, Dieu a établi une naturelle monarchie
en la volonté, qui commande et domine sur tout ce qui se trouve
en ce petit monde, et semble que Dieu ait dit à la volonté
ce que Pharaon dit à Joseph : Tu seras sur ma maison, tout le peuple
obéira au commandement de ta bouche; sans ton commandement, nul
ne remuera. Mais cette domination de la volonté se pratique certes
fort différemment.
.
CHAPITRE II
Comme la volonté gouverne diversement les puissances de l’âme.
Le père de famille conduit sa femme, ses enfants et ses serviteurs
par ses ordonnances et commandements, auxquels ils sont obligés
d’obéir, bien qu’ils puissent ne le faire pas; que s’il a des serfs
et esclaves, il les gouverne par la force, à laquelle ils n’ont
nu! pouvoir de contredire. Mais ses chevaux, ses boeufs, ses mulets, il
les manie par industrie, les liant, bridant, piquant, enfermant, lâchant.
Certes la volonté gouverne la faculté do notre mouvement
extérieur, comme un serf ou esclave: car, sinon qu’au dehors quelque
chose l’empêche, jamais elle ne manque d’obéir. Nous ouvrons
et fermons la bouche, mouvons la langue, les mains, les pieds, les yeux
et toutes les parties dans lesquelles la puissance de ce mouvement se trouve,
sans résistance, à notre gré, et selon notre volonté.
Mais quant à nos sens et à la faculté de nourrir,
croître et produire, nous ne les pouvons pas gouverner si aisément;
ains il nous y faut employer l’industrie et l’art. Si l’on appelle un esclave,
il vient; si on lui dit qu’il arrête, il arrête mais il ne
faut pas attendre cette obéissance d’un épervier ou faucon
: qui le veut faire revenir, il lui faut montrer le leurre; qui le veut
accoiser (1), il lui faut mettre le chaperon. On dit à un valet
: Tournez à gauche ou à droite, et il le fait; mais pour
faire ainsi tourner un cheval, il faut se servir de la bride. Il ne faut
pas, Théotime, commander à nos yeux de ne voir pas, ni à
nos oreilles de n’ouïr pas, ni à nos mains de ne toucher pas,
ni à notre estomac de ne digérer pas, ni à nos corps
de ne croître pas : car toutes ces facultés n’ont nulle intelligence,
et partant sont Incapables d’obéissance. Nul ne peut ajouter une
coudée à sa stature. Rachel voulait, et ne pouvait concevoir.
Nous mangeons souvent sans être nourris, ni prendre croissance. Qui
veut chevir (2) de ses facultés, il faut user d’industrie. Le médecin
traitant un enfant de berceau, ne lui commande chose quelconque, mais il
ordonne bien à la nourrice qu’elle lui fasse telle et telle chose:
ou bien quelquefois il ordonne qu’elle mange telle ou telle viande
qu’elle prenne tel médicament,
(1) Accoiser, apaiser, calmer.
(2) Chevir, jouir.
dont la qualité se répandant dans le lait, et le lait
dans le corps du petit enfant, la volonté du médecin réussit
en ce petit malade, qui n’a pas seulement le pouvoir d’y penser. Il ne
faut pas certes faire tes ordonnances d’abstinence, sobriété,
continence, à l’estomac, au gosier; mais il faut commander aux mains
de ne pouvoir fournir à la bouche les viandes et breuvages qu’en
telle et ide mesure. Il faut ôter ou donner à la faculté
qui produit les objets et sujets, et les aliments qui la fortifient, selon
que la raison le requiert. Il faut divertir les yeux, ou les couvrir de
leur chaperon naturel, et les fermer, si on veut qu’ils ne voient pas.,
et avec ces artifices on les réduira au point que la volonté
désire. C‘est ainsi, Théotime, que Notre-Seigneur enseigne
qu’il y a des eunuques qui sont tels pour le royaume des cieux, c’est-à-dire
qui ne sont eunuques d’impuissance naturelle, mais par l’industrie, de
laquelle leur volonté se sert, pour les retenir dans la sainte continence.
C’est sottise de commander à un cheval qu’il ne s’engraisse pas,
qu’il ne croisse pas, qu’il ne regimbe pas; si vous désirez tout
cela, levez-lui le râtelier; il ne lui faut pas commander, il le
faut gourmander pour le dompter.
Oui, même la volonté a du pouvoir sur l’entendement et
sur la mémoire; car de plusieurs choses que l’entendement peut entendre,
ou desquelles la mémoire se peut ressouvenir, la volonté
détermine celles auxquelles elle veut que ses facultés s’appliquent,
ou desquelles elle veut qu’elles se divertissent. Il est vrai qu’elle ne
les peut pas manier, ni ranger si absolument, comme elle fait les mains,
les pieds ou la langue, à raison des facultés sensitives,
et notamment de la fantaisie (1), qui n’obéissent pas d’une obéissance
prompte et infaillible à la volonté, et desquelles puissances
sensitives la mémoire et l’entendement ont besoin pour opérer;
mais toutefois la volonté les remue, les emploie et applique selon
qu’il lui plait, bien que non pas si fermement et invariablement, que la
fantaisie variante et volage ne les divertisse maintefois, les distrayant
ailleurs; de sorte que comme l’Apôtre s’écrie: Je fais, non
le bien que je veux, mais le mal que je hais (2); ainsi nous sommes souvent
contraints de nous plaindre do quoi nous pensons, non te bien que nous
aimons, mais le mal que nous haïssons.
.
CHAPITRE III
Comme la volonté gouverne l’appétit sensuel.
La volonté donc, Théotime, domine sur la mémoire,
l’entendement et la fantaisie, non par force, mais par autorité;
en sorte qu’elle n’est pas toujours infailliblement obéie, non plus
que le père de famille ne l’est pas toujours par ses enfants et
ses serviteurs. Or, c’en est de même de l’appétit sensuel,
lequel, comme dit saint Augustin (3), est appelé convoitise en nous
autres pécheurs, et demeure sujet à la volonté et
à l’esprit, comme la femme à son mari; parce tout ainsi qu’il
fut dit à la femme : Tu te retourneras à ton mari, et il
te maîtrisera; aussi fut-il dit à Cala que son appétit
(1) Fantaisie, l’imagination.
(2) Rom., VII, 23.
(3) De civit., 1. XXIV, c. V.
dont la qualité se répandant dans le lait, et le lait
dans le corps du petit enfant, la volonté du médecin réussit
en ce petit malade, qui n’a pas seulement le pouvoir d’y penser. Il ne
faut pas certes taire les ordonnances d’abstinence, sobriété,
continence, à l’estomac, au gosier; mais il faut commander aux mains
de ne pouvoir fournir à la bouche les viandes et breuvages qu’en
telle et telle mesure. Il faut ôter ou donner à la faculté
qui produit les objets et sujets, et les aliments qui la fortifient, selon
que la raison le requiert. Il faut divertir les yeux, ou les couvrir de
leur chaperon naturel, et les fermer, si on veut qu’ils ne voient pas,
et avec ces artifices on les réduira au point que la volonté
désire. C’est ainsi, Théotime, que Notre-Seigneur enseigne
qu’il y a des eunuques qui sont tels pour le royaume des cieux, c’est-à-dire
qui ne sont eunuques d’impuissance naturelle, mais par l’industrie, de
laquelle leur volonté se sert, pour les retenir dans la sainte continence.
C’est sottise de commander à un cheval qu’il ne s’engraisse pas,
qu’il ne croisse pas, qu’il ne regimbe pas; si vous désirez tout
cela, levez-lui le râtelier; il ne lui faut pas commander, il le
faut gourmander pour le dompter.
Oui, même la volonté a du pouvoir sur l’entendement et
sur la mémoire; car de plusieurs choses que l’entendement peut entendre,
ou desquelles la mémoire se peut ressouvenir, la volonté
détermine celles auxquelles elle veut que ses facultés s’appliquent,
ou desquelles elle veut qu’elles se divertissent. Il est vrai qu’elle ne
les peut pas manier, ni ranger si absolument, comme elle fait les mains,
les pieds ou la langue, à raison des facultés sensitives,
et notamment de la fantaisie (1), qui n’obéissent pas d’une obéissance
prompte et infaillible à la volonté, et desquelles puissances
sensitives la mémoire et l’entendement ont besoin pour opérer.;
mais toutefois La volonté les remue, les emploie et applique selon
qu’il lui plait, bien que non pas si fermement et invariablement, que la
fantaisie variante et volage ne les divertisse maintefois, les distrayant
ailleurs; de sorte que comme l’Apôtre s’écrie: Je fais, non
le bien que je veux, mais le mal que je hais (2); ainsi nous sommes souvent
contraints de nous plaindre de quoi nous pensons, non te bien que nous
aimons, mais le mal que nous haïssons.
.
CHAPITRE III
Comme la volonté gouverne l’appétit sensuel.
La volonté donc, Théotime, domine sur la mémoire,
l’entendement et la fantaisie, non par force, mais par autorité;
en sorte qu’elle n’est pas toujours infailliblement obéie, non plus
que le père de famille ne l’est pas toujours par ses enfants et
ses serviteurs. Or, c’en est de même de l’appétit sensuel,
lequel, comme dit saint Augustin (3), est appelé convoitise en nous
autres pécheurs, et demeure sujet à la volonté et
à l’esprit, comme la femme à son mari; parce tout ainsi qu’il
fut dit à la femme Tu te retourneras à ton mari, et il te
maîtrisera; aussi fut-il dit à Caïn que son appétit
(1) Fantaisie, l’imagination.
(2) Rom., VII, 23.
(3) De civit., 1. XXIV, c. V.
se retournerait à lui, et qu’il dominerait sur icelui; se retourner
à l’homme ne veut dire autre
chose que se soumettre et s’assujettir à lui. « O homme!
dit saint Bernard (1), il est à ton pouvoir, si tu veux, de faire
que ton ennemi soit ton serviteur, en sorte que toutes choses te reviennent
à bien; ton appétit est sous toi, et tu le domineras. Ton
ennemi peut exciter en toi le sentiment de la tentation; mais tu peux,
si tu veux, ou donner ou refuser le consentement. Si tu permets à
l’appétit de te porter au péché, alors tu seras sous
icelui, et il te maîtrisera, parce que quiconque fait le péché,
il est serf du péché; mais avant que tu fasses le péché,
tandis
n que le péché n’est pas encore en ton consentement,
mais seulement en ton sentiment, c’est-
à-dire qu’il est encore en ton appétit et non en ta volonté,
ton appétit est sous toi, et tu le maîtriseras. » Avant
que l’empereur soit créé, il est soumis aux électeurs
qui dominent sur lui, pouvant -ou le choisir à la dignité
impériale, ou le rejeter; mais s’il est une fois élu et élevé
par eux, ils sont dès lors sous lui, et il domine sur eux. Avant
que la volonté consente à l’appétit, elle domine sur
lui; mais après le consentement elle devient son esclave.
En somme, cet appétit sensuel est à la vérité
un sujet rebelle, séditieux, remuant; et faut confesser que nous
ne le saurions tellement défaire, qu’il ne s’élève,
qu’il n’entreprenne, et qu’il n’assaille la raison; mais pourtant la volonté
est si fort au-dessus de lui, que, si elle veut, elle peut le ravaler,
(1) Serm. V. de Quadr.
rompre ses desseins, et le repousser, puisque c’est assez le repousser,
que de ne point consentir à ses suggestions. On ne peut empêcher
la concupiscence de concevoir, mais oui bien d’enfanter et de parfaire
le péché.
Or, cette convoitise, ou appétit sensuel, a douze mouvements,
par lesquels, comme par autant de capitaines mutinés, il fait sa
sédition en l’homme; et parce que pour l’ordinaire ils troublent
l’âme et agitent le corps: en tant qu’ils troublent l’âme,
on les appelle perturbations; en tant qu’ils inquiètent le corps,
on les appelle passions, au rapport de saint Augustin. Tous regardent le
bien ou le mal; celui-là pour l’acquérir, celui-ci pour l’éviter.
Si le bien est considéré en soi selon la naturelle bonté,
il excite l’amour, première et principale passion ; si le bien est
regardé comme absent, il nous provoque au désir ; si étant
désiré, on estime de le pouvoir obtenir, on entre en espérance
; si on pense de ne le pouvoir obtenir, on sent le désespoir; mais
quand on le possède comme présent, il nous donne la joie.
Au contraire, sitôt que nous connaissons le mal, nous le haïssons;
s’il est absent, nous la fuyons; si nous pensons de ne pouvoir l’éviter,
nous le craignons; si nous estimons de le pouvoir éviter, nous nous
enhardissons et encourageons: mais si nous le sentons comme présent,
nous nous attristons, et lors l’ire (1) et le courroux accourent soudain
pour rejeter et repousser le mal, ou du moins s’en venger: que si l’on
ne peut, on demeure en tristesse; mais si on l’a repoussé, ou que
l’on se
(1) L’ire, la colère.
soit vengé, on ressent la satisfaction et assouvissement, qui
est un plaisir de triomphe ; car, comme la possession du bien réjouit
le coeur, la victoire contre le mal assouvit le courage. Et sur tout ce
peuple des passions sensuelles, la volonté tient son empire, rejetant
leurs suggestions, repoussant leurs attaques, empêchant leurs effets,
et au fin moins (1), leur refusant fortement son consentement, sans lequel
elles ne peuvent l’endommager, et par le refus duquel elles demeurent vaincues,
voire même à la longue, abattues, allangouries, efflanquées,
réprimées, et si non du tout (2) mortes, au moins amorties,
ou mortifiées.
Et c’est afin d’exercer nos volontés en la vertu et vaillance
spirituelle, que cette multitude de passions est laissée en nos
âmes, Théotime : de sorte que les stoïciens, qui nièrent
qu’elles se trouvassent en l’homme sage, eurent grand tort; mais d’autant
plus que ce qu’ils niaient en paroles, ils le pratiquaient en effets, au
récit de saint Augustin (3), qui raconte cette gracieuse histoire.
Aulus Gellius s’étant embarqué avec un fameux stoïcien,
une grande tempête survint, de laquelle le stoïcien étant
effrayé, il commença à pâlir, blêmir et
trembler si sensiblement, que tous ceux du vaisseau s’en aperçurent,
et le remarquèrent curieusement, quoiqu’ils eussent ès mêmes
hasards avec lui. Cependant la mer enfin s’apaise, le danger passe, et
l’assurance redonnant à un chacun la liberté de causer, voire
même de railler, un certain voluptueux asiatique, se moquant du stoïcien
(1) Au fin moins, tout au moins.
(2) Du tout, entièrement.
(3) De civit., 1. IX, c. IV.
lui reprochait qu’il avait eu peur, et qu’il était devenu hâve
et pâle au danger, et que lui au contraire était demeuré
ferme et sans effroi. A quoi le stoïcien repartit par le récit
de ce que Aristippus, philosophe socratique, avait répondu à
un homme qui pour même sujet l’avait piqué d’un même
reproche; car, lui dit-il, toi tu as eu raison de ne t’être point
soucié pour l’âme d’un méchant brouillon; mais moi,
j’eusse eu tort de ne point craindre la perte de l’âme d’Aristippus:
et le bon de l’histoire est que Aulus Gellius, témoin oculaire,
la récite; mais quant à la repartie qu’elle contient, le
stoïcien qui la fit, favorisa plus sa promptitude que sa cause, puisqu’allégeant
un compagnon de sa crainte, il laissa preuve par deux irréprochables
témoins que les stoïciens étaient touchés de
la crainte, et de la crainte qui répand ses effets ès yeux,
au visage et en la contenance, et qui par conséquent est une passion.
Grande folie de vouloir être sage d’une sagesse impossible; l’Église
certes a condamné la folie de cette sagesse, que certains anachorètes
présomptueux voulurent introduire jadis, contre lesquels toute l’Écriture,
mais surtout le grand Apôtre, crie: Que nous avons une loi en nos
corps, qui répugne à la loi de notre esprit (1). Entre nous
autres chrétiens, dit le grand saint Augustin, selon les écritures
saintes et la doctrine sainte : « Les citoyens de la sacrée
cité de Dieu, vivant selon » Dieu, au pèlerinage de
ce monde, craignent, désirent, se doutant (2) et se réjouissent
(3). »
(1) Rom., VII, 23.
(2) Se doulent, souffrent, se plaignent.
(3) De civit., 1. XIV, c. IX.
Oui, même le roi, souverain de cette cité, a craint, désiré,
s’est doulu et réjoui jusques à pleurer, blêmir, trembler
et suer le sang, bien qu’en lui ces mouvements n’ont pas été
des passions pareilles aux nôtres, dont le grand saint Jérôme,
et après lui l’école, ne les a pas osé nommer du nom
de passions, pour la révérence de la personne en laquelle
ils étaient, ains du nom respectueux de propassions, pour témoigner
que les mouvements sensibles en Notre-Seigneur y tenaient lieu de passion,
bien qu’ils ne fussent pas passions, d’autant qu’il ne pâtissait
ou souffrait chose quelconque de la part d’icelles, sinon ce que bon lui
semblait, et comme il lui plaisait, les gouvernant et maniant à
son gré, ce que nous ne faisons pas nous autres pécheurs,
qui souffrons et pâtissons ces mouvements en désordre, contre
notre gré, avec un grand préjudice du bon état et
police de nos âmes.
.
CHAPITRE IV
Que l’amour domine sur toutes les affections et passions, et que même
il gouverne la volonté, bien que la volonté ait aussi domination
sur lui.
L’amour étant la première complaisance que nous avons
au bien, ainsi que nous dirons tantôt, certes il précède
le désir; et de fait, qu’est-ce que l’on désire, sinon ce
que l’on aime? Il précède la délectation, car, comme
pourrait-on se réjouir en la jouissance d’une chose, si on ne l’aimait
pas? il précède l’espérance, car on n’espère
que le bien qu’on aime; il précède la haine, car nous ne
haïssons le mal que pour l’amour que nous avons envers le bien; ainsi
le mal n’est pas mal, sinon parce qu’il est contraire au bien, et c’en
est de même, Théotime, de toutes autres passions ou affections;
car elles proviennent toutes de l’amour, comme de leur source et racine.
C’est pourquoi les autres passions et affections sont bonnes ou mauvaises,
vicieuses ou vertueuses, selon que l’amour duquel elles procèdent
est bon ou mauvais: car il répand tellement ses qualités
sur elles, qu’elles ne semblent être que le même amour. Saint
Augustin, réduisant toutes les passions et affections à quatre,
comme ont fait Boèce, Cicéron, Virgile et la plupart de l’antiquité:
« L’amour, dit-il, tendant à posséder ce qu’il aime,
s’appelle convoitise ou désir; l’ayant et possédant, il s’appelle
joie ; fuyant ce qui lui est contraire, il s’appelle crainte; que si cela
lui arrive et qu’il le sente, il s’appelle tristesse ; et partant ces passions
sont mauvaises, si l’amour est mauvais; bonnes, s’il est bon (1).»Les
citoyens de la cité de Dieu craignent, désirent, se doulent
se réjouissent et, parce que leur amour est droit, toutes ces affections
sont aussi droites. La doctrine chrétienne assujettit l’esprit à
Dieu, afin qu’il le guide et secoure, et assujettit à l’esprit toutes
ces passions, afin qu’il les bride et modère, en sorte qu’elles
soient converties au service de la justice et verte. « La droite
volonté est l’amour bon, la volonté mauvaise est l’amour
mauvais; » c’est-à-dire en un mot, Théotime, que l’amour
domine
(1) De civit., 1. XIV, c. VII et IX
tellement en la volonté, qu’il la rend toute telle qu’il est.
La femme, pour l’ordinaire, change sa condition en celle de son mari,
et devient noble s’il est noble, reine s’il est roi, duchesse s’il est
duc. La volonté change aussi de qualité selon l’amour qu’elle
épouse: s’il est charnel, elle est chamelle; spirituelle, s’il est
spirituel; et toutes les affectiens de désir, de joie, d’espérance,
de crainte, de tristesse, comme enfants nés du mariage de l’amoue
avec la volenté, reçoivent aussi par conséquent leur
qualité de l’amour. Bref, Théotime, la volonté n’est
émue que par ses affections, entre lesquelles l’amour, comme le
premier mobile et la première affection, donne le branle à
tout le reste, et fait tous les autres mouvements de l’âme.
Mais, pour tout cela, il ne s’ensuit pas que la volonté ne soit
encore régente sur l’amour, d’autant que la volonté n’aime
qu’en voulant aimer, et de plusieurs amours qui se présentent à
elle, elle peut s’attacher à celui que bon lui semble, autrement
il n’y aurait point d’amour ni prohibé, ni commandé. Elle
est donc Maîtresse sur les amours, comme une demoiselle sur ceux
qui la recherchent, parmi lesquels elle peut élire celui qu’elle
veut. Mais tout ainsi qu’après le mariage elle perd sa liberté,
et de maîtresse devient sujette à la puissance du mari, demeurant
prise par celui qu’elle a pris; de même la volonté qui choisit
l’amour à son gré, après qu’elle en a embrassé
quelqu’un, elle demeure asservie sous lui; et comme la femme demeure sujette
au mari qu’elle a choisi, tandis qu’il vit, et que s’il meurt elle reprend
sa précédente liberté, pour se remarier à un
autre, ainsi pendant qu’un amour vit en la volonté, il y règne,
et elle demeure soumise à ses mouvements; que si cet amour vient
à mourir, elle pourra par après en reprendre un autre. Mais
il y a une liberté en la volonté, qui ne se trouve pas en
la femme mariée, et c’est que la volonté peut renier son
amour quand elle veut, appliquant l’entendement aux motifs qui l’en peuvent
dégoûter, et prenant résolution de changer d’objet;
car ainsi pour faire vivre et régner l’amour de Dieu en nous, nous
amortissons l’amour-propre ; si nous ne pouvons l’anéantir du tout,
au moins nous l’affaiblissons ; en sorte que, s’il vit en nous, il n’y
règne plus; comme au contraire, nous pouvons, en quittant l’amour
sacré, adhérer à celui des créatures, qui est
l’infâme adultère que le céleste époux reproche
si souvent aux pécheurs.
.
CHAPITRE V
Des affections de la volonté.
Il n’y a pas moins de mouvements en l’appétit intellectuel ou
raisonnable qu’on appelle volonté, qu’il y en a en l’appétit
sensible ou sensuel, mais ceux-là sont ordinairement appelés
affections, et ceux-ci passions. Les philosophes et païens ont aimé
aucunement (1) Dieu, leurs républiques, la vertu et les sciences;
ils ont haï le vice, espéré les honneurs, désespéré
d’éviter la mort ou la calomnie, désiré de savoir,
voire même d’être bien heureux après leur mort; se sont
enhardis pour
(1) Aucunement, quelquefois.
surmonter les difficultés qu’il y avait au pourchas (1) de la
vertu, ont craint le blâme, ont fui plusieurs fautes, ont vengé
l’injure publique, se sont indignés contre les tyrans, sans aucun
propre intérêt. Or, tous ces mouvements étaient en
la partie raisonnable, puisque le sens, ni par conséquent l’appétit
sensuel, ne sont pas capables d’être appliqués à ces
objets, et partant ces mouvements étaient des affections de l’appétit
intellectuel ou raisonnable, et non pas des passions de l’appétit
sensuel.
Combien de fols avons-nous des passions en l’appétit sensuel
ou convoitise, contraires aux affections que nous sentons en même
temps dans l’appétit raisonnable ou dans la volonté! Le jeune
homme dont parle saint Jérôme, se coupant la langue à
belles dents, et la crachant sur le nez de cette maudite femme qui l’enflammait
à la volupté, ne témoignait-il pas d’avoir en la volonté
une extrême affection de déplaisir, contraire à la
passion du plaisir que par force on lui faisait sentir en la convoitise
et appétit sensuel? Combien de fois tremblons-nous de crainte entre
les hasards auxquels notre volonté nous porte et nous fait demeurer
! combien de fois haïssons-nous les voluptés esquelles notre
appétit sensuel se plaît, aimant les biens spirituels esquels
il se déplaît! En cela consiste la guerre que nous sentons
tous les jours entre l’esprit et la chair, entre notre homme extérieur
qui dépend des sens, et l’homme intérieur qui dépend
de la raison, entre le vieil Adam qui suit les appétits de son Eve,
ou de la
(1) Pourchas, recherche obstinée.
convoitise, elle nouvel Adam qui seconde la sagesse céleste
et la sainte raison.
Les stoïciens, ainsi que saint Augustin le rapporte (1), niant
que l’homme sage puisse avoir des passions, confessaient néanmoins,
ce semble, qu’il avait des affections, lesquelles ils appelaient eupathies
et bonnes passions, ou bien, comme Cicéron, constances; car ils
disaient que le sage ne convoitait pas, mais voulait; qu’il n’avait point
de liesse, mais de joie; qu’il n’avait point de crainte, mais de prévoyance
et précaution; en sorte qu’il n’était ému, sinon pour
la raison et selon la raison. Pour cela, ils niaient surtout que l’homme
sage pût avoir aucune tristesse, d’autant qu’elle ne regarde que
le mal survenu, et que rien n’advient en mal à l’homme sage, puisque
nul n’est jamais offensé que par soi-même, selon leur maxime.
Et certes, Théotime, ils n’eurent pas tort de vouloir qu’il y eût
des eupathies et bonnes affections en la partie raisonnable de l’homme
; mais ils eurent tort de dire qu’il n’y avait point sle passions en la
partie sensitive, et que la tristesse ne touchait point le coeur de l’homme
sage; car laissant à part que eux-mêmes en étaient
troublés, comme il a été dit, se pourrait-il bien
faire que la sagesse nous privât de lu miséricorde, qui est
une vertueuse tristesse, laquelle arrive en nos coeurs pour nous porter
au désir de délivrer le prochain du mal qu’il endure? Aussi
le plus homme de bien de tout le paganisme, Épictète, ne
suivit pas cette erreur, que les passions ne s’élevassent point
en l’homme
(1) De civit., 1. XIV, C. VIII.
sage, ainsi que saint .Augustin atteste, lequel même montre encore
que la dissension des stoïciens avec les autres philosophes, en ce
sujet, n’a pas été qu’une pure dispute des paroles, et débat
de tangage.
Or, ces affections que nous sentons en notre partie raisonnable, sont
plus ou moins nobles et spirituelles, selon qu’elles ont leurs objets plus
ou moins relevés, et qu’elles se trouvent en un degré plus
éminent die l’esprit; car il y a des affections en nous qui procèdent
du discours que nous faisons selon l’expérience des sens; il y en
a d’autres formées sur le discours tiré des sciences humaines;
il y en a encore d’autres qui proviennent des discours faits selon la foi,
et enfin il y en a qui ont leur origine du simple sentiment et acquiescement
que l’âme fait à la vérité et volonté
de Dieu. Les premières sont nommées affections naturelles,
car qui est celui qui ne désire naturellement d’avoir la santé,
les provisions requises au vêtir et à la nourriture, les douces
et agréables conversations? Les secondes affections sont nommées
raisonnables, d’autant qu’elles sont toutes appuyées sur la connaissance
spirituelle de la raison, par laquelle notre volonté est excitée
à rechercher la tranquillité du coeur, les vertus morales,
le vrai honneur, la contemplation philosophique des choses éternelles.
Les affections du troisième rang se nominent chrétiennes,
parce qu’elles prennent leur naissance des discours tirés de la
doctrine de Notre-Seigneur, qui nous fait chérir la pauvreté
volontaire, la chasteté parfaite, la gloire du paradis. Mais les
affections du suprême degré sont nommées divines et
surnaturelles, parce que Dieu lui-même les répand en nos esprits,
et qu’elles regardent et tendent en Dieu, sans l’entremise d’aucun discours,
ni d’aucune lumière naturelle, selon qu’il est aisé de concevoir
parce que nous dirons ci-après des acquiescements et sentiments
qui se pratiquent au sanctuaire de l’âme. Et ces affections surnaturelles
sont principalement trois l’amour de l’esprit envers les beautés
des mystères de la foi, l’amour envers l’utilité des biens
qui nous sont promis en l’autre vie, et l’amour envers la souveraine bonté
de la très sainte et éternelle divinité.
.
CHAPITRE VI
Comme l’amour de Dieu domine sur les autres amours.
La volonté gouverne toutes les autres facultés de l’esprit
humain; mais elle est gouvernée par son amour, qui la rend telle
qu’il est. Or, entre tous les amours, celui de Dieu tient le sceptre, et
a tellement l’autorité de commander inséparablement unie,
et propre à sa nature, que s’il n’est le maître incontinent
il cesse d’être et périt.
Ismaël ne fut point héritier avec Isaac, son frère
plus jeune; Ésaü fut destiné au service de son frère
puîné ; Joseph fut adoré, non seulement par ses frères,
mais aussi par son père, et voire même par sa mère
en la personne de Benjamin, ainsi qu’il l’avait prévu ès
songes de sa jeunesse. Ce n’est certes pas sans mystères que les
derniers entre ces frères emportent ainsi les avantages sur leurs
aînés. L’amour divin est voirement (1) le
(1) Voirement, véritablement, même.
puîné entre toutes les affections du coeur humain; car,
comme dit l’Apôtre, ce qui est animal est premier, et le spirituel
après (1) ; mais ce puîné hérite toute l’autorité;
et l’amour-propre, comme un autre Ésaü, est destiné
à son service ; et non seulement tous les autres mouvements de l’âme,
comme ses frères, l’adorent et lui sont soumis, mais aussi l’entendement
et la volonté, qui lui tiennent lieu de père et de mère.
Tout est sujet à. ce céleste amour, qui veut toujours être
ou roi ou rien, ne pouvant vivre qu’il ne domine ou règne, ni régner,
si ce n’est souverainement.
Isaac, Jacob et Joseph furent des enfants surnaturels; car leurs mères,
Sara, Rebecca et Rachel étant stériles par nature, les conçurent
par la grâce de la bonté céleste; c’est pourquoi ils
furent établis maîtres de leurs frères. Ainsi l’amour
sacré est un enfant miraculeux, puisque la volonté humaine
ne le peut concevoir, si le Saint-Esprit ne le répand dans nos coeurs
; et comme surnaturel, il doit présider et régner sur toutes
les affections, voire même sur l’entendement et la volonté.
Et bien qu’il y ait d’autres mouvements surnaturels en l’âme,
la crainte, la piété, la force, l’espérance, ainsi
qu’Ésaü et Benjamin furent enfants surnaturels de Rachel et
Rebecca ; si est-ce que le divin amour est le Maître, l’héritier
et le supérieur, comme étant fils de la promesse, puisque
c’est en sa faveur que le ciel est promis à l’homme. Le salut est
montré à. la foi, il est préparé à l’espérance;
mais il n’est donné qu’à la charité. La foi montre
le chemin de la terre promise
(1) I Cor., XV, 46.
comme une colonne de nuée et de feu, c’est-à-dire claire
et obscure; l’espérance nous nourrit de sa manne de suavité;
mais la charité nous y introduit comme l’arche de l’alliance, qui
nous fait le passage au Jourdain, c’est-à-dire au jugement, et qui
demeurera au milieu du peuple, en la terre céleste promise aux vrais
Israélites ; en laquelle, ni la colonne de la foi ne sert plus de
guide, ni on ne se repaît plus de la manne d’espérance.
Le saint amour fait son séjour sur la plus haute et relevée
région de l’esprit, où il fait ses sacrifices et holocaustes
à la divinité, ainsi qu’Abraham fit le sien et que Notre-Seigneur
s’immola sur le coupeau (1) du mont Calvaire, afin que d’un lieu si relevé,
il soit ouï et obéi par son peuple, c’est-à-dire par
toutes les facultés et affections de l’âme qu’il gouverne
avec une douceur nonpareille car l’amour n’a point de forçats ni
d’esclaves, ains réduit toutes choses à son obéissance
avec une force si délicieuse, que comme rien n’est si fort que l’amour,
aussi rien n’est si aimable que sa force.
Les vertus sont en l’âme pour modérer ses mouvements,
et la charité, comme première de toutes les vertus, les régit
et les tempère toutes, non seulement parce que le premier en chaque
espèce des choses sert de règle et mesure à tout le
reste, mais aussi parce que Dieu ayant créé l’homme à
son image et semblance, veut que comme en lui tout y soit ordonné
par l’amour et pour l’amour.
(1) Coupeau, partie de montagne, sommet.
.
CHAPITRE VII
Description de l’amour en général.
La volonté a une si grande convenance avec le bien, que tout
aussitôt qu’elle l’aperçoit, elle se retourne de son côté,
pour se complaire en icelui, comme en son objet très agréable,
auquel elle est si étroitement alliée, que même l’on
ne peut déclarer sa nature que par le rapport qu’elle a avec icelui;
non plus qu’on ne saurait montrer la nature du bien que par l’alliance
qu’il a avec la volonté. Car je vous prie, Théotime, qu’est-ce
que le bien, sinon ce que chacun veut? et qu’est-ce que la volonté,
sinon la faculté qui porte et fait tendre au bien, ou à ce
qu’elle estime tel?
La volonté donc apercevant et sentant le bien, par l’entremise
de l’entendement qui le lui représente, ressent à même
tempe une soudaine délectation et complaisance en ce rencontre (1),
qui l’émeut et incline doucement, sans puissamment vers cet objet
aimable, afin de s’unir à lui, et pour parvenir à cette union,
elle lui fait chercher tous les moyens plus propres.
La volonté donc a une convenance très étroite
avec le bien; cette convenance produit la complaisance que la. volonté
ressent à sentir et apercevoir le bien ; cette complaisance émeut
et pousse la volonté au bien; ce mouvement tend à l’union,
et enfin, la volonté émue et tendante à
(1) Ce rencontre; cette rencontre, ce rapprochement.
23
l’union, cherche tous les moyens requis pour y parvenir.
Certes, à parler généralement, l’amour comprend
tout cela ensemblement, comme un bel arbre, duquel la racine est la convenance
de la volonté au bien; le pied en est la complaisance; sa tige c’est
le mouvement; les recherches poursuites et autres efforts, en sont les
branches, mais l’union et jouissance est le fruit. Ainsi, l’amour semble
être composé de ces cinq principales parties sous lesquelles
une quantité d’autres petites pièces sont contenues, comme
nous verrons à la suite de l’oeuvre.
Considérons de grâce la pratique d’un amour insensible
entre l’aimant et le fer ; car c’est la vraie image de l’amour sensible
et volontaire, duquel nous parlons. Le fer a donc une telle convenance
avec l’aimant, qu’aussitôt qu’il en aperçoit la vertu, il
se retourne devers lui; puis il commence soudain à se remuer et
démener par des petits tressaillements, témoignant en cela
la complaisance qu’il ressent, ensuite de la quelle il s’avance et se porte
vers l’aimant, cherchant tous les moyens qu’il peut pour s’unir avec icelui.
Ne voilà pas toutes les parties d’un vif amour bien représentées
en ces choses inanimées?
Mais enfin pourtant, Théotime, la complaisance, et le mouvement
ou écoulement de la volonté en la chose aimable, est, à
proprement parler, l’amour, en sorte néanmoins que la complaisance
ne soit que le commencement de l’amour; et le mouvement ou écoulement
du coeur qui s’en ensuit,. soit le vrai amour essentiel; si que l’un et
l’autre peut être voirement nommé amour, mais diversement;
car comme l’aube du jour peut être appelée jour, aussi cette
première complaisance du coeur en la chose aimée peut être
nommée amour; parce que c’est le premier ressentiment de l’amour.
Mais comme le vrai coeur du jour se prend dès la fin de l’aube jusques
au soleil couché, aussi la vraie essence de l’amour consiste au
mouvement et écoulement du coeur qui suit immédiatement la
complaisance, et se termine à l’union. Bref, la complaisance est
le premier ébranlement ou la première émotion que
le bien fait en la volonté, et cette émotion est suivie du
mouvement et écoulement par lequel la volonté s’avance et
s’approche de la chose aimée, qui est le vrai et le propre amour.
Disons ainsi, le bien empoigne, saisit et lie le coeur par la complaisance;
mais par l’amour, il le tire, conduit et amène à soi; par
la complaisance, il le fait sortir; mais par l’amour, il lui fait faire
le chemin et le voyage la complaisance, c’est le réveil du coeur,
mais l’amour en est l’action ; la complaisance le fait lever, mais l’amour
le fait marcher; le coeur étend ses ailes par la complaisance, mais
l’amour est son vol. L’amour donc, à parler distinctement et précisément,
n’est autre chose que le mouvement, écoulement et avancement du
coeur envers le bien.
Plusieurs grands personnages ont cru que l’amour n’était autre
chose que la même complaisance; en quoi ils ont eu beaucoup d’apparence
de raison; car non seulement le mouvement d’amour prend son origine de
la complaisance que le coeur ressent à la première rencontre
du bien et aboutit à une seconde complaisance, qui revient au coeur
par l’union à la chose aimée; mais outre cela, il tient sa
conservation de la complaisance, et ne peut vivre que par elle, qui est
sa mère et sa nourriture; si que soudain que la complaisance cesse,
l’amour cesse et comme l’abeille, naissant dedans le miel, se nourrit du
miel, et ne vole que pour le miel ; ainsi l’amour naît de la complaisance,
se maintient par la complaisance et tend à la complaisance. Le poids
des choses les ébranle, les meut et les arrête ; c’est le
poids de la pierre qui lui donne l’émotion, et le branle à
la descente, soudain que les empêchements lui sont ôtés
; c’est le même poids qui lui fait continuer son mouvement en bas,
et c’est enfin le même poids encore qui la fait arrêter et
s’accoiser, quand elle est arrivée en son lieu. Ainsi est-ce de
la complaisance qui ébranle la volonté. C’est elle qui la
meut, et c’est elle qui la fait reposer en la chose aimée, quand
elle s’est unie à icelle. Ce mouvement d’amour était donc
ainsi dépendant de la complaisance en sa naissance, conservation
et perfection, et se trouvant toujours inséparablement conjoint
avec icelle, ce n’est pas merveille si ces grands esprits ont estimé
que l’amour et la complaisance fussent une même chose; bien qu’eu
vérité l’amour étant une vraie passion de l’âme,
il ne peut être la simple complaisance, mais faut qu’il soit le mouvement
qui procède d’icelle.
Or, ce mouvement causé par la complaisance dure jusqu’à
l’union ou jouissance. C’est pourquoi, quand il tend à un bien présent,
il ne fait autre chose que de pousser le coeur, le serrer, joindre et appliquer
à la chose aimée, de laquelle par ce moyen il jouit; et lors
ou l’appelle amour de complaisance, parce que soudain qu’il est né
de la première complaisance, il se termine à l’autre seconde
qu’il reçoit en l’union de son objet présent. Mais quand
le bien, devers lequel le coeur s’est retourné, incliné et
ému, se trouve éloigné, absent ou futur, ou que l’union
ne se peut pas encore faire si parfaitement qu’on prétend, alors
le mouvement d’amour, par lequel le coeur tend, s’avance et aspire à
cet objet absent, s’appelle proprement désir; car le désir
n’est autre chose que l’appétit, convoitise, ou cupidité
des choses que nous n’avons pas, et que- néanmoins nous prétendons
d’avoir.
Il y a encore certains mouvements d’amour, par lesquels nous désirons
les choses que nous n’attendons ni prétendons nullement; comme quand
nous disons : Que ne suis-je maintenant en paradis ! Je voudrais être
roi ! Plût à Dieu que je fusse plus jeune ! A la mienne volonté
que je n’eusse jamais péché! et semblables choses. Or, ce
sont des désirs, mais désirs imparfaits, lesquels, ce me
semble, à proprement parler, s’appellent souhaits: et de fait de
telles affections ne s’expriment pas comme les désirs; car quand
nous exprimons nos vrais désirs, nous disons : Je désire;
mais quand nous exprimons nos désirs imparfaits, nous disons : Je
désirerais, ou, je voudrais. Nous pouvons bien dire : Je désirerais
d’être jeune ; mais nous ne disons pas: Je désire d’être
jeune, puisque cela n’est pas possible; et ce mouvement s’appelle souhait,
ou, comme disent les scolastiques, velléité, qui n’est autre
chose qu’un commencement de vouloir, lequel n’a point de suite, d’autant
que la volonté voyant q’elle ne peut atteindre à cet objet,
à cause de l’impossibilité, ou de l’extrême difficulté,
elle arrête son mouvement, et le termine en cette simple affection
de souhait. Comme si elle disait : Ce bien que je vois, et auquel je ne
puis prétendre, m’est à la vérité fort agréable,
et bien que je ne le puisse vouloir ni espérer, si est-ce que (1)
si je le pouvais vouloir ou désirer, je le désirerais et
voudrais volontiers.
Bref, ces souhaits ou velléités ne sont autre chose qu’un
petit amour, qui se peut appeler amour de simple approbation, parce que,
sans aucune prétention, l’âme agrée le bien qu’elle
connaît, et rie le pouvant désirer en effet, elle proteste
qu’elle le désirerait volontiers, et que vraiment il est désirable.
Ce n’est pas encore tout, Théotime, car il y a des désirs
et des souhaits qui sont encore plus imparfaits que ceux que nous venons
de dire, d’autant que leur mouvement n’est pas arrêté par
l’impossibilité, ou extrême difficulté, mais par la
seule incompatibilité qu’ils ont avec -des autres désirs
ou vouloirs plus puissants, comme quand un malade désire de manger
des potirons ou melons, et quoiqu’il en ait à son commandement,
il ne veut néanmoins pas en manger, parce qu’il craint d’empirer
son mal; car qui ne voit deux désirs en cet homme, l’un de manger
des potirons et l’autre de guérir? mais parce que celui de guérir
est plus grand, il étouffe et suffoque l’autre, l’empêchant
de produire aucun effet. Jephté souhaitait de conserver sa fille,
mais parce que cela
(1) Si est-ce que, toujours est-il que.
était incompatible avec le désir d’observer son voeu,
il voulut ce qu’il ne souhaitait pas, qui était de sacrifier sa
fille, et souhaita ce qu’il ne voulut pas, qui était de conserver
sa fille. Pilate et Hérode souhaitaient de délivrer, l’un
le Sauveur, l’autre le Précurseur ; mais parce que ces souhaits
étaient incompatibles, l’un avec le désir de complaire aux
Juifs et à César, l’autre à Hérodias et à
sa fille, ce furent des souhaits vains et inutiles. Or, à mesure
que les choses incompatibles avec ce qui est souhaité, sont moins
aimables, les souhaits sont plus imparfaits, puisqu’ils sont arrêtés,
et comme étouffés par de si faibles contraires. Ainsi le
souhait qu’Hérode eut de ne point faire mourir saint Jean, fut plus
imparfait que celui que Pilate avait de délivrer Notre-Seigneur
; car celui-ci craignait la calomnie et l’indignation du peuple et de César,
et celui-là, de contrister une seule femme.
Et ces souhaits, qui sont arrêtés, non point par impossibilité,
mais par l’incompatibilité qu’ils ont avec des plus puissants désirs,
s’appellent voirement souhaits et désirs, mais souhaits vains, suffoqués
et inutiles. Selon les souhaits des choses impossibles, nous disons: Je
souhaite, mais je ne puis; et selon les souhaits des choses possibles,
nous disons : Je souhaite, mais je ne veux pas,
.
CHAPITRE VIII
Quelle est la convenance qui excite l’amour.
Nous disons que l’oeil voit, l’oreille entend, la langue parle, l’entendement
discourt, la mémoire se ressouvient, et la volonté aime;
mais nous savons bien toutefois que c’est l’homme, à proprement
parler, qui, par diverses facultés et différents organes,
fait toute cette variété d’opération. C’est donc aussi
l’homme qui, par la faculté affective que nous appelons volonté,
tend et se complait au bien, et qui a cette grande convenance avec icelui,
laquelle est la source et origine de l’amour. Or, ceux-là n’ont
pas bien rencontré, qui ont cru que la ressemblance était
la seule convenance qui produisit l’amour. Car, qui ne sait que les vieillards
les plus sensés aiment tendrement et chèrement les petits
enfants, et sont réciproquement aimés d’eux? que les savants
aiment les ignorants, pourvu qu’ils soient dociles; et les malades, leurs
médecins? Que si nous pouvons tirer quelque argument de l’image
d’amour, qui se voit ès choses insensibles, quelle ressemblance
peut faire tendre le fer à l’aimant? Un aimant n’a-t-il pas plus
de ressemblance avec un autre aimant, ou avec une autre pierre, qu’avec
le fer, qui est d’un genre tout différent? Et bien, que quelques-uns,
pour réduire toutes les convenances à la ressemblance, assurent
que le fer tire le fer, et l’aimant tire l’aimant; si est-ce qu’ils ne
sauraient rendre raison pourquoi l’aimant tire plus puissamment le fer,
que le fer ne tire le fer même. Mais, je vous prie, quelle similitude
y a-t-il entre la chaux et l’eau, ou bien entre l’eau et l’éponge?
et néanmoins la chaux et l’éponge prennent l’eau avec une
avidité nonpareille, et témoignent envers elle un amour insensible,
extraordinaire. Or, il en est de même de l’amour humain ; car il
se prend quelquefois plus fortement entre des personnes de contraires qualités,
qu’entre celles qui sont fort semblables. La convenance donc, qui cause
l’amour, ne consiste pas toujours en la ressemblance, mais en la proportion,
rapport, ou correspondance de l’amant à la chose aimée. Car
ainsi, ce n’est pas la ressemblance qui rend aimable le médecin
au malade, aine la correspondance de la nécessité de l’un
avec la suffisance de l’autre, d’autant que l’un a besoin du secours que
l’autre peut donner; comme aussi le médecin aime le malade, et le
savant sou apprenti, parce qu’ils peuvent exercer leurs facultés
sur eux. Les vieillards aiment les enfants, non point par sympathie, mais
d’autant que l’extrême simplicité, faiblesse et tendreté
des uns rehausse et fait mieux paraître la prudence et assurance
des autres, et cette dissemblance est agréable : au contraire, les
petits enfants aiment les vieillards parce qu’ils les voient amusés
et embesoignés d’eux, et que, par un sentiment secret, ils connaissent
qu’ils ont besoin de leur conduite (1). Les accords de musique se font
en la discordance, par laquelle les voix dissemblables se correspondent,
pour toutes ensemble faire un seul rencontre de proportion: comme la dissemblance
des pierres précieuses et des fleurs fait l’agréable composition
de l’émail et de la diapreure. Ainsi l’amour ne se fait pas toujours
par la ressemblance et la sympathie, ains par la correspondance et proportion
qui consiste en ce que, par l’union d’une chose à une autre, elles
puissent recevoir naturellement de la perfection, et devenir meilleures.
La tête certes
(1) De leur conduite, d’être conduits par eux.
ne ressemble pas au corps, ni la main au bras, mais néanmoins
ces choses ont une si grande correspondance et joignent si proprement l’une
à l’autre, que, par leur mutuelle conjonction, elles s’entre-perfectionnent
excellemment. C’est pourquoi si ces parties-là avaient chacune une
âme distincte, elles s’entr’aimeraient parfaitement, non point par
ressemblance, car elles non point ensemble, mais pour la correspondance
qu’elles ont à leur mutuelle perfection. En cette sorte les mélancoliques
et les joyeux, les aigres et les doux s’entr’aiment quelquefois réciproquement
pour les mutuelles impressions qu’ils reçoivent les uns des autres,
au moyen desquelles leurs humeurs sont mutuellement modérées.
Mais quand cette mutuelle correspondance est conjointe avec la ressemblance,
l’amour sans doute s’engendre bien plus puissamment; car la similitude
étant la vraie image de l’unité, quand deux choses semblables
s’unissent par correspondance à même fin, il semble que ce
soit plutôt unité qu’union.
La convenance donc de l’amant à la chose aimée est la
première source de l’amour, et cette convenance consiste à
la correspondance, qui n’est autre chose que le mutuel rapport, qui rend
les choses propres à s’unir, pour s’entre-communiquer quelque perfection.
Mais ceci s’entendra de mieux en mieux par le progrès du discours.
.
CHAPITRE IX
Que l’amour tend à l’union.
Le grand Salomon décrit d’un air délicieusement admirable
les amours du Sauveur et de l’âme dévote, en ce divin ouvrage
que, pour son excellente suavité, on appelle le Cantique des Cantiques.
Et pour nous élever plus doucement à la considération
de cet amour spirituel qui s’exerce entre Dieu et nous, par la correspondance
des mouvements de nos coeurs avec les inspirations de sa divine majesté,
il emploie une perpétuelle représentation des amours d’un
chaste berger et d’une pudique bergère. Or, faisant parler l’épouse
la première, comme par manière d’une certaine surprise d’amour,
il lui fait faire d’abord cet élancement : Qu’il me baise d’un baiser
de sa bouche (1) ! Voyez-vous, Théotime, comme l’âme, en la
personne de cette bergère, ne prétend, par le premier souhait
qu’elle exprime, qu’une chaste union avec son époux, comme protestant
que c’est l’unique fin à laquelle elle aspire et pour laquelle elle
respire ; car, je vous prie, que veut dire autre chose ce premier soupir
: Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ?
Le baiser, de tout temps, comme par instinct naturel, a été
employé pour représenter l’amour parfait, c’est-à-dire
l’union des coeurs, et non sans cause. Nous faisons sortir et paraître
nos passions et les mouvements que nos âmes ont communs avec les
animaux en nos yeux, ès sourcils, au front
(1) Cant. cant., I. 1.
et en tout le reste du visage. On connaît l’homme au visage (1),
dit l’Ecriture ; et Aristote rendant raison de ce qu’à l’ordinaire
on ne peint sinon la face des grands hommes: C’est d’autant (2), dit-il,
que le visage montre qui nous sommes.
Mais pourtant nous ne répandons nos discours ci les pensées
qui procèdent de la portion spirituelle de nos âmes, que nous
appelons raison, et par laquelle nous sommes différents d’avec les
animaux, sinon par nos paroles, et par conséquent parle moyen de
la bouche. Si que verser son âme et répandre son coeur n’est
autre chose que parler, versez devant Dieu vos coeurs (3), dit le Psalmiste,
c’est-à-dire exprimez et prononcez les affections de votre coeur
par paroles. Et la dévote mère de Samuel, prononçant
ses prières quoique si bellement qu’à peine voyait-on le
mouvement de ses lèvres : J’ai répandu, dit-elle, mon âme
devant Dieu. En cette sorte on applique une bouche à l’autre quand
on se baise, pour témoigner qu’on voudrait verser les âmes
l’une dedans l’autre réciproquement, pour les unir d’une union parfaite
; et pour ce qu’en tout temps et entre les plus saints hommes du monde,
le baiser a été le signe de l’amour et dilection, aussi fut-il
employé universellement entre tous les premiers chrétiens,
comme le grand saint Paul témoigne quand il dit aux Romains et aux
Corinthiens : Saluez-vous mutuellement les uns les autres par le saint
baiser; et comme plusieurs témoignent, Judas en la prise de Notre-Seigneur
employa le baiser, pour le faire
1) Eccl., XIX, 26.
2) C’est d’autant que, c’est suffisant, parce que.
3) Ps., LXI, 9.
connaître, parce que ce divin Sauveur baisait ordinairement ses
disciples quand il les rencontrait; et non seulement ses disciples, mais
aussi les petits enfants, qu’il prenait amoureusement en ses bras, comme
il fit celui par la comparaison duquel il invita si solennellement ses
disciples à la charité du prochain, que plusieurs estiment
avoir été saint Martial, comme l’évêque Jansénius
(1) le rapporte.
Ainsi donc le baiser étant la vive marque de l’union des coeurs,
l’épouse, qui ne prétend, en toutes ses poursuites, que d’être
unie avec son bien-aimé: Qu’il me baise, dit-elle, d’un baiser de
sa bouche; comme si elle s’écriait: Tant de soupirs et de traits
enflammés, que son amour jette incessamment, n’impétreront-ils
jamais ce que mon âme désire? Je cours; hé! n’atteindrai-je
jamais au prix pour lequel je m’élance, qui est d’être unie
coeur à coeur, esprit à esprit, avec mon Dieu, mon époux
.et ma vie? Quand sera-ce que je répandrai mon âme dans son
coeur, et qu’il versera son coeur dedans mon âme, et qu’ainsi heureusement
unie, nous vivrons inséparables?
Quand l’esprit divin veut exprimer un amour parfait, il emploie presque
toujours les paroles d’union et de conjonction. En la multitude des croyants,
dit saint Luc, il n’y avait qu’un coeur et qu’une âme (2). Notre-Seigneur
pria son Père pour tous les fidèles, afin qu’ils fussent
tous une même chose (3). Saint Paul nous avertit que nous soyons
soigneux de conserver l’unité d’esprit par l’union
(1) Jansénius, évêque de Gand, dans son commentaire
sur l’Evangile de saint Marc.
(2) Act., IV, 32.
(3) Joan., VII, 2.
de la paix. Ces unités de coeur, d’âme et d’esprit, signifient
la perfection de l’amour, qui joint plusieurs âmes en une; ainsi
est-il dit que l’âme de Jonathas était collée à
l’âme de David comme son âme propre. Le grand apôtre
de France (1), tant selon son sentiment, que rapportant celui de son Hiérotée,
écrit: Je pense cent fois en un seul chapitre des Noms divins, que
l’amour est unifique, unissant, ramassant, resserrant, recueillant et rapportant
les choses à l’unité. Saint Grégoire de Nazianze et
saint Augustin disent que leurs amis avec eux n’avaient qu’une âme;
et Aristote, approuvant déjà de son temps cette façon
de parler: Quand, dit-il, nous voulons exprimer combien nous aimons nos
amis, nous disons: L’âme de celui-ci et mon âme n’est qu’une
; la haine nous sépare, et l’amour nous assemble. La fin donc de
l’amour n’est autre chose que l’union de l’amant à la chose aimée.
.
CHAPITRE X.
Que l’union à laquelle l’âme prétend est spirituelle.
Il faut pourtant prendre garde qu’il y a des unions naturelles, comme
celles de ressemblance, consanguinité, et de la cause avec son effet;
et d’autres, lesquelles, n’étant pas naturelles, peuvent être
dites volontaires; car bien qu’elles soient selon la. nature, elles ne
se font néanmoins que par notre volonté,. comme celle qui
prend son origine des bienfaits qui unissant indubitablement
(1) Saint Denys 1’Aréopagite.
celui qui les reçoit à celui qui les fait, celle de la
conversation et compagnie, et autres semblables. Or, quand l’union est
naturelle, elle produit l’amour, et l’amour qu’elle produit nous porte
à une nouvelle union naturelle, qui perfectionne la naturelle; ainsi
le père et le fils, la mère et la fille, ou deux frères,
étant naturellement unis par la communication d’un même sang,
sont excités par cette union à l’amour, et par l’amour sont
portés à une union de volonté et d’esprit, qui peut
être dite volontaire, d’autant qu’encore que son fondement soit naturel,
son affection néanmoins est délibérée ; et
en ces amours produits par l’union naturelle, il ne faut point chercher
d’autre correspondance que celle de l’union même, par laquelle la
naturé, prévenant la volonté, l’oblige d’approuver,
aimer et perfectionner l’union qu’elle a déjà faite. Mais
quant aux unions volontaires, elles sont postérieures à l’amour,
eu effet, et causes néanmoins d’icelui, comme sa fin et prétention
unique; en sorte que, comme l’amour tend à l’union, ainsi l’union
étend bien souvent et agrandit l’amour; car l’amour fait chercher
la conversation, et la conversation nourrit souvent et accroît l’amour;
l’amour fait désirer l’union nuptiale, et cette union réciproquement
conserve et dilate l’amour, si que il est vrai en tous sens que l’amour
tend à l’union.
Mais à quelle sorte d’union tend-il? N’avez-vous pas remarqué,
Théotime, que l’épouse sacrée exprime son souhait
d’être unie avec son époux par le baiser, et que le baiser
représente l’union spirituelle qui se fait par la réciproque
communication des âmes? Certes, c’est l’homme qui aime, mais il aime
par la volonté, et partant la fin de son amour est de la nature
de sa volonté; mais sa volonté est spirituelle; c’est pourquoi
l’union que son amour prétend est aussi spirituelle, d’autant plus
que le coeur, siège et source de l’amour, non seulement ne serait
pas perfectionné par l’union qu’il aurait aux choses corporelles,
mais e-n serait avili.
Ce n’est pas, Théotime, qu’il n’y ait quelque sorte de passions
en l’homme, lesquelles, comme le gui vient sur les arbres par manière
de sur-croissance et de superfluité, naissent aussi bien souvent
parmi l’amour et autour de l’amour; mais néanmoins elles ne sont
pas ai l’amour, ni partie de l’amour, ains sont des surcroissances et superfluités
d’icelui, lesquelles non seulement ne sont pas profitables pour maintenir
ou perfectionner l’amour, mais au contraire l’endommagent grandement, l’affaiblissent,
et en fin finale, sj on ne les retranche, le ruinent tout à fait;
de quoi voici la raison.
A mesure que notre âme s’emploie à plus d’opérations,
ou de même sorte, ou de diverse sorte, elle les fait moins parfaitement
et vigoureusement; parce qu’étant finie, sa vertu d’agir l’ést
aussi, si que fournissant son activité à diverses opérations,
il est force (1) que chacune d’icelle en ait moins; par ainsi (2) les hommes
fort attentifs à plusieurs choses, le sont moins à chacune
d’icelles. On ne saurait exactement considérer les traits d’un visage
par la vue, et-à même temps exactement écouter
(1) Il est force, il faut forcément.
(2) Par ainsi, de même.
l’harmonie d’une excellente musique, ni en un nième temps être
attentif à la figure et à la couleur. Si nous sommes affectionnés
à parler, nous ne saurions avoir attention à autre chose.
Ce n’est pas que je ne sache ce qu’on dit de César, et que je
ne croie ce que tant de grands personnages ont assuré d’Origène,
que leur attention pouvait à même temps s’appliquer à
plusieurs objets; mais pourtant chacun confesse qu’à mesure qu’ils
l’appliquaient à plus d’objets , elle était moindre à
chacun d’iceux. Il y a donc de la différence entre voir, ouïr
ou savoir plus, et voir, ouïr ou savoir mieux; car qui voit moins,
voit mieux, et qui voit plus, ne voit pas si bien. Il est rare que ceux
qui savent beaucoup, sachent bien ce qu’ils savent; parce que la vertu
et force de l’entendement épanchée en la connaissance de
plusieurs choses est moins forte et vigoureuse que quand elle est ramassée
à la considération d’un seul objet. Quand donc l’âme
emploie sa vertu affective à diverses sortes d’opérations
amoureuses, il est force que son action, ainsi divisée, soit moins
vigoureuse et parfaite. Nous avons trou sortes d’actions amoureuses : les
spirituelles, lei. raisonnables et les sensuelles. Quand l’amour écoule
sa force par toutes ces trois opérations, il est sans doute plus
étendu, mais moins tendu, et quand il ne s’écoule que par
une sorte d’opération, il est plus tendu, quoique moins étendu.
Ne voyons-nous pas que le feu, symbole de l’amour, forcé de sortir
par la seule bouche du canon, fait un éclat prodigieux, qu’il ferait
beaucoup moindre s’il avait ouverture par deux ou par trois endroits? Puis
donc que l’amour est un acte de notre volonté,
qui le veut avoir non seulement noble et généreux, mais
fort, vigoureux et actif, il en faut retenir la vertu et la force dans
les limites des opérations spirituelles; car qui voudrait l’appliquer
aux opérations de la partie sensible ou sensitive de notre âme,
il affaiblirait d’autant les opérations intellectuelles, èsquelles
toutefois consiste l’amour essentiel.
Les philosophes anciens ont reconnu qu’il y avait deux sortes d’extase,
dont l’une nous portait au-dessus de nous-mêmes, l’autre nous ravalait
au-dessous de nous-mêmes, comme s’ils eussent voulu dire que l’homme
était d’une nature moyenne entre les anges et les bêtes, participant
de la nature angélique en sa partie intellectuelle, et de la nature
bestiale en sa partie sensitive, et que néanmoins il pouvait, par
l’exercice de sa vie et par un continuel soin de soi-même, s’ôter
et déloger de cette moyenne condition, d’autant que, s’appliquant
et exerçant beaucoup aux actions intellectuelles, il se rendait
plus semblable aux anges qu’il ne l’était aux bêtes: que s’il
s’appliquait beaucoup aux actions sensuelles, il descendait de sa moyenne
condition, et s’approchait de celle des bêtes. Et parce que l’extase
n’est autre chose que la sortie qu’on fait de soi-même, de quelque
côté que l’on sorte, on est vraiment en extase. Ceux donc
qui, touchés des voluptés divines et intellectuelles, laissent
ravir leur coeur aux sentiments d’icelles, sont voirement (1) hors d’eux-mêmes,
c’est-à-dire au-dessus de la condition de leur nature; mais par
une bienheureuse et
(1) Voirement, comme.
désirable sortie, par laquelle entrant en un état plus
noble et relevé, ils sont autant anges par l’opération de
leur âme, comme ils sont hommes par la substance de leur nature,
et doivent être dits ou anges humains, ou hommes angéliques.
Au contraire, ceux qui, alléchés des plaisirs sensuels, appliquent
leurs âmes à la jouissance d’iceux, ils descendent par leur
moyenne condition à la plus basse des bêtes brutes, et méritent
autant d’être appelés brutaux par leurs opérations,
comme ils sont hommes par leur nature; malheureux en ce qu’ils ne sortent
hors d’eux-mêmes que pour entrer en une condition infiniment indigne
de leur état naturel.
Or, à mesure que l’extase est plus grande, ou au-dessus de nous,
ou au-dessous de nous, plus elle empêche notre âme de retourner
à soi-même, et de faire les opérations contraires à
l’extase en laquelle elle est; ainsi ces hommes angéliques, qui
sont ravis en Dieu et aux choses célestes, perdent tout à
fait, tandis que leur extase dure, l’usage et l’attention des sens, le
mouvement et-toutes actions extérieures; parce que leur, âme,
pour appliquer sa vertu et activité plus entièrement et attentivement
à ce divin objet, la retire et ramasse de toutes ses autres facultés
pour la contourner de ce côté-là, et de même
les hommes brutaux, ravis en la volupté sensuelle, et particulièrement
quand c’est en celle du sens général, perdent tout à
fait l’usage et l’attention de la raison et l’entendement; parce que leur
misérable âme, pour sentir plus entièrement l’objet
brutal, se divertit des opérations spirituelles pour s’enfoncer
et convertir du tout aux bestiales; imitant en cela mystiquement, les uns
Élie ravi en haut sur le char enflammé entre les anges, et
les autres Nabuchodonosor abruti et ravalé au rang des bêtes
farouches.
Maintenant je dis que quand l’âme pratique l’amour par les actions
sensuelles, et qui la portent au-dessous de soi, il est impossible qu’elle
n’affaiblisse d’autant plus l’exercice de l’amour supérieur ; de
sorte que tant s’en faut que l’amour vrai et essentiel soit aidé
et conservé par l’union à laquelle l’amour sensuel tend,
qu’au contraire il s’affaiblit, se dissipe, et périt par icelle.
Les boeufs de Job labouraient la terre; tandis que les ânes inutiles
paissaient autour d’eux (1), mangeant les pâturages dus aux boeufs
qui travaillaient. Tandis que la partie intellectuelle de notre âme
travaille à l’amour honnête et vertueux, sur quelque objet
qui en est digne, il arrive souvent que les sens et facultés de
la partie inférieure tendent à l’union qui leur est propre,
et leur sert de pâture, bien que l’union ne soit due qu’au coeur
et à l’esprit, qui seul aussi peut produire le vrai et substantiel
amour.
Élisée, ayant guéri Naaman le Syrien, se contenta
de l’avoir obligé, refusant au reste son or, son argent, et les
meubles qu’il lui avait offerts; mais Giezy, cet infidèle serviteur,
courant après icelui, demanda et prit outre le gré de son
Maître ce qu’il avait refusé. L’amour intellectuel et cordial,
qui est certes, où doit être le maître en notre âme,
refuse toutes sortes d’unions sensuelles, et se contente en la simple bienveillance;
mais les
(1) Job., I, 14.
puissances de la partie sensitive, qui sont ou doivent être les
servantes de l’esprit, demandent, cherchent et prennent ce qui a été
refusé par la raison, et, sans prendre permission d’icelle, s’avancent
à vouloir faire leur union, abjectes et serviles, déshonorant,
comme Giezy, la pureté de l’intention de leur maître, qui
est l’esprit, et à mesure que l’âme se convertit à
telles unions grossières et sensibles, elle se divertit de l’union
délicate, intellectuelle et cordiale.
Vous voyez doue bien, Théotime, que ces unions qui regardent
les complaisances et passions animales, non seulement ne servent de rien
à la production et conservation de l’amour, mais lui sont grandement
nuisibles et l’affaiblissent extrêmement; aussi quand Amnon, qui
pâmait et périssait d’amour pour Thamar, eut passé
jusques aux unions sensuelles et brutales, il fut tellement privé
de l’amour cordial, qu’one plus il ne la put voir et la poussa indignement
dehors, violant aussi cruellement le droit de l’amour, comme il avait violé
impudemment celui du sang.
Le basilic, le romarin, la marjolaine, l’hysope, le clou de girofle,
la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc mis ensemble, et demeurant
en corps, rendent voirement une odeur bien agréable par le mélange
de leur bonne senteur; mais non pas à beaucoup près de ce
que fait l’eau qui en est distillée, en laquelle les suavités
de tous ces ingrédients, séparées de leur corps, se
mêlent beaucoup plus excellemment, s’unissant en une très
parfaite odeur, qui pénètre bien plus l’odorat qu’elles ne
le feraient pas, si avec elle et son eau le corps des ingrédients
se trouvait conjoint et uni. Ainsi l’amour se peut trouver ès unions
des puissances sensuelles mêlées avec les unions des puissances
intellectuelles, mais non jamais si excellemment comme il fait lorsque
les seuls esprits et courages, séparés de toutes affections
corporelles, joints ensemble, font l’amour pur et spirituel; car l’odeur
des affections ainsi mêlées est non seulement plus suave et
meilleure, mais plus vive, plus active et plus solide.
Il est vrai que plusieurs ayant l’esprit grossier, terrestre et vil,
estiment la valeur de l’amour comme celle des pièces d’or, desquelles
les plus grosses et pesantes sont les meilleures et plus recevables; car
ainsi leur est-il avis que l’amour brutal soit plus fort, parce qu’il est
plus violent et turbulent; plus solide, parce qu’il est grossier et terrestre;
plus grand, parce qu’il est plus sensible et farouche; mais au contraire,
l’amour est comme le feu, duquel plus la matière est délicate,
aussi les flammes en sont plus claires et belles, et lesquelles on ne saurait
mieux éteindre qu’en les déprimant et couvrant de terre ;.
car de même plus le sujet de l’amour est relevé et spirituel,
plus ses affections sont vives, subsistantes et permanentes, et ne saurait-on
mieux ruiner l’amour, que de l’abaisser aux unions viles et terrestres.
Il y a cette différence, comme dit saint Grégoire, entre
les plaisirs spirituels et les corporels, que les corporels donnent du
désir avant qu’on les ait, et de dégoût quand on les
a; mais les spirituels au contraire donnent du dégoût avant
qu’on les ait, et du plaisir quand on les a; si que l’amour animal qui
prétend par l’union qu’il fait à la chose aimée de
combler et perfectionner sa complaisance, trouvant qu’au contraire il la
détruit en la terminant, demeure grandement dégoûté
de telle union, qui a fait dire au grand philosophe que presque tout animal,
après la jouissance de son plus ardent et pressant plaisir corporel,
demeurait triste, morne et étonné, comme un marchand, ayant
pensé gagner beaucoup, se trouve trompé et engagé
dans une rude perte; ou au contraire, l’amour intellectuel trouvant en
l’union qu’il fait à son objet plus de contentement qu’il n’avait
espéré, y perfectionnant sa complaisance, il la continue
en s’unissant, et s’unit toujours plus en la continuant.
.
CHAPITRE XI
Qu’il y a deux portions en l’âme, et comment.
Nous n’avons qu’une âme, Théotime, et laquelle est indivisible,
mais en cette âme il y a divers degrés de perfection, car
elle est vivante, sensible et raisonnable, et selon ces divers degrés
elle a aussi diversité de propriétés et inclinations,
par lesquelles elle est portée à la fuite ou à l’union
des choses, car premièrement comme nous voyons que la vigne hait,
par manière de dire, et fuit les choux, en sorte qu’ils s’entrenuisent
l’un à l’autre, et qu’au contraire elle se plaît avec l’olivier;
ainsi voyons-nous que naturellement il y a contrariété entre
l’homme et le serpent, en sorte que la seule salive de l’homme qui est
à jeûn fait mourir le serpent (1), et qu’au contraire l’homme
et la
(1) Ces termes de comparaison sont empruntés à des opinions
populaires de l’époque.
brebis ont une merveilleuse convenance, et se plaisent l’un avec l’autre.
Or, cette inclination ne procède d’aucune connaissance que l’un
ait de la nuisance de son contraire, ou de l’utilité de celui avec
lequel il a convenance, ains seulement d’une propriété occulte
et secrète, qui produit cette contrariété et antipathie
insensible, comme aussi la complaisance et sympathie.
Secondement, nous avons en nous l’appétit sensitif par le moyen
duquel nous sommes portés à la recherche et à la fuite
de plusieurs choses par la connaissance sensitive que nous en avons; tout
ainsi comme les animaux, desquels les uns appètent (1) une chose
et les autres une autre, selon la connaissance qu’ils ont qu’elle leur
est convenable ou non; et en cet appétit réside ou d’icelui
provient l’amour que nous appelons sensuel ou brutal, qui, à proprement
parler, ne doit néanmoins pas être appelé amour, ains
simplement appétit.
En troisième lieu, en tant que nous sommes raisonnab1es, nous
avons une volonté par laquelle nous sommes portés à
la recherche du bien, selon que nous le connaissons ou jugeons être
tel par le discours. Or, en notre âme, en tant qu’elle est raisonnable,
nous remarquons manifestement deux degrés de perfection, que le
grand saint Augustin, et après lui tous les docteurs ont appelés
deux portions de l’âme, l’inférieure et la supérieure,
desquelles celle-là est dite inférieure, qui discourt et
fait ses conséquences (2), selon ce qu’elle apprend et expérimente
par les sens, et
(1) Appètent, désirent par instinct.
(2) Fait ses conséquences, tire des inductions, conclut.
celle-là est dite supérieure, qui discourt et fait ses
conséquences selon la connaissance intellectuelle, qui n’est point
fondée sur l’expérience des sens, ains sur le discernement
et jugement de l’esprit; aussi cette portion supérieure est appelée
communément esprit et partie mentale de l’âme, comme l’inférieure
est ordinairement appelée le sens ou sentiment et raison humaine.
Or, cette portion supérieure peut discourir selon deux sortes
de lumières, ou bien selon la lumière naturelle, comme ont
fait les philosophes, et tous ceux qui ont discouru par science, eu selon
la lumière surnaturelle, comme font les théologiens et chrétiens,
en tant qu’ils établissent leur discours sur la foi et parole de
Dieu révélée, et encore plus particulièrement
ceux desquels l’esprit est conduit par de particulières illustrations
(1), inspirations et émotions célestes. C’est ce que dit
saint Augustin, que la supérieure portion de l’âme est celle
par laquelle nous adhérons et nous appliquons à l’obéissance
de la loi éternelle.
Jacob pressé de l’extrême nécessité de sa
famille, lâcha son Benjamin pour être mené par ses frères
en Égypte, ce qu’il fit contre son gré, comme l’histoire
sacrée assure, en quoi il témoigne deux volontés,
l’une inférieure, par laquelle il se fâchait de l’envoyer,
l’autre supérieure, par laquelle il se résolut de l’envoyer;
car le discours (2) pour lequel il se fâchait de l’envoyer était
fondé sur le plaisir qu’il sentait de l’avoir auprès de soi,
et le déplaisir qu’il lui revenait de la séparation d’icelui,
qui sont des fondements perceptibles et
(1) Illustrations, clartés.
(2) Le discours, le raisonnement.
sensib1es; mais la résolution qu’il prend de l’envoyer, était
fondée sur une raison de l’état de sa famille, pour la prévoyance
de la nécessité future et approchante. Abraham, selon l’inférieure
portion de son âme, dit cette parole, qui témoigne quelque
sorte de défiance, quand l’ange lui annonça qu’il aurait
un fils: Pensez-vous qu’à un homme de cent ans puisse naître
un enfant (1)?Mais selon la supérieure, il crut en Dieu et il lui
fut imputé à justice : selon la portion inférieure,
Il fut sans doute grandement troublé quand il lui fut enjoint de
sacrifier son enfant; mais selon la supérieure, il se détermina
de le sacrifier courageusement.
Nous expérimentons (2) tous les jours d’avoir plusieurs volontés
contraires. Un père envoyant son fils, ou en la cour, ou aux études,
ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore
qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet
enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon l’inférieure
il a de la répugnance à la séparation; et quoi qu’une
fille soit mariée au gré de son père et de sa mère,
si est-ce que (3) prenant leur bénédiction, elle excite les
larmes; en sorte que la volonté supérieure acquiesçant
à son départ, l’inférieure montre de la résistance.
Or, ce n’est pas pourtant à dire qu’il y ait en l’homme deux âmes
ou cieux natures, comme pensaient les Manichéens. Non dit saint
Augustin, livre huitième de ses Confessions, chapitre dixième,
ains la volonté alléchée par divers
(1) Genes., XVII, 17.
(2) Nous expérimentons d’avoir, nous constatons par l’expérience
que nous avons...
(3) Si est-ce que, toujours est-il que.
attraits, émue par diverses raisons, semble être divisée
en soi-même, tandis qu’elle est tirée de deux côtés,
jusques à ce que prenant parti selon sa liberté, elle suit
ou l’un ou l’autre; car alors la plus puissante volonté surmonte,
et gagnant le dessus, ne laisse à l’âme que le ressentiment
du mal que le débat lui a fait, que nous appelons contre-coeur.
Mais l’exemple de notre Sauveur est admirable pour ce sujet, et après
la considération duquel il n’y a plus à douter de la distinction
de la portion supérieure et inférieure de l’âme; car
qui ne sait-entre les théologiens qu’il fut parfaitement glorieux
dès l’instant de sa conception au sein de la Vierge? Et néanmoins
il fut à même temps sujet aux tristesses, regrets et afflictions
de coeur, et ne faut pas dire qu’il souffrit seulement selon son corps,
ni même selon l’âme, en tant qu’elle était sensible,
ou, ce qui est la même chose, selon les sens; car lui-même
atteste qu’avant qu’il souffrît aucun tourment extérieur,
ni même qu’il vit les bourreaux auprès de soi, son âme
était triste jusqu’à la mort (1). Ensuite de quoi il fit
la prière que le calice de sa passion fût transporté
de lui, c’est-à-dire, qu’il en fût exempt : en quoi il exprime
manifestement le vouloir de la portion inférieure de son âme,
laquelle discourant sur les tristes et angoisseux objets de la passion
qui lui était préparée, et de laquelle la vive image
était représentée en son imagination, il en tira,
par une conséquence très raisonnable, la fuite et l’éloignement
d’iceux, dont il fait la demande à son Père, par où
(1) Matth., XXVI, 38.
on remarque clairement que la portion inférieure de l’âme
n’est pas la même chose que le degré sensitif d’icelle, ni
la volonté inférieure une même chose avec l’appétit
sensuel ; car l’appétit sensuel, ni l’âme, selon son degré
sensitif, ne sont pas capables de faire aucune demande ni prière,
qui sont des actes de la faculté raisonnable, et particulièrement
ils ne sont pas capables de parler à Dieu, objet auquel les sens
ne peuvent atteindre pour en donner la connaissance à l’appétit;
mais ce même Sauveur, ayant fait cet exercice de la portion inférieure,
et témoigné que, selon icelle et les considérations
qu’elle faisait, sa volonté inclinait à la fuite des douleurs
et des peines, il montra par après qu’il avait la portion supérieure,
par laquelle adhérant inviolablement à la volonté
éternelle et au décret que le Père céleste
avait fait, il accepta volontairement la mort, et non obstant la répugnance
de la partie inférieure de la raison, il dit: Ah ! non, mon Père,
que ma volonté ne soit pas faite, ains la vôtre (1). Quand
il dit ma volonté, il parle de sa volonté selon la portion
inférieure, et d’autant qu’il dit cela volontairement, il montre
qu’il a une volonté supérieure.
CHAPITRE XII
Qu’en ces deux portions de l’âme, il y a quatre différents
degrés de raison.
Il y avait trois parvis au temple de Salomon: l’un était pour
les Gentils et étrangers qui, voulant
(1) Luc., XXII, 42.
recourir à Dieu, venaient adorer en Jérusalem ; le second
était pour les Israélites, hommes et femmes (car la séparation
des femmes ne fut pas faite par Salomon); le troisième était
pour les prêtres et pour l’ordre lévitique : et enfin, outre
tout cela, il y avait le sanctuaire ou maison sacrée, en laquelle
le seul grand prêtre avait accès une fois l’an. Notre raison,
ou pour mieux dire, notre âme, en tant qu’elle est raisonnable, est
le vrai temple du grand Dieu, lequel y réside plus particulièrement.
Je te cherchais, dit saint Augustin, hors de moi, et je ne te trouvais
point, parce que tu étais en moi. En ce temple mystique, il y a
aussi trois parvis, qui sont trois différents degrés de raison:
au premier nous discourons selon l’expérience des sens, au second
nous discourons selon les sciences humaines, au troisième nous discourons
selon la foi; et enfin, outre cela, il y aune aussi certaine éminence
et suprême pointe de la raison et faculté spirituelle, qui
n’est point conduite par la lumière du discours, ni de la raison,
ains par une simple vue de l’entendement et un simple sentiment de la volonté,
par lesquels l’esprit acquiesce, et se soumet à la vérité
et à la volonté de Dieu.
Or cette extrémité et cime de notre âme, cette
pointe suprême de notre esprit, est naïvement bien représentée
par le sanctuaire, ou maison sacrée. Car, 1° au sanctuaire il
n’y avait point de fenêtres pour éclairer; en ce degré
de l’esprit il n’y a point de discours qui illumine. 2° Au sanctuaire,
toute la lumière entrait par la porte ; en ce degré de l’esprit
rien n’entre que par la foi, laquelle produit, comme par manière
de rayon, la vue et le sentiment de la beauté et bonté du
bon plaisir de Dieu. 3° Nui n’entrait dedans le sanctuaire, que le
grand prêtre. En cette pointe de l’âme le discours n’a point
d’accès, ains seulement le grand,
universel et souverain sentiment que la volonté divine doit
être souverainement aimée, approuvée et embrassée,
non seulement en particulier pour quelque chose, mais en général
pour toutes choses, et non seulement en général pour tontes
choses, mais en particulier pour chaque chose. 4° Le grand prêtre,
entrant dans le sanctuaire, obscurcissait encore la lumière qui
entrait par la porte, jetant force parfums dans son encensoir, la fumée
desquels rebouchait les rayons de la clarté que l’ouverture de la
porte rendait; et toute la vue qui se fait en la suprême pointe de
l’âme, est en certaine façon obscurcie par les renoncements
et résignations que l’âme fait; ne voulant pas tant regarder
et voir la beauté de la vérité et la vérité
de la bonté qui lui est présentée, qu’elle veut l’embrasser
et l’adorer; de sorte que l’âme voudrait presque fermer les yeux,
soudain (1) qu’elle a commencé à voir la dignité de
la volonté de Dieu, afin que sans s’occuper davantage à la
considérer, elle pût plus puissamment et parfaitement l’accepter,
et par une complaisance absolue, s’unir infiniment et se soumettre à
elle. Enfin, 5’ au sanctuaire était l’arche d’alliance, et en icelle,
ou au moins joignant. icelle, étaient les tables de la loi, la manne
dans une cruche d’or et la verge d’Aaron, qui fleurit et fructifia en une
nuit; et en cette suprême pointe de l’esprit
(1) Soudain que, aussitôt que.
se trouvent: 1° la lumière de la foi, représentée
par la manne cachée dans la cruche, par laquelle nous acquiesçons
à la vérité des mystères que nous n’entendons
pas; 2° l’utilité de l’espérance, représentée
par la verge fleurie et féconde d’Aaron, par laquelle nous acquiesçons
aux promesses des biens que nous ne voyons point; 3° la suavité
de la très sainte charité, représentée ès
commandements de Dieu qu’elle comprend; par laquelle nous acquiesçons
à l’union de notre esprit avec celui de Dieu, laquelle nous ne sentons
presque pas.
Car, encore que la foi, l’espérance et la charité répandent
leur divin mouvement presque en toutes les facultés de l’âme,
tant raisonnables que sensitives, les réduisant et assujettissant
saintement sous leur juste autorité; si est-ce que leur spéciale
demeure, leur vrai et naturel séjour, est en cette suprême
pointe de l’âme, de laquelle, comme d’une heureuse source d’eau vive,
elles s’épanchent par divers surgeons (1) et ruisseaux sur les parties
et facultés intérieures.
De sorte, Théotime, qu’en la partie supérieure de la
raison il y a deux degrés, en l’un desquels se font les discours
qui dépendent de la foi et lumière surnaturelle, et en l’autre
se font les simples acquiescements de la foi, de l’espérance et
de la charité. L’âme de saint Paul se sentit pressée
de deux divers désirs: l’un desquels fut d’être déliée
de son corps, pour aller au ciel avec Jésus-Christ, et l’autre de
demeurer en ce monde, pour y servir à la conversion des peuples.
L’un et
(1) Surgeons, jets d’eau, du latin surgere.
l’autre désir étaient sans doute en la partie supérieure,
car ils procédaient tous deux de la charité; mais la résolution
de suivre le dernier ne se fit pas par discours, aine par une simple vue
et un simple sentiment de la volonté du maître, à laquelle
la seule pointe de l’esprit de ce grand serviteur acquiesça, au
préjudice de tout ce que le discours pouvait conclure.
Mais si la foi, l’espérance et la charité se forment
par ce saint acquiescement en la pointe de l’esprit, comment est-ce qu’au
degré inférieur se peuvent faire les discours qui dépendent
de la lumière de la foi? Ainsi que nous voyons que les avocats au
barreau disputent avec beaucoup de discours sur les faits et droits des
parties, et que le parlement, ou sénat, résout d’en haut
toutes les difficultés par un arrêt, lequel étant prononcé,
les avocats et auditeurs ne laissent pas de discourir entre eux sur les
motifs que le parlement peut avoir eus; de même, Théotime,
après que les discours, et surtout la grâce de Dieu, ont persuadé
à la pointe et suprême éminence de l’esprit d’acquiescer,
et former l’acte de la foi par manière d’arrêt, l’entendement
ne laisse pas de discourir derechef sur cette même foi déjà
conçue, pour considérer les motifs et raisons d’icelle; mais
cependant les discours de théologie se font au parquet- et barreau
de la portion supérieure de l’âme, et les acquiescements en
haut, au siège et tribunal de la pointe de l’esprit. Or, parce que
la connaissance de ces quatre divers degrés de la raison est grandement
requise pour entendre tous les traités des choses spirituelles,
j’ai voulu l’expliquer assez amplement.
.
CHAPITRE XIII
De la différence des amours.
On partage l’amour en deux espèces, dont l’une est appelée
amour de bienveillance, et l’autre, amour de convoitise. L’amour de convoitise
est celui par lequel nous aimons quelque chose pour le profit que nous
en prétendons; l’amour de bienveillance est celui par lequel nous
aimons quelque chose pour le bien d’icelle ; car qu’est-ce autre chose,
avoir l’amour de bienveillance envers une personne, que de lui vouloir
du bien?
2° Si celui à qui nous voulons du bien, l’a déjà
et le possède, alors nous le lui voulons par le plaisir et contentement
que nous avons de quoi il l’a et le possède; et ainsi se forme l’amour
de complaisance, qui n’est autre chose que l’acte de la volonté
par lequel elle s’unit et joint au plaisir, contentement et bien d’autrui.
Mais si celui à qui nous voulons du bien, ne l’a pas encore, nous
le lui désirons; et partant cet amour se nomme amour de désir.
3° Quand l’amour de bienveillance est exercé sans correspondance
dé la part de la chose aimée, il s’appelle amour de simple
bienveillance; quand il est avec mutuelle correspondance, il s’appelle
amour d’amitié. Or, ta mutuelle correspondance consiste en trois
points car il faut que les amis s’entr’aiment, sachent qu’ils s’entr’aiment,
et qu’ils aient communication, privauté et familiarité ensemble.
4° Si nous aimons simplement l’ami, sans le préférer
aux autres, l’amitié est simple; si nous lu préférons,
alors cette amitié s’appellera dilection, comme qui dirait amour
d’élection ; parce qu’entre plusieurs choses que nous aimons, nous
choisissons celle-là, pour la préférer.
5° Or, quand par cette dilection nous ne préférons
pas de beaucoup un ami aux autres, elle s’appelle simple dilection; mais
quand au contraire nous préférons grandement et beaucoup
un ami aux autres de la sorte, alors cette amitié s’appelle dilection
d’excellence.
6° Que si l’estime et préférence que nous faisons
de l’ami, quoiqu’elle soit grande, et n’en ait point d’égale, ne
laisse pas néanmoins de pouvoir entrer en comparaison et proportion
avec les autres, l’amitié s’appellera dilection éminente.
Mais, si l’éminence de cette amitié est hors de proportion
et de comparaison, au-dessus de toute autre, alors elle sera dite dilection
incomparable, souveraine, suréminente; et en un mot, ce sera la
charité, laquelle est due à un seul Dieu; et de fait, en
notre langage même, les mots de cher, chèrement, enchérir,
représentent une certaine estime, un prix, une valeur particulière
: de sorte que comme le mot d’homme, parmi le peuple, est presque demeuré
aux mâles, comme au sexe plus excellent; et celui d’adoration est
aussi presque demeuré pour Dieu, comme pour son principal objet;
ainsi le nom de charité est demeuré à l’amour de Dieu,
comme à la suprême et souveraine dilection.
.
CHAPITRE XIV
Que la charité doit être nommée amour.
Origène (1)dit en quelque lieu, qu’à son avis, l’Écriture
divine voulant empêcher que le nom d’amour ne donnât quelque
sujet de mauvaise pensée aux esprits infirmes, comme plus propre
à signifier une passion charnelle qu’une affection spirituelle,
en lieu de ce nom-là d’amour, elle a usé de ceux de charité
et de dilection, qui sont plus honnêtes. Au contraire, saint Augustin
(2) ayant mieux considéré l’usage de la parole de Dieu,,
montre clairement que le .nom d’amour n’est pas moins sacré que
celui de dilection, et que l’un et l’autre signifient parfois une affection
sainte, et quelquefois aussi une passion dépravée, alléguant
à ces fins plusieurs passages de l’Ecriture. Mais le grand saint
Denis (3), comme excellent docteur de la propriété des noms
divins, parle bien plus avantageusement en faveur du nom d’amour; enseignant
que les théologiens, c’est-à-dire les apôtres et premiers
disciples d’iceux (car ce saint n’avait point vu d’autres théologiens),
pour désabuser le vulgaire et dompter la fantaisie d’icelui qui
prenait le nom d’amour en sens profane et charnel, ils t’ont plus volontiers
employé ès choses divines, que celui de dilection, et quoiqu’ils
estimassent que l’un et l’autre étaient pris pour une même
chose, il a toutefois semblé à quelques-uns
(1) Homil. II in Cant.
(2) De civit., 1. XIV, c. XLVII.
(3) Lib. de Div. nom., c. IV.
d’entre eux que le nom d’amour était plus propre et convenable
à Dieu que celui de dilection; si que le divin Ignace a écrit
ces paroles : Mon amour est crucifié. Ainsi, comme ces anciens théologiens
employaient le nom d’amour ès choses divines, afin de lui ôter
l’odeur d’impureté, de laquelle il était suspect selon l’imagination
du monde, de même pour exprimer les affections humaines, ils ont
pris plaisir d’user du nom de dilection comme exempt du soupçon
de déshonnêteté; dont quelqu’un d’entre eux a dit,
au rapport de saint Denis : Ta dilection est entrée en mon âme,
ainsi que la dilection des femmes. Enfin, le nom d’amour représente
pins de ferveur, d’efficace et d’activité, que celui de dilection;
de sorte qu’entre les Latins, dilection est beaucoup moins qu’amour. Clodius,
dit leur grand orateur(1), me porte dilection, et pour le dire plus excelle-ment,
il m’aime; et partant le nom d’amour, comme plus excellent, a été
justement donné à la charité, comme au principal et
plus éminent de tous les amours: si que pour toutes ces raisons,
et parce que je prétendais de parler des actes de la charité
plus que de l’habitude d’icelle, j’ai appelé ce petit ouvrage: Traité
de l’amour de Dieu.
.
CHAPITRE XV
De la convenance qui est entre Dieu et l’homme
Sitôt que l’homme pense un peu attentivement à la Divinité,
il sent une certaine douce émotion
(1) Cicéron.
de coeur, qui témoigne que Dieu est dieu du coeur humain; et
jamais notre entendement n’a tant de plaisir qu’en cette pensée
de la Divinité, de laquelle la moindre connaissance, comme dit le
prince des philosophes (1), vaut mieux que la plus grande des autres choses;
comme le moindre rayon du soleil est plus clair que le plus grand de la
lune et des étoiles, aies est plus lumineux que la lune ou les étoiles
ensemble. Que quelque accident épouvante notre coeur, soudain il
recourt à la Divinité, avouent que quand tout lui est mauvais,
elle seule lui est bonne, et que quand il est en péril, eue seule,
comme son souverain bien, le peut sauver et garantir.
Ce plaisir, cette confiance que le coeur humain prend naturellement
en Dieu, ne peut certes provenir que de la bonne convenance qu’il y a entre
cette divine bonté et notre âme. Convenance grande, mais secrète;
convenance que chacun connaît, et que peu de gens entendent; convenance
qu’on ne peut nier, mais qu’on ne peut pénétrer. Nous sommes
créés à l’image et semblance de Dieu: qu’est-ce à
dire cela? sinon que nous avons une extrême convenance avec sa divine
majesté.
Notre âme est spirituelle, indivisible, immortelle, entend, veut,
et librement est capable de juger, discourir, savoir, et avoir des vertus;
en quoi elle ressemble à Dieu. Elle réside toute en tout
son corps, et toute en chacune des parties d’icelui, comme la Divinité
est toute en tout le monde, et toute en chaque partie du monde. L’homme
se connaît et s’aime soi-même, par des
(1) Le prince des philosophes, Aristote.
actes produits et exprimés de son entendement et de sa volonté,
qui procédant de l’entendement et de la volonté distingués
l’un de l’autre, restent néanmoins et demeurent inséparablement
unis en l’âme et ès facultés desquelles ils procèdent.
Ainsi, le Fils procède du Père, comme sa connaissance exprimée,
et le Saint-Esprit, comme l’amour exprimé et produit du Père
et du Fils; l’une et l’autre personne distinctes entre elles et d’avec
le Père, et néanmoins inséparables et unies, aine
plutôt une même, seule, simple et très unique indivisible
Divinité.
Mais, outre cette convenance de similitude, il y a une correspondance
nonpareille entre Dieu et l’homme pour leur réciproque perfection.
Non que Dieu puisse recevoir aucune perfection de l’homme; mais parce que,
comme l’homme ne peut être perfectionné que par la divine
bonté aussi la divine bonté ne peut bonnement si bien exercer
sa perfection hors de soi qu’à l’endroit de notre humanité.
L’un a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien; et l’autre
grande abondance et grande inclination pour en donner. Rien n’est si à
propos pour l’indigence, qu’une libérale affluence; rien si agréable
à une libérale affluence, qu’une nécessiteuse indigence;
et plus le bien a d’affluence, plus l’inclination de se répandre
et communiquer est forte. Plus l’indigent est nécessiteux, plus
il est avide de recevoir, comme un vide de se remplir. C’est donc un doux
et désirable rencontre, que celui de l’affluence et de l’indigence;
et ne saurait-on presque dire qui a plus de contentement, ou le bien abondant
à se répandre et communiquer, ou le bien défaillant
et indigent à recevoir et tirer, si Notre-Seigneur n’avait dit que
c’est chose plus heureuse de donner que de recevoir. Or, où il y
a plus de bonheur, il y a plus de satisfaction la divine bonté a
donc plus de plaisir à donner ses grâces, que nous à
les recevoir.
Les mères ont quelquefois leurs mamelles si fécondes
et abondantes, qu’elles ne peuvent durer sans bailler à quelque
enfant; et bien que l’enfant suce la mamelle avec grande avidité,
la nourrice la lui donne encore plus ardemment, l’enfant tétant,
pressé de sa nécessité, et la mère l’allaitant,
pressée de sa fécondité.
L’épouse sacrée avait souhaité le saint baiser
d’union: Oh! dit-elle, qu’il me baise d’un baiser de sa bouche (1)! Mais
y a-t-il assez de convenance, ô la bien-aimée du bien-aimé,
entre vous et l’époux; pour parvenir à l’union, que vous
désirez? Oui, dit-elle, donnez-le-moi ce baiser d’union, ô
le cher ami de mon âme. Car vous avez des mamelles meilleures que
le vin, odorantes de parfums excellents (2). Le vin nouveau bouillonne
et s’échauffe en soi-même par la force de sa bonté,
et ne se peut contenir dans les tonneaux; mais vos mamelles sont encore
meilleures; elles pressent votre poitrine par des élans continuels,
poussant leur lait qui redonde, comme requérant d’être déchargées
: et pour attirer les enfants de votre coeur à les venir téter,
elles répandent une odeur attrayante plus que toutes les senteurs
des parfums. Ainsi, Théotime, notre défaillance e besoin
de l’abondance divine, par disette et nécessité ; mais l’affluence
(1) Cant. ,cant., I, 1.
(2) Ibid., 2.
divine n’a besoin de notre indigence que par excellence de perfection
et bonté. Bonté qui néanmoins ne devient pas meilleure
en se communiquant, car elle, n’acquiert rien en se répandant hors
de soi, au contraire elle donne; mais notre indigence demeurerait manquante
et misérable, si l’abondance de la bonté ne la secourait.
Notre âme donc considérant que rien ne la contente parfaitement,
et que sa capacité ne peut être remplie par chose quelconque
qui soit au monde ; voyant que son entendement a une inclination infinie
de savoir toujours davantage, et sa volonté un appétit insatiable
d’aimer et trouver du bien, n’a-t-elle pas raison d’exclamer : Ah donc
je ne suis pas faite pour ce monde? Il y a quelque souverain bien duquel
je dépends, et quelque ouvrier infini qui a imprimé en moi
cet interminable désir de savoir, et cet appétit qui ne peut
être assouvi. C’est pourquoi il faut que je tende et m’étende
vers lui, pour m’unir et joindre à sa bonté, à laquelle
j’appartiens et suis. Telle est la convenance que nous avons avec Dieu.
(61)
.
CHAPITRE XVI
Que nous avons une inclination d’aimer Dieu sur toutes choses.
S’il se trouvait des hommes qui fussent en l’intégrité
et droiture originelle en laquelle Adam se trouva lors de sa création,
bien que d’ailleurs ils n’eussent aucune autre assistance de Dieu, que
celle qu’il donne à chaque créature afin qu’elle puisse faire
les actions qui lui sont convenables, non seulement ils auraient l’inclination
d’aimer Dieu sur toutes choses, mais aussi ils pourraient naturellement
exécuter cette si juste inclination; car comme ce divin auteur et
maître de la nature coopère et prête sa main-forte au
feu pour monter en haut, aux eaux pour couler vers la mer, à la
terre pour descendre en bas, et y demeurer quand elle y est; ainsi ayant
lui-même planté dans le coeur de l’homme une spéciale
inclination naturelle, non seulement d’aimer le bien en général,
mais d’aimer en particulier et sur tontes choses sa divine bonté,
qui est meilleure et plus aimable que toutes choses; la suavité
de sa providence souveraine requérait qu’il contribuât aussi
à ces bienheureux hommes que nous venons de dire, autant de secours
qu’il serait nécessaire afin que cette inclination fût pratiquée
et effectuée; et ce secours d’un côté serait naturel,
comme convenable à la nature, et tendant à l’amour de Dieu,
en tant qu’il est auteur et souverain maître de la, nature, et d’autre
part il serait surnaturel, parce qu’il correspondrait non à la nature
simple de l’homme, mais à la nature ornée, enrichie et honorée
de la justice originelle, qui est une qualité surnaturelle procédant
d’une très spéciale faveur de Dieu. Mais quant à l’amour
sur toutes choses, qui serait pratiqué selon ce secours, il serait
appelé naturel, d’autant que les actions vertueuses prennent leur
nom de leurs objets et motifs, et cet amour dont nous parlons tendrait
seulement à Dieu, selon qu’il est reconnu auteur, seigneur et souveraine
fin de toute créature, par la seule lumière naturelle, et
par conséquent aimable et estimable sur toutes choses par inclination
et propension naturelle.
Or, bien que l’état de notre nature humaine ne soit pas maintenant
doué de la santé et droiture originelle que le premier homme
avait en sa création, et qu’au contraire nous soyons grandement
dépravés par le péché, si est-ce toutefois
que la sainte inclination d’aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée,
comme aussi la lumière naturelle par laquelle nous connaissons que
sa souveraine bonté est aimable sur toutes choses, et n’est pas
possible qu’un homme pensant attentivement en Dieu, voire même par
le seul discours naturel, ne ressente un certain élan d’amour que
la secrète inclination de notre nature suscite au fond du coeur,
par lequel à la première appréhension de ce premier
et souverain objet, la volonté est prévenue et se sent excitée
à se complaire en icelui.
Entre les perdrix il arrive souvent que les unes dérobent les
oeufs des autres afin de les couver, soit pour l’avidité qu’elles
ont d’être mères, soit pour la stupidité qui leur fait
méconnaît leurs oeufs propres ; et voici, chose étrange,
mais néanmoins bien témoignée, car le perdreau qui
aura été éclos et nourri sous les ailes d’une perdrix
étrangère, au premier réclame qu’il ait de sa vraie
mère qui avait pondu l’oeuf duquel il est procédé,
il quitte la perdrix larronnesse, se rend à sa. première
mère et se met à sa suite, par la correspondance qu’il a
avec sa première origine, correspondance toutefois qui ne paraissait
point, ains est demeurée secrète , cachée et comme
dormante au fond de la nature jusques à la rencontre de son objet,
par lequel étant soudain excitée et comme réveillée,
elle fait son coup, et pousse l’appétit du perdreau à son
premier devoir. Il en est de même, Théotime, de notre coeur;
car quoiqu’il soit couvé, nourri et élevé emmi les
choses corporelles, basses et transitoires, et, par manière de dire,
sous les ailes de la nature, néanmoins au premier regard qu’il jette
en Dieu, à la première connaissance qu’il en reçoit,
la naturelle et première inclination d’aimer Dieu, qui était
comme assoupie et imperceptible, se réveille en un instant, et à
l’imprévu paraIt comme une étincelle qui sort d’entre les
cendres, laquelle touchant notre volonté lui donne un élan
de l’amour suprême, dû au souverain et premier principe de
toutes choses.
.
CHAPITRE XVII
Que nous n’avons pas naturellement le pouvoir d’aimer Dieu sur toutes
choses.
Les aigles ont un grand coeur et beaucoup de force à voler,
elles ont néanmoins incomparablement plus de vue que de vol, et
étendent beaucoup plus vite et plus loin leur regard que leurs ailes;
ainsi nos esprits, animés d’une sainte inclination naturelle envers
la Divinité, ont bien plus de clarté en l’entendement pour
voir combien elle est aimable, que de force en la volonté pour l’aimer;
car le péché a beaucoup plus débilité la volonté
humaine qu’il n’a offusqué l’entendement, et la rébellion
de l’appétit sensuel, que nous appelons concupiscence, trouble voirement
l’entendement; mais c’est pourtant coutre la volonté qu’il excite
principalement sa sédition et révolte, si quo la pauvre volonté
déjà tout infirme, étant .
agitée des continuels assauts que la concupiscence lui livre,
ne peut faire si grand progrès en l’amour divin, comme la raison
et inclination naturelle lui suggèrent qu’elle devrait faire.
Hélas! Théotime, quels beaux témoignages, non
seulement d’une grande connaissance de Dieu, mais aussi d’une forte inclination
envers icelui, ont été laissés par ces grands philosophes,
Socrate, Platon, Trismégiste, Aristote, Hippocrate, Épictète,
Sénèque! Socrate, le plus loué d’entre eux, connaissait
clairement l’unité de Dieu, et avait tant d’inclination à
l’aimer, que, comme saint Augustin témoigne, plusieurs ont estimé
qu’il n’enseigna jamais la philosophie morale par autre occasion que pour
épurer les esprits, afin qu’ils pussent mieux contempler le souverain
bien, qui est la très unique Divinité. Et quant à
Platon, il se déclare assez en la célèbre définition
de la philosophie et du philosophe (1), disant que philosopher n’est autre
chose qu’aimer Dieu, et que le philosophe n’était autre chose que
l’amateur de Dieu. Que dirai-je du grand Aristote, qui avec tant d’efficace
prouve l’unité de Dieu, et en a parlé si honorablement en
trois endroits (2)?
Mais, ô grand Dieu éternel ! ces grands esprits qui avaient
tant de connaissance de la Divinité, et tant de propension à
l’aimer, ont tous manqué de force et de courage à la bien
aimer. Par les créatures visibles ils ont reconnu les choses invisibles
de Dieu, voire même son éternelle vertu et divinité,
dit le grand Apôtre, de sorte qu’ils sont inexcusables, d’autant
qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu, ni ne
Lui ont pas fait action
(1) De civit.,1. VIII, C. I. L.
(2) Ibid., c. IX.
de grâces (1). Ils l’ont certes aucunement glorifié, lui
donnant des souverains titres d’honneur; mais ils ne l’ont pas glorifié
comme il le fallait glorifier, c’est-à-dire ils ne l’ont pas glorifié
sur toutes choses, n’ayant pas eu le courage de ruiner l’idolâtrie,
ains communiquant avec les idolâtres, retenant la vérité,
qu’ils connaissaient, en injustice (2), prisonnière dedans leur
coeur, et préférant l’honneur et le vain repos de leurs vies
à l’honneur qu’ils devaient à Dieu, ils se sont évanouis
en leurs discours .
N’est-ce pas grande pitié, Théotime, de voir Socrate,
au récit de Platon (3), parler en mourant des dieu; comme s’il y
en avait plusieurs,.lui qui savait si bien qu’il y en avait qu’un seul?
N’est-ce pas chose déplorable que Platon ait ordonné que
l‘on sacrifie à plusieurs dieux, lui qui savait si bien la vérité
de l’unité divine (4)? Et Mercure Trismégiste n’est-il pas
lamentable, de lamenter et plaindre si lâchement l’abolissement de
l’idolâtrie, lui qui en tant d’endroits avait parlé si dignement
de la Divinité?
Mais surtout j’admire le pauvre bonhomme Epictète, duquel les
propos et sentences sont si douces à lire en notre langue, par la
traduction que la docte et belle plume du R. P. Jean de Saint-François,
provincial de la congrégation des Feuillants ès Gaules, a
depuis peu exposée à nos yeux; car quelle compassion, je
vous prie, devoir cet excellent philosophe parler parfois de Dieu avec
tant de goût, de sentiment et de zèle, qu’on le
(1) Rom., I, 20, 21.
(2) Rom., I, 18,
(3) De civit., 1. VIII, c. XII.
(4) Ibid , c. XXIII et XXIV.
prendrait pour un chrétien sortant de quelque sainte et profonde
méditation, et néanmoins ailleurs, d’occasion en occasion,
mentionner les dieux à la païenne ! Hé! ce bonhomme,
qui connaissait si bien l’unité divine, et avait tant de goût
de la bonté d’icelle, pourquoi n’a-t-il pas eu la sainte jalousie
de l’honneur divin, afin de ne point, gauchir (1) ni dissimuler en un sujet
de si grande importance?
En somme, Théotime, notre chétive nature, navrée
par le péché, fait comme les palmiers que nous avons de deçà,
qui font voirement certaines productions imparfaites, et comme des. essais
de leurs fruits, mais de porter des dattes entières, mûres
et assaisonnées, cela est réservé pour des contrées
plus chaudes; car ainsi notre coeur humain produit bien naturellement certains
commencements d’amour envers Dieu, mais d’en venir jusqu’à l’aimer
sur toutes choses, qui est la vraie maturité de l’amour dû
à cette suprême bonté, cela n’appartient qu’aux coeurs
animés et assistés de la grâce céleste et qui
sont en l’état de la sainte charité; et ce petit amour imparfait,
duquel la nature en elle-même sent les élans, ce n’est qu’un
certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait, mais qui ne veut
pas, un vouloir, stériles qui ne produit point de vrais effets,
un vouloir paralytique (2), qui voit la piscine salutaire du saint amour,
mais qui n’a pas la force de s’y jeter; et enfin ce vouloir est un avorton
de la bonne volonté, qui n’a pas la vie de la généreuse
vigueur requise pour en effet préférer Dieu à toutes
choses,
(1) Gauchir, dévier, aller à gauche
(2) Jean., V, 2.
dont l’Apôtre parlant en la personne du pécheur, s’écrie
: Le vouloir est bien en moi, mais je ne trouve pas le moyen de l’accomplir
(1).
.
CHAPITRE XVIII
Que l’inclination naturelle que nous avons d’aimer Dieu n’est pas inutile.
Mais si nous ne pouvons pas naturellement aimer Dieu sur toutes choses,
pourquoi donc avons-nous naturellement inclination à cela? La nature
n’est-elle pas vaine de nous inciter à un amour qu’elle ne nous
peut donner? Pourquoi nous donne-telle la soif d’une eau si précieuse,
puisqu’elle ne peut nous en abreuver? Ah ! Théotime, que Dieu nous
a été bon ! La perfidie que nous avions commise en l’offensant
méritait certes qu’il nous privât de toutes les marques de
sa bienveillance et de la faveur qu’il avait exercée envers notre
nature, lorsqu’il imprima sur elle la lumière de son divin visage,
et qu’il donna à nos coeurs l’allégresse de se sentir enclins
à l’amour de la divine bonté, afin que les anges, voyant
ce misérable homme, eussent occasion de dire par compassion : Est-ce
là la créature de parfaite beauté, l’honneur de toute
la terre (2)?
Mais cette infinie débonnaireté ne sut onc être
si rigoureuse envers l’ouvrage de ses mains; il vit que nous étions
environnés de chair, un vent qui se dissipe en courant et qui ne
revient plus (3). C’est pourquoi, selon les entrailles de sa miséricorde,
il ne nous voulut pas du tout ruiner ni
(1) Rom., VII, 18.
(2) Thren., II, 15.
(3) Ps., LXXVII, 39.
nous ôter le signe de sa grâce perdue, afin que le regardant,
et sentant en nous cette alliance et propension à l’aimer, nous
tâchassions de ce faire, et que personne pût justement dire
: Qui nous montrera le bien (1)? Car encore que par la seule inclination
naturelle nous ne puissions pas parvenir au bonheur d’aimer Dieu comme
il faut, si est-ce que si nous l’employions fidèlement, la douceur
de la piété divine nous donnerait quelque secours, par le
moyen duquel nous pourrions passer plus avant. Que si nous secondions ce
premier secours, la bonté paternelle de Dieu nous en fournirait
un autre plus grand, et nous conduirait de bien en mieux avec toute suavité,
jusques au souverain amour, auquel notre inclination naturelle nous pousse,
puisque c’est chose certaine qu’à celui qui est fidèle en
peu de chose, et qui fait ce qui est en son pouvoir, la bénignité
divine ne dénie jamais son assistance pour l’avancer de plus en
plus.
L’inclination donc d’aimer Dieu sur toutes choses que nous avons par
nature, ne demeure pas pour néant dans nos coeurs; car quant à
Dieu, il s’en sert comme d’une anse, pour nous pouvoir plus suavement prendre
et retirer à soi, et semble que, par cette impression, la divine
bonté tienne en quelque façon attachés nos coeurs
comme des petits oiseaux par un filet, par lequel il nous puisse tirer
quand il plait à sa miséricorde d’avoir pitié de nous;
et quant à nous, elle nous est un indice et mémorial de notre
premier principe et Créateur, à l’amour duquel elle nous
incite, nous donnant tin secret avertissement que nous appartenons à
sa divine bonté. Tout de même que les cerfs, auxquels les
grands princes font quelquefois mettre des colliers avec leurs armoiries,
bien que par après ils les font lâcher et mettre en liberté
dans les forêts, ne laissent pas d'être reconnus par quiconque
les rencontre, non seulement pour avoir une fois été pris
par le prince duquel ils portent les armoiries, mais aussi pour lui être
encore réservés; car ainsi connut-on l’extrême vieillesse
d'un cerf qui fut rencontré, comme quelques historiens disent, trois
cents ans après la mort de César, parce qu'on lui trouva
un collier où était la devise de César, et ces mots
: César m'a lâché.
Certes, l'honorable inclination que Dieu a mise en nos âmes,
fait connaître à nos amis et à nos ennemis que non
seulement nous avons été à notre Créateur,
mais encore que si bien ( 1) il nous a laissés et lâchés
à la merci de notre franc arbitre, néanmoins nous lui appartenons,
et il s'est réservé le droit de nous reprendre à soi,
pour nous sauver selon que sa sainte et suave providence le requerra. C'est
pourquoi le grand Prophète royal appelle cette inclination non seulement
lumière (2), parce qu’elle nous fait voir où nous devons
tendre, mais aussi joie et allégresse, parce qu'elle nous console
en notre égarement, nous donnant espérance que celui qui
nous a empreint et laissé cette belle marque de notre origine, prétend
encore et désire de nous y ramener et réduire, si nous sommes
si heureux que de nous laisser reprendre à sa divine bonté.
FIN DU PREMIER LIVRE
(1) Si bien... Quoiqu'il nous ait laissés.
(2) PS., IV,7
LIVRE SECOND
HISTOIRE DE LA GENERATION ET NAISSANCE CÉLESTE DU DIVIN AMOUR
CHAPITRE PREMIER
Que les perfections diverses ne sont qu'une seule, mais infinie perfection.
Nous disons, quand le soleil à son lever est rouge, et que tôt
après il devient noir, ou creux et enfoncé, ou bien quand,
à son coucher il est blafard, pâle, hâve, que c'est
signe de pluie. Théotime, le soleil n'est ni rouge, ni noir, ni
pâle, ni gris, ni vert. Ce grand luminaire n'est point sujet à
ces vicissitudes et changements de couleur, n'ayant pour toute couleur
que sa très claire et perpétuelle lumière, laquelle,
si ce n'est par miracle, est invariable ; mais nous parlons de la sorte,
parce qu'il nous semble être tel, selon la variété
des vapeurs qui sont entre lui et nos yeux, lesquelles le font paraître
de diverses façons.
Or, nous devisons ainsi de Dieu, non tant selon ce qu'il est en lui-même,
comme selon ses oeuvres par l'entremise desquelles nous le contemplons
; car sur nos diverses considérations nous le nommons différemment,
comme s'il avait une grande multitude de différentes excellences
et perfections.
Si nous le regardons en tant qu’il punit les méchants, nous
le nommons juste; en tant qu’il délivre le pécheur de sa
misère, nous le prêchons miséricordieux ; en tant qu’il
a créé toutes choses et fait plusieurs miracles, nous l’appelons
tout-puissant; en tant qu’il pratique exactement ses promesses, nous le
publions véritable; en tant qu’il fait toutes choses en si bel ordre,
nous l’appelons tout sage, et ainsi consécutivement, selon la variété
de ses oeuvres, nous lui attribuons une grande diversité de perfections.
Mais cependant en Dieu il n’y a ni variété, ni différence
quelconque de perfections; ainsi il est lui-même une très
seule, très simple et très uniquement unique perfection;
car tout ce qui est en lui, n’est que lui-même, et toutes les excellences
que nous disons -être en lui en une si grande diversité, elles
y sont en une très simple et très pure unité, et comme
le soleil n’a aucune de toutes les couleurs que nous lui attribuons, ains
une seule très claire lumière qui est par-dessus toutes couleurs,
et qui rend visiblement colorées toutes les couleurs ; aussi en
Dieu il n’y a aucune des perfections que nous imaginons, ains une seule
très pure excellence, qui est au-dessus de toute perfection, et
qui donne la perfection à tout ce qui est parfait. Or, de nommer
parfaitement cette suprême excellence, laquelle en sa très
singulière unité comprend, ains surmonte toutes excellences
cela n’est pas au pouvoir de la créature, ni humaine, ni angélique;
car, comme il est dit en l’Apocalypse, notre Seigneur a un nom que personne
ne sait que lui-même (1); parce que lui seul connaissant
(1) Apoc., IX, 12.
parfaitement son infinie perfection, lui seul aussi la peut exprimer
par un nom proportionné, dont les anciens ont dit, que nul n’était
vrai théologien que Dieu, d’autant que nul ne peut connaître
totalement la grandeur infinie de la perfection divine, ni par conséquent
la représenter par paroles, sinon lui-même, et pour cela Dieu
répondant par l’ange au père de Samson, qui lui demandait
son nom : Pourquoi demandes-tu mon nom, dit-il, qui est admirable (1) ?
comme s’il voulait dire : Mon nom peut être admiré, mais non
pas prononcé par les créatures ; il doit être adoré,
mais il ne peut être compris que par moi, qui seul sais proférer
le propre nom par lequel au vrai et naïvement j’exprime mon excellence.
Notre esprit est trop faible pour former une pensée qui puisse représenter
une excellence tant immense, laquelle comprend en sa très simple
et-très unique perfection, distinctement et parfaitement, toutes
autres perfections en une façon infiniment, excellente et éminente
que notre esprit ne peut penser. Nous sommes forcés, pourparler
aucunement (2) de Dieu, d’user d’une grande quantité de noms, disant
qu’il est bon, sage, tout-puissant, vrai, juste, saint, infini, immortel,
invisible ; et certes nous parlons véritablement, Dieu est tout
cela ensemble, parce qu’il est plus que tout cela, c’est-à-dire,
il l’est en une sorte si pure, si excellente et si relevée, qu’en
une très simple perfection il a la vertu, force et excellence de
toute perfection.
Ainsi la manne était une seule viande, laquelle comprenant en
soi le goût et la vertu de toutes
(1) Apoc., XIX, 12,
(2) Aucunement, en quelque manière,
les autres viandes, on eût pu dire qu’elle avait le goût
du citron, du melon, du raisin, de la prune et de la poire; mais on eût
encore plus véritablement dit qu’elle n’avait pas tous ces goûts,
ains un seul goût qui était le sien propre, lequel néanmoins
contenait en unité tout ce qui pouvait être d’agréable
et désirable en toute la diversité des autres goûts,
comme l’herbe dodécathéos (1), laquelle, ce dit Pline, guérissant
de toutes maladies, n’est ni rhubarbe, ni séné, ni rose,
ni bétoine (2), ni buglose, ainsi un seul simple, qui, en l’unique
simplicité de sa propriété, a autant de force que
tous les autres médicaments ensemble. O abîme des perfections
divines, que vous êtes admirable de posséder en une seule
perfection l’excellence de toute perfection en une façon si excellente,
que nul ne la peut comprendre, sinon vous-même!
Nous en dirons beaucoup de choses, dit l’Écriture, et demeurerons
courts en paroles : la somme de tous discours, c’est qu’il est toutes choses.
Si nous le glorifions, à quoi nous servira cela? car le Tout-Puissant
est sur toutes ses oeuvres. Bénissant le Seigneur, exaltez-le tant
que vous pourrez, car il surpasse toute louange; or, en l’exaltant reprenez
vos forces, mais ne vous lassez pas pourtant, car jamais vous ne le comprendrez
(3). Non, Théotime, nous ne pouvons jamais le comprendre, puisque,
comme
(1) Dodécathéos, ou dodécathéon, plante
de la famille des primulacées, ainsi nommée de ses douce
fleurs disposées en ombelle.
(2) Bétoine, betonica, plante vulnéraire et purgative;
buglose, ou buglosse, de la famille des boraginées.
(3) Eccl., XLIII, 29.
dit saint Jean, il est plus grand que notre coeur (1). Mais pourtant
que tout esprit loue le Seigneur (2). le nommant de tous les noms les plus
éminents qui se pourront trouver, et, pour la plus grande louange
que nous lui puissions rendre, confessons que jamais il ne peut être
assez loué, et, pour le plus excellent nom que nous lui puissions
attribuer, protestons que son nom est sur tout nom, et que nous ne pouvons
le dignement nommer.
.
CHAPITRE II
Qu’en Dieu il n’y a qu’un seul acte qui est sa propre divinité.
Nous avons une grande diversité de facultés et habitudes,
qui produisent aussi une grande variété d’actions; et ces
actions, une multitude nonpareille d’ouvrages; car ainsi sont diverses
les facultés de voir, d’ouïr, de goûter, toucher, se
mouvoir, se nourrir, entendre, vouloir, et les habitudes de parler, marcher,
jouer, chanter, coudre, sauter, nager; comme aussi les actions et les oeuvres
qui proviennent de ces facultés et habitudes sont grandement différentes.
Mais il n’en est pas de même en Dieu, car il n’y a en lui qu’une
très simple infinie perfection, et en cette perfection qu’un seul
très unique et très pur acte; ainsi, pour parler plus saintement
et sagement, Dieu est une seule, très souverainement unique, et
très uniquement souveraine perfection, et cette perfection est un
seul acte très purement simple, et très simplement pur, lequel
n’étant autre chose que la propre essence divine, il est par conséquent
(1) I Ep. Joan., III, 20.
(2) Ed., CL.
toujours permanent et éternel; et néanmoins, chétives
créatures que nous sommes, nous parlons des actions de Dieu, comme
s’il en faisait tous les jours grande quantité et en grande variété,
bien que nous sachions le contraire; mais nous sommes forcés à
cela, Théotime, par notre imbécillité, car nous ne
savons parler sinon cela que nous entendons, et nous entendons selon que
les choses ont accoutumé de se passer parmi nous. Or, d’autant qu’ès
choses naturelles il ne se fait presque point de diversité d’ouvrages
que par diversité d’actions; quand nous voyons tant de besognes
différentes, une si grande variété de productions,
et cette multitude innumérable des exploits de la puissance divine,
il nous semble d’abord que cotte diversité se fait par autant d’actes
que nous voyons de différents effets, et nous en parlons tout de
même, pour parler plus à notre aise, selon notre pratique
ordinaire et la coutume que nous avons d’entendre les choses: et si en
cela nous n’offensons pas la vérité; car encore qu’en Dieu
il n’y ait pas multitude d’actions, ains un seul acte qui est la divinité
même; cet acte toutefois est si parfait, qu’il comprend excellemment
la force et la vertu de tous les actes qui sembleraient être requis
pour toute la diversité des effets que nous voyons.
Dieu ne dit qu’un seul mot, et en vertu d’icelui en un moment furent
faits le soleil, la lune et cette innombrable multitude d’astres, avec
leurs différences en clarté, et mouvement, en influences.
Il dit, et soudain furent faits
Tous ces ouvrages si parfaits (1).
(1) Ps. CLVIII, 5.
Un seul mot de Dieu remplit l’air d’oiseaux, et la mer de poissons,
fit éclore de la terre toutes les plantes et tous les animaux que
nous y voyons; car encore que l’historien sacré, s’accommodant à
notre façon d’entendre, raconte que Dieu répéta souvent
cette toute puissante parole : Soit fait (1), ès journées
de la création du monde; néanmoins, à proprement parler,
cette parole fut très unique, si que David l’appela un souffle ou
aspiration de la bouche divine, c’est-à-dire un seul trait de son
infinie volonté, lequel répand si puissamment sa vertu en
la variété des choses créées, que pour cela
nous le concevons comme s’il était multiplié et diversifié
en autant de différences comme il y en a en ces effets, quoiqu’en
vérité il soit très unique et très simple;
ainsi saint Chrysostome remarque que ce que Moïse a dit en plusieurs
paroles, décrivant la création du monde, le glorieux saint
Jean l’a exprimé en un seul mot, disant que par le Verbe, c’est-à-dire
par cette parole éternelle, qui est le Fils de Dieu, tout a été
fait (2).
Cette parole donc, Théotime, étant très simple
et très unique, produit toute la distinction des choses; étant
invariable, produit tous les bons changements; et enfin étant permanente
en son éternité, elle donne succession, vicissitude, ordre,
rang et saison à toutes choses.
Imaginons, je vous prie, d’un côté un peintre qui fait
l’image de la naissance du Sauveur (et j’écris ceci ès jours
dédiés à ce saint mystère), il donnera sans
doute mille et mille traits de pinceau, et mettra non seulement des jours,
mais
(1) Gen., I.
(2) Joan., I, 3
des semaines et des mois à façonner ce tableau, selon
la variété des personnages, et autres choses qu’il y veut
représenter; mais d’autre côté voyons un imprimeur
d’images qui, ayant mis sa feuille sur la planche taillée du même
mystère de la Nativité, ne donnera qu’un seul coup de presse;
en ce seul coup, Théotime, il fera tout son ouvrage, et soudain
il tirera son image, laquelle, en belle taille-douce, représentera
très agréablement tout ce qui a dû être imaginé
selon l’histoire sacrée; et bien qu’il n’ait fait qu’un seul mouvement,
son ouvrage toutefois portera grande quantité de personnages, et
d’autres choses différentes bien distinguées, chacune en
sou ordre, en son rang, en son lieu, en sa distance et en sa proportion
: et qui ne saurait pas le secret, il serait tout étonné
de voir sortir d’un seul acte une si grande variété d’effets.
Ainsi, Théotime, la nature, comme le peintre, multiplie et diversifie
ses actes à mesure que ses besognes sont différentes, et
lui faut un grand temps pour faire de grands effets; mais Dieu, comme l’imprimeur,
a donné l’être à toute la diversité des créatures
qui ont été, sont et seront, par un seul trait de sa toute-puissante
volonté, tirant de son idée, comme de dessus une planche
bien taillée, cette admirable différence de personnes et
d’autres choses qui s’entre-suivent ès saisons, ès âges,
ès siècles, chacune en son ordre, selon qu’elles doivent
être; cette souveraine unité de l’acte divin étant
opposée à la confusion et au désordre, et non à
la distinction ou variété qu’elle emploie au contraire, pour
en composer la beauté, déduisant toutes les différences
et diversités à la proportion. et la proportion à
l’ordre, et l’ordre à l’unité du monde, qui comprend toutes
choses créées tant visibles qu’invisibles, lesquelles toutes
ensemble s’appellent univers, peut-être, parce que toute leur diversité
se réduit en unité; comme qui dirait univers, c’est-à-dire,
unique et divers, unique avec diversité, et divers avec unité.
En somme, la souveraine unité divine diversifie tout; et sa
permanente éternité donne vicissitude à toutes choses,
parce que la perfection de cette unité étant sur toute différence
et variétés elle a de quoi fournir l’être à
toute la diversité des perfections créées, et a la
force de les produire. En signe de quoi l’Écriture nous ayant rapporté
que Dieu au commencement dit : Soient faits des luminaires au firmament
du ciel, et qu’ils séparent le jour de la nuit, qu’ils soient en
signes, en temps et jours et années. Nous voyons encore maintenant
cette perpétuelle révolution et entre-suite de temps et de
saisons, qui durera jusqu’à la fin du monde, pour nous apprendre
que, comme
Un mot de ses commandement!
Suffit à tous ces mouvements.
aussi le seul éternel vouloir de sa divine Majesté étend
sa force de siècle en siècle, et jusques aux siècles
des siècles, pour tout ce qui a été, qui est et qui
sera éternellement, sans que chose quelconque ait été
que par ce seul, très unique, très simple et très
éternel acte divin, auquel soit honneur et gloire.
Amen.
.
CHAPITRE III
De la Providence divine en général.
Dieu donc, Théotime, n’a pas besoin de plusieurs actes, puisqu’un
seul divin acte de sa toute-puissante volonté suffit à la
production de toute la variété de ses oeuvres, à raison
de son infinie perfection. Mais nous autres mortels avons besoin d’en traiter
avec la méthode et manière d’entendre à laquelle nos
petits esprits peuvent arriver, selon laquelle, pour parler de la Providence
divine, considérons, je vous prie, le règne du grand Salomon
comme un modèle parfait de l’art de bien régner.
Ce grand roi donc, sachant par l’inspiration céleste que la
république (1) tient à la religion, comme le corps à
l’âme, et la religion à la république, comme l’âme
au corps, il disposa à part soi de toutes les parties requises tant
à l’établissement de la religion qu’à celui de la
république; et quant à la religion, il détermina qu’il
fallait édifier un temple de telle et telle longueur, largeur, hauteur,
tant de porches et parvis, tant de fenêtres, et ainsi de tout le
reste qui appartenait au temple; puis tant de sacrificateurs, tant de chantres
et autres officiers du temple. Et quant à la chose publique, il
disposa de faire une maison royale, et une cour pour sa majesté,
et en iodle tant de Maîtres d’hôtel, de gentilshommes et autres
courtisans: et pour Le peuple, des juges et autres magistrats qui exerçassent
la justice; puis, pour l’assurance du royaume, et l’affermissement
(1) La république, l’état, le pouvoir civil.
du repos public, dont il jouissait, il disposa d’avoir emmi la paix
un puissant appareil de guerre, et à ces fins deux cent cinquante
chefs eu diverses charges; quarante mille chevaux, et tout ce grand attelage
que l’Écriture et les historiens témoignent.
Or, ayant ainsi disposé et fait état à part soi
de toutes les parties principales requises à son royaume, il vint
à l’acte de la providence, et fit compte en son esprit de tout ce
qui était requis pour édifier le temple, pour entretenir
les officiers sacrés, les ministres et les magistrats royaux, et
les gens de guerre dont il avait fait le projet, et se résolut d’envoyer
à Hiram pour avoir les bois nécessaires, de faire commerce
au Pérou (1), en Ophir; et en somme de prendre tous les moyens convenables
pour avoir toutes les choses requises pour l’entretènement et bonne
conduite de son entreprise. Mais, il ne s’arrêta pas là, Théotime
: car après avoir fait son projet et délibéré
en soi-même des moyens propres pour en venir à bout, venant
à la pratique, il créa tous les officiers selon qu’il avait
disposé, et par un bon gouvernement il fit faire toutes les provisions
requises à leur entretènement, et à l’exécution
de leurs charges; de sorte qu’ayant la connaissance de l’art de bien régner,
il exécuta la disposition qu’il avait faite à part soi pour
la création de divers officiers, et mit en effet sa providence par
le bon gouvernement dont il usa ; et - par ainsi son art de régner,
qui consistait en la disposition, et en la providence ou prévoyance,
fut pratiqué par la création des officiers, et par le gouvernement
et
(1) Pérou, figure de tout paye riche; la situation d’Ophir est
inconnu.
bonne conduite. Mais d’autant que la disposition est inutile sans la
création ou levée des officiers, et que la création
est vaine sans la providence qui regarde à ce qui est requis pour
la conservation des officiers créés ou érigés;
et qu’enfin cette conservation qui se fait par le bon gouvernement, n’est
autre chose que la providence effectuée, partant non seulement la
disposition, mais aussi la création et le bon gouvernement de Salomon
turent appelés du nom de providence. Aussi ne disons-nous pas qu’un
homme ait de la providence, sinon quand il gouverne bien.
Or, maintenant, Théotime, parlant des choses divines selon l’impression
que nous avons prise, en la considération des choses humaines, nous
disons que Dieu ayant eu une éternelle et très parfaite connaissance
de l’art de faire le monde pour sa gloire, il disposa, avant toutes choses,
en Son divin entendement toutes les pièces principales de l’univers
qui pouvaient lui rendre de l’honneur, c’est-à-dire, la nature angélique
et la nature humaine; et en la nature angélique, la variété
des hiérarchies et des ordres que l’Écriture sainte et les
sacrés docteurs nous enseignent: comme aussi entre les hommes il
disposa qu’il y aurait cette grande diversité que nous y voyons.
Puis en cette même éternité il prévit et fit
état à part soi de tous les moyens requis aux hommes et aux
anges pour parvenir à la fin à laquelle il les avait destinés,
et fit ainsi l’acte de sa providence; et sans s’arrêter là,
pour effectuer sa disposition,, il a réellement créé
les anges et les hommes ; et pour effectuer sa providence il a fourni,
et fournit par son gouvernement tout ce qui est nécessaire aux créatures
raisonnables pour parvenir à la gloire ; si que, pour le dire en
un mot, la providence souveraine n’est autre chose que l’acte par lequel
Dieu veut fournir aux hommes et aux anges les moyens nécessaires
ou utiles pour parvenir à leur fin. Mais parce que ces moyens sont
de diverses sortes, nous diversifions aussi le nom de la providence, et
disons qu’il y a une providence naturelle, une autre surnaturelle; et celle-ci,
qu’elle est, ou générale, ou spéciale et particulière.
Et parce que ci-après je vous exhorterai, Théotime, à
joindre votre volonté à la providence divine, tandis que
je suis sur le discours d’icelle, je vous veux dire un mot de la providence
naturelle. Dieu donc voulant pourvoir l’homme des moyens naturels qui lui
sont requis pour rendre gloire à sa divine bonté, il a produit
en faveur d’icelui tous les autres animaux et les plantes; et pour pourvoir
aux autres animaux et aux plantes, il a produit variété de
terroirs, de saisons, de fontaines, de vents, de pluies; et tant pour l’homme
que pour les autres choses qui lui appartiennent, il a créé
les éléments, le ciel et les astres, établissant par
un ordre admirable que presque toutes les créatures servent les
unes aux autres réciproquement: les chevaux nous portent, et nous
les pansons ; les brebis nous nourrissent et vêtent, et nous les
paissons; la terre envoie des vapeurs à l’air, et l‘air des pluies
à la terre ; la main sert an pied, et le pied porte la main. Oh!
qui verrait ce commerce et trafic général que les créatures
font ensemble avec une si grande correspondance, de combien de passions
amoureuses serait-il ému envers cette souveraine sagesse, pour s’écrier:
Votre providence, ô grand Père éternel, gouverne tontes
choses (1) ! Saint Basile et saint Ambroise, en leurs Examerons, le bon
Louis de Grenade en son Introduction au Symbole, et Louis Richeomme (2)
en plusieurs de ses beaux opuscules, donneront beaucoup de motifs aux âmes
bien nées pour profiter en ce sujet.
Ainsi, cher Théotime, cette providence touche tout, règne
sur tout, et réduit tout à sa gloire. Il y a toutefois certes
des cas fortuits et des accidents inopinés; mais ils ne sont ni
fortuits, ni inopinés qu’à nous ; et sont, sans doute, très
certains à la providence céleste, qui les prévoit
et les destine au bien public de l’univers. Or, ces cas fortuits se font
par la concurrence de plusieurs causes, lesquelles n’ayant point de naturelle
alliance les unes aux autres, produisent une chacune son effet particulier,
en telle sorte néanmoins que de leur rencontre réussit un
effet d’autre nature, auquel, sans qu’on l’ait pu prévoir, toutes
ces causes différentes ont contribué. Il était, par
exemple, raisonnable de châtier la curiosité du poète
Aeschylus, lequel ayant appris d’un devin qu’il mourrait accablé
de la chute de quelque maison, se tint tout ce jour-là en une rase
campagne, pour éviter le destin ; et demeurant ferme, tête
nue, un faucon qui tenait entre ses serres une tortue en l’air, voyant
ce chef chauve, et cuidant (3) que ce fût la pointe d’un rocher,
lâcha la tortue droit sur icelui; et voilà qu’Aeschylus meurt
sur-le-champ,
(1) Sap., XIV, 3.
(2) Richeomme, jésuite, mort en 1625, auteur des Écrits
ascétiques.
(3) Cuidant, supposant.
accablé de la maison et écaille d’une tortue. Ce fut,
sans doute, un accident fortuit; car cet homme n’alla pas au champ pour
mourir, ains pour éviter la mort; ni le faucon ne cuida pas écraser
la tête d’un poète, ains le test (1) et l’écaille de
la tortue, pour par après en dévorer la chair; et néanmoins
il arriva au contraire car la tortue demeura sauve, et le pauvre Aeschylus
mort. Selon nous, ce cas fut inopiné; mais, au regard de la Providence
qui regardait de plus haut, et voyait la concurrence des causes, ce fut
un exploit de justice par lequel la superstition de cet homme fut punie.
Les aventures de l’ancien Joseph furent admirables en variétés
et en passages d’une extrémité à l’autre. Ses frères
qui l’avaient vendu pour la perdre, furent tout étonnés de
le voir devenu vice-roi, et appréhendaient infiniment qu’il ne se
ressentit du tort qu’ils lui avaient fait; mais non, leur dit-il : ce n’est
pas tant par vos menées que je suis envoyé ici, comme parla
Providence divine: Vous avez eu des mauvais desseins sur moi, mais Dieu
les a réduits à bien (2). Voyez-vous, Théotime, le
monde eût appelé fortune, ou événement fortuit
ce que Joseph dit être un projet de la Providence souveraine qui
range et réduit toutes choses à son service; et il est ainsi
de tout ce qui se passe au monde, et même des monstres, la naissance
desquels rend les oeuvres accomplies et parfaites plus estimables, produit
de l’admiration, et provoque à philosopher et faire plusieurs bonnes
pensées: et en somme ils tiennent lieu en
(1) Test ou tét, partie dure d’une coquille.
(2) Gen., L, 20.
l’univers comme les ombres ès tableaux, qui don. ~tent grâce,
e1~ semblent relever la peinture.
.
CHAPITRE IV
De la providence surnaturelle que Dieu exerce envers les créatures
raisonnables.
Tout ce que Dieu a fait est destiné au salut des hommes et des
anges; mais voici l’ordre de sa providence pour ce regard (1), selon que
par l’attention aux saintes Écritures et à la doctrine des
anciens, nous le pouvons découvrir, et que notre faiblesse nous
permet d’en parlr.
Dieu connut éternellement qu’il pouvait faire une quantité
innumérable de créatures en diverses perfections et qualités,
auxquelles il se pourrait communiquer; et considérant qu’entre toutes
les façons de se communiquer il n’y avait rien de si excellent que
de se joindre à quelque nature créée, en telle sorte
que la créature fût comme entée et insérée
en la Divinité, pour ne faire avec elle qu’une seule personne, son
infinie bonté qui de soi-même et par soi-même est portée
à la communication, se résolut et détermina d’en faire
une de cette manière; afin que comme éternellement il y a
une communication essentielle eu Dieu, par laquelle le Père communique
toute son infinie et indivisible divinité au Fils, en le produisant,
et le Père et le Fils ensemble produisant le Saint-Esprit, lui communiquent
aussi leur propre unique divinité, de même cette souveraine
douceur fût aussi communiquée si parfaitement hors de soi
à une créature que la nature créée et la divinité,
(1) Pour ce regard, à ce sujet.
gardant une chacune leurs propriétés, fussent néanmoins
tellement unies ensemble qu’elles ne fussent qu’une même personne.
Or, entre toutes les créatures que cette souveraine toute-puissance
pouvait produire, elle trouva bon de choisir la même humanité
qui du depuis (1) par effet fut jointe à la personne de Dieu le
Fils, à laquelle elle destine cet honneur incomparable de l’union
personnelle à sa divine majesté, afin qu’éternellement
elle jouit par excellence des trésors de sa gloire infinie. Puis
ayant ainsi préféré pour ce bonheur l’humanité
sacrée de notre Sauveur, la suprême Providence disposa de
ne point retenir sa bonté en la seule personne de ce Fils bien-aimé,
ains de la répandre en sa faveur sur plusieurs autres créatures,
et sur le gros de cette innumérable quantité de choses qu’elle
pouvait produire, elle fit choix de créer les hommes et les anges,
comme pour tenir compagnie à son Fils, participer à ses grâces
et à sa gloire, et l’a. dorer et louer éternellement. Et
parce que Dieu vit qu’il pouvait faire en plusieurs façons l’humanité
de son Fils, en le rendant vrai homme, comme par exemple, le créant
de rien, non seulement quant à l’âme, mais aussi quant au
corps; ou bien formant le corps de quelque matière précédente,
comme il fit celui d’Adam et d’Eve, ou bien par voie de génération
ordinaire d’homme et de femme, ou bien enfin pair génération
extraordinaire d’une femme sans homme, il délibéra que la
chose se ferait en cette dernière façon, et entre toutes
les femmes qu’il pouvait choisir à
(1) Du depuis, depuis, par suite
cette intention, il élut la très sainte Vierge Notre-Dame,
par l’entremise de laquelle le Sauveur do nos âmes serait non seulement
homme, mais enfant du genre humain.
Outre cela, la sacrée Providence détermina de produire
tout le reste des choses, tant naturelles que surnaturelles, en faveur
du Sauveur; afin que les anges et les hommes pussent, en le servant, participer
à sa gloire: en suite de quoi, bien que Dieu voulût créer
tant les anges que les hommes avec le franc arbitre, libres d’une vraie
liberté pour choisir le bien et le mal ; si est-ce néanmoins
que pour témoigner que de la part de la bonté divine ils
étaient dédiés au bien et à la gloire, elle
les créa tous en justice originelle, laquelle n’était autre
chose qu’un amour très suave qui les disposait, contournait et acheminait
à la félicité éternelle.
Mais parce que cette suprême sagesse avait délibéré
de tellement mêler cet amour originel avec la volonté de ses
créatures, que l’amour ne forçât point la volonté,
ains lui laissât sa liberté, il prévit qu’une partie,
mais la moindre de la nature angélique, quittant volontairement
le saint amour, perdrait par conséquent la gloire. Et parce que
la nature angélique ne pourrait faire ce péché que
par une malice expresse sans tentation ni motif quelconque qui le pût
excuser, et que d’ailleurs une beaucoup plus grande partie de cette même
nature demeurerait ferme au service du Sauveur, partant. Dieu, qui avait
si amplement glorifié sa miséricorde au dessein de la création
des anges, voulut aussi magnifier (1) sa justice, et
(1) Magnifier, élever, exalter.
en la fureur de son indignation résolut d’abandonner pour jamais
cette triste et malheureuse troupe de perfides, qui en la furie de leur
rébellion l’avaient si vilainement abandonné.
Il prévit bien aussi que le premier homme abuserait de sa liberté,
et quittant la grâce il perdrait la gloire; mais il ne voulut pas
traiter si rigoureusement la nature humaine comma il délibéra
de traiter l’angélique.
C’était la nature humaine de laquelle il avait résolu
de prendre une pièce bienheureuse, pour l’unir à sa divinité.
Il vit que c’était une nature imbécille, un vent qui va et
qui ne revient pas (1), c’est-à-dire qui se dissipe en allant. Il
eut égard à la surprise que le malin et pervers Satan avait
faite au premier homme, et à la grandeur de la tentation qui le
ruina, Il vit que toute la race des hommes périssait par la faute
d’un seul; si que par ces raisons il regarda bien notre nature en pitié,
et se résolut de la prendre à merci.
Mais afin que la douceur de sa miséricorde fût ornée
de la beauté de sa justice, il délibéra de sauver
l’homme par voie de rédemption rigoureuse; laquelle ne se pouvant
bien faire que par son Fils, il établit qu’icelui rachèterait
les hommes, non seulement par une de ses actions amoureuses qui eût
été plus que très suffisante à racheter mille
millions de mondes, mais encore par toutes les innumérables actions
amoureuses et passions douloureuses qu’il ferait et souffrirait jusques
à la mort, et la mort de la croix à laquelle il le destina,
voulant qu’ainsi il se rendit compagnon
(1) Ps., LXXVII, 39.
de nos misères, pour nous rendre par après compagnons
de sa gloire, montrant en cette sorte les richesses de sa bonté,
par cette rédemption copieuse (1), abondante, surabondante, magnifique
et excessive, laquelle nous a acquis et comme reconquis toue les moyens
nécessaires pour parvenir et arriver à la gloire, de sorte
que personne ne puisse jamais se douloir (2), comme si la miséricorde
divine manquait à quelqu’un.
.
CHAPITRE V
Que la Providence céleste a pourvu aux hommes une rédemption
très abondante.
Or disant, Théotime, qua Dieu avait vu et voulu une chose premièrement,
et puis secondement une autre, observant ordre entra ses volontés,
je l’ai entendu selon qu’il a été déclaré ci-devant,
à savoir, qu’encore que tout cela s’est passé en un très
seul et très simple acte; néanmoins par icelui, l’ordre,
la distinction, et la dépendance des choses n’a pas été
mains observée, que s’il y eût en plusieurs actes en l’entendement
et volonté de Dieu. Étant donc ainsi que toute volonté
bien disposée, qui se détermine de vouloir plusieurs objets
également présents, aime mieux, et avant tous, celui qui
est le plus aimable ; il s’ensuit que la souveraine Providence faisant
son éternel projet et dessein de tout ce qu’elle produirait, elle
voulut premièrement et aima, par une préférence d’excellence,
le plus aimable objet de son amour, qui est notre Sauveur; et puis,
(1) Ps., CXXIX, 7.
(2) Se douloir, se plaindre.
par ordre, les autres créatures, selon que plus on moins elles
appartiennent au service, honneur et gloire d’icelui.
Ainsi tout a été fait pour ce divin homme, qui pour cela
est appelé Ainé de toute créature; possédé
par la divine majesté au commencement des voies d’icelle, avant
qu’elle fit chose quelconque, créé au commencement avant
les siècles car en lui tordes choses sont faites, et il est avant
tout, et toutes choses sont établies en lui, et il est chef de toute
l’Église, tenant en tout et partout la primauté (1). On ne
plante principalement la vigne que pour le fruit; et partant le fruit est
le premier désiré et prétendu, quoique les feuilles
et les fleurs précèdent en la production. Ainsi, le grand
Sauveur fut en premier en l’intention divine, et en ce projet éternel
que la divine Providence fit de la production des créatures, et
en contemplation de ce fruit désirable fut plantée la vigne
de l’univers, et établie la succession de plusieurs générations,
qui, à guise de feuilles et de fleurs, le devaient précéder,
comme avant-coureurs et préparatifs convenables à la production
de ce raisin, que l’épouse sacrée loua tant ès Cantiques,
et la liqueur duquel réjouit Dieu et les hommes.
Or donc maintenant, mon Théotime, qui doutera de l’abondance
des moyens du salut, puisque nous avons un si grand Sauveur, en considération
duquel nous avons été faits et par les mérites duquel
nous avons été rachetés? Car il est mort pour tous,
parce que tous étaient morts, et sa miséricorde a été
plus salutaire pour racheter la
(1)Coloss., I, 15-18.
race des hommes, que la misère d’Adam n’avait été
vénéneuse pour la perdre. Et tant s’en faut que le:péché
d’Adam ait surmonté la débonnaireté divine, que tout
au contraire il l’a excitée et provoquée; si que par une
suave et très amoureuse antipéristase (1) et contention elle
s’est révigorée à la présence de son adversaire;
et comme ramassant ses forces pour vaincre, elle a fait surabonder la grâce
où l’iniquité avait abondé; de sorte que la sainte
Église, par un saint excès d’admiration, s’écrie la
veille de Pâques : O péché d’Adam, à la vérité
nécessaire, qui a été effacé par la mort de
Jésus-Christ! ô coulpe bienheureuse, qui a mérité
d’avoir un tel et si grand Rédempteur! Certes, Théotime,
nous pouvons dire comme cet ancien: Nous étions perdus, si nous
n’eussions été perdus; c’est-à-dire, notre perte nous
a été à profit, puisqu’en effet la nature humaine
a reçu plus de grâce par la rédemption de son Sauveur,
qu’elle n’en eût jamais reçu par l’innocence d’Adam, s’il
eût persévéré en icelle.
Car encore que la divine Providence ait laissé en l’homme de
grandes marques de sa sévérité parmi la grâce
même de sa miséricorde, comme, par exemple, la nécessité
de mourir, les maladies, les travaux, la rébellion de la sensualité
; si est-ce que la faveur céleste, surnageant à tout cela,
prend plaisir de convertir toutes ces misères au plus grand profit
de ceux qui l’aiment, faisant naître la patience sur les travaux,
le mépris du monde sur la nécessité de mourir, et
mille
(1) Antipéristase, action de deux qualités contraires
qui s’aident mutuellement.
victoires sur la concupiscence; et comme l’arc-en-ciel touchant l’épine
aspalathus (1) la rend plus odorante que les lis, aussi la rédemption
de notre Seigneur touchant nos misères, elle les rend plus utiles
et aimables que n’eût jamais été l’innocence originelle.
Les anges ont plus de joie au ciel, dit le Sauveur, sur un pécheur
pénitent, que sur quatre- vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin
de pénitence (2). Et de même, l’état de la rédemption
vaut cent fois mieux que celui de l’innocence. Certes, en l’arrosement
du sang de notre Seigneur fait par l’hysope de la croix, nous avons été
remis en une blancheur incomparablement plus excellente que celle de la
neige de l’innocence, sortant, comme Naaman, du fleuve de salut plus purs
et nets que si jamais nous n’eussions été ladres (3), afin
que la divine Majesté, ainsi qu’elle nous & ordonné de
faire, ne fût pas vaincue par le mal, ains vainquit le mal par le
bien (4); que sa miséricorde, comme une huile sacrée, se
tint au-dessus du jugement (5), et que ses misérations surmontassent
toutes ses oeuvres (6).
.
CHAPITRE VI.
De quelques faveurs spéciales exercées en la rédemption
des hommes par la divine Providence.
Dieu certes montre admirablement la richesse incompréhensible
de son pouvoir en cette si grande
(1) Aspalalthus, ou aspalat, bois odoriférant qui ressemble
au genêt, au cytise. — Allusion à une opinion populaire.
2) Luc., XV, 7.
3) Ladres, lépreux.
4) Rom., XII, 21.
3) Jac., II, 13.
6) Ps., CXLIV, 3
variété de choses que nous voyons en la nature; mais
il fait encore plus magnifiquement paraître les trésors infinis
de sa bonté en la différence nonpareille des biens que nous
reconnaissons en la grâce; car, Théotime, il ne s’est pas
contenté, en l’excès sacré de sa miséricorde,
d’envoyer à son peuple, c’est-à-dire au genre humain, une
rédemption générale et universelle, par laquelle un
chacun peut être sauvé; mais il l’a diversifiée en
tant de manières, que sa libéralité reluisant eu toute
cette variété, cette variété réciproquement
embellit aussi sa libéralité.
Ainsi il destina premièrement pour sa très sainte mère
une faveur digne de l’amour d’un fris, qui étant tout sage, tout-puissant
et tout bon, se devait préparer une mère à son gré,
et partant il voulut que sa rédemption lui fût appliquée
par manière de remède préservatif, afin que le péché,
qui s’écoulait de génération en génération,
ne parvint point à elle; de sorte qu’elle fut rachetée si
excellemment, qu’encore que par après le torrent de l’iniquité
originelle vint rouler ses ondes infortunées sur la conception de
cette sacrée Dame avec autant d’impétuosité comme
il eût fait sur celte des autres filles d’Adam, si est-ce qu’étant
arrivé là il ne passa point outre, ains s’arrêta court,
comme fit anciennement le Jourdain du temps de Josué, et pour le
même respect; car ce fleuve retint son cours en révérence
du passage de l’arche de l’alliance, et le péché originel
retira ses eaux, révérant et redoutant la présence
du vrai tabernacle de l’éternelle alliance.
De cette manière donc Dieu détourna de sa glorieuse mère
toute captivité, lui donnant le bonheur des deux états de
la nature humaine, puisqu’elle eut l’innocence que le premier Adam avait
perdue, et jouit excellemment de la rédemption que le second lui
acquit; au suite de quoi, comme un jardin d’élite, qui devait porter
le fruit de vie, elle fut rendue florissante en toutes sortes de perfections.
Ce fils de l’amour éternel, ayant ainsi paré sa mère
de robe d’or recamée (1) en belles variétés, afin
qu’elle fût la reine de sa dextre, c’est-à-dire la première
de tous les élus qui jouiraient des délices de la dextre
divine. Si que cette mère sacrée, comme toute réservée
à son fils, fut par lui rachetée, non seulement de la damnation,
mais aussi de tout péril de la damnation, lui assurant la grâce
et la perfection de la grâce, en sorte qu’elle marchât comme
une belle aube, qui, commençant à poindre, va continuellement
croissant en clarté jusqu’au plein jour. Rédemption admirable
chef-d’oeuvre du Rédempteur, et la première de toutes les
rédemptions par laquelle le fils d’un coeur vraiment filial, prévenant
sa mère ès bénédictions de douceur, il la préserve,
non seulement du péché comme les anges, mais aussi de tout
péril de péché, et de tous les éloignements
et retardements de l’exercice du saint amour. Aussi, proteste-t-il qu’entre
toutes les créatures raisonnables qu’il a choisies, cette mère
est « son unique colombe, sa toute parfaite, sa toute chère
bien-aimée, hors de tout parangon (2) et de tonte comparaison (3).
»
(1) Recamée, brodée, de l’italien ricamata.
(2) Parangon, modèle,
(3) Cant. cant, VI, 8.
Dieu disposa aussi d’autres faveurs pour un petit nombre de rares créatures
qu’il voulait mettre hors du danger de la damnation; comme il est certain
de saint Jean-Baptiste, et très probable de Jérémie,
et de quelques autres que la divine Providence alla saisir dans le ventre
de leurs mères, et dès lors les établit en la perpétuité
de sa grâce, afin qu’ils demeurassent fermes en son amour, bien que
sujets aux retardements et péchés véniels, qui sont
contraires à la perfection de l’amour, et non à l’amour même:
et ces âmes, en comparaison des antres, sont comme des reines, toujours
couronnées de charité, qui tiennent le rang principal en
l‘amour du Sauveur après sa mère, laquelle est la reine des
reines; reine, non seulement couronnée d’amour, mais de la perfection
de l’amour, et qui plus est, couronnée de son fils propre, qui est
le souverain objet de l’amour, puisque les enfants sont la couronne de
leurs pères et mères.
Il y a encore d’autres âmes lesquelles Dieu disposa de laisser
pour un temps exposées, non au péril de perdre le salut,
mais bien au péril de perdre son amour; ains il permit qu’elles
le perdissent en effet, ne leur assurant point l’amour pour toute leur
vie, ains seulement pour la fin d’icelle, et pour certain temps précédent.
Tels furent David, les apôtres, la Magdeleine et plusieurs autres,
qui pour un temps demeurèrent hors de l’amour de Dieu; mais enfin,
étant une bonne fois convertis,, ils furent confirmés en
la grâce jusqu’à la mort, de sorte que dès lors demeurant
voirement (1) sujets à quelques imperfections,
(1) Voirement, même.
ils furent toutefois exempts de tout péché mortel, et
par conséquent du péril de perdre le divin amour, et furent
comme des amantes sacrées de l’époux céleste, parées
voirement de la robe nuptiale de son très saint amour, mais non
pas pourtant couronnées, parce que la couronne est un ornement de
la tête, c’est-à-dire de la première partie de la personne.
Or la première partie de la vie des âmes de ce rang ayant
été sujette à l’amour des choses terrestres, elles
ne peuvent porter la couronne de l’amour céleste, ains leur suffit
d’en porter la robe, qui les rend capables du lit nuptial de l’époux
divin, et d’être éternellement bienheureuses avec lui.
.
CHAPITRE VII
Combien la Providence sacrée est admirable en la diversité
des grâces qu’elle distribue aux hommes.
Il y eut donc en la Providence éternelle une faveur incomparable
pour la reine des reines, mère de très belle dilection (1)
et toute très uniquement parfaite. Il y en eut aussi des spéciales
pour des autres. Mais après cela cette souveraine bonté répandit
une abondance de grâces et bénédictions sur toute la
race des hommes, et la nature des anges, de laquelle tous ont été
arrosés comme d’une pluie qui tombe sur les bons et les mauvais
(2);
(1) Eccl., XXIX, 24.
(2) Matth., V, 45.
tous ont été éclairés, comme d’une lumière
qui illumine tout homme tenant en ce monde (1); tous ont reçu leur
part, comme d’une semence qui tombe non seulement sur la bonne terre, mais
emmi les chemins, entre les épines et sur les pierres (2); afin
que tous fussent inexcusables devant le Rédempteur, s’ils n’emploient
cette très abondante rédemption pour leur salut.
Mais pourtant, Théotime, quoique cette très abondante
suffisance de grâces soit ainsi versée sur toute la nature
humaine, et qu’en cela nous soyons tous égaux, et qu’une riche abondance
de bénédictions nous soit offerte à tous; si est-ce
néanmoins que la variété de ces faveurs est si grande,
qu’on ne peut dire qui est. plus admirable, ou la grandeur de toutes les
grâces en une si grande diversité, ou la diversité
en tant de grandeurs. Qui ne voit qu’entre les chrétiens, les moyens
du salut sont plus grands et plus puissants qu’entre les barbares, et que
parmi les chrétiens, il y a des peuples et des villes oit les pasteurs
sont plus fructueux et capables? Or, de nier que ces moyens extérieurs
ne soient pas des faveurs de la Providence divine, ou de révoquer
en doute qu’ils ne contribuent pas au salut et à la perfection des
âmes, ce serait être ingrat envers la Bonté céleste,
et démentir la véritable expérience qui nous fait
voir que, pour l’ordinaire, où ses moyens extérieurs abondent,
les intérieurs eut plus d’effet, et réussissent mieux.
Certes, comme nous voyons qu’il ne se trouve jamais deux hommes parfaitement
semblables ès
(1) Joan., I, 9.
(2) Matth., XIII, 4.
dons naturels, aussi ne s’en trouve-t-il jamais de parfaitement égaux
ès surnaturels. Les anges (comme le grand saint Augustin et saint
Thomas assurent) reçurent la grâce selon la variété
de leurs conditions naturelles.
Or ils sont tous, ou de différente espèce, ou au moins
de diverses conditions, puisqu’ils sont distingués les uns des autres;
doue, autant qu’il y a d’anges, il y a aussi de grâces différentes,
et bien que quant aux hommes la grâce ne soit pas donnée selon
leurs conditions naturelles, toutefois la divine douceur, prenant plaisir
et, par manière de dire, s’égayant en la production des grâces,
elle les diversifie en infinies façons, afin que de cette variété
se fasse le bel émail de sa rédemption et miséricorde,
dont l’Eglise chante, en la fête de chaque confesseur évêque
: Il ne s’en est point trouvé de semblable à lui (1). Et
comme au ciel nul ne sait le nom nouveau, sinon celui qui le reçoit
(2), parce que chacun des bienheureux a le sien particuliers selon l’être
nouveau de la gloire qu’il acquiert; ainsi en terre chacun reçoit
une grâce si particulière, que toutes sont diverses. Aussi
notre Sauveur (3) compare sa grâce aux perles, lesquelles, comme
dit Pline, s’appellent autrement unions, parce qu’elles sont tellement
uniques, une chacune en ses qualités, qu’il ne s’en trouve jamais
deux qui soient parfaitement pareilles ; et comme une étoile est
différente de l’autre en clarté (4), ainsi seront différents
les
(1) Eccl., XLIV, 20.
(2) Apoc., II, 17.
(3) Matth., XIII, 45.
(4) I Cor., XV, 41
hommes des uns des autres en gloire, signe évident qu’ils l’auront
été en la grâce. Or, cette variété en
la grâce, ou cette grâce en la variété, fait
une très sacrée beauté et très suave harmonie,
qui réjouit toute la sainte cité de Jérusalem la céleste.
Mais il se faut bien garder de jamais rechercher pourquoi la suprême
Sagesse a départi une grâce à l’un plutôt qu’à
l’autre, ni pourquoi elle fait abonder ses faveurs en un endroit plutôt
qu’en l’autre. Non, Théotime, n’entrez jamais en cette curiosité;
car ayant tous suffisamment, ains (1) abondamment ce qui est requis pour
le salut, quelle raison peut avoir homme du monde de se plaindre, s’il
plait à Dieu de départir ses grâces plus largement
aux uns qu’aux autres? Si quelqu’un s’enquérait pourquoi Dieu a
fait les melons plus gros que les fraises, ou les lis plus grands que les
violettes; pourquoi le romarin n’est pas une rose, ou pourquoi l’oeillet
n’est pas un souci; pourquoi le paon est plus beau qu’une chauve-souris,
ou pourquoi la figue est douce, et le citron aigrelet; on se moquerait
de ses demandes, et on lui dirait: Pauvre homme, puisque le beauté
du monde requiert la variété, il faut qu’il y ait des différentes
et inégales perfections ès choses, et que l’une ne soit pas
l’autre; c’est pourquoi les unes sont petites, les autres grandes, les
unes aigres, les autres douces, les unes plus et les autres moins belles.
Or, c’en est de même ès choses surnaturelles: chaque personne
n son don; un ainsi, et l’autre ainsi (2), dit le Saint-Esprit.
(l) Ains, même.
(2) I Cor., VII, 7.
C’est donc une impertinence de vouloir rechercher pourquoi saint Paul
n’a pas eu la grâce de saint Pierre; ni saint Pierre celle de saint
Paul pourquoi saint Antoine n’a pas été saint Athanase, ni
saint Athanase saint Jérôme; car on répondrait à
ces demandes, que l’Eglise est un jardin diapré de fleurs infinies;
il y en faut donc de diverses grandeurs, de diverses couleurs, de diverses
odeurs, et en somme de différentes perfections. Toutes ont leurs
prix, leur grâce et leur émail, et toutes, en l’assemblage
de leur variété, font une très agréable perfection
de beauté.
.
CHAPITRE VIII.
Combien Dieu désire que nous l’aimions.
Bien que la rédemption du Sauveur nous soit appliquée
en autant de différentes façons comme il y a d’âmes;
si est-ce néanmoins que l’amour est le moyen universel de notre
salut, qui se mêle partout, et sans lequel rien n’est salutaire,
ainsi que nous dirons ailleurs. Aussi le chérubin fut mis à
la porte du paradis terrestre avec son épée flamboyante (1),
pour nous apprendre que nul n’entrera au paradis céleste, qu’il
ne soit traits.. percé du glaive de l’amour. Pour cela, Théotime,
le doux Jésus, qui nous a rachetés par son sang, désire
infiniment que nous l’aimions, afin que nous soyons éternellement
sauvés, et désire que nous soyons sauvés, afin que
nous l’aimions éternellement, son amour tendant à notre salut,
et notre salut à son amour. Hé! dit-il, je suis venu
(1) Gen., III, 24.
pour mettre le feu au monde; que prétends-je sinon qu’il arde
(1)? Mais pour déclarer plus vivement l’ardeur de ce désir,
il nous commande cet amour en termes admirables: Tu aimeras, dit-il, le
Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes
tes forces : c’est le premier et le plus grand commandement (2).
Vrai Dieu, Théotime, que le coeur divin est amoureux de notre,
amour! Ne suffisait-il, pas qu’il eût publié une permission
par laquelle il nous eût donné congé de l’aimer, comme
Laban permit à Jacob d’aimer sa belle Rachel(3), et de la gagner
par ses services? Mais non, il déclare plus avant sa passion amoureuse
envers flous, et nous commande de l’aimer de tout notre pouvoir, afin que
la considération de sa majesté et de notre misère,
qui font une tant infinie disparité et inégalité de
lui à nous, ni autre prétexte quelconque ne nous divertit
(4) de l’aimer. En quoi il témoigne bien, Théotime, qu’il
ne nous a pas laissé l’inclination naturelle de l’aimer pour néant;
car afin qu’elle ne soit oiseuse, il nous presse de l’employer par ce commandement
général, et afin que ce commandement puisse être pratiqué,
il ne laisse homme qui vive auquel il ne fournisse abondamment tous les
moyens requis à cet effet. Le soleil visible touche tout de sa chaleur
vivifiante, et comme l’amoureux universel des choses inférieures,
il leur donne la vigueur requise pour
(1) Luc., XII, 49. — Arde, brûle.
(2) Matth., XII, 37, 38.
(3) Gen., XXIX, 18, 19.
(4) Divertit, détournât
faire leurs productions, et de même la bonté divine anime
toutes les âmes, et encourage tous les coeurs à son amour,
sans qu’homme quelconque soit caché à sa chaleur. La sapience
éternelle, dit Salomon, prêche tout en public, elle fait retentir
sa voix emmi les places, elle crie et recrie devant les peuples, elle prononce
ses paroles és portes des villes, elle dit : Jusques à quand
sera-ce, ô petits enfants, que vous aimerez l’enfance, et jusques
à quand sera-ce que les forcenés désireront les choses
nuisibles, et que les imprudents haïront la science ? Convertissez-vous,
revenez à moi sur cet avertissement; hé ! voici que je vous
offre mon esprit, et je vous montrerai ma parole (1). Et cette même
sapience poursuit en Ézéchiel, disant : Que personne ne dise:
Je suis emmi les péchés, et comment pourrai-je revivre? Ah
non! car voici que Dieu dit: Je suis vivant, et aussi vrai que je vis,
je ne veux point la mort de l’impie, mais qu’il se convertisse de sa voie
et qu’il vive (2). Or, vivre, selon Dieu, c’est aimer, et qui n’aime pas,
il demeure en la mort (3). Voyez donc, Théotime, si Dieu désire
que nous l’aimions.
Mais il ne se contente pas d’annoncer ainsi son extrême désir
d’être aimé en public, en sorte que chacun puisse avoir part
à son aimable semonce; ains il va de porte en porte heurtant et
frappant, protestant que si quelqu’un ouvre, il entrera chez lui, et soupera
avec lui (4), c’est-à-dire, il lui témoignera toute sorte
de bienveillance.
Or, qu’est-ce à dire tout cela, Théotime? sinon
(1) Prov., I,20 et seq.
(2) Ezech., XXXIII, 10.
(3) I Joan., III, 14.
(4) Apoc. III, 20.
que Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffisance de moyens
pour l'aimer, et en l'aimant nous sauver; mais que c'est une suffisance
riche, ample, magnifique, et telle qu'elle doit être attendue d'une
si grande bonté, comme est la sienne. Le grand Apôtre, parlant
au pécheur obstiné : Méprises-tu (dit-il) les richesses
de la bonté, patience et longanimité de Dieu ? Ignores-tu
que la bénignité de Dieu l'amène à pénitence
? Mais toi, selon ta dureté, et ton coeur impénitent tu te
fais un trésor d'ire ( 1 ) au jour de l'ire (2). Mon cher Théotime,
Dieu n'exerce pas donc une simple quantité de remèdes pour
convertir les obstinés, mais emploie à cela les richesses
de sa bonté. L' Apôtre, comme vous voyez, oppose les richesses
de la bonté de Dieu aux trésors de la malice du coeur impénitent,
et dit que le coeur malicieux est si riche en iniquité, que même
il méprise les richesses de la débonnaireté, par laquelle
Dieu l'attire à pénitence, et notez que ce ne sont pas simplement
les richesses de la bonté divine que l'obstiné méprise,
mais les richesses attrayantes à pénitence; richesses qu'on
ne peul bonnement ignorer.
Certes, celle riche, comble et abondante suffisance de moyens, que
Dieu élargit aux pécheurs pour l'aimer, parait presque partout
en l'Écriture ; car voyez ce divin amant à la porte; il ne
bat pas simplement, il s'arrête à battre, il appelle l'âme
: Sus lève-toi, ma bien-aimée, dépêche-toi;
et met sa main dans la serrure, pour voir s'il ne pourrait point ouvrir
(3). S'il prêche emmi les places, il ne prêche
(1) Ire, colère.
(2) Rom., II, 4, 5.
(3) Cant., II, 10 ; et v, 4.
pas simplement, mais il va criant, c'est-à-dire, il continue
à crier. S'il exclame qu'on se convertisse, il semble qu'il ne l'a
jamais assez répété: Convertissez-vous, convertissez-vous,
faites pénitence, retournez à moi; vivez; pourquoi mourrez-vous,
maison d'Israël (1) ? En somme, ce divin Sauveur n'oublie rien pour
montrer que ses misérations sont sur toutes oeuvres ; que sa miséricorde
surpasse son jugement (2), que sa rédemption est copieuse (3), que
son amour est infini; et, comme dit l'Apôtre, qu'il est riche en
miséricorde (4) ; et que par conséquent, il voudrait que
tous les hommes fussent sauvés (5), et qu'aucun ne périt
(6).
.
CHAPITRE IX.
Comme l'amour éternel de Dieu envers nous prévient nos
coeurs de son inspiration, afin que nous l'aimions.
Je t'ai aimé d'une charité perpétuelle, et partant
je t'ai attiré, ayant pitié et miséricorde de toi,
et derechef je te réédifierai, et seras édifiée,
toi, Vierge d'Israël (7). Ce sont paroles de Dieu, par lesquelles
il promet que le Sauveur, venant au monde, établira un nouveau règne
en son Église, qui sera son épouse vierge, et vraie Israélite
spirituelle (8) .
Or, comme vous voyez, Théotime, ce n'a pas été
par aucun mérite des oeuvres que nous eussions faites, mais selon
sa miséricorde, qu'il nous a
(1) Ezech., XVIII, 30, 31.
(2) Ps., CXLIV, 9 ; Jac., II, 13.
(3) Ps., CXXIX, 7.
(4) Ephes., II, 4
(5) I Tim., II, 4.
(6) II Pet., III, 9.
(7) Jerem., II, 3, 4.
(8) Joan., I, 47.
sauvés (1); par cette charité ancienne, ains éternelle,
qui a ému sa divine providence de nous attirer à soi. Que
si le Père ne nous eût tirés, jamais nous ne fussions
ventes au Fils notre Sauveur, ni par conséquent au salut (2).
Il y a certains oiseaux, Théotime, qu’Aristote nomme apodes
(3), parce qu’ayant les jambes extrêmement courtes, et les pieds
sans force, ils ne s’en servent non plus que s’ils n’en avaient point;
que si une fois ils prennent terre, ils y demeurent pris, sans que jamais
d’eux-mêmes ils puissent reprendre le vol; d’autant que n’ayant nul
usage des jambes ni des pieds, ils n’ont pas non plus le moyen de se pousser
et relancer en l’air, et partant ils demeurent là croupissant, et
y meurent, sinon que quelque vent propice à leur impuissance, jetant
ses bouffées sur la face de la terre, les vienne saisir et enlever,
comme il fait plusieurs autres choses ; car alors si, employant leurs ailes,
ils correspondent à cet élan et premier essor que le vent
leur donne, le même vent continue aussi son secours envers eux, les
poussant de plus en plus au vol.
Théotime, les anges sont comme les oiseaux, que pour leur beauté
et rareté on appelle oiseaux de paradis, qu’on ne voit jamais en
terre que morts ; car ces esprits célestes ne quittèrent
pas plus tôt l’amour divin pour s’attacher à l’amour-propre,
que soudain ils tombèrent comme morts ensevelis ès enfers,
d’autant que ce que la mort fait ès hommes, les séparant
pour jamais de cette
(1) Tit., III, 5.
(2) Joan., VI, 44.
(3) Apodes (sans pieds), hirondelles de mer.
vie mortelle, la chute les fit ès anges, les séparant
pour toujours de La vie éternelle; mais nous autres humains, nom
ressemblons plutôt aux apodes; car s’il nous advient de quitter l’air
du saint amour divin pour prendre terre et nous attacher aux créatures,
ce que nous faisons toutes les fois que nous offensons Dieu; nous mourons
voirement, mais non pas d’une mort si entière qu’il ne nous reste
un peu de mouvement, et avec cela des jambes et des pieds, c’est-à-dire
quelques menues affections qui nous peuvent faire faire quelques essais
d’amour ; mais cela pourtant est si faible, qu’en vérité
nous ne pouvons plus de nous-mêmes déprendre nos coeurs du
péché, ni nous relancer au vol de la sacrée dilection,
laquelle, chétifs que nous sommes, nous avons perfidement et volontairement
quittée.
Et certes, nous mériterions bien de demeurer abandonnés
de Dieu, quand avec cette déloyauté nous l’avons ainsi abandonné
; mais son éternelle charité ne permet pas souvent à
sa justice d’user de ce châtiment ; ains excitant sa compassion,
elle le provoque à nous retirer de notre malheur; ce qu’il fait,
envoyant le vent favorable de sa très sainte inspiration, laquelle
venant avec une douce violence dans nos coeurs, elle les saisit et les
émeut, relevant nos pensées, et poussant nos affections en
l’air du divin amour.
Or, ce premier élan ou ébranlement que Dieu donne en
nos coeurs, pour les inciter à leur bien, se fait voirement en nous,
mais non point par nous; car il arrive à l’impourvu (1), avant que
(1) Impourvu, imprévu.
nous y ayons ni pensé, ni pu penser, puisque nous n’avons aucune
suffisance pour de nous-mêmes, comme de nous-mérites, penser
aucune chose qui regarde notre salut, mais toute notre suffisance est de
Dieu (1), lequel ne nous a pas seulement aimés avant que nous fussions,
mais encore afin que nous fussions, et que nous fussions saints; ensuite
de quoi il nous prévient ès bénédictions de
sa douceur (2) paternelle, et excite nos esprits pour les pousser à
la sainte repentance et conversion. Voyez, je vous prie, Théotime,
le pauvre prince des Apôtres tout engourdi dans son péché,
en ta triste nuit de la passion de son Maître ; il ne pensait non
plus à se repentir de son péché, que si jamais il
n’eût connu son divin Sauveur ; et comme un chétif apode atterré,
il ne se fût onc relevé, si le coq, comme instrument de la
divine Providence, n’eût frappé de son chant à ses
oreilles, à même temps que le doux Rédempteur, jetant
un regard salutaire comme une sagette (3) d’amour, transperça ce
coeur de pierre, qui rendit par après tant d’eaux, à guise
de l’ancienne pierre, lorsqu’elle fut frappée par Moïse au
désert. Mais voyez derechef cet apôtre sacré dormant
dans la prison d’Hérode, lié de deux chaînes : il est
là en qualité de martyr, et néanmoins il représente
le pauvre homme qui dort emmi le péché, prisonnier et esclave
de Satan. Hélas! qui le délivrera? L’ange descend du ciel,
et frappant sur le flanc du grand saint Pierre, prisonnier, je réveille,
disant: Sus
(1) II Cor., III, 5.
(2) Ps., XX, 4.
(3) Sagette, flêche.
lève-toi (1), et l’inspiration vient du ciel, comme un ange,
laquelle battant droit sur le coeur du pauvre pécheur, l’excite
afin qu’il se lève de son iniquité. N’est-il pas donc vrai,
mon cher Théotime, que cette première émotion et secousse
que l’âme sent, quand Dieu la prévenant d’amour, l’éveille
et l’excite à quitter le péché et se retourner à
lui, et non seulement cette secousse, ainsi tout le réveil se fait
en nous et pour nous, mais non pas par nous? Nous sommes éveillés,
mais nous ne sommes pas éveillés de nous-mêmes, c’est
l’inspiration qui nous a éveillés, et pour nous éveiller,
elle nous a ébranlés et secoués. Je dormais, dit cette
dévote épouse, et mon époux, qui est mon coeur, veillait
(2). Hé ! le voici qui m’éveille, m’appelant par le nom de
nos amours, et j’entends bien que c’est lui à sa voix. C’est en
sursaut et à l’impourvu que Dieu nous appelle et réveille
par sa très sainte inspiration. En ce commencement de la grâce
céleste, nous ne faisons rien que sentir l’ébranlement que
Dieu fait en nous, comme dit saint Bernard, mais sans nous.
.
CHAPITRE X
Que nous repoussons bien souvent l‘inspiration et refusons d’aimer
Dieu.
Malheur à toi, Corozaïn ! malheur à toi, Bethsaïda
! car si en Tyr et Sidon eussent été faites les vertus qui
ont été laites en toi, ils eussent fait pénitence
avec la haire et la cendre (3) c’est la parole
(1) Act., XII,7.
(2) Cant. cant., V, 2.
(3) Matth., XI, 21.
du Sauveur. Oyez donc, je vous prie, Théotime, que les habitants
de Corozaïn et Bethsaïda, enseignés en la vraie religion,
ayant reçu des faveurs si grandes qu’elles eussent en effet converti
les païens mêmes, néanmoins ils demeurèrent obstinés,
et ne voulurent one s’en prévaloir, rejetant cette sainte lumière
par une rébellion incomparable. Certes, au jour du jugement, les
Ninivites et la reine de Saba s’élèveront contre les juifs,
et les convaincront d’être dignes de damnation; parce que, quant
aux Ninivites, étant idolâtres, et de nation barbare, à
la voire de Jonas, ils se convertirent et firent pénitence (1);
et quant la reine de Saba, quoiqu’elle fût engagée dans les
affaires d’un royaume, néanmoins ayant ouï la renommée
de la sagesse de Salomon, elle quitta tout pour le venir ouï r, et
cependant les Juifs oyant de leurs oreilles la divine sagesse du vrai Salomon,
sauveur du monde, voyant de leurs yeux ses miracles, touchant de leurs
mains ses vertus et bienfaits, ne laissèrent pas de s’endurcir et
de résister à la grâce qui leur était offerte.
Voyez donc derechef, Théotime, que ceux qui ont reçu moins
d’attraits, sont tirés à la pénitence, et ceux qui
en ont plus reçu, s’obstinent; ceux qui ont moins de sujet de venir,
viennent à récole de la sagesse, et ceux qui en ont plus,
demeurent en leur folie.
Ainsi se fera le jugement de comparaison, comme tous les docteurs ont
remarqué, qui ne peut avoir aucun fondement, sinon en ce que les
uns ayant été favorisés d’autant ou plus d’attraits
que les autres, auront néanmoins refusé leur
(1) Luc., XI, 30, 31, 32.
consentement à la miséricorde, et les autres assistés
d’attraits pareils, ou même moindres, auront suivi l’inspiration
et se seront rangés à la très sainte pénitence;
car, comme pourrait-on autrement reprocher avec raison aux impénitents
leur impénitence, par la comparaison de ceux qui se sont convertis
?
Certes, notre Seigneur montre clairement, et tous les chrétiens
entendent simplement qu’en ce juste jugement on condamnera las juifs par
comparaison des Ninivites; parce que ceux-là ont eu beaucoup de
faveur, et n’ont en aucun amour, beaucoup d’assistance, et nulle repentance;
ceux-ci moins du faveur, et beaucoup d’amour, moins d’assistance, et beaucoup
de pénitence.
Le grand saint Augustin donne une grande clarté à ce
discours, par celui qu’il fait au livre douzième de la Cité
de Dieu1 chap. 6, 7, 8 et 9. Car encore qu’il regarde particulièrement
les anges, si est-ce toutefois qu’il apparie (1) les hommes à eux
pour ce point.
Or, après avoir établi au chap. 6 deux hommes entièrement
égaux en bonté et en toutes choses, agités d’une même
tentation, il présuppose que l’un puisse résister, et l’autre
céder à l’ennemi. Puis au chap. 9, ayant prouvé que
tous les anges furent créés en charité, avouant encore
comme chose probable que la grâce et charité fut égale
en tous eux, il demande comme il est advenu que les uns ont persévéré
et fait progrès en leur bonté jusques à parvenir à
la gloire; et les autres ont quitté le bien, pour se ranger
(1) Apparie, déclare semblables.
au mal jusques à la damnation. Et il répond qu’on ne
saurait dire autre chose, sinon que las uns ont persévéré,
par la grâce du Créateur, en l’amour chaste qu’ils reçurent
eu leur création, et les autres, de bons qu’ils étaient,
se rendirent mauvais par leur propre et seule volonté.
Mais, s’il est vrai, comme saint Thomas le prouve extrêmement
bien, que la grâce ait été diversifiée ès
anges à proportion et selon la variété de leurs dons
naturels, les séraphins auront eu une grâce incomparablement
plus excellente que les simples anges du dernier ordre. Comme sera-t-il
donc arrivé que quelques-uns des séraphins, voire le premier
de tous, selon la plus probable et commune opinion des anciens, soient
déchus, tandis qu’une multitude innombrable des autres anges, inférieurs
en nature et en grâce, ont excellemment et courageusement persévéré?
D’où vient que Lucifer, tant élevé par nature, et
surélevé par grâce, est tombé; et que tant d’anges
moins avantagés sont demeurés debout en leur fidélité?
Certes, ceux qui ont persévéré en doivent toute la
louange à Dieu, qui par sa miséricorde les a créés
et maintenus bons : mais Lucifer et tous ses sectateurs, à qui peuvent-ils
attribuer leur chute, sinon, comme dit saint Augustin, à leur propre
volonté, qui a, par sa liberté, quitté la grâce
divine qui les avait si doucement prévenus? Comment es-tu tombé,
ô grand Lucifer (1), qui tout ainsi qu’une belle aube, sortais en
ce monde invisible, revêtu de la charité première,
comme du commencement de
(1) Is., XIV, 12
la clarté d’un beau jour, qui devait croître jusqu’au
midi de la gloire éternelle (1) ? La grâce ne t’a pas manqué,
car tu l’avais, comme ta nature, la plus excellente de tous; mais tu as
manqué à la grâce. Dieu ne t’avait pas destitué
de l’opération de son amour ; mais tu privas son amour de ta coopération
: Dieu ne t’eût jamais rejeté, si tu n’eusses rejeté
sa dilection. O Dieu tout bon! vous ne laissez que ceux qui vous laissent:
vous ne nous ôtez jamais vos dons, sinon quand nous vous ôtons
nos cœurs.
Nous dérobons les biens de Dieu, si nous nous attribuons la
gloire de notre salut: mais nous déshonorons sa miséricorde,
si nous disons qu’elle nous a manqué. Nous offensons sa libéralité,
si nous ne confessons ses bienfaits; mais nous blasphémons sa bonté,
si nous nions qu’elle nous ait assistés et secourus. En somme, Dieu
crie haut et clair à notre oreille : Ta perte vient de toi, ô
Israël, et en moi seul se trouve ton secours (2).
.
CHAPITRE XI
Qu’il ne tient pas à la divine Bonté que nous n’ayons
un très excellent amour.
O Dieu! Théotime, si nous recevions les inspirations célestes
selon toute l’étendue de leur vertu, qu’en peu de temps nous ferions
de grands progrès en la sainteté! Pour abondante que soit
la fontaine, ses eaux n’entreront pas en un jardin selon leur affluence,
mais selon la petitesse on grandeur du canal par où elles y sont
con-
(1) Prov., IV, 18.
(2) Os., XIII, 9
duites. Quoique le Saint-Esprit, comme une source d’eau vive, aborde
de toutes parts notre coeur, pour répandre sa grâce en icelui;
toutefois, ne voulant pas qu’elle entre en nous, sinon par le libre consentement
de notre volonté, il ne la versera point que selon la mesure de
son plaisir et de notre propre disposition et coopération, ainsi
que le dit le sacré concile, qui aussi, comme je pense, à
cause de la correspondance de notre consentement avec la grâce, appelle
la réception d’icelle réception volontaire.
En ce sens, saint Paul nous exhorte de ne point recevoir ta grâce
de Dieu en vain (1). Car comme un malade, qui ayant reçu la médecine
en sa main, ne l’avalerait pas dans son estomac, aurait voire-ment reçu
la médecine, mais sans la recevoir: c’est-à-dire, il l’aurait
reçue en une façon inutile et infructueuse; de même
nous recevons la grâce de Dieu en vain, quand nous la recevons à.
la porte du coeur, et non pas dans le consentement du coeur. Car ainsi
nous la recevons sans la recevoir, c’est-à-dire, nous la recevons
sans fruit, puisque ce n’est rien de sentir l’inspiration, sans y consentir.
Et comma le malade auquel on aurait donné en main la médecine,
s’il la recevait seulement en partie, et non pas toute, elle ne ferait
aussi l’opération qu’en partie, et non pas entièrement; ainsi
quand Dieu nous envoie une inspiration grande et puissante pour embrasser
son saint amour, si nous ne consentons pas selon toute son étendue,
elle ne profitera aussi qu’à cette mesure-là. Il arrive qu’étant
inspirés de faire
(l) II Cor., VI, 1
beaucoup, nous ne consentons pas à toute l’inspiration, ains
seulement à quelque partie d’icelle, comme firent ces bons personnages
de l’Évangile qui, sur l’inspiration que notre Seigneur leur fit
de le suivre, voulaient réserver un d’aller premier (1) ensevelir
son père (2), et l’autre d’aller prendre congé des siens.
Tandis que la pauvre veuve eut des vaisseaux vides, l’huile de laquelle
Élisée avait miraculeusement impétré la multiplication,
ne cessa jamais de couler; et quand il n’y eut plus de vaisseaux pour la
recevoir, elle cessa d’abonder (3). A mesure que notre coeur se dilate,
on pour mieux parler, à mesura qu’il se laisse élargir et
dilater, et qu’il ne refuse pas le vide de son consentement à la
miséricorde divine, elle verse toujours et répand sans cesse
dans icelui ses sacrées inspirations, qui vont croissant, et nous
font croître de plus en plus en l’amour sacré. Mais quand
il n’y a plus de vide, et que nous ne prêtons pas davantage de consentement,
elle s’arrête.
A quoi tient-il donc que nous ne sommes pas si avancés en l’amour
de Dieu comme saint Augustin, saint François, sainte Catherine de
Gênes, ou sainte Françoise? Théotime, c’est parce que
Dieu ne nous en a pas fait la grâce. Mais pourquoi est-ce que Dieu
ne nous en a pas, fait la grâce? Parce que nous n’avons pas correspondu
comme- nous devions à ses inspirations. Et pourquoi n’avons-nous
pas correspondis? Parce qu’étant libres, nous avons abusé
de notre liberté.
(1) Premier., en premier lieu d’abord.
(2) Matth., II, 21.
(3) IV Reg., IV, 26.
Mais pourquoi avons-nous ainsi abusé de notre liberté?
Théotime, il ne faut pas passer plus avant : car, comme dit saint
Augustin, la dépravation de notre volonté ne provient d’aucune
cause, ains de la défaillance de la cause qui commet le péché.
Et ne faut pas penser qu’on puisse rendre raison de la faute que l’on fait
au péché; car la faute ne serait pas péché,
si elle n’était sans raison.
Le dévot frère Rufin, sur quelque vision qu’il avait
eue de la gloire à laquelle le grand saint François parviendrait
par son humilité, lui fit cette demande : Mon cher père,
je vous supplie de me dire en vérité quelle opinion vous
avez de vous-même ; et le saint lui dit : Certes, je me tiens pour
le plus grand pécheur du monde, et qui sers le moins notre Seigneur.
Mais, répliqua frère Rufin, comment pouvez-vous dire cela
en vérité et conscience, puisque plusieurs autres, comme
l’on voit manifestement, commettent plusieurs grands péchés,
desquels, grâces à Dieu, vous êtes exempt? A quoi saint
François répondant: Si Dieu eût favorisé, dit-il,
ces autres desquels vous parlez, avec autant de miséricorde comme-
il m’a favorisé, je suis certain que, pour méchants qu’ils
soient maintenant, ils eussent été beaucoup plus reconnaissants
des dons de Dieu que je ne suis, et le serviraient beaucoup mieux que je
ne fais; et si mon Dieu m’abandonnait, je commettrais plus de méchancetés
qu’aucun autre.
Vous voyez, Théotime, l’avis de cet homme, qui ne fut presque
pas homme, ains un séraphin en terre. Je sais qu’il parlait ainsi
de soi-même par humilité; mais il croyait pourtant être
une vraie vérité, qu’une grâce égale, faite
avec une pareille miséricorde, puisse être plus utilement
employée par l’un des pécheurs que par l’autre. Or, je tiens
pour oracle le sentiment de ce grand docteur en la science des saints,
qui, nourri en l’école du crucifix, ne respirait que les divines
inspirations. Aussi cet apophtegme a été loué et répété
par tous les plus dévots qui sont venus depuis; entre lesquels plusieurs
ont estimé que le grand Apôtre saint Paul avait dit en même
sens qu’il était le premier de tous les pécheurs (1).
La bienheureuse mère Térèse de Jésus, vierge,
certes aussi tout angélique (2), parlant de l’oraison de quiétude,
dit ces paroles : Il y a plusieurs âmes lesquelles arrivent jusqu’à
cet état, et celles qui passent outre sont en bien petit nombre,
et ne sais qui en est la cause. Pour certain la faute n’est pas de la part
de Dieu : car puisque sa divine majesté nous aide et fait cette
grâce que nous arrivions jusqu’à ce point, je crois qu’il
ne manquerait pas de nous en faire encore davantage si ce n’était
notre faute, et l’empêchement que nous y mettons de notre part. Soyons
donc attentifs, Théotime, à notre avancement en l’amour que
nous devons à Dieu; car celui qu’il nous porte ne nous manquera
jamais.
.
CHAPITRE XII
Que les attraits divins nous laissent en pleine liberté de les
suivre ou les repousser.
Je ne parlerai point ici, mon cher Théotime, de ces grâces
miraculeuses qui ont presque en un
(1) I Tim., 1,15.
(2) Chap. XVI de sa Vie.
moment transformé les loups en bergers, les rochers en eau,
et les persécuteurs en prédicateurs. Je laisse à part
ces vocations toutes-puissantes, et ces attraits saintement violents, par
lesquels Dieu, en un instant, a transféré quelques âmes
d’élite de l’extrémité de la coulpe à l’extrémité
de l’a grâce; faisant en elles, par manière de dire, une certaine
transsubstantiation morale et spirituelle, comme il arriva au grand Apôtre,
qui, de Saul, vaisseau de persécution, devint subitement Paul, vaisseau
d’élection (1). Il faut donner un rang particulier à ces
âmes privilégiées, èsquelles Dieu s’est plu
d’exercer, non la seule affluence, mais l’inondation; et s’il faut ainsi
dire, non la seule libéralité et effusion, mais la prodigalité
et profusion de son amour. La justice divine nous châtie en ce monde
par des punitions qui, pour être ordinaires, sont aussi presque toujours
inconnues et imperceptibles. Quelquefois néanmoins il fait des déluges
et abîmes de châtiments, pour faire reconnaître et craindre
la sévérité de son indignation. Ainsi, sa miséricorde
convertit et gratifie ordinairement les âmes en une manière
si douce, suave et délicate, qu’à peine aperçoit-on
son mouvement; et néanmoins il arrive quelquefois que cette bonté
souveraine surpassant ses rivages ordinaires, comme un fleuve enflé
et pressé de l’affluence de ses eaux, qui se déborde emmi
la plaine, elle fait une effusion de ses grâces si impétueuse,
quoiqu’amoureuse, qu’en un moment elle, détrempe et cousine toute
une âme de bénédictions, afin de faire paraître
les richesses de son amour, et que comme sa justice procède
(1) Act. IX, 15
communément par voie ordinaire, et quelquefois par voie extraordinaire,
aussi sa miséricorde passe l’exercice de sa libéralité
par voie ordinaire sur le commun des hommes, et sur quelques-uns aussi
par des moyens extraordinaires.
Mais quels, sont donc les cordages ordinaires par lesquels la divine
Providence a accoutumé de tirer nos coeurs à son amour? Tels
certes (1), qu’elle-même les marque, décrivant les moyens
dont elle usa pour tirer le peuple d’Israël de l’Égypte et
du désert en la. terre de promission : Je les tirerai, dit-elle
par Osée, avec des liens d’humanité, avec des liens de charité
(2) et d’amitié. Sans doute, Théotime, nous ne sommes pas
tirés à Dieu par des liens de fer, comme les taureaux et
les buffles; ains par manière d’allèchements, d’attraits
délicieux, et de saintes inspirations, qui sont en somme les liens
d’Adam (3) et d’humanité, c’est-à-dire, proportionnés
et convenables au coeur humain, auquel la liberté est naturelle.
Le propre lien de la volonté humaine, c’est la volupté et
le plaisir. On montre des noix. à un enfant, dit saint Augustin,
et il est attiré en aimant; il est attiré par le lien, non
du corps, mais du coeur. Voyez donc comme le Père Éternel
nous tire : en nous enseignant, il nous délecte, non pas en nous
imposant aucune nécessité ; il jette dedans nos coeurs des
délectations et plaisirs spirituels, comme des sacrées amorces,
par lesquelles il nous attire suavement à recevoir et goûter
la douceur de sa doctrine,
(1) Tels certes, pour : Ils sont tels, certes.
(2) Os., XI, 4.
(3) Ibid.
En cette sorte donc, très cher Théotime, notre franc
arbitre n’est nullement forcé ni nécessité par la
grâce : ains nonobstant la vigueur toute-puissante de la main miséricordieuse
de Dieu, qui touche, environne et lie l’âme de tant et tant d’inspirations,
de semonces et d’attraits, cette volonté humaine demeure parfaitement
libre, franche, et exempte de toute sorte de contrainte et de nécessité.
La grâce est si gracieuse, et saisit si gracieusement nos coeurs
pour les attirer, qu’elle ne gâte rien en la liberté de notre
volonté; elle touche puissamment, mais pourtant si délicatement,
les ressorts de notre esprit, que notre franc arbitre n’en reçoit
aucun forcément. La grâce a des forces, non pour forcer, ains
pour allécher le coeur: elle a une sainte violence, non pour violer,
mais pour rendre amoureuse notre liberté; elle agit fortement, mais
si suavement, que notre volonté ne demeure point accablée
sous une si puissante action; elle nous presse, mais elle n’oppresse pas
notre franchise; si que nous pouvons, emmi ses forces, consentir ou résister
à ses mouvements, selon qu’il nous plait. Mais ce qui est autant
admirable que véritable, c’est que quand notre volonté suit
l’attrait et consent au mouvement divin, elle le suit aussi librement,
comme librement elle résiste, quand elle résiste; bien que
le consentement à la grâce dépende beaucoup plus de
la grâce que de la volonté, et que la résistance à
la grâce ne dépende que de la seule volonté; tant la
main de Dieu est amiable (1) au maniement de notre coeur, tant elle a de
dextérité pour nous communiquer sa force, sans nous ôter
(1) Amiable, aimable.
notre liberté, et pour nous donner le mouvement de son pouvoir,
sans empêcher celui de notre vouloir, ajustant sa puissance à
sa suavité : en telle sorte que, comme en ce qui regarde le bien,
sa puissance nous donne suavement le pouvoir, aussi sa suavité maintient
puissamment la liberté de notre vouloir. Si tu savais le don de
Dieu, dit le Sauveur à la Samaritaine, et qui est celui qui te dit:
Donne moi à boire; toi-même peut-être lui eusses demande,
et il t’eût donné de l’eau vive (1). Voyez de grâce,
Théotime, le trait du Sauveur, quand il parle de ses attraits. Si
tu savais, veut-il dire, le don de Dieu, sans doute tu serais émue
et attirée à demander l’eau de la vie éternelle, et
peut-être que tu la demanderais; comme s’il disait : tu aurais le
pouvoir, et serais provoquée à demander, et néanmoins,
tu ne serais pas forcée, ni nécessitée ; ains seulement
peut-être tu la demanderais, car ta liberté te demeurerait
pour la demander, ou ne la demander pas. Telles sont les paroles du Sauveur,
selon l’édition ordinaire et selon la leçon de saint Augustin
sur saint Jean.
En somme, si quelqu’un disait que notre franc-arbitre ne coopère
pas, consentant à la grâce dont Dieu le prévient, ou
qu’il ne peut pas rejeter la grâce, et lui refuser son consentement,
il contredirait à toute l’Écriture, à tous les anciens
Pères, à l’expérience, et serait excommunié
par le sacré concile de Trente. Mais quand il est dit quo nous pouvons
rejeter l’inspiration céleste et les attraits divins, on n’entend
pas certes qu’on puisse empêcher Dieu de. nous inspirer, ni de jeter
ses attraits en nos coeurs: car comme j’ai déjà dit,
(1) Joan., IX, 10.
cela se fait en nous, et sans nous: ce sont des faveurs que Dieu nous
fait, avant que nous y ayons pensé: il nous éveille lorsque
nous dormons, et par conséquent nous nous trouvons éveillés
avant qu’y avoir pensé; mais il est en nous de nous lever, ou de
ne nous lever pas; et bien qu’il nous ait éveillés sans nous,
il ne nous veut pas lever sans nous. Or, c’est résister au réveil,
que de ne point se lever et se rendormir, puisqu’on ne noue réveille
que pour nous faire lever. Nous ne pouvons pas empêcher que l’inspiration
ne nous pousse, et par conséquent ne nous ébranle; mais si,
à mesure qu’aile nous pousse, nous la repoussons, pour ne point
nous laisser aller à son mouvement, alors nous résistons.
Ainsi, le vent ayant saisi et enlevé nos oiseaux apodes, ils ne
les portera guère loin, s’ils n’étendent leurs ailes et ne
coopèrent, se guindant (1) et volant en l’air auquel ils ont été
lancés. Que si au contraire, amorcés peut-être de quelque
verdure qu’ils voient en bas, ou engourdis d’avoir croupi en terre, au
lieu de seconder le vent, ils tiennent leurs ailes pliées, et se
jettent derechef en bas, ils ont voirement (2) reçu en effet le
mouvement du vent, mais en vain, puisqu’ils ne s’en sont pas prévalus.
Théotime, les inspirations nous préviennent, et avant que
nous y ayons pensé, elles se font sentir; mais après que
nous les avons senties, c’est à nous d’y consentir, pour les seconder
et suivre leurs attraits, on de dissentir, et les repousser. Elles se font
sentir à nous sans nous, mais elle ne nous font point consentir
sans nous.
(1) Se guindant, se portant en haut.
(2) Voirement, à la vérité.
.
CHAPITRE XIII
Des premiers sentiments d’amour que les attraits divins font en l’âme,
avant qu’elle ait la foi.
Le même vent qui relève les apodes, se prend premièrement
à leurs plumes, comme parties plus légères et susceptibles
de son agitation, par laquelle il donne d’abord du mouvement à leurs
ailes, les étendant et dépliant, en sorte qu’elles lui servent
de prise pour saisir l’oiseau et remporter en l’air. Que si l’apode ainsi
enlevé, contribue (1), le mouvement de ses ailes à celui
du vent, le même vent qui l’a poussé, l’aidera de plus en
plus à voler fort aisément. Ainsi, mon cher Théotime,
quand l’inspiration, comme un vent sacré ,vient pour nous pousser
en l’air du saint amour, elle se prend notre volonté; et par le
sentiment de quelque céleste délectation, elle l’émeut,
étendant et dépliant l’inclination naturelle qu’elle a au.
bien, en sorte que cette inclination même lui serve de prise pour
saisir notre esprit : Et tout cela (comme j’ai dit) se fait en nous sans
nous; car c’est la faveur divine qui nous prévient en cette sorte.
Que si notre esprit ainsi saintement prévenu, sentant les ailes
de son inclination émues, dépliées, étendues,
poussées et agitées par ce vent céleste, contribue
tant soit peu son consentement : ah ! quel bonheur, Théotime ! car
la même inspiration et faveur qui nous a saisis, mêlant son
action avec notre consentement, animant nos faibles mouvements de la force
du sien, et vivifiant notre
(1) Contribue, ajoute.
imbécile (1) coopération par la puissance de son opération,
elle nous aidera, conduira et accompagnera d’amour en amour, jusques à
l’acte de la très sainte foi, requis pour notre conversion.
Vrai Dieu! Théotime, queue consolation de considérer
la sacrée méthode, avec laquelle le Saint-Esprit répand
les premiers rayons et sentiments de sa lumière et chaleur vitale
dedans nos coeurs! O Jésus! que c’est un plaisir délicieux
de voir l’amour céleste, qui est le soleil des vertus, quand petit
à petit, par des progrès qui insensiblement se rendent sensibles,
il va déployant sa clarté sur une âme, et ne cesse
point qu’il ne l’ait toute couverte de la splendeur de sa présence,
lui donnant enfin la parfaite beauté de son jour! ô que cette
aube est gaie, belle, amiable et agréable ! Mais pourtant, il est
vrai que, ou l’aube n’est pas jour, ou si elle est jour, c’est un jour
commençant, un jour naissant; c’est plutôt l’enfance du jour
que le jour même. Et de même, sans doute, ces mouvements d’amour,
qui précèdent l’acte de la foi, requis à notre justification,
ou ils ne sont pas amour proprement parler, ou ils sont un amour commençant
et imparfait, ce sont les premiers bourgeons verdoyants, que l’âme
échauffée du soleil céleste, comme un arbre mystique,
commence à jeter au printemps, qui sont plutôt présages
de fruits, que fruits.
Saint Pacôme, lors encore tout jeune soldat et sans connaissance
de Dieu, enrôlé sous les enseignes de l’armée que Constance
avait dressée contra le tyran Maxence, vint, avec la troupe de laquelle
il était, loger auprès d’une petite ville,
(1) Imbécile, faible.
non guère éloignée de Thèbes, où
non seulement lui, mais toute l’armée se trouva en extrême
disette de vivres; ce qu’ayant entendu les habitants de la petite ville,
qui par bonne rencontre étaient fidèles de Jésus-Christ,
et par conséquent amis et secourables au prochain, ils pourvurent
soudain à la nécessité des soldats, mais avec tant
de soin, de courtoisie et d’amour, que Pacôme en fut tout ravi d’admiration,
et demandant quelle nation était celle-là, si bonteuse (1),
amiable et gracieuse, on lui dit que c’étaient des chrétiens;
et s’enquérant derechef quelle loi et manière de vivre était
la leur, il apprit qu’ils croyaient en Jésus-Christ fils unique
de Dieu, et faisaient bien à toutes sortes de personnes, avec ferme
espérance d’en recevoir de Dieu même une ample récompense.
Hélas! Théotime, le pauvre Pacôme, quoique de bon naturel,
dormait pour lors dans la couche de son infidélité; et voilà
que tout à coup Dieu se trouve à la porte de son coeur, et
par le bon exemple de ces chrétiens, comme par une douce voix, il
l’appelle, l’éveille, et lui donne le premier sentiment de la chaleur
vitale de son amour. Car à peine eut-il ouï parler, comme je
viens de dire, de l’aimable loi du Sauveur, que tout rempli d’une nouvelle
lumière et consolation intérieure, se retirant à part,
et ayant quelque temps pensé en soi-même, il haussa les mains
au ciel, et avec un profond soupir, il se prit à dire: Seigneur
Dieu, qui avez fait le ciel et la terre, si vous daignez jeter vos yeux
sur ma bassesse et sur ma peine, et me donner connaissance de votre divinité,
je vous promets de
(1) Bonteuse, bonne,
vous servir, et d’obéir tonte ma vie à vos commandements.
Depuis cette prière et promesse, l’amour du vrai bien e de la piété
prit un tel accroissement en lui, qu’il ne cessait point de pratiquer mille
et mille exercices de vertu.
Il m’est avis certes que je vois en cet exemple un rossignol, qui se
réveillant à la prime (1) aube, commence à se secouer,
s’étendra, déployer ses plumes, voleter de branche en branche
dans son buisson) et petit à petit gazouiller son délicieux
ramage ; car n’avez-vous pas pris garde, comme le bon exemple de ces charitables
chrétiens excita et réveilla en sursaut le bienheureux Pacôme?
Certes, cet étonnement d’admiration qu’il en eut, ne fut autre chose
que son réveil, auquel Dieu Le toucha, comme le soleil touche la
terre, avec un rayon de sa clarté qui le remplit d’un grand sentiment
de plaisir spirituel. C’est pourquoi Pacôme se secoue des divertissements
(2), pour avec plus d’attention et de facilité recueillir et savourer
la grâce reçue, se retirant à part pour y penser; puis
il étend son coeur et ses mains au ciel, où l’inspiration
l’attire, et commençant’ à déployer les ailes de ses
affections, voletant entre la défiance de soi-même et la confiance
en Dieu, il entonne d’un air humblement amoureux le cantique de sa conversion,
par lequel il témoigne d’abord que déjà il connaît
un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre mais il connaît
aussi qu’il ne le connaît pas encore assez pour le bien servir, et
partant il supplie qu’une plus grande connaissance
(1) Prime, première.
(2) Se secoue des divertissements, se sépare des divertissements,
les chasse.
lui soit donnée, afin qu’il puisse par icelle parvenir au parfait
service de sa divine majesté.
Cependant voyez, je vous prie, Théotime, comme Dieu va doucement,
renfonçant peu à peu la grâce de son inspiration dedans
les coeurs qui consentent, les tirant après soi comme de degré
en. degré sur cette échelle de Jacob. Mais quels sont ses
attraits? Le premier, par lequel il nous prévient et réveille,
se fait par lui en nous, et sans nous; tous les autres se font aussi par
lui, et en nous, mais non pas sans nous. Tirez-moi (1), dit l’épouse
sacrée, c’est-à-dire, commencez le premier, car je ne saurais
m’éveiller de moi-même; je ne saurais m’émouvoir si
vous ne mouvez ; mais quand vous m’aurez émue, alors, ô le
cher époux de mon âme! nous courrons (2). nous deux; vous
courrez devant moi en me tirant toujours plus avant et moi. je vous suivrai
à la course, consentant à vos attraits; mais que personne
n’estime que vous m’alliez tirant après vous comme une esclave forcée,
ou comme une charrette inanimée. Ah! non, vous me tirez à
l’odeur de vos parfums (3). Si je vous vais suivant, ce n’est pas que vous
me tramiez, c’est que vous m’alléchez: vos attraits sont puissants,
mais non pas violents, puisque toute leur force consiste en leur douceur.
Les parfums n’ont point d’autre pouvoir, pour attirer à leur suite,
que leur suavité, et la suavité comment pourrait-elle tirer,
sinon suavement et agréablement.
(1) Cant, can., 1, 3.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
.
CHAPITRE XIV
Du sentiment de l’amour divin qui se reçoit par la foi.
Quand Dieu nous donne la foi, il entre en notre âme et parle
à notre esprit, non point par manière de discours, mais par
manière d’inspiration; proposant si agréablement ce qu’il
faut croire à l’entendement, que la volonté en reçoit
une grande complaisance, et telle qu’elle incite l’entendement à
consentir et acquiescer à la vérité, sans doute ni
défiance quelconque, et voici la merveille; car Dieu fait la proposition
des mystères de la foi à notre âme parmi des obscurités
et des ténèbres, en telle sorte que nous ne voyons pas les
vérités, ains seulement nous les entrevoyons; comme il arrive
quelquefois que la terre étant couverte de brouillards, nous ne
pouvons voir le soleil, ains nous voyons seulement un peu plus de clarté
du côté où il est; de façon que, par manière
de dire, nous le voyons sans le voir, parce que d’un côté
nous ne le voyons pas tant que nous puissions bonnement dire que nous le
voyons et d’autre part nous ne le voyons pas si peu que nous puissions
dire que nous ne le voyons point, et c’est ce que nous appelons entrevoir.
Et néanmoins cette obscure clarté de la foi étant
entrée dans notre esprit, non par force de discours ni d’arguments,
ains par la seule suavité de sa présence, elle se fait croire
et obéir à. l’entendement avec tant d’autorité, que
la certitude qu’elle nous donne de la vérité surmonte toutes
les autres certitudes du monde, et assujettit tellement tout l’esprit et
tous les discours d’icelui, qu’ils n’ont point de crédit en comparaison.
Mon Dieu! Théotime, pourrais-je bien dire ceci? La foi est la
grande amie de notre esprit, et peut bien parler aux sciences humaines
qui se vantent d’être plus évidentes et claires qu’elle, comme
l’épouse sacrée parlait aux autres bergères : Je suis
brune, mais belle (1). O discours humains ! ô sciences acquises !
Je suis brune, car je suis entre les obscurités des simples révélations
qui sont sans aucune évidence apparente, et me font paraître
noire, me rendant presque méconnaissable; mais je suis pourtant
belle en moi-même à cause de mon infinie certitude; et si
les yeux des mortels me pouvaient voir telle que je suis par nature, ils
me trouveraient toute belle. Mais ne faut-il pas qu’en effet je sois infiniment
aimable, puisque les sombres ténèbres et les épais
brouillards, entre lesquels je suis, non pas vue, mais seulement entrevue,
ne me peuvent empêcher d’être si agréable, que l’esprit
me chérissant surtout, fendant la presse de toutes autres connaissances,
il me fait faire place et me reçoit comme sa reine sur le trône
le plus élevé de son palais, d’où je donne la loi
à toute science, et assujettis tout discours et tout sentiment humain?
Oui vraiment, Théotime, tout ainsi que les chefs de l’armée
d’Israël, se dépouillant de leurs vêtements, les mirent
ensemble, et en firent comme un trône royal, sur lequel ils assirent
Jéhu, criant: Jéhu est roi (2) de même à l’arrivée
de la foi, l’esprit se dépouille de tout discours et arguments,
et les soumettant
(1) Cant. cant., I, 4.
(2) IV Reg., IX. 13.
à la foi, il la fait asseoir sur iceux, la reconnaissant comme
reine, et crie avec une grande joie : Vive la foi! Les discours et arguments
pieux, les miracles et autres avantages de la religion chrétienne
la rendent certes extrêmement croyable et connaissable; mais la seule
foi la rend crue et reconnue, faisant aimer la beauté de sa vérité,
et croire la vérité de sa beauté, par la suavité
quelle répand en la volonté, et la certitude qu’elle donne
à l’entendement. Les Juifs virent les miracles, et ouïrent
les merveilles de notre Seigneur ; mais étant indisposés
à recevoir la foi, c’est-à-dire leur volonté n’étant
pas susceptible de la douceur et suavité de la foi, à cause
de l’aigreur et malice dont ils étaient remplis, ils demeurèrent
en leur infidélité, ils voyaient la force de l’argument,
mais ils ne savouraient pas la suavité de la conclusion; et pour
cela ils n’acquiesçaient pas à. la vérité,
et néanmoins l’acte de la foi consiste en cet acquiescement de notre
esprit, lequel ayant reçu l’agréable lumière de la
vérité, il y adhère par manière d’une douce,
mais puissante et solide assurance et certitude qu’il prend eh l’autorité
de la révélation qui lui en est faite.
Vous avez ouï dire, Théotime, qu’ès conciles généraux
il se fait des grandes disputes et recherches de la vérité,
par discours, raisons et arguments de théologie, mais la chose étant
débattue, les Pères, c’est-à-dire, les évêques
et spécialement le Pape qui est le chef des évêques,
concluent, résolvent et déterminent, et la détermination
étant prononcée., chacun s’y arrête et acquiesce pleinement,
non point en considération des raisons alléguées en
la dispute et recherche précédente, mais en vertu de l’autorité
du Saint-Esprit, qui, présidant invisiblement ès conciles,
a jugé, déterminé et conclu par la bouche de ses serviteurs
qu’il a établis pasteurs du christianisme. L’enquête donc
et la dispute se fait au parvis des prêtres, entre les docteurs ;
mais la résolution et l’acquiescement se fait au sanctuaire, où
le Saint-Esprit qui anime le corps de l’Église, parle par les bouches
des chefs d’icelle, selon que notre Seigneur l’a promis. Ainsi l’autruche
produit ses oeufs sur le sablon de Libye, mais le soleil seul en fait éclore
le poussin; et les docteurs, par leurs recherches et discours., pro-posent
la vérité, mais les seuls rayons du soleil de justice en
donnent la certitude et acquiescement. Or, enfin, Théotime, cette
assurance que l’esprit humain prend ès choses révélées
et mystères de la foi, commence par un sentiment amoureux de complaisance,
que la volonté reçoit de la beauté et suavité
de la vérité proposée; de sorte que la foi comprend
un commencement d’amour que notre coeur ressent envers les choses divines.
.
CHAPITRE XV
Du grand sentiment d’amour que nous recevons par la sainte espérance.
Comme, étant exposés aux rayons du soleil de midi, nous
ne voyons presque pas plus tôt la clarté que soudain nous
sentons la chaleur; ainsi la lumière de la foi n’a pas plus tôt
jeté la splendeur de ses vérités en notre entendement,
que tout incontinent notre volonté sent la sainte chaleur de l’amour
céleste. La foi nous fait connaît, par une infaillible certitude,
que Dieu est, qu’il est infini en bonté, qu’il se peut communiquer
à nous, et que non seulement il le peut, ains il le veut; si que,
par une ineffable douceur, il nous a préparé tous les moyens
requis pour parvenir au bonheur de la gloire immortelle. Or, nous avons
une inclination naturelle au souverain bien, ensuite de laquelle notre
coeur a un certain intime empressement et une continuelle inquiétude,
sans pouvoir en sorte quelconque s’accoiser (1), ni cesser de témoigner
que sa parfaite satisfaction et son solide contentement lui manque. Mais
quand la sainte foi a représenté à notre esprit ce
bel objet de son inclination naturelle, ô vrai Dieu f Théotime,
quelle aise! quel plaisir! quel tressaillement universel de notre âme!
laquelle alors, comme toute surprise à l’aspect d’une si excellente
beauté, s’écrie d’amour : O que vous êtes beau, mon
bien-aimé que vous êtes beau!
Éliéser cherchait une épouse pour le fils de son
Maître Abraham. Que savait-il s’il la trouverait belle et gracieuse
comme il la désirait? Mais quand il l’eut trouvée à
la fontaine, qu’il la vit si excellente en beauté et si parfaite
en douceur, mais surtout quand on la lui eut accordée, il en adora
Dieu, et le bénit avec des actions de grâces pleines de joie
non pareille: le coeur humain tend à Dieu par son inclination naturelle,
sans savoir bonnement quel il est; mais quand il le trouve à la
fontaine de la foi, et qu’il le voit si bon, si beau, si doux, si débonnaire
envers tous, et si disposé à se donner comme souverain bien
à tous
(1) S’accoiser, s’apaiser, se tenir tranquille.
ceux qui le veulent, ô Dieu, que de contentements et que de sacrés
mouvements en l’esprit pour s’unir à jamais à cette bonté
si souverainement aimable ! J’ai enfin trouvé, dit l’âme ainsi
touchée, j’ai trouvé ce que je désirais, et je suis
maintenant contente. Et comme Jacob ayant vu la belle Rachel fondait en
larmes de douceur pour le bonheur qu’il ressentait d’une si désirable
rencontre; de même notre pauvre coeur ayant trouvé Dieu, et
reçu d’icelui le don précieux de la sainte foi, il se fond
par après en suavité d’amour pour le bien infini qu’il voit
d’abord en cette souveraine beauté.
Nous sentons quelquefois de certains contentements qui viennent comme
à l’impourvu (1), sans aucun sujet apparent, et ce sont souvent
des présages de quelque grande joie, dont plusieurs estiment que
nos bons anges, prévoyant les biens qui nous doivent avenir, nous
en donnent ainsi des pressentiments, comme au contraire ils nous donnent
des craintes et frayeurs emmi les périls inconnus, afin de nous
faire invoquer Dieu, et demeurer sur nos gardes. Or, quand le bien présagé
nous arrive, nos coeurs le reçoivent à bras ouverts, et se
ramentevant (2) l’aise qu’ils avaient eue sani en savoir la cause, ils
connaissent seulement alors que c’était comme un avant-coureur du
bonheur avenu. Ainsi, mon cher Théotime, notre coeur ayant eu si
longuement inclination à son souverain bien, il ne savait à
quoi ce mouvement tendait; mais sitôt que la foi le lui a montré,
alors il voit bien que c’était cela que son
(1) Impourvu, imprévu, à l’improviste.
(2) Se ramentevant, se rappelant.
âme requérait, que son esprit cherchait, et que son inclination
regardait. Certes, ou que nous yodlons, ou que nous ne voulions pas, notre
esprit tend au souverain bien. Mais qui est ce souverain bien? Nous ressemblons
à ces bons Athéniens qui faisaient sacrifice au vrai Dieu,
lequel néanmoins leur était inconnu, jusques à ce
que le grand saint Paul leur en annonça la connaissance (1); car
ainsi notre coeur, par un profond et secret instinct, tend en toutes ses
actions, et prétend à la félicité, et la va
cherchant çà et là, comme à tâtons; sans
savoir toutefois ni où elle réside, ni en quoi elle consiste,
jusques à ce que la foi la lui montre et lui en décrit les
merveilles inutiles; et lors ayant trouvé le trésor qu’il
cherchait, hélas! quel contentement à ce pauvre coeur humain,
quelle joie, quelle complaisance d’amour! Hé !je l’ai rencontré
celui que mon âme cherchait sans le connaît! ô que ne
savais-je à quoi tendaient mes prétentions, quand rien de
tout ce que je prétendais ne me contentait, parce que je ne savais
pas ce qu’en effet je prétendais! Je prétendais d’aimer,
et ne connaissais pas ce qu’il fallait aimer, et partant ma prétention
ne trouvant pas son véritable amour, mon amour était toujours
en une véritable, mais inconnue prétention; j’avais bien
assez de pressentiment d’auteur pour me faire prétendre ; mais je
n’avais pas assez de sentiment de la bonté qu’il fallait aimer pour
exercer l’amour.
(1) Act., XVII, 23,
.
CHAPITRE XVI
Comme l’amour se pratique en l’espérance
L’entendement humain étant donc convenablement appliqué
à considérer ce que la foi lui représente de son souverain
bien, soudain la volonté conçoit une extrême complaisance
en ce divin objet, lequel, pour lors absent, fait naître un désir
très ardent de sa présence, dont l’âme s’écrie
saintement: Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche (1).
C’est à Dieu que je soupire,
C’est Dieu que mon coeur désire.
Et comme l’oiseau auquel le fauconnier ôte le chaperon, ayant
la proie en vue, s’élance soudain au vol, et s’il est retenu par
les longes, se débat sur le poing avec une ardeur extrême
; de même la foi nous ayant ôté le voile de l’ignorance,
et fait voir notre souverain bien, lequel néanmoins nous ne pouvons
encore posséder, retenus par la condition de cette vie mortelle,
hélas ! Théotime, nous le désirons alors; de sorte
que,
Les cerfs longtemps pourchassés,
Fuyant pantois (2) et lassés,
Si fort les eaux ne désirent,
Que nos coeurs d’ennuis presses
Seigneur, après toi soupirent,
Nos âmes en languissant
D’un désir toujours croissant
Crient: Hélas ! quand sera-ce,
O Seigneur Dieu tout-puissant,
Que nos yeux verront ta face (3)?
(1) Cant. cant., I, 1.
(2) Pantois, haletants, respirant avec peine.
(3) Ps., XLI, 2, 3.
Ce désir est juste, Théotime, car qui ne désirerait
un bien si désirable? Mais ce serait un désir inutile, ains
qui ne servirait que d’un continuel martyre à notre coeur, si nous
n’avions assurance de le pouvoir un jour assouvir. Celui qui pour le retardement
de ce bonheur protestait que ses larmes lui étaient un pain ordinaire
nuit et jour (1), tandis que son, Dieu lui était absent, et que
ses adversaires l’enquéraient (2): où est ton Dieu? hélas!
qu’eût-il fait, s’il n’eût eu quelque sorte d’espérance
de pouvoir une fois jouir de ce bien, après lequel il soupirait?
Et la divine épouse va tout éplorée et alangourie
(3) d’amour (4) de quoi elle ne trouve pas sitôt le bien-aimé
qu’elle cherche l’amour du bien-aimé avait créé en
elle le désir le désir avait fait naître l’ardeur du
pourchas (5), et cette ardeur lui causait la langueur, qui eût anéanti
et consumé son pauvre coeur, si elle n’eût eu quelque espérance
de rencontrer enfin ce qu’elle pourchassait. Ainsi doncques afin que l’inquiétude
et la douloureuse langueur, que les efforts de l’amour désirant
causeraient en nos esprits, ne nous portât à quelque défaillance
de courage, et ne nous réduisît au désespoir ; le même
bien souverain qui nous incite à le désirer si fortement,
nous assure aussi que nous le pourrons obtenir fort aisément, par
mille et mille promesses qu’il nous a faites en sa parole, et par ses inspirations;
pourvu que nous voulions employer les moyens
(1) Ps. XLI, 4.
(2) L’enquéraient, lui demandaient.
(3) Alangourie, défaillante.
(4) Cant. cant., V, 8.
(5) Pourchas, recherche passionnée.
qu’il nous a préparés et qu’il nous offre pour cela.
Or, ces promesses et assurances divines, par une merveille particulière,
accroissent la cause de notre inquiétude, et à mesure qu’elles
augmentent la cause, elles ruinent et détruisent les effets.
Oui certes, Théotime, l’assurance que Dieu nous donne que le
paradis est pour nous, fortifie infiniment le désir que nous avions
d’en jouir, et néanmoins affaiblit, ains anéantit tout à
fait le trouble et l’inquiétude que ce désir nous apportait;
de sorte que nos coeurs par les promesses sacrées que la divine
bonté nous a faites, demeurent tout à fait accoisés,
et cet accoisement est la racine de la très sainte vertu pue nous
appelons espérance. Car la volonté, assurée par la
foi qu’elle pourra jouir de son souverain bien, usant des moyens à
ce destinés, elle fait deux grands actes de vertu: par l’un, elle
attend de Dieu la jouissance de sa souveraine bonté, et par l’autre
elle aspire à cette sainte jouissance.
Et de vrai, Théotime, entre espérer et aspirer, il y
a seulement cette différence, que nous espérons les choses
que nous attendons par le moyen d’autrui; et nous aspirons aux choses que
nous prétendons par nos propres moyens, de nous-mêmes; et
d’autant que nous parvenons à la jouissauce de notre souverain bien,
qui est Dieu, premièrement et principalement par sa faveur, grâce
et miséricorde; et que néanmoins cette même miséricorde
veut que nous coopérions-à sa faveur, mesurant la faiblesse
de notre consentement à la force de sa grâce; partant notre
espérance est aucunement (1) mêlée d’aspirement (2),
si que nous n’espérons pas tout à fait sans aspirer, et n’aspirons
jamais sans tout à fait espérer, en quoi l’espérance
tient toujours le rang principal, comme fondée sur la grâce
divine, sans laquelle tout ainsi que nous ne pouvons pas seulement penser
à notre souverain bien, selon qu’il convient pour y parvenir, aussi.
ne pouvons-nous jamais sans icelle y aspirer comme il faut pour l’obtenir.
L’aspirement donc est un rejeton de l’espérance, comme notre
coopération l’est de la grâce : et tout ainsi que ceux qui
veulent espérer sans aspirer, seront rejetés comme couards
(3) et négligents, de même ceux qui veulent aspirer sans espérer,
sont. téméraires, insolents et présomptueux. Mais
quand l’espérance est suivie de l’aspirement, et que espérant
nous aspirons, et aspirant nous espérons, alors, cher Théotime,
l’espérance se convertit en un courageux dessein par l’aspirement,
et l’aspirement se convertit en une humble prétention par l’espérance,
espérant et aspirant (4) selon que Dieu nous inspire. Mais cependant
et l’un et l’autre se fait par cet amour désirant qui tend à.
notre souverain bien, lequel, à mesure qu’il est plus assurément
espéré, est aussi toujours plus aimé. Ainsi l’espérance
n’est autre chose que l’amoureuse complaisance que nous avons en l’attente
et prétention- de notre souverain bien : tout y est d’amour, Théotime.
Soudain que la foi m’a montré mon souverain bien,
(1) Aucunement, à certains égards, quelquefois.
(2) Aspirement, aspiration.
(3) Couards, lâchés.
(4) Opposition des mots aspirer et espérer qui sent l’afféterie
de langage du temps.
je l’ai aimé, et parce qu’il m’était absent, je l’ai
désiré, et d’autant que j’ai. su qu’il se voulait donner
à. moi, je l’ai derechef plus ardemment aimé et désiré;
car aussi sa. bonté est d’autant plus aimable et désirable,
qu’elle est disposée à se communiquer. Or, par ce progrès,
l’amour a converti son désir en espérance, prétention
et attente, si que l’espérance est un amour attendant et prétendant.
Et parce que le bien souverain que l’espérance attend, c’est Dieu,
et qu’elle ne l’attend aussi que de Dieu même auquel et par lequel
elle espère et aspire, cette sainte vertu d’espérance, aboutissant
de toutes parts à Dieu, est par conséquent une vertu divine
ou théologique.
.
CHAPITRE XVII
Que l’amour d’espérance est fort bon, quoique imparfait
L’amour que nous pratiquons en l’espérance, Théotime,
va certes à Dieu, ruais il retourne, à. nous; il a son regard
(1) en la divine bonté, mais il a de l’égard à notre
utilité; il tend à cette suprême perfection, mais il
prétend notre satisfaction, c’est-à-dire, il ne nous porte
pas en Dieu, parce que Dieu est souverainement bon eu soi-même, mais
parce qu’il est souverainement bon envers nous-mêmes, où,
comme vous voyez, il y a du nôtre et de nous-mêmes. Et partant,
cet amour est voirement (2) amour, mais amour de convoitise et intéressé.
Je ne dis pas toutefois qu’il revienne tellement à nous, qu’il nous
fasse aimer Dieu seu
(1) Son regard, son but, son objet.
(2) Voirement, à la vérité.
seulement pour l’amour de nous. O Dieu, nenni car l’âme qui n’aimerait
Dieu que pour l’amour d’ellemême, établissant la fin de l’amour
qu’elle porte à Dieu en sa propre commodité, hélas!
elle commettrait un extrême sacrilège. Si une femme n’aimait
son mari que pour l’amour de son valet, elle aimerait son mari en valet,
et son valet en mari, L’âme aussi qui n’aime Dieu que pour l’amour
d’elle-même, elle s’aime comme elle devrait aimer Dieu, et elle aime
Dieu comme elle se devrait aimer elle-même.
Mais il y a bien de la différence entre cette parole: J’aime
Dieu pour le bien que j’en attends, et celle-ci : Je n’aime Dieu que pour
le bien que j’en attends. Comme aussi c’est chose bien diverse de dire:
J’aime Dieu pour moi, et dire: J’aime Dieu pour l’amour de moi; quand je
dis: J’aime Dieu pour moi, c’est comme si je disais:J’aime avoir Dieu,
j’aime que Dieu soit â moi, qu’il soit mon souverain bien, qui est
une sainte affection de l’épouse céleste, laquelle cent fois
proteste par excès de complaisance : Mon bien-aimé est tout
mien, et moi je suis toute sienne, il est à moi, et je suis à
lui (1). Mais dire : J’aime Dieu pour l’amour de moi-même, c’est
comme qui dirait : L’amour que je me porte est la fin pour laquelle j’aime
Dieu, en sorte que l’amour de Dieu soit dépendant, subalterne et
inférieur à l’amour propre que nous avons envers nous-mêmes,
qui est une impiété non pareille.
Cet amour donc que nous appelons espérance, est un amour de
coavoitise, mais d’une sainte
(1) Cant cant., II. 16.
et bien ordonnée convoitise, par laquelle nous ne tirons pas
Dieu à nous, ni à notre utilité
mais nous nous joignons à lui comme â notre finale félicité.
Nous nous aimons ensemblement avec Dieu par cet amour, mais non pas nous
préférant ou égalant à lui en cet amour: l’amour
de sous-mêmes est mêlé avec celui de Dieu, mais celui
de Dieu surnage ; notre amour-propre y entre voirement, mais comme simple
motif, et non comme fin principale; notre intérêt y tient
quelque lieu, mais Dieu tient le rang principal. Oui, sans doute, Théotime
; car quand nous aimons Dieu comme notre souverain bien, nous l’aimons
pour une qualité par laquelle nous ne le rapportons pas à
nous, mais nous à lui; nous ne sommes pàs sa fin, sa prétention,
ni sa perfection, ains il est la nôtre; il ne nous appartient pas,
mais nous lui appartenons; il ne dépend point de nous, alus nous
de lui; et en somme, par la qualité de souverain bien, pour laquelle
nous l’aimons, il ne reçoit rien de nous, ains nous recevous de
lui, il exerce envers nous son affluence et bonté, et nous pratiquons
notre indigence et disette; de sorte qu’aimer Dieu en titre de souverain
bien, c’est l’aimer en titre honorable et respectueux, par lequel nous
l’avouons être notre perfection, notre repos et notre fin, en la
jouissance de laquelle consiste notre bonheur.
Il y a des biens desquels nous nous servons en les employant, comme
sont nos esclaves, nos serviteurs, nos chevaux, nos habits; et l’amour
que nous leur portons, est un amour de pure convoitise; car nous ne les
aimons que pour notre profit. Il y a des biens desquels nous jouissons,
mais d’une réciproque et mutuellement égale jouissance, comme
nous faisons de nos amis; car l’amour que nous leur portons en tant qu’ils
nous rendent du, contentement, est voirement amour de convoitise, mais
convoitise honnête, par laquelle ils sont à- nous, et nous
également à eux; ils nous appartiennent, et nous pareillement
leur appartenons. Mais il y a des biens dont nous jouissons d’une jouissance
de dépendance, participation, et sujétion, comme. nous faisons
de la bienveillance de nos pasteurs, princes, pères, mères,
ou. de leur présence et faveur; car l’amour que nous leur portons
est aussi certes amour de convoitise quand nous les aimons, en tant qu’ils
sont nos princes, nos pasteurs, nos pères, nos mères; puisque
ce n’est pas la qualité de pasteur, ai de prince, ni de père,
ni de mère, qui nous les fait aimer, aine parce qu’ils sont tels
en notre endroit et à notre regard. Mais cette convoitise est un
amour de respect, de révérence, d’honneur: car nous aimons,
par exemple, nos pères, non parce qu’ils sont nôtres, mais
parce que nous sommes à eux: et c’est ainsi que nous aimous et convoitons
Dieu par l’espérance: non afin qu’il soit notre bien, mais parce
qu’il l’est; non afin qu’il soit nôtre, mais parce que nous sommes
siens; non comme s’il était pour nous, mais d’autant que nous sommes
pour lui.
Et notez, Théotime, qu’en cet amour ici, la raison pour laquelle
nous aimons, c’est-à-dire, pour laquelle nous appliquons notre coeur
à l’amour du bien que nous convoitons, c’est parce que c’est notre
bien; mais la raison de la mesure et quantité de cet amour dépend
de l’excellence et dignité du bien que nous aimons. Nous aimons
nos bienfaiteurs, parce qu’ils sont tels envers nous, mais nous les aimons
plus ou moins, selon qu’ils sont ou plus grands, ou moindres bienfaiteurs.
Pourquoi donc aimons-nous Dieu, Théotime, de cet amour de convoitise?
Parce qu’il est notre bien. Mais pourquoi l’aimons-nous souyerainement?
Parce qu’il est notre bien souverain.
Or, quand je dis que nous aimons souverainement Dieu, je ne dis pas
que nous l’aimions pour cela du, soirverain amour; car le souverain amour
n’est qu’en la charité. Mais en l’espérance l’amour est imparfait,
parce qu’il ne tend pas à sa bonté infinie en tant qu’elle
est telle en elle-même, aine seulement en tant qu’elle nous est telle;
et néanmoins parce qu’en cette sorte d’amour il n’y a point de plus
excellent matif que celui qui provient de la considération du souverain
bien, nous disons que par icelui nous aimons souverainement, quoiqu’en
vérité nul par ce seul amour ne puisse ni observer les commandements
de Dieu, ni avoir la vie éternelle, parce que c’est un amour qui
donne plus d’affection que d’effet quand il n’est pas accompagné
de la charité.
.
CHAPITRE XVIII.
Que l’amour se pratique an la pénitence, et premièrement
qu’il y a diverses sortes de pénitences.
La pénitence, à parler généralement, est
une repentance par laquelle on rejette et déteste le péché
qu’on a commis, avec résolution de réparer, autant qu’on
le peut, l’offense et l’injure faite à celui contre lequel on a
péché : et j’ai enclos en la pénitence le propos de
réparer l’offense; parce que la repentance ne déteste pas
assez le mal quand elle laisse volontairement subsister son principal effet,
qui est l’offense et l’injure; or, elle le laisse subsister, tandis que
le pouvant on quelque sorte réparer, elle ne le fait pas.
Je laisse à part maintenant la pénitence de plusieurs
païens, lesquels, comme Tertullien témoigne, en avaient entre
eux quelque apparence, mais si vaine et inutile, que même, quelquefois,
ils faisaient pénitence d’avoir bien fait. Car je ne parle que de
la pénitence vertueuse, laquelle, selon les différents motifs
desquels elle provient, est aussi de diverses espèces. Il y en a
certes une qui est purement morale et humaine, comme fut celle d’Alexandre
le Grand, lequel ayant tué son cher Clitus, cuida (1) se laisser
mourir de faim, tant la force de la pénitence fut grande, dit Cicéron.
Et celle d’Alcibiades, qui, convainéu par Socrate de n’être
pas sage, se print à pleurer amèrement, triste et affligé
de n’être pas ce qu’il devait être, dit saint Augustin. Aussi
Aristote reconnaissant cette sorte de pénitence, assure que l’intempérant,
lequel de propos délibéré s’adonne aux voluptés,
est tout à fait incorrigible, parce qu’il ne se saurait repentir;
et celui qui est sans pénitence est incurable.
Certes, Sénèque, Plutarque, et les Pythagoriciens, qui
recommandent tant l’examen de la conscience, et surtout le premier, qui
parle si
(19) Cuida, pensa.
vivement du trouble que le remords intérieur excite en l’âme,
ont entendu sans doute qu’il y avait une repentance; et quant au sage Épictète,
il décrit si bien la répréhension que nous devons
pratiquer envers nous-mêmes, qu’on ne saurait presque mieux dire.
Il y a encore une autre pénitence qui est voirement morale,
mais religieuse pourtant, et en certaine façon divine, d’autant
qu’elle procède de la connaissance naturelle que l’on a d’avoir
offensé Dieu en péchant. Car, en vérité, plusieurs
philosophes ont su qu’on faisait chose agréable à la Divinité
de vivre vertueusement, et que par conséquent on l’offensait en
vivant vicieusement. Le bon homme Épictète fait un souhait
de mourir en vrai chrétien (comme il est fort probable qu’aussi
il fit), et entre autres choses il dit qu’il serait content s’il pouvait,
en mourant, élever ses mains à Dieu et lui dire : Je ne vous
ai point, quant à ma part, fait de déshonneur. Et de plus,
il veut que son philosophe fasse un serment admirable à Dieu, de
ne jamais désobéir à sa divine majesté, ni
blâmer ou accuser chose quelconque qui arrive de sa part, ni de s’en
plaindre en façon que ce soit.: et ailleurs il enseigne que Dieu
et notre bon ange sont présents à nos actions. Vous voyez
donc bien, Théotime, que ce philosophe, lors encore païen,
connaissait que le péché offensait Dieu, comme la vertu l’honorait;
et que par conséquent il voulait qu’on s’en repentit, puisque même
il ordonnait que l’on fît l’examen de conscience au soir, en faveur
duquel, avec Pythagore, il fait cet avertissement :
Si vous avez mal fait, tancez-vous aigrement
Si vous avez bien fait, ayez contentement.
Or, cette sorte de repentance attachée à la science et
dilection de Dieu que la nature peut fournir, était une dépendance
de la religion morale. Mais comme la raison naturelle a donné plus
de connaissance que d’amour aux philosophes, qui ne l’ont pas glorifié
à proportion de la notice qu’ils en avaient; aussi la-nature a fourni
plus de lumière pour faire entendre combien Dieu était offensé
par le péché, que de chaleur pour exciter le repentir requis
à la réparation de l’offense.
Néanmoins bien que la pénitence religieuse ait, en quelque
façon, été reconnue par quelques-uns des philosophes;
si est-ce que ç’a été si rarement et faiblement, que
ceux qui ont eu la réputation d’être les plus vertueux d’entre
eux, c’est-à-dire les Stoïciens, ont assuré que l’homme
sage ne s’attristait jamais; de quoi ils eut fait une maxime autant contraire
à. la raison, que la proposition sur laquelle ils la fondaient était
contraire à l’expérience, à savoir que l’homme sage
ne péchait point.
Nous pouvons doue bien dire, mon cher Théotime, que la pénitence
est une vertu toute chrétienne; puisque d’un côté elle
a été si peu connue entre les païens, et de l’autre,
elle est tellement reconnue parmi les vrais chrétiens, qu’en icelle
consiste une grande partie de la philosophie évangélique,
selon laquelle quiconque dit qu’il ne pèche point, est insensé;
et quiconque croit de remédier à son péché
sans pénitence, il est forcené; car c’est l’exhortation des
exhortations de notre Seigneur : Faites pénitence (1). Or, voici
une briève description du- progrès de cette vertu.
Nous entrons en une profonde appréhension,
(1) Matth., XV, 17.
de quoi, en tant qu’en nous est, nous offensons Dieu par nos péchés,
le méprisant et déshonorant, lui désobéissant
et nous rebellant à lui; lequel aussi de son côté s’en
tient pour offensé, irrité et méprisé, désagréant,
réprouvant et abominant l’iniquité. De cette véritable
appréhension naissent plusieurs motifs, qui, ou tous, ou plusieurs
ensemble, ou chacun en particulier, nous peuvent porter à la repentance.
Car nous considérons parfois que Dieu qui est offensé,
a établi une punition rigoureuse en enfer pour les pécheurs,
et qu’il les privera du paradis préparé aux gens de bien.
Or, comme le désir du paradis est extrêmement honorable, aussi
la crainte de le perdre est grandement prisable; et non seulement cela,
mais le désir du paradis étant fort estimable, la crainte
de son contraire qui est l’enfer, est bonne et louable. Hé! qui
ne craindrait une si grande perte et une si grande peine? Et cette double
crainte, dont l’une est servile, et l’autre mercenaire, nous porte grandement
à nous. repentir des péchés par lesquels nous les
avons- encourues. Et à cet effet, eu la sacrée parole, cette
crainte nous est cent fois et cent fois intimée. D’autres fois nous
considérons la laideur et la malice du péché, selon
que la foi nous l’enseigne ; comme par exemple, que par icelui la ressemblance
et image de Dieu que nous avons, est barbouillée et défigurée,
la dignité de notre esprit déshonorée; que nous sommes
rendus semblables aux bêtes insensées; quo nous avons violé
notre devoir envers le Créateur du monde, et perdu le bien de la
société des anges, pour nous associer et assujettir au diable,
nous rendant esclaves de nos passions, et renversant l’ordre de la raison,
offensant nos bons anges à. qui nous sommes tant obligés.
Quelquefois encore nous sommes provoqués à la pénitence
par la beauté de la vertu, qui donne autant de biens que le péché
nous cause de maux; et de plus nous y sommes maintes fois excités
par l’exemple des saints : car qui eût jamais pu voir les exercices
de l’incomparable pénitence de Magdeleine, de Marie Egyptiaque,
ou des pénitents du monastère surnommé Prison, dont
saint Jean Climacus a fait la description, sans être ému à
se repentir de ses péchés, puisque la seule lecture de l’histoire
y provoque ceux qui ne sont pas du tout hébétés (1)?
.
CHAPITRE XIX.
Que la pénitence sans l’amour est imparfaite.
Or, tous ces motifs nous sont enseignés par la foi et religion
chrétienne; et partant la pénitence qui en provient est grandement
louable, quoiqu’imparfaite. Elle est à la vérité louable;
car ni la sainte Écriture, ni l’Église ne nous exciteraient
pas par tels motifs, si la pénitence qui en provient n’était
bonne: et ou voit manifestement que c’est chose grandement raisonnable
de se repentir du péché pour ces considérations, ainsi
qu’il est impossible de ne se repentir pas à qui les considère
attentivement. Mais pourtant c’est une pénitence certes imparfaite,
d’autant que l’amour divin n’y entre encore point. Hé ! ne voyez-vous
pas, Théotime, que toutes ces repentances se font pour
(1) Du tout hébétés, entièrement blasés.
l’intérêt de notre âme, de sa félicité,
de sa beauté intérieure, de son honneur, de sa dignité,
et en un mot, pour l’amour de nous-mêmes, mais amour néanmoins
légitime, juste et bien réglé !
Et prenez garde que je ne dis pas que ces repentances rejettent l’amour
de Dieu, mais je dis seulement qu’elles ne le comprennent pas : elles ne
le repoussent pas, mais elles ne le contiennent pas: elles ne sont pas
contre lui, mais elles sont encore sans lui; il n’en est pas forclos (4),
mais il n’y est pas non plus enclos. La volonté qui embrasse le
bien simplement, est fort bonne mais si elle l’embrasse en rejetant le
mieux, elle est certes déréglée, non pas en acceptant
l’un, mais en repoussant l’autre, Ainsi le voeu de donner aujourd’hui l’aumône
est bon, mais le voeu de ne la donner qu’aujourd’hui serait mauvais; parce
qu’il forclorait le mieux, qui est de la donner aujourd’hui et demain,
et toujours quand on pourra. C’est bien fait certes, et cela ne se peut
nier, de se repentir de ses péchés pour éviter la
peine de l’enfer, et obtenir le paradis; mais qui prendrait résolution
de ne se vouloir jamais repentir pour aucun autre sujet, il forclorait
volontairement le mieux, qui est de se repentir pour l’amour de Dieu, et
commettrait un grand péché. Et qui serait le père
qui ne trouvât mauvais que son fils le roulât voirement servir,
mais non jamais avec amour ou par amour?
Le commencement des choses bonnes est bon le progrès est meilleur;
et la fin est très bonne. Toutefois le commencement est bon en qualité
de commencement, et le progrès en qualité de
(1) Forclos, exclu.
progrès; mais de vouloir finir l’oeuvre par le commencement,
ou au progrès, c’est renverser l’ordre.
L’enfance est bonne; mais si on ne voulait jamais être qu’enfant,
cela serait mauvais : car l’enfant de cent ans (1) est méprisé.
De commencer d’apprendre, cela eut fort louable; mais qui commencerait
en intention de ne jamais se perfectionner, il ferait contre toute raison.
La crainte et les autres motifs de repentance dont nous avons parlé,
sont bons, pour le commencement de la sagesse chrétienne, qui consiste
en la pénitence; mais qui voudrait de propos délibéré
ne point parvenir à l’amour, qui est la perfection de la pénitence,
il offenserait grandement Celui qui a tout destiné à son
amour, comme à la fin de toutes choses.
Conclusion. La repentance qui forclôt l’amour de Dieu, est infernale,
pareille à celle des damnés. La repentance qui ne rejette
pas l’amour de Dieu, quoiqu’elle soit encore sans icelui, est une bonne
et désirable repentance, mais imparfaite, et qui ne peut nous donner
le salut, jusqu’à ce qu’elle ait atteint à l’amour, et qu’elle
se soit mêlée avec icelui. Si que, comme le grand Apôtre
a dit, que s’il donnait son corps à brûler et tous ses biens
aux pauvres, sans avoir la charité, cela lui serait inutile; aussi
pouvons-nous dire en vérité, que quand notre pénitence
serait si grande, que sa douleur fit fondre nos yeux en larmes, et fondre
nos coeurs de regret, si nous n’avons pas le saint amour de Dieu, tout
cela ne nous servirait de rien pour la vie éternelle.
(1) Is., LXV, 20.
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CHAPITRE XX.
Comme le mélange d’amour et de douleur se fait en la contrition.
La nature, que je sache, ne convertit jamais le feu en eau, quoique
plusieurs eaux se convertissent en feu. Mais Dieu le fit pourtant une fois
par miracle. Car, ainsi qu’il est écrit au livre des Machabées,
lorsque les enfants d’Israël furent conduits en Babylone, du temps
de Sédécias, les prêtres, par l’avis de Jérémie,
cachèrent le feu sacré en une vallée, dans un puits
sec; et an retour les enfants de ceux qui avaient ainsi caché le
feu, l’allèrent chercher, selon ce que leurs pères leur avaient
enseigné, et ils le trouvèrent converti en une eau fort épaisse,
laquelle étant tirée par eux et répandue sur les sacrifices,
selon que Néhémias l’ordonnait, soudain que les rayons du
soleil l’eurent touchée, elle fut convertie en un grand feu.
Théotime, parmi les tribulations et regrets d’une vive repentance,
Dieu met bien souvent dans le fond de notre coeur le feu sacré de
son amour: puis cet amour se convertit en l’eau de plusieurs larmes, lesquelles
par un second changement se convertissent en un autre plus grand feu d’amour.
Aussi, la célèbre amante repentie aima premièrement
son Sauveur; et cet amour se convertit en pleurs, et ces pleurs en un amour
excellent; dont notre Seigneur dit que plusieurs péchés lui
étaient remis, parce qu’elle avait beaucoup aimé (1). Et
comme nous voyons que le feu
(1) Luc., VII. 47
convertit le vin en une eau que presque partout on appelle eau-de-vie,
laquelle conçoit et nourrit si aisément le feu, que pour
cela on la nomine aussi en plusieurs endroits ardente : de même la
considération amoureuse de la bonté, laquelle étant
souverainement aimable, a été offensée par le péché,
produit l’eau de la sainte pénitence; puis de cette eau provient
réciproquement le feu de l’amour divin, dont on la peut proprement
appeler eau-de-vie et ardente. Elle est certes une eau en sa substance;
car la pénitence n’est autre chose qu’un vrai déplaisir,
une réelle douleur et repentance ; mais elle est néanmoins
ardente, parce qu’elle contient la vertu et propriété de
l’amour, comme provenue d’un motif amoureux, et par cette propriété
elle donne la vie de la grâce. C’est pourquoi la parfaite pénitence
a deux effets différents; car, en vertu de sa douleur et détestation,
elle nous sépare du péché et de la créature,
à laquelle la délectation nous avait attachés; mais
en vertu du motif de l’amour d’où elle prend son origine, elle nous
réconcilie et réunit à notre Dieu, duquel nous nous
étions séparés par le mépris : si qu’à
même temps (1) qu’elle nous retire du péché en qualité
de repentance, elle nous rejoint à Dieu en qualité d’amour.
Mais je ne veux pas dire néanmoins que l’amour parfait de Dieu,
par lequel on l’aime sur toutes choses, précède toujours
cette repentance, ni que cette repentance précède toujours
cet amour. Car encore que cela se passe ainsi maintes fois,
(1) Si qu’à même temps, tellement que, en même temps.
si est-ce que d’autres fois aussi, à même temps que l’amour
divin naît dedans nos coeurs, la pénitence naît dedans
l’amour, et plusieurs fois la pénitence venant en nos esprits, l’amour
vient en la pénitence. Et comme, lorsqu’Esaü sortit du ventre
de sa mère, Jacob son jumeau l’empoigna par le pied, afin que non
seulement leurs naissances s’entre-suivissent, mais aussi s’entre-tinssent
et fussent entre-liées l’une à l’autre ; de même le
repentir rude et âpre à cause de sa douleur naît le
premier, comme un autre Ésaü ; et l’amour doux et gracieux,
comme Jacob, le tient par le pied, et s’attache tellement à lui,
qu’ils n’ont qu’une seule origine; puisque la fin de la naissance du repentir
est le commencement de celle du parfait amour. Or, comme Ésaü
parut le premier, aussi le repentir se fait ordinairement voir avant l’amour;
mais l’amour, comme tin autre Jacob, quoiqu’il soit le puîné,
assujettit par après le repentir, le convertissant en consolation.
Voyez, je vous prie, Théotime, la bien-aimée Magdeleine,
comme elle pleure d’amour : on a enlevé mon Seigneur, dit-elle toute
fondue en larmes, et ne sais où on l’a mis (1); mais l’ayant trouvé
par les soupirs et les pleurs, elle le tient et possède par amour.
L’amour imparfait le désire et le requiert; la pénitence
le cherche et le trouve; l’amour parfait le tient et le serre, ainsi qu’on
dit des rubis d’Éthiopie, qui ont naturellement leur feu fort blafâtre
(2); mais étant mis dans le vinaigre, il éclate et jette
son
(1) Joan., XX, 13.
(2) Blafâtre, blafard, pale.
brillement (1) fort clair. Car l’amour qui précède le
repentir est pour l’ordinaire imparfait; mais étant détrempé
dans l’aigreur de la pénitence, il se renforce et devient amour
excellent.
Il arrive même parfois que la repentance, quoique parfaite, ne
contient pas en soi la propre action de l’amour, ains seulement la vertu
et propriété d’icelui. Mais, ce me direz-vous, quelle vertu
ou propriété de l’amour peut avoir la repentance, si elle
n’a pas l’action? Théotime, le motif de la parfaite repentance,
c’est la bonté de Dieu, laquelle il nous déplaît d’avoir
offensée. Que ce motif n’est motif sinon parce qu’il émeut
et donne le mouvement; mais le mouvement que la bonté divine donne
au coeur qui la considère, ne peut être que le mouvement d’amour,
c’est-à-dire d’union. C’est pourquoi la vraie repentance, bien
qu’il ne soit pas avis, et qu’on ne voie pas la propre action de l’amour,
reçoit néanmoins toujours le mouvement de l’amour, et ta
qualité naissante d’icelui, par laquelle elle nous réunit
et rejoint à. la divine bonté. Dites-moi, de grâce
: c’est la propriété de l’aimant de tirer à soi le
fer, .et de se joindre à lui; mais ne voyons-nous pas que le fer
touché de l’aimant, sans avoir ni l’aimant, ni sa nature, ains seulement
sa vertu et qualité attrayante, ne laisse pas de tirer et s’unir
à un autre fer? Ainsi la parfaite repentance, touchée du
motif de l’amour, sans avoir la propre action de l’amour, ne laisse pus
d’en avoir la vertu et la qualité, c’est-à-dire le mouvement
d’union, pour rejoindre et réunir nos cœurs à la volonté
divine. Mais quelle différence y a-t-il, me répliquerez
(1) Brillement, éclat.
vous, entre ce mouvement unissant de la pénitence et l’action
propre de l’amour? Théotime, l’action de l’amour est un mouvement
d’union voirement, mais il se fait par complaisance. Or, le mouvement d’union
qui est en la pénitence, se fait non par voie de complaisance, ains
de déplaisir, de repentance, de réparation, de réconciliation.
En tant donc que ce mouvement unit, il a la qualité de l’amour;
en tant qu’il est amer et douloureux, il a la qualité de la pénitence,
et en somme, de sa naturelle condition, c’est un vrai mouvement de pénitence
mais qui a la vertu et qualité unissante de l’amour.
Ainsi le vin thériacal n’est pas appelé thériacal
pour contenir la propre substance de la thériaque (1); car il n’y
en a point du tout: mais on le nomme ainsi parce que la plante de la vigne
ayant été détrempée en thériaque, les
raisins et le vin qui en sont provenus, ont tiré la vertu et l’opération
de la thériaque contre toute sorte de venins. Si donc la pénitence,
selon l’Ecriture, efface le péché, sauve l’âme, la
rend agréable à dise, et la justifie, qui sont des effets
appartenant à l’amour, et qui semblent ne devoir être attribués
qu’à lui; il ne le faut pas trouver étrange : car bien que
l’amour ne se trouve pas toujours lui-même en la pénitence
parfaite, sa vertu néanmoins et sa propriété y est
toujours, s’y étant écoulée par le motif amoureux
duquel elle provient.
Il ne faut pas non plus s’étonner que la force de l’amour naisse
dedans la repentance avant que
(1) Thériaque, composé pharmaceutique, en usage dès
l’antiquité, calmant, cordial et antidote renommé.
l’amour y soit formé, puisque nous voyons que par la réflexion
des rayons du soleil battant sur la glace d’un miroir, la chaleur, qui
est la vertu et propre qualité du feu, s’augmente petit à
petit si fort, qu’elle commence à brûler avant qu’elle ait
bonnement produit le feu, ou au moins avant que nous l’ayons aperçu.
Car ainsi le Saint-Esprit se jetant dans notre entendement la considération
de la grandeur de nos péchés, en tant que par iceux nous
avons offensé une si souveraine bonté; et notre volonté
recevant la réflexion de cette connaissance, le repentir croit petit
à petit si fort, avec une certaine chaleur affective et désir
de retourner en grâce avec Dieu, qu’enfin ce mouvement arrive à
tel signe qu’il brûle et unit avant même que l’amour soit du
tout formé; amour qui toutefois, comme un feu sacré, s’allume
immédiatement en ce point-là; de sorte que la repentance
ne parvient jamais à ce signe de brûler et réunir le
coeur à Dieu, qui est son extrême perfection, qu’elle ne se
trouve toute convertie en feu et flamme d’amour, la fin de l’un servant
de commencement de l’autre; ains plutôt la fin de la pénitence
est dans le commencement de l’amour, comme le pied d’Ésaü était
dans la main de Jacob, de telle façon que lorsqu’Ésaü
achevait sa naissance, Jacob commençait la sienne, la fin de la
naissance de l’un étant jointe, liée, et qui plus est, environnée
du commencement de la naissance de l’autre; car ainsi Le commencement de
l’amour parfait ne suit pas seulement la fin de la pénitence; mais
il s’attache, il se lie, et, pour le dire en un mot, ce commencement d’amour
se mêle avec la fin de la repentance; et en ce moment du mélange,
la pénitence et contrition mérite la vie éternelle.
Or, parce que cette repentance amoureuse se pratique ordinairement
par des élans ou élèvements du coeur en Dieu, pareils
à ceux des anciens pénitents : Je suis vôtre, ô
mon Dieu, sauvez-moi (1); ayez miséricorde de moi, ayez-en miséricorde;
car mon âme se confie en vous (2). Sauvez-moi, Seigneur, car les
eaux submergent mon âme (3). Faites-moi comme un de vos mercenaires
(4). Seigneur, soyez-moi propice, à moi pauvre pécheur (5).
Ce n’est pas sans raison que quelques-uns ont dit que l’oraison justifiait;
car l’oraison repentante, ou la repentance suppliante, élevant l’âme
à Dieu et la réunissant à sa bonté, obtient
sans doute le pardon en vertu du saint amour qui lui donne le mouvement
sacré. Et partant nous devons tous avoir force (6) telles oraisons
jaculatoires faites par manière de repentance amoureuse et de souhaits
requérant notre réconciliation avec Dieu; afin que par icelles
prononçant devant le Sauveur notre tribulation (7), nous répandions
nos âmes devant et dedans son coeur pitoyable, qui les recevra à
merci.
(1) Ps., CXVIII, 94.
(2) Ps., LVI, 2.
(3) Ps., LXXVIII, 2.
(4) Luc., XV, 19.
(5) Luc., XVIII, 13.
(6) Force telles oraisons, beaucoup de semblables oraisons.
(7) Ps., XLI, 8.
.
CHAPITRE XXI.
Comme les attraits amoureux de notre Seigneur nous aident et accompagnent
jusqu’à la foi et la charité.
Entre le premier réveil du péché ou de l’incrédulité,
et la résolution finale que l’on prend de croire parfaitement, il
y a souventes fois (1) beaucoup de temps, pendant lequel on peut prier,
comme fit saint Pacôme, ainsi que nous avons vu; et comme le père
du pauvre lunatique, lequel, au rapport de saint Marc, assurant qu’il croyait,
c’est-à-dire qu’il commençait à croire, connut quant
et quant (2) qu’il ne croyait pas assez, donc il s’écria : Eh! Seigneur,
je crois, mais aidez mon incrédulité (3) ; comme s’il eût
voulu dire : je ne suis plus dans l’obscurité de la nuit d’infidélité,
déjà les rayons de votre foi éclairent sur l’horizon
de mon âme; mais néanmoins je ne crois pas encore convenablement,
c’est une connaissance encore toute faible et mêlée de ténèbres
: hélas! Seigneur, secourez-moi. Aussi le grand saint Augustin prononce
solennellement cette remarquable parole : Écoute une fois, ô
homme! et en-tends. N’es-tu pas tiré? Prie, a-fin que tu sois tiré:
en laquelle son intention n’est pas de parler du premier mouvement que
Dieu fait en nous sans nous, lorsqu’il nous excite et éveille du
sommeil de péché. Car, comme pourrions-nous demander le réveil,
puisque personne ne peut prier avant qu’être éveillé?
Mais il parle de la résolution que l’on prend d’être fidèle
: car il estime que croire
(1) Souventes fois, souvent.
(2) Quant et quant, en même temps.
(3) Marc., IX, 23.
c’est être tiré; et partant il admoneste ceux qui ont
été excités à croire en Dieu, de demander le
don de la foi; et personne certes ne pouvait mieux savoir les difficultés
qui se passent ordinairement entre le premier mouvement que Dieu fait en
nous, et la parfaite résolution de bien croire, que saint Augustin,
qui ayant reçu une si grande variété d’attraits, par
les paroles du glorieux saint Ambroise, par la conférence faite
avec Potitian, et mille autres moyens, ne laissa pas néanmoins d’user
de tant de remises, et d’avoir tant de peine à se résoudre;
si qu’à lui de vrai(1), plus qu’à nul autre, on eût
pu bien dire ce qu’il dit par après aux autres : Hélas! Augustin,
si tu n’es pas tiré, si tu ne crois pas, prie que tu sois tiré,
et que tu croies.
Notre Seigneur tire les coeurs par les délectations qu’il leur
donne, lesquelles font trouver la doctrine céleste douce et agréable:
mais avant que cette douceur ait engagé et lié la volonté
par ses amiables liens, pour la tirer à l’acquiescement et consentement
parfait de la foi; comme Dieu ne manque pas d’exercer sa bonté sur
nous-par ses saintes inspirations, aussi notre ennemi ne cesse point de
pratiquer sa malice par ses tentations. Et cependant nous demeurons en
pleine liberté de consentir aux attraits célestes, ou de
les rejeter : car comme le sacré concile de Trente a clairement
résolu : « Si quelqu’un disait que le franc arbitre de l’homme
étant rué et incité de Dieu, ne coopère en
rien, consentant à Dieu, qui l’émeut et l’appelle, afin qu’il
se dispose et prépare pour obtenir la grâce de la justification,
et
(1) De vrai, en vérité.
qu’il ne peut n’y consentir point s’il veut; certes un tel serait excommunié
et réprouvé de l’Église (1). » Que si nous ne
repoussons point la grâce du saint amour, elle va se dilatant par
des continuels accroissements dedans nos âmes, jusqu’à ce
qu’elles soient entièrement converties, comme les grands fleuves
qui, trouvant tes plaines ouvertes, se répandent et prennent toujours
plus de place.
Que si l’inspiration nous ayant tirés à la fois ne rencontre
point de résistance en nous, elle nous tire même jusques à
la pénitence et charité. Saint Pierre, comme un apode relevé
par l’inspiration que les yeux de son maître lui donnèrent,
se lais. saut librement mouvoir et porter-à ce doux vent du Saint-Esprit,
regarde les yeux salutaires qui l’avaient excité, il lit en iceux,
comme au livre de vie, la douce semonce du pardon que la débonnaireté
divine lui offre ; il en tire un juste motif d’espérance, il sort
de la cour, il considère l’horreur de son péché et
le déteste, il pleure, il gémit, il prosterne son misérable
coeur devant celui de la miséricorde de son Seigneur, il crie merci
pour sa faute, il se résout à une inviolable fidélité;
et par ce progrès de mouvements pratiqués à la faveur
de la grâce qui le conduit, l’assiste et l’aide continuellement,
il parvient enfin à la sainte rémission de ses péchés,
passant ainsi de grâce en grâce, selon que saint Prosper assure,
que sans la grâce on ne court point à la grâce.
Ainsi donc, pour conclure ce point, l’âme prévenue de
la grâce, sentant les premiers attraits, et consentant à leur
douceur, comme revenant à
(1) Sess. VI, De justific., can. IV.
soi, après une si longue pâmoison, elle commence à
soupirer ces paroles: Hélas! ô mon cher époux! mon
ami ! tirez-moi, je vous prie, et me prenez par-dessous les bras, car je
ne puis autrement aller (1); mais si vous me tirez, nous courrons: vous
en m’aidant par l’odeur des parfums, et moi correspondant par mon faible
consentement, et odorant vos suavités qui me renforcent et revigorent
(2) toute jusqu’à ce que le baume de votre nom sacré (3),
c’est-à-dire l’onction salutaire de ma justification, soit répandu
en moi. Voyez-vous, Théotime, elle ne prierait pas, si elle n’était
excitée; mais sitôt qu’elle l’est et qu’elle sent les attraits,
elle prie qu’on la tire ; étant tirée, elle court : mais
elle ne courrait pas, si les parfums qui l’attirent et par lesquels on.
la tire, ne lui avivaient le coeur par la force de leur odeur précieuse
: et comme elle court plus fort, et qu’elle s’approche de plus près
de son céleste époux, elle sent toujours plus délicieusement
les suavités qu’il répand, jusqu’à ce qu’enfin lui-même
s’écoule dedans son coeur par manière de baume répandu
(4): si qu’elle s’écrie, comme surprise de ce contentement non sitôt
attendu et inopiné : ô mon époux, vous êtes un
baume versé dans mon sein : ce n’est pas merveille si les jeunes
âmes vous chérissent (5).
En cette façon, très cher Théotime, l’inspiration
céleste vient à nous et nous prévient, excitant nos
volontés à l’amour sacré. Que si nous ne la
(1) Cant. cant., ï, 3. -
2) Revigorent, fortifient.
(3) Cant. cant., I, 2.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
repoussons pas, elle vient avec nous et nous environne, pour nous inciter
et pousser toujours plus avant; et si nous ne l’abandonnons, elle ne nous
abandonne point qu’elle ne nous ait rendus au port de la très sainte
charité, faisant pour nous les trois offices que le grand ange Raphaël
fit pour son cher Tobie: car elle nous guide en tout notre voyage de la
sainte pénitence; elle nous garantit des périls et des assauts
du diable, et nous console, anime et fortifie en nos difficultés,
.
CHAPITRE XXII
Briève description de la charité.
Voilà donc enfin, mon cher Théotime, comme Dieu, par
un -progrès plein de suavité ineffable, conduit l’âme
qu’il fait sortir hors de l’Égypte du péché, d’amour
en amour, comme de logement en logement, jusqu’à ce qu’il l’ait
fait entrer en la terre de promission, je veux dire, en la très
sainte charité, laquelle, pour le dire en un mot, est une amitié,
et non pas un amour intéressé. Car, par la charité,
nous aimons Dieu pour l’amour de lui-même, en considération
de sa bonté très souverainement aimable : mais cette amitié
est une vraie amitié car elle est réciproque, Dieu ayant
aimé éternellement quiconque l’a aimé, l’aime, ou
l’aimera temporellement. Elle est déclarée et reconnue mutuellement,
attendu que Dieu ne peut ignorer l’amour que nous avons pour lui, puisque
lui-même nous le donne : ni nous aussi ne pouvons ignorer celui qu’il
a pour nous, puisqu’il l’a tant publié, et que nous reconnaissons
tout ce que nous avons de bon, comme véritables effets de sa bienveillance;
et enfin nous sommes en perpétuelle communication avec lui qui ne
cesse de parler à nos coeurs par inspirations, attraits et mouvements
sacrés. Il ne cesse de nous faire du bien et rendre toutes sortes
de témoignages de sa très sainte affection, nous ayant ouvertement
révélé tous ses secrets comme à ses amis confidents.
Et pour comble de son saint amoureux commerce avec nous, il s’est rendu
notre propre viande au très saint sacrement de l’Eucharistie. Et
quant à nous, nous traitons avec lui à toutes heures quand
il nous plait, par la très sainte oraison, ayant toute notre vie,
notre mouvement et notre être non seulement avec, lui, mais en lui
et par lui.
Or, cette amitié n’est pas une simple amitié, mais amitié
de dilection, par laquelle nous faisons élection de Dieu pour l’aimer
d’amour particulier. Il est choisi, dit l’épouse sacrée,
entre mille. Elle dit entre mille (1); mais elle veut dire entre tous.
C’est pourquoi cette dilection n’est pas dilection de simple excellence,
ains une dilection incomparable ; car la charité aime Dieu par une
estime et préférence de sa bonté si hante et relevée
au-dessus de toute antre estime, que les autres amours, ou ne sont pas
vrais amours en comparaison de celai-ci, ou, s’ils sont vrais amours, celui-ci
est infiniment plus qu’amour. Et partant, Théotime, ce n’est pas
un amour que les forces de la nature, ni humaine, ni angélique,
puissent produire, ains le Saint-Esprit le donne et le répand en
nos coeurs (2): et comme nos âmes qui donnent
(1) Cant. cant., V, 10.
(2) Rom., V, 5.
la vie à nos corps, n’ont pas leur origine de nos corps, mais
sont mises dans nos corps par la providence naturelle de Dieu; ainsi la
charité qui donne la vie à nos coeurs, n’est pas extraite
de nos coeurs, mais elle y est versée, comme une céleste
liqueur, par la providence surnaturelle de sa divine majesté.
Nous l’appelons donc amitié surnaturelle pour cela; et de plus
encore, parce qu’elle regarde Dieu et tend à lui, non selon la science
naturelle que nous avons de sa bouté, mais selon la connaissance
surnaturelle de la foi. C’est pourquoi, avec la foi et l’espérance,
elle fait sa résidence en la pointe et cime de l’esprit, et comme
une reine de majesté elle est assise dans la volonté comme
en son trône, d’où elle répand sur toute l’âme
ses suavités et douceurs, la rendant par ce moyen toute belle, agréable
et aimable à la divine bonté: de sorte que si l’âme
est un royaume duquel le Saint-Esprit soit le roi, la charité est
la reine séante à sa dextre en robe d’or recamée (1)
de belles variétés (2). Si l’âme est une reine, épouse
du grand roi céleste, la charité est sa couronne qui embellit
royalement sa tête. Mais si l’âme avec son corps est un petit
monde, la charité est le soleil qui orne tout, échauffe tout
et vivifie tout.
La charité donc est un amour d’amitié, une amitié
de dilection, une dilection de préférence, mais de préférence
incomparable, souveraine et surnaturelle, laquelle est comme un soleil
en toute l’âme pour l’embellir de ses rayons, en toutes les facultés
spirituelles pour les perfectionner,
(1) Recamée, brodée.
(2) Ps., XLIV, 10.
en toutes les puissances pour les modérer, mais en la volonté
comme en son siège, pour y résider et lui faire chérir
et aimer son Dieu sur tontes choses. O que bienheureux est l’esprit dans
lequel cette sainte dilection est répandue, puisque tous biens lui
arrivent pareillement avec icelle (1) !
(1) Sap., VII, 11.
LIVRE TROISIÈME
DU PROGRÈS ET PERFECTIONNEMENT DE L’AMOUR
CHAPITRE PREMIER
Que l’amour sacré peut être augmenté de plus eu
plus en un chacun de nous.
Le sacré concile de Trente nous assure que les amis de Dieu,
allant de vertu en vertu (1), sont renouvelés de jour en jour, c’est-à-dire
croissent par bonnes oeuvres en la justice qu’ils ont reçue par
la grâce divine, et sont de plus en plus justifiés, selon
ces célestes avertissements : Qui est juste, qu’il soit derechef
justifié, et qui est saint, qu’il soit encore plus sanctifié
(2). Ne doute point d’être justifié jusques à la mort
(3). Le sentier des justes s’avance et croit comme une lumière resplendissante
jusques au jour parfait (4). Faisant la vérité avec charité,
croissons en tout en celui qui est le chef, à savoir Jésus-Christ
(5). Et enfin je vous prie, que votre charité croisse de plus en
plus (6)
(1) Ps., LXIII, 8.
(2) Apoc., XXII, 11.
(3) Eccli., XVIII, 22
(4) Prov., IV, 13.
(5) Ephes., IV, 15.
(6) Philip., I, 9.
qui sont toutes paroles sacrées selon David, saint Jean, l’Ecclésiastique
et saint Paul.
Je n’ai jamais su qu’il se trouvât aucun animal qui n’eût
point de bornes et limites en sa croissance, sinon le crocodile, qui étant
extrêmement petit en son commencement, ne cesse jamais de croître
tandis qu’il est en vie (1), en quoi il représente également
et les bons et les mauvais; car l’outrecuidance de ceux qui haïssent
Dieu monte toujours (2), dit le grand roi David, et les bons croissent
comme l’aube du jour (3) de splendeur en splendeur, et de demeurer. en
un état de consistance longuement, il est impossible. Qui ne gagne
perd en ce trafic; qui ne monte, descend en cette échelle (4); qui
n’est vainqueur, est vaincu en ce combat. Nous vivons entre les hasards
des batailles que nos ennemis nous livrent ; si nous ne résistons,
nous périssons, et nous ne pouvons résister sans surmonter;
ni surmonter sans victoire; car, comme dit le glorieux saint Bernard, il
est écrit très spécialement de l’homme, que jamais
il n’est en un même état (5); il faut ou qu’il avance, ou
qu’il retourne en arrière. « Tous courent, mais un seul emporte.
le prix; courez, en sorte que vous l’obteniez (6). Qui est le prix, sinon
Jésus-Christ, et comme le pourrez-vous appréhender, si vous
ne le suivez? Que si vous le suivez, vous irez et courrez toujours; car
il ne s’arrêta jamais,
(1) Les crocodiles, en effet, vivent très longtemps et leur
accroissement est très lent.
(2) Ps., LXXIII, 23.
(3) Prov., XV, 18.
(4) Gen., XXVIII, 12.
(5) Ep. 253 ad Garinum. - Job., XIV, 2.
(6) I Cor., IX, 24.
ains continua la course de son amour et obéissance jusques à
la mort, et la mort de la croix (1).»
Allez donc, dit saint Bernard, allez, dis-je, avec lui; allez, mon
cher Théotime, et n’ayez point d’autres bornes que celles de votre
vie, et tandis qu’elle durera, courez après ce Sauveur, mais courez
ardemment et vitement: car de quoi vous servira de le suivre, si vous n’êtes
si heureux que de l’acconsuivre (2)? Ecoutons le Prophète : J’ai
incliné mon coeur à taire vos justifications éternellement
(3). Il ne dit pas qu’il les gardera pour un temps, mais pour jamais; et
parce qu’il veut éternellement bien faire, il aura un éternel
salaire. Bienheureux sont ceux qui sont purs en la voie, qui marchent en
la loi du Seigneur (4). Malheureux sont ceux qui sont souillés,
qui ne marchent point en la Loi du Seigneur: il n’appartient qu’à
Satan de dire qu’il sera assis sur les flancs d’Aquilon (5). Détestable,
tu seras assis. Hé ! ne connais-tu pas que tu es au chemin, et que
le chemin n’est pas fait pour s’asseoir, mais pour marcher? Et il est tellement
fait pour marcher, que marcher s’appelle cheminer. Et Dieu parlant à
l’un de ses plus grands amis : Marche, lui dit-il, devant moi, et sois
parfait (6).
La vraie vertu n’a point de limites, elle va toujours outre ; mais
surtout la sainte charité, qui est la vertu des vertus, et laquelle,
ayant un objet infini, serait capable de devenir infinie, si elle
(1) Philip.,II, 8.
(2) Acconsuivre, atteindre.
(3) Ps., CXVIII, 112.
(4) Ibid., 1.
(5) Is., XIV, 13.
(6) Gen., XVII, 1.
rencontrait un coeur capable de l’infinité ; rien n’empêchant
cet amour d’être infini, que la condition de la volonté qui
le reçoit et qui doit agir par icelui, condition à raison
de laquelle, comme jamais personne ne verra Dieu autant qu’il est visible,
aussi onc nul ne le peut aimer autant qu’il est aimable. Le coeur qui pourrait
aimer Dieu d’un amour égal à la divine bonté, aurait
une volonté infiniment bonne, et cela ne peut être qu’en Dieu
seul. La charité donc entre nous peut être perfectionnée
jusques à l’infini, mais exclusivement, c’est-à-dire la charité
peut être rendue de plus en plus et toujours plus excellente, mais
non pas que jamais elle puisse être infinie. L’esprit de Dieu peut
élever le nôtre, et l’appliquer à toutes les actions
surnaturelles qu’il lui plait, tandis qu’elles ne sont pas infinies, d’autant
qu’entre les choses petites et les grandes, pour excessives qu’elles soient,
il y a toujours quelque sorte de proportion, pourvu que l’excès
des excessives ne soit pas infini ; mais entre le fini et l’infini il n’y
a nulle proportion, et pour y en mettre, il faudrait ou relever le fini
et le rendre infini, ou ravaler l’infini et le rendre fini; ce qui ne peut
être.
De sorte que la charité même qui est en notre Rédempteur
en tant qu’il est homme, quoiqu’elle soit grande, au-dessus de tout ce
que les anges et les hommes peuvent comprendre, si est-ce qu’elle n’est
pas (1) infinie en son être et d’elle-même, ains seulement
en l’estime de sa dignité et de son mérite; parce qu’elle
est la charité d’une personne d’infinie excellence, c’est-à-dire
d’une
(1) Si est-ce qu’elle n’est pas, bien qu’elle ne soit pas.
personne divine, qui est le Fils éternel du Père tout-puissant.
Cependant c’est une faveur extrême pour nos âmes qu’elles
puissent croître sans fin de plus en plus en l’amour de: leur Dieu,
tandis qu’elles sont en cette vie caduque,
Montant à la vie éternelle,
De vertu en vertu nouvelle (1)
CHAPITRE II
Combien notre Seigneur a rendu aisé l’accroissement de l’amour.
Voyez-vous, Théotime, ce verre d’eau (2) ou ce petit morceau
de pain qu’une sainte âme donne au pauvre pour Dieu, c’est peu de
fait certes, et chose presque indigne de considération selon le
jugement-humain; Dieu néanmoins le récompense, et tout soudain
donne pour cela quelque accroissement de charité. Les poils de chèvre
(3) présentés anciennement au tabernacle étaient bien
reçus, et tenaient lieu entre les saintes offrandes; et les petites
actions qui procèdent de la charité, sont agréables
à Dieu, et ont leur place entre les mérites; car, comme en
l’Arabie Heureuse, non seulement les plantes de nature aromatique, mais
toutes les autres sont odorantes, participant au bonheur de ce solage (4);
ainsi en l’âme charitable non seulement les oeuvres excellentes de
leur nature, mais aussi les petites besognes se ressentent
(1) Ps., LXXXIII, 8.
(2) Matth., X,42.
(3) Exod., XXXV, 23.
(4) Solage, sol, terroir.
de la vertu du saint amour, et sont en bonne odeur devant La majesté
divine, qui à leur considération augmente la sainte charité.
Or, je dis que Dieu fait cela, parce que la charité ne produit passes
accroissements comme un arbre qui pousse ses rameaux, et les fait sortir
par sa propre vertu les uns des autres; ains comme la foi, l’espérance
et la charité sont des vertus qui ont leur origine dans la bonté
divine, aussi en tirent-elles leur augmentation et perfection, à
guise des avettes (1), lesquelles, étant extraites du miel, prennent
aussi leur nourriture d’icelui.
Par quoi tout ainsi que les perles prennent non seulement leur naissance,
mais aussi leur aliment de la rosée, les mères perles ouvrant
pour cet effet leurs écailles du côté du ciel (2),
comme pour mendier les gouttes que la fraîcheur de l’air fait écouler
à l’aube du jour; de même ayant reçu la foi, l’espérance
et la charité de la bonté céleste, nous devons toujours
retourner nos coeurs et les tenir tendus de ce côté-là,
pour en impétrer la continuation et l’accroissement des mêmes
vertus. O Seigneur, nous fait dire la sainte Eglise notre mère,
donnez-nous l’augmentation de la foi, de l’espérance et de la charité
(3), et c’est à l’imitation de ceux qui disaient au Sauveur : Seigneur,
accroissez la foi en nous (4), et selon l’avis de saint Paul, qui assure
que Dieu seul est. puissant de faire abonder en nous toute grâce
(5).
(1) Avettes, abeilles.
(2) Opinion populaire, qui n’est pas appuyée sur science.
(3) Orat. dom. XIII post Pent.
(4) Luc., XVII, 5.
(5) II Cor., IX, 8.
C’est donc Dieu qui fait cet accroissement en considération
de l’emploi que nous faisons de sa grâce, selon qu’il est écrit
: A celui qui a, c’est-à-dire qui emploie bien les faveurs reçues,
on lui en donnera davantage, et il abondera (1). Ainsi se pratique l’exhortation
du Sauveur : Amassez des trésors au ciel (2), comme s’il disait:
Ajoutez toujours de nouvelles bonnes oeuvres aux précédentes;
car ce sont les pièces desquelles vos trésors doivent être
composés, le jeûne, l’oraison, l’aumône. Or, comme au
trésor du temple les deux petites pièces de la pauvre veuve
(3) furent estimées, et qu’en effet, par l’addition des petites
pièces, les trésors s’agrandissent et leur valeur s’augmente
d’autant; ainsi les moindres petites bonnes oeuvres, quoique faites un
peu lâchement, et non selon toute l’étendue des forces de
la charité que l’on a, ne laissent pas d’être agréables
à Dieu, et d’avoir leur valeur auprès de lui; de sorte qu’encore
que d’elles-mêmes elles ne puissent causer aucun accroissement à
l’amour précédent, étant de moindre vigueur que lui;
la Providence divine toutefois qui en tient compte, et par sa bonté
en fait état, les récompense soudain de l’accroissement de
la charité pour le présent, et de l’assignation d’une plus
grande gloire au ciel pour l’avenir.
Théotime, les abeilles font le miel délicieux qui est
leur ouvrage de haut prix; mais la cire qu’elles font aussi ne laisse pas
pour cela de valoir quelque chose, et de rendre leur travail
(1) Matth., XIII, 12.
(2) Matth., VI, 20.
(3) Luc., XXI, 2.
recommandable. Le coeur amoureux doit tâcher de produire ses
oeuvres avec grande ferveur et haute estime, afin d’augmenter puissamment
sa charité; mais si toutefois il en produit de moindres, il n’en
perdra point la récompense; car Dieu lui en saura gré, c’est-à-dire
l’en aimera toujours un peu plus. Or, jamais Dieu n’aime davantage une
âme qui a de la charité, qu’il ne lui en donne aussi davantage,
notre amour envers lui étant le propre et particulier effet de son
amour envers nous.
A mesure que nous regardons plus vivement notre ressemblance qui parait
en un miroir, elle nous regarde aussi plus attentivement; et à mesure
que Dieu jette plus amoureusement ses doux yeux sur notre âme qui
est faite à son image et semblance, notre âme réciproquement
regarde sa divine bonté plus attentivement et ardemment, correspondant
selon sa petitesse à tous les accroissements que cette souveraine
douceur fait de son divin amour envers elle. Certes, le sacré concile
de Trente parle ainsi: « Si quelqu’un dit que la
justice reçue n’est pas conservée, et que même
elle n’est pas augmentée devant Dieu par bonnes oeuvres; mais que
les oeuvres sont seulement fruits et signes de la justification acquise,
et non pas cause de l’augmenter, anathème. »
Voyez-vous, Théotime, la justification qui se fait par la charité
est augmentée par les bonnes oeuvres; et ce qu’il faut remarquer,
c’est par les bonnes oeuvres sans exception: car, comme dit excellemment
saint Bernard sur un autre sujet, rien n’est excepte, ou rien n’est distingué.
Le concile parle des bonnes oeuvres indistinctement et sans réserve,
nous donnant à connaître que non seulement les grandes et
ferventes, ains aussi les petites et;faibles font augmenter la sainte charité,
mais les grandes grandement, et les petites beaucoup moins.
Tel est l’amour que Dieu porte à nos âmes, tel le désir
de nous faire croître en celui que nous lui devons porter. Sa divine,
suavité nous rend toutes choses utiles; elle prend tant à
notre avantage; elle fait valoir à notre profit toutes nos besognes,
pour basses et débiles qu’elles soient.
Au commerce des vertus morales, les petites oeuvres ne donnent point
d’accroissement à la vertu de laquelle elles procèdent, ains
si elles sont bien petites, elles s’affaiblissent ; car une grande libéralité
périt quand elle s’amuse à donner des choses de peu, et de
libéralité elle devient chicheté (1). Mais au trafic
des vertus qui-viennent de la miséricorde divine, et surtout de
la charité, toutes oeuvres donnent accroissement. Or, ce n’est pas
merveille si l’amour sacré, comme roi des vertus, n’a rien, ou petit
ou grand, qui ne soit aimable; puisque le baume, prince des arbres aromatiques,
n’a ni écorce, ni feuille qui ne soit odorante. Et que pourrait
produire l’amour qui ne fût digne d’amour et ne tendît à
l’amour?
.
CHAPITRE III
Comme l’âme, étant en charité, fait progrès
en icelle.
Employons une parabole, Théotime, puisque cette méthode
a été si agréable au souverain Maître de l’amour
que nous enseignons. Un grand et
(1) Chicheté, parcimomie, avarice.
brave roi ayant épousé une très aimable jeune
princesse, et layant un jour menée en un cabinet fort retiré
pour s’entretenir avec elle plus à souhait, après quelques
discours, il la vit tomber pâmée devant lui, par un accident
inopiné. Hélas ! cela l’étonna extrêmement,
et le fit presque tomber lui-même à coeur failli (1) de l’autre
côté; car il l’aimait plus que sa propre vie. Néanmoins,
le même amour qui lui donna ce grand assaut de douleur, lui donna
quant et quant (2) la force de le soutenir, et il le mit en action pour,
avec une promptitude nonpareille, remédier au mal de la chère
compagne de sa vie, si qu’ouvrant de vitesse un buffet qui était
là, il prend une eau cordiale infiniment précieuse, il ouvre
de force les lèvres et les dents serrées de cette bien-aimée
princesse, et faisant couler dans sa bouche cette précieuse liqueur,
il la fait enfin revenir à soi et reprendre sentiment; puis il la
relève doucement, et à force de remèdes, il la ravigore
et ravive en telle sorte qu’elle commença à se lever sur
pied et se promener tout bellement avec lui, suais non toutefois sans sou
aide; car il l’allait relevant et soutenant par-dessous le bras jusques
à ce qu’enfin il lui mit un épithème (3) de si grande
vertu et si précieux sur le coeur, que lors se sentant tout à.
fait remise en sa première santé, elle marchait toute seule
d’elle-même; son cher époux ne la soutenant plus si fort,
ains seulement lui tenant doucement sa main droite entre les siennes, et
son bras droit replié sur le sien et sur sa
(1) A coeur failli, en défaillance.
(2) Quant et quant, en même temps.
(3) Epithème, topique différent des onguents.
poitrine, il l’allait ainsi entretenant et lui faisant en cela quatre
offices fort agréables . car 1° il lui témoignait son
coeur amoureusement soigneux d’elle; 2° il l’allait toujours un peu
soulageant; 3° si quelque ressentiment de la défaillance passée
lui fût revenu, il l’eût soutenue; 4° si elle eût
rencontré quelque pas ou quelque endroit raboteux et malaisé,
il l’eût retenue et, appuyée; et ès montées,
ou quand elle voulait aller un peu vite, il la soulevait et supportait
puissamment. Il se tint donc avec ce soin cordial auprès d’elle
jusques à la nuit, qu’il voulut encore l’assister quand on la mit
dans son lit royal.
L’âme est épouse de notre Seigneur, quand elle est juste;
et parce qu’elle n’est point juste qu’elle ne soit en charité, elle
n’est point aussi épouse qu’elle ne soit menée dedans le
cabinet de ces délicieux parfums desquels il est parlé ès
Cantiques. Or, quand l’âme qui a cet honneur commet le péché,
elle tombe pâmée d’une défaillance spirituelle, et
cet accident est à la vérité bien inopiné,
car qui pourrait jamais penser qu’une créature voulût quitter
son Créateur et son souverain bien pour des choses si légères,
comme sont les amorces du péché? Certes, le ciel s’en étonne,
et si Dieu était sujet aux passions, il tomberait à coeur
failli pour ce malheur, comme, lorsqu’il fut mortel, il expira sur la croix
pour nous en racheter. Mais puisqu’il n’est plus requis qu’il emploie son
amour à mourir pour nous, quand il voit l’âme ainsi précipitée
en l’iniquité, il accourt pour l’ordinaire à son aide, et
d’une miséricorde nonpareille entr’ouvre la porte du coeur par des
élans et remords de conscience, qui procèdent de plusieurs
clartés et appréhensions qu’il a jetées dedans nos
esprits avec des mouvements salutaires, par le moyen desquels, comme par
des eaux odorantes et vitales, il fait revenir l’âme à soi
et la remet en de bons sentiments; et tout cela, mon Théotime, Dieu
le fait en nous sans nous, par sa bonté tout aimable, qui nous prévient
de sa douceur; car comme notre épouse pâmée fût
demeurée morte en sa pâmoison, sans secours du roi, aussi
l’âme demeurerait perdue dans son péché, si Dieu ne
la prévenait. Que si l’âme, étant ainsi excitée,
ajoute son consentement au sentiment de la grâce, secondant l’inspiration
qui l’a prévenue, et recevant les secours et remèdes requis
que Dieu lui a préparés, il la ravigorera et la conduira
par divers mouvements de foi, d’espérance et do pénitence,
jusques à ce qu’elle soit tout à fait remise en la vraie
santé spirituelle, qui n’est autre chose que la charité.
Or, tandis qu’il la fait ainsi passer entre les vertus par lesquelles il
la dispose à ce saint amour, il ne la conduit pas seulement, mais
il la soutient de telle façon que, comme elle de son côté
marche tant qu’elle peut, aussi lui pour sa part la porte et la va soutenant;
et ne saurait-on bonnement dire si elle va ou si elle est portée
: car elle n’est pas tellement portée qu’elle n’aille, et va toutefois
tellement, que si elle n’était pas portée, elle ne pourrait
pas aller. Si que, pour parler à l’apostolique (1), elle doit dire:
Je marche, non pas moi seule, ains la grâce de Dieu avec moi (2).
(1) Si que, si bien que; pour parler à l’apostolique, comme
l’Apôtre.
(2) I Cor., XV, 10.
Mais l’âme étant remise tout à fait en sa santé
par l’excellent épithème de la charité que le Saint-Esprit
met sur le coeur, alors elle peut aller et se soutenir sur ses pieds d’elle-même,
en vertu néanmoins de cette santé et de l’épithème
sacré du saint amour. C’est pourquoi, encore qu’elle puisse aller
d’elle-même, elle en doit toute la gloire à son Dieu qui lui
a donné une santé si vigoureuse et si forte. Car, soit que
le Saint-Esprit nous fortifie par les mouvements qu’il imprime en nos coeurs,
ou qu’il nous soutienne par la charité qu’il y répand, soit
qu’il nous secoure par manière d’assistance en nous relevant et
portant, ou qu’il renforce nos coeurs, versant en iceux l’amour ravigorant
et vivifiant, c’est toujours en lui et par lui que nous vivons, que nous
marchons et que nous opérons.
Néanmoins, bien que moyennant la charité répandue
dans nos coeurs nous puissions marcher en la présence de Dieu, et
faire progrès en la voie du salut; si est-ce que la bonté
divine assiste l’âme à laquelle il a donné son amour,
la tenant continuellement de sa sainte main. Car ainsi, 1° il fait
mieux paraître la douceur de son amour envers elle; 2° il la
va toujours animant de plus en plus; 3° il la soulage contre les inclinations
dépravées et les mauvaises habitudes contractées par
les péchés passés; 4° et enfin, la maintient et
défend contre les tentations.
Ne voyons-nous pas, Théotime, que souvent les hommes sains et
robustes ont besoin qu’en les provoque à bien employer leur force
et leur pouvoir; et que, par manière de dire, on les conduise à
l’oeuvre par la main? Ainsi, Dieu nous ayant donné sa charité
et par icelle la force et le moyen de gagner: pays (1) au chemin de la
perfection, son amour néanmoins ne lui permet pas de nous laisser
aller ainsi seuls; ains il le fait mettre en chemin avec: nous, il le presse
de nous presser, et sollicite son coeur de solliciter et pousser le nôtre
à bien employer la sainte charité qu’il nous a donnée
: répliquant souvent par ses inspirations les avertissements que
saint Paul nous fait: Voyez de ne point recevoir la grâce céleste
en vain (2). Tandis que vous airez le temps, faites tout le bien que vous
pourrez (3). Courez en sorte que vous en portiez le prix (4). Si que nous
nous devons imaginer souvent qu’il répète aux oreilles de
nos coeurs les paroles qu’il disait au bon père Abraham: Marche
devant moi et sois parfait (5).
Surtout l’assistance spéciale de Dieu est requise à l’âme
qui a le saint amour ès entreprises signalées et extraordinaires
: car bien que la charité, pour, petite qu’elle soit, nous donne
assez d’inclination, et, comme je pense, une force suffisante peur faire
les oeuvres nécessaires au salut; si est-ce néanmoins que,
pour aspirer et entreprendre des actions excellentes et extraordinaires,
nos coeurs ont besoin d’être poussés et rehaussés par
la main et le mouvement de ce grand amoureux céleste : comme la
princesse de notre parabole, laquelle, quoique bien remise en santé,
ne pouvait faire des montées, ni aller bien vite, que son
(1) Gagner pays, avancer.
(2) II Cor., VI, 1.
(3) Galat., VI, 10.
(4) I Cor., IX, 24.
(5) Gen., XVII, 1.
cher époux ne la relevât et soutint fortement. Ainsi,
saint Antoine et saint Siméon Stylite étaient en la grâce
et charité de Dieu, quand ils firent dessein d’une vie si relevée;
comme aussi la bienheureuse mère Térèse, quand elle
fit le voeu d’obéissance spéciale ; saint François
et saint Louis, quand ils entreprirent le voyage d’outre mer pour la gloire
de Dieu; le bienheureux François Xavier, quand il consacra sa vie
à la conversion des Indois (1) ; saint Charles, quand il s’exposa
au service des pestiférés; saint Paulin (2), quand il se
vendit pour racheter l’enfant de la pauvre veuve: jamais pourtant ils n’eussent
fait des coups si hardis et généreux, si, à la charité
qu’ils avaient en leurs coeurs, Dieu n’eût ajouté des inspirations,
semonces, lumières et forces spéciales, par lesquelles il
les animait et poussait à ces exploits extraordinaires de la vaillance
spirituelle.
Ne voyez-vous pas le jeune homme de l’Évangile que notre Seigneur
aimait, et qui par conséquent était en charité (2)?
il n’avait certes nulle pensée de vendre tout ce qu’il avait pour
le donner aux pauvres, et suivre notre Seigneur : ains quand Notre-Seigneur
lui en eut donné l’inspiration, encore n’eut-il pas le courage de
l’exécuter. Pour ces grandes oeuvres, Théotime, nous avons
besoin, non seulement d’être inspirés, mais aussi d’être
fortifiés, afin d’effectuer ce que l’inspiration requiert de nous.
Comme encore ès grands assauts des tentations extraordinaires, une
spéciale et particulière présence du secours céleste
nous
(1) Indois, Indiens.
(2) Matth., XIX, 21.
est tout à fait nécessaire. A cette cause, la sainte
Église nous fait si souvent exclamer : Excitez nos coeurs, ô
Seigneur ! ô Dieu, prévenez nos actions en aspirant sur noué,
et en nous aidant, accompagnez-nous (1); ô Seigneur, soyez prompt
à nous secourir; et semblables; afin que par telles prières
nous obtenions la grâce de pouvoir faire des oeuvres excellentes
et extraordinaires, et de faire plus fréquemment et fervemment les
ordinaires; comme aussi de résister plus ardemment aux menues tentations
et combattre hardiment les plus grandes. Saint Antoine fut assailli d’une
effroyable légion de démons, desquels ayant assez longuement
soutenu les efforts, non sans une peine et des tourments incroyables, enfin,
il vit le toit de sa cellule se fendre, et un rayon céleste fondre
dans l’ouverture, qui dissipa en un moment la noire et ténébreuse
troupe de ses ennemis, et lui ôta toute la douleur des coups reçus
en cette bataille, dont il connut la présence spéciale de
Dieu, et jetant un profond soupir du côté de la vision : «
Où étiez-vous, ô bon Jésus ! dit-il, où
étiez-vous? Pourquoi ne vous êtes-vous pas trouvé ici
dès le commencement pour remédier à ma peine? Antoine,
lui fut-il répondu d’en- haut, j’étais ici ; mais j’attendais
l’issue de ton combat. Or, parce que tu as été brave et vaillant,
je t’aiderai toujours.» Mais en quoi consistait la vaillance et le
courage de ce grand soldat spirituel? Il le déclara lui-même
une autre fois qu’étant attaqué par un diable, qui avoua
être l’esprit d’impureté, ce glorieux saint, après
plusieurs paroles dignes de son grand courage,
(1) Oraison de l’action de grâces après la messe.
commença à chanter le verset 7 du psaume CXII :
L’Éternel est de mon parti,
Par lui je serai garanti;
Et des ennemis de ma vie
Nullement je ne me soucie,
Certes, notre Seigneur révéla à sainte Catherine
de Sienne qu’il était au milieu de son coeur, en une cruelle tentation
qu’elle eut, comme un capitaine au milieu d’une forteresse pour la défendre,
et que sans son secours elle se fût perdue en cette bataille. Il
en est de même de tous les grands assauts que nos ennemis nous livrent:
nous pouvons bien dire, comme Jacob, que c’est range qui nous garantit
de tout mal (1), et chanter avec le grand roi David : -
Le pasteur dont je suis guidé,
C’est Dieu qui gouverne le monde;
Je ne puis, ainsi commandé,
Que tout à souhait ne m’abonde
Quand il voit mon âme en langueur,
Et que quelque mal l’endommage,
Il la remet en sa vigueur,
Et me restaure le courage (2).
Si que nous devons souvent répéter cette exclamation
et prière:
Ta bonté me suive en tout lieu,
Ta faveur me garde à toute heure;
Afin qu’en ton ciel, ô mon Dieu !
Pour jamais je fasse demeure (3).
.
CHAPITRE IV
De la sainte persévérance en l’amour sacré.
Tout ainsi donc qu’une douce mère menant son petit enfant avec
elle, l’aide et suppose selon
(1) Gen., XLVIII, 16.
(2) Ps., XXII, 2, 3.
(3) Ibid., 7.
qu’elle voit la nécessité, lui laissant faire quelques
pas de lui-même ès lieux moins dangereux et bien plains(1);
tantôt le prenant par la main et l’affermissant, tantôt le
mettant entre ses bras et le portant: de même notre Seigneur a un
soin continuel de la conduite de ses enfants, c’est-à-dire de ceux
qui ont la charité; les faisant marcher devant lui, leur tendant
la main ès difficultés, et les portant lui-même ès
peines qu’il voit leur être autrement insupportables. Ce qu’il a
déclaré en Isaïe, disant : Je suis ton Dieu, prenant
ta main et te disant: Ne crains point, je t’ai aidé (2). Si que
nous devons d’un grand courage avoir une très ferme confiance en
Dieu et en son secours. Car, si nous ne manquons à sa grâce,
il parachèvera en nous le bon oeuvre de notre salut (3), ainsi qu’il
l’a commencé, coopérant en nous le vouloir et le parfaire
(4), comme le très saint concile de Trente nous admoneste.
En cette conduite que la douceur de Dieu fait de nos âmes dès
leur introduction à la charité jusqu’à la finale perfection
d’icelle qui ne se fait qu’à l’heure de la mort, consiste le grand
don de la persévérance, auquel notre Seigneur attache le
très grand don de la gloire éternelle, selon qu’il a dit:
Qui persévérera jusqu’à la fin, il sera sauvé
(5). Car ce don n’est autre chose que l’assemblage et la suite de divers
appuis, soulagements et secours par le moyen desquels nous continuons en
l’amour
(1) Plains, plans, unis.
(2) Is., XLI, 13.
(3) Philipp., I,6.
(4) Philipp., u, 13,
(5) Matt., X, 22h.
de Dieu jusqu’à la fin; comme l’éducation, élèvement
ou nourrissage d’un enfant n’est autre chose qu’une multitude de sollicitudes,
aides, secours, et autres tels offices nécessaires à un enfant,
exercés et continués envers icelui jusqu’à l’âge
auquel il n’en a plus besoin.
Mais la suite des secours et assistances n’est pas égale en
tous ceux qui persévèrent : car ès uns elle est fort
courte, comme en ceux qui se convertissent à Dieu peu avant leur
mort, ainsi qu’il advint au bon larron; au sergent qui, voyant la constance
de saint Jacques, fit sur-le-champ profession de foi, et fut rendu compagnon
du martyre de ce grand apôtre; au portier bienheureux qui gardait
les quarante martyrs en Sébaste, lequel voyant l’un d’iceux perdre
courage et quitter la palme du martyre, se mit en sa place, et en un moment
se rendit chrétien, martyr et glorieux tout ensemble; au notaire
duquel il est parlé en la- vie de saint Antoine de Padoue, qui,
ayant tonte sa vie été un faux vilain (1), fut néanmoins
martyr en sa mort; et à mille autres que nous avons vus et sus avoir
été si heureux que de mourir bons, ayant vécu mauvais.
Et quant à ceux-ci, ils n’ont pas besoin de grande variété
de secours : ains si quelque grande tentation ne leur survient, ils peuvent
faire une si courte persévérance avec la seule charité
qui leur est donnée, et les assistances par lesquelles ils se sont
(1) Faux vilain, notaire libertin, du Puy en Velay, auquel saint Antoine
de Padoue prédit qu’il mourrait martyr; ce qui lui arriva en Palestine,
où il était allé accompagner un évêque
et où il prêcha 1’Évangile au Sarrasins.
convertis; car ils arrivent au port sans navigation, et font leur pèlerinage
en un seul saut que la puissante miséricorde de Dieu leur fait faire
si à propos, que leurs ennemis les voient triompher avant que de
les sentir combattre : de sorte que leur conversion et leur persévérance
n’est presque qu’une même chose; et qui voudrait parler exactement
selon la propriété des mots, la grâce qu’ils reçoivent
de Dieu d’avoir aussitôt l’issue que le commencement de leur prétention,
ne saurait être bonnement appelée persévérance
: bien que toutefois, parce que, quant à l’effet, elle tient lieu
de persévérance en ce qu’elle donne le salut, nous ne laissons
pas aussi de la comprendre sous le nom de persévérance. En
plusieurs, au contraire, la persévérance est plus longue,
comme en sainte Anne la prophétesse, en saint Jean l’Évangéliste,
saint Paul premier ermite, saint Hilarion, saint Romuald, saint François
de Paule : et ceux-ci ont eu besoin de mille sortes de diverses assistances,
selon la variété des aventures de leur pèlerinage
et de la durée d’icelui.
Toujours néanmoins la persévérance est le don
le plus désirable que nous puissions espérer en cette vie,
et lequel, comme parle le sacré concile, nous ne pouvons avoir d’ailleurs
que de Dieu, qui seul peut affermir celui qui est debout, et relever celui
qui tombe. C’est pourquoi il le faut continuellement demander, employant
les moyens que Dieu nous a enseignés pour l’obtenir, l’oraison,
le jeûne, l’aumône, l’usage des sacrements, la hantise (1)
des bons, l’ouïe et la lecture des saintes paroles.
(1) Hantise, fréquentation.
Or, parce que le don de l’oraison et de la dévotion est libéralement
accordé à tous ceux qui de bon coeur veulent consentir aux
inspirations célestes, il est par conséquent eu notre pouvoir
de persévérer. Non certes, que je veuille dire que la persévérance
ait son origine de notre pouvoir; car, au contraire, je sais qu’elle procède
de la miséricorde divine, de laquelle elle est un don très
précieux. Mais je veux dire qu’encore qu’elle ne provient pas de
notre pouvoir, elle vient néanmoins en notre pouvoir par le moyen
de notre vouloir, que nous ne saurions nier être en notre pouvoir.
Car bien que la grâce divine nous soit nécessaire pour vouloir
persévérer; si est-ce que ce vouloir est en notre pouvoir,
parce que la grâce céleste ne manque- jamais à notre
vouloir, tandis que notre vouloir ne défaut pas à notre pouvoir.
Et de fait, selon l’opinion du grand saint Bernard, nous pouvons tous dire
en vérité, après l’Apôtre, que ni la mort, ni
la vie, ni tes forces, ni les Anges, ni la profondeur, ni la hauteur ne
nous pourra jamais séparer de la charité de Dieu, qui est
en Jésus-Christ (1). Oui, car nulle créature ne nous peut
arracher de ce saint amour; mais nous pouvons nous-mêmes seuls le
quitter et l’abandonner par notre propre volonté, hors laquelle
il n’y a rien à craindre pour ce regard.
Ainsi, très cher Théotime, nous devons, selon l’avis
du saint concile, mettre toute notre espérance en Dieu, qui parachèvera
notre salut qu’il a commencé en nous, pourvu que nous ne manquions
pas à sa grâce. Car il ne faut pas penser que celui qui dit
au paralytique : Va et ne veuille
(1) Rom., VIII, 38, 39.
plus pécher (1), ne lui donnât aussi le pouvoir d’éviter
le vouloir qui lui. défendait. Et certes, il n’exhortait jamais
les fidèles à persévérer s’il n’était
prêt à leur en donner le pouvoir: Sois fidèle jusqu’à
la mort, dit-il à l’évêque de Smyrne, et je te donnerai
la couronne de vie (2). Veillez, demeurez en la foi, travaillez courageusement,
et confortez-vous; faites toutes vos affaires en charité (3). Courez
en sorte que vous obteniez le prix(4). Nous devons donc avec le grand roi
maintes fois demander à Dieu le sacré don de persévérance,
et espérer qu’il nous l’accordera.
Seigneur Dieu mon unique espoir,
Ne me veuille laisser déchoir
Au temps de ma pauvre vieillesse.
Quand le temps lassé me rendra,
Et que ma vigueur défaudra,
Que ta main point ne me délaisse (5).
.
CHAPITRE V
Que le bonheur de mourir en la divine charité est un don spécial
de Dieu.
Enfin le roi céleste ayant mené l’âme qu’il aime
jusqu’à la fin de cette vie, il l’assiste encore en son bienheureux
trépas, par lequel il la tire au lit nuptial de la gloire éternelle,
qui est le fruit délicieux de la sainte persévérance.
Et alors, cher Théotime, cette âme toute ravie d’amour pour
son bien-aimé, se représentant la multitude des faveurs et
secours dont il l’a prévenue et assistée
(1) Joan., V, 14.
(2) Apoc.,II, 10.
(3) I Cor., XVI, 13, 14.
(4) I Cor., IX, 24.
(5) Ps., LXX, 9
tandis qu’elle était en son pèlerinage, elle baise incessamment
cette douce main secourable qui l’a conduite, tirée et portée
en chemin, et confesse que c’est de ce divin Sauveur qu’elle tient tout
son bonheur; puisqu’il a fait pour elle tout se que le grand patriarche
Jacob souhaitait pour son voyage, lorsqu’il eut vu l’échelle du
ciel. O Seigneur, dit-elle donc alors, vous avez été avec
moi, et m’avez gardée en la voie par laquelle je suis venue; vous
m’avez donné le pain de vos sacrements pour ma nourriture; vous
m’avez revêtue de la robe nuptiale de charité; vous m’avez
heureusement amenée en ce séjour de gloire qui est votre
maison, ô mon Père éternel. Eh! que reste-t-il, Seigneur,
sinon que je proteste que vous êtes mon Dieu ès siècles
des siècles? Amen.
O mon Dieu, mon Seigneur, Dieu pour jamais aimable.
Tu m’as tenu la dextre; et ton très saint vouloir
M’a sûrement guidé jusqu’à me faire avoir
En ce divin séjour un rang tout honorable (1).
Tel donc est l’ordre de notre acheminement à la vie éternelle
pour l’exécution duquel la divine Providence établit dès
l’éternité la multitude, distinction et entresuite (2) des
grâces. nécessaires à cela, avec la dépendance
qu’elles ont les unes des autres.
Il voulut premièrement d’une vraie volonté qu’encore
après le péché d’Adam tous les hommes fussent sauvés,
mais en une façon et par un moyen convenables à la condition
de leur nature douée du franc arbitre ; c’est-à-dire, il
voulut le salut de tous ceux qui voudraient contribuer leur consentement
(1) Ps. LXXII, 24.
(2) Entresuite, ordre, plan.
aux grâces et faveurs qu’il leur préparerait, offrirait
et départirait à cette intention.
Or, entre ces faveurs, il voulut que la vocation fût la première,
et qu’elle fût tellement attrempée (1) à notre liberté,
que nous la pussions accepter ou rejeter à notre gré et;
à ceux desquels il prévit qu’elle serait acceptée,
il voulut fournir les sacrés mouvements de la pénitence ;
et à ceux qui seconderaient ces mouvements, il disposa de donner
la sainte charité; et à ceux qui auraient la charité,
il délibéra de donner les secours requis pour persévérer;
et à ceux qu’ emploieraient ces divins secours, il résolut
de leur donner la finale persévérance, et glorieuse félicite
de son amour éternel.
Nous pouvons donc rendre raison de l’ordre des effets de la providence
qui regarde notre salut, en descendant du premier jusques au dernier c’est-à-dire,
depuis le fruit qui est la gloire, jusques à la racine de ce bel
arbre qui est la rédemption du Sauveur; car la divine bonté
donne- la gloire ensuite (2) des mérites, les mérites ensuite
de la charité, la charité ensuite de la pénitence,
la pénitence ensuite de l’obéissance à la vocation,
l’obéissance à la vocation ensuite de la vocation, et la
vocation ensuite de la rédemption du Sauveur sur laquelle est appuyée
cette échelle mystique du grand Jacob, tant du côté
du ciel, puisqu’elle aboutit au sein amoureux de ce Père éternel,
dans lequel il reçoit les élus en les glorifiant, comme aussi
du côté de la terre, puisqu’elle est plantée sur le
sein et le flanc percé
(1) Attrempée à, trempée dans, mêlée
à notre liberté.
(2) Ensuite des mérites, en conséquence, à raison
des mérites.
du Sauveur, mort pour cette occasion sur le mont Calvaire.
Et que cette suite des effets de la providence ait été
ainsi ordonnée avec la même dépendance qu’ils ont les
uns des autres en l’éternelle volonté de Dieu, la sainte
Église le témoigne quand elle fait la préface d’une
de ses solennelles prières (1) en cette- sorte : O Dieu éternel
et tout-puissant, qui êtes le Seigneur des vivants et des morts,
et qui usez de miséricorde envers tous ceux que vous prévoyez
devoir être à l’avenir vôtres par foi et par oeuvre
! comme si elle avouait que la gloire, qui est le comble et le fruit de
la miséricorde divine envers les hommes, n’est destinée que
pour ceux que la divine sapience a prévu qu’à l’avenir obéissants
à la vocation, ils viendraient à la foi vive qui opère
par la charité.
En somme, tous ces effets dépendent absolument de la rédemption
du Sauveur, qui les a mérités pour nous, à tonte rigueur-de
justice, par l’amoureuse obéissance qu’il a pratiquée jusques
à la mort, et la mort de la croix (2) ; laquelle est la racine de
toutes les grâces que nous recevons, nous qui sommes greffes spirituels
(3), entés sur sa tige. Que si, ayant été entés,
nous demeurons (4) en lui, nous porterons sans doute, par la vie de la
grâce qu’il nous communiquera, le fruit de la gloire qui nous est
préparée ; que si nous sommes comme jetons (5) et greffes
rompus sur cet arbre, c’est-
(1) Dernière oraison des litanies des Saints.
(2) Philipp., II, 8.
(3) Greffes spirituels; aujourd’hui on dirait: greffes spirituelles.
(4) Joan., XV,5
(5) Jetons, jets, pousses.
à-dire, que par notre résistance nous rompions le progrès
et l’entresuite des effets de sa débonnaireté, ce ne sera
pas merveille si enfin on nous retranche du tout, et qu’on nous mette dans
le feu (1) éternel comme branches inutiles.
Dieu sans doute n’a préparé le paradis que pour ceux
desquels il a prévu, qu’ils seraient siens. Soyons donc siens par
foi et par oeuvre, Théotime, et il sera nôtre par gloire.
Or,’il est en nous d’être siens; car bien que ce soit un don de Dieu
d’être à Dieu, c’est toutefois un don que Dieu ne refuse jamais
à personne, ains offre à tous pour le donner à ceux
qui de bon coeur consentiront de le recevoir.
Mais voyez, je vous prie, Théotime, de quelle ardeur Dieu désire
que nous soyons siens, puisque à cette intention il s’est rendu
tout nôtre, nous donnant sa mort et sa vie: sa vie, afin que nous
fussions exempts de l’éternelle mort; et sa mort, afin que nous
pussions jouir de l’éternelle vie. Demeurons donc en paix, et servons
Dieu pour être siens en cette vie mortelle, et encore plus en l’éternelle.
.
CHAPITRE VI
Que nouS ne saurions parvenir à la parfaite union d’amour avec
Dieu en cette vie mortelle.
Les fleuves coulent incessamment; et comme dit le Sage, ils retournent
au lieu duquel ils sont issus (2). La mer, qui est le lieu de leur naissance,
est aussi le lieu de leur dernier repos: tout leur mouvement ne tend qu’à
les unir
(1) Joan., XV, 6.
(2) Eccl., I, 7.
avec leur origine. O Dieu, dit saint Augustin, vous avez créé
mon coeur pour vous, et jamais il n’aura repos qu’il ne soit en vous :
mais qu’ai-je au ciel sinon vous, ô mon Dieu ! et quelle autre chose
veux-je sur la terre? Oui, Seigneur, car vous êtes le Dieu de mon
coeur, mon lot, et mon partage éternellement (1). Néanmoins
cette union à laquelle notre coeur aspire, ne peut arriver à
sa perfection en cette vie mortelle. Nous pouvons commencer à aimer
Dieu dans ce monde: mais nous ne l’aimerons parfaitement que dans l’autre.
La céleste amante l’exprime délicatement: Je l’ai enfin
trouvé, dit-elle, celui que mon âme chérit, je le tiens,
et ne le quitterai point jusqu’à ce que je l’introduise dans la
maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m’a donné
la vie (2). Elle le trouve donc ce bien-aimé; car il lui fait sentir
sa présence par mille consolations : elle le tient, car ce sentiment
produit des fortes affections par lesquelles elle le serre et l’embrasse;
elle proteste de ne le quitter jamais. Oh! non ; car ces affections passent
en résolutions éternelles, et toutefois elle ne pense pas
le baiser du baiser nuptial jusques à ce qu’elle soit avec lui en
la maison de sa mère, qui est la Jérusalem céleste,
comme dit saint Paul. Mais voyez, Théotime, qu’elle ne pense rien
moins, cette épouse, que de tenir son bien-aimé à
sa merci comme un esclave d’amour (3), dont elle s’imagine que c’est à
elle de le mener à son gré, et l’introduire au bienheureux
séjour de sa mère, où néanmoins elle sera elle-même
introduite
(1) Ps., LXXII, 25, 26.
(2) Cant, cant., III, 4.
(3) Gal., IV, 26.
par lui, comme fut Rebecca en la chambre de Sara par son cher Isaac.
L’esprit pressé de passion amoureuse se donne toujours un peu davantage
sur ce qu’il aime; et l’époux même confesse que sa bien-aimée
lui a ravi le coeur, l’ayant lié par un seul cheveu de sa tête,
s’avouant son prisonnier d’amour (1).
Cette parfaite conjonction de l’âme à Dieu ne se fera
donc point qu’au ciel, où, comme dit l’Apocalypse, se fera le festin
des noces de l’Agneau (2). Ici en cette vie caduque, l’âme est voirement
épouse et fiancée de l’Agneau immaculé, mais non pas
encore mariée avec lui. La foi et les promesses se donnent, mais
l’exécution du mariage est différée; c’est pourquoi
il y a toujours lieu de nous en dédire, quoique jamais nous n’en
ayons aucune raison, puisque notre époux ne nous abandonne jamais,
que nous ne l’obligions à cela par notre déloyauté
et perfidie. Mais étant au ciel, les noces de cette divine union
étant célébrées, le lien de nos coeurs à
leur souverain principe sera éternellement indissoluble.
Il est vrai, Théotime, qu’en attendant ce grand baiser d’indissoluble
union que nous recevrons de l’époux là-haut en la gloire,
il nous en donne quelques-uns par mille ressentiments de son agréable
présence; car si l’âme n’était pas caressée,
elle ne serait pas tirée, ni ne courrait pas et l’odeur des parfums
du bien-aimé (3). Pour cela. selon la naïveté du texte
hébreu et selon la traduction des septante interprètes, elle
souhaite plusieurs
(1) Cant. cant,XLIX.
(2) Apoc., XIX, 9.
(3) Cant. cant., I, 3.
baisers: Qu’il me baise, dit-elle, des baisers de sa bouche! Mais d’autant
que ces menus baisers de la vie présente se rapportent tout au baiser
éternel de la vie future, comme essais, préparatifs et gages
d’icelui, la sacrée vulgaire édition a saintement réduit
les baisers de la grâce à celui de la gloire, exprimant le
souhait de l’amante céleste en cette sorte: Qu’il me baise d’un
baiser de sa bouche (1), comme si elle disait : Entre tous les baisers,
entre toutes les faveurs que l’ami de mon coeur ou le coeur de mon ami
m’a préparées, eh! je ne soupire ni n’aspire qu’à
ce grand et solennel baiser nuptial qui doit durer éternellement,
et en comparaison duquel les autres caresses ne méritent pas le
nom de caresses, puisqu’elles sont plutôt signes de l’union future
entre mon bien-aimé et moi, qu’elles ne sont l’union même.
.
CHAPITRE VII
Que la charité des Saints en cette vie mortelle égale,
voire surpasse quelquefois celle des bienheureux.
Quand, après les travaux et hasards de cette vie mortelle, les
bonnes âmes arrivent au port de l’éternelle, elles montent
au plus haut degré d’amour auquel elles puissent parvenir; et cet
accroissement final leur étant conféré pour récompense
de leurs mérites, il leur est départi, non seulement à
bonne mesure, mais encore à mesure pressée, entassée,
et qui répand de toutes parts par-dessus (2), comme dit notre Seigneur;
de sorte que l’amour qui est donné pour salaire, est
(1) Cant. cant., I, 1.
(2) Luc., VI, 38.
toujours plus grand en un chacun que celui lequel lui avait été
donné pour mériter. Or, non seulement chacun en particulier
aura plus d’amour au ciel qu’il n’en eut jamais en terre, mais l’exercice
de la. moindre charité qui soit en la vie céleste, sera de
beaucoup plus heureux et excellent, à parler généralement,
que celui de la plus grande charité qui soit, ou qui ait été,
ou qui sera en cette vie caduque. Car là-haut tous les Saints pratiquent
leur amour incessamment, sans remise quelconque; tandis qu’ici-bas les
plus grands serviteurs de Dieu, tirés et tyrannisés des nécessités
de cette vie mourante, sont contraints de souffrir mille et mille distractions
qui les ôtent souvent de l’exercice du saint amour.
Au ciel, Théotime, l’attention amoureuse des bienheureux est
ferme, constante, inviolable, qui ne peut ni périr, ni diminuer.
Leur intention est toujours pure, exempte du mélange de toute autre
intention inférieure. En somme, ce bonheur de voir Dieu clairement
et de l’aimer invariablement est incomparable. Et qui pourrait jamais égaler
le bien, s’il y en a quelqu’un, de vivre entre les périls, les tourmentes
continuelles, agitations et vicissitudes perpétuelles qu’on souffre
sur mer, au contentement qu’il y u d’être en un palais royal, où
toutes choses sont à. souhait, ains où les délices
surpassent incomparablement tout souhait?
Il y a donc plus de contentement, de suavité et de perfection
en l’exercice de l’amour sacré parmi les habitants du ciel, qu’en
celui des pèlerins de cette misérable terre. Mais il y a
bien eu pourtant des gens si heureux en leur pèlerinage, que leur
charité y a été plus grande que celle de plusieurs
saints déjà jouissants de la patrie éternelle. Certes,
il n’y a pas de l’apparence que la charité du grand saint Jean,
des apôtres et hommes apostoliques, n’ait été plus
grande, tandis même qu’ils vivaient ici-bas, que celle des petits
enfants qui, mourant en la seule grâce baptismale, jouissent de la
gloire immortelle.
Ce n’est pas l’ordinaire que les bergers soient plus vaillants que
les soldats; et toutefois David, petit berger, venant en l’armée
d’Israël, trouva que tous étaient plus habiles aux exercices
des armes que lui, qui néanmoins se trouva plus vaillant que tous
(1). Ce n’est pas l’ordinaire non plus que les hommes mortels aient p1us
de charité que les immortels; et toutefois il y en a eu de mortels
qui, étant inférieurs en l’exercice de l’amour aux immortels,
les ont néanmoins devancés en la charité et habitude
amoureuse. Et comme mettant en comparaison un fer ardent avec une lampe
allumée, nous disons que le fer plus de feu et de chaleur, et la
lampe plus de flamme et de clarté: aussi mettant un enfant glorieux
en parangon (2) avec saint Jean encore prisonnier, ou saint Paul encore
captif, nous dirons que l’enfant au ciel a plus de clarté et de
lumière en l’entendement, plus de flamme et d’exercice d’amour en
la volonté; mais que saint Jean ou saint Paul ont eu en terre plus
de feu de charité et plus de chaleur de dilection.
(1) I Reg., XVII, 32.
(2) Parangon, parallèle, comparaison.
.
CHAPITRE VIII
De l’incomparable amour de la Mère de Dieu Notre-Dame.
Mais en tout et partout, quand je fais des comparaisons, je n’entends
point parler de la très sainte Vierge mère, Notre-Dame. O
Dieu! nenni; car elle est la fille d’incomparable dilection, la toute unique
colombe, la toute parfaite (1) épouse. De cette reine céleste
je prononce de tout mon coeur cette amoureuse, mais véritable pensée,
qu’au moins sur la fin de ses jours mortels sa charité surpassa
celle des Séraphins. Car si plusieurs filles ont assemblé
des richesses, celle-ci les a toutes surpassées (2). Tous les Saints
et les Anges ne sont comparés qu’aux étoiles, et le premier
d’entre eux à la plus belle d’entre elles: mais celle-ci est belle
comme la lune (3), aisée d’être choisie et discernée
entre tous les Saints, comme le soleil entre les astres. Et passant plus
outre, je pense encore que comme la charité de cette mère
d’amour surpasse celle de tous les Saints du ciel en perfection, aussi
l’a-t-elle exercée plus excellemment, je dis même en cette
vie mortelle. Elle .ne pécha jamais véniellement, ainsi que
l’Eglise l’estime. Elle n’eut donc point de vicissitude, ni de retardement
au progrès de son amour, ains monta d’amour en amour par un perpétuel
avancement; elle ne sentit oncques aucune contradiction de l’appétit
sensuel; et partant son amour, comme un vrai
Salomon, régna paisiblement en son âme, et y fit
(1) Cant. Cant., VI, 8.
(2) Prov., XXXI, 29.
(3) Cant. cant., VI, 9.
tous ses exercices à souhait. La virginité de son cœur
et de sou corps fut plus digne et plus honorable que celle des Anges. C’est
pourquoi son esprit, non divisé (1) ni partagé, comme saint
Paul parle, était tout occupé à penser aux choses
divines, comme elle plairait à son Dieu (2). Et enfin, l’amour maternel,
le plus pressant, le plus actif, le plus ardent de tous, amour infatigable
et insatiable, que ne devait-il pas faire dans le coeur d’une telle mère
et pour le coeur d’un tel fils?
Eh! n’alléguez pas, je vous prie, que cette sainte Vierge fut
néanmoins sujette au dormir (3) : non, ne me dites pas cela, Théotime.
Car ne voyez-vous pas que son. sommeil est un sommeil d’amour? de sorte
que son époux même veut qu’on la laisse dormir tant qu’il
lui plaira. Ah! gardez bien, je vous en conjure, dit-il, d’éveiller
ma bien-aimée jusqu’à ce qu’elle le veuille (4). Oui, Théotime,
cette reine céleste ne s’endormait jamais que d’amour, puisqu’elle
ne donnait aucun repos à son précieux corps que pour le revigorer,
afin qu’il servit mieux son Dieu par après : acte certes très
excel-lent de charité. Car, comme dit le grand saint Augustin, elle
nous oblige d’aimer nos corps convenablement, en tan-t qu’ils sont requis
aux bonnes oeuvres, qu’ils font une partie de notre personne, et qu’ils
seront participants de la félicité éternelle. Certes,
un chrétien doit aimer son corps comme une image vivante de celui
du
(1) I Cor., VII, 33, 34.
(2) Ibid., 32.
(3) Au dormir, au sommeil.
(4) Cant. cant., II, 7.
Sauveur incarné, comme issu, de même tige avec icelui,
et par conséquent lui appartenant en partage et consanguinité,
surtout après que nous avons renouvelé l’alliance par la
réception réelle de ce divin corps du Rédempteur,
au très adorable sacrement de l’Eucharistie, et que par le baptême,
confirmation. et autres sacrements, nous nous sommes dédiés
et consacrés à la souveraine bonté.
Mais quant à la très sainte Vierge, ô Dieu, avec
quelle dévotion devait-elle aimer son corps virginal, non seulement
parce que c’était un corps doux, humble, pur, obéissant au
saint amour, et qui était tout embaumé de mille sacrées
suavités; mais aussi parce qu’il était la source vivante
de celui du Sauveur, et lui appartenait si étroitement d’une appartenance
incomparable. C’est pourquoi quand elle mettait son corps angélique
au repos du sommeil : Or sus, reposez, disait-elle, ô tabernacle
de l’alliance, arche de la sainteté, trône de la Divinité
; allégez-vous un peu de votre lassitude, et réparez vos
forces par cette douce tranquillité.
Et puis, mon. cher Théotime, ne savez-vous pas que les songes
mauvais, procurés volontairement par les pensées dépravées
du jour, tiennent en quelque sorte lieu de péché, parce que
ce sont comme des dépendances et exécutions de la malice
précédente? Ainsi certes, les songes provenant des saintes
affections de la veille sont estimés vertueux et sacrés.
Mon Dieu, Théotime, quelle consolation d’ouïr saint Chrysostome
(1) racontant un jour à son peuple la véhémence de
(1) Hom. X, De pœnitentia.
l’amour qu’il lui portait! « La nécessité du sommeil,
dit-il, pressant nos paupières, la tyrannie de notre amour envers
vous excite les yeux de notre esprit; et maintes fois emmi (1) mon sommeil,
il m’a été avis que je vous parlais: car l’âme a accoutumé
de voir en songe par imagination ce qu’elle pense parmi la journée.
Ainsi ne vous voyant pas des yeux de la chair, nous nous voyons des yeux
de la charité. » Eh! doux Jésus, qu’est-ce que devait
songer votre très sainte Mère lorsqu’elle dormait, et que
son coeur veillait? Ne songeait-elle point de vous voir encore plié
dans ses entrailles, comme vous fûtes neuf mois, ou bien pendant
à ses mamelles, et pressant doucement son sein virginal? Hélas!
que de douceur en cette âme! Peut-être songea-t-elle maintefois
que, comme notre Seigneur avait jadis souvent dormi sur sa poitrine, ainsi
qu’un petit agnelet sur le flanc mollet de sa mère: de même
aussi elle dormait dans son côté percé, comme une blanche
colombe dans le trou d’un rocher assuré (2). Si que son dormir (3)
était tout pareil à l’extase quant à l’opération
de l’esprit, bien que quant au corps ce fat un doux et gracieux allégement
et repos. Mais si jamais elle songea, comme l’ancien Joseph, à sa
grandeur future, quand au ciel elle serait revêtue du soleil, couronnée
d’étoiles, et la lune à ses pieds (4), c’est-à-dire
tout environnée de la gloire de sou Fils, couronnée de celle
des Saints et l’univers sous elle : ou que,
(1) Emmi, dans.
(2) Cant. cant., II, 14.
(3) Si que son dormir, en sorte que son sommeil.
(4) Gen., XXXII, 9 ; Apoc., XII, 1.
comme Jacob, elle vit le progrès et les fruits de la rédemption
faite par son Fils en faveur des Anges et des hommes (1): Théotime,
qui pourrait jamais s’imaginer l’immensité de si grandes délices?
Que de colloques avec son cher enfant! que de suavité de toutes
parts!
Mais voyez, je vous prie, que ni je ne dis, ni je ne veux dire que
cette âme tant privilégiée de la Mère de Dieu
ait été privée de l’usage de raison en son sommeil.
Plusieurs ont estimé que Salomon en ce beau songe, quoique vrai
songe (2), auquel il demanda et reçut le don de son incomparable
sagesse, eut un véritable exercice de son franc arbitre à
cause de l’éloquence judicieuse du discours qu’il y fit, du choix
plein de discernement auquel il se détermina, et de la prière
très excellente dont il usa; le tout sans aucun mélange d’impertinence,
ou d’aucun détraquement d’esprit. Mais combien donc y a-t-il plus
d’apparence que la mère du vrai Salomon ait eu l’usage de raison
en son sommeil, comme Salomon même la fait parler, que son coeur
ait veillé tandis qu’elle dormait (3)? Certes, que saint Jean eût
l’exercice de son esprit dans le ventre même de sa mère, ce
fut une bien plus grande merveille. Et pourquoi donc en refuserions-nous
une moindre à celle pour laquelle et à laquelle Dieu a fait
plus de faveurs, qu’il ne fit ni ne fera jamais pour tout le reste des
créatures?
En somme, comme l’abeston (4), pierre
(1) Gen., XXVIII, 12.
(2) III Reg., III, 5, 6 et seq.
(3) Cant. cant., V, 2.
(4) Abeston, asbeste, substance minérale, filamenteuse, incombustible,
précieuse, conserve à jamais le feu qu’il a conçu
par une propriété nonpareille; ainsi le coeur de la Vierge
mère demeura perpétuellement enflammé du saint amour
qu’elle reçut de son Fils, mais avec cette différence, que
le feu de l’abeston, qui ne peut être éteint, ne peut non
plus être agrandi, et les flammes sacrées de la Vierge ne
pouvant ni périr, ni diminuer, ni demeurer en même état,
ne cessèrent jamais de prendre des accroissements incroyables jusques
au ciel, lieu de leur origine; tant il est vrai que cette mère est
la mère de belle dilection (1), c’est-à-dire la plus aimable
comme la plus amante, et la plus amante comme la pins aimée Mère
de cet unique Fils, qui est aussi le plus aimable, le plus amant et le
plus aimé Fils de cette unique mère.
.
CHAPITRE IX.
Préparation au discours de l’union des bienheureux avec Dieu.
L’amour triomphant que les bienheureux exercent au ciel, consiste en
la finale, invariable et éternelle union de l’âme avec son
Dieu. Mais qu’est-elle cette union?
A mesure que nos sens rencontrent des objets agréables et excellents,
ils s’appliquent plus ardemment et avidement à la jouissance d’iceux.
Plus les choses sont belles, agréables à la vue, et dûment
éclairées, plus l’oeirel les garde avidement et vivement;
et plus la voix ou musique est douce et suave, plus elle attire l’attention
de
(1) Eccles., XXIV, 24.
l’oreille : si que chaque objet exerce une puissante, mais amiable
violence sur le sens qui lui est destiné, violence qui prend plus
ou moins de force, selon que l’excellence est moindre ou plus grande, pourvu
qu’elle soit proportionnée à la capacité du sens qui
en veut jouir; car l’oeil qui se plait tant en la lumière, n’en
peut pourtant supporter l’extrémité, et ne saurait regarder
fixement le soleil; et pour belle que soit une musique, si elle est forte
et trop proche de nous, elle nous importune et offense nos oreilles. La
vérité est l’objet de notre entendement, qui a par conséquent
tout son contentement à découvrir et connaître la vérité
des choses, et selon que les vérités sont plus excellentes,
notre entendement s’applique plus délicieusement et plus attentivement
à les considérer. Quel plaisir pensez-vous, Théotime,
qu’eussent ces anciens philosophes, qui connurent si excellemment tant
de belles vérités en la nature? Certes, toutes les voluptés
ne leur étaient rien en comparaison de leur bien-aimée philosophie,
pour laquelle quelques-uns d’entre eux quittèrent les honneurs,
les antres des grandes richesses, d’autres leur pays, et s’en est trouvé
tel qui de sens rassis s’est arraché les yeux, se privant pour jamais
de la jouissance de la belle et agréable lumière corporelle,
pour s’occuper plus librement k considérer la vérité
des choses par la lumière spirituelle; car on lit cela de Démocrite
tant la connaissance de la vérité est délicieuse !
dont Aristote a dit fort souvent, que la félicité et béatitude
humaine consiste en la
(1) Démocrite, d’Abdère philosophe grec, (49O av. J.-C.)
expliquait le monde par les atomes.
sapience (1), qui est la connaissance des vérités éminentes.
Mais lorsque notre esprit élevé au-dessus de la lumière
naturelle commence à voir les vérités sacrées
de la foi, ô Dieu! Théotime, quelle allégresse! L’âme
se fond de plaisir oyant la parole de son céleste époux qu’elle
trouve plus douce et suave que Le miel de toutes les sciences humaines
(2).
Dieu a empreint sa piste, ses allures et passées (3) en toutes
les choses créées; de sorte que la connaissance que nous
avons de sa divine majesté par les créatures, ne semble être
autre chose que la vue des pieds de Dieu, et qu’en comparaison de cela,
la. foi est une vue de la face même de sa divine majesté,
laquelle nous ne voyons pas encore au plein jour de la gloire, mais nous
la voyons pourtant comme en la prime aube du jour, ainsi qu’il advint à
Jacob auprès du gué de Jabob; car bien qu’il n’eût
vu l’ange avec lequel il lutta, sinon à la faible clarté
du point du jour (4), si est-ce que, tout ravi de contentement, il ne laissa
pas de s’écrier: J’ai vu le Seigneur face à face, et mon
âme a été sauvée (5). O combien délicieuse
est la sainte lumière de la foi, par laquelle nous savons avec une
certitude nonpareille, non seulement l’histoire de l’origine des créatures
et de leur vrai usage, mais aussi celle de la naissance éternelle
du grand et souverain Verbe
(1) Sapience, sagesse, philosophie.
(2) Ps., CXVIII, 103.
(3) Sa piste, ses passées, sa trace, ses pas.
(4) Gen., XXXII, 24.
(5) Ibid., 30.
divin, auquel et par lequel tout a été fait, et lequel
avec le Père et le Saint-Esprit est un seul Dieu, très unique,
très adorable, et béni ès siècles des siècles.
Amen. Ah! dit saint Jérôme à son Paulin ( ?), le docte
Platon ne sut oncques ceci, l’éloquent Démosthènes
l’a ignoré. O que vos paroles, dit le grand roi, sont douces, Seigneur,
à mon palais, plus douces que le miel à ma bouche (1)! Notre
coeur n’était-il pas tout ardent, tandis qu’il nous parlait en chemin
(2)? disent ces heureux pèlerins d’Emmaüs, parlant des flammes
amoureuses dont ils étaient touchés par la parole de la foi.
Que si les vérités divines sont de si grande suavité,
étant proposées en la lumière obscure de la foi, ô
Dieu, que sera-ce quand nous les contemplerons en la clarté du midi
de la gloire ?
La reine de Saba, qui, à la grandeur de la renommée de
Salomon (3), avait tout quitté pour le venir voir, étant
arrivée en sa présence, et ayant écouté les
merveilles de la sagesse qu’il répandait en ses propos, tout éperdue
et comme pâmée d’admiration (4), s’écria que ce qu’elle
avait appris par oui-dire de cette céleste sagesse, n’était
pas la moitié de la connaissance que la vue et l’expérience
lui en donnaient (5).
Ah ! que belles et amiables sont les vérités que la foi
nous révèle par l’ouïe ! Mais quand, arrivés
en la céleste Jérusalem, nous verrons le grand Salomon, roi
de gloire, assis sur le trône de sa sapience, manifestant avec une
clarté
(1) Ps., CXVIII, 103.
(2) Luc., XXIV, 32.
(3) III Reg., X., 1
(4) Ibid., 5.
(5) Ibid., 7.
incompréhensible les merveilles et secrets éternels de
sa vérité souveraine, avec tant de lumière que notre
entendement verra en présence ce qu’il avait cru ici-bas: oh! alors,
très cher Théotime, quels ravissements! quelles extases!
quelles admirations! quels amours! quelles douceurs! Non jamais, dirons-nous
en cet excès de suavité, non jamais nous n’eussions su penser
de voir des vérités si délectables. Nous avons voirement
cru tout ce qu’on nous avait annoncé de ta gloire, ô grande
cité de Dieu (1); mais nous ne pouvions pas concevoir la grandeur
infinie des abîmes de tes délices.
.
CHAPITRE X.
Que le désir précédent accroîtra grandement
l’union des bienheureux avec Dieu.
Le désir qui précède la jouissance, aiguise et
affine (2) le ressentiment d’icelle, et pins le désir a été
pressant et puissant, plus la possession de la chose désirée
est agréable et délicieuse. O Jésus! mon cher Théotime,
quelle joie pour le coeur humain de voir la face de la Divinité,
face tant désirée, ains face l’unique désir de nos
âmes! Nos coeurs ont une soif qui ne peut être étanchée
par les contentements de la vie mortelle, contentements desquels les plus
estimés et pourchassés, s’ils sont modérés,
ils ne nous désaltèrent pas; et s’ils sont extrêmes,
ils nous étouffent. On les désire néanmoins toujours
extrêmes, et jamais ils ne le sont qu’ils ne soient excessifs, insupportables
(1) Ps., LXXXVI, 3.
(2) Affine, purifie, rend plus fin.
et dommageables; car on meurt de joie, comme on meurt de tristesse
: ains la joie est plus active à nous ruiner que la tristesse. Alexandre
ayant englouti (1) tout ce bas monde, tant en effet qu’en espérance,
ouït dire à un chétif homme du monde qu’il y avait encore
plusieurs autres mondes. Et comme un petit enfant qui veut pleurer pour
une pomme qu’on lui refuse, cet Alexandre, que les mondains appellent le
Grand, plus fou néanmoins qu’un petit enfant, se prend à
pleurer à chaudes larmes de quoi il n’y avait pas apparence qu’il
pût conquérir les autres-mondes, puisqu’il n’avait pas encore
l’entière possession de celui-ci. Celui qui jouissant plus pleinement
du monde que jamais nul ne fit, en est toutefois si peu content, qu’il
pleure de tristesse, de quoi il n’en peut avoir d’autres que la folle persuasion
d’un misérable cajoleur lui fait imaginer : dites-moi, je vous prie,
Théotime, montre-t-il pas que la soif de son coeur ne peut être
assouvie en cette vie, et que ce monde n’est pas suffisant pour le désaltérer?
O admirable, mais aimable inquiétude du coeur humain! Soyez à
jamais sans repos ni tranquillité quelconque en cette terre, mon
âme, jusqu’à ce que vous ayez rencontré les fraîches
eaux de la vie immortelle et la très sainte divinité, qui
seules peuvent éteindre votre altération et accoiser votre
désir.
Cependant, Théotime, imaginez-vous, avec le Psalmiste, ce cerf
qui, mal mené par la meute, n’a plus ni haleine, ni jambes, comme
il se fourre avidement dans l’eau qu’il va quêtant; avec quelle
(1) Englouti, absorbé par sa domination.
ardeur il se presse et serre dans cet élément (1): il
semble qu’il se voudrait volontiers fondre et convertir en eau, pour jouir
plus pleinement de cette fraîcheur. Hé! quelle union de notre
coeur à Dieu là-haut au ciel, où, après ces
désirs infinis du vrai bien, non jamais assouvis en ce monde, nous
en trouverons la vivante et puissante source ! Alors certes, comme on voit
un enfant affamé, si fort collé au flanc de sa mère
et attaché à son sein, presser avidement cette douce fontaine
de suave et désirée liqueur, de sorte qu’il est advis (2)
qu’il veuille ou se fourrer tout dans ce sein maternel, ou bien le tirer
et sucer tout entier dans sa petite poitrine; ainsi notre âme toute
haletante de la soif extrême du vrai bien, lorsqu’elle en rencontrera
la source inépuisable en la Divinité: ô vrai Dieu,
quelle sainte et suave ardeur à s’unir et joindre à ces mamelles
fécondes de la toute bonté, ou pour être tout abîmés
en elle, ou afin qu’elle vienne toute en nous !
.
CHAPITRE XI.
De l’union des esprits bienheureux avec Dieu en la vision de la Divinité.
Quand nous regardons quelque chose, quoiqu’elle nous soit présente,
elle ne s’unit pas à nos yeux elle-même, ains seulement leur
envoie une certaine représentation ou image d’elle-même, que
l’on appelle espèce sensible, par le moyeu de laquelle nous voyons.
Et quand nous contemplons ou entendons quelque chose, ce que nous
(1) Ps., XLI, 2.
(2) Il est advis, on croirait,
entendons ne s’unit pas non plus à notre entendement, sinon
par le moyeu d’une autre représentation et image très délicate
et spirituelle que l’on nomme espèce intelligible. Mais encore ces
espèces par combien de détours et de changements viennent-elles
à notre entendement! Elles abordent au sens extérieur, et
de là passent à l’intérieur, puis à la fantaisie
(1), de là à l’entendement actif, et viennent enfin au passif;
à ce que passant par tant d’étamines et sous tant de limes,
elles soient par ce moyen purifiées, subtilisées et affinées,
et que de sensibles elles soient rendues intelligibles.
Nous voyons et entendons ainsi, Théotime, tout ce que nous voyons
ou entendons en cette vie mortelle, oui même les choses de la foi.
Car, comme le miroir ne contient pas la chose que l’on y voit, ains seulement
la représentation et espèce (2) d’icelle, laquelle représentation,
arrêtée par le miroir, en produit une autre en l’oeil qui
regarde; de même la parole de la foi ne contient pas les choses qu’elle
annonce, ains seulement elle les représente: et cette représentation
des choses divines qui est en la parole de la foi, en produit une autre,
laquelle notre entendement, moyennant la grâce de Dieu, accepte et
reçoit comme représentation de la sainte vérité,
et notre volonté s’y complaît et l’embrasse comme
(1) Fantaisie, imagination.
(2) Espèce, apparence. Dans la philosophie scolastique, espèce
est synonyme d’image. La connaissance des corps se fait au moyen d’espèces
sensibles, c’est-à-dire d’images perçues par les sens, puis
par l’entendement, espèces intelligibles.
une vérité honorable, utile, aimable et très bonne:
de sorte que les vérités signifiées en la parole de
Dieu sont par icelles représentées à l’entende. ment,
comme les choses exprimées au miroir sont par le miroir représentées
à l’oeil : si que croire, c’est voir comme par un miroir, dit le
grand Apôtre (1).
Mais au ciel, Théotime, ah ! mon Dieu, quelles faveurs! La Divinité
s’unira elle-même à notre entendement, sans entremise d’espèce
ni représentation quelconque ; ains elle s’appliquera et joindra
elle-même à notre entendement, se rendant tellement présente
à lui, que cette intime présence tiendra lieu de représentation
et d’espèce. O vrai Dieu, quelle suavité à l’entendement
humain d’être à jamais uni à son souverain objet, recevant
non sa représentation, mais sa présence ; non aucune image
ou espèce, mais la propre essence de sa divine vérité
et majesté? Nous serons là comme des enfants très
heureux de la divinité, ayant l’honneur d’être nourris de
la propre substance divine, reçue en notre âme par la bouche
de notre entendement; et, ce qui surpasse toute douceur, c’est que comme
les mères ne se contentent pas de nourrir leurs poupons de leur
lait, qui est leur propre substance, si elles-mêmes ne leur mettent
le sein dans la bouche, afin qu’ils- reçoivent leur substance, non
on une cuiller ou autre instrument, ains en leur propre substance et par
leur propre substance; en sorte que cette substance maternelle serve de
tuyau, aussi bien que de nourriture, pour
(1) I Cor., XIII, 12.
être reçue du bien-aimé petit enfançon (1)
; ainsi Dieu notre père ne se contente pas de faire recevoir sa
propre substance en notre entendement, c’est-à-dire de nous faire
voir sa divinité; mais par un abîme de sa douceur, il appliquera
lui-même sa substance à notre esprit, afin que nous l’entendions,
non p1us en espèce ou représentation, mais en elle-même
et par elle-même; en sorte que sa substance paternelle et éternelle
serve d’espèce aussi bien que d’objet à notre entendement.
Et alors seront pratiquées en une façon excellente ces divines
promesses : Je la mènerai en la solitude, et parlerai à son
coeur et l’allaiterai (2). Esjouissez-vous (3) avec Jérusalem en
liesse, afin que vous vous allaitiez et soyez remplis de la mamelle de
sa consolation, et que vous suciez, et que vous vous délectiez de
la totale affluence de sa gloire. Vous serez portés à la
mamelle; et on vous amadouera sur les genoux (4).
Bonheur infini, Théotime, et lequel ne nous a pas seulement
été promis, mais nous en avons des arrhes au très
saint sacrement de l’Eucharistie, festin perpétuel de la grâce
divine; car en icelui nous recevons le sang du Sauveur en sa chair, et
sa chair en son sang: son sang nous étant appliqué par sa
chair, sa substance par sa substance à notre propre bouche corporelle,
afin que nous sachions qu’ainsi nous appliquera-t-il son essence divine
au festin éternel de la gloire. il est vrai qu’ici cette faveur
nous est faite réellement, mais à couvert sous les espèces
et apparences sacramentelles;
(1) Enfançon, petit enfant, nourrisson
(2) Os., II, 4.
(3) Esjouissez-vons, réjouissez-vous.
(4) Is., LXVI, 10-12.
là où au ciel la Divinité se donnera à
découvert, et nous la verrons face à face comme elle est
(1).
.
CHAPITRE XII
De l’union éternelle des esprits bienheureux avec Dieu en la
vision de la naissance éternelle du Fils de Dieu.
O saint et divin Esprit, amour éternel du Père et du
Fils, soyez propice à mon enfance. Notre entendement verra donc
Dieu, Théotime; mais je dis, il verra Dieu lui-même face à
face, contemplant par une vue de vraie et réelle présence
la propre essence divine, et en elle ses infinies beautés, la toute-puissance,
la toute-bonté, toute sagesse, toute-justice, et le reste de cet
abîme de perfections.
Il verra donc clairement cet entendement, la connaissance infinie que,
de toute éternité, le Père a eue de sa propre beauté,
et pour laquelle exprimer en soi-même il prononça et dit éternellement
le mot, le verbe, ou parole et diction très unique et très
infinie; laquelle comprenant et représentant toute la perfection
du Père, ne peut être qu’un même Dieu très unique
avec lui, sans division ni séparation. Ainsi verrons-nous donc cette
éternelle et admirable génération du Verbe et Fils
divin, par laquelle il naquit éternellement à l’image et
semblance (2) du Père, image et semblance vive et naturelle, qui
ne représente aucuns accidents, ni aucun extérieur; puisqu’en
Dieu tout est substance, et n’y peut avoir accident
(1) I Cor., XIII, 13.
(2) Semblance, ressemblance
tout est intérieur, et n’y peut avoir aucun extérieur.
Mais image qui représente la propre substance du Père, si
vivement, si naturellement, tant essentiellement et substantiellement,
que pour cela elle ne peut être que le même Dieu avec lui,
sans distinction ni différence quelconque d’essence ou substance,
ans avec la seule distinction des personnes; car comme se pourrait-il faire
que ce divin Fils fût la vraie, vraiment vive et vraiment naturelle
image, semblance et figure de l’infinie beauté et substance du Père,
si elle ne représentait infiniment au vif et au naturel les infinies
perfections du Père? et comme pourrait-elle représenter infiniment
des perfections infinies, si elle-même n’était infiniment
parfaite? et comme pourrait-elle être infiniment parfaite, si elle
n’était Dieu? et comme pourrait-elle être Dieu, si elle n’était
un même Dieu avec le Père?
Ce Fils donc, infinie image et figure de son Père infini, est
un seul Dieu très unique et très infini avec son Père,
sans qu’il y ait aucune différence de substance entre eux, ains
seulement la distinction de personnes : laquelle distinction de personnes,
comme elle est totalement requise, aussi est-elle très suffisante
pour faire que le Père prononce, et que le Fils soit la parole prononcée;
que le Père die (1), et que le Fils soit le Verbe ou la diction
que le Père exprime; et que le Fils soit l’image, semblance et figure
exprimée; et qu’en somme le Père soit Père, et le
Fils soit Fils, deux personnes distinctes, mais une seule essence et divinité.
Ainsi Dieu qui est seul, n’est pas pourtant solitaire: car il est seul
en sa très unique et
(1) Die, dise, parle, forme usitée au XVII° siècle.
très simple divinité; mais il n’est pas solitaire, puisqu’il
est Père et Fils en deux personnes. O Théotime, Théotime,
quelle joie, quelle allégresse de célébrer cette éternelle
naissance qui se fait en la splendeur des saints (1) ; de la célébrer,
dis-je, en la voyant, et de la voir en la célébrant!
Le très doux saint Bernard, étant encore jeune garçon
à Châtillon-sur-Seine, la nuit de Noël, attendait en
l’église que l’on commençât l’office sacré ;
et. en cette attente, le pauvre enfant s’endormit d’un sommeil fort léger,
pendant lequel, Ô Dieu, quelle douceur! il vit en-esprit, mais d’une
vision fort distincte et fort claire, comme le Fils de Dieu ayant épousé
la nature humaine, et s’étant rendu petit enfant dans les entrailles
très pures de sa mère, naissait virginalement de son sein
sacré avec une humble suavité mêlée d’une céleste
majesté,
Comme l’époux qui, en maintien royal,
Sort tout joyeux de son lit nuptial (2).
Vision, Théotime, qui combla tellement le coeur amiable du petit
Bernard d’aise, de jubilation et de délices spirituelles, qu’il
en eut toute sa vie des ressentiments extrêmes, et partant, combien
que (3) depuis, comme une abeille sacrée, il recueillit toujours
de tous. les divins mystères le miel de mille douces et divines
consolations, si est-ce que la. solennité de Noël lui apportait
une particulière suavité, et parlait avec un goût nonpareil
de cette nativité de son Maître. Hélas ! mais de grâce,
Théotime, si une vision mystique
(1) Ps., CIX,3.
(2) Ps., LXXXI, 6.
(3) Combien que, bien que, quoique.
et imaginaire de la naissance temporelle et humaine du Fils de Dieu,
par laquelle il procédait homme de la femme, vierge d’une vierge,
ravit et contente si fort le coeur d’un enfant; hé! que sera-ce,
quand nos esprits glorieusement illuminés de la clarté bienheureuse,
verront cette éternelle naissance par laquelle le Fils procède
Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu d’un vrai Dieu,
divinement et éternellement? Alors donc notre esprit se joindra
par une complaisance incompréhensible à cet objet si délicieux,
et par une invariable attention lui demeurera éternellement uni.
.
CHAPITRE XIII
De l’union des esprits bienheureux avec Dieu en la vision de la production
du Saint-Esprit.
Le Père éternel voyant l’infinie bonté et beauté
de son essence -si vivement, essentiellement et substantiellement exprimée
en son Fils, et le Fils voyant réciproquement que sa même
essence, bonté et beauté est originairement en son Père
comme en sa source ou fontaine; hé! se pourrait-il faire que ce
divin Père et son Fils ne s’entr’aimassent pas d’un amour infini,
puisque leur volonté par laquelle ils s’aiment, et leur bonté
pour laquelle ils s’aiment, sont infinies en l’un et en l’autre ?
L’amour ne nous trouvant pas égaux, il nous égale; ne
nous trouvant pas unis, il nous unit. Or, le Père et le Fils se
trouvant non seulement égaux et unis, ains un même Dieu, une
même essence et une même unité, quel amour doivent-ils
avoir l’un à l’autre! Mais cet amour ne se passe pas comme l’amour
que les créatures intellectuelles ont entre elles ou envers leur
Créateur. Car l’amour créé se fait par plusieurs et
divers élans, soupirs, unions et liaisons qui s’entre-suivent, et
font la continuation de l’amour avec une douce vicissitude de mouvements
spirituels. Mais l’amour divin du Père éternel envers son
Fils est pratiqué en un seul soupir élancé réciproquement
par le Père et le Fils, qui en cette sorte demeurent unis et liés
ensemble. Oui, mon Théotime : car la bonté du Père
et du Fils n’étant qu’une seule très uniquement unique bonté,
commune à l’un et à l’autre, l’amour de cette bonté
ne peut être qu’un seul amour; parce qu’encore qu’il y ait deux amants,
à savoir le Père et le Fils, néanmoins il n’y a que
leur seule très unique bonté qui leur est commune, laquelle
est aimée, et leur très unique volonté qui aime; et
partant il n’y a aussi qu’un seul amour exercé par un seul soupir
amoureux. Le Père soupire cet amour, le Fils le soupire aussi ;
mais parce que le Père ne soupire cet amour que par la même
volonté et pour la même bonté qui est également
et uniquement en lui et en son Fils, et le Fils mutuellement (1) ne soupire
ce soupir amoureux que pour cette même bonté et par cette
même volonté ; partant ce soupir amoureux n’est qu’un seul
soupir, ou un seul esprit élancé par deux soupirants.
Et d’autant que le Père et le Fils qui soupirent, ont une essence
et volonté infinie par laquelle ils soupirent, et que la bonté
pour laquelle ils soupirent est infinie, il est impossible que le soupir
(1) Mutuellement, à son tour.
ne soit infini. Et d’autant qu’il ne peut être infini qu’il ne
soit Dieu, partant cet esprit soupiré du Père et du Fils
est vrai Dieu. Et parce qu’il n’y a, ni peut avoir qu’un seul Dieu, il
est un seul vrai Dieu avec le Père et le Fils. Mais de plus, parce
que cet amour est un acte qui procède réciproquement du Père
et du Fils, il ne peut être ni le Père ni le Fils desquels
il est procédé, quoiqu’il ait la même bonté
et substance du Père et du Fils; ains faut que ce soit une troisième
personne divine, laquelle avec le Père et le Fils ne soit qu’un
seul Dieu. Et d’autant que cet amour est produit par manière de
soupir ou d’inspiration, il est appelé Saint-Esprit.
Or sus, Théotime, le roi David, décrivant la suavité
de l’amitié des serviteurs de Dieu, s’écrie
O voici que c’est chose bonne
Qui mille suavités donne,
Quand les frères ensemblement
Habitent unanimement:
Car cette douceur amiable
Au très saint onguent est semblable,
Que dessus le chef on versa,
D’Aaron, quand on le consacra:
Onguent, dont ta tête sacrée
D’Aaron était toute trempée,
Jusqu’à la robe s’écoulant,
Et tout son collet parfumant (1).
Mais, Ô Dieu ! si l’amitié humaine est tant agréablement
aimable, et répand une odeur si délicieuse sur ceux qui la
contemplent; que sera-ce, mon bien-aimé Théotime, de voir
l’exercice sacré de l’amour réciproque du Père envers
le Fils éternel? Saint Grégoire Nazianzène raconte
que l’amitié incomparable qui était entre lui et son
(1) Ps., CXXXII, 1, 2.
grand saint Basile, était célébrée par
toute la Grèce , et Tertullien témoigne que les païens.
admiraient cet amour plus que fraternel qui régnait entre les premiers
chrétiens. O quelle fête ! quelle solennité! de quelles
louanges et bénédictions doit être célébrée,
de quelle admiration doit être honorée et aimée l’éternelle
et souveraine amitié du Père et du Fils ! Qu’y a-t-il d’aimable
et d’amiable, si l’amitié ne l’est pas? Et si l’amitié est
aimable et amiable, quelle amitié le peut être en comparaison
die cette infinie amitié qui est entre le Père et le Fils,
et qui est un même Dieu très unique avec eux? Notre cœur,
Théotime, s’abîmera d’amour en l’admiration de la beauté
et suavité de l’amour que ce Père éternel et ce Fils
incompréhensible pratiquent divinement et éternellement.
.
CHAPITRE XIV
Que la sainte lumière de la gloire servira à l’union
des esprits bienheureux avec Dieu.
L’entendement créé verra donc l’essence divine sans aucune
entremise d’espèce ou représentation; mais il ne la verra
pas néanmoins sans quelque excellente lumière qui le dispose,
élève et renforce pour faire une vue si haute, et d’un objet
si sublime et éclatant. Car, comme la. chouette a bien la vue assez
forte pour voir la sombre lumière de la nuit sereine, mais non pas
toutefois pour voir la clarté du midi qui est trop brillante pour
être reçue par des yeux si troubles et imbéciles ainsi
notre entendement qui a bien assez de force pour considérer les
vérités naturelles par son discours, et- même les choses
surnaturelles de la grâce par la lumière de lai foi, ne saurait
pas néanmoins, ni par la lumière de la nature, ni par la
lumière de la foi, atteindre jusqu’à la vue de la substance
divine en elle-même. C’est pourquoi la suavité d-e la sagesse
éternelle a disposé de ne point appliquer son essence à-notre
entendement, qu’elle ne l’ait préparé, revigoré et
habilité (1) pour recevoir une vue si éminente, et dis-proportionnée
à sa condition naturelle, comme est la vue de la Divinité.
Car ainsi le soleil, souverain objet de nos yeux corporels entre les choses
naturelles, ne se présente point à notre vue que premier
il n’envoie ses rayons par le moyen desquels nous le puissions voir, de
sorte que nous ne le voyons que par sa lumière. Toutefois il y a
die la différence entre les rayons que le soleil jette à
nos yeux corporels, et la lumière que Dieu créera en nos
entendements au ciel; car le rayon. du soleil corporel ne fortifie point
nos yeux quand ils sont faibles et impuissants à voir, ains plutôt
il les aveugle, éblouissant et dissipant leur vue infirme:
ou au contraire cette sacrée lumière de gloire trouvant
nos entendements inhabiles et incapables de voir la Divinité, elle
les élève, renforce et perfectionne si excellemment, que
par une merveille incompréhensible ils regardent et contemplent
l’abîme de la clarté divine fixement et droitement en elle-même,
sans être éblouis ni rebouchés (2): de la grandeur
infinie de son éclat.
(1) Habilité, disposé, instruit.
(2) Rebouchés de..., refermés par.
Tout ainsi donc que Dieu nous a donné la lumière de la
raison par laquelle nous le pouvons connaît comme auteur de la nature,
et la lumière de la foi par laquelle nous le considérons
comme source de la grâce: de même il nous donnera la lumière
de gloire par laquelle nous le contemplerons comme fontaine de la béatitude
et vie éternelle, mais fontaine, Théotime, que nous ne contemplerons
pas de loin, comme nous faisons maintenant par la foi, ains que nous verrons
par la lumière de gloire, plongés et abîmés
en icelle. Les plongeons (1), dit Pline, qui pour pêcher les pierres
précieuses s’enfoncent dans la mer, prennent de l’huile en leurs
bouches, afin que la répandant ils aient plus de jour pour voir
dedans les eaux entre lesquelles ils nagent. Théotime, l’âme
bienheureuse étant enfoncée et plongée dans l’océan
de la divine Essence, Dieu répandra dans son entendement la sacrée
lumière de gloire, -qui lui fera jour dans cet abîme de lumière
inaccessible (2), afin que par la clarté de la gloire nous voyions
la clarté de la Divinité.
En Dieu gît la fontaine mAme
De vie et de plaisir suprême
La clarté noua apparaîtra
Aux rais (3) de sa vive lumière.
Et notre liesse plénière
De son jour seulement naîtra (4).
(1) Plongeons, plongeurs.
(2) I Tim.
(3) Rais, rayons.
(4) Ps., XXXV, 40.
.
CHAPITRE XV
Que l’union des bienheureux avec Dieu aura des différents degrés.
Or ce sera cette lumière de gloire, Théotime, qui donnera
la mesure à la vue et contemplation des bienheureux; et selon que
nous aurons plus ou moins de cette sainte splendeur, nous verrons aussi
plus ou moins clairement, et par conséquent plus ou moins heureusement
la très sainte Divinité, qui regardée diversement
nous rendra de même différemment glorieux. Certes en ce paradis
céleste tous les Esprits voient toute l’essence divine; mais nul
d’entre eux, ni tous ensemble ne la voient, ni peuvent voir totalement.
Non, Théotime; car Dieu étant très uniquement un et
très simplement indivisible, on ne le peut voir qu’on ne le voie
tout, d’autant qu’il est infini, sans limite ni borne, ni mesure quelconque
en sa perfection; il n’y a ni peut avoir aucune capacité hors de
lui qui jamais puisse totalement comprendre ou pénétrer l’infinité
de sa bonté infiniment essentielle et essentiellement infinie.
Cette lumière créée du soleil visible qui est
limitée et finie, est tellement vue toute de tous ceux qui la regardent,
qu’elle n’est pourtant jamais vue totalement de pas un, ni même de
tous ensemble. Il en est presque ainsi de tous nos sens, outre plusieurs
qui oyent une excellente musique, quoique tous l’entendent toute, les uns
pourtant ne l’oyent pas si bien, ni avec tant de plaisir que les autres,
selon que les oreilles sont plus ou moins délicates. La manne était
savourée toute de quiconque la mangeait, niais différemment
néanmoins, selon la diversité des appétits de ceux
qui la prenaient, et aie fut jamais savourée totalement; car elle
avait plus de différentes saveurs, qu’il n’y avait de variétés
de goût ès Israélites. Théotime, nous verrons
et savourerons là-haut au ciel toute la Divinité; mais jamais
nul des bienheureux, ni tous ensemble, ne la verront ou savoureront totalement.
Cette infinité divine aura toujours infiniment plus d’excellences
que nous ne saurions avoir de suffisance et de capacité : et nous
aurons un contentement indicible de connaître qu’après avoir
assouvi tout le désir de notre coeur, et rempli pleinement sa capacité
en la jouissance du bien infini qui est Dieu, néanmoins il restera
encore en cette infinité des infinies perfections à voir,
à jouir et posséder, que sa divine majesté comprend
et voit elle seule, elle seule se comprenant soi-même.
Ainsi les poissons jouissent de la grandeur incroyable de l’Océan
; et jamais pourtant aucun poisson, ni même toute la multitude des
poissons, ne vit toutes les plages, ni ne trempa ses écailles en
toutes les eaux de la mer. Et les oiseaux s’égayent à leur
gré dans la vasteté de l’air; mais jamais aucun oiseau, ni
mémo toute la race des oiseaux ensemble, n’a battu des ailes toutes
les contrées de l’air, et n’est jamais parvenu à la suprême
région d’icelui. Ah ! Théotime, nos esprits, à leur
gré et selon toute l’étendue de leurs souhaits, nageront
en l’Océan, et voleront en l’air de la Divinité, et se réjouiront
éternellement de voir que cet air est tant infini, cet Océan
si vaste, qu’il aie peut être mesuré par leurs ailes; et que
jouissant, sans
réserve ni exception quelconque, de tout cet abîme infini
de la Divinité, ils ne peuvent néanmoins jamais égaler
leur jouissance à cette infinité, laquelle demeure toujours
infiniment infinie au-dessus de leur capacité.
Et sur ce sujet les esprits bienheureux sont ravis de deux admirations
: l’une pour l’infinie beauté qu’ils contemplent, et l’autre pour
l’abîme de l’infinité qui reste à voir en cette même
beauté. O Dieu! que ce qu’ils voient est admirable! mais, Ô
Dieu! que ce qu’ils ne voient pas l’est beaucoup plus! Et toutefois, Théotime,
la très sainte beauté qu’ils voient étant infinie,
elle les rend parfaitement satisfaits et assouvis; et se contenant d’en
jouir, selon le rang qu’ils tiennent au ciel, à cause de la très
aimable providence divine qui en a ainsi ordonné, ils convertissent
la connaissance qu’ils ont de ne posséder pas, ni ne pouvoir posséder
totalement leur objet, en une simple complaisance d’admiration, par laquelle
ils ont une joie souveraine de voir que la beauté qu’ils aiment
est tellement infinie, qu’elle ne peut être totalement connue que
par elle-même. Car en cela consiste la divinité de cette beauté
infinie, ou la beauté de cette infinie divinité.
FIN DU TROISIÈME LIVRE.
LIVRE QUATRIÈME
DE LA DÉCADENCE ET RUINE DE LA CHARITÉ
CHAPITRE PREMIER
Que nous pouvons perdre l’amour de Dieu, tandis que nous sommes en
cette vie mortelle.
Nous ne faisons pas ces discours pour ces grandes âmes d’élite
que Dieu, par une très spéciale faveur, maintient et confirme
tellement de son amour, qu’elles sont hors le hasard de jamais le perdre.
Nous parlons pour le reste des mortels, auxquels le Saint-Esprit adresse
ces avertissements : Qui est debout qu’il prenne garde à ne point
tomber (1). Tiens ce que tu as (2). Ayez soin et travaillez, afin d’assurer
par bonnes oeuvres votre vocation (3). Ensuite de quoi il leur fait sentir
cette prière: Ne me rejetez point de devant votre face et ne m’ôtez
point votre Saint-Esprit (4). Et ne nous induisez point en tentation(5)
; afin qu’ils fassent leur salut avec un saint tremblement et une crainte
sacrée (6); sachant qu’ils ne sont plus invariables et
(1) I Cor., X, 12.
(2) Apoc., III, 1l.
(3) II Petr., I, 10.
(4) Ps., L, 13.
(5) Matth., VII, 13.
(6) Phil., II, 12.
fermes à conserver l’amour de Dieu, que le premier Ange avec
ses sectateurs et Judas, qui l’ayant reçu le perdirent, et- en le
perdant se perdirent éternellement eux-mêmes; ni que Salomon,
qui l’ayant une fois quitté, tient tout le monde en doute de sa
damnation; ni qu’Adam, Éve, David, saint Pierre, qui étant
enfants de salut, ne laissèrent pas de déchoir pour un temps
de l’amour sans lequel il n’y a point de salut. Hélas! ô Théotime,
qui sera donc assuré de conserver l’amour sacré en cette
navigation de la vie mortelle, puisqu’en la terre et au ciel tant de personnes
d’incomparable dignité ont fait de si cruels naufrages?
Mais, Ô Dieu éternel! comme est-il possible, direz-vous,
qu’une âme qui n l’amour de Dieu, le puisse jamais perdre? car où
l’amour est, il résiste an péché. Et, comme se peut-il
donc faire que le péché y entre? puisque l’amour est fort
comme la mort, âpre au combat comme l’enfer (1), comme peuvent les
forces de la mort ou de l’enfer, c’est-à-dire, les péchés,
vaincre l’amour qui pour le moins les égale en force, et les surmonte
en assistance et en droit? Mais comme peut-il être qu’une âme
raisonnable, qui a une fois savouré une si grande douceur comme
est celle de l’amour divin, puisse oncques volontairement avaler les eaux
amères de l’offense ? Les enfants, tout enfants qu’ils sont, étant
nourris au lait, au beurre et au miel, abhorrent l’amertume de l’absinthe
et du chicotin (2), et pleurent jusques à pâmer, quand on
(1) Cant. cant., VIII, 6.
(2) Chicotin, extrait fort amer de l’aloès ou de la coloquinte.
leur en fait goûter. Hé! donc, Ô vrai Dieu, l’âme
une fois jointe à la bonté du Créateur, comme le peut-elle
quitter pour suivre la vanité de la créature ?
Mon cher Théotime, les cieux mêmes s’ébahissent,
leurs portes se froissent de frayeur (1), et les anges de paix (2) demeurent
éperdus d’étonnement sur cette prodigieuse misère
du coeur humain, qui abandonne un bien tant aimable, pour s’attacher à
des choses si déplorables. Mais avez-vous jamais vu cette petite
merveille que chacun sait, et de laquelle chacun ne sait pas la raison?
quand on perce un tonneau bien plein., il ne répandra point son
vin, qu’on ne lui donne de l’air par-dessus; ce qui n’arrive pas aux tonneaux
esquels il y a déjà du vide; car on ne les a pas plus tôt
ouverts que le vin en sort. Certes, en cette vie mortelle, quoique nos
âmes abondent en amour céleste, si est-ce que (3) jamais elles
n’en sont si pleines, que par la tentation cet amour ne puisse sortir,
Mais là-haut au ciel, quand les suavités de la beauté
de Dieu occuperont tout notre entendement, et les délices de sa
bonté assouviront toute notre volonté, en sorte qu’il n’y
aura rien que la plénitude de son amour ne remplisse; nul objet,
quoiqu’il pénètre jusqu’à nos coeurs, ne pourra jamais
tirer, ni faire sortir une seule goutte de la précieuse liqueur
de leur amour céleste. Et de penser donner du vent par-dessus, c’est-à-dire,
décevoir ou surprendre l’entendement, il ne sera
(1) Jér., II, 12.
(2) Is., XXIII, 7.
(3) Si est-ce que, toujours est il que
plus possible; car il sera immobile en l’appréhension de la
vérité souveraine.
Ainsi le vin qui est bien épuré et séparé
de sa lie, peut aisément être garanti de tourner et pousser
(1) ; mais celui qui est sur la lie, y est presque toujours sujet. Et quant
à nous, tandis que nous sommes en ce monde, nos esprits sont sur
la lie et le tartre de mille humeurs et misères, et par conséquent
aisés à changer et tourner en leur amour. Mais étant
au ciel, où, comme en ce grand festin décrit par Isaïe,
nous aurons le vin purifié de toute lie (2), nous ne serons plus
sujets au change, ains demeurerons inséparablement unis par amour
à notre souverain bien. Ici, parmi les crépuscules de l’aube
du jour, nous craignons qu’en lieu de l’époux nous ne rencontrions
quoiqu’autre objet qui nous amuse et déçoive; mais quand
nous le trouverons là-haut où il repaît et repose au
midi de sa gloire (3), il n’y aura plus moyen d’être trompé;
car sa lumière sera trop claire, et sa douceur nous liera si serrés
à. sa bonté, que nous ne pourrons plus vouloir nous en déprendre.
Nous sommes comme le corail qui, dans l’océan, lieu de son origine,
est un arbrisseau (4) pâle vert, faible, fléchissant et pliable;
mais étant tiré hors du fond de la mer comme du sein
1) Pousser, fermenter.
(2) Is., XXV, 6.
(3) Cant. cant., I, 6.
(4) Le corail est un arbrisseau... le corail est un polypier qui a
la forme d’un arbrisseau couvert d’une membrane vasculaire qui relie entre
eux les polypes et leur permet de profiter de la même nourriture.
de sa mère, il devient presque pierre, se rendant ferme et impliable,
à mesure qu’il change son vert blafâtre en un vermeil fort
vif; car ainsi étant encore emmi la mer de ce monde, lieu de notre
naissance, nous sommes sujets à des vicissitudes extrêmes,
et pliables à toutes les mains: à la droite de l’amour céleste
par l’inspiration, à la gauche de l’amour terrestre par la tentation.
Mais si une fois tirés hors de cette mortalité, nous avons
changé le pâle vert de nos craintives espérances au
vif vermeil de l’assurée jouissance, jamais plus nous ne serons
muables (1); ains demeurerons à toujours arrêtés en
l’amour éternel.
Il est impossible de voir la Divinité et ne l’aimer pas. Mais
ici-bas, où, sans la voir, noirs l’entrevoyons seulement ais travers
des ombres de la foi, comme en un miroir (2), notre connaissance n’est
pas si grande, qu’elle ne laisse encore l’entrée à la surprise
des autres objets et biens apparents, lesquels, entre les obscurités
qui se mêlent en la certitude et vérité de la foi,
se glissent insensiblement comme petits renardeaux, et démolissent
notre vigne fleurie (3). En somme, Théotime, quand nous avons la
charité, notre franc arbitre est paré de la robe nuptiale,
de laquelle comme il peut toujours demeurer vêtu, s’il veut, en bien
faisant, aussi s’en peut-il dépouiller, s’il lui plaît, en
péchant.
(1) Muables, changeantes.
(2) I Cor., XIII, 12.
(3) Cant. cant., II, 15.
.
CHAPITRE II
Du refroidissement de l’âme en l’amour sacré.
L’âme est maintes fois contristée et affligée dans
le corps, jusque même à quitter plusieurs membres d’icelui,
qui demeurent privés de mouvement et sentiment, encore qu’elle n’abandonne
pas le coeur, où elle est toujours entière jusques à
l’extrémité de la vie. Ainsi, la charité est quelquefois
tellement allangourie et abattue dans le coeur, qu’elle ne parait presque
plus en aucun exercice, et néanmoins elle ne laisse pas d’être
entière en la suprême région de l’âme, et c’est
lorsque, sous la multitude des péchés véniels, comme
sous des cendres, le feu du saint amour demeure couvert et sa lueur étouffée,
quoique non pas amorti ni éteint; car tout ainsi que la présence
du diamant empêche l’exercice et l’action de la propriété
que l’aimant a d’attirer le fer, sans toutefois lui ôter la propriété,
laquelle opère soudain que cet empêchement est éloigné;
de même la présence du péché véniel n’ôte
pas voirement à la charité sa force et puissance d’opérer,
mais elle l’engourdit en certaine façon, et la prive de l’usage
de son activité, si qu’elle demeure sans action, stérile
et inféconde.
Certes, le péché véniel, ni même l’affection
au péché véniel, n’est pas contraire à l’essentielle
résolution de la charité qui est de préférer
Dieu à toutes choses, d’autant que par ce péché nous
aimons quelque chose hors de la raison, mais non pas contre la raison;
nous déférons un peu trop, et plus qu’il n’est convenable
à la créature, mais non pas en la préférant
au Créateur; nous nous amusons plus qu’il ne faut aux choses terrestres,
mais nous ne quittons pas pour cela les célestes. En somme, cette
sorte de péché nous retarde au chemin dela charité,
mais il ne nous en retire pas; et partant le péché véniel
n’étant pas contraire à la charité, il ne la détruit
jamais, ni en tout ni en partie.
Dieu fit savoir à l’évêque d’Éphèse
qu’il avait délaissé sa première charité (1).
Où il ne dit pas qu’il était sans charité, mais seulement
qu’elle n’était plus telle qu’au commencement, c’est-à-dire,
qu’elle n’était plus prompte, fervente, fleurissante et fructueuse;
ainsi que nous avons accoutumé de dire d’un homme qui, de brave,
joyeux et gaillard, est devenu chagrin, paresseux et maussade : ce n’est
pins celui d’autrefois, car nous ne voulons pas entendre que ce ne soit
pas le même selon la substance, mais seulement selon les actions
et exercices. Et de même Notre-Seigneur a dit qu’ès derniers
jours la charité de plusieurs se refroidira (2), c’est-à-dire,
elle ne sera pas si active et courageuse, à cause de la crainte
et de l’ennui qui oppressera les coeurs. Certes, la concupiscence ayant
conçu, elle engendre le péché (3); mais ce péché,
quoique péché, n’engendre pas toujours la mort de l’âme,
ains seulement lorsqu’il e une malice entière, et qu’il est consommé
et accompli (4), comme dit saint Jacques, qui en cela établit
(1) Apoc., II, 4.
(2) Matth., XXIV, 12.
(3) Jac., I, 15.
(4) Ibid..
si clairement la différence entre le péché véniel
et le péché mortel, que je ne sais comme il s’est trouvé
des gens en notre siècle qui aient en la hardiesse de le nier (1).
Néanmoins, le péché véniel est péché,
et par conséquent il déplaît à la charité,
non comme chose qui lui soit contraire, mais comme chose contraire à
ses opérations et à son progrès, voire même
à son intention, laquelle étant que nous rapportions toutes
nos opérations à Dieu, elle est violée par le péché
véniel, qui porte les actions pur lesquelles nous le commettons,
non pas voirement contre Dieu, mais hors de Dieu et de sa volonté.
Et comme nous disons d’un arbre qui a été rudement touché
et réduit en friche par la tempête, que rien n’y est demeuré,
parce qu’encore que l’arbre est entier, néanmoins il est resté
sans fruit: de même, quand notre charité est battue des affections
que l’on a aux péchés véniels, nous disons qu’elle
est diminuée et défaillie, non que l’habitude de l’amour
ne soit entière en nos esprits, mais parce qu’elle est sans les
oeuvres qui sont ses fruits.
L’affection aux grands péchés rendait tellement la vérité
prisonnière de l’injustice entre les philosophes païens, que,
comme dit le grand Apôtre connaissant Dieu, ils ne le glorifiaient
pas (2), selon que cette connaissance requérait, si que cette affection
n’exterminant uns la lumière naturelle,
(1) Luther et Calvin, Wicklef, et plus tard Baïus, ont nié
la distinction entre les péchés sous le rapport de la gravité,
les déclarant tous mortels.
(2) Rom., X, 18-21.
elle la rendait infructueuse. Aussi les affections au péché
véniel n’abolissent pas la charité; mais elles la tiennent
comme une esclave, liée pieds et mains, empêchant sa liberté
et son action. Cette affection nous attachant par trop à la jouissance
des créatures, nous prive de la privauté spirituelle entre
Dieu et nous, à laquelle la charité, comme vraie amitié,
nous incite. Et par conséquent, elle nous fait perdre les secours
et assistances intérieurs, qui sont comme les esprits vitaux et
animaux de l’âme, du défaut desquels provient une certaine
paralysie spirituelle; laquelle enfin, si on n’y remédie, nous conduit
à la mort. Car en somme la charité étant une qualité
active, ne peut être longtemps sans agir ou périr. Elle est,
disent nos anciens, de l’humeur de Rachel : Donne-moi des enfants, disait
celle-ci à son mari, autrement je mourrai (1). Et la charité
presse le coeur auquel elle est mariée, de la féconder en
bonnes oeuvres; autrement elle périra.
Nous ne sommes guère en cette vie mortelle sans beaucoup de
tentations. Or, ces esprits vils, paresseux et adonnés aux plaisirs
extérieurs, n’étant pas duicts (2) aux combats, ni exercés
aux armes spirituelles, ils ne gardent jamais guère la charité,
ains se laissent ordinairement surprendre à la coulpe mortelle :
ce qui arrive d’autant plus aisément, que par le péché
véniel l’âme se dispose au mortel. Car, comme cet ancien ayant
continué à porter tous les jours un même veau, le porta
enfin encore qu’il fût devenu un gros boeuf, la
(1) Gen., XXX, 1.
(2) Duicts, instruits.
coutume ayant petit à petit rendu insensible à ses forces
l’accroissement d’un si lourd fardeau: ainsi celui qui s’affectionne à
jouer des testons (1), jouerait enfin des écus, des pistoles, des
chevaux, et, après ses chevaux, toute sa chevance (2). Qui lâche
la bride aux menues colères, se trouve enfin furieux et insupportable;
qui s’adonne à mentir par raillerie, est grandement en danger de
mentir avec calomnie.
Enfin, Théotime, nous disons de ceux qui ont la complexion fort
faible, qu’ils n’ont point de vie, qu’ils n’en ont pas une once, où
qu’ils n’en ont pas plein le poing; parce que ce qui doit bientôt
finir, semble en effet n’être plus. Et ces âmes fainéantes,
adonnées aux plaisirs et affectionnées aux choses transitoires,
peuvent bien dire qu’elles n’ont plus de charité, puisque, si elles
en ont, elles sont en voie de la perdre bientôt.
.
CHAPITRE III
Comme ou quitte le divin amour pour celui des créatures.
Ce malheur de quitter Dieu pour la créature arrive ainsi. Nous
n’aimons pas Dieu sans intermission (3) ; d’autant qu’en cette vie mortelle
la charité est en nous par manière de simple habitude, de
laquelle, comme les philosophes ont remarqué, nous usons quand il
nous plaît, et non jamais contre notre gré. Quand donc nous
n’usons
(1) Teston, petite monnaie d’argent frappée à l’image
de Louis XII, valant dix à douze sous.
(2) Sa chevance, son bien, de chevir être maître de...
(3) Intermission, alternative, interruption.
pas de la charité qui est en nous, c’est-à-dire, quand
nous n’employons pas notre esprit aux exercices de l’amour sacré,
ains que le tenant diverti à quelque autre occupation, ou que, paresseux
en soi-même, il se tient inutile et négligent, alors, Théotime,
il peut dire touché de quelque objet mauvais, et surpris de quelque
tentation. Et bien que l’habitude de la charité en même temps
soit au fond de notre âme et qu’elle fasse son office, nous inclinant
à rejeter la suggestion mauvaise, si est-ce qu’elle ne nous presse
pas, ni nous porte à l’action de la résistance qu’à
mesure que nous la secondons, comme les habitudes ont coutume de faire;
et partant nous laissant en notre liberté, il advient maintes fois
que le mauvais objet ayant jeté bien avant ses attraits dans notre
coeur, nous nous attachons à lui par une complaisance excessive,
laquelle venant à croître, il nous est malaisé de nous
en défaire ; et comme des épines, selon que dit notre Seigneur,
elle suffoque enfin la semence de la grâce et dilection céleste
(1). Ainsi arriva-t-il à notre première mère Eve,
de laquelle la perte commença par un certain amusement qu’elle prit
à deviser avec le serpent; recevant de la complaisance d’ouïr
parler de son agrandissement en science, et de voir la beauté du
fruit défendu ; si que la complaisance grossissant en l’amusement,
et l’amusement se nourrissant dans la complaisance, elle s’y trouva enfin
tellement engagée, que se laissant aller au consentement, elle commit
le malheureux péché auquel par après elle attira son
mari (2).
(1) Luc., VIII, 7.
(2) Gen., III.
On voit que les pigeons touchés de vanité se pavanent
quelquefois en l’air, et font des esplanades (,4).çà et là,
se mirant en la variété de leur pennage (2); et lors les
tiercelets et les faucons qui les épient, viennent fondre sur eux
et les attrapent ; ce qu’ils ne feraient jamais, si les pigeons volaient
leur droit vol, d’autant qu’ils ont l’aile plus raide que les oiseaux de
proie. Hélas ! Théotime, si nous ne nous amusions pas en
la vanité des plaisirs caducs, et surtout en la complaisance de
notre amour-propre, ains qu’ayant une fois la charité, nous fussions
soigneux de voler droit là par où elle nous porte, jamais
les suggestions et tentations ne nous attraperaient. Mais parce que, comme
colombes séduites et déçues de notre propre estime,
nous retournons sur nous-mêmes, et entretenons trop nos esprits parmi
les créatures, nous nous trouvons souvent surpris entre les serres
de nos ennemis, qui nous emportent et dévorent.
Dieu ne veut pas empêcher que nous ne soyons attaqués
de tentations, afin que résistant, notre charité soit plus
exercée, et puisse par le combat emporter la victoire, et par la
victoire obtenir le triomphe. Mais que nous ayons quelque sorte d’inclination
à nous délecter en ta tentation, cela vient de la condition
de notre nature, qui aime tant le bien, que pour cela elle est sujette
d’être attachée partout ce qui a apparence de bien; et ce
que la tentation nous présente pour amorce, est toujours de cette
sorte. Car, comme enseignent les saintes lettres, ou c’est un bien honorable,
(1) Font des esplanades, planent.
(2) Pennage, plumage.
selon le monde, pour nous provoquer à l’orgueil de la vie mondaine,
ou un bien délectable aux sens, pour nous porter à la convoitise
charnelle, ou un bien utile à nous enrichir, pour nous inciter à
la convoitise et avarice des yeux (1). Que si nous tenions notre foi, laquelle
sait discerner entre les vrais biens qu’il faut pourchasser, et les faux
qu’il faut rejeter, vivement attentive à son devoir, certes elle
servirait de sentinelle assurée à la charité, et lui
donnerait avis du mal qui s’approche du coeur sous prétexte du bien,
et la charité le repousserait soudain. Mais parce que nous tenons
ordinairement notre foi ou dormante, ou moins attentive qu’il ne serait
requis pour la conservation de notre charité, nous sommes aussi
souvent surpris de la tentation, laquelle séduisant nos sens, et
nos sens incitant la partie inférieure de notre âme à
la rébellion, il advient que maintes fois la partie supérieure
de la raison cède à l’effort de cette révolte, et
commettant le péché, elle perd la charité.
Tel fut le progrès de la sédition que le déloyal
Absalon excita contre son bon père David. Car il mit en avant des
propositions bonnes en apparence, lesquelles étant une fois reçues
par les pauvres Israélites, desquels la prudence était endormie
et engourdie, il les sollicita tellement qu’il les réduisit à
une entière rébellion (2), de sorte que David fut contraint
de sortir tout éploré de Jérusalem avec tous ses plus
fidèles amis, ne laissant en la ville de gens de marque, sinon Sadoc
et Abiathar, prêtres de l’Éternel, avec leurs
(1) Joan., I,15.
(2) II Reg., XV, 12.
enfants; or Sadoc était voyant, c’est-à-dire, prophète
(1).
Car de même, très cher Théotime, l’amour. propre
trouvant notre foi hors d’attention et sommeillante, il nous présente
des biens vains, mais apparents; séduit nos sens, notre imagination
et les facultés de nos âmes, et presse tellement nos francs
arbitres, qu’il les conduit à l’entière révolte contre
le saint amour de Dieu; lequel alors, comme un autre David, sort de notre
coeur avec tout son train, c’est-à-dire, avec les dons du Saint-Esprit
et les autres vertus célestes, qui sont compagnes inséparables
de la charité, si elles ne sont ses propriétés et
habilités (2): et ne reste plus en la Jérusalem de notre
âme aucune vertu d’importance, sinon Sadoc le Voyant, c’est-à-dire,
le don de la foi, qui nous peut faire voir les choses éternelles,
avec son exercice, et encore Abiathar, c’est-à-dire, le don de l’espérance
avec son action, qui tous deux demeurent bien affligés et tristes,
maintenant toutefois en nous l’arche de l’alliance, c’est-à-dire,
la qualité et le titre de chrétien qui nous est acquis par
le baptême.
Hélas !Théotime, quel pitoyable spectacle aux anges de
paix de voir ainsi sortir le Saint-Esprit et son amour de nos âmes
pécheresses! Eh ! je crois certes que, s’ils pouvaient alors pleurer,
ils verseraient des larmes infinies, et d’une voix lugubre, lamentant notre
malheur, ils chanteraient le triste cantique que Jérémie
entonna, quand, assis sur le seuil du temple désolé, il contempla
la ruine de Jérusalem au temps de Sédécie:
(1) II Reg., XV, 27.
(2) Habilités, facultés, dispositions.
Ah ! combien vois-je désolée
Cette cité jadis comblée
De peuple, de bien et d’honneur,
Maintenant siège de l’horreur (1)
.
CHAPITRE IV
Que l’amour se perd en un moment.
L’amour de Dieu qui nous porte jusqu’au mépris de nous-mêmes,
nous rend citoyens de la Jérusalem céleste ; l’amour de nous-mêmes
qui nous pousse jusqu’au mépris de. Dieu, nous rend esclaves de
la Babylone infernale. Or, nous allons certes petit à petit à
ce mépris de Dieu ; mais nous n’y sommes pas plus tôt parvenus,
que soudain, en un moment, la sainte charité, se sépare de
nous, on, pour mieux dire,, elle périt tout à fait. Oui,
Théotime, car en ce mépris de Bien consiste le péché
mortel, et un seul péché mortel bannit la charité
de l’âme, d’autant qu’il rompt le lien et l’union d’icelle. avec
Dieu, qui est l’obéissance et soumission à sa volonté.
Et comme le coeur humain ne peut être vivant et divisé, aussi
la charité, qui est le coeur de l’âme et l’âme du coeur,
ne peut jamais être blessée qu’elle ne soit tuée ;
ainsi qu’on dit des perles, qui conques de la rosée céleste,
périssent. si une seule goutte de l’eau marine entre. dedans leur
écaille. Notre esprit certes ne sort pas petit à petit de
sen corps, ains en un moment, lorsque l’indisposition du corps est si grande
qu’il ne peut plus y faire des actions de vie; de même, à
l’instant que le coeur est tellement détraqué en ses passions,
que la charité n’y peut plus régner, elle
(1) Thren., I, 1.
le quitte et abandonne ; car elle est si généreuse, qu’elle.
ne peut cesser de régner-sans cesser d’être.
Les habitudes que: nous acquérons par nos seules actions humaines,
ne périssent pas par un seul acte contraire; car nul ne dira qu’un
homme soit intempérant pour un seul acte d’intempérance,
ni qu’un peintre ne soit pas bon maître pour avoir une fois manqué
à l’art; ains comme toutes telles habitudes nous arrivent par la
suite et impression de plusieurs actes, ainsi nous les perdons par une
longue cessation de leurs actes, ou par multitude d’actes contraires. Mais
la charité, Théotime, que le Saint-Esprit répand en
un moment dans nos coeurs, lorsque. les conditions requises à cette
infusion se rencontrent en nous, certes aussi en un instant elle nous est
ôtée sitôt que détournant notre volonté
de l’obéissance que nous devons à Dieu, nous avons achevé
de consentir à la rébellion et déloyauté à
laquelle la tentation nous incite.
Il est vrai que. la charité s’agrandit par accroissement de
degré à. degré, et de perfection à perfection,
selon que par nos oeuvres ou la réception. des sacrements nous lui
faisons place; mais toutefois elle ne diminue pas par amoindrissement de
sa perfection; car jamais ou n’en perd un seul bien qu’on ne la perde toute;
en quoi elle ressemble au chef-d’oeuvre de Phidias, tant célébré
par les anciens; car on dit que ce grand sculpteur fit en Athènes
une statue de Minerve toute d’ivoire, hauts de vingt-six coudées;
et au bouclier d’icelle, auquel il avait relevé les batailles des
Amazones et des géants, il grava avec tant d’art son visage de lui-même,
qu’on ne pouvait ôter un seul brin de son image, dit Aristote, que
toute la statue ne tombât défaite; si que cette besogne ayant
été perfectionnée par assemblage de pièce à
pièce, en un moment néanmoins elle périssait, si on
eût ôté une seule petite partie de la semblance de l’ouvrier.
Et de même, Théotime, encore que le Saint-Esprit, ayant mis
la charité en une âme, lui donne sa croissance par addition
de degré à degré, et de perfection à perfection
d’amour, si est-ce toutefois que la résolution de préférer
la volonté de Dieu à toutes choses étant le point
essentiel de l’amour sacré, et auquel l’image de l’amour éternel,
c’est-à-dire, du Saint-Esprit, est représentée on
ne saurait en ôter une seule pièce, que soudain toute la charité
ne périsse.
Cette préférence de Dieu à toute chose est le
cher enfant de la charité. Que si Agar, qui n’était qu’une
Égyptienne, voyant son fils en danger de mourir, n’eut pas te courage
de demeurer auprès de lui, aine le voulut quitter, disant : Ah!
je ne saurais voir mourir cet enfant (1), quelle merveille y a-t-il que
la charité, fille de douceur et suavité céleste, ne
puisse voir mourir son enfant, qui est le propos de ne jamais offenser
Dieu? Si qu’à mesure que notre franc arbitre se résout de
consentir au péché, donnant par même moyen la mort
à ce sacré propos ; la charité meurt avec icelui,
et dit en son dernier soupir : Hé! non jamais je ne verrai mourir
cet enfant. En somme, Théotime, comme la pierre précieuse
nommée prassius (2) perd sa lueur en la présence de quel
(1) Gen., XXI, 16.
(2) Prassius, prasius, prase, variété de quartz, agate.
venin que ce soit, ainsi l’âme perd en un instant sa splendeur,
sa grâce et sa beauté qui consiste au saint amour, à
l’entrée et présence de quel péché mortel que
ce soit, dont il est écrit que l’âme qui péchera mourra
(1).
.
CHAPITRE V.
Que la seule cause du manquement et refroidissement de la charité
est en la volonté des créatures.
Comme ce serait une effronterie impie de vouloir attribuer aux forces
de notre volonté les oeuvres de l’amour sacré que le Saint-Esprit
fait en nous et avec nous, aussi serait-ce une impiété effrontée
de vouloir rejeter le défaut d’amour qui est en l’homme ingrat sur
le manquement de l’assistance et grâce céleste, car le Saint-Esprit
crie partout, au contraire, que notre perte vient de nous (2); que le Sauveur
a apporté le feu du saint amour, et ne désire rien plus sinon
qu’il brûle nos coeurs (3); que le salut est préparé
devant la face de toutes nations, lumière pour éclairer les
Gentils et pour la gloire d’Israël (4) ; que la divine bonté
ne veut point qu’aucun périsse (5), mais que tous viennent à
la connaissance de la vérité; veut que tous hommes soient
sauvés (6), le Sauveur d’iceux étant venu au monde afin que
tous reçussent
(1) Ezech., XVIII, 4.
(2) Osée., XIII, 9.
(3) Luc., XII, 49.
(4) Luc., II, 30-32.
(5) II Petr., III, 9.
(6) I Tim., II, 4.
l’adoption des enfants (1), et le Sage nous avertit clairement: Ne
dis point: Il tient à Dieu (2). Ainsi le sacré concile de
Trente inculque divinement à tous les enfants de l’Eglise sainte,
que la grâce divine ne manque jamais à ceux qui font ce qu’ils
peuvent, invoquant le secours céleste; que Dieu n’abandonne jamais
ceux qu’il a une fois justifiée, sinon qu’eux-mêmes les premiers
l’abandonnent; de sorte que s’ils ne manquent à la grâce,
ils obtiendront, la gloire.
En somme, Théotime, le Sauveur est une lumière qui éclaire
tout homme qui vient en ce monde (3).
Plusieurs voyageurs, environ l’heure de midi, un jour d’été,
se mirent à dormir à. l’ombre d’un arbre; mais tandis que
leur lassitude et la fraîcheur de l’ombrage les tient en sommeil,
le soleil s’avançant sur eux, leur porta droit aux yeux. sa plus
forte lumière, laquelle par l’éclat de sa clarté faisait
des transparences, comme par des petits éclairs, autour de la prunelle
des yeux de ces dormants, et par la chaleur qui perçait leurs paupières,
les força d’une douce violence de s’éveiller; mais les uns
éveillés se lèvent, et gagnant pays (4), allèrent
heureusement au gîte; les autres, nuit seulement ne se lovèrent
pas, mais tournant le dos au soleil et enfonçant leurs chapeaux
sur leurs yeux, passèrent là leur journée à
dormir, jusqu’à ce que surpris de la nuit, et voulant néanmoins
aller au louis, ils s’égarent, qui
(1) Gal., IV, 5.
(2) Eccli., XV, 4.
(3) Joan., I, 9.
(4) Gagnant pays, gagnant du terrain, avançant.
çà qui là, dans une forêt à la merci
des loups, sangliers et autres bêtes sauvages. Or dites, de grâce,
Théotime, ceux qui sont arrivés ne devaient-ils pas savoir
tout le gré de leur contentement au soleil, ou, pour parler plus
chrétiennement, au créateur du soleil? Oui certes; car ils
ne pensaient nullement à s’éveiller quand il en était
tempe; le soleil leur fit ce bon office, et par une agréable semonce
de sa clarté et de sa chaleur, les vint amiablement réveiller.
Il est vrai qu’ils ne firent pas résistance au soleil, mais il les
aida aussi beaucoup à ne point résister; car il vint doucement
répandre sa lumière sur eux, se faisant entrevoir au travers
de leurs paupières, et par sa chaleur, comme par son amour, il alla
dessiller leurs yeux et les pressa de voir son jour.
Au contraire, ces pauvres errants n’avaient-ils pas tort de crier dans
ce buis: Eh ! qu’avons-nous fait au soleil, pourquoi il ne nous a pas fait
voir sa lumière comme à nos compagnons, alla que nous fussions
arrivés au logis, sans demeurer en ces effroyables ténèbres?
Car qui ne prendrait la cause du soleil, ou plutôt de Dieu en main,
mon cher Théotime, pour dire à ces chétifs malencontreux
: Qu’est-ce, misérables, que le soleil pouvait bonnement faire pour
vous, qu’il ne l’ait fait? Ses faveurs étaient égales envers
tous vous autres qui dormiez; il vous aborda tous avec une même lumière,
il vous toucha des mêmes rayons, il répandit sur vous une
chaleur pareille, et malheureux que vous êtes, quoique vous vissiez
vos compagnons levés prendre le bourdon pour tirer chemin (1), Vous
tournâtes le dos au soleil, et ne
(1) Tirer chemin, cheminer
voulûtes pas employer sa clarté ni vous laisser vaincre
à sa chaleur.
Tenez, voilà maintenant, Théotime, ce que je veux dire.
Tous les hommes sont voyageurs en cette vie mortelle: presque tous nous
nous sommes volontairement endormis en l’iniquité; et Dieu, soleil
de justice, darde sur tons très suffisamment, aine abondamment,
les rayons de ses inspirations; il échauffe nos coeurs de ses bénédictions,
touchant un chacun des attraits de son amour. Eh! que veut dire donc que
ces attraits en attirent si peu, et en tirent encore moins? Ah t certes,
ceux qui étant attirés, puis tirés, suivent l’inspiration,
ont grande occasion de s’en réjouir, mais non pas de s’en glorifier.
Qu’ils se réjouissent, parce qu’ils jouissent d’un grand bien; ruais
qu’ils ne s’en glorifient pas, puisque c’est par la pure bonté de
Dieu, qui, leur laissant l’utilité de son bienfait, s’en est réservé
la gloire.
Mais quant à. ceux qui demeurent au sommeil de péché,
ô Dieu, qu’ils ont une grande raison de lamenter, gémir, pleurer
et regretter! car ils sont au malheur le plus lamentable de tous; ruais
ils n’ont pas raison de se douloir et plaindre, sinon d’eux-mêmes,
qui ont méprisé, ains ont été rebelles à
la lumière, revêches aux attraits, et se sont obstinés
contre l’inspiration; de sorte qu’à. leur malice seule d-oit être
à jamais malédiction et confusion, puisqu’ils sont seuls
auteurs de leur perte, seuls ouvriers de leur damnation. Ainsi les Japonais
se plaignant au B. François Xavier, leur apôtre, de quoi Dieu,
qui avait eu tant de soin des autres nations, semblait avoir oublié
leurs prédécesseurs, ne leur ayant point fait avoir sa connaissance
par le manquement de laquelle ils auraient été perdus, l’homme
de Dieu leur répondit que la divine loi naturelle était plantée
en l’esprit de tous les mortels, laquelle si leurs devanciers pussent observée,
la céleste lumière les eût sans doute éclairés;
comme au contraire l’ayant violée, ils méritèrent
d’être damnés. Réponse apostolique d’un homme, apostolique,
et toute pareille à la raison que le grand Apôtre rend de
la perte des anciens Gentils, qu’il dit être inexcusables d’autant
qu’ayant connu le bien, ils suivirent le mal (1); car c’est en un mot ce
qu’il inculque au premier chapitre aux Romains. Malheur sur malheur à
ceux qui ne reconnaissent pas que leur malheur provient de leur malice!
.
CHAPITRE VI
Que nous devons reconnaître de Dieu tout l’amour que nous lui
portons.
L’amour des hommes envers Dieu tient son origine, son progrès
et sa perfection de l’amour éternel de Dieu envers les hommes. C’est
le sentiment universel de l’Église notre mère, laquelle,
avec une ardente jalousie, veut que nous reconnaissions notre salut et
les moyens pour y parvenir de la seule miséricorde du Sauveur, afin
qu’en la terre comme au ciel à lui seul soit honneur et gloire.
Qu’as-tu que tu n’aies reçu? dit le divin Apôtre parlant
des dons de science, éloquence, et autres
(1) Rom., I, 20, 21.
telles qualités des pasteurs ecclésiastiques, et si tu
l’as reçu, pourquoi t’en glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas
reçu (1)? Il est vrai, nous avons tout reçu de Dieu; mais
par-dessus tout, nous avons reçu les biens surnaturels du saint
amour. Que si nous les avons reçus, pourquoi en prendrons-nous de
la gloire?
Certes, si quelqu’un se voulait rehausser, pont avoir fait quelque
progrès en l’amour de Dieu, hélas! chétif homme, lui
dirions-nous, tu étais pâmé en ton iniquité,
sans qu’il te fût resté ni de vie, ni de force pour te relever
(comme il advint à la princesse de notre parabole, liv. III, chap.
3.), et Dieu, par son infinie bouté, accourut à. ton aide,
et criant à haute voix : Ouvre la bouche de ton attention, et je
la remplirai (2) ; il mit lui-même ses doigts entre tes lèvres
et desserra tes dents, jetant dedans ton coeur sa sainte inspiration, et
tu l’as reçue; puis, étant remis en sentiment, il continua
par divers mouvements ci différents moyens de revigorer ton esprit,
jusques à ce qu’il répandIt en icelui sa charité,
comme ta vitale et parfaite santé.
Or, dis-moi donc maintenant, misérable, qu’as-tu fait en tout
cela de quoi tu te puisses vanter? Tu as consenti, je le sais bien : le
mouvement de ta volonté a librement suivi celui de la grâce
céleste; mais tout cela qu’est-ce autre chose, sinon recevoir l’opération
divine et n’y résister pas? et qu’y a-t-il en cela que tu n’aies
reçu? Oui même, pauvre homme que tu es, tu as reçu
la réception de laquelle tu te glorifies, et le
(1) I Cor., IV, 7.
(2) Ps., LXXX, 2.
consentement duquel tu te vantes; car, dis-moi, je te prie, ne m’avoueras-tu
pas que si Dieu ne t’eût prévenu, tu n’eusses jamais senti
sa bonté, ni par conséquent consenti à sou amour?
Non, ni même tu n’eusses pas fait une seule bonne pensée pour
lui. Son mouvement a donné l’être et la vie au tien, et si
sa libéralité n’eût animé, excité et
provoqué ta liberté par les puissants attraits de sa suavité,
ta liberté fût toujours demeurée inutile à.
ton salut. Je confesse que tu as coopéré à l’inspiration
en consentant; mais si tu ne le sais pas, je t’apprends que ta coopération
a pris naissance de l’opération de la grâce et de ta franche
volonté tout ensemble, mais en telle sorte néanmoins que,
si la grâce n’eût prévenu et rempli ton coeur de sou
opération, jamais il n’eût eu ni le pouvoir ni Je vouloir
de faire aucune coopération.
Mais, dis-moi derechef, je te prie, homme vil et abject, es-tu pas
ridicule, quand tu penses avoir part en la gloire de ta conversion parce
que tu n’as pas repoussé l’inspiration? N’est-ce pas la fantaisie
des voleurs et tyrans de penser donner la vie à ceux aux-quels ils
ne l’ôtent pas? et n’est-ce pas une forcenée impiété
de penser que tu aies donné la sainte, efficace et vive activité
à l’inspiration divine parce que tu ne la lui as pas ôtée
par ta résistance? Nous pouvons empêcher les effets de l’inspiration,
mais nous ne les lui pouvons pas donner : elle tire sa force et vertu de
la bonté divine, qui cet le lieu de son origine, et non de la volonté
humaine, qui est le lieu de son abord. S’indignerait-on pas de la princesse
de notre parabole, si elle se vantait d’avoir donné la vertu et
propriété aux eaux cordiales et autres médicaments,
ou de s’être guérie elle-même; parce que, si elle
n’eût reçu les remèdes que le roi lui donna et versa
dans sa bouche, lorsqu’à moitié morte elle n’avait presque
plus de sentiment, ils n’eussent point eu d’opération? Oui, lui
dirait-on, ingrate que vous êtes, vous pouviez vous opiniâtrer
à ne point recevoir les remèdes, et même, les ayant
reçus en votre bouche, vous les pouviez rejeter; mais il n’est pas
vrai pourtant que vous leur ayez donné la vigueur ou vertu, car
ils l’avaient par leur propriété naturelle. Seulement vous
avez consenti de les recevoir et qu’ils fissent leur action, et encore
n’eussiez-vous jamais consenti, si le roi ne vous eût premièrement
revigorée et puis sollicitée à les prendre : oncques
vous ne les eussiez reçus, s’il ne vous eût aidée à
les recevoir, ouvrant votre bouche avec ses doigts, et répandant
la potion dedans icelle. N’êtes-vous pas donc un monstre d’ingratitude
de vous vouloir attribuer un bien que vous devez en tant de façons
à votre cher époux?
Le petit admirable poisson que l’on nomme échinéis, remore
ou arrête-nef (1), a bien le pouvoir d’arrêter ou de ne point
arrêter le navire cinglant en haute mer à pleines voiles;
mais il n’a pas le pouvoir de le faire ni voguer, ni cingler ou surgir;
il peut empêcher le mouvement, mais il ne le peut pas donner. Notre
franc arbitre peut arrêter et empêcher la course de l’inspiration,
et quand le vent favorable de la grâce céleste enfle les voiles
de notre esprit, il est en notre liberté
(1) Echinéis, écheneis, échène ou remora,
petit poisson de mer auquel les anciens attribuaient le pouvoir d’arrêter
les vaisseaux.
de refuser notre consentement, et empêcher par ce moyen l’effet
de la faveur du vent; mais quand notre esprit cingle et fait heureusement
sa navigation, ce n’est pas nous qui faisons venir le vent de l’inspiration,
ni qui en remplissons nos voiles, ni qui donnons le mouvement au navire
de notre coeur; ains seulement nous recevons le vent qui vient du ciel,
consentons à son mouvement, et laissons aller le navire sous le
vent sans l’empêcher par le remore de notre résistance. C’est
donc l’inspiration qui imprime en notre franc arbitre l’heureuse et suave
influence par laquelle non seulement elle lui fait voir la beauté
du bien, mais elle l’échauffe, l’aide, le renforce et l’émeut
si doucement, que par ce moyen il se plait et écoule librement au
parti du bien.
Le ciel prépare les gouttes de la fraîche rosée
au printemps, et les espluye (1) sur la face de la mer, et les mères-perles
qui ouvrent leurs écailles, reçoivent ces gouttes, lesquelles
se convertissent en perles (2) ; mais au contraire les mères perles
qui tiennent leurs écailles fermées, n’empêchent pas
que les gouttes ne tombent sur elles; elles empêchent néanmoins
qu’elles ne tombent pas dans elles. Or, le ciel a-t-il pas envoyé
sa rosée et son influence sur l’une et l’autre mère perle?
Pourquoi donc l’une a-t-elle par effet produit sa perle, et l’autre non?
Le ciel avait été libéral pour celle qui est demeurée
stérile, autant qu’il était requis pour la rendre fertile,
mais elle a empêché l’effet de son bénéfice,
se tenant fermée et couverte. Et quant à celle qui a conçu
la perle,
(1) Espluye, verse en pluie.
(2) Voir plus loin.
elle n’a rien en cela qu’elle sac tienne du ciel, non pas même
son ouverture par laquelle elle a reçu la rosée; car sans
le ressentiment des rayons de l’aurore qui l’ont doucement excitée,
elle ne fût pas venue en la surface de la mer, ni n’eût pas
ouvert son écaille. Théotime, si nous avons quelque amour
envers Dieu, à lui en soit l’honneur et la gloire qui a tout fait
en nous, et sans lequel rien n’a été fait; à no-us
eu soit l’utilité et l’obligation. Car c’est le partage de sa divine
bonté avec nous, il nous laisse le fruit de ses bienfaits et s’en
réserve l’honneur et la louange: et certes, puisque nous ne sommes
tous rien que par sa grâce, nous ne devons rien être que pour
sa gloire.
.
CHAPITRE VII
Qu’il faut éviter toute curiosité, et acquiescer humblement
à la très sage providence de Dieu.
L’esprit humain est si faible, que quand il veut trop curieusement
rechercher les causes et raisons de la volonté divine, il s’embarrasse
et entortille dans des filets de mille difficultés, desquelles par
après il ne se peut déprendre. Il ressemble à la fumée;
car en montant il se subtilise, et en se subtilisant il se dissipe. A force
de vouloir relever nos discours ès choses divines par curiosité,
nous nous évanouissons en nos pensées; et au lieu de parvenir
à la science de la vérité, nous tombons en la folie
de notre vanité(1).
Mais surtout nous sommes bizarres en ce qui
(1) Rom., I, 21; II Tim., III, 7; Rom., I, 22.
regarde la Providence divine, touchant la diversité des moyens
qu’elle nous distribue pour nous tirer à son saint amour, et par
son saint amour à la gloire. Car notre témérité
nous presse toujours de rechercher pourquoi Dieu donne plus de moyens aux
uns qu’aux autres; pourquoi il ne fit entre les Tyriens et Sidoniens les
merveilles qu’il fit en Corozaïn et Bethsaïda, puisqu’ils en
eussent si bien fait leur profit; et en somme pourquoi il tire à
son amour plutôt l’un que l’autre (1).
O Théotime! mon ami, jamais, non jamais nous ne devons laisser
emporter notre esprit à. ce tourbillon de vent follet, ni penser
de trouver une meilleure raison de la volonté de Dieu, que sa volonté
même, laquelle est souverainement raisonnable, ains la raison de
toutes les raisons, la règle de toute bonté, la loi de toute
équité. Et bien que le très saint Esprit parlant en
l’Ecriture sainte rende raison en plusieurs endroits de presque tout ce
que nous ne saurions désirer, touchant ce que sa providence fait
en la conduite des hommes au saint amour et au salut éternel, si
est-ce néanmoins qu’en plusieurs occasions il déclare qu’il
ne faut nullement se départir du respect qui est dû à
sa volonté, de laquelle nous devons adorer le propos, le décret,
le bon plaisir et l’arrêt au bout duquel, comme souverain juge et
souverainement équitable, il n’est pas raisonnable qu’elle manifeste
ses motifs; ains suffit qu’elle die (2) simplement (et pour cause). Que
si nous devons charitablement, porter tant d’honneur aux décrets
des cours souveraines, composées de juges corruptibles de la
(1) Matth., XI,21.
(2) Die, parle, ordonne.
terre et de terre, que de croire qu’ils n’ont pas été
faits sans motifs, quoique nous ne les sachions pas; eh, Seigneur Dieu
! avec quelle révérence amoureuse devons-nous adorer l’équité
de votre providence suprême, laquelle est infinie en justice et bonté
!
Ainsi, en mille lieux de la sacrée parole nous trouvons la raison
pour laquelle Dieu a réprouvé le peuple juif. Parce, disent
saint Paul et saint Barnabas, que vous repoussez la parole de Dieu, et
que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle;
voici nous nous tournons devers les Gentils (1). Et qui considérera
en tranquillité d’esprit le IX e, X e et XI e chapitre de l’épître
aux Romains, verra clairement que la volonté de Dieu n’a point rejeté
le peuple juif sans raison; mais néanmoins. cette raison ne doit
point être recherchée par l’esprit humain, qui au contraire
est obligé de s’arrêter purement et simplement à révérer
le décret divin, l’admirant avec amour comme infiniment juste et
équitable, et l’aimant avec admiration comme impénétrable
et incompréhensible. C’est pourquoi ce divin apôtre conclut
en cette sorte le long discours qu’il en avait fait : O profondité
(2) des richesses de la sagesse et science de Dieu! Que ses jugements sont
incompréhensibles, et ses voies imperceptibles! Qui connaît
les pensées du Seigneur? ou qui es été son conseiller
(3)? Exclamation par laquelle il témoigne que Dieu fait toutes choses
avec une grande sagesse, science et raison; mais en telle sorte néanmoins
que l’homme n’étant pas
(1) Act., XXII, 46.
(2) Profondité, profondeur.
(3) Rom., XI, 35, 34.
entré au divin conseil, duquel les jugements et projets sont
infiniment élevés au-dessus de notre capacité, nous
devons dévotement adorer ses décrets, comme très équitables,
sans en rechercher les motifs, qu’il retient en secret par devers soi afin
de tenir notre entendement en respect et humilité par devers nous.
Saint Augustin en cent endroits enseigne cette même pratique
: « Personne, dit-il, ne vient au Sauveur, sinon étant tiré.
Qui c’est qu’il tire, et qu’il c’est qu’il ne tire pas; pourquoi il tire
celui-ci, et non pas celui-là., n’en veuille pas juger, si tu ne
veux errer. Écoute une fois et entends. N’es-tu pas tiré?
prie afin que tu sois tiré (1). Certes, c’est assez au chrétien
vivant encore de la foi, et ne voyant pas ce qui est parfait, mais sachant
seulement en partie, de savoir et croire que Dieu ne délivre personne
de la damnation, sinon par miséricorde gratuite, par Jésus-Christ
notre Seigneur, et qu’il ne damne personne, sinon par sa très équitable
vérité, par le même Jésus-Christ notre Seigneur.
Mais de savoir pourquoi il délivre celui-ci plutôt que celui-là,
recherche qui pourra une si grande profondité de ses jugements,
mais qu’il se garde du précipice, car ses décrets ne sont
pas pour cela injustes, encore qu’ils soient secrets (2). Mais pourquoi
délivre-t-il donc ceux-ci plutôt-que ceux-là (3)? Nous
disons derechef : « O homme! qui es-tu qui répondes à
Dieu (4) !
(1) I Tract. XXVI in Joan.
(2) Ep. cv.
(3) De bono persever., c. XII,
(4) Rom., XI, 20.
Ses jugements sont incompréhensibles (1). Et ajoutons ceci :
Ne t’enquiers pas des choses qui sont au-dessus de toi (2), et ne recherche
pas ce qui est au delà de tes forces. Or, il ne fait pas miséricorde
à ceux auxquels, par une vérité très secrète
et très éloignée des pensées humaines, il juge
qu’il ne doit pas départir sa faveur ou miséricorde (3).
»
Nous voyons quelquefois des enfants jumeaux dont l’un naît plein
de vie, et revoit le baptême; l’autre, en naissant, perd la vie temporelle
avant que de renaître à. l’éternelle; l’un par conséquent
est héritier du ciel, l’autre privé de l’héritage.
Or, pourquoi la divine Providence donne-t-elle des événements
si divers à. une si pareille naissance? Certes, on peut dire que
la providence de Dieu ne viole pas ordinairement les lois de la nature;
si que l’un. de ces bessons (4) étant vigoureux, et l’autre trop
faible pour supporter l’effort de la sortie du sein maternel, celui-ci
est mort avant que de pouvoir être baptisé, et l’autre a vécu;
la Providence n’ayant pas voulu empêcher le cours des causes naturelles,
lesquelles, en cette occurrence, auront été la raison de
la privation du baptême en celui qui ne l’a pas eu. Et certes, cette
réponse est bien solide. Mais, suivant l’avis du divin saint Paul
et de saint Augustin, nous ne devons pas nous amuser à cette considération,
laquelle, quoique bonne, n’est pas toutefois
(1) Rom., XI, 33.
(2) Eccli., III, 22.
(3) Quaest. II, ad Simplic,
(4) Bessons, jumeaux.
comparable à. plusieurs autres que Dieu s’est réservées,
et qu’il nous fera connaître en paradis. « Alors, dit saint
Augustin, ce ne sera plus chose secrète pourquoi l’un plutôt
que l’autre est élevé, la cause étant égale
de l’un et de l’autre, ni pourquoi des miracles n’ont pas été
faits parmi ceux entre lesquels, s’ils eussent été faits,
ils eussent fait pénitence, et ont été faits parmi
ceux qui n’étaient pas pour croire (1). » Et ailleurs, ce
même saint, parlant des pécheurs dont Dieu laisse l’un en
son iniquité, et en relève l’autre « Or, pourquoi il
retient l’un, dit-il, et n ne retient pas l’autre, il n’est pas possible
de le comprendre, ni loisible de s’en enquérir, puisqu’il suffit
de savoir qu’il dépend de lui qu’on demeure debout, et ne vient
pas de lui qu’on tombe; et derechef cela est caché et très
éloigné de l’esprit humain, au moins du mien (2).»
Voilà, Théotime, la plus sainte façon de philosopher
en ce sujet. C’est pourquoi j’ai toujours trouvé admirable et aimable
la savante modestie et très sage humilité du docteur séraphique
saint Bonaventure, au discours qu’il fait de la raison pour laquelle la
Providence divine destine les élus à la vie éternelle.
«Peut-être, dit-il, que c’est par la prévision des biens
qui se feront par celui qui est tiré, en tant qu’ils proviennent
aucunement de la volonté ; mais de savoir dire quels biens sont
ceux la prévision desquels sert de motif à la divine volonté,
ni je ne le sais pas distinctement, ni je ne m’en veux pas enquérir;
et il n’y
(1) In Enchir. ad Laur., C. XCIV, XCV.
(2) Resp. ad art. sibi falso impositos; Resp. ad art. 14, lib. X, de
Genes. ad litt.
a point de raison, que de quelque sorte de convenance; de manière
que nous en pourrions dire quelqu’une et c’en serait une autre. C’est pourquoi
nous ne saurions avec certitude marquer la vraie raison ni le vrai motif
de la volonté de Dieu pour ce regard; car, comme dit saint Augustin,
bien que la vérité en soit très certaine, elle est
néanmoins très éloignée de nos pensées;
de sorte que nous n’en saurions rien dire d’assuré, sinon par la
révélation de celui auquel toutes choses sont connues. Et
d’autant qu’il n’était pas expédient pour notre
salut que nous eussions connaissance de ces secrets, ains nous était
plus utile de les ignorer,
pour nous tenir en humilité; pour cela Dieu ne les a pas voulu
révéler, et même le saint Apôtre
n’a pas osé s’en enquérir, ains a témoigné
l’insuffisance de notre entendement pour ce sujet, lorsqu’il s’est écrié
: O profondité des richesses de la sapience et science de Dieu (1)!
» Pourrait-on parler plus saintement, Théotime, d’un si saint
mystère? Aussi ce sont les paroles d’un très saint et judicieux
docteur de l’Église.
.
CHAPITRE VIII
Exhortation à l’amoureuse soumission que nous devons aux décrets
de la Providence divine,
Aimons donc et adorons en esprit d’humilité cette profondité
des jugements de Dieu, Théotime, laquelle, comme dit saint Augustin
(2), le saint
(1) Rom., XI, 33.
(2) Ep. CV.
Apôtre ne découvre pas, ains l’admire, quand il exclame
: « O profondité des jugements de Dieu! Qui pourrait compter
le sable de la mer, les gouttes de la pluie, et mesurer la largeur de l’abîme
? dit cet excellent esprit de saint Grégoire de Nazianze. Et qui
pourra sonder la profondité de la divine sagesse, par laquelle elle
a créé toutes choses, et les modère comme elle veut
et entend? Car, de vrai, il suffit qu’à l’exemple de l’Apôtre,
sans nous arrêter à. la difficulté et obscurité
d’icelle, nous l’admirions (1). O profondité des richesses et de
la sagesse et de la science de Dieu! O que ses jugements sont inscrutables,
et ses voies inaccessibles! qui a connu le sentiment du Seigneur, et qui
a été son conseiller (2)? » Théotime, les raisons
de la volonté divine ne peuvent être pénétrées
par notre esprit, jusqu’à ce que nous voyions la face de celui qui
atteint de bout en bout fortement, et dispose toutes
choses suavement, faisant tout ce qu’il fait en nombre, poids et mesure
(3), et auquel le Psalmiste dit: Seigneur, vous avez tout fait en sagesse
(4).
Combien de fois nous arrive-t-il d’ignorer comment et pourquoi les
oeuvres mêmes des hommes se font, «et dont, dit le même
saint évêque de Nazianze, l’artisan n’est pas ignorant, encore
que nous ignorions son artifice! Ni de même, certes, les choses de
ce monde ne sont pas témérairement et imprudemment faites,
encore que nous ne sachions pas leurs raisons. » Si
(1) Orat. De paup. am. Eccli., I, 2.
(2) Rom., XI, 33, 34.
(3) Sap., VIII, I; XI, 21.
(4) Ps., CIII, 24.
nous entrons en la boutique d’un horloger, nous trouverons quelquefois
un horologe (1) qui ne sera pas plus gros qu’une orange, auquel il y aura
néanmoins cent ou deux cents pièces, desquelles les unes
serviront à la montre, les autres à la sonnerie des heures
et du réveille-matin; nous y verrons des petites roues, dont les
unes vont à droite, les autres à gauche; les unes tournent
pardessus, les autres par bas; et Je balancier qui, à coups mesurés,
va balançant son mouvement de part et d’autre; et nous admirons
comme l’art a su joindre une telle quantité de si petites pièces
les unes aux autres, avec une correspondance si juste, ne sachant ni à
quoi chaque pièce sert, ni à quel effet elle est faite ainsi,
si le maître ne nous le dit; et seulement en général
nous savons que toutes servent pour la montre ou pour la sonnerie. On -dit
que les bons Indois (2) s’amuseront des jours entiers auprès d’un
horologe, pour ouïr sonner les heures à point nommé;
et ne pouvant deviner comme cela se fait, ils ne dient pas pourtant que
c’est sans art et raison, ains demeurent ravis d’amour et d’honneur envers
ceux qui gouvernent les horologes, les admirant comme gens plus qu’humains
(3). Théotime, nous voyons ainsi cet univers, et surtout la nature
humaine, comme un horologe, composé d’une si grande variété
d’actions et de mouvements, que nous ne saurions nous empêcher de
l’étonnement. Et nous savons bien en général que ces
pièces diversifiées en tant de sortes servent toutes, ou
pour faire paraître,
(1) Un horologe, une horloge.
(2) Indous, Indiens.
(3) Plus qu’humains, supérieurs à l’humanité.
comme en une montre, la très sainte justice de Dieu, ou pour
manifester la triomphante miséricorde de sa bonté, comme
par une sonnerie de louange. Mais de connaître en particulier l’usage
de chaque pièce, ou comme elle est ordonnée à la fin
générale, ou pourquoi elle est faite ainsi, nous ne le pouvons
pas entendre, sinon que le souverain ouvrier nous l’enseigne. Or, il ne
nous manifeste pas son art, afin que nous l’admirions avec plus de révérence;
jusqu’à ce qu’étant au ciel, il nous ravisse en la suavité
de sa sagesse, lorsqu’en l’abondance de son amour il nous découvrira
les raisons, moyens et motifs de tout ce qui se sera passé en ce
monde au profit de notre salut éternel.
« Nous ressemblons, dit derechef le grand Nazianzène,
à ceux qui sont affligés du vertigo ou tournoiement de tête.
Il leur est advis que tout tourne sens dessus dessous autour d’eux, bien
que ce soit leur cervelle et imagination qui tournent, et non pas les choses.
Car, ainsi rencontrant quelques événements desquels les causes
nous sont inconnues, il nous semble que les choses du monde sont administrées
sans raison, parce que nous ne la savons pas. Croyons donc, que comme Dieu
est le facteur et père de toutes choses, aussi en a-t-il le soin
par sa providence, qui serre et embrasse toute la machine des créatures;
et surtout croyons qu’il préside à nos affaires, de nous
autres qui le connaissons, encore que notre vie soit agitée de tant
de contrariétés, d’accidents, dont la raison nous est inconnue,
afin peut-être que, ne pouvant pas arriver à cette connaissance,
nous admirions la raison souveraine de Dieu, qui surpasse toutes choses;
car, envers nous, la chose est aisément méprisée qui
est aisément connue; mais ce qui surpasse la pointe de notre esprit,
plus il est difficile d’être entendus plus aussi il nous excite à
une grande admiration. Certes les raisons de la Providence céleste
seraient bien basses, si nos petits esprits y pouvaient atteindre; elles
seraient moins aimables en leur suavité, et moins admirables en
leur majesté, si elles étaient moins éloignées
de notre capacité. »
Exclamons donc, Théotime, en toutes occurrences, mais exclamons
d’un coeur tout amoureux envers la Providence toute sage, toute puissante
et toute douce de notre Père éternel : O profondeur des richesses,
de la sagesse et de la science de Dieu (1)! O Seigneur Jésus, Théotime,
que les richesses de la bonté divine sont excessives! Son amour
envers nous est un abîme incompréhensible: c’est pourquoi
il nous a préparé une riche suffisance, ou plutôt une
riche affluence de moyens propres pour nous sauver, et pour nous les appliquer
suavement,- il use d’une sagesse souveraine, ayant par son infinie science
prévu et connu tout ce qui était requis à cet effet.
Eh! que pouvons-nous craindre? ains que ne devons-nous pas espérer,
étant enfants d’un Père si riche en bonté, pour nous
aimer et vouloir sauver, si savant pour préparer les moyens convenables
à cela, et si sage pour les appliquer, si bon pour vouloir, si clairvoyant
pour ordonner, si prudent pour exécuter?
Ne permettons jamais à. nos esprits de voleter
(1) Rom., XI, 33.
par curiosité autour des jugements divins; car, comme petits
papillons, nous y brûlerons nos ailes, et périrons dans ce
feu sacré. Ces jugements sont incompréhensibles (1), ou,
comme dit saint Grégoire Nazianzène, ils sont inscrutables
c’est-à-dire, nous n’en saurions reconnaître et pénétrer
les motifs. Les voies et moyens par lesquels il les exécute et conduit
à chef (2), ne peuvent être discernés et reconnus ;
et pour bon sentiment que nous ayons, nous demeurons en défaut à
chaque bout de champ, et en perdons la trace. Car qui peut pénétrer
le sens, l’intelligence et l’intention de Dieu (2)? Qui a été
son conseiller pour savoir ses projets et leurs motifs? ou qui l’a jamais
prévenu (3) par quelque service? N’est-ce pas lui au contraire qui
nous prévient ès bénédictions de sa grâce,
pour nous couronner en la félicité de sa gloire? Ah! Théotime,
toutes choses sont de lui (4), qui en est le créateur; toutes choses
sont par lui, qui en est le gouverneur; toutes choses sont en lui, qui
en est le protecteur. A lui soit honneur et gloire ès siècles
des siècles. Amen (5). Allons en paix, Théotime, au chemin
du très saint amour; car qui aura le divin amour en la mort, après
la mort il jouira éternellement de l’amour.
.
CHAPITRE IX.
D’un certain reste d’amour, lequel demeure maintes fois en l’âme
qui a perdu la sainte charité.
Certes la vie d’un homme qui, tout alangouri,
(1) Rom., XI, 33,
(2) A chef, à leur fin.
(3) Rom., XI, 34.
(4) Ibid., 35.
(5) Ibid., 36.
va petit à petit mourant dans un lit, ne mérite presque
plus que l’on l’appelle vie: puisqu’encore qu’elle soit vie, elle est toutefois
tellement mêlée avec la mort, qu’on ne saurait dire si c’est
une mort encore vivante, ou une vie mourante. Hélas ! que c’est
un piteux spectacle, Théotime! mais rien plus lamentable est l’état
d’une âme, laquelle, ingrate à son Sauveur, va de moment en
moment en arrière, se retirant de l’amour divin par certains degrés
d’indévotion et de déloyauté, jusqu’à. tant
que l’ayant du tout quitté, elle demeure en l’horrible obscurité
de perdition; et cet amour qui est en son déclin, et qui va périssant
et défaillant, est appelé amour imparfait; parce qu’encore
qu’il soit entier en l’âme, il n’y est pas, ce semble, entièrement,
c’est-à-dire, il ne tient quasi plus à l’âme, et est
sur le point de l’abandonner. Or, la charité étant séparée
de l’âme par le péché, il y reste maintes fois une
certaine ressemblance de charité, qui nous peut décevoir
et amuser vainement; et je vous dirai ce que c’est.
La charité, tandis qu’elle est en nous, produit force actions
d’amour envers Dieu, par le fréquent exercice desquelles notre âme
prend une certaine habitude et coutume d’aimer Dieu, qui n’est pas la charité,
ains seulement un pli et inclination, que la multitude des actions a donné
à notre coeur.
Après avoir fait une longue habitude de prêcher ou dire
la messe par élection, il nous arrive maintes fois en songe de parler
et de dire les mêmes choses que nous dirions en prêchant ou
célébrant, si que la coutume ou habitude acquise par élection
et vertu, est en quelque sorte pratiquée par après sans élection
et sans vertu, puisque les actions faites en dormant n’ont de la vertu,
à parler généralement, qu’une apparente image, et
en sont seulement des simulacres et représentations. Ainsi la charité,
par la multitude des actes qu’elle -produit, imprime en nous une certaine
facilité d’aimer, laquelle elle nous laisse, après même
que nous sommes privés de sa présence. J’ai vu, étant
jeune écolier, qu’en un village proche de Paris, dans un certain
puits il y avait un écho (1), lequel répétait les
paroles que nous prononcions là auprès, plusieurs fois. Que
si quelque idiot sans expérience eût ouï ces répétitions
de paroles, il eût cru qu’il y eut eu quelque homme au fond du puits
qui les eût faites. Mais nous savions déjà, par la
philosophie, qu’il n’y avait personne dans le puits qui redit nos paroles,
ains que seulement il y avait quelques concavités, en l’une desquelles
nos voix étant ramassées, et ne pouvant passer outre, pour
ne point périr du tout, et employer les forces qui leur restaient,
elles produisaient des secondes voix, et ces secondes voix ramassées
dans une autre concavité en produisaient des troisièmes,
et ces troisièmes en pareille façon des quatrièmes,
et ainsi consécutivement jusques à onze : si que ces voix-là.
faites dans le puits n’étaient plus nos voix, ains des ressemblances
et images d’icelles.
Et de fait, il y avait beaucoup à dire entre nos voix et celles-là;
car, quand nous disions une grande
(1) Ce que l’auteur dit d’un village des environs de Paris existait
dans Paris même; d’après les antiquaires, ce serait l’origine
de la rue du Puits-qui-parle, quartier du Panthéon.
suite de mots, elles n’en redisaient que quelques-uns, accourcissaient
la prononciation des syllabes qu’elles passaient fort vitement, et avec
des tons et accents tout différents des nôtres, et si (1)
elles ne commençaient à former ces mots qu’après que
nous les avions achevés de prononcer. En somme ce n’étaient
point des paroles d’un homme vivant, mais, par manière de dire,
de,s paroles d’un rocher, d’un rocher creux et vain, lesquelles toutefois
représentaient si bien la voix humaine, de laquelle elles avaient
pris leur origine, qu’un ignorant s’y fût amusé et mépris.
Or je veux maintenant dire ainsi. Quand le saint amour de charité
rencontre une âme maniable, et qu’il fait quelque long séjour
en icelle, il y produit un second amour qui n’est pas un amour de charité,
quoiqu’il provienne de la charité; ains c’est un amour humain, lequel
néanmoins ressemble tellement à la charité, qu’encore
que par après elle périsse en l’âme, il est advis qu’elle
y soit toujours, d’autant qu’elle y a laissé après soi cette
sienne image et ressemblance qui la représente; en sorte qu’un ignorant
s’y tromperait, ainsi que les oiseaux firent en la peinture des raisins
de Zeuxis, qu’ils cuidèrent être de vrais raisins, tant l’art
avait proprement imité la nature. Et néanmoins il y a bien
de la différence entre la charité et l’amour humain qu’elle
produit en nous; car la voix dé la charité prononce, intime
et opère tous les commandements de Dieu dedans nos coeurs; l’amour
humain qui reste après elle, les dit voirement et intime quelquefois
tous, mais il ne les opère jamais tous, ains quelques-uns seulement
: la charité prononce
(1) Et si, en sorte que.
et assemble toutes les syllabes, c’est-à-dire, tontes les circonstances
des commandements de Dieu; cet amour humain en laisse toujours quelqu’une
en arrière, et surtout celle de la droite et pure intention. Et
quant au ton, la charité l’a fort égal, doux et gracieux;
mais cet amour humain va toujours ou trop haut ès choses terrestres,
ou trop bas ès célestes, et ne commence jamais sa besogne
qu’après que la charité a cessé de faire la sienne.
Car tandis que la charité est en l’âme, elle se sert de cet
amour humain, qui est sa créature, et J’emploie pour faciliter ses
opérations; si que, pendant ce temps-là, les oeuvres de cet
amour, comme d’un serviteur, appartiennent à la charité,
qui en est la dame. Mais la charité étant éloignée,
alors les actions de cet amour sont da tout à lui, et n’ont plus
l’estime et valeur de la charité; car comme le bâton d’Élisée,
en l’absence d’icelui, quoiqu’en la main du serviteur Giezi, qui l’avait
reçu de celle d’Élisée, ne faisait nul miracle; aussi
les actions faites en l’absence de la charité, par la seule habitude
de l’amour humain, ne sont d’aucun mérite ni d’aucune valeur pour
la vie éternelle, quoique cet amour humain ait appris à les
faire de la charité, et ne soit que son serviteur. Et cela se fait
de la sorte, parce que cet amour humain, en l’absence de la charité,
n’a plus aucune force surnaturelle pour porter l’âme à. l’excellente
action de l’amour de Dieu sur toutes choses.
.
CHAPITRE X
Combien cet amour imparfait est dangereux.
Hélas ! mon Théotime, voyez, je vous prie, le pauvre
Judas, après qu’il eut trahi son Maître, comme il va rapporter
l’argent aux Juifs, comme il reconnaît son péché, comme
il parle honorablement du sang de cet Agneau immaculé. C’étaient
des effets de l’amour imparfait, que la précédente charité
passée lui avait laissés dans le coeur.
On descend à l’impiété par certains degrés,
et nul presque ne parvient à l’extrémité de la malice
en un instant.
Les parfumiers (1), quoi qu’ils ne soient plus en leurs boutiques,
portent longtemps l’odeur des parfums qu’ils ont maniés. Ainsi ceux
qui ont été ès cabinets des onguents célestes,
c’est-à-dire, en la très sainte charité, ils en gardent
encore quelque temps après la senteur.
Quand le cerf a passé la nui-t en quelque lieu, la matinée
même l’assentiment (2) et le vent en est encore frais : le soir il
est plus malaisé à prendre mais à même que ses
allures sont vieilles et dures les chiens vont aussi perdant connaissance.
Quand la charité a régné quelque temps en une âme,
en y trouve ses passées, sa piste, ses allures, son vent pour quelque
temps, après qu’elle l’a quittée; mais petit à petit
enfin tout cela s’évanouit, et on perd toute sorte de connaissance
que jamais la charité y ait été.
Nous avons vu des jeunes gens bien nourris en amour de Dieu, qui, se
détraquant, ont demeuré quelque temps au milieu de leur malheureuse
décadence, qu’on ne laissait pas de voir en eux des grandes marques
de leur vertu, passée; et que l’habitude acquise du temps de la
charité
(1) Parfumiers, parfumeurs.
(2) Assentiment, fumet, odeur.
répugnant au vice présent, on avait peine durant quelques
mois de discerner s’ils étaient hors de la charité eu non,
et s’ils étaient vertueux ou vicieux, jusques à ce que le
progrès faisait clairement connaître que ces exercices vertueux
ne prenaient pas leur origine de la charité présente, mais
de la charité passée; non de l’amour parfait, mais de l’imparfait,
que la charité avait laissé après soi, comme marque
du logement qu’elle avait fait en ces âmes-là.
Or, cet amour imparfait est bon en soi-même, Théotime,
car étant créature de la sainte charité, et comme,
de son train, il ne se peut qu’il ne soit bon, et d’effet à. servir
fidèlement la charité, tandis qu’elle a séjourné
dedans l’âme, et est toujours prêt à la servir si elle
y retournait; que s’il ne peut faire les actions de l’amour parfait, il
n’en est pourtant pas à. mépriser; car la condition de sa
nature est telle. Ainsi les étoiles, qui, en comparaison du soleil,
sent fort imparfaites, sont néanmoins extrêmement bulles,
regardées en particulier; et ne tenant point de rang en la présence
du soleil, elles en tiennent en son absence.
Toutefois, quoique cet amour imparfait soit bon en soi, il nous est
néanmoins périlleux, pour autant que(l) souvent-nous nous
contentons de l’avoir lui seul; parce qu’ayant plusieurs traits extérieurs
et intérieurs de la charité, pensant que ce soit elle-même
que nous avons, nous nous amusons, et estimons d’être saints; tandis
qu’en cette vaine persuasion les péchés qui nous ont privés
de la charité, croissent, grossissent et multiplient si
(1) Pour autant que, en ce que, parce que.
fort, qu’enfin ils se rendent maîtres de notre coeur.
Si Jacob n’eût point abandonné sa parfaite Rachel, et
se fût toujours tenu près d’elle au jour de ses noces, il
n’eût pas été trompé comme il fut; mais parce
qu’il la laissa aller sans lui à la chambre, il fut tout étonné,
le jour suivant, de trouver qu’en son lieu il n’avait que l’imparfaite
Lia, qu’il croyait néanmoins être sa chère Rachel;
mais Laban l’avait ainsi trompé. Or, l’amour-propre nous déçoit
de même façon. Pour peu que nous quittions la charité,
il fourre en notre estime cette habitude imparfaite ; et nous prenons notre
contentement en elle, comme si c’était la vraie charité,
jusques à ce que quelque claire lumière nous fasse voir que
nous sommes abusés.
Hé Dieu! n’est-ce pas une grande pitié de voir une âme
qui se flatte en cette imagination d’être sainte, demeurant en repos,
comme si elle avait la charité, se trouver toutefois enfin que sa
sainteté est feinte, et que son repos n’est qu’une léthargie,
et sa joie une manie?
.
CHAPITRE XI
Moyen de reconnaître cet amour imparfait.
Mais quel moyen, me direz-vous, de discerner si c’est Rachel ou Lia,
la charité ou l’amour imparfait, qui me donne les sentiments de
dévotion dont je suis touché? Si, examinant en particulier
les objets des désirs, des affections et des desseins que vous avez
présentement, vous en trouvez quelqu’un pour lequel vous voulussiez
contrevenir à la volonté et au bon plaisir de Dieu, péchant
mortellement, c’est hors de doute que tout le sentiment, toute la facilité
et promptitude que vous avez à servir Dieu, n’a point d’autre source
que de l’amour humain et imparfait; car si l’amour parfait régnait
en vous, û Seigneur Dieu! il romprait toute affection, tout désir,
tout dessein duquel l’objet serait si pernicieux, et ne pourrait souffrir
que votre coeur le regardât.
Mais remarquez que j’ai dit cet examen devoir être fait des affections
que vous avez présentement; car il n’est pas besoin de vous imaginer
celles qui pourraient naît par après, puisqu’il suffit que
nous soyons fidèles ès occurrences présentes, selon
la diversité des temps, et que chaque saison a bien assez de son
travail et de sa peine.
Que si toutefois vous vouliez exercer votre coeur à la vaillance
spirituelle, par la représentation de diverses rencontres et de
divers assauts, vous le pourriez utilement faire, pourvu qu’après
les actes de cette vaillance imaginaire que votre coeur aurait faits, vous
ne vous estimassiez point plus vaillant. Car les enfants d’Éphraïm,
qui faisaient merveilles à bien décocher leurs arcs ès
essais de guerre qu’ils faisaient entre eux, quand ce vint au fait et au
prendre, au jour de la bataille, ils tournèrent le dos (1), et n’eurent
seulement pas l’assurance de mettre leurs flèches au trait, ni de
regarder la pointe de celles de leurs ennemis.
Quand donc on fait la pratique do cette vaillance pour les occurrences
futures ou seulement possibles, si on a un sentiment bon et fidèle,
on en remercie Dieu; car ce sentiment est toujours
(1) Ps., LXXVII.
bon; mais pourtant on demeure avec humilité entre la confiance
et défiance, espérant que moyennant l’assistance divine on
ferait en l’occasion ce qu’on s’imagine, et craignant toutefois que, selon
notre misère ordinaire, peut-être n’en ferions-nous rien,
et perdrions courage; mais si la défiance se rendait si démesurée,
qu’il nous semblât de n’avoir ni force, ni courage, et que partant
il nous arrivât du désespoir sur le sujet des tentations imaginées,
comme si nous n’étions pas en la charité et grâce de
Dieu, il nous faut alors faire résolution, malgré notre sentiment
et découragement, de bien être fidèles en tout ce qui
nous arrivera jusqu’à la tentation qui nous met en peine, et espérer
que, lorsqu’elle arrivera, Dieu multipliera sa grâce, redoublera
son secours, et nous fera toute l’assistance requise; et que, ne nous donnant
pas la force pour une guerre imaginaire, et non nécessaire, il la
nous donnera quand ce viendra au besoin. Car comme plusieurs ont perdu
le coeur en l’assaut, plusieurs aussi y ont perdu la crainte, et ont pris
du courage et résolution en la présence du péril et
de la nécessité, qui ne l’eussent jamais su prendre en son
absence. Et ainsi plusieurs serviteurs de Dieu, se représentant
les tentations absentes, s’en sont effrayés jusque presque à
perdre courage, qui les voyant présentes se sont comportés
fort courageusement. Enfin ces épouvantements pris pour la représentation
des assauts futurs, lorsqu’il nous semble que le coeur nous manque, il
suffit de désirer du courage, et se confier en Dieu qu’il nous en
donnera quand il sera temps. Samson n’avait certes pas toujours son courage
: ains il est marqué en l’Écriture que le lion des vignes
de Tamnatha, venant à lui furieusement et rugissant, l’esprit de
Dieu le saisit (1) c’est-à-dire, Dieu lui donna le mouvement d’une
nouvelle force et d’un nouveau courage, et il mit en pièces le lion,
comme il eût fait un chevreau (2), et tout de même quand il
défit les mille Philistins qui le voulaient défaire en la
campagne de Lechi. Ainsi, mon cher Théotime, il n’est pas nécessaire
que nous ayons toujours le sentiment et mouvement du courage requis à
surmonter le lion rugissant qui va ça et là rôdant
pour nous dévorer (3); cela nous pourrait donner de la vanité
et présomption. Il suffit bien que nous ayons bon désir de
combattre vaillamment, et une parfaite confiance que l’Esprit divin nous
assistera de son secours lorsque l’occasion de remployer se présentera.
(1) Judic., XIV. 5, 6.
2) Judic., xv.
3) 1 Petr., V, 8.
FIN DU QUATRIÈME LIVRE.
LIVRE CINQUIÈME DES DEUX PRINCIPAUX EXERCICES DE L’AMOUR SACRÉ QUI SE FONT PAR COMPLAISANCE ET BIENVEILLANCE
CHAPITRE PREMIER De la sacrée complaisance de l’amour; et premièrement
en quoi elle consiste.
L’amour n’est autre chose, ainsi que nous l’avons dit, sinon le mouvement
et écoulement du coeur qui se fait envers le bien, par le moyen
de la complaisance que l’on a en icelui; de sorte que la complaisance est
le grand motif de l’amour, comme l’amour est le grand motif de la complaisance.
Or, ce mouvement se pratique ainsi envers Dieu. Nous savons par la
foi que la Divinité est un abîme incompréhensible de
toute perfection, souverainement infini en excellence, infiniment souverain
en bonté. Et cette vérité que la foi nous enseigne,
nous la considérons attentivement par la méditation; regardant
cette immensité de biens qui sont en Dieu, ou tous ensemble, par
manière d’assemblage de toutes perfections, ou distinctement, considérant
ses excellences l’une après l’autre; comme, par exemple, sa toute-puissance,
sa toute-sagesse, sa toute-bonté, son éternité, son
infinité. Or, quand nous avons rendu notre entendement fort attentif
à la grandeur des biens qui sont en ce divin objet, il est impossible
que notre volonté ne soit touchée de complaisance en ce bien;
et lors nous usons de notre liberté, et de l’autorité que
nous avons sur nous-mêmes, provoquant notre propre coeur à
répliquer et renforcer sa première complaisance par des actes
d’approbation et réjouissance. O! dit alors l’âme dévote,
que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau!
vous êtes tout désirable; ains vous êtes le désir
même. Tel est mon bien-aimé, et il est l’ami de mon coeur,
ô filles de Jérusalem (l). O! que béni soit à
jamais mon Dieu, de quoi il est si bon:
hé! que je meure, ou que je vive, je suis trop heureuse de savoir
que mon Dieu est si riche en tous biens, que sa bonté est infinie,
et son infinité si bonne.
Ainsi approuvant le bien que nous voyons en Dieu, et nous réjouissant
d’icelui, nous faisons l’acte d’amour que l’on appelle complaisance. Car
nous nous plaisons du plaisir divin infiniment plus que du nôtre
propre; et c’est cet amour qui donnait tant de contentement aux saints,
quand ils pouvaient raconter les perfections de leur bien-aimé,
et qui leur faisait prononcer avec tant do suavité que Dieu était
Dieu. Or, sachez, disaient-ils, que le Seigneur est Dieu (2). 0 Dieu! mon
Dieu, vous êtes mon Dieu : J’ai dit au Seigneur: Vous êtes
mon Dieu, Dieu de mon coeur; et mon Dieu est le
(1) Cant. cant., V, 16.
(2) Ps., XCIX, 3.
lot de mon héritage éternellement (1). Il est Dieu de
notre coeur par cette complaisance, d’autant que par icelle notre coeur
l’embrasse et le rend sien. Il est notre héritage, d’autant que
par cet acte nous jouissons des biens qui sont en Dieu, et comme d’un héritage,
nous en tirons toute sorte de plaisir et de contentement. Par cette complaisance
nous buvons et mangeons spirituellement les perfections de la Divinité;
car nous nous les rendons propres et les tirons dedans notre coeur. Les
brebis de Jacob attirèrent dans leurs entrailles la variété
de couleurs qu’elles voyaient en la fontaine en laquelle on les abreuvait;
car en effet leurs petits agneaux s’en trouvèrent par après
tachetés. Ainsi une âme éprise de l’amoureuse complaisance
qu’elle prend à considérer la Divinité, et en icelle
une infinité d’excellences, en attire aussi dans son coeur les couleurs,
c’est-à-dire, la multitude des merveilles et perfections qu’elle
contemple, et les rend siennes par le contentement qu’elle y prend.
O Dieu! quelle joie aurons-nous au ciel, Théotime, lorsque nous
verrons le bien-aimé de nos coeurs, comme une mer infinie, de laquelle
les eaux ne sont que perfection et bonté ! Alors, comme des cerfs,
qui longuement pourchassés et malmenés, s’abouchant à
une claire et fraîche fontaine, tirent à eux la fraîcheur
de ses belles eaux; ainsi nos coeurs, après tant de langueurs et
de désirs, arrivant à. la source forte et vivante de la Divinité,
tireront par leur complaisance toutes les perfections de ce bien-aimé,
et en auront la parfaite jouissance, par la réjouissance qu’ils
y
(1) Ps., XV, 2. et LXXII, 26
prendront, se remplissant de ses. délices immortelles; et en
cette sorte le cher époux entrera dedans nous, comme dans son lit
nuptial, pour communiquer sa joie éternelle à notre âme,
selon qu’il dit lui-même, que si nous gardons la sainte loi de son
amour, il viendra et fera son séjour en nous (1).
Tel est le doux et noble larcin de l’amour, qui,, sans décolorer
le bien-aimé, se colore de ses couleurs; sans le dépouiller,
se revêt de sa robe; sans lui rien ôter, prend tout cé
qu’il a, et, sans l’appauvrir, s’enrichit de ses biens; comme l’air prend
la lumière sans amoindrir la splendeur originaire du soleil, et,
le miroir, la grâce du visage, sans diminuer celle de l’homme qui
se mire.
Ils ont été faits abominables, comme les choses qu’ils
ont aimées, dit le Prophète parlant des méchants (2);
et on peut de même dire des bons qu’ils se sont faits aimables comme
les choses qu’ils ont aimées. Voyez, je vous prie, le coeur de sainte
Claire de Montefalcoz (3). Il prit tant de plaisir en la Passion du Sauveur
et à méditer la très sainte Trinité, qu’aussi
tira-t-il dedans soi toutes les marques de l-a Passion, et une représentation
admirable de la Trinité, s’étant fait comme les choses qu’il
aimait. L’amour que le grand apôtre saint Paul portait à la
vie, mort et Passion de notre Seigneur, fut si grand, qu’il tira la vie
(1) Joan., XIV, 23.
(2) Ose., IX, 10.
(3) Sainte Claire de Monte-Falcone, 1275-1308, abbesse du monastère
de Sainte-Catherine de l’ordre de Saint-Augustin, remarquable par son amour
pour la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont elle ressentit
toutes les douleurs
même, la mort et la Passion de ce divin Sauveur dans le coeur
de son amoureux serviteur, duquel la volonté en était remplie
par dilection, sa mémoire par méditation, et son entendement
par contemplation.
Mais par quel canal et conduit était venu le doux Jésus
dans le coeur de saint Paul? Par le canal de la complaisance, comme il
le déclare lui-même disant : Jà (1) n’advienne que
je me glorifie, sinon en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ
(2). Car si vous y prenez bien garde, entre se glorifier en une personne,
et se complaire en icelle, prendre à gloire et prendre à
plaisir une chose, il n’y a pas antre différence, sinon que celui
qui prend une chose à gloire, outre le plaisir, il ajoute l’honneur,
l’honneur n’étant pas sans plaisir, bien que le plaisir puisse être
sans honneur; cette âme donc avait une telle complaisance, et se
sentait tant honorée en la bonté divine qui reluit en la
vie, mort et Passion du Sauveur, qu’il ne prenait aucun plaisir qu’en cet
honneur, et c’est cela qui lui fait dire là n’advienne que je me
glorifie, sinon en la croix de mon Sauveur (3), comme il dit aussi qu’il
ne vivait pas lui-même, ains Jésus-Christ vivait en lui.
(1) Jà, certes. Vieux mot employé par les auteurs du
XVII e siècle.
(2) Gal., VI, 14.
(3) Gal., II, 20,
.
CHAPITRE II Que par la Sainte complaisance nous sommes rendus comme
petits enfants aux mamelles de notre Seigneur.
O Dieu que l’âme est heureuse, qui prend son plaisir à
savoir et connaître que Dieu est Dieu, et que sa bonté est
une infinie bonté ! Car ce céleste époux, par cette
porte de la complaisance, entre en elle et soupe avec nous (1), comme nous
avec lui. Nous nous paissons avec lui de sa douceur, par le plaisir que
nous y prenons, et rassasions notre coeur ès perfections divines,
par l’aise que nous en avons. Et ce repas est un souper, à cause
du repos qui le suit, la complaisance nous faisant doucement reposer en
la suavité du bien qui nous délecte, et duquel nous repaissons
notre coeur; car, comme vous savez, Théotime, le coeur se paît
des choses esquelles il se plaît; si qu’en notre langue française
on dit que l’un se paît de l’honneur, l’autre des richesses, comme
le Sage avait dit que la bouche des fous se paît d’ignorance (2);
et la souveraine Sagesse proteste que sa viande, c’est-à-dire son
plaisir, n’est autre chose que de taire ta volonté de son Père
(3). En somme, l’aphorisme des médecins est vrai, que ce qui est
savouré, nourrit; et celui des philosophes, ce qui plaît,
paît.
Que mon bien-aimé vienne en son jardin, dit l’épouse
sacrée, et qu’il y mange le fruit de ses pommes (4). Or, le divin
époux vient en son jardin quand il vient en l’âme dévote;
car puisqu’il se plaît d’être avec les enfants des hommes (5),
où peut-il mieux loger qu’en la contrée de l’esprit qu’il
a fait à son image et ressemblance? En ce
(1) Apoc., III, 20.
(2) Prov., XV, 14.
(3) Joan., IV, 34.
(4) Cant. cant., V, 1.
(5) Prov., VIII, 31.
jardin, lui-même y plante la complaisance amoureuse que nous
avons en sa bonté, et de laquelle nous nous paissons; comme de même
sa bonté se plaît et se paît en notre complaisance,
ainsi que derechef notre complaisance s’augmente de quoi Dieu se plait
de nous voir plaire en lui; de sorte que ces réciproques plaisirs
font l’amour d’une incomparable complaisance, par laquelle notre âme,
faite jardin de son époux (1), et ayant de sa-bonté les pommiers
des délices, elle lui en rend le fruit, puisqu’il se plaît
de la complaisance qu’elle a en lui. Ainsi tirons-nous le coeur de Dieu
dedans le nôtre, et il y répand son baume précieux.
Et ainsi se pratique ce que la sainte épouse dit avec tant d’allégresse
: Le roi de mon coeur m’a menée dans ses cabinets (2); nous tressaillerons
et nous réjouirons en vous, nous ramentevant (3) de vos mamelles
plus aimables que le vin; les bons vous aiment (4). Car, je vous prie,
Théotime, qui sont les cabinets de ce roi d’amour, sinon ses mamelles
qui abondent en variété de douceurs et suavités? La
poitrine et les mamelles de la mère sont les cabinets des trésors
du petit enfant; il n’a point d’autres richesses que celles-là,
qui lui sont plus précieuses que l’or et le (5) topase, plus aimables
que le reste du monde.
L’âme donc qui contemple les trésors infinis de perfections
divines en son bien-aimé, se tient
(1) Cant. cant., V, 1.
(2) Cabinets, coffres, buffets.
(3) Ramentevant, souvenant.
(4) Cant. Cant., 1, 3.
(5) Le topase, la topaze, mot masculin en grec et en latin.,
pour trop heureuse et riche, d’autant que l’amour rend sien par complaisance
tout le bien et contentement de ce cher époux. Et tout ainsi que
l’enfançon fait de petits élans du côté du sein
de sa mère, et trépigne d’aise de le voir découvert,
comme la mère aussi, de son côté, le lui présente
avec un amour toujours un peu empressé; de même l’âme
dévote ressent des tressaillements et élans de joie non pareille
pour le plaisir qu’elle a de regarder les trésors des perfections
du roi de sou saint amour, et surtout quand elle voit que lui-même
les lui montre par amour, et qu’entre ces perfections celle de son amour
infini reluit excellemment. Eh! n’a-t-elle pas raison, cette belle âme,
de s’écrier : O mon roi, que vos richesses sont aimables, et que
vos amours sont riches! Eh! qui en a plus de joie, ou vous qui en jouissez,
ou moi qui m’en réjouis? Nous tressaillerons d’allégresse
en la souvenance de votre sein (1) si fécond en toute excellence
de suavité moi, parce que mon bien-aimé en jouit; vous, parce
que votre bien-aimé s’en réjouit: car ainsi nous nous en
réjouissons tous deux, puisque votre bonté vous fait jouir
de ma réjouissance, et mon amour me fait réjouir de votre
jouissance. Ah ! les justes et bons vous aiment (2). Et comment pourrait-ou
être bon et s’aimer pas une si grande bonté? Les princes terrestres
ont leurs trésors ès cabinets de leurs palais, leurs armes
en leurs arsenaux; mais le prince céleste, il a son trésor
en sou sein, ses armes en sa poitrine, et parce que son trésor et
sa bonté, comme ses armes, sont ses amours, son
(1) Cant. cant., I, 5.
(2) Ibid.
sein ressemble à celui d’une douce mère, dont les mamelles
sont comme deux cabinets riches en douceur de bon lait, armés d’autant
de traits pour assujettir le cher petit poupon comme il en peut faire de
traites (1) en tétant.
Certes, la nature a logé les mamelles en la poitrine, afin que
la chaleur du coeur y faisant la concoction (2) du lait, comme la mère
est la nourrice de l’enfant, le coeur d’icelle en fût aussi le nourricier,
et que le lait fût une viande toute d’amour, meilleure cent fois
que le vin (3). Notez cependant, Théotime, que la comparaison du
lait et du vin semble si propre à l’épouse sacrée,
qu’elle ne se contente pas de dire une fois que les mamelles de son époux
surpassent le vin (4); mais elle le répète par trois fois.
Le vin, Théotime, est le lait des raisins, et le lait est le vin
des mamelles; aussi l’épouse sacrée dit que son bien-aimé
est raisin pour elle, mais raisin cyprin (5), c’est-à-dire, d’une
odeur excellente. Moïse dit que les Israélites pouvaient boire
le sang très pur et très bon du raisin (6); et Jacob décrivant
à son fils Judas la fertilité du lot qu’il aurait en la terre
promise, prophétisa sous cette figure la véritable félicité
des chrétiens, disant que le Sauveur laverait sa robe, c’est-à-dire,
la sainte Eglise, au sang du raisin (7), c’est-à-dire, en son propre
sang. Or,
(1) Opposition de traits et traites, concession aux habitudes d’antithèse
de l’époque.
(2) Concoction, digestion dans l’ancienne physiologie.
(3) Cant. cant.,i,3.
(4) Ibid.
(5) Cyprin, parfumé par les fleurs. Cant. cant., I, 13,
(6) Deuter., XXXII, 14.
(7) Genes., XLIX, 11
le sang et le lait ne sont non plus différents l’un de l’autre
que le verjus et le vin; car comme le verjus mûrissant par la chaleur
du soleil change de couleur, devient vin agréable, et se rend propre
à nourrir; aussi le sang assaisonné par la chaleur du coeur
prend la belle couleur blanche, et devient une nourriture grandement convenable
aux enfants.
Le lait, qui est une viande cordiale toute d’amour, représente
la science et théologie mystique, c’est-à-dire, le doux savourement
provenant de la complaisance amoureuse que l’esprit reçoit, lors.
qu’il médite les perfections de la bonté divine; mais le
vin signifie la science ordinaire et acquise qui se tire à force
de spéculations sous le pressoir de plusieurs arguments et disputes.
Or, le lait que nos âmes sucent ès mamelles de la charité
de notre Seigneur vaut mieux incomparablement que le vin que nous tirons
des discours humains; car le lait prend son origine de l’amour céleste
qui le prépare à ses enfants avant même qu’ils y aient
pensé; il a un goût amiable et suave, son odeur surpasse tous
les parfums, il rend l’haleine fraîche et douce comme d’un enfant
de lait, il donne une joie sans insolence, il enivre sans hébéter,
il ne lève pas le sens mais il le relève.
Quand le saint homme Isaac embrassa et baisa son cher enfant Jacob,
il sentit la bonne odeur de ses vêtements, et soudain parfumé
d’un plaisir extrême : O ! dit-il, voici que l’odeur de mon fils
est comme l’odeur d’un champ fleuri que Dieu a béni (1). L’habit
et le parfum étaient en Jacob, mais lsaac en eut la complaisance
et réjouissance. Hélas !
(1) Genes,, XXVII, 27.
l’âme qui tient par amour son Sauveur entre les bras de ses affections,
combien délicieusement sent-elle les parfums des perfections infinies
qui se retrouvent en lui! et avec quelle complaisance dit-elle en soi-même
: Ah! voici que la senteur de mon Dieu est comme la senteur d’un jardin
fleurissant! Eh! que ses mamelles sont précieuses, répandant
des parfums souverains (2)1 !Ainsi l’esprit du grand saint Augustin, balançant
entre les sacrés contentements qu’il avait à considérer,
d’un côté ce mystère de la naissance de son Maître,
et de l’autre part le mystère de la Passion, s’écriait tout
ravi en cette complaisance
Entre 1’un et l’autre mystère,
Auquel dois-je mon coeur ranger.
D’un côté, le sein de la mère
M’offre son lait pour en manger;
De l’autre, la plaie salutaire
Jette son sang pour m’abreuver.
.
CHAPITRE III
Que la sacrée complaisance donne notre coeur à Dieu,
et nous fait sentir un perpétuel désir en la jouissance.
L’amour que nous portons à Dieu prend son origine de la première
complaisance que notre coeur sent, soudain qu’il aperçoit la bonté
divine, lorsqu’il commence à tendre vers icelle. Or, quand nous
accroissons et renforçons cette première complaisance par
le moyen de d’exercice de l’amour, ainsi que nous avons déclaré
ès chapitres précédents, alors nous attirons dedans
notre coeur les perfections divines, et jouissons de la divine bonté
par
(1) Cant. cant,. I, 1.
la réjouissance que nous y prenons, pratiquant cette première
partie du contentement amoureux que l’épouse sacrée exprime,
disant: Mon bien-aimé est à moi (1). Mais parce que cette
complaisance amoureuse étant en nous qui l’avons, ne laisse pas
d’être en Dieu en qui nous la prenons, elle nous donne réciproquement
à la divine bonté; si que par ce saint amour de complaisance
nous jouissons des biens qui sont en Dieu, comme s’ils étaient nôtres.
Mais parce que des perfections divines sont plus fortes que notre esprit,
entrant en icelui, elles le possèdent réciproquement; de
sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu est nôtre par cette
complaisance, mais aussi que nous sommes à lui.
L’herbe aproxis (2), ainsi que nous avons dit ailleurs, a une si grande
correspondance avec le feu, qu’encore qu’elle en soit éloignée,
soudain néanmoins qu’elle est à son aspect, elle attire la
flamme et commence à brûler, concevant son feu non tant à
la chaleur qu’à la lueur de celui qu’on lui présente. Quand
donc par cette attraction elle s’est unie au feu, si elle savait parler,
ne pourrait-elle pas dire : Mon bien-aimé feu est mien, puisque
je l’ai attiré à moi, et que je jouis de ses flammes ; mais
moi je suis aussi à lui, car si je l’ai attiré à moi,
il me réduit en lui, comme plus fort et plus no-bic: il est mon
feu, .et
(1) Cant. cant., II, 16.
(2) Aporoxis, fraxinelle. Cette plante secrète une huile volatile
formant durant la nuit comme une vapeur qui l’environne. Si l’on approche
une bougie, l’atmosphère jette une lueur et brûle rapidement,
sans endommager la plante.
je suis son herbe; je l’attire, et il me brûle. Ainsi notre coeur
s’étant mis en la présence de la divine bonté, et
ayant attiré les perfections d’icelle par la complaisance qu’il
y prend, peut dire en vérité: La bonté de Dieu est
toute mienne, puisque je jouis de ses excellences, et moi je suis tout
sien, puisque ses contentements me possèdent.
Par la complaisance, notre âme, comme une toison de Gédéon,
se remplit toute de la rosée céleste et cette rosée
est à la toison, parce qu’elle est descendue en icelle; mais réciproquement
la toison est à la rosée, parce qu’elle est détrempée
par icelle et en reçoit le prix. Qui est plus l’une à l’autre,
ou la perle à l’huître, ou l’huître à la perle?
La perle est à l’huître qui l’a attirée à soi;
mais l’huître est à la perle, laquelle lui donne la valeur
et l’estime. La complaisance nous rend possesseurs de Dieu, tirant en nous
les perfections d’icelui, et nous rend possédés de Dieu,
nous attachant et appliquant aux perfections d’icelui.
Or, en cette complaisance nous assouvissons tellement notre âme
de contentement, que nous ne laissons pas de désirer de l’assouvir
encore, et savourant la bonté divine, nous la voudrions encore savourer;
en nous rassasiant nous voudrions toujours manger, comme en mangeant nous
nous sentons rassasier. Le chef des apôtres ayant dit dans sa première
épître que les anciens prophètes avaient manifesté
les grâces qui devaient abonder parmi les chrétiens, et entre
autres choses la Passion de notre Seigneur et la gloire qui la devait suivre,
tant par la résurrection de son corps que par l’exaltation de son
nom ; enfin il conclut que les anges mêmes désirent de regarder
les mystères de la rédemption en ce divin Sauveur, auquel,
dit-il, les anges désirent regarder (1). Mais comme donc se peut-il
entendre que les anges qui voient le Rédempteur, et en icelui tous
les mystères de notre salut, désirent encore néanmoins
de le voir? Théotime, ils le voient certes toujours, mais d’une
vue si agréable et délicieuse, que la complaisance qu’ils
en ont les assouvit sans leur ôter le désir, et les fait désirer
sans leur ôter l’assouvissement: la jouissance n’est pas diminuée
par le désir, ains en est perfectionnée; comme leur désir
n’est pas étouffé, ains affiné (2) par la jouissance.
La jouissance d’un bien qui contente toujours, ne flétrit jamais,
ains se renouvelle et fleurit sans cesse; elle est toujours aimable, toujours
désirable. Le continuel contentement des célestes amoureux
produit un désir perpétuellement content, comme leur continuel
désir fait naît en eux un contentement perpétuellement
désiré. Le bien qui est fini termine le désir quand
il donne la jouissance, et ôte la jouissance quand il donne le désir,
ne pouvant être possédé et désiré tout
ensemble. Mais le bien infini fait régner le désir dans la
possession, et la possession dans le désir, ayant de quoi assouvir
le désir par sa sainte présence, et de quoi le faire toujours
vivre par la grandeur de son excellence, laquelle nourrit, en tous ceux
qui la possèdent, un désir toujours content et un contentement
toujours désireux (3).
(1) I Petr., I, 12.
(2) Affiné, aiguisé.
(3) Ce passage rempli d’antithèses est encore un tribut payé
au goût douteux de la littérature de l’époque.
Imaginez-vous, Théotime, ceux qui tiennent-en leur bouche l’herbe
scitique (1); car, à ce qu’on dit, ils n’ont jamais ni faim ni soif,
tant elle les rassasie, et jamais pourtant ils ne perdent l’appétit,
tant elle les sustente délicieusement. Quand notre volonté
a rencontré Dieu, elle se repose en lui, y prenant une souveraine
complaisance, et néanmoins elle ne laisse pas de faire le mouvement
de son désir; car comme elle désire d’aimer, elle aime aussi
de désirer; elle a le désir de l’amour et l’amour du désir.
Le repos du coeur ne consiste pas à demeurer immobile, mais à
n’avoir besoin de rien; il ne gît pas à n’avoir point de mouvement,
mais à n’avoir point d’indigence de se mouvoir.
Les esprits perdus ont un mouvement éternel sans nul mélange
de tranquillité : nous autres mortels, qui sommes encore en ce pèlerinage,
avons tantôt du repos, tantôt du mouvement en nos affections;
les esprits bienheureux ont ton. jours le repos en leurs mouvements et
le mouvement en leur repos, n’y ayant que Dieu seul qui ait le repos sans
mouvement, parce qu’il est souverainement un acte pur et substantiel. Or,
bien que, selon la condition ordinaire de cette vie mortelle, nous n’ayons
pas le repos en notre mouvement, si est-ce toutefois que lorsque nous faisons
les essais des exercices de la Vie immortelle, c’est-à-dire, que
nous pratiquons les actes du saint amour, nous trouvons du repos dans le
mouvement de nos affections : et du mouvement au
(1) Herbe scitique, ou scythique, qui rassasie et désaltère,
peut-être du nom des Scythes, qui s’enivraient aisément.
repos de la complaisance que nous avons en notre bien-aimé,
recevant par ce moyen des avant-goûts de la future félicité
à laquelle nous aspirons.
S’il est vrai que le caméléon vive de l’air (1), partout
où il va dans l’air, il a de quoi se repaître; que s’il se
remue d’un lieu à l’autre, ce n’est pas pour chercher de quoi se
rassasier, mais pour s’exercer dedans son aliment, comme les poissons dans
la mer. Qui désire Dieu en le possédant, ne le désire
pas pour le chercher, mais pour exercer cette affection dedans le bien
même duquel il jouit; car le coeur ne fait pas ce mouvement de désir
comme prétendant à la jouissance pour l’avoir, puisqu’il
l’a déjà, mais comme s’étendant en la jouissance laquelle
il a, non pour obtenir le bien, mais pour s’y récréer et
entretenir; non pour en jouir, mais pour s’y esjouir (3), ainsi que nous
marchons et nous émouvons pour aller en quelque délicieux
jardin, auquel étant arrivés, nous ne laissons pas de marcher
et nous remuer derechef, non plus pour y venir, mais pour nous promener
et passer le temps en icelui; nous avons marché pour aller jouir
de l’aménité du jardin: y étant, nous marchons pour
nous esjouir eu la jouissance d’icelui.
Requérez l’Éternel avec un grand courage,
Sans cesser de toujours rechercher son visage (3).
On cherche toujours celui qu’on aime toujours, dit le grand saint Augustin;
l’amour cherche ce
(1) Le caméléon se nourrit d’insectes, mais peut rester
des mois entiers sans manger.
(2) Esjouir, savourer sa jouissance.
(3) Ps., CIV, 4
qu’il a trouvé, non afin de l’avoir, mais pour toujours l’avoir.
En somme, Théotime, l’âme qui est en l’exercice de l’amour
de complaisance, crie perpétuellement en son sacré silence
: Il me suffit que Dieu soit Dieu, que sa bonté soit infinie, que
sa perfection soit immense; que je meure ou que je vive, il importe peu
pour moi, puisque mon cher bien-aimé vit éternellement d’une
vie toute triomphante. La mort même ne peut attrister le coeur qui
sait que son souverain amour est vivant. C’est assez pour l’âme qui
aime que celui qu’elle aime plus que soi-même, soit comblé
de biens éternels, puisqu’elle vit plus en celui qu’elle aime qu’en
celui qu’elle anime; ains qu’elle ne vit pas elle-même, mais son
bien-aimé vit en elle (1).
.
CHAPITRE IV
De l’amoureuse condoléance par laquelle la complaisance de l’amour
est encore mieux déclarée.
La compassion, condoléance, commisération ou miséricorde,
n’est autre chose qu’une affection qui nous fait participer à la
passion et douleur de celui que nous aimons, tirant la misère qu’il
souffre dans notre coeur, dont elle est appelée miséricorde,
comme qui dirait une misère de coeur: comme la complaisance tire
dedans le coeur de l’amant le plaisir et contentement de la chose aimée.
Or, c’est l’amour qui fait l’un et l’autre effet par la vertu qu’il a d’unir
le coeur qui aime à ce qui est aimé, rendant par ce moyen
les biens et les maux des amis communs, et ce qui se passe en
(1) Gal., II, 20.
la compassion donne beaucoup de clarté à ce qui regarde
la complaisance.
La compassion tire sa grandeur de celle de l’amour qui la produit.
Ainsi sont grandes les condoléances des mères sur les afflictions
de leurs enfants uniques, comme l’Écriture témoigne souvent.
Quelle condoléance dans le coeur d’Agar sur la douleur de son Ismaël,
qu’elle voyait presque périr de soif au désert! Quelle commisération
en l’âme de David sur la mort de son Absalon! Eh! ne voyez-vous pas
le coeur maternel du grand Apôtre : malade avec les malades, brûlent
de zèle pour les scandalisés, avec une douleur continuelle
pour la perte des Juifs, et mourant tous les jours pour ses chers enfants
spirituels (4)? Mais surtout considérez comme l’amour tire toutes
les peines, tous les tourments, les travaux, les souffrances, les douleurs,
les blessures, la passion, la croix, et la mort même de notre Rédempteur,
dans le coeur de sa très sacrée mère., Hélas!
les mêmes clous qui crucifièrent le corps de ce divin enfant,
crucifièrent aussi le coeur de la mère; les mêmes épinés
qui percèrent son chef, outrepercèrent (2) l’âme de
cette mère toute douce; elle eut les mêmes misères
de son fils par commisération; les mêmes douleurs, par condoléance
; les mêmes passions, par compassion; et en somme l’épée
de la mort qui transperça le corps de ce très aimé
fils, outreperça de même Je cœnr de cette très amante
mère (3) : dont elle pouvait bien dire qu’il lui était un
bouquet de myrrhe au
(1) II Cor., XI, 29 ; Rom., IX, 2 ; I Cor., XV, 31.
(2) Outrepercèrent, traversèrent.
(3) Luc., II, 35.
milieu de ses mamelles (1), c’est-à-dire, en sa poitrine et
au milieu de son coeur. Jacob oyant la triste quoique fausse nouvelle de
la mort de son cher Joseph. vous voyez quelle affliction il. en sent :
Ah ! dit-il, je descendrai en regret aux enfers; c’est-à-dire, aux
limbes, dans le sein d’Abraham, vers cet enfant (2).
La condoléance tire aussi sa grandeur de celle des douleurs
que l’on voit souffrir à ceux que l’on aime; car, pour petite que
soit l’amitié, si les maux qu’on voit endurer sont extrêmes,
ils nous font une grande pitié. On voit pour cela César pleurer
sur Pompée, et les filles de Jérusalem ne surent jamais s’empêcher
de pleurer sur notre Seigneur (3), bien que la plupart d’entre elles ne
lui fussent pas grandement affectionnées, comme aussi les amis de
Job, quoique mauvais amis, firent de grands gémissements, voyant
l’effroyable spectacle de son incomparable misère. Et quel grand
couR de douleur au coeur de Jacob de penser que son cher enfant était
trépassé d’une mort si cruelle, comme est celle d’être
dévoré d’une bête sauvage! Mais la commisération,
outre tout cela, se renforce merveilleusement par la présence de
l’objet misérable. Pour cela, la pauvre Agar s’éloignait
de son fils languissant, afin d’alléger en quelque sorte la douleur
de compassion qu’elle, sentait, disant : Je ne verrai pas mourir l’enfant
(4); comme au contraire notre Seigneur pleure voyant le sépulcre
de son bien-aimé
(1) Cant., I, 12.
(2) Gen., XXXVII, 35.
(3) Luc., XXIII, 27.
(4) Gen., XXI, 16.
Lazare (1), et regardant sa chère Jérusalem (2) ; et
notre bonhomme Jacob est outré de douleur quand il voit la robe
ensanglantée de son pauvre petit Joseph.
Or, autant de causes agrandissent la. complaisance. A mesure que l’ami
nous est plus cher, nous avons plus de plaisir en son contentement, et
son bien entre plus avant en notre âme; que si le bien est excellent,
notre joie en est aussi plus grande. Mais si nous voyons l’ami en la jouissance
d’icelui, notre réjouissance en devient extrême. Quand le
bon Jacob sut que son fils vivait, ô Dieu, quelle joie! son esprit
revint en lui, il revécut (3), et, par manière de- dire,
il ressuscita. Mais qu’est-ce à dire, il revécut on il ressuscita?
Théotime, les esprits ne meurent de leur propre mort que par le
péché qui les sépare de Dieu, lequel est leur vraie
vie surnaturelle; mais ils meurent quelquefois de la mort d’autrui, et
cela arriva an bon Jacob duquel nous parlons, car l’amour qui tire dans
le coeur de l’amant le bien et le mal de la chose aimée, l’un par
complaisance, l’autre par commisération, tira la mort de l’aimable
Joseph dans le coeur de l’amant Jacob, et, par un miracle impossible à.
toute autre puissance qu’à celle de l’amour, l’esprit de ce bon
père était plein de la mort de celui qui était vivant
et régnant, d’autant que l’affection ayant été trompée
devança l’effet.
Or, quand au contraire il sut qu’en vérité son fils était
en vie, l’amour, qui avait si longuement
(1) Joan., XX, 35.
(2) Luc., XIX, 41.
(3) Gen., XLV, 27.
tenu le trépas présupposé du fils dans l’esprit
de ce bon père, voyant qu’il avait été déçu,
rejeta promptement cette feinte mort, et en sa place fit entrer la véritable
vie de ce même enfant. Ainsi donc il revécut d’une nouvelle
vie, parce que la vie de son fils entra dans son esprit par complaisance,
et l’anima d’un contentement nonpareil, duquel se trouvant assouvi, et
ne tenant plus compte d’aucun autre plaisir en comparaison d’icelui : Il
me suffit, dit-il, si mon enfant Joseph est en vie. Mais quand de ses propres
yeux il vit par expérience la vérité des grandeurs
de ce cher enfant en Gessen, penché sur lui, et pleurant assez longtemps
sur le cou d’icelui : Eh ! dit-il, maintenant je mourrai joyeux, mon cher
fils, puisque l’ai vu votre face, et que vous vivez encore (1). O Dieu,
Théotime, quelle joie! et que ce vieillard l’exprime excellemment!
Car que vent-il dire par ces paroles: Maintenant je mourrai content, puisque
j’ai vu ta face; sinon que son allégresse est si grande qu’elle
est capable de rendre joyeuse et agréable la mort même, qui
est la plus triste et horrible chose du monde? Dites-moi, je vous prie,
Théotime, qui ressent plus le bien de Joseph, ou lui qui en jouit,
ou Jacob qui s’en réjouit? Certes, si le bien n’est bien que pour
le contentement qu’il nous donne, le père en a autant et plus que
le fils; car le fils, avec la dignité de vice-roi qu’il possède,
a par conséquent beaucoup de soins et d’affaires, mais le père
jouit par complaisance, et possède purement ce qui est de bon en
cette grandeur et dignité de son fils, sans charge, sans soin et
sans peine. Je mourrai joyeux, dit-il. Hélas! qui
(1) Gen., XLVI, 30.
ne voit son contentement? Si la mort même ne peut troubler sa
joie, qui la pourra donc jamais altérer? Si son aise vit emmi les
détresses de la mort, qui la pourra jamais éteindre? L’amour
est fort comme la mort (1), et les allégresses de l’amour surmontent
les tristesses de la mort; car la mort ne les peut faire mourir, ains les
avive; si que comme il y a un feu qui par merveille se nourrit en une fontaine
proche de Grenoble (2), ainsi que nous savons fort assurément, et
que même le grand saint Augustin atteste, aussi la sainte charité
est si forte qu’elle nourrit ses flammes et ses consolations emmi les plus
tristes angoisses de la mort, et les eaux des tribulations ne peuvent éteindre
son feu (3).
.
CHAPITRE V
De la condoléance et complaisance de l’amour en la Passion de
notre Seigneur.
Quand je vois mon Sauveur sur le mont des Olives, avec son âme
triste jusqu’à la mort (1), hé! Seigneur Jésus, ce
dis-je, qui a pu porter ces tristesses de la mort dans l’âme de la
vie, sinon l’amour, qui excitant la commisération, attira par icelle
nos misères dans votre coeur souverain? Or, une âme dévote
voyant cet abîme d’ennuis et de détresses en ce divin amant,
comme peut-elle demeurer sans une douleur saintement
(1) Cant. cant., VIII, 6.
(2) La Fontaine ardente, une des merveilles du Dauphiné. Émanation
de gaz combustibles qui donnent une flamme de 30 à 40 centimètres
d’élévation,
(3) Cant. cant., VIII, 7.
(4) Matth., XXVI, 38.
amoureuse? Mais considérant d’ailleurs que toutes les afflictions
de son bien-aimé ne procèdent pas d’aucune imperfection ni
manquement de force, ains de la grandeur de sa chère dilection,
elle ne peut qu’elle ne se fonde toute d’un amour saintement douloureux.
Si qu’elle s’écrie, je suis noire de douleur par compassion, mais
je suis belle d’amour par complaisance; les angoisses de mon bien-aimé
m’ont toute décolorée (1). Car comme pourrait une fidèle
amante voir tant de tourments en celui qu’elle aime plus que sa vie, sans
en devenir toute transie, have et desséchée de douleur? Les
pavillons des nomades perpétuellement exposés aux injures
de l’air et de la guerre sont presque toujours fripés et couverts
de poussière; et moi tout exposée aux regrets que par condoléance
je reçois des travaux non pareils de mon divin Sauveur, je suis
toute couverte de détresse et transpercée de douleur; mais
parce que les douleurs de celui que j’aime proviennent de son amour, è
mesure qu’elles m’affligent par compassion, elles me délectent par
complaisance. Car comme pourrait une fidèle amante n’avoir pas un
extrême contentement de se voir tant aimée de son céleste
époux? Pour cela donc la beauté de l’amour est en la laideur
de la douleur. Que si je porte le deuil sur la passion et la mort de mon
Roi, toute halée et noire de regret, je ne laisse pas d’avoir une
douceur incomparable de voir l’excès de son amour emmi les travaux
de ses douleurs; et les tentes de Salomon (2) toutes
(1) Cant. cant., I, 4-5.
(2) Ibid., 4.
brodées et recamées (1) en une admirable diversité
d’ouvrages ne furent jamais si belles que je suis contente, et par conséquent
douce, amiable et agréable eu la variété des sentiments
d’amour que j’ai parmi ces douleurs. L’amour égale les amants. Hé
! je le vois, ce cher amant, qu’il est an (eu d’amour, brûlant dans
un buisson épineux de douleur (2), et j’en suis toute de même;
je suis tout enflammée d’amour dedans les halliers de mes douleurs,
je suis un lis environné d’épines (3). Hé ! ne veuillez
pas regarder seulement les horreurs de mes poignantes douleurs, mais voyez
la beauté de mes agréables amours. Hélas ! il souffre
des douleurs insupportables, ce divin amant bien-aimé; c’est cela
qui m’attriste et me fait pâmer d’angoisses; mais il prend plaisir
à souffrir, il aime ses tourments et meurt d’aise de mourir de douleur
pour moi. C’est pourquoi comme ,je suis dolente de ses douleurs, je suis
aussi toute ravie d’aise de son amour; non seulement je m’attriste avec
lui, mais je me glorifie en lui.
Ce fut cet amour, Théotime, qui attira sur l’amoureux séraphique
saint François les stigmates, et sur l’amoureuse angélique
sainte Catherine de Sienne les ardentes blessures du Sauveur, la complaisance
amoureuse ayant aiguisé les pointes de la compassion douloureuse,
ainsi que le miel rend plus pénétrante et sensible l’amertume
de l’absinthe: comme au contraire la suave odeur des roses est affinée
par le voisinage des aulx qui sont plantés près des rosiers.
Car de même
(1) Recamées, brodées.
(2) Exod., III, 2.
(3) Cant. cant., II, 1.
l’amoureuse complaisance que nous avons prise en l’amour de notre Seigneur,
rend infiniment plus forte la compassion que nous avons de ses douleurs,
comme réciproquement, repassant de la compassion des douleurs à
la complaisance des amours, le plaisir en est bien plus ardent et relevé.
Alors se pratique la douleur de l’amour, et l’amour de la douleur: alors
la condoléance amoureuse, et la complaisance douloureuse, comme
d’autres Esaü et Jacoh, débattant (1) à qui fera plus
d’efforts, mettent l’âme en des convulsions et agonies incroyables,
et se fait une extase amoureusement douloureuse, et douloureusement amoureuse.
Aussi ces grandes âmes de saint François et sainte Catherine
sentirent des amours nonpareils en leurs douleurs, et des douleurs incomparables
eu leurs amours, lorsqu’elles furent stigmatisées; savourant l’amour
joyeux d’endurer pour l’ami, que leur Sauveur exerça au suprême
degré sur l’arbre de la croix. Ainsi naît l’union précieuse
de notre coeur avec son Dieu, laquelle comme un Benjamin mystique est enfant
de douleur et de joie tout ensemble (2).
Il ne se peut dire, Théotime, combien le Sauveur désire
d’entrer dans nos âmes par cet amour de complaisance douloureuse.
Hélas ! dit-il, ouvre-moi, ma chère soeur, mon amie, ma colombe,
ma toute pure, car ma tête est toute pleine de rosée, et mes
cheveux des gouttes de la nuit (3). Qui est cette rosée, et qui
sont ces gouttes de la nuit, sinon les afflictions et peines de sa Passion?
Les perles, certes
(1) Gen., XXV,22.
(2) Gen., xxxv, 18.
(3) Cant. cant., V, 2.
comme nous avons dit assez souvent, ne sont autre chose que gouttes
de la rosée, que la fraîcheur de la nuit éploie sur
la face de la mer, reçues dans les écailles des huîtres
ou mères perles (1). Hé ! veut dire le divin amour de l’âme,
je suis chargé des peines et sueurs de ma Passion qui se passa presque
toute, ou ès ténèbres de la nuit, ou en la nuit des
ténèbres que le soleil s’obscurcissant fit au plus fort de
son midi. Ouvre donc ton coeur devers moi, comme les mères perles
leurs écailles du côté du soleil, et je répandrai
sur toi la rosée de ma Passion qui se convertira en perles de consolation.
.
CHAPITRE VI
De l’amour de bienveillance que nous exerçons envers notre Seigneur
par manière de désir.
En l’amour que Dieu exerce envers nous, il commence toujours par la
bienveillance, voulant et faisant en nous tout le bien qui y est; auquel
par après il se complaît. Il fit David selon son coeur par
bienveillance, puis il le trouva selon son coeur par complaisance (2).
Il créa premièrement l’univers pour l’homme, et l’homme en
l’univers, donnant à chaque chose le degré de bonté
qui lui était convenable, par sa pure bienveillance; puis il approuva
tout ce qu’il avait lait, trouvant que tout était tels bon, et il
se reposa par complaisance en son ouvrage (3).
(1) Inutile de dire que cette opinion populaire sur l’origine des perles
n’est pas conforme aux données scientifiques.
(2) Act., XIII, 22.
(3) Gen., I, 31.
Mais notre amour envers Dieu commence an contraire par la complaisance
que nous avons en la souveraine bonté et infinie perfection que
nous savons être eu la Divinité; puis nous venons à
l’exercice de la bienveillance. Et comme la complaisance que Dieu prend
en ses créatures, n’est autre chose qu’une continuation de sa bienveillance
envers elles, aussi la bienveillance que nous portons à Dieu, n’est
autre chose qu’une approbation et persévérance de la complaisance
que nous avons en lui.
Or, cet amour de bienveillance envers Dieu se pratique ainsi. Nous
ne pouvons désirer d’un vrai désir aucun bien à Dieu,
parce que sa bonté est infiniment plus parfaite que nous ne saurions
ni désirer ni penser. Le désir n’est que d’un bien futur,
et nul bien n’est futur en Dieu, puisque tout bien lui est tellement présent,
que la présence du bien en sa divine Majesté n’est autre
chose que la Divinité même. Ne pouvant donc point faire aucun
désir absolu pour Dieu, nous en faisons des imaginaires et conditionnels
en cette sorte : Je vous ai dit, Seigneur, vous êtes mon Dieu, qui,
tout plein de votre infinie bonté, ne pouvez avoir indigence, ni
de mes biens (1), ni des choses quelconques; mais si, par imagination de
chose impossible, je pouvais penser que vous eussiez besoin de quelque
bien, je ne cesserais jamais de vous le souhaiter, au prix de ma vie, de
mon être, et de tout ce qui est au monde. Que si étant ce
que vous êtes, et que vous ne pouvez jamais cesser d’être,
il était possible que vous reçussiez quelque accroissement
de bien, ô mon Dieu, quel désir
(1) Ps., XV, 2,
aurais-je que vous l’eussiez ! alors, ô Seigneur éternel,
je voudrais voir convertir mon coeur cil souhait, et sua vie en soupir,
pour vous désirer ce bien-là. Ah! mais pourtant, ô
le sacré bien-aimé de mon âme, je ne désire
pas de pouvoir désirer aucun bien à votre Majesté;
ains je me complais de tout mon coeur en ce suprême degré
de bonté que vous avez, auquel, ni par désir, ni même
par pensée, on ne peut rien ajouter. Mais si ce désir était
possible, ô Divinité infinie, ô Infinité divine
! mon âme voudrait être ce désir, et n’être rien
autre que cela, tant -elle désirerait de désirer pour vous
ce qu’elle se comptait infiniment de ne pouvoir pas désirer, puisque
l’impuissance de faire ce désir provient de l’infinie infinité
de votre perfection, qui surpasse tout souhait et toute pensée.
Hé ! que j’aime chèrement l’impossibilité de vous
pouvoir désirer aucun bien, ô mon Dieu, puisqu’elle provient
de l’incompréhensible immensité de votre abondance, laquelle
est si souverainement infinie, que s’il se trouvait un désir infini,
il serait infiniment assouvi par l’infinité de votre bonté
qui le convertirait en une infinie complaisance. Ce désir donc,
par imagination de choses impossibles, peut être quelquefois utilement
pratiqué emmi les grands sentiments de ferveurs extraordinaires.
Aussi dit-on que le grand saint Augustin en faisait souvent de pareille
sorte.
C’est encore une sorte de bienveillance envers Dieu, quand considérant
que nous ne pouvons l’agrandir en lui-même, nous désirons
de l’agrandir en nous, c’est-à-dire, de rendre de plus en plus et
toujours plus grande la complaisance que nous avons en sa bonté.
Et alors, mon Théotime, nous ne désirons pas la complaisance
pour le plaisir qu’elle nous donne, mais par ce seulement que ce plaisir
est en Dieu. Car comme nous ne désirons pas la condoléance
pour la douleur qu’elle met en nos coeurs, mais parce que cette douleur
nous unit et associe à notre bien-aimé douloureux; ainsi
n’aimons-nous pas la complaisance, parce qu’elle nous rend du plaisir,
mais d’autant que ce plaisir se prend en l’union du plaisir et bien qui
est en Dieu, auquel pour nous unir davantage nous voudrions nous complaire
d’une complaisance infiniment plus grande, à l’imitation de la très
sainte reine et mère d’amour, de laquelle l’urne sacrée magnifiait
(1) et agrandissait perpétuellement Dieu. Et afin que l’on sût
que cet agrandissement se faisait par la complaisance qu’elle avait en
la divine bonté, elle déclare que son esprit avait tressailli
de contentement en Dieu son Sauveur (2).
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CHAPITRE VII
Comme le désir d’exalter et magnifier Dieu nous sépare
des plaisirs inférieurs, et nous rend attentifs aux perfections
divines.
Donc l’amour de bienveillance nous fait désirer d’agrandir en
nous de plus en plus la complaisance que nous prenons en la bonté
divine; et pour faire cet agrandissement, l’âme se prive soigneusement
de tout autre plaisir, pour s’exercer plus fort à se plaire en Dieu.
Un religieux demanda au dévot frère Gilles, l’un des premiers
et
(1) Luc., I, 46.
(2) Ibid., 47.
plus saints compagnons de saint François, ce qu’il pourrait
faire pour être plus agréable à Dieu; et il lui répondit
en chantant: L’une à l’un, l’une à l’un. Ce que par après
expliquant, donnez toujours, dit-il, toute votre âme qui est une
à Dieu seul qui est un. L’âme s’écoule par les plaisirs,
et la diversité d’iceux la dissipe et l’empêche de se pouvoir
appliquer attentivement à celui qu’elle doit prendre en Dieu. Le
vrai amant n’a presque point de plaisir, sinon en la chose aimée.
Ainsi toutes choses semblaient ordure (1) et boue au glorieux saint Paul,
en comparaison de son Sauveur. Et l’Épouse sacrée n’est toute
que pour son bien-aimé: Mon cher ami est tout à moi, et moi
je suis toute à lui (2). Que si l’âme qui est en cette sainte
affection rencontre les créatures, pour excellentes qu’elles soi-eut,
voire même quand ce seraient les anges, elle ne s’arrête point
avec icelles sinon autant qu’il faut pour être aidée et secourue
en son désir. Dites-moi donc, leur fait-elle, dites-moi, je vous
en conjure, avez-vous point vu celui qui est l’ami de mon âme (3)?
La glorieuse amante Magdeleine rencontra les anges au sépulcre,
qui lui parlèrent saris doute angéliquement, c’est-à-dire,
bien suavement, voulant apaiser l’ennui auquel elle était; mais
au contraire toute éplorée, elle ne sut prendre aucune complaisance
ni en leur douce parole, ni en la splendeur de leurs habits, ni en la grâce
toute céleste de leur maintien, ni en la beauté tout aimable
de leurs visages, ains toute couverte de larmes, ils m’ont enlevé
mon
(1) Philip., III, 18.
(2) Cant. cant., II, 16.
(3) Cant. cant., III, 3
Seigneur (1), disait-elle, et je ne sais où ils l’ont mis: et
se tournant, elle voit son doux Sauveur, mais en forme de jardinier, dont
son coeur ne se peut contenter; car toute pleine de l’amour de la mort
de son Maître, elle ne vent point de fleurs, ni par conséquent
de jardinier. Elle a dedans son coeur la croix, les clous, les épines;
elle cherche son crucifié. Hé! mon cher maître jardinier,
dit-elle, si vous aviez peut-être point planté mon bien-aimé
Seigneur trépassé comme un lis froissé et fané
entre vos fleurs, dites-le-moi vitement, et moi je l’emporterai (2). Mais
il ne l’appelle pas plus tôt par son nom, que toute fondue en plaisir,
hé! Dieu, dit-elle, mon Maître (3)! Rien, certes, ne la peut
assouvir, elle ne saurait se plaire avec les anges, non pas même
avec son Sauveur, s’il ne parait en la forme en laquelle il lui avait ravi
son coeur. Les Mages ne peuvent se complaire ni en la beauté de
la ville de Jérusalem, ni en la magnificence de la cour d’Hérodes,
ni en la clarté de l’étoile ; leur cœur cherche la petite
spélonque (4) et le petit enfant de Bethléem (5). La mère
de belle dilection et l’époux de très saint amour ne se peuvent
arrêter entre les parents et amis, ils vont toujours en douleur cherchant
l’unique objet de leur complaisance (6). Le désir d’agrandir la
complaisance retranche tout autre plaisir pour plus fortement pratiquer
celui auquel la divine bienveillance l’excite.
(1) Joan., XX, 13.
(2) Ibid., 15.
(3) Ibid., 16.
(4) Spélonque, grotte, en latin Spelunca.
5) Matth., II.
6) Luc., II.
Or, pour encore mieux magnifier ce souverain bien-aimé, l’âme
va toujours cherchant la face d’icelui (1); c’est-à-dire, avec une
attention toujours plus soigneuse et ardente, elle va remarquant toutes
les particularités des beautés et perfections qui sont eu
lui, faisant un progrès continuel en cette douce recherche de motifs
qui la paissent perpétuellement presser de se plaire de plus en
plus en l’incompréhensible bonté qu’elle aune. Ainsi David
cote par le menu les oeuvres et merveilles de Dieu en plusieurs de ses
psaumes célestes et l’amante sacrée arrange ès cantiques
divins, comme une armée bien ordonnée, toutes les perfections
de son époux, l’une après l’autre, pour provoquer son âme
à la très sainte complaisance, afin de magnifier plus hautement
son excellence, et d’assujettir encore tous les autres esprits à
l’amour de son ami tant aimable (2).
.
CHAPITRE VIII
Comment la sainte bienveillance produit la louange du divin Bien-Aimé.
L’honneur, mon cher Théotime, n’est pas en celui que l’on honore,
mais en celui qui honore. Car combien de fois arrive-t-il que celui que
nous honorons n’en sait rien, et n’y a seulement pas pensé! Combien
de fois louons-nous ceux qui ne nous connaissent pas ou qui dorment! Et
toutefois, selon l’estime commune des hommes et leur ordinaire façon
de concevoir, il semble que c’est
(1) Ps., XXVI, 13.
(2) Cant. cant., V, 10 et seq.
faire du bien à quelqu’un quand on lui fait de l’honneur, et
qu’on lui donne beaucoup quand on lui donne des titres et des louanges;
et nous ne faisons pas difficulté de dire qu’une personne est riche
d’honneur, de gloire, de réputation, de louange, encore qu’en vérité
nous sachions bien que tout cela est hors de la personne honorée,
et que bien souvent elle n’en reçoit aucune sorte de profit, suivant
ce mot attribué au grand saint Augustin: O pauvre Aristote; tu es
loué où tu es absent, et tu es brûlé où
tu es présent! Quel bien revient-il, je vous prie, à César
et Alexandre le Grand de tant de vaines paroles que plusieurs vaines âmes
emploient à leur louange?
Dieu, comblé d’une bonté qui surmonte toute louange et
tout honneur, ne reçoit aucun avantage ni surcroît de bien
pour toutes les bénédictions que nous lui donnons; il n’en
est ni plus riche, ni plus grand, ni plus content, ni plus heureux : car
son heur, son contentement, sa grandeur et ses richesses ne sont ni ne
peuvent être que la divine infinité de sa bonté. Toutefois
parce que, selon notre appréhension ordinaire, l’honneur est estimé
l’un des plus grands effets de notre bienveillance envers les autres, et
que par icelui, non seulement nous ne présupposons point d’indigence
en ceux que nous honorons, mais plutôt nous protestons qu’ils abondent
en excellence; partant nous employons cette sorte de bienveillance envers
Dieu, qui non seulement l’agrée, mais la requiert comme conforme
à notre condition, et si propre pour témoigner l’amour respectueux
que nous lui devons, que même il nous a ordonné de lui rendre
et rapporter tout honneur et gloire.
Ainsi donc l’âme qui a pris une grande complaisance en l’infinie
perfection de Dieu, voyant qu’elle ne peut lui souhaiter aucun agrandisse
ment de bonté, parce qu’il en a infiniment plus qu’elle no peut
désirer ni même penser, elle désire au moins que son
nom soit béni, exalté, loué, honoré et adoré
de plus en plus, et commençant par son propre coeur, elle ne cesse
point de le provoquer à ce saint exercice: et, comme une avette
(1) sacrée, elle va voletant çà et là sur les
fleurs des oeuvres et excellences divines, recueillant d’icelle une douce
variété de complaisances; desquelles elle fait naître
et compose le miel céleste de bénédictions, louanges
et confessions honorables, par lesquelles, autant qu’elle peut, elle magnifie
et glorifie le nom de son bien-aimé, à l’imitation du grand
Psalmiste, qui ayant environné et comme parcouru en esprit les merveilles
de la divine bonté, immolait sur l’autel de son coeur l’hostie mystique
des élans de sa voix par cantiques et psaumes d’admiration et bénédiction:
Mon coeur volant çà et là
Des ailes de sa pensée,
Ravi d’admiration,
D’une voix haut élancée.
Un sacrifice immola,
Sur la harpe bien sonnée
Chantant bénédiction
Au Seigneur Dieu de Sion.
Mais ce désir de louer Dieu que la sainte bienveillance excite
en nos coeurs, Théotime, est insatiable; car l’âme qui en
est touchée, voudrait avoir des louanges infinies pour les donner
à son
(1) Avette, abeille.
bien-aimé, parce qu’elle voit que ses perfections sont plus
qu’infinies, si que se trouvant bien éloignée de pouvoir
satisfaire son souhait, elle fait des extrêmes efforts d’affection
pour en quelque sorte louer cette bonté toute louable, et ces efforts
de bienveillance s’agrandissent admirablement par la complaisance car à
mesure que l’âme trouve Dieu bon, savourant de plus en plus la suavité
d’icelui, et se complaisant en son infinie beauté, elle voudrait
aussi relever plus hautement les louanges et bénédictions
qu’elle lui donne. Or, à mesure aussi que l’âme s’échauffe
à louer la douceur incompréhensible de Dieu, elle agrandit
et dilate la complaisance qu’elle prend en icelle, et par cet agrandissement
elle s’anime de plus fort à la louange. De sorte que l’affection
de complaisance et celle de louange, par ces réciproques poussements
(1) et mutuelles inclinations qu’elles font l’une à l’autre, s’entre-donnent
des grands et continuels accroissements.
Ainsi les rossignols se complaisent tant en leur chant, au rapport
de Pline, que pour cette complaisance quinze jours et quinze nuits durant
ils ne cessent jamais de gazouiller, s’efforçant de toujours mieux
chanter à l’envi les uns des autres; de sorte que lorsqu’ils se
dégoisent (2) le mieux, ils y ont plus de complaisance, et cet accroissement
de complaisance les porte à faire de plus grands efforts de mieux
gringotter (3), augmentant tellement leur complaisance par leur chant,
e leur chant par leur complaisance, que
(1) Poussements, poussées, efforts.
(2) Dégoisent, tirent des sons du gosier, gazouillent.
(3) Gringotter, fredonner.
maintes fois on les voit mourir, et leur gosier éclater à
force de chanter; oiseaux dignes du beau nom de Philomèle, puisqu’ils
meurent ainsi en l’amour et pour l’amour de la mélodie.
O Dieu ! mon Théotime, que le coeur ardemment pressé
de l’affection de louer sou Dieu reçoit une douleur grandement délicieuse
et une douceur grandement douloureuse, quand après mille efforts
de louange il se trouve si court! Hélas! il voudrait, ce pauvre
rossignol, toujours plus hautement lancer ses accents et perfectionner
sa mélodie, pour mieux chanter les bénédictions de
sou cher bien-aimé. A mesure qu’il loue, il se plaît à
louer, et à mesure qu’il se plaît à louer, il se déplaît
de ne pouvoir encore mieux louer; et pour se contenter au mieux qu’il peut
en cette passion, il fait toute sorte d’efforts entre lesquels il tombe
en langueur, comme il advenait au très glorieux saint François,
qui emmi les plaisirs qu’il prenait à louer Dieu et chanter ses
cantiques d’amour, jetait une grande affluence de larmes, et laissait souvent
tomber de faiblesse ce que pour lors il tenait eu main, demeurant comme
un sacré Philomèle à coeur failli (1), et perdant
souvent le respirer à force d’aspirer aux louanges de celui qu’il
ne pouvait jamais assez louer.
Mais oyez une similitude agréable sur ce sujet, tirée
du nom que ce saint amoureux donnait à ses religieux, car il les
appelait cigales, à raison des louanges qu’ils rendaient à
Dieu emmi la nuit. Les cigales, Théotime, ont leurs poitrines pleines
de tuyaux, comme si elles étaient des orgues naturelles, et pour
mieux chanter elles ne vivent
(1) A coeur failli, en défaillance, évanoui.
que de la rosée, laquelle elles ne tirent pas par la bouche,
car elles n’en ont point, ains la sucent par une petite languette qu’elles
ont au milieu de l’estomac, par laquelle elles jettent aussi tous leurs
sons avec tant de bruit qu’elles semblent n’être que voix. Or, l’amant
sacré est comme cela, car toutes les facultés de son âme
sont autant de tuyaux qu’il e eu sa poitrine pour résonner (1) les
cantiques et louanges du bien-aimé: sa dévotion au milieu
de toutes est la langue de son coeur, selon saint Bernard, par laquelle
il reçoit la rosée des perfections divines, les suçant
et attirant à soi comme son aliment par la très sainte complaisance
qu’il y prend, et par cette même langue de dévotion il fait
toutes ses voix d’oraison, de louange, de cantiques, de psaumes, de bénédiction,
selon le témoignage d’une des plus insignes cigales spirituelles
qui ait jamais été ouïe, laquelle chantait ainsi:
Bénis Dieu, saintement poussée,
mon âme ! et vous, mes esprits,
Que je n’aie aucune pensée
Ni force au dedans ramassée,
Qui du Seigneur taise le prix (2).
Car n’est-ce pas comme s’il eût dit: je suis une cigale mystique?
Mon âme, mes esprits, mes pensées et toutes les facultés
qui sont ramassées au dedans de moi sont orgues. O qu’à jamais
tout cela bénisse le nom et retentisse les louanges de mon Dieu!
(1) Résonner les cantiques, et plus bas: retentisse les louanges,
sont pris pour: faire résonner, retentir.
(2) Ps., CII, I.
Ma bouche à jamais sera pleine
Du bruit de sa gloire hautaine,
Et n’aura bien qu’à le chanter;
La troupe d’ennuis oppressée.
Humble de coeur et de pensée
Prendra plaisir à m’écouler (1).
.
CHAPITRE IX
Comme la bienveillance nous fait appeler toutes les créatures
à la louange de Dieu.
Le coeur atteint et pressé de désir de louer plus qu’il
ne peut la divine bonté, après divers efforts, sort maintes
fois de soi-même pour convier toutes les créatures à
le secourir en son dessein. Comme nous voyons avoir fait les trois enfants
en la fournaise, en cet admirable cantique de bénédictions,
par lequel ils excitent tout ce qui est au ciel, en la terre et sous terre,
à rendre grâce à Dieu éternel en le louant et
bénissant souverainement. Ainsi le glorieux Psalmiste, tout ému
de la passion saintement déréglée qui le portait à
louer Dieu, va sans ordre sautant du ciel à la terre et de la terre
au ciel, appelant pêle-mêle les anges, les poissons, les monts,
les eaux, les dragons, les oiseaux, les serpents, le feu, la grêle,
les brouillards, assemblant par ses souhaits toutes les créatures,
afin que toutes ensemble s’accordent à magnifier pieusement leur
Créateur, les unes célébrant elles-mêmes les
divines louanges, et les autres donnant le sujet de le louer par les merveilles
de leurs différentes propriétés, lesquelles manifestent
la grandeur de leur facteur, si que ce divin psalmiste royal ayant composé
une grande quantité de psaumes avec cette inscription: Louez
(1) Ps., XXXIII, 2, 3.
Dieu; après avoir discouru parmi toutes les créatures
pour leur faire les saintes semonces de bénir la majesté
céleste, et parcouru une grande variété de moyens
et instruments propres à la célébration des louanges
de cette éternelle bonté; enfin, comme tombant en défaillance
d’haleine, il conclut toute sa sacrée psalmodie par cet élan
: Tout esprit loue le Seigneur (1), c’est-à-dire, tout ce qui a
vie ne vive ni ne respire que pour le Créateur, selon l’encouragement
qu’il avait donné ailleurs:
Sus donc, d’une bouche animée,
Célébrons tous la renommée
De l’Eternel, à qui mieux, mieux:
Notre voix ensemble mêlée,
Bien haut sur la voûte étoilée,
Elève son nom glorieux (2).
Ainsi le grand saint François chanta le cantique dix soleil
et cent autres excellentes bénédictions, pour invoquer les
créatures à venir aider son coeur tant alangouri, de quoi
il ne pouvait à son gré louer Je cher Sauveur de son âme.
Ainsi la céleste épouse se sentant presque évanouie
entre les violents essais qu’elle faisait de bénir et magnifier
le bien-aimé roi de son coeur : Eh! criait-elle à ses compagnes,
ce divin époux m’a menée par la contemplation en ses celliers
à vin (3), me faisant savourer les délices incomparables
des perfections de son excellence, et je me suis tellement détrempée
et saintement enivrée par la complaisance que j’ai prise en cet
abîme de beauté, que mon âme va languissante (4), blessée
(1) Ps., CL, 6.
(2) Ps., XXXIII, 4.
(3) Cant. cant., II, 4.
(4) Ibid.
d’un désir amoureusement mortel, qui nie presse de louer à
jamais une si éminente bonté. Hélas! venez, je vous
supplie, au secours de mon pauvre coeur qui va tout maintenant définir
(1), soutenez-le de grâce, et l’appuyez de toutes fleurs; confortez-le,
et l’environnez de pommes; autrement il tombe pâmé (2).
La complaisance tire les suavités divines dedans le coeur, lequel
se remplit si ardemment qu’il en est tout éperdu. Mais l’amour de
la bienveillance fait sortir notre coeur de soi-même, et le fait
exhaler en vapeurs de parfums délicieux, c’est-à-dire, en
toutes sortes de saintes louanges, et n’en pouvant néanmoins tant
pousser comme il désirerait : O, dit-il, que toutes les créatures
viennent contribuer les fleurs de leurs bénédictions, les
pommes de leurs actions de grâces, de leurs honneurs et de leurs
adorations, afin que de toutes parts on sente les odeurs répandues
à la gloire de Celui duquel l’infinie douceur surpasse tout honneur,
et que nous ne pouvons jamais bien dignement magnifier.
C’est cette divine passion qui fait tant faire de prédications,
qui fait passer entre tant de hasards les Xavier, les Berzée, les
Antoine (3), cette multitude de jésuites, de capucins, et de religieux
et autres ecclésiastiques de toutes sortes, ès Indes, au
Japon, en Maragnan (4), afin de faire
(1) Définir, finir.
(2) Cant. cant., II, 5.
(3) Xavier, Berzée, Antoine, saint François Xavier, Berzée,
Antoine Possevin, jésuites prédicateurs et auteurs des premiers
temps de l’institut.
(4) Maragnan, Maragnon, partie du fleuve des Amazones. (Amérique
méridionale.)
connaît, reconnaît et adorer le nom sacré de Jésus
emmi ces grands peuples. C’est cette passion sainte qui fait tant écrire
de livres de piété, tant fonder d’églises, d’autels,
de maisons pieuses, et en somme qui fait veiller, travailler et mourir
tant de serviteurs de Dieu entre les flammes du zèle qui les consume
et dévore.
.
CHAPITRE X
Comme le désir de louer Dieu nous fait aspirer au ciel.
L’âme amoureuse voyant qu’elle ne peut assouvir le désir
qu’elle a de louer son bien-aimé, tandis qu’elle vit entre les misères
de ce monde, et sachant que les louanges qu’on rend au ciel à la
divine bonté se chantent d’un air incomparablement plus agréable
O Dieu! dit-elle, que les louanges répandues par ces bienheureux
esprits devant le trône de mon Roi céleste sont louables!
que leurs bénédictions sont dignes d’être bénites!
O que de bonheur d’ouïr cette mélodie de la très sainte
éternité, en laquelle par une très souefve (1) rencontre
de voix dissemblables et de tons dispareils, se font ces admirables accords
esquels toutes les parties avançant les unes sur les autres par
une suite continuelle et incompréhensible liaison de chasses (2),
on entend de toutes parts retentir les perpétuels alleluia!
Voix, pour leur éclat, comparées aux tonnerres, aux trompettes,
au bruit des vagues de la mer agitée; mais voix qui aussi, pour
leur incomparable douceur et suavité, sont comparées à
la
(1) Souefve, suave.
(2) Chasses, poursuites, reprises.
mélodie des harpes (1) délicatement et délicieusement
sonnées par la main des plus excellents joueurs; et voix qui toutes
s’accordent à dire le joyeux cantique pascal alleluia, louez Dieu,
amen, louez Dieu (2). Car sachez Théotime, qu’une voix sort du trône
divin (3), qui ne cesse de crier aux heureux habitants de la glorieuse
Jérusalem céleste : Dites à Dieu louange, ô
vous qui êtes ses serviteurs et qui le craignez, grands et petits;
à quoi toute cette multitude innombrable des saints, les choeurs
des anges et les choeurs des hommes assemblés, répond chantant
de toute sa force, alleluia, louez Dieu (4). Mais quelle est cette voix
admirable qui sortant du trône divin, annonce les alleluia aux élus,
sinon la très sainte complaisance, laquelle étant reçue
dedans l’esprit, leur fait ressentir la douceur des perfections divines,
ensuite de laquelle naît en eux l’amoureuse bienveillance, source
vive des louanges sacrées? Ainsi, par effet (5), la complaisance
procédant du trône, vient intimer les grandeurs de Dieu aux
bienheureux, et la bienveillance les excite à répandre réciproquement
devant le trône les parfums de louange. C’est pourquoi, par manière
de réponse, ils chantent éternellement alleluia, c’est-à-dire:
louez Dieu. La complaisance vient du trône dans le coeur, et la bienveillance
va du coeur au trône.
O que ce temple est aimable où tout retentit
(1) Apoc., XIV, 2.
(2) Apoc., XIX I, 4,
(3) Ibid., 5.
(4) Ibid., 6.
(5) Par effet, en réalité.
en louange! Que de douceur à ceux qui vivent en ce sacré
séjour où tant de philomèles et rossignols célestes
chantent avec cette sainte contention d’amour les cantiques d’éternelle
suavité !
Le coeur donc qui ne peut en ce monde ni chanter, ni ouïr les
louanges divines à son- gré, entre en des désirs non
pareils d’être délivré des liens de cette vie pour
aller en l’antre où on loue si parfaitement le bien-aimé
céleste, et ces désirs s’étant emparés du coeur,
se rendent quelquefois si puissants et pressants dans la poitrine des amants
sacrés, que bannissant tous autres désirs, ils mettent en
dégoût toutes choses terrestres, et rendent l’âme tout
alangourie et malade d’amour, voire même cette sainte passion passe
aucunes fois si avant, que, si Dieu le permet, on en meurt.
Ainsi ce glorieux et séraphique amant saint François
ayant longuement été travaillé de cette forte affection
de louer Dieu, enfin en ses dernières années, après
qu’il eut assurance, par une très spéciale révélation,
de son salut éternel, il ne pouvait contenir sa joie, et. s’allait
de jour en jour consumant, comme si sa vie et son âme se fût
évaporée, ainsi que l’encens, sur le feu des ardents désirs
qu’il avait de voir son maître pour le louer incessamment; en sorte
que ces- ardeurs prenant tous les jours de nouveaux accroissements, son
âme sortit de son corps par un élan qu’elle fit vers le ciel
: car la divine Providence voulut qu’il mourût en prononçant
ces sacrées paroles Hé ! tirez hors de cette prison mon âme,
ô Seigneur, afin que je bénisse votre nom; !es justes m’attendent
jusqu’à ce que vous me rendiez la. tranquillité désirée
(1). Théotime, voyez de grâce cet esprit, qui comme un céleste
rossignol enfermé dans la cage de son corps, dans laquelle il ne
peut chanter à souhait les bénédictions de son éternel
amour, sait qu’il gazouillerait et pratiquerait mieux son beau ramage s’il
pouvait gagner l’air pour jouir de sa liberté et de la société
des autres philomèles entre les gaies et florissantes collines de
la contrée bienheureuse. C’est pourquoi il exclame hélas!
ô Seigneur de ma vie, hé! par votre bonté toute douce,
délivrez-moi, pauvre que je suis, de la cage de mon corps, retirez-moi
de cette petite prison, afin qu’affranchi de cet esclavage, je puisse voler
où mes chers compagnons m’attendent là-haut au ciel, pour
me joindre à leurs choeurs et m’environner de leur joie. Là,
Seigneur, alliant ma voix aux leurs, je ferai avec eux une douce harmonie
d’air et d’accents délicieux, chantant, louant et bénissant
votre miséricorde. Cet admirable saint, comme un orateur qui veut
finir et conclure tout ce qu’il a dit par quelque courte sentence, mit
cette heureuse fin à tous ses souhaits et désirs, desquels
ces dernières paroles furent l’abrégé, paroles auxquelles
il attacha si fortement son âme, qu’il expira en les soupirant. Mon
Dieu! Théotime, quelle douce et chère mort fut celle-ci,
mort heureusement amoureuse, amour saintement mortel!
(1) Ps., CXLI, 8
.
CHAPITRE XI
Comme nous pratiquons l’amour de bienveillance ès louanges que
notre Rédempteur et sa Mère donnent à Dieu.
Nous allons donc montant en ce saint exercice de degré en degré,
par les créatures que nous invitons à louer Dieu, passant
des insensibles aux raisonnables et intellectuelles, et do l’Église
militante à la triomphante, en laquelle nous nous relevons entre
les anges et les saints, jusqu’à ce qu’au-dessus de toits nous ayons
rencontré la très sainte Vierge, laquelle d’un air incomparable
loue et magnifie la Divinité plus hautement, plus saintement et
plus délicieusement que tout le reste des créatures ensemble
ne saurait jamais faire.
Étant, il y a deux ans (1), à Milan, où la vénération
des récentes mémoires du grand archevêque saint Charles
m’avait attiré avec quelques-uns de nos ecclésiastiques,
nous ouïmes en diverses églises plusieurs sortes de musique;
mais en un monastère de filles nous ouïmes une religieuse de
laquelle la voix était si admirablement délicieuse, qu’elle
seule répandait incomparablement plus de suavité dans nos
esprits que ne fit tout le reste ensemble, qui, quoique excellent, semblait
néanmoins n’être fait que pour donner le lustre et rehausser
la perfection et l’éclat de cette voix unique. Ainsi, Théotime,
entre tous les coeurs des hommes et tous les coeurs des anges on entend
cette voix hautaine de la très sainte Vierge, qui, relevée
au-dessus de tout, rend plus de louange
(1) En 1614.
à Dieu que tout le reste des créatures. Aussi le Roi
céleste la convie tout particulièrement à chanter
: Montre-moi ta face, dit-il, ô ma bien-aimée : que ta voix
sonne à mes oreilles; car ta voix est toute douce, et ta face toute
belle (1).
Mais ces louanges que cette Mère d’honneur et de belle dilection
(2), avec toutes les créatures ensemble, donne à la Divinité,
quoique excellentes et admirables, sont néanmoins si infiniment
inférieures au mérite infini de la bonté de Dieu,
qu’elles n’ont aucune proportion avec icelui; et partant, quoiqu’elles
contentent grandement la sacrée bienveillance que le coeur amant
a pour son bien-aimé, si est-ce qu’elles ne l’assouvissent pas.
Il passe donc plus avant, et invite le Sauveur de louer et glorifier son
Père éternel de toutes les bénédictions que
son amour filial lui peut fournir. Et lors, Théotime, l’esprit arrive
en un lieu de silence; car nous ne savons plus faire autre chose qu’admirer.
O quel cantique du Fils pour le Père ! ô que ce cher bien-aimé
est beau entre tous les enfants des hommes! ô que sa voix est douce,
comme procédante des lèvres sur lesquelles la plénitude
de la grâce est répandue (3). Tous les autres sont parfumés,
mais lui il est le parfum même; les autres sont embaumés,
mais lui il est le baume répandu (4). Le Père éternel
reçoit les louanges des autres comme senteurs de fleurs particulières;
mais au sentir des bénédictions que le Sauveur lui donne,
il s’écrie sans doute : O voici l’odeur des
(1) Cant. cant., II, XIV, 14.
(2) Eccl., XXIV, 24.
(3) Ps., XLIV, 3.
(4) Cant. cant, I, 2.
louanges de mon Fils comme l’odeur d’un champ plein de fleurs que j’ai
bénit (1). Oui, mon cher Théotime, toutes les bénédictions
que l’Église militante et triomphante donne à Dieu, sont
bénédictions angéliques et humaines: car si bien elles
s’adressent au Créateur, toutefois elles procèdent de la
créature; niais celles du Fils, elles sont divines, car elles ne
regardent pas seulement Dieu comme les autres, ains elles proviennent de
Dieu; car le Rédempteur est vrai Dieu; elles sont divines, non seulement
quant à leur fin, mais quant à leur origine; divines, parce
qu’elles tendent à dieu; divines, parce qu’elles procèdent
de Dieu, Dieu provoque l’âme, et donne la grâce requise pour
la production des autres louanges mais celles du Rédempteur, lui
qui est Dieu, les produit lui-même, c’est pourquoi elles sont infinies.
Celui qui le matin ayant ouï assez longuement entre les bocages
voisins un gazouillement agréable d’une grande quantité de
serins, linottes, chardonnerets et autres tels menus oiseaux, entendrait
enfin un maître rossignol, qui en parfaite mélodie remplirait
l’air et l’oreille de son admirable voix, sans doute qu’il préférerait
ce seul chantre bocager à toute la troupe des autres. Ainsi, après
avoir ouï toutes les louanges que tant de différentes créatures,
à l’envi les unes des autres, rendent unaniment à leur créateur;
quand enfin on écoute celle du Sauveur, on y trouve une certaine
infinité de mérites de valeur, de suavité qui surmonte
toute espérance et attente du coeur; et l’âme alors, comme
réveillée d’un profond
(1) Gen., XXVII, 27.
sommeil, est tout à coup ravie par l’extrémité
de la douceur de telle mélodie.
Eh ! je l’entends, ô la voix, la voix de mon bien-aimé
(1) ! voix reine de toutes les voix, voix au prix de laquelle les autres
voix ne sont qu’un muet et morne silence. Voyez comme ce cher ami s’élance,
le voici qui vient tressaillant ès plus hautes montagnes, outrepassant
les collines (2). Sa voix retentit au-dessus des séraphins et de
toute créature; il a la vue de chevreuil (3) pour pénétrer
plus avant que nul autre en la beauté de l’objet sacré qu’il
veut louer; il aime la mélodie de la gloire et louange de sou Père
plus que tous; c’est pourquoi il fait des tressaillements, des louanges
et bénédictions au-dessus de tous. Tenez, le voilà
ce divin amour du bien-aimé, comme il est derrière le paroi
de son humanité (4); voyez qu’il se fait entrevoir par les plaies
de son corps et l’ouverture de son flanc, comme par des fenêtres
et comme par un treillis au travers duquel il nous regarde.
Oui, certes, Théotime, l’amour divin assis sur le coeur du Sauveur
comme sur som trône royal, regarde par la fente de son côté
percé tous les coeurs des enfants des hommes. Car ce coeur étant
le roi des cœurs, tient toujours ses yeux sur les coeurs. Mais comme ceux
qui regardent au travers des treillis voient et ne sont qu’entrevus, ainsi
le divin amour de ce coeur, ou plutôt ce coeur du divin amour voit
toujours clairement les nôtres et les regarde des yeux de sa dilection,
mais nous ne le
(1) Cant., II, 8.
(2) Ibid.
(3) Ibid., 9.
(4) Ibid.
voyons pas pourtant, seulement nous l’entrevoyons. Car, ô Dieu
! si nous le voyions ainsi qu’il est, nous mourrions d’amour pour lui,
puisque nous sommes mortels, comme lui-même mourut pour nous, tandis
qu’il était mortel, et comme il en mourrait encore, si maintenant
il n’était immortel. O si nous oyions ce divin coeur comme il chante
d’une voix d’infinie douceur le cantique de louange à la divinité
! Quelle joie, Théotime, quels efforts de nos coeurs pour se lancer
afin de le toujours ouïr ! Il nous y semond (1), certes, ce cher ami
de nos âmes : Sus, lève-toi, dit-il, sors de toi-même,
prends le vol devers moi, ma colombe, ma trés belle (2), en ce céleste
séjour où toutes choses sont joie, et ne respirent que louanges
et bénédictions. Tout y fleurit (3), tout y répand
de la douceur et du parfum: les tourterelles, qui sont les plus sombres
de tous les oiseaux, y résonnent néanmoins leur ramage: viens,
ma bien-aimée toute chère; et pour me voir plus clairement,
viens ès mêmes fenêtres par lesquelles je te regarde
: viens considérer mon coeur en la caverne (4) de l’ouverture de
mon flanc, qui fut faite lorsque mon corps, comme une maison réduite
en masure, fut si piteusement démoli sur l’arbre de la croix, viens
et me montre ta face (5). Eh! je la vois maintenant sans que tu me la montres;
mais alors et je la verrai et tu me la montreras, car tu verras que je
te vois: fais que j’écoute ta voix (6), car je la veux allier avec
la
(1) Semond, excite.
(2) Cant. cant., II, 10.
(3) Ibid., 12.
(4) Ibid., 14.
(5) Cant. Cant., III, 14.
(6) Ibid.
mienne, ainsi ta face sera belle, et ta voix très agréable.
O quelle suavité à nos coeurs, quand nos voix unies et mêlées
avec celle du Sauveur participeront à l’infinie douceur des louanges
que ce Fils bien-aimé rend à son Père éternel!
.
CHAPITRE XII
De la souveraine louange que Dieu se donne à soi-même,
et de l’exercice de bienveillance que nous faisons en icelle.
Toutes les actions humaines de notre Sauveur sont infinies eu valeur
et mérite, à raison de la personne qui les produit, qui est
un même Dieu avec le Père et le Saint-Esprit. Mais elles ne
sont pas pourtant de nature et essence infinie. Car tout ainsi qu’étant
en une chambre nous ne recevons pas la lumière selon la grandeur
de la clarté du soleil qui la répand, mais selon la grandeur
de la fenêtre par laquelle il la communique; de même les actions
humaines du Sauveur ne sont pas infinies, bien qu’elles soient d’infinie
valeur; d’autant qu’encore que la personne divine les fasse, elle ne les
fait pas toutefois selon l’étendue de son infinité, mais
selon la grandeur finie de son humanité par laquelle elle les fait.
De sorte que comme les actions humaines de notre doux Sauveur sont infinies
en comparaison des nôtres, aussi sont-elles finies en comparaison
de l’essentielle infinité de la Divinité; elles sont d’infinie
valeur, estime et dignité, parce qu’elles procèdent d’une
personne qui est Dieu; mais elles sont d’essence et nature finie, parce
que Dieu les fait selon sa nature et substance humaine, qui est finie.
La louange donc qui part du Sauveur, en tant qu’il est homme, n’étant
pas de tout point infinie, elle ne peut correspondre de toutes parts à
la grandeur infinie de la Divinité à laquelle elle est destinée.
C’est pourquoi après le premier ravissement d’admiration qui
nous saisit quand nous avons rencontré une louange si glorieuse,
comme est celle que le Sauveur donne à son Père, nous ne
laissons pas de reconnaît que la Divinité est encore infiniment
plus louable, qu’elle ne peut être louée ni par tontes les
créatures, ni par l’humanité même du Fils éternel.
Si quelqu’un louait le soleil à cause de sa lumière,
plus il s’élèverait vers icelui pour le louer, plus il le
trouverait louable, parce qu’il y verrait toujours plus de splendeur. Que
si c’est cette beauté de la lumière qui provoque les alouettes
à chanter, comme il est fort probable, ce n’est pas merveille si
elles chantent plus clairement à mesure qu’elles volent plus hautement,
s’élevant également en chant et en vol jusqu’à tant
que ne pouvant presque plus chanter, elles commencent à descendre
de ton et de corps, rabaissant petit à petit leur vol comme leur
voix. Ainsi, mon Théotime, à mesure que nous montons par
bienveillance vers la Divinité pour entonner et ouïr ses louanges,
nous voyons qu’il est toujours au-dessus de toute louange; et finalement
nous connaissons qu’il ne peut être loué selon qu’il mérite,
sinon par lui-même qui seul peut dignement égaler sa souveraine
bonté par une souveraine louange.
Alors nous exclamons : Gloire soit au Père, et au Fils, et au
Saint-Esprit! Et afin qu’on sache que ce n’est pas la gloire des louanges
créées que nous souhaitons à Dieu par cet élan,
aine la gloire essentielle et éternelle qu’il a en lui-même,
par lui-même, de lui-même, et qui est lui-même, nous
ajoutons : Ainsi qu’il l’avait au commencement, et maintenant et toujours
ès siècles des siècles. Amen.
Comme si nous disions par souhait: Qu’à jamais Dieu soit glorifié
de la gloire qu’il avait avant toute créature en son infinie éternité
et éternelle infinité! Pour cela nous ajoutons ce verset
de gloire à chaque psaume et cantique, selon la coutume ancienne
de l’Eglise orientale que le grand saint Jérôme supplia saint
Damase pape de vouloir établir de deçà en Occident,
pour protester que toutes les louanges humaines et angéliques sont
trop basses pour dignement louer la divine bonté, et qu’afin qu’elle
soit dignement louée, il faut qu’elle soit sa gloire, sa louange
et sa bénédiction elle-même.
Dieu, quelle complaisance, quelle joie à l’âme qui aime,
de voir son désir assouvi, puisque son bien-aimé se loue,
bénit et magnifie infiniment soi-même ! Mais en cette complaisance
naît derechef un nouveau désir de louer; car le coeur voudrait
louer cette si digne louange que Dieu se donne à soi-même,
l’en remerciant profondément, et rappelant derechef toutes choses
à son secours pour venir avec lui glorifier la gloire de Dieu, bénir
sa bénédiction infinie, et louer sa louange éternelle,
si que par ce retour et répétition de louange sur louange
il s’engage entre la complaisance et la bienveillance en un très
heureux labyrinthe d’amour, tout abîmé en cette immense douceur,
louant souverainement la Divinité de quoi elle ne peut être
assez louée que par elle-même. Et bien qu’au commencement
l’âme amoureuse eût eu quelque sorte de désir de pouvoir
assez louer son Dieu, si est-ce que revenant à soi elle proteste
qu’elle ne voudrait pas le pouvoir assez louer, ains demeure en une très
humble complaisance de voir que la divine bonté est si très
infiniment louable, qu’elle ne peut être suffisamment louée
que par sa propre infinité.
En cet endroit, le coeur ravi en admiration chante le cantique du silence
sacré:
A votre divine excellence
On dédie dans Sion
L’Hymne d’admiration,
Qui ne se chante qu’en silence.
Car ainsi les séraphins d’Isaïe adorant Dieu et le louant
(1), voilent leurs faces et leurs pieds pour confesser qu’ils n’ont nulle
suffisance de le bien considérer ni de re bien servir; car les pieds
sur lesquels on va, représentent le service; mais pourtant ils volent
de deux ailes (2) par le continuel mouvement de la complaisance et de la
bienveillance, et leur amour prend son repos en cette douce inquiétude.
Le coeur de l’homme n’est jamais tant inquiété que quand
on empêche le mouvement par lequel il s’étend et resserre
continuellement, et jamais si tranquille que quand il a ses mouvements
libres; de sorte que sa tranquillité est en son mouvement. Or, c’en
est de même de l’amour de tous les séraphins et de tous les
hommes séraphiques, car il u son repos en son continuel mouvement
de
(1) Is., VI, 2.
(2) Ibid.
complaisance par lequel il tire Dieu en soi, comme le resserrant, et
de bienveillance par lequel il s’étend et jette tout en Dieu. Cet
amour donc voudrait bien voir les merveilles de l’infinie bonté
de Dieu, mais il replie les ailes de ce désir sur son visage (1),
confessant qu’il n’y peut réussir. Il voudrait aussi rendre quelque
digne service, mais il replie le désir sur ses pieds, avouant qu’il
n’en a pas le pouvoir, et ne lui reste que les deux ailes (2) de complaisance
et bienveillance avec lesquelles il vole et s’élance vers Dieu.
(1) Is., VI, 2.
(2) Ibid.
FIN DU LIVRE CINQUIÈME
LIVRE SIXIÈME
DES EXERCICES DU SAINT AMOUR EN L’ORAISON
CHAPITRE PREMIER.
Description de la théologie mystique, qui n’est autre chose
que l’oraison.
Nous avons deux principaux exercices de notre amour envers Dieu: l’un
affectif, et l’autre effectif, ou, comme dit saint Bernard, actif. Par
celui-là nous affectionnons Dieu, et ce qu’il affectionne ; par
celui-ci nous servons Dieu, et faisons ce qu’il ordonne. Celui-là
nous joint à la bonté de Dieu ; celui-ci nous fait exécuter
ses volontés. L’un nous remplit de complaisance, de bienveillance,
d’élans, de souhaits, de soupirs et d’ardeurs spirituelles, nous
taisant pratiquer les sacrées infusions et mélanges de notre
esprit avec celui de Dieu; l’autre répand en nous la solide résolution,
la fermeté de courage et l’inviolable obéissance requise
pour effectuer les ordonnances de la volonté de Dieu, et pour souffrir,
agréer, approuver et embrasser tout ce qui provient de son bon plaisir.
L’un nous fait plaire en Dieu, l’autre nous fait plaire à Dieu.
Par l’un nous concevons, par l’autre nous produisons. Par l’un nous mettons
Dieu sur notre coeur (1), comme un étendard d’amour auquel toutes
nos affections se rangent; par l’autre nous le mettons sur nos bras, comme
une épée de dilection par laquelle nous faisons tous les
exploits des vertus (2).
Or, le premier exercice consiste principalement en l’oraison, en laquelle
se passent tant de divers mouvements intérieurs, qu’il est impossible
de les exprimer tous, non seulement à cause de leur quantité;
mais aussi à raison de leur nature et qualité, laquelle étant
spirituelle ne peut être que grandement déliée et presque
imperceptible à nos entendements. Les chiens les plus sages et mieux
dressés tombent souvent en défaut, perdant la piste et le
sentiment pour la variété des ruses dont les cerfs usent,
faisant les horvaris (3), donnant le change et pratiquant mille malices
pour s’échapper devant la meute, et nous perdons souvent de vue
et de connaissance notre propre coeur en l’infinie diversité des
mouvements par lesquels il se tourne en tant de façons et avec une
si grande promptitude qu’on ne peut discerner ses erres (4).
Dieu seul est celui qui, par son infinie science, voit, sonde et pénètre
tous les tours et contours de nos esprits ; il entend nos pensées
de loin, il trouve tous nos sentiers, faufilans et détours : sa
(1) Cant. cant., VIII, 6.
(2) Ibid.
(3) Horvaris, hourvaris. Ce mot, qui désigne certain cri des
chasseurs pour ramener les chiens en défaut, se dit, par extension,
des ruses des animaux chassés.
(4) Erres, errements, détours.
science est admirable, elle prévaut au-dessus de notre capacité,
et nous n’y pouvons atteindre (1). Certes, si nos esprits voulaient faire
retour sur eux-mêmes par les réfléchissements (2) et
replis de leurs actions, ils entreraient en des labyrinthes esquels ils
perdraient sans doute l’issue, et ce serait une attention insupportable
de penser quelles sont nos pensées, considérer nos considérations,
voir toutes nos vues spirituelles, discerner que nous discernons, nous
ressouvenir que nous nous ressouvenons : ce seraient des entortillements
que nous ne pourrions défaire. Ce traité est donc difficile,
surtout à qui n’est pas homme de grande oraison.
Nous ne prenons pas ici le mot d’oraison pour la seule prière
ou demande de quelque bien, répandue devant Dieu par les fidèles,
comme saint Basile la nomme, mais comme saint Bonaventure, quand il dit
que l’oraison, à parler généralement, comprend tous
les actes de contemplation ; ou comme saint Grégoire Nyssène
(3), quand il enseignait que L’oraison est un entretien et conversation
de l’âme avec Dieu ; ou bien comme saint Chrysostome, quand il assure
que l’oraison est un devis avec la divine majesté; ou enfin comme
saint Augustin et saint Damascène, quand ils disent que l’oraison
est une montée on élèvement de l’esprit en Dieu. Que
si l’oraison est un colloque, un devis, ou une conversation de l’âme
avec Dieu, par icelle donc nous parlons à Dieu, et Dieu réciproquement
parle à nous; nous aspirons
(1) Ps., CXXXVIII, 3 - 6.
(2) Réfléchissements, réflexions.
(3) Nyssène, de Nysse.
à lui et respirons en lui; et mutuellement il inspire en nous
et respire sur nous.
Mais de quoi devisons-nous en l’oraison? quel est le sujet de notre
entretien ? Théotime, on n’y parle que de Dieu; car de qui pourrait
deviser et s’entretenir l’amour, que du bien-aimé? Et pour cela
l’oraison et la théologie mystique ne sont qu’une même chose.
Elle s’appelle théologie, parce que comme la théologie spéculative
a Dieu pour son objet, celle-ci aussi ne parle que de Dieu, avec trois
différences : car, 1° celle-là traite de Dieu en tant
qu’il est Dieu, et celle-ci en parle en tant qu’il est souverainement aimable,
c’est-à-dire, celle-là regarde la divinité de la suprême
bonté, et celle-ci la suprême bonté de la divinité;
2° la spéculative traite de Dieu avec les hommes et entre les
hommes, la mystique parle de Dieu avec Dieu et en Dieu même; 3°
la spéculative tend à la connaissance de Dieu, et la mystique
à l’amour de Dieu, de sorte que celle-là rend ses écoliers
savants, doctes et théologiens; mais celle-ci rend les siens ardents,
affectionnés, amateurs de Dieu, et Philothées ou Théophiles.
Or, elle s’appelle mystique, parce que la conversation y est toute
secrète, et ne se dit rien en icelle entre Dieu et l’âme que
de coeur à coeur par une communication incommunicable à tout
autre qu’à ceux qui la font. Le langage des amants est si particulier
que nul ne l’entend qu’eux-mêmes. Je dors, disait l’amante sacrée,
et mon coeur veille, eh ! voilà que mon bien-aimé me parle
(1). Qui eût pu deviner que cette épouse
(1) Cant. cant., V, 2.
étant endormie eût néanmoins devisé avec
son époux? Mais où l’amour règne, on n’a point besoin
du bruit des paroles extérieures, ni de l’usage des sens pour s’entretenir
et s’entr’ouïr l’un l’autre. En somme l’oraison et théologie
mystique n’est autre chose qu’une conversation par laquelle l’âme
s’entretient amoureusement avec Dieu de sa très aimable bonté,
pour s’unir et joindre à icelle.
L’oraison est une manne, pour l’infinité des goûts amoureux
et des précieuses suavités qu’elle donne à ceux qui
en usent; mais elle est secrète (1), parce qu’elle tombe avant la
clarté d’aucune science, en la solitude mentale (2) où l’âme
traite seule à seule avec son Dieu. Qui est celle-ci, peut-on dire
d’elle, qui monte par le désert comme une nuée de parfums,
de myrrhe, d’encens, et de toutes les poudres du parfumeur (3) ? Aussi
le désir du secret l’avait incitée de faire cette supplication
à son époux : Venez, mon bien-aimé, sortons aux champs,
séjournons és villages (4); pour cela l’amante céleste
est appelée tourterelle, oiseau qui se plait ès lieux ombrageux
et solitaires, esquels elle ne se sert de son ramage que pour son unique
patron, ou le flattant tandis qu’il est en vie, ou le regrettant après
sa mort. Pour cela au Cantique l’époux divin et l’épouse
céleste représentent leurs amours par un continuel devis,
Que si leurs amis et amies parlent parfois emmi leur entretien, ce n’est
qu’à la
(1) Apoc., II, 17,
(2) Exod., XVI, 13, 14.
(3) Cant. cant. III, 6.
(4) Ibid., VII, 11.
dérobée, et de sorte qu’ils ne troublent point le colloque.
Pour cela la bienheureuse mère Térèse de Jésus
trouvait plus de profit au commencement ès mystères où
notre Seigneur fut plus seul, comme au jardin des Olives, et lorsqu’il
fut attendant la Samaritaine, car il lui était advis qu’étant
seul il la devait plus tôt admettre auprès de lui.
L’amour désire le secret, et quoique les amants n’aient rien
à dire de secret, ils se plaisent toutefois à le dire secrètement,
et c’est en partie, si je ne me trompe, parce qu’ils ne veulent parler
que pour eux-mêmes, et disant quelque chose à haute voix,
il leur est advis que ce n’est plus pour eux seuls, partie (1), parce qu’ils
ne disent pas les choses communes à la façon commune, ainsi
avec des traits particuliers et qui ressentent la spéciale affection
avec laquelle ils parlent. Le langage de l’amour est commun quant aux paroles;
mais quant à la manière et prononciation, il est si particulier
que nul ne l’entend, sinon les amants. Le nom d’ami, étant dit en
commun, n’est pas grand’chose, mais étant dit à part, en
secret, à l’oreille, il veut dire merveille, et à mesure
qu’il est dit plus secrètement, sa signification en est plus aimable.
O Dieu! quelle différence entre le langage de ces anciens amateurs
de la divinité, Ignace, Cyprien, Chrysostome, Augustin, Hilaire,
Ephrem, Grégoire, Bernard, et celui des théologiens moins
amoureux! Nous usons de leurs mêmes mots, mais entre eux c’étaient
des mots pleins de chaleur et de la suavité
(1) Partie, en partie.
des parfums amoureux : parmi nous ils sont froids et sans aucune senteur.
L’amour ne parle pas seulement par la langue, mais par les yeux, les
soupirs et contenances. Oui même le silence et la taciturnité
lui tiennent lieu de parole. Mon coeur vous l’a dit, ô Seigneur,
ma face vous a cherché; ô Seigneur, je chercherai votre face
(1). Mes yeux ont défailli, disant: Quand me consolerez-vous (2)
! Exaucez ma prière, ô Seigneur, et déprécation:
écoutez de vos oreilles mes larmes (3). Que la prunelle de ton oeil
ne se taise point (4), disait le coeur désolé des habitants
de Jérusalem à leur propre ville. Voyez-vous, Théotime,
que le silence des amants affligés parle de la prunelle des yeux
et par les larmes. Certes, en la théologie mystique, c’est le principal
exercice de parler à Dieu et d’ouïr parler Dieu au fond du
coeur, et parce que ce devis se fait par de très secrètes
aspirations et inspirations, nous l’appelons colloque de silence : les
yeux parlent aux yeux, et le coeur au coeur, et nul n’entend ce qui se
dit que les amants sacrés qui parlent.
(1) Ps., XXVI, 8.
(2) Ps., CXVIII, 82.
(3) Ps., XXXVIII, 43.
(4) Thren., II, 58.
.
.
CHAPITRE II.
De la méditation, premier degré de l’oraison ou théologie
mystique.
Ce mot est grandement en usage dans les saintes Écritures, et
ne veut dire autre chose qu’une attentive et réitérée
pensée propre à produire des affections ou bonnes ou mauvaises.
Au premier psaume, l’homme est dit bienheureux qui sa volonté en
la loi du Seigneur, et qui méditera en la loi d’icelui jour et nuit
(1). Mais au second psaume : Pourquoi ont frémi les nations et les
peuples? Pourquoi ont-ils médité des choses vaines (2)? La
méditation donc se fait pour le bien et pour le mal. Toutefois d’autant
qu’en l’Écriture sainte le mot de méditation est employé
ordinairement pour l’attention que l’on a aux choses divines afin de s’exciter
à les aimer, il a été, par manière de dire,
canonisé du commun consentement des théologiens, aussi bien
que le nom d’ange et de zèle; comme au contraire celui de dol et
de démon a été diffamé, si que maintenant,
quand on nomme la méditation, on entend parler de celle qui est
sainte, et par laquelle on commence la théologie mystique.
Or, toute méditation est une pensée, mais toute pensée
n’est pas une méditation. Maintes fois nous avons des pensées
auxquelles notre esprit s’attache sans dessein ni prétention quelconque,
par manière de simple amusement, ainsi que nous voyons, les mouches
comme voler çà et là sur les fleurs sans en tirer
chose aucune, et cette espèce de pensée, pour attentive qu’elle
soit, ne peut porter le nom de méditation, ains doit être
simplement appelée pensée. Quelquefois nous pensons attentivement
à quelque chose pour apprendre ses causes, ses effets, ses qualités,
et cette pensée s’appelle étude, en laquelle l’esprit fait
comme les
(1) Ps., I, 2.
(2) Ps., II t
hannetons qui volettent sur les fleurs et les feuilles indistinctement,
pour les manger et s’en nourrir. Mais quand nous pensons aux choses divines,
non pour apprendre, mais pour nous affectionner à elles, cela s’appelle
méditer, et cet exercice, méditation, auquel notre esprit,
non comme une mouche par simple amusement, ni comme un hanneton pour manger
et se remplir, mais comme une sacrée avette, va çà
et là sur les fleurs des saints mystères pour en extraire
le miel du divin amour.
Ainsi plusieurs sont toujours songeants et attachés à
certaines pensées inutiles, sans savoir presque à quoi ils
pensent: et ce qui est admirable, ils n’y sont attentifs que par inadvertance,
et voudraient ne point avoir telles cogitations; témoin celui qui
disait : Mes pensées se sont dissipées tourmentant mon coeur
(1). Plusieurs aussi étudient, et par une occupation très
laborieuse se remplissent de vanité, ne pouvant résister
à la curiosité; mais il y en a peu qui s’emploient à
méditer pour échauffer leur coeur au saint amour céleste.
En somme la pensée et l’étude se font de toutes sortes de
choses; mais la méditation, ainsi que nous en parlons maintenant,
rie regarde que les objets; la considération desquels nous peut
rendre bons et dévots. Si que la méditation n’est autre chose
qu’une pensée attentive, réitérée ou entretenue
volontairement en l’esprit afin d’exciter la volonté à des
saintes et salutaires affections et résolutions.
La sainte parole explique certes admirablement
(1) Job., XVII, 11.
en quoi consiste la sainte méditation par une excellente similitude.
Ezéchias voulant exprimer eu son cantique l’attentive considération
qu’il fait de son mal : Je crierai, dit-il, comme un poussin d’hirondelle,
et je méditerai comme une colombe (1). Car, mon cher Théotime,
si jamais vous y avez pris garde, les petits des hirondelles ouvrent grandement
leur bec quand ils font leur piallement(2), et au contraire les colombes
entre tous les oiseaux font leur grommellement à bec clos et enfermé,
roulant leur voix dans le gosier et poitrine sans que rien en sorte que
par manière de retentisse-nient et résonnement, et ce petit
grommellement leur sert également pour exprimer leurs douleurs comme
pour déclarer leurs joies. Ezéchias donc, pour montrer qu’emmi
son ennui il faisait plusieurs oraisons vocales : Je crierai, dit-il, comme
le poussin de l’hirondelle, ouvrant ma bouche pour pousser, devant Dieu,
plusieurs voit lamentables; et pour témoigner d’autre part qu’il
employait aussi la sainte oraison mentale: Je méditerai, ajoute-t-il,
sommé la colombe, roulant et contournant mes pensées dedans
mon coeur par une attentive considération, afin de m’exciter à
bénir et louer la souveraine miséricorde de mon Dieu, qui
m’a retiré des portes de la mort, ayant compassion de ma misère.
Ainsi, dit Isaïe, nous rugirons ou bruirons comme des ours, et gémirons
méditant comme des colombes (3); le bruit des ours se rapportant
aux exclamations par lesquelles on s’écrie en
(1) Is.. XXXVIII, 14.
(2) Piallement, piaillement, cri plaintif.
(3) Isa., XXXIX, 11
raison vocale, et les gémissements des colombes à la
sainte méditation.
Mais afin qu’on sache que les colombes ne font pas leur grunement (1)
seulement ès occasions de tristesse, ains encore en celles de la
joie, l’époux sacré décrivant le printemps naturel
pour exprimer les grâces du printemps spirituel : La voix, dit-il,
de la tourterelle a été ouie en notre terre (2), parce qu’au
printemps la tourterelle commence à s’échauffer, ce qu’elle
témoigne par son ramage qu’elle répand plus fréquemment;
et tôt après : Ma colombe, montre-moi ta face; que ta voix
résonne à mes oreilles; car ta voix est douce, et ta face
très bienséante et gracieuse (3). Il veut dire, Théotime,
que l’âme dévote lui est très agréable, quand
elle se présente devant lui, et qu’elle médite comme la colombe,
pour s’échauffer au saint amour spirituel. Ains celui qui avait
dit : Je méditerai comme la colombe (4), exprimant sa conception
d’une autre sorte : Je repenserai, dit-il, devant vous, ô mon Dieu,
toutes mes années en l’amertume de mon âme (5); car méditer
et repenser pour exciter les affections n’est qu’une même chose.
Dont Moïse avertissant le peuple de repenser les faveurs reçues
de Dieu, il ajoute cette raison.
Afin, dit-il, que tu observes ses commandements, et que tu chemines
en ses voies, et que tu le craignes (6). Et notre Seigneur même fait
ce commandement
(1) Grunement, petit grognement, roucoulement.
(2) Cant cant., II, 12.
(3) Ibid., 14.
(4) Is., XXXVIII, 14.
(5) Ibid., 15.
(6) Deut., VIII, 6.
à Josué : Tu méditeras au livre de la loi jour
et nuit, afin que tu gardes et fasses ce qui est écrit en icelui
(1). Ce qu’en l’un des passages est exprimé par le mot de méditer,
est déclaré en l’autre par celui de repenser. Et pour montrer
que la pensée réitérée et la méditation
tend à nous émouvoir aux affections, résolutions et
actions, il est dit, en l’un et l’autre passage, qu’il faut repenser et
méditer en la loi pour l’observer et pratiquer. En ce sens l’Apôtre
nous exhorte en cette sorte : Repensez d celui. qui a reçu une telle
contradiction des pécheurs afin que vous ne vous lassiez, manquant
de courage (2). Quand il dit: repensez, c’est autant comme s’il disait
: Méditez. Mais pourquoi veut-il que nous méditions la sainte
Passion? Non, certes, afin que nous devenions savants, mais afin que nous
devenions patients et courageux au chemin du ciel. O comme j’ai chéri
votre loi, mon Seigneur! dit David, c’est tout le jour ma méditation
(3). Il médite en la loi, parce qu’il la chérit; et il la
chérit, parce qu’il la inédite.
La méditation n’est autre chose que le rumine-ment mystique
requis pour n’être point immonde, auquel une des dévotes bergères
qui suivaient la sacrée Sulamite nous invite; car elle assure que
la sainte doctrine est comme un vin précieux, digne non seulement
d’être bu par les pasteurs et docteurs, mais d’être soigneusement
savouré, et, par manière de dire, mâché et ruminé.
Ton gosier, dit-elle, dans lequel se forment les paroles saintes, est un
vin très bon, digne de mon bien-aimé,
(1) Jos., I, 8.
(2) Ad Hebr., XII, a.
(3) Ps., CXVIII, 97
pour être bu de ses lèvres, et de ses dents pour être
ruminé (1). Ainsi le bienheureux Isaac, comme un agneau net et pur,
sortait devers le soir aux champs pour se retirer (2), conférer
et exercer son esprit avec Dieu, c’est-à-dire, prier et méditer.
L’avette va voletant çà et là au printemps sur
les fleurs, non à l’aventure, mais à dessein; non pour se
récréer seulement à voir la gaie diaprure (3) du paysage,
mais pour chercher le miel, lequel ayant trouvé, elle le suce et
s’en charge; puis le portant dans sa ruche, elle l’accommode artistement
en séparant la cire, et d’icelle faisant le bornai (4) dans lequel
elle réserve le miel pour l’hiver suivant. Or, telle est l’âme
dévote en méditation: elle va de mystère en mystère,
non point à la volés, ni pour se consoler seulement à
voir l’admirable beauté de ces divins objets; mais destinément
et à dessein, pour trouver des motifs d’amour onde quelque céleste
affection; et les ayant trouvés, elle les tire à soi, elle
les savoure, elle s’en charge; et les ayant réduits et colloqués
dedans son coeur, elle met à part ce qu’elle voit de plus propre
pour son avancement, faisant enfin des résolutions convenables pour
le temps de la tentation. Ainsi la céleste amante, comme une abeille
mystique, va voletant au Cantique des cantiques, tantôt sur les yeux,
tantôt sur les lèvres, sur les joues, sur la chevelure de
son bien-aimé, pour en tirer la suavité de mille affections
amoureuses, remarquant par le menu tout ce
(1) Cant. cant., VII, 9.
(2) Gen., XXIV, 63.
(3) Diaprure, variété.
(4) Bornal, ruche, gâteau de cire.
qu’elle trouve de rare pour cela; de sorte que tout ardente de la sacrée
dilection, elle parle avec lui, elle l’interroge, elle l’écoute,
elle soupire, elle aspire, elle l’admire; comme lui de son côté
la comble de contentement, l’inspirant, lui touchant et ouvrant le coeur,
puis répandant en icelui des clartés, des lumières,
des douceurs sans fin, mais d’une façon si secrète que l’on
peut bien parler de cette sainte conversation de l’âme avec Dieu
comme le sacré texte dit de celle de Dieu avec Moïse: Que Moïse
étant seul sur le coupeau (1) de la montagne, il parlait à
Dieu, et Dieu lui répondait (2).
.
CHAPITRE III
Description de la contemplation, et de la première différence
qu’il y a entre icelle et la méditation.
Théotime, la contemplation n’est autre chose qu’une amoureuse,
simple et permanente attention de l’esprit, aux choses divines; ce que
vous entendrez aisément par la comparaison de la méditation
avec elle.
Les petits mouchons (3) des abeilles s’appellent nymphes ou schadons
(4) jusqu’à ce qu’ils fassent le miel, et lors on les appelle avettes
ou abeilles. De même l’oraison s’appelle méditation jusqu’à
ce qu’elle ait produit le miel de la dévotion : après cela
elle se convertit eu contemplation. Car comme
(1) Coupeau, sommet.
(2) Exod., xix, 19.
(3) Mouchons, petites mouches.
(4) Schadons, en grec sxadon, larve des abeille,.
les avettes parcourent le paysage de leur contrée pour le picorer
çà et là et recueillir le miel, lequel ayant amassé,
elles travaillent sur icelui pour le plaisir qu’elles prennent en sa douceur
: ainsi nous méditons pour recueillir l’amour de Dieu, mais l’ayant
recueilli, nous contemplons Dieu et sommes attentifs à sa bonté
pour la suavité que l’amour nous y fait trouver. Le désir
d’obtenir l’amour divin nous fait méditer, mais l’amour obtenu nous
fait contempler; car l’amour nous fait trouver une suavité si agréable
en la chose aimée, que nous ne pouvons assouvir nos esprits de la
voir et considérer.
Voyez la reine de Saba, Théotime, comme considérant par
le menu la sagesse de Salomon en ses réponses, en la beauté
de sa maison, en la magnificence de sa table, ès logis de ses serviteurs,
en l’ordre que tous ceux de sa cour tenaient pour l’exercice de leurs charges,
en leurs vêtements et maintiens, en la multitude des holocaustes
qu’ils offraient en la maison du Seigneur, elle demeura tout éprise
d’un ardent amour, qui convertit sa méditation en contemplation,
par laquelle étant toute ravie hors de soi-même, elle dit
plusieurs paroles d’extrême contentement. La vue de tant de merveilles
engendra dans son coeur un extrême amour, et cet amour produisit
un nouveau désir de voir toujours plus et jouir de la présence
de celui auquel elle les avait vues, dont elle s’écrie : Hé
! que bienheureux sont les serviteurs qui sont toujours autour de vous
et oyent votre sapience (1) Ainsi nous commençons
(1) Sapience, sagesse, conversation savante. III Reg.,X, 8.
quelquefois à manger pour exciter notre appétit, mais
l’appétit étant réveillé, nous poursuivons
à manger pour contenter l’appétit; et nous considérons
au commencement la bonté de Dieu pour exciter notre volonté
à l’aimer ; mais l’amour étant formé dans nos coeurs,
nous considérons cette même bonté pour contenter notre
amour qui ne se peut assouvir de toujours voir ce qu’il aime. Et en somme,
la méditation est mère de l’amour, mais la contemplation
est sa fille : c’est pourquoi j’ai dit que la contemplation était
une attention amoureuse, car on appelle les enfants du nom de leurs pères,
et non pas les pères du nom de leurs enfants.
Il est vrai, Théotime, que comme l’ancien Joseph fut la couronne
et la gloire de son père, lui donna un grand accroissement d’honneurs
et de contentement, et le fit rajeunir en sa vieillesse; ainsi la contemplation
couronne son père qui est l’amour, le perfectionne, et lui donne
le comble d’excellence. Car l’amour ayant excité en nous l’attention
contemplative, cette attention fait naît réciproquement un
plus grand et fervent amour, lequel enfin est couronné de perfection
lorsqu’il jouit de ce qu’il aime. L’amour nous fait plaire en la vue de
notre bien-aimé, et la vue du bien-aimé nous fait plaire
en son divin amour; en sorte que par ce mutuel mouvement de l’amour à
la vue, et de la vue à l’amour, comme l’amour rend plus belle la
beauté de la chose aimée, aussi la vue d’icelle rend l’amour
plus amoureux et délectable. L’amour, par une imperceptible faculté,
fait paraître la beauté que l’on aime plus belle; et la vue
pareillement affine l’amour pour lui faire trouver la beauté plus
aimable : l’amour presse les yeux de regarder toujours plus attentivement
la beauté bien-aimée, et la vue force le coeur de l’aimer
toujours plus ardemment.
.
CHAPITRE IV
Qu’en ce monde l’amour prend sa naissance, mais non pas son excellence,
de la connaissance de Dieu.
Mais qui a plus de force, je vous prie, ou l’amour pour faire regarder
le bien-aimé, ou la vue pour le faire aimer? Théotime, la
connaissance est requise à la production de l’amour: car jamais
nous ne saurions aimer ce que nous ne connaissons pas; et à mesure
que la connaissance attentive du bien s’augmente, l’amour aussi prend davantage
de croissance, pourvu qu’il n’y ait rien qui empêche son mouvement.
Mais néanmoins il arrive maintes fois que la connaissance ayant
produit l’amour sacré, l’amour ne s’arrêtant pas dans les
bornes de la connaissance qui est en l’entendement, passe outre et s’avance
bien fort au delà d’icelle; si qu’en cette vie mortelle nous pouvons
avoir plus d’amour que de connaissance de Dieu, dont le grand saint Thomas
assure que souvent les plus simples et les femmes abondent en dévotion,
et sont ordinairement plus capables de l’amour divin que les habiles gens
et savants.
Le fameux abbé de Saint-André de Verceil, Maître
de saint Antoine de Padoue, en ses commentaires sur saint Denis, répète
plusieurs fois que l’amour pénètre où la science extérieure
ne saurait atteindre, et dit que plusieurs évêques ont jadis
pénétré le mystère de la Trinité, quoiqu’ils
ne fussent pas doctes, admirant sur ce propos son disciple saint Antoine
de Padoue, qui, sans science mondaine, avait une si profonde théologie
mystique, que comme un autre saint Jean-Baptiste on le pouvait nommer une
lampe luisante et ardente (1). Le bienheureux frère Gilles, des
premiers compagnons de saint François, dit un jour à saint
Bonaventure : O que vous êtes heureux, vous autres doctes I car vous
savez maintes choses par lesquelles vous louez Dieu; mais nous autres idiots,
que ferons-nous? et saint Bonaventure répondit La grâce de
pouvoir aimer Dieu suffit. — Mais, mon père, répliqua frère
Gilles, un ignorant peut-il aimer Dieu autant qu’un lettré? — Il
le peut, dit saint Bonaventure; ains je vous dis qu’une pauvre simple femme
peut autant aimer Dieu qu’un docteur en théologie. Lors frère
Gilles entrant en ferveur, s’écria: O pauvre et simple femme, aime
ton Sauveur, et tu pourras être autant que frère Bonaventure,
et là-dessus il demeura trois heures en ravissement.
La volonté, certes, ne s’aperçoit du bien que par l’entremise
de l’entendement; mais l’ayant une fois aperçu, elle n’a plus besoin
de l’entendement pour pratiquer l’amour: car la force du plaisir qu’elle
sent ou prétend sentir de l’union à son objet, l’attire puissamment
à l’amour et au désir de la jouissance d’icelui, si que la
connaissance du bien donne la naissance à l’amour, mais non pas
la mesure, comme nous voyons que la connaissance d’une injure émeut
la colère, laquelle, si
(1) Joan., V, 35.
elle n’est soudain étouffée, devient presque toujours
plus grande que le sujet ne requiert; les passions ne suivant pas la connaissance
qui les émeut, mais la laissant bien souvent en arrière,
elles s’avancent sans mesure ni limite quelconque devers leur objet.
Or, cela arrive encore plus fortement en l’amour sacré, d’autant
que notre volonté n’y est pas appliquée par une connaissance
naturelle, mais par la lumière de la foi : laquelle nous assurant
de l’infinité du bien qui est en Dieu, nous donne assez de sujet
de l’aimer de tout notre pouvoir. Nous fouissons la terre pour trouver
l’or et l’argent, employant une peine présente pour un bien qui
n’est encore qu’espéré: de sorte que la connaissance incertaine
nous met en un travail présent et réel. Puis à mesure
que nous découvrons la veine de la minière, nous en cherchons
toujours davantage et plus ardemment. Un bien petit sentiment (1) échauffe
la meute à la quête: ainsi, cher Théotime, une connaissance
obscure environnée de beaucoup de nuages, comme est celle de la
foi, nous affectionne infiniment à l’amour de la bonté qu’elle
nous fait apercevoir. Or, combien est-il vrai, selon que saint Augustin
s’écriait, que les idiots ravissent les cieux, tandis que plusieurs
savants s’abîment ès enfers!
A votre avis, Théotime, qui aimerait plus la lumière,
ou l’aveugle-né qui saurait tous les discours que les philosophes
en font et toutes les louanges qu’ils lui donnent, ou le laboureur qui
d’une vue bien claire sent et ressent l’agréable
(1) Sentiment, fumet
splendeur du beau soleil levant? Celui-là en a plus de connaissance,
et celui-ci plus de jouissance, et cette jouissance produit un amour bien
plus vif et animé, que ne fait la simple connaissance du discours:
car l’expérience d’un bien nous le rend infiniment plus aimable
que toutes les sciences qu’on en pourrait avoir. Nous commençons
d’aimer par la connaissance que la foi nous donne de la bonté de
Dieu, laquelle par après nous savourons et goûtons par l’amour;
et l’amour aiguise notre goût, et notre goût affine notre amour
: si que, comme nous voyons entre les efforts des vents les ondes s’entrepresser
et s’élever plus haut comme à l’envi par la rencontre qu’elles
font l’une de l’autre ; ainsi le goût du bien en rehausse l’amour,
et l’amour en rehausse le goût, selon que la divine sagesse a dit:
Ceux qui me goûtent, auront encore appétit; et ceux qui me
boivent, seront encore altérés (1). Qui aima plus Dieu, je
vous prie, ou le théologien Ocham que quelques-uns ont nommé
le plus subtil des mortels, ou sainte Catherine de Gennes, femme idiote?
Celui-là le connut mieux par science, celle-ci par expérience,
et l’expérience de celle-ci la conduisit bien avant en l’amour séraphique,
tandis que celui-là avec sa science demeura bien éloigné
de cette si excellente perfection.
Nous aimons extrêmement les sciences avant que nous les sachions,
dit saint Thomas, par la seule connaissance confuse et sommaire que nous
en avons; et il faut dire de même que la connaissance de la bonté
divine applique notre volonté à
(1) Eccl., XXIV, 29
l’amour; mais depuis que la volonté est en train, son amour
va de soi-même croissant par le plaisir qu’il sent de s’unir à
ce souverain bien. Avant que les petits enfants aient tâté
le miel et le sucre, on a de la peine à le leur faire recevoir en
leurs bouches; mais après qu’ils ont savouré sa douceur,
ils l’aiment beaucoup plus qu’on ne voudrait, et pourchassent (4) éperdument
d’en avoir toujours.
Il faut néanmoins avouer que la volonté attirée
parla délectation qu’elle sent en son objet, est bien plus fortement
portée à s’unir avec lui quand l’entendement de son côté
lui en propose excellemment la bonté ; car elle y est alors tirée
et poussée tout ensemble: poussée par la connaissance, tirée
par la délectation;, si que la science n’est point de soi-même
contraire, ains est fort utile à la dévotion; et si elles
sont jointes ensemble, elles s’entr’aident admirablement, quoiqu’il arrive
fort souvent que par notre misère la science empêche la naissance
de la dévotion, d’autant que la science enfle et enorgueillit et
l’orgueil, qui est contraire à toute vertu, est la ruine totale
de la dévotion. Certes, l’éminente science des Cyprien, Augustin,
Hilaire, Chrysostome, Basile, Grégoire, Bonaventure, Thomas, a non
seulement beaucoup illustré, mais grandement -affiné leur
dévotion, comme réciproquement leur dévotion a non
seulement rehaussé, mais extrêmement perfectionné leur
science.
(1) Pourchassent, désirent
.
CHAPITRE V
Seconde différence entre la méditation et la contemplation.
La méditation considère par le menu et comme pièce
à pièce les objets qui sont propres à nous émouvoir;
mais la contemplation fait une vue toute simple et ramassée sur
l’objet qu’elle aime; et la considération ainsi unie fait aussi
un mouvement plus vif et fort. On peut regarder la beauté d’une
riche couronne en deux sortes, ou bien voyant tous ses fleurons et toutes
les pierres précieuses dont elle est composée l’une après
l’autre; ou bien, après avoir considéré ainsi toutes
les pièces particulières, regardant tout l’émail d’icelle
ensemble d’une seule et simple vue. La première sorte ressemble
à la méditation, en laquelle nous considérons, par
exemple, les effets de la miséricorde divine, pour nous exciter
à son amour.
Mais la seconde est semblable à la contemplation, en laquelle
nous regardons d’un seul trait arrêté de notre esprit toute
la variété des mêmes effets, comme une seule beauté
composée de toutes ces pièces qui font un seul brillant de
splendeur ! Nous comptons en méditant, ce semble, les perfections
divines que nous voyons en un mystère; mais en contemplant nous
en faisons une somme totale. Les compagnes de l’épouse sacrée
lui avaient demandé quel était son bien-aimé ; et
elle leur répond, décrivant admirablement toutes les pièces
de sa parfaite beauté : Son teint est blanc et vermeil, sa tête
d’or, et ses cheveux comme un jeton de fleurs de palmes non encore du tout
épanouies, ses yeux de colombe, ses joues comme petites tables,
planches ou carreaux de jardin, ses lèvres comme lis, parsemées
de toutes odeurs, ses mains annelées de jacinthe, ses jambes comme
colonnes de marbre (1). Ainsi va-t-elle méditant cette souveraine
beauté en détail, jusqu’à ce qu’enfin elle conclut
par manière de contemplation, mettant toutes les beautés
en une : Son gosier, dit-elle, est très suave, et lui, il est tout
désirable: et tel est mon bien-aimé, et il est mon cher ami
(2).
La méditation est semblable à celui qui odore (3) l’oeillet,
la rose, le romarin, le thym, le jasmin, la fleur d’orange, l’un après
l’autre distinctement; mais la contemplation est pareille à celui
qui odore l’eau de senteur composée de toutes ces fleurs. Car celui-ci
en un seul sentiment reçoit toutes les odeurs unies, que l’autre
avait senties divisées et séparées: et n’y a point
de doute que cette unique odeur qui provient de la confusion de toutes
ces senteurs, ne soit elle seule plus suave et précieuse que les
senteurs desquelles elle est composée, odorées séparément
l’une après l’autre. C’est pourquoi le divin époux estime
tant que sa bien-aimée le regarde d’un seul oeil, et que sa chevelure
soit si bien tressée qu’elle ne semble qu’un seul cheveu (4). Car
qu’est-ce regarder l’époux d’un seul oeil, que de le regarder d’une
simple vue attentive, sans multiplier les regards? Et qu’est-ce porter
ses cheveux ramassés, que de ne point
(1) Cant. cant., V, 10 et seq.
(2) Ibid., 16.
(3) Odore, flaire, sent l’odeur
(4) Cant. cant., IV.
répandre sa pensée en variété de considérations?
O que bienheureux sont ceux qui, après avoir discouru sur la multitude
des motifs qu’ils ont d’aimer Dieu, réduisant tous leurs regards
en une seule vue et toutes leurs pensées en une seule conclusion,
arrêtent leur esprit en l’unité de la contemplation, à
l’exemple de saint Augustin ou de saint Bruno; prononçant secrètement
en leur âme, par une admiration permanente, ces paroles amoureuses:
O bonté! bonté! ô bonté toujours ancienne et
toujours nouvelle! et à l’exemple du grand saint François,
qui, planté sur ses genoux en oraison, passa toute la nuit en ces
paroles: O Dieu ! vous êtes mon Dieu et mon tout! les inculquant
continuellement, au récit du bienheureux frère Bernard de
Quinteval, qui l’avait oui de ses oreilles.
Voyez saint Bernard, Théotime : il avait médité
toute la Passion pièce à pièce, puis de tous les principaux
points mis ensemble il en fit un bouquet d’amoureuse douleur; et le mettant
sur sa poitrine pour convertir sa méditation en contemplation, il
s’écria : Mon bien-aimé est un bouquet de myrrhe pour moi
(1).
Mais voyez encore plus dévotement le Créateur du monde,
comme en la création il alla premièrement méditant
sur la bonté de ses ouvrages pièce à pièce
séparément: à mesure qu’il les voyait produits, il
vit, dit l’Écriture, que la lumière était bonne, que
le ciel et la terre étaient une bonne chose (2); puis les herbes
et les plantes, le soleil la lune et les étoiles; les animaux, et
en somme toutes les créatures, ainsi qu’il les créait l’une
(1) Cant. cant., I, 12.
(2) Gen. I.
après l’autre, jusqu’à ce qu’enfin tout l’univers étant
accompli, la divine méditation, par manière de dire, se changea
en contemplation: car regardant toute la bonté qui était
en son ouvrage d’un seul trait de son oeil, il vit, dit Moïse, tout
ce qu’il avait fait, et tout était très bon (1). Les pièces
différentes, considérées séparément
par manière de méditation, étaient bonnes; mais regardées
d’une seule vue toutes ensemble par forme de contemplation, elles furent
trouvées très bonnes; comme plusieurs ruisseaux qui s’unissant
font une rivière qui porte des plus grandes charges que la multitude
des mêmes ruisseaux séparés n’eût su faire.
Après que nous avons ému (2) une grande quantité
de diverses affections pieuses par la multitude des considérations
dont la méditation est composée, nous assemblons enfin la
vertu de toutes ces affections, lesquelles de la confusion et mélange
de leurs forces font naître une certaine quintessence d’affection,
et d’affection plus active et puissante- que toutes les- affections desquelles
elle procède; d’autant qu’encore qu’elle ne soit qu’une, elle comprend
la vertu et propriété de toutes les autres, et se nomme affection
contemplative.
Ainsi, dit-on entre les théologiens, que les anges plus é1evés
en gloire ont une connaissance de Dieu et des créatures beaucoup
plus simple que leurs inférieurs, et que les espèces (3)
ou idées par lesquelles ils voient, sont plus universelles; en sorte
que ce que les anges moins parfaits voient par plusieurs espèces
et divers regards, les plus par
(1) Gen., X, 31.
(2) Emu, mie en mouvement, produite
(3) Espèces, vues, images.
faits le voient par moins d’espèces et moins de traits de leur
vue. Et le grand saint Augustin, suivi par saint Thomas, dit qu’au ciel
nous n’aurons pas ces grandes vicissitudes, variétés, changements
et retours de pensées et cogitations qui vont et reviennent d’objet
en objet, et de chose à autre; ainsi qu’avec une seule pensée
nous pourrons être attentifs à la diversité de plusieurs
choses, et en recevoir la connaissance. Certes à mesure que l’eau
s’éloigne de son origine, elle se divise et dissipe ses sillons,
si avec un grand soin on ne la contient -ensemble; et les perfections se
séparent et partagent à mesure qu’elles sont éloignées
de Dieu, qui est leur source; mais quand elles s’en approchent, elles s’unissent
jusqu’à ce qu’elles soient abîmées en cette souverainement
unique perfection, qui est l’unité nécessaire et la meilleure
partie que Magdeleine choisit, laquelle ne lui sera point ôtée
(1).
.
CHAPITRE VI
Que la contemplation se fait sans peine; qui est la troisième
différence entre molle et la méditation.
Or, la simple vue de la contemplation se fait en l’une de ces trois
façons. Quelquefois nous regardons seulement à quelqu’une
des perfections de Dieu, comme par exemple à son infinie bonté,
sans penser aux autres attributs ou vertus d’icelui, comme un époux
arrêtant simplement sa vue sur le beau teint de son épouse.
qui par ce moyen
(1) Luc ., X, 42.
regarderait voirement tout son visage, d’autant que le teint est répandu
sur presque toutes les pièces d’icelui, et toutefois ne serait attentif
ni aux traits, ni à la grâce, ni aux autres parties de la
beauté; car de même quelquefois l’esprit regardant la bonté
souveraine de la Divinité, bien qu’il voie en icelle la justice,
la sagesse, la puissance, il n’est néanmoins en attention que pour
la bonté à laquelle la simple vue de la contemplation s’adresse.
Quelquefois aussi nous sommes attentifs à regarder en Dieu plusieurs
de ses infinies perfections, mais d’une vue simple et sans distinction,
comme celui qui d’un trait d’oeil passant sa vue dès la tête
jusqu’aux pieds de son épouse richement parée, aurait attentivement
tout vu en généra! et rien en particulier, ne sachant bonnement
dire ni quel carcan (1),ni quelle robe elle portait, ni quelle contenance
elle tenait, ou quel regard elle faisait, ains seulement que tout y est
beau et agréable; car ainsi par la contemplation on tire maintes
fois un seul trait de simple considération sur plusieurs grandeurs
et perfections divines tout ensemble, et n’en saurait-on toutefois dire
chose quelconque en particulier, sinon que tout est parfaitement bon et
beau. Et enfin nous regardons d’autres fois, non plusieurs ni une seule
des perfections divines, ains seulement quelque action ou quelque oeuvre
divine à laquelle nous sommes attentifs, comme par exemple à
l’acte de la miséricorde par lequel Dieu pardonne les péchés,
ou à l’acte de la création, ou de la résurrection
du Lazare, ou de la conversion de saint Paul; ainsi
(1) Carcan, collet, vêtement, quelquefois collier de pierreries.
qu’un époux qui ne regarderait pas les yeux, ains seulement
la douceur du regard que son épouse jette sur lui, ne considérerait
point sa bouche, mais la suavité des paroles qui en sortent. Et
lors, Théotime, l’âme fait une certaine saillie d’amour, non
seulement sur l’action qu’elle considère, mais sur celui duquel
elle procède : Vous êtes bon, Seigneur, et en votre bonté
apprenez-moi vos justifications (1). Votre gosier, c’est-à-dire,
la parole qui en provient, est très suave, et vous êtes tout
désirable (2). Hélas ! que vos paroles sont douces à
mes entrailles, plus que le miel à ma bouche (3) ! Ou bien avec
saint Thomas: Mon Seigneur et mon Dieu (4) ! Et avec sainte Magdeleine
: Rabboni, ah ! mon Maître (5)!
Mais en quelle des trois façons que l’on procède, la
contemplation a toujours cette excellence, qu’elle se fait avec plaisir,
d’autant qu’elle présuppose que l’on a trouvé Dieu et son
saint amour, qu’on en jouit et qu’on s’y délecte en disant : J’ai
trouvé celui que mon âme chérit, je l’ai trouvé,
et ne le quitterai point (6). En quoi elle diffère d’avec la méditation,
qui se. fait presque toujours avec peine, travail et discours, notre esprit
allant par icelle de considération en considération, cherchant
en divers endroits ou le bien-aimé de son amour, ou l’amour de son
bien-aimé. Jacob travaille en méditation pour avoir Rachel;
mais il se
(1) Ps., CXVIII, 68.
(2) Cant., V, 16.
(3) Ps., CXVIII, 103.
(4) Joan., XX, 28.
(5) Ibid., 16.
(6) Cant. cant., III, 4.
réjouit avec elle, et oublie tout son trayait en la contemplation.
L’époux divin, comme berger qu’il est, prépara un festin
somptueux à la façon champêtre pour son épouse
sacrée, lequel il décrit, en sorte que mystiquement il représentait
tous les mystères de la rédemption humaine: Je suis venu
en mon jardin, dit-il, j’ai moissonné ma myrrhe avec tous mes parfums,
j’ai mangé mon bornai (1) avec mon miel, j’ai mêlé
mon vin avec mon lait; mangez, mes amis, et buvez, et vous enivrez, mes
très chers (2). Théotime, hé! quand fut-ce, je vous
prie, que notre Seigneur vint en son jardin, sinon quand il vint ès
très pures, très humbles et très douces entrailles
de sa mère, pleine de toutes les plantes fleurissantes des saintes
vertus? Et qu’est-ce à notre Seigneur de moissonner sa myrrhe avec
ses parfums, sinon assembler souffrances à souffrances jusqu’à
la mort, et la mort de la croix, joignant par icelles mérites à
mérites, trésors à trésors, pour enrichir ses
enfants spirituels? Et comme mangea-t-il son bornai avec son miel, sinon
quand il vécut d’une vie nouvelle, réunissant son âme
plus douce que le miel à son corps percé et navré
de plus de trous qu’un borna! (3)? Et lorsque montant au ciel il prit possession
de toutes les circonstances et dépendances de sa divine gloire,
que fit-il autre chose, sinon mêler le vin réjouissant de
la gloire essentielle de son âme avec le lait délectable de
la félicité parfaite de son corps, en une sorte encore plus
excellente qu’il n’avait pas fait jusqu’à l’heure.
(1) V. p. 338.
(2) Cant. cant., v, 1.
(3) Navré de plus de trous qu’un bornal, percé de plus
de blessures qu’une ruche n’a d’alvéoles.
Or, en tous ces divins mystères qui comprennent tous les autres,
il y a de quoi bien manger et bien boire pour tous les chers amis, et de
quoi s’enivrer pour les très chers amis. Les uns mangent et boivent,
mais ils mangent plus qu’ils ne boivent, et ne s’enivrent pas; les autres
mangent et boivent, mais ils boivent beaucoup plus qu’ils ne mangent, et
ce sont ceux qui s’enivrent. Or, manger, c’est méditer; car en méditant
on mâche, tournant çà et là la viande spirituelle
entre les dents de la considération pour l’émier (1), froisser
et digérer, ce qui se fait avec quelque peine. Boire, c’est contempler,
et cela se fait sans peine ni résistance, avec plaisir et coulamment.
Mais s’enivrer, c’est contempler si souvent et si ardemment qu’on soit
tout hors de soi-même pour être tout en Dieu Sainte et sacrée
ivresse, qui, au contraire de le corporelle, nous aliène, non du
sens spirituel, mais des sens corporels, qui ne nous hébète
ni abêtit pas, ains nous angélise (2), et, par manière
de dire, divinise; qui nous met hors de nous, non pour nous ravaler et
ranger avec les bêtes, comme fait l’ivresse terrestre, mais pour
nous élever au-dessus de nous et nous ranger avec les anges, en
sorte que nous vivions plus en Dieu qu’en nous-mêmes, étant
attentifs et occupés par amour à voir sa beauté, et
nous unir à sa bonté.
Or, d’autant que pour parvenir à la contemplation nous avons
pour l’ordinaire besoin d’ouïr la sainte parole, de faire des devis
et colloques spirituels avec les autres à la façon des anciens
(1) Emier, émietter.
(2) Nous angélise, nous fait participer à la nature des
anges.
anachorètes, de lire des livres dévots, de prier, méditer,
chanter des cantiques, former de bonnes pensées; pour cela, la sainte
contemplation étant la fin et le but auquel tous ces exercices tendent,
ils se réduisent tous à elle, et ceux qui les pratiquent
sont appelés contemplatifs; comme aussi cette sorte d’occupation
est nommée vie contemplative, à raison de l’action de notre
entendement par laquelle nous regardons la vérité de la beauté
et bonté divine avec une attention amoureuse, c’est-à-dire,
avec un amour qui nous rend attentifs, ou bien avec une attention qui provient
de l’amour, et augmente l’amour que nous avons envers l’infinie suavité
de notre Seigneur.
.
CHAPITRE VII
Du recueillement amoureux de l’âme la contemplation.
Je ne parle pas ici, Théotime, du recueillement par lequel ceux
qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrant en
eux-mêmes, et retirant, par manière de dire, leur âme
dedans leur coeur pour parler à Dieu; car ce recueillement se fait
par le commandement de l’amour, qui, nous provoquant à l’oraison,
nous fait prendre ce moyen de la bien faire; de sorte que nous faisons
nous-mêmes ce retirement de notre esprit. Mais le recueillement duquel
j’entends parler ne se fait pas par le commandement de l’amour, ains par
l’amour même, c’est-à-dire, nous ne le faisons pas nous-mêmes
par élection, d’autant qu’il n’est pas en notre pouvoir de l’avoir
quand nous voulons, et ne dépend pas de notre soin; mais Dieu le
fait en nous quand il lui plait par sa très sainte grâce.
Celui, dit la bienheureuse mère Térèse, de Jésus,
qui a laissé par écrit que l’oraison de recueillement se
fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de
soi, l’entendait bien, hormis que ces bêtes se retirent au dedans
d’elles-mêmes quand elles veulent; mais le recueillement ne gît
pas en notre volonté, ains il nous advient quand il plaît
à Dieu de nous faire cette grâce.
Or, il se fait ainsi. Rien n’est si naturel au bien que d’unir et attirer
à soi les choses qui le peuvent sentir, comme font nos âmes,
lesquelles tirent toujours et se rendent à leur trésor, c’est-à-dire,
à ce qu’elles aiment. Il arrive donc quelquefois que notre Seigneur
répand imperceptiblement au fond du coeur une certaine douce suavité
qui témoigne sa présence, et lors les puissances, voire même
les sens extérieurs de l’âme, par un certain secret consentement,
se retournent du côté de cette intime partie où est
le très aimable et très cher époux; car tout ainsi
qu’un nouvel essaim, ou jeton (3) de mouches à miel, lorsqu’il veut
fuir et changer de pays, est rappelé par le son que l’on fait doucement
sur des bassins, ou par l’odeur du vin emmiellé, ou bien encore
par la senteur de quelques herbes odorantes, en sorte qu’il s’arrête
par l’amorce de ces douceurs et entre dans la ruche qu’on lui a préparée,
de même notre Seigneur prononçant quelque secrète parole
de son amour, ou répandant l’odeur du vin de sa dilection plus délicieuse
que le miel, ou bien
(1) Jeton, essaim d’abeilles rejeté hors de la ruche.
évaporant les parfums de ses vêtements, c’est-à-dire,
quelques sentiments de ses consolations célestes en nos coeurs,
et par ce moyen leur faisant sentir sa très aimable présence,
il retire à soi toutes les facultés de notre âme, lesquelles
se ramassent autour de lui et s’arrêtent en lui comme en leur objet
très désirable. Et comme qui mettrait un morceau d’aimant
entre plusieurs aiguilles, verrait que soudain toutes les pointes se retourneraient
du côté de leur aimant bien-aimé, et se viendraient
attacher à lui, ainsi lorsque notre Seigneur fait sentir au milieu
de notre âme sa très délicieuse présence, toutes
nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là
pour se venir joindre à cette incomparable douceur.
O Dieu ! dit l’âme alors, à l’imitation de saint Augustin,
où vous allais-je cherchant, beauté très infinie?
Je vous cherchais dehors, et vous étiez au milieu de mon coeur.
Toutes les affections de Magdeleine, et toutes ses pensées étaient
épanchées autour du sépulcre de son Sauveur qu’elle
allait quêtant çà et là, et bien qu’elle l’eût
trouvé et qu’il parlât à elle, elle ne laisse pas de
les laisser éparses, parce qu’elle ne s’apercevait pas de sa présence;
mais soudain qu’il l’eut appelée par son nom, la voilà qu’elle
se ramasse et s’attache toute à ses pieds; une seule parole la met
en recueillement.
Imaginez-vous, Théotime, la très sainte Vierge notre
Dame, lorsqu’elle eut conçu le Fils de Dieu, son unique amour. L’âme
de cette mère bien-aimée se ramasse toute sans doute autour
de cet enfant bien-aimé, et parce que ce divin ami était
emmi ses entrailles sacrées, toutes les facultés de son âme
se retirent en elle-même, comme saintes avettes (1) dedans la ruche
en laquelle était leur miel; et à mesure que la divine grandeur
s’est, par manière de dire, rétrécie et raccourcie
dedans son sein virginal, son âme agrandissait et magnifiait (2)
les louanges de cette infinie débonnaireté et son esprit
tressaillait de contentement dedans son corps, comme saint Jean dedans
celui de sa mère, autour de son Dieu qu’elle sentait (3). Elle ne
lançait point ses pensées ni ses affections hors d’elle-même,
puisque son trésor, ses amours et ses délices étaient
au milieu de ses entrailles sacrées.
Or, ce même contentement peut être pratiqué par
imitation entre ceux qui, ayant communié, sentent par la certitude
de la foi ce que, non la chair ni le sang, mais le Père céleste
leur a révélé (4), que leur Sauveur est en corps et
en âme présent d’une très réelle présence
à leur corps et à leur âme par ce très adorable
sacrement; car comme la mère perle, ayant reçu les gouttes
de la fraîche rosée du matin, se resserre non seulement pour
les conserver pures de tout le mélange qui s’en pourrait faire avec
les eaux de la mer, mais aussi pour l’aise qu’elle ressent d’apercevoir
l’agréable fraîcheur de ce germe que le ciel lui envoie :
ainsi arrive-t-il à plusieurs saints et dévots fidèles,
qu’ayant reçu le divin sacrement qui contient la rosée de
toutes bénédictions célestes, leur âme se resserre,
et toutes les facultés se recueillent
(1) Avette:, abeilles.
(2) Luc., I, 46,47.
(3) Ibid., 41.
(4) Matth., XVI, 17.
non seulement pour adorer ce roi souverain nouvellement présent
d’une présence admirable à leurs entrailles, mais pour l’incroyable
consolation et rafraîchissement spirituel qu’ils reçoivent
de sentir par la foi ce germe divin de l’immortalité en leur intérieur.
Où vous noterez soigneusement, Théotime, qu’en somme tout
ce recueille ment se fait par l’amour, qui, sentant la présence
du bien-aimé par les attraits qu’il répand au milieu du coeur,
ramasse et rapporte toute l’âme vers icelui par une très aimable
inclination, par un très doux contournement et par un délicieux
repli de toutes les facultés du côté du bien-aimé,
qui les attire à soi par la force de sa suavité, avec laquelle
il lie et tire les coeurs, comme on tire les corps par les cordes et liens
matériels.
Mais ce doux recueillement de notre âme en soi-même ne
se fait pas seulement par le sentiment de la présence divine au
milieu de notre coeur, ains en quelle manière que ce soit que nous
nous mettions en cette sacrée présence. il arrive quelquefois
que toutes nos puissances intérieures se resserrent et ramassent
en elles-mêmes par l’extrême révérence et douce
crainte qui nous saisit en considération de la souveraine majesté
de celui qui nous est présent et nous regarde, ainsi que, pour distraits
que nous soyons, si le pape ou quelque grand prince comparait, nous revenons
à nous-mêmes, et retournons nos pensées sur nous pour
nous tenir en contenance et respect. On dit que la vue du soleil fait recueillir
les fleurs de la flambe (1), autrement appelée glay (2), parce
(1) Flambe, nom vulgaire de l’iris.
(2) Gay, pour glaïeul.
qu’elles se ferment et resserrent en elles-mêmes à la
lueur du soleil, en l’absence duquel elles s’épanouissent et se
tiennent ouvertes toute la nuit. C’en est de même en cette sorte
de recueillement de laquelle nous parlons; car à la seule présence
de Dieu, au seul sentiment que nous avons qu’il nous regarde, ou dès
le ciel, ou de quelque autre lieu hors de nous, bien que pour lors nous
ne pensions pas à l’autre sorte de présence par laquelle
il est en nous, nos facultés et puissances se ramassent et assemblent
en nous-mêmes pour la révérence de sa divine majesté,
que l’amour nous fait craindre d’une crainte d’honneur et de respect.
Certes je connais une âme à laquelle sitôt que l’on
mentionnait quelque mystère ou sentence qui lui ramentevait (1)
un peu plus expressément que l’ordinaire la présence de Dieu,
tant en confession qu’en particulière conférence, elle rentrait
si fort en elle-même, qu’elle avait peine d’en sortir pour parler
et répondre ; en telle sorte qu’en son extérieur elle demeurait
comme destituée de vie et tous les sens engourdis, jusques à
ce que l’époux lui permit de sortir, qui était quelquefois
assez tôt, et d’autres fois plus tard.
.
CHAPITRE VIII
Du repos de l’âme recueillie en son bien-aimé.
L’âme étant donc ainsi recueillie dedans elle-même
en Dieu ou devant Dieu, se rend parfois si doucement attentive à
la bonté de son bien-aimé,
(1) Ramentevait, rappelait.
qu’il lui semble que son attention ne soit presque pas attention, tant
elle est simplement et délicatement exercée comme il arrive
en certains fleuves qui coulent si doucement et également, qu’il
semble à ceux qui les regardent, ou naviguent sur iceux, de ne voir
ni sentir aucun mouvement, parce qu’on ne les voit nullement ondoyer ni
flotter. Et c’est cet aimable repos. de l’âme que la bienheureuse
Vierge Térèse de Jésus appelle oraison de quiétude,
non guère différente de ce qu’elle-même nomme sommeil
des puissances, si toutefois je l’entends bien.
Certes, les amants humains se contentent parfois d’être auprès
ou à la vue de la personne qu’ils aiment, sans parler à elle,
et sans discourir à part eux ni d’elle ni de ses perfections; rassasiés,
ce semble, et satisfaits de savourer cette bien-aimée présence,
non par aucune considération qu’ils fassent sur icelle, mais par
un certain accoisement et repos que leur esprit prend en elle. Mon bien-aimé
m’est un bouquet de myrrhe, il demeurera sur mon sein (1). Mon bien-aimé
est à moi, et moi je suis à lui, qui pait entre les lis,
tandis que le jour aspire (2) et que les ombres s’inclinent (3). Montrez-moi
donc, ô l’ami de mon âme, où vous paissez, où
vous couchez sur le midi (4). Voyez-vous, Théotime, comme la sainte
Sulamite se contente de savoir, que son bien-aimé soit avec elle,
ou en sou parc, ou ailleurs, pourvu qu’elle
(1) Cant. cant., I, 12.
(2) Aspire, monte.
(3) Cant. cant., II, 16,17
(4) Ibid.. I, 6.
sache où il est: aussi est-elle Sulamite toute paisible, toute
tranquille et en repos.
Or, ce repos passe quelquefois si avant en sa tranquillité,
que toute l’âme et toutes les puissances d’icelle demeurent comme
endormies, sans faire aucun mouvement ni action quiconque, si. non la seule
volonté; laquelle même ne fait aucune autre chose sinon recevoir
l’aise et la satisfaction que la présence du bien-aimé lui
donne. Et- ce qui est encore plus admirable, c’est que la volonté
n’aperçoit point cette aise et ce contentement qu’elle reçoit,
jouissant insensiblement d’icelui, d’autant- qu’elle ne pense pas à
soi, mais à celui la présence duquel (1) lui donne ce plaisir;
comme il arrive maintes fois que, surpris d’un léger sommeil, nous
entrevoyons seulement ce que nos amis disent autour de nous, ou ressentons
les caresses qu’ils nous font, presque imperceptiblement, sans sentir que
nous sentons.
Néanmoins l’âme qui eu ce doux repos jouit de ce délicat
sentiment de la présence divine, quoiqu’elle ne s’aperçoive
pas de cette jouissance, témoigne toutefois clairement combien ce
bonheur lui est précieux et aimable, quand on le lui veut ôter,
ou que quelque chose l’en détourne : car alors la pauvre âme
fait des plaintes, crie, voire quelquefois pleure comme un petit enfant
qu’on a éveillé avant qu’il eût assez dormi, lequel
par la douleur qu’il ressent de son réveil, montre bien sa satisfaction
qu’il avait en son sommeil. Dont le divin berger adjure les filles de Sion,
par les chevreuils et cerfs des campagnes, qu’elles n’éveillent
(1) Celui la présence duquel, celui dont la présence,
point sa bien-aimée jusqu’à ce qu’elle le veuille (1),
c’est-à-dire, qu’elle s’éveille d’elle-même. Non, Théotime,
l’âme ainsi tranquille en son Dieu, ne quitterait pas ce repos pour
tous les plus grands biens du monde.
Telle fut presque la quiétude de la très sainte Magdeleine,
quand assise aux pieds de son Maître elle écoutait sa sainte
parole (2). Voyez-la, je vous prie, Théotime : elle est assise en
une profonde tranquillité, elle ne dit mot, elle ne pleure point,
elle ne sanglote point, elle ne soupire point, elle ne bouge point, elle
ne prie point. Marthe, tout empressée, passe et repasse dedans la
saIette (3); Marie n’y pense point. Et que fait-elle donc? Elle ne fait
rien, ains écoute. Et qu’est-ce à dire, elle écoute?
C’est-à-dire, elle est là comme un vaisseau d’honneur à
recevoir goutte à goutte la myrrhe de suavité que les lèvres
de son bien-aimé distillaient dans son coeur (4); et ce divin amant,
jaloux de l’amoureux sommeil et repos de cette bien-aimée, tança
Marthe qui la voulait éveiller : Marthe, Marthe, tu es bien embesognée,
et te troubles après plusieurs choses : une seule chose néanmoins
est requise : Marie a choisi la meilleure part, qui ne lai sera point ôtée
(5). Mais quelle fut la partie ou portion de Marie? De demeurer en paix,
en repos, en quiétude auprès de son doux Jésus.
Les peintres peignent ordinairement le bien-aimé saint Jean
en la cène, non seulement
(1) Cant. cant., vin, 4.
(2) Luc., X, 39.
(3) Salette, petite salle.
(4) Cant. cant., V, 13.
(5) Luc., X, 41, 42.
reposant, mais dormant sur la poitrine de son Maître, parce qu’il
y fut assis à la façon des Levantins, en sorte que sa tête
tendait vers le sein de son cher Maître, sur lequel comme il ne dormait
pas du sommeil corporel, n’y ayant aucune vraisemblance en cela, aussi
ne douté-je point que se trouvant si près de la source des
douceurs éternelles, il n’y fit un profond, mystique et doux sommeil,
comme un enfant d’amour qui, attaché au sein de sa mère,
alaite (1) en dormant, et dort en alaitant. O Dieu! quelles délices
à ce Benjamin, enfant de la joie du Sauveur, de dormir ainsi entre
les bras de son Père; qui, le jour suivant, comme le Sénoni,
enfant de douleur, le recommanda aux douces mamelles de sa mère!
Rien n’est plus désirable au petit enfant, soit qu’il veille ou
qu’il dorme, que la poitrine de son père et le sein de sa mère.
Quand donc vous serez en cette simple et pure confiance filiale auprès
de notre Seigneur, demeurez-y, mon cher Théotime, sans vous remuer
nullement pour faire des actes sensibles, ni de l’entendement ni de la
volonté; car cet amour simple de confiance, et cet endormissement
amoureux de votre esprit entre les bras du Sauveur, comprend par excellence
tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre
goût. Il est mieux de dormir sur cette sacrée poitrine, que
de veiller ailleurs où que ce soit.
(1) Alaite, s’allaite, puise le lait.
.
CHAPITRE IX
Comme ce repos sacré se pratique.
N’avez-vous jamais pris garde, Théotime, à l’ardeur avec
laquelle les petits enfants s’attachent quelquefois au soin de leurs mères,
quand ils ont faim? On les voit grommelant, serrer et presser la mamelle,
suçant le lait si-avidement, que même ils en donnent de la
douleur à leurs mères. Mais après que la fraîcheur
du lait a aucunement (1) apaisé la chaleur appétissante de
leur petite poitrine, et que les agréables vapeurs -qu’il envoie
à leur cerveau commencent à les endormir, Théotime,
vous les verriez fermer tout bellement leurs petits yeux, et céder
petit à petit au sommeil, sans quitter néanmoins la mamelle,
sur laquelle ils ne font nulle action que celle d’un lent et presque insensible
mouvement do lèvres, par lequel ils tirent toujours le lait qu’ils
avalent imperceptiblement : et cela ils le font sans y penser, mais non
pas certes sans plaisir; car si on leur ôte la mamelle avant que
le profond sommeil les ait accablés, ils s’éveillent et pleurent
amèrement, témoignant, en la douleur qu’ils ont en la privation,
qu’ils avaient beaucoup de douceur en la possession. Or, il en est de même
de l’âme qui est en repos et quiétude devant Dieu; car elle
suce presque insensiblement la douceur de cette présence, sans discourir,
sans opérer et sans faire chose quelconque par aucune de ses facultés,
sinon par la seule pointe de la volonté,
(1) Aucunement, en quelque façon.
qu’elle remue doucement et presque Imperceptiblement, comme la bouche
par laquelle entre la délectation et l’assouvissement insensible
qu’elle prend à jouir de la présence divine. Que si on incommode
cette pauvre petite pouponne, et qu’on lui veuille ôter la poupette
(1), d’autant qu’elle semble endormie, elle montre bien alors qu’encore
qu’elle dorme pour tout le reste des choses, elle ne dort pas -néanmoins
pour celle-là; car elle aperçoit le mal de cette séparation,
et s’en fâche, montrant par là le plaisir qu’elle prenait,
quoique sans y penser, au bien qu’elle possédait. La bienheureuse
mère Térèse ayant écrit qu’elle trouvait cette
similitude à propos, je l’ai ainsi voulu déclarer.
Mais dites-moi; Théotime, l’âme recueillie en son Dieu,
pourquoi, je vous prie, s’inquiéterait-elle? N’a-t-elle pas sujet
de s’accoiser (2) et demeurer en repos? car que chercherait-elle? Elle
a trouvé celui qu’elle cherchait. Que lui reste-t-il plus, si. non
de dire : J’ai trouvé mon cher bien-aimé; je le tiens et
ne le quitterai point (3). Elle n’a plus besoin de s’amuser à discourir
par l’entendement; car elle voit d’une si douce vue son époux présent,
que les discours lui seraient inutiles et superflus. Que si même
elle ne le voit pas par l’entendement, elle ne s’en soucie point, se contentant
de le sentir près d’elle par l’aise et satisfaction que la volonté
en reçoit. Hé! la Mère de Dieu, notre dame et maîtresse,
étant enceinte, ne voyait pas son divin Enfant: mais le sentant
dedans ses
(1) Pouponne, enfant qui tette; — poupette, sein.
(2) S’accoiser, se calmer.
(3) Cant, cant., III, 4.
entrailles sacrées, vrai Dieu ! quel contentement en ressentait-elle!
Et sainte Elisabeth ne jouit-elle pas admirablement des fruits de la divine
présence du Sauveur, sans le voir, au jour de la très sainte
Visitation? L’âme non plus n’a aucun besoin, en ce repos, de la mémoire;
car elle a présent son bien-aimé, Elle n’a pas aussi besoin
de l’imagination : car qu’est-il besoin de se représenter en image,
soit extérieure, soit intérieure, celui de la présence
duquel on jouit? De sorte qu’enfin c’est la seule volonté qui attire
doucement, et comme en tétant tendrement le lait de cette douce
présence; tout le reste de l’âme demeurant en quiétude
avec elle par la suavité du plaisir qu’elle prend.
On ne se sert pas seulement du vin emmiellé pour retirer et
rappeler les avettes dans les ruches, mais on s’en sert encore pour les
apaiser : car quand elles font des séditions et mutineries entr’elles,
s’entretuant et défaisant les unes les autres, leur gouverneur n’a
point de meilleur remède que de jeter du vin emmiellé au
milieu de ce petit peuple effarouché; d’autant que les particuliers
desquels il est composé, sentant cette suave et agréable
odeur, s’apaisent, et s’occupant à la jouissance de cette douceur,
demeurent accoisés et tranquilles. O Dieu éternel! quand
par votre douce présence vous jetez les odorants parfums dedans
nos coeurs, parfums réjouissants plus que le vin délicieux
et plus que le miel, alors toutes les puissances de nos âmes entrent
en un agréable repos, avec un accoisement si parfait qu’il n’y a
plus aucun sentiment que celui de la volonté, laquelle, comme l’odorat
spirituel, demeure doucement engagée à sentir, sans s’en
apercevoir, le bien incomparable d’avoir son Dieu présent.
.
CHAPITRE X
Des divers degrés de cette quiétude, et comme il la faut
conserver.
Il y a des esprits actifs, fertiles et foisonnants en considération
: il y en a qui sont souples, repliants, et qui aiment grandement à
sentir ce qu’ils font, qui veulent tout voir et éplucher ce qui
se passe en eux, retournant perpétuellement leur vue sur eux-mêmes
pour reconnaît leur avancement. Il y en a encore d’autres qui ne
se contentent pas d’être contents, s’ils ne sentent, regardent et
savourent leur contentement; et sont semblables à ceux qui étant
bien vêtus contre le froid, ne penseraient pas l’être, s’ils
ne savaient combien de robes ils portent; ou qui voyant leurs cabinets
(1) pleins d’argent, ne penseraient pas être riches, s’ils ne savaient
le compte de leurs écus.
Or, tous ces esprits sont ordinairement sujets d’être troublés
en la sainte oraison. Car si Dieu leur donne le sacré repos de sa
présence, ils le quittent volontairement pour voir comme ils se
comportent en icelui, et pour examiner s’ils y ont bien du contentement,
s’inquiétant pour savoir si leur tranquillité est bien tranquille,
et leur quiétude bien quiète (2) : si que, en lieu
(1) Cabinets, armoires, coffres.
(2) Quiète, calme; — si que, tellement lue.
d’occuper doucement leur volonté à sentir les suavités
de la présence divine, ils emploient leur entendement à discourir
sur les sentiments qu’ils ont; comme une épouse qui s’amuserait
à regarder la bague avec laquelle elle aurait été
épousée, sans voir l’époux même qui la lui aurait
donnée. Il y a bien de ta différence, Théotime, entre
s’occuper en Dieu qui nous donne du contentement, et s’amuser au contentement
que Dieu nous donne.
L’âme donc à qui Dieu donne la sainte quiétude
amoureuse en l’oraison, se doit abstenir, taut qu’elle peut, de se regarder
soi-même ni son repos, lequel, pour être gardé, ne doit
point être curieusement regardé car qui l’affectionne trop,
le perd; et la juste règle de le bien affectionner, c’est de ne
point l’affecter (1). Et comme l’enfant qui, pour voir où il a ses
pieds, a ôté sa tête du sein de sa mère, y retourne
tout incontinent, parce qu’il est fort mignard (2); ainsi faut-il que si
nous nous apercevons d’être distraits par la curiosité de
savoir ce que nous faisons en l’oraison, soudain nous remettions notre
coeur en la douce et paisible attention de la présence de Dieu,
de laquelle nous étions divertis.
Néanmoins il ne faut pas croire qu’il y ait aucun péril
de perdre cette sacrée quiétude par les actions du corps
ou de l’esprit qui ne se font ni par légèreté ni par
indiscrétion. Car comme dit la bienheureuse mère Térèse,
c’est une superstition d’être si jaloux de ce repos, que de ne vouloir
ni tousser, ni cracher, ni respirer, de peur de le
(1) Affecter, atteindre, compromettre.
(2) Mignard, gracieux.
perdre, d’autant que Dieu qui donne cette paix, ne l’ôte pas
pour tels mouvements nécessaires, ni pour les distractions et divagations
de l’esprit, quand elles sont involontaires; et la volonté étant
une fois bien amorcée à la présence divine, ne laisse
pas d’en savourer les douceurs, quoique l’entendement ou la mémoire
se soit échappé et débandé après des
pensées étrangères et inutiles.
Il est vrai qu’alors la quiétude de l’âme n’est pas si
grande comme si l’entendement et la mémoire conspiraient avec la
volonté; mais toutefois elle ne laisse pas d’être une vraie
tranquillité spirituelle, puisqu’elle règne en la volonté,
qui est la Maîtresse de toutes les autres facultés. Certes,
nous avons vu une âme extrêmement attachée et jointe
à Dieu, laquelle néanmoins avait l’entendement et la mémoire
tellement libres de toute occupation intérieure, qu’elle entendait
fort distinctement ce qui se disait autour d’elle, et s’en ressouvenait
fort entièrement, encore qu’il lui fût impossible de répondre
ni de se déprendre de Dieu auquel elle était attachée
par l’application de sa volonté : mais je dis tellement attachée,
qu’elle ne pouvait être retirée de cette douce occupation
sans en recevoir une grande douleur qui la provoquait à des gémissements,
lesquels même elle faisait au plus fort de sa consolation et quiétude;
comme nous voyons les petits enfants grommeler et faire des petits plaints
(1) quand ils ont ardemment désiré le lait, et qu’ils commencent
à téter; ou comme fit Jacob, qui en embrassant la belle et
chaste Rachel, jetant un cri, pleura de la
(1) Plaints, plaintes.
véhémence de la consolation et tendreté qu’il
sentait. Si que cette âme de laquelle je parle, ayant la seule volonté
engagée, et l’entendement, mémoire, ouïe et imagination
libres, ressemblait, comme je pense, au petit enfant qui alaitant pourrait
voir, ouïr et même remuer le bras, sans pour cela quitter son
cher tétin.
Mais pourtant la paix de l’âme serait bien plus grande et plus
douce, si on ne faisait point de bruit autour d’elle, et qu’elle n’eût
aucun sujet de se mouvoir, ni quant au coeur, ni quant au corps; car elle
voudrait bien être tout occupée en la suavité de cette
présence divine; mais ne pouvant quelquefois s’empêcher d’être
divertie ès autres facultés, elle conserve au moins la quiétude
en la volonté, qui est la faculté par laquelle elle reçoit
la jouissance du bien. Et notez qu’alors la volonté retenue en quiétude
par le plaisir qu’elle prend en la présence divine, elle ne se remue
point pour ramener les autres puissances qui s’égarent; d’autant
que si elle voulait-entreprendre cela, elle perdrait son repos, s’éloignant
de son cher bien-aimé, et perdrait sa peine de courir çà
et là pour attraper ces puissances volages, lesquelles aussi bien
ne peuvent jamais être si utilement appelées à leur
devoir que par la persévérance de la volonté - en
la sainte quiétude car petit à petit toutes les facultés
sont attirées par le plaisir que la volonté reçoit,
et duquel elle leur donne certains ressentiments, comme des parfums qui
les excitent à venir auprès d’elle pour participer au bien
dont elle jouit.
.
CHAPITRE XI
Suite du discours des divers degrés de la sainte quiétude
et d’une excellente abnégation de soi-même qu’on y pratique
quelquefois.
Suivant ce que nous avons dit, la sainte quiétude a donc divers
degrés: car quelquefois elle est en toutes les puissances de l’âme,
jointes et unies à la volonté; quelquefois elle est seulement
en la volonté, en laquelle elle est aucunes fois sensiblement, et
d’autres fois imperceptiblement; d’autant qu’il arrive parfois que l’âme
tire un contentement incomparable de sentir par certaines douceurs intérieures
que Dieu lui est présent; comme il advint à sainte Élisabeth,
quand Notre-Dame la visita (1); et d’autres fois l’âme a une certaine
ardente suavité d’être en la présence de Dieu, laquelle
pour lors lui est imperceptible; comme il advint aux disciples pèlerins
qui ne s’aperçurent bonnement de l’agréable plaisir dont
ils étaient touchés, marchant avec notre Seigneur, sinon
quand ils furent arrivés, et qu’ils l’eurent reconnu en la divine
fraction du pain (2). Quelquefois non seulement l’âme s’aperçoit
de la présence de Dieu, mais elle l’écoute parler par certaines
clartés et persuasions intérieures qui tiennent lieu
de paroles; aucunes fois elle le sent parler et lui parle réciproquement,
mais si secrètement, si doucement, si bellement, que c’est sans
pour cela perdre la sainte paix et quiétude; si que sans se
(1) Luc., I, 41.
(2) Id., XXIV, 30.
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réveiller elle veille avec lui, c’est-à-dire, elle veille
et parle à son bien-aimé avec autant de suave tranquillité
et de gracieux repos, comme si elle sommeillait doucement (1). Et d’autres
fois elle sent parler l’époux, mais elle ne saurait lui parler,
parce que l’aise de l’ouïr, ou la révérence qu’elle
lui porte, la tient en silence; ou bien parce qu’elle est en sécheresse
et tellement alangourie d’esprit, qu’elle n’a de force que pour ouïr,
et non pas pour parler; comme il arrive corporellement quelquefois à
ceux qui commencent â s’endormir, ou qui sont grandement affaiblis
par quelque maladie.
Mais enfin quelquefois ni elle n’ouït son bien-aimé, ni
elle ne lui parle, ni elle ne sent aucun signe de sa présence, ains
simplement elle sait qu’elle est en la présence de son Dieu, auquel
il plait qu’elle soit là. Imaginez-vous, Théotime, que le
glorieux apôtre saint Jean eût dormi d’un sommeil corporel
sur la poitrine de son cher Seigneur en la sainte cène, et qu’il
se fût endormi par le commandement d’icelui. Certes, en ce cas-là,
il eût été en la présence de son Maître
sans le sentir en façon quelconque.
Et remarquez, je vous prie, qu’il faut plus de soin pour se mettre
en la présence de Dieu, que pour y demeurer lorsque l’on s’y est
mis; car, pour s’y mettre, il faut appliquer sa pensée, et la rendre
actuellement attentive à cette présence, ainsi que je le
dis en l'Introduction. Mais quand on s’est mis en cette présence,
on s’y tient par plusieurs autres moyens, tandis que, soit par
(1) Cant., cant., V, 2.
l’entendement, soit par la volonté, on fait quelque chose en
Dieu ou pour Dieu; comme, par exemple, le regardant, ou quelque chose pour
l’amour de lui, l’écoutant, ou ceux qui parlent pour lui, parlant
à lui, ou à quelqu’un pour l’amour de lui, et faisant quelque
oeuvre, quelle qu’elle soit, pour son honneur et service. Ains on se maintient
en la présence de Dieu, non seulement l’écoutant, ou le regardant,
ou lui parlant, mais aussi attendant s’il lui plaira de nous regarder,
de nous parler, ou de nous faire parler à lui; ou bien encore ne
faisant rien de tout cela, mais demeurant simplement où il lui plaît
que nous soyons, et parce qu’il lui plait que nous y soyons. Que si à
cette simple façon de demeurer devant Dieu, il lui plaît d’ajouter
quelque petit sentiment que nous sommes tout siens et qu’il est tout nôtre,
ô Dieu, que ce nous est une grâce désirable et précieuse
Mon cher Théotime, prenons encore la liberté de faire
cette imagination (1). Si une statue que le sculpteur aurait nichée
dans la galerie de quelque grand prince, était douée d’entendement,
et qu’elle pût discourir et parler, et qu’on lui demandât :
O belle statue, dis-moi pourquoi es-tu là dans cette niche ? Parce,
répondrait-elle, que mon maître m’y a colloquée. Et
si l’on y répliquait: Mais pourquoi y demeures-tu sans rien faire?
Parce, dirait-elle, que mon maître ne m’y a pas placée afin
que je fisse chose quelconque, ains seulement afin que j’y fusse immobile.
Que si derechef on la pressait en disant Mais, pauvre statue, de quoi te
sert-il d’être là de la sorte? Eh,
(1) Imagination, exemple, figure.
Dieu! répondrait-elle, je ne suis pas ici pour mon intérêt
et service, mais pour obéir et servir à la volonté
de mon seigneur et sculpteur, et cela me suffit. Et si on rechargeait (1)
en cette sorte : Or, dis-moi donc, statue, je te prie, tu ne vois point
-ton maître, et comme prends-tu du contentement à le contenter?
Non, certes, confesserait-elle, je ne le vois pas ; car j’ai des yeux non
pas pour voir, comme j’ai des pieds non pas pour marcher ; mais je suis
trop contente de voir que mon cher maître me voit ici, et prend plaisir
de m’y voir. Mais si l’on continuait la dispute avec la statue, et qu’on
lui dit: Mais ne voudrais-tu pas bien avoir du mouvement pour t’approcher
de l’ouvrier qui t’a faite, afin de lui faire quelque autre meilleur service?
Sans doute elle le nierait, et protesterait qu’elle ne voudrait pas faire
autre chose, sinon que son maître le voulût. Et quoi donc,
conclurait-on, tu ne désires rien, sinon d’être une immobile
statue, là dedans cette niche? Non, certes, dirait enfin cette sage
statue; non je ne veux rien être sinon une statue, et toujours dedans
cette niche, tandis que mon sculpteur le voudra, me contentant d’être
ici et ainsi, puisque c’est le contentement de celui à qui je suis,
et par qui je suis ce que je suis.
O vrai Dieu ! que c’est une bonne façon de se tenir en la présence
de Dieu, d’être et de vouloir toujours et à jamais être
en son bon plaisir! Car ainsi, comme je pense, en toutes occurences, oui,
même en dormant profondément, nous sommes
(1) Si on rechargeait, si on revenait à la charge, si on reprenait.
encore plus profondément en la très sainte présence
de Dieu. Oui, certes, Théotime, car si nous l’aimons, nous nous
endormons non seulement à sa vue, mais à son gré,
et non seulement par sa volonté, mais selon sa volonté, et
semble que ce soit lui-même notre créateur et sculpteur céleste
qui nous jette là sur nos lits comme des statues dans leurs niches,
afin que nous nichions dans nos lits, comme les oiseaux couchent dans leurs
nids-Puis à notre réveil, si nous y pensons bien, nous trouvons
que Dieu nous a toujours été présent, et que nous
ne nous sommes pas non plus éloignés ni séparés
de lui. Nous avons donc été là en la présence
de son bon plaisir, quoique sans le voir et sans nous en apercevoir; si
que nous pourrions dire, à l’imitation de Jacob : Vraiment, j’ai
dormi auprès de mon Dieu et entre les bras de sa divine présence
et providence, et je n’en savais rien (1).
Or, cette quiétude en laquelle la volonté n’agit que
par un très simple acquiescement au bon plaisir divin, voulant être
en l’oraison sans aucune prétention que d’être à la
vue de Dieu selon qu’il lui plaira, c’est une quiétude souverainement
excellente, d’autant qu’elle est pure de toute sorte d’intérêt,
les facultés de l’âme n’y prenant aucun contentement, ni même
la volonté, sinon en sa suprême pointe, en laquelle elle se
contente de n’avoir aucun contentement, sinon celui d’être sans contentement,
pour l’amour du contentement et bon plaisir de son Dieu, dans lequel elle
se repose; car, en somme, c’est le comble de l’amoureuse extase de n’avoir
pas sa volonté en son contentement, mais en celui do Dieu, ou de
n’avoir pas son contentement en sa volonté, mais en celle de Dieu.
(1) Gen. XXVIII. 16.
.
CHAPITRE XII
De l’écoulement ou liquéfaction de l’âme en Dieu.
Les choses humides et liquides reçoivent aisément les
figures et limites qu’on leur veut donner, d’autant qu’elles n’ont nulle
fermeté ni solidité qui les arrête ou borne en elles-mêmes.
Mettez de la liqueur dans un vaisseau, et vous verrez qu’elle demeurera
bornée dans les limites du vaisseau; lequel, s’il est rond ou carré,
la liqueur sera de même, n’ayant aucune limite ni figure, sinon celle
du vaisseau qui la contient.
L’âme n’en est pas de même par nature, car elle a ses figures
et ses bornes propres. Elle a la figure par ses habitudes et inclinations,
et ses bornes par sa propre volonté; et quand elle est arrêtée
à ses inclinations et volontés propres, nous disons qu’elle
est dure, c’est-à-dire, opiniâtre, obstinée. Je vous
ôterai, dit Dieu, votre coeur de pierre (1), c’est-à-dire,
je vous ôterai votre obstination. Pour faire changer de figure au
caillou, au fer, au bois, il y faut la cognée, le marteau, le feu.
On appelle coeur de fer, de bois ou de pierre, celui qui ne reçoit
pas aisément les impressions divines, ains demeure en sa propre
volonté emmi les inclinations qui accompagnent notre nature dépravée.
Au contraire, un coeur doux, maniable
(1) Ezech., XXXVI, 26.
Et traitable, est appelé un coeur fondu et liquéfié.
Mon coeur, dit David parlant en la personne de notre Seigneur sur la
croix, mon coeur est fait nomme de la cire fondue au milieu de mes entrailles
(1). Cléopâtre, cette infâme reine d’Égypte,
voulant enchérir sur tous les excès et toutes les dissolutions
que Marc-Antoine avait faits en banquets, fit apporter, à la fin
d’un festin qu’elle faisait à son tour, un bocal de fin vinaigre,
dans lequel elle jeta une des perles qu’elle portait en ses oreilles, estimée
deux cent cinquante mille écus; puis la perle étant résolue,
fondue et liquéfiée, elle l’avala, et eût encore enseveli
dans le cloaque de son vilain estomac l’autre perle qu’elle avait en l’autre
oreille, si Lucius Plautus ne l’eût empêchée. Le coeur
du Sauveur, vraie perle orientale, unique. ment unique et de prix inestimable,
jeté au milieu d’une mer d’aigreurs incomparables au jour de sa
Passion, se fondit en soi-même, se résolut, défit et
écoula en douleur sous l’effort de tant d’angoisses mortelles; mais
l’amour, plus fort que la mort, amollit, attendrit et fait fondre les coeurs
encore bien plus promptement que toutes les autres passions.
Mon âme, dit l’amante sacrée, s’est toute fondue à
même que mon bien-aimé a parlé (2). Et qu’est-ce à
dire, elle s’est fondue, sinon elle ne s’est plus contenue en elle-même,
ains s’est écoulée devers son divin amant? Dieu ordonna à
Moïse qu’il parlât au rocher, et qu’il produirait des eaux (3)
; ce n’est donc pas merveille si lui-même fit fondre
(1) Ps., XXI, (5.
(2) Cant. cant., V, 6.
(3) Num., XX, 8
l’âme son amante, lorsqu’il lui parlait en sa douceur. Le baume
est si épais de sa nature, qu’il n’est point fluide ni coulant,
et plus il est gardé, plus il s’épaissit, et enfin s’endurcit,
devenant rouge et transparent ; mais la chaleur le dissout et le rend fluide.
L’amour avait rendu l’époux fluide et coulant, dont l’épouse
l’appelle une huile répandue. Et voilà que maintenant elle
assure qu’elle-même est toute fondue d’amour: Mon âme, dit-elle,
s’est écoulée, lorsque mon bien-aimé a parlé
(1). L’amour de l’époux était dans son coeur et dans son
sein, comme un vin nouveau bien puissant qui ne peut être retenu
dans son tonneau, car il se répandait de toutes parts, et parce
que l’âme suit son amour, après que l’épouse a dit
: Vos mamelles sont meilleures que le vin, répandant des onguents
précieux, elle ajoute : Votre nom est comme une huile répandue
(2). Et comme l’époux aurait répandu son amour et son âme
dans le coeur de l’épouse; aussi l’épouse réciproquement
verse son âme dans le coeur de l’époux. Et comme l’on voit
qu’un bornai ou couteau (3) touché des rayons ardents sort de soi-même
et quitte sa forme pour s’écouler devers l’endroit duquel les rayons
le touchent; ainsi l’âme de cette amante s’écoula du côté
de la voix de son bien-aimé, sortant d’elle-même et des limites
de son être naturel, pour suivre celui qui lui parlait.
Mais comme se fait cet écoulement sacré de l’âme
en son bien-aimé? Une extrême complaisance
(1) Cant. cant., I, 2.
(2) Ibid, 1,2.
(3) Bornal ou couteau, ruche de cire.
de l’amant en la chose aimée produit une certaine impuissance
spirituelle qui fait que l’âme ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer
en soi-même. C’est pourquoi, comme un baume fondu qui n’a plus de
fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et écouler
en ce qu’elle aime; elle ne se jette pas par manière d’élancement,
ni elle ne se serre pas par manière d’union, mais elle se va doucement
coulant, comme une chose fluide et liquide, dedans la Divinité qu’elle
aime. Et comme nous voyons que les nuées épaissies par le
vent du midi, se fondant et convertissant en pluie, ne peuvent plus demeurer
en elles-mêmes, ains tombent et s’écoulent en bas, se mêlant
si intimement avec la terre qu’elles détrempent, qu’elles ne sont
p1us qu’une même chose avec icelle; ainsi l’âme, laquelle,
quoique aimante, demeurait encore en elle-même, sort par cet écoulement
sacré et fluidité sainte, et se quitte soi-même, non
seulement pour s’unir au bien-aimé, mais pour se mêler toute
et se détremper avec lui.
Vous voyez donc bien, Théotime, que l’écoulement d’une
âme en son Dieu n’est autre chose qu’une véritable extase,
par laquelle l’âme est toute hors des bornes de son maintien naturel,
toute mêlée, absorbée et engloutie en son Dieu, dont
il arrive que ceux qui parviennent à ce saint excès de l’amour
divin, étant par après revenus à eux, ne voient rien
en la terre qui les contente, et vivant en un extrême anéantissement
d’eux-mêmes, demeurent fort alangouris en tout ce qui appartient
aux sens, et ont perpétuellement au coeur la maxime de la bienheureuse
vierge Térèse de Jésus: Ce qui n’est pas Dieu ne m’est
rien. Et semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami du bien-aimé,
qui disait: Je vis, mais non pas moi, aine Jésus-Christ vit en moi
(1); et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu (2),
Car, dites-moi, je vous prie, Théotime, si une goutte d’eau élémentaire
jetée dans un océan d’eau de naffe (3) était vivante
et qu’elle pût parler et dire l’état auquel elle serait, ne
crierait-elle pas de grande joie : O mortels, je vis voirement, mais je
ne vis pas moi-même, ains cet océan vit en moi, et ma vie
est cachée en cet abîme.
L’âme écoulée en Dieu ne meurt pas; car comme pourrait-elle
mourir d’être abîmée en la vie? Mais elle vit sans vivre
en elle-même, parce que comme les étoiles, sans perdre leur
lumière, ne luisent plus en la présence du soleil, ains le
soleil luit en elles, et sont cachées en la lumière du soleil,
aussi l’âme, sans perdre sa vie, ne vit plus étant mêlée
avec Dieu, ains Dieu vit en elle. Tels furent, je pense, les sentiments
des grands bienheureux Philippe Nérius (4) et François Xavier,
quand, accablés-des consolations célestes, ils demandaient
à Dieu qu’il se retirât pour un peu d’eux, puisqu’il voulait
que leur vie parût aussi encore un peu au monde, ce qui ne se pouvait
tandis qu’elle était toute cachée et absorbée en Dieu.
(1) Gal., II, 20.
(2) Col., III, 3.
(3) Naffe, eau de senteur dont la base est la fleur d’oranger.
(4) Philippe Nérius, S. Philippe de Néri.
.
CHAPITRE XIII
De la blessure d’amour.
Tous ces mots amoureux sont tirés de la ressemblance qu’il y
a entre les affections du coeur et les passions du corps. La tristesse,
la crainte, l’espérance, la haine et les autres affections de l’âme
n’entrent point dans le coeur que l’amour ne les y tire après soi.
Nous ne haïssons le mal, sinon parce qu’il est contraire au bien que
nous aimons: nous craignons le mal futur, parce qu’il nous privera du bien
que nous aimons. Qu’un mal soit extrême, nous ne le haïssons
néanmoins jamais, sinon à mesure que nous chérissons
le bien auquel il est opposé. Qui n’aime pas beaucoup la chose publique,
ne se met pas beaucoup en peine si elle se ruine: qui n’aime guère
Dieu, ne hait non plus guère le péché. L’amour est
la première, ains (1) le principe et l’origine de toutes les passions;
c’est pourquoi c’est lui qui entre le premier dans le coeur, et parce qu’il
pénètre et perce jusqu’au fond de la volonté, où
il a son siège, on dit qu’il blesse le coeur. Il est aigu, dit l’Apôtre
de la France (2), et entre très intimement dans l’esprit. Les autres
affections entrent voirement aussi, mais c’est par l’entremise de l’amour;
car c’est lui qui, perçant le coeur, leur fait passage. Ce n’est
que la pointe du dard qui blesse, le reste agrandit seulement la blessure
et la douleur.
(1) Ains, même.
(2) L’Apôtre de la France, S. Denys l’Aréopagite.
Or, s’il blesse, il donne par conséquent de la douleur. Les
grenades, par leur couleur vermeille, par la multitude de leurs grains
si bien serrés et rangés, et par leurs belles couronnes,
représentent naïvement, ainsi que dit saint Grégoire,
la très sainte charité, toute vermeille à cause de
son ardeur envers Dieu, comblée de toute la variété
des vertus, et qui seule obtient et porte la couronne des récompensas
éternelles; mais le suc des grenades, qui, comme nous savons, est
si agréable aux sains et aux malades, est tellement mêlé
d’aigreur et de douceur, qu’on ne saurait discerner s’il réjouit
le goût ou bien parce qu’il a son aigreur doucette ou bien parce
qu’il a une douceur aigrette (1). Certes, Théotime, l’amour est
ainsi aigre-doux, et tandis que nous sommes en ce monde, il n’a jamais
une douceur parfaitement douce, parce qu’il n’est pas parfait ni jamais
purement rassasié et satisfait; et néanmoins il ne laisse
pas d’être grandement agréable, son aigreur affinant la suavité
de sa douceur, comme sa douceur aiguise la grâce de son aigreur.
Mais cela comme, se peut-il faire? On a vu tel jeune homme entrer en conversation,
libre, sain et fort gai, qui, ne prenant pas garde à soi, sent,
bien avant que d’en sortir, que l’amour, se servant des regards, des maintiens,
des paroles d’une imbécile et faible créature, comme d’autant
de flèches, aura féru et blessé son chétif
coeur, en sorte que le voilà tout triste, morne et étonné.
Pourquoi, je vous prie, est-il triste? C’est sans doute parce qu’il est
(1) Aigreur doucette, douceur aigrette, diminutifs pleins de charmes
et qui ont vieilli,
blessé. Et qui l’a blessé? L’amour. Mais puisque l’amour
est enfant de la complaisance, comme peut-il blesser et donner de la douleur?
Quelquefois l’objet bien-aimé est absent; et lors, mon cher Théotime,
l’amour blesse le coeur par le désir qu’il excite, lequel, ne pouvant
être satisfait, tourmente gratuitement l’esprit.
Si une abeille avait piqué un enfant, certes vous auriez beau
lui dire : Ah ! mon enfant, l’abeille qui t’a piqué, c’est celle-là
même qui fait le miel que tu trouves si bon. Car il est vrai, dirait-il,
son miel est bien doux à mon goût, mais sa piqûre est
bien douloureuse; et tandis que son aiguillon est dedans ma joue, je ne
puis m’accoiser, et ne voyez-vous pas que ma face en est toute enflée?
Théotime, certes l’amour est une complaisance, et par conséquent
il est fort agréable-, pourvu qu’il ne laisse point dedans nos coeurs
l’aiguillon du désir; mais quand il le laisse, il laisse avec icelui
une grande douleur. Il est vrai que cette douleur provient de l’amour,
et partant c’est une amiable (1) et aimable douleur. Oyez les élans
douloureux, mais amoureux d’un amant royal: Mon âme a soif de son
Dieu fort et vivant. Eh! quand viendrai-je et paraîtrai-je devant
la face de mon Dieu? Mes larmes m’ont servi de pain nuit et jour, tandis
qu’on me dit: Où est ton Dieu (2)? Ainsi la sacrée Sulamite
toute détrempée en ses douleurs amoureuses, parlant aux filles
de Jérusalem : Hélas! dit-elle, je vous conjure, si vous
(1) Amiable, douce, qui plaît.
(2) Ps., LXI, 4,
rencontrez mon ami, annoncez-lui ma peine, parce que je languis toute
blessée de son amour (1). L’espérance différée
afflige l’âme (2).
Or, les douloureuses blessures de l’amour sont de plusieurs sortes
: l° Les premiers traits que nous recevons de l’amour s’appellent blessures,
parce que le coeur, qui semblait sain, entier et tout à soi-même,
tandis qu’il n’aimait pas, commence, lorsqu’il est atteint d’amour, à
se séparer et diviser de soi-même pour se donner à
l’objet aimé. Or cette division ne se peut faire sans douleur, puisque
la douleur n’est autre chose que la division des choses vivantes qui se
tiennent l’une à l’autre. 2° Le désir pique et blesse
incessamment le coeur dans lequel il est, comme nous avons dit. 3°
Mais, Théotime, parlant de l’amour sacré, il y a en la pratique
d’icelui une sorte de blessure que Dieu lui-même fait quelquefois
en l’âme qu’il veut grandement perfectionner. Car il lui donne des
sentiments admirables et des attraits nonpareils pour sa souveraine bonté,
comme le pressant et sollicitant de l’aimer, et lors elle s’élance
de force comme pour voler plus haut vers son divin objet; mais demeurant
courte, parce qu’elle ne peut pas tant aimer comme elle désire,
ô Dieu! elle sent une douleur qui n’a point d’égale. A même
temps qu’elle est attirée puissamment à voler vers son cher
bien-aimé, elle est aussi retenue puissamment et ne peut voler,
comme attachée aux basses misères de cette vie mortelle et
de sa propre impuissance; elle désire
(1) Cant. cant., V, 8,
(2) Prov., XIII, 12.
des ailes de colombe pour voler en son repos (1), et elle n’en trouve
point. La voilà donc rudement tourmentée entre la violence
de ses élans et celle de son impuissance. O misérable que
je suis! disait l’un de ceux qui ont expérimenté ce travail,
qui me délivrera du corps de cette mortalité (2) ? Alors,
si vous y prenez garde, Théotime, ce n’est pas le désir d’une
chose absente qui blesse le coeur, car l’âme sent que son Dieu est
présent, il l’a déjà menée dans son cellier
é vin, il a arboré sur son coeur l’étendard de son
amour (3); mais quoique déjà il la voie toute sienne, il
la presse, et décoche de temps en temps mille et mille traits de
son amour, lui montrant par des nouveaux moyens combien il est plus aimable
qu’il n’est aimé : et elle qui n’a pas tant de force pour l’aimer,
que d’amour pour s’efforcer, voyant ses efforts si imbéciles (4),
en comparaison du désir qu’elle a pour aimer dignement celui que
nulle force ne peut assez aimer; hélas! elle se sent outrée
d’un tourment incomparable : car autant d’élans qu’elle fait pour
voler plus haut en son désirable amour, autant reçoit-elle
de secousses de douleur.
Ce coeur amoureux de son Dieu désirant infiniment d’aimer, voit
bien que néanmoins il ne peut ni assez aimer ni assez désirer.
Or ce désir qui ne peut réussir, est comme un dard dans le
flanc d’un esprit généreux; mais la douleur qu’on en reçoit
ne laisse pas que d’être aimable, d’autant que
(1) Ps., LIV, 7.
(2) Rom., iv, 24.
(3) Cant. cant., II, 4.
(4) Imbéciles, faibles, impuissants.
quiconque désire bien d’aimer aime aussi bien à désirer,
et s’estimerait le plus misérable de l’univers s’il ne désirait
continuellement d’aimer ce qui est si souverainement aimable. Désirant
d’aimer, il reçoit de la douleur; mais aimant à désirer,
il reçoit de la douceur.
Vrai Dieu! Théotime, que vais-je dire? les bienheureux qui sont
en paradis voyant que Dieu est encore plus aimable qu’ils ne l’aiment,
pâmeraient et périraient éternellement du désir
de l’aimer davantage, si la très sainte volonté de Dieu n’imposait
à la leur le repos admirable dont elle jouit; car ils aiment si
souverainement cette souveraine volonté, que son vouloir arrête
le leur et le contentement divin les contente, acquiesçant d’être
bornés en leur amour par la volonté même de laquelle
la bonté est l’objet de leur amour. Que si cela n’était,
leur amour serait également délicieux et douloureux; délicieux
pour la possession d’un si grand bien, douloureux pour l’extrême
désir d’un plus grand amour. Dieu donc tirant continuellement, s’il
faut ainsi dire, des sagettes (1) du carquois de son infinie beauté,
blesse l’âme de ses amants, leur faisant clairement voir’ qu’ils
ne l’aiment pas à beaucoup près de ce qu’il est aimable.
Celui des mortels qui ne désire pas d’aimer davantage la divine
bonté, il ne l’aime pas assez : la suffisance en ce divin exercice
ne suffit pas à celui qui veut s’y arrêter comme si elle lui
suffisait.
(1) Sagettes, fléches.
.
CHAPITRE XIV
De quelques autres moyens par lesquels le saint amour blesse les coeurs.
Rien ne blesse tant un coeur amoureux que de voir un autre coeur blessé
d’amour pour lui. Le pélican fait son nid en terre, dont les serpents
viennent souvent piquer ses petits. Or quand cela arrive, le pélican,
comme un excellent médecin naturel, de la pointe de son bec blesse
de toutes parts ses pauvres poussins, pour, avec le sang, faire sortir
le venin que la morsure des serpents a répandu par tous les endroits
de leur corps; et pour faire sortir tout le venin, il laisse sortir tout
le sang, et par conséquent il laisse ainsi mourir cette petite troupe
pélicane. Mais les voyant morts, il se blesse soi-même et
répand son sang sur eux, il les vivifie d’une nouvelle et plus pure
vie; son amour les a blessés, et soudain par ce même amour
il se blesse soi-même (1). Jamais nous ne blessons un coeur de la
blessure d’amour, que nous n’en soyons soudain blessés nous-mêmes.
Quand l’âme voit son Dieu blessé d’amour pour elle, elle en
reçoit soudain une réciproque blessure. Tu as blessé
mon coeur (2), dit le céleste amant à sa Sulamite; et. la
Sulamite s’écrie : Dites à mon bien-aimé que je suis
blessée d’amour (3). Les avettes ne blessent jamais qu’elles ne
(1) Toute cette comparaison du pélican est empruntée
aux fables classiques.
(2) Cant. cant., IV, 9.
(3) Ibid., V, 8.
demeurent blessées à mort. Voyant aussi le Sauveur de
nos âmes blessée d’amour pour nous jusques à la mort
et la mort de la croix, comme pourrions-nous n’être pas blessés
pour lui? mais je dis blessés d’une plaie d’autant plus douloureusement
amoureuse, que la sienne a été amoureusement douloureuse,
et que jamais nous ne le pouvons tant aimer que son amour et sa mort le
requiérent.
C’est encore une autre blessure d’amour, quand l’âme sent bien
qu’elle aime son Dieu, et que néanmoins Dieu la traite comme s’il
ne savait pas d’être aimé, ou comme s’il était en défiance
de son amour. Car alors, mon cher Théotime, l’âme reçoit
des extrêmes angoisses, lui étant insupportable de voir et
sentir le seul semblant que Dieu fait de se défier d’elle.
Le pauvre saint Pierre avait et sentait son coeur tout rempli d’amour
pour son Maître, et notre Seigneur dissimulant de le savoir : Pierre,
dit-il, m’aimes-tu plus que celui-ci? Eh! Seigneur, répondit cet
apôtre, vous savez que je vous aime. Mais, Pierre, m’aimes-tu, réplique
le Sauveur? Mon cher Maître, dit l’apôtre, je vous aime certes,
vous le savez. Et ce doux Maître, pour l’éprouver, et se défiant
d’être aimé, Pierre, dit-il, m’aimes-tu? Ah! Seigneur, vous
blessez ce pauvre coeur, qui, grandement affligé, s’écrie
amoureusement, mais douloureusement : Mon Maître, vous savez toutes
choses, vous savez certes bien que je vous aime (1).
Un jour on faisait des exorcismes sur une personne possédée;
et le malin esprit étant pressé de dire quel était
sou nom Je suis, répondit-il,
(1) Joan,, XXI, 15 et seq.
ce malheureux privé d’amour; et soudain sainte Catherine de
Gênes, qui était là présente, se sentit troubler
et renverser toutes les entrailles, d’autant qu’elle avait seulement ouï
prononcer le mot de privation d’amour. Car, comme les démons haïssent
si fort l’amour divin, qu’ils tremblent lorsqu’ils en voient le signe ou
qu’ils en oyent le nom, c’est-à-dire, quand ils voient la croix
et qu’ils oyent prononcer le nom de Jésus; ainsi ceux qui aiment
fortement notre Seigneur, trémoussent de douleur et d’horreur quand
ils voient quelque signe ou qu’ils entendent quelque parole qui représente
la privation de ce saint amour.
Saint Pierre était bien assuré que notre Seigneur sachant
tout, ne pouvait pas ignorer combien il était aimé de lui;
mais parce que la répétition de cette demande: M’aimes-tu?
a l’apparence de quelque défiance, saint Pierre s’en attriste grandement.
hélas! cette pauvre âme qui sent bien qu’elle est résolue
de mourir plutôt que d’offenser son Dieu, mais ne sent pas néanmoins
un seul brin de ferveur, ains au contraire une froideur extrême qui
la tient tout engourdie et si faible qu’elle tombe à tous coups
en des imperfections fort sensibles; cette âme, dis-je, Théotime,
elle est -toute blessée; car son amour est grandement douloureux
de voir que Dieu fait semblant de ne voir pas combien elle l’aime, la laissant
comme une créature qui ne lui appartient par, et lui est advis qu’emmi
ses défauts, ses distractions et froideurs, notre Seigneur décoche
contr’elle ce reproche : Comme peux-tu dire que tu m’aimes, puisque ton
âme n’est pas avec moi? Ce qui lui est un dard de douleur au travers
de son coeur,
mais un dard de douleur qui procède d’amour, car si elle n’aimait
pas, elle ne serait pas affligée de l’appréhension qu’elle
a de ne pas aimer.
Quelquefois cette blessure d’amour se fait par le seul souvenir que
nous avons d’avoir été jadis sans aimer Dieu. O que tard
je vous ai aimée, beauté antique et nouvelle, disait ce saint
qui avait été trente ans hérétique. La vie
passée est en horreur à la vie présente de celui qui
a passé sa vie précédente sans aimer la souveraine
bonté.
L’amour même nous blesse quelquefois par la seule considération
de la multitude de ceux qui méprisent l’amour de Dieu; si que nous
pâmons de détresse pour ce sujet, comme faisait celui qui
disait : Mon zèle, ô Seigneur, m’a fait sécher de douleur,
parce que mes ennemis n’ont pas gardé ta loi (4). Et le grand saint
François, pensant ne point être entendu, pleurait un jour,
sanglotait et se lamentait si fort, qu’un bon personnage l’oyant, accourut
comme au secours de quelqu’un qu’on voulût égorger; et le
voyant tout seul, il lui demanda : Pourquoi cries-tu ainsi, pauvre homme?
Hélas! dit-il, je pleure de quoi notre Seigneur a tant enduré
pour l’amour de nous, et personne n’y pense. Et ces paroles dites, il recommença
ses larmes; et ce bon personnage se mit aussi à gémir et
pleurer avec lui.
Mais comme que ce soit (2), ceci est admirable ès blessures
reçues par le divin amour que la douleur en est agréable,
et tous ceux qui la sentent y consentent, et ne voudraient pas changer
cette
(1) Ps., CXVIII, 139.
(2) Comme que ce soit, tel que cela est.
douleur à toute la douceur de l’univers. Il n’y a point de douleur
emmi l’amour; ou s’il y a de la douleur, c’est une bien-aimée douleur.
Un séraphin tenant un jour une flèche toute d’or de la pointe
de laquelle sortait une petite flamme, il la darda dans le coeur de la
bienheureuse mère Térèse, et la voulant retirer, il
semblait à cette vierge qu’on lui arrachait les entrailles ; la
douleur étant si grande qu’elle n’avait plus de forces que pour
jeter des faibles et petits gémissements, mais douleur pourtant
si aimable, qu’elle eût voulu n’en être jamais délivrée.
Telle fut la sagette d’amour que Dieu décocha dans le coeur de la
grande sainte Catherine de Gênes, au commencement de sa conversion,
dont elle demeura toute changée et comme morte au monde et aux choses
créées, pour ne vivre plus qu’au Créateur. Le bien-aimé
est un bouquet de myrrhe amère, et ce bouquet amer est réciproquement
le bien-aimé qui demeure chèrement colloqué sur le
sein de la bien-aimée, c’est-à-dire, le plus aimé
de tous les bien-aimés (1).
.
CHAPITRE XV
De la langueur amoureuse du coeur blessé de dilection.
C’est chose assez connue que l’amour humain a la force non seulement
de blesser le coeur, mais de rendre malade le corps jusqu’à la mort,
d’autant que l’homme la passion et tempérament du corps a beaucoup
de pouvoir d’incliner l’âme et la tirer après soi, aussi les
affections de l’âme ont une grande force pour remuer les humeurs
et
(1) Cant. cant., I, 12.
changer les qualités du corps. Mais, outre cela, l’amour quand
il est véhément, porte si impétueusement l’âme
en la chose aimée, et l’occupe si fortement, qu’elle manque â
toutes ses autres opérations, tant sensitives qu’intellectuelles,
si que pour nourrir cet amour et le seconder, il semble que l’âme
abandonne tout autre soin, tout autre exercice, et soi-même encore.
Dont Platon a dit que l’amour était pauvre, déchiré,
nu, déchaux (1), chétif, sans maison, couchant dehors sur
la dure ès portes, toujours indigent. Il est pauvre, parce qu’il
fait quitter tout pour la chose aimée; il est sans maison, parce
qu’il fait sortir l’âme de son domicile pour suivre toujours celui
qui est aimé; il est chétif, pâle, maigre -et défait,
parce qu’il fait perdre le sommeil, le boire et le manger; il est nu et
déchaux, parce qu’il fait quitter toutes autres affections pour
prendre celle de la chose aimée; il couche dehors sur la dure, parce
qu’il fait demeurer à découvert le coeur qui aime, lui faisant
manifester ses passions par des soupirs, plaintes, louanges, soupçons,
jalousies; il est tout étendu comme un gueux aux portes, parce qu’il
fait que l’amant est perpétuellement attentif aux yeux et à
la bouche de la personne qu’il aime, et toujours attaché à
ses oreilles pour lui parler et mendier des faveurs, desquelles il n’est
jamais rassasié : or, les yeux, les oreilles et la bouche sont les
portes de l’âme. Et enfin c’est sa vie que d’être toujours
indigent; car si une fois il est rassasié, il n’est plus ardent,
et par conséquent il n’est plus amour
(1) Déchaux, sans chaussure,
Certes, je sais bien, Théotime, que Platon parlait ainsi de
l’amour abject, vil et chétif des mondains; mais néanmoins
ces propriétés ne laissent pas de se trouver en l’amour céleste-
et divin. Car voyez un peu ces premiers maîtres de la doctrine chrétienne,
c’est-à-dire, ces premiers docteurs du saint amour évangélique,
et oyez ce que disait l’un d’entr’eux qui avait le plus de travail : Jusques
à maintenant, dit-il, nous avons faim et soif, et sommes nus, et
sommes souffletés, nous sommes vagabonds, et nous sommes rendus
comme les balayures de ce monde, et comme la raclure ou pelure de tous
(1). Comme s’il disait: Nous sommes
tellement abjects, que si le monde est un palais, nous en sommes estimés
les balayures; si le monde est une pomme, nous en sommes la raclure. Qui
les avait réduits, je vous prie, à cet état, sinon
l’amour? Ce fut l’amour qui jeta saint François nu devant son évêque,
et le fit mourir nu sur la terre; ce fut l’amour qui le fit mendiant toute
sa vie; ce fut l’amour qui envoya le grand saint François Xavier,
pauvre, indigent, déchiré, çà et là
parmi les Indes et entre les Japonais; ce fut l’amour qui réduisit
le grand cardinal saint Charles, archevêque de Milan, à cette
extrême pauvreté parmi toutes les richesses que sa naissance
et sa dignité lui donnaient; que comme dit cet éloquent orateur
d’Italie, monseigneur Panigarole (2), il était comme un chien en
la maison
(1) I Cor., IV, 11, 13.
(2) François Panigarole, de l’ordre de Saint-François,
depuis évêque d’Asti, prononça l’oraison funèbre
de S. Charles à ses obsèques.
de son maître, ne mangeant qu’un peu de pain, ne buvant qu’un
peu d’eau et couchant sur un peu de paille.
Oyons de grâce la sainte Sulamite, comme elle s’écrie
presqu’en cette sorte : Quoiqu’à raison de mille consolations que
mou amour me donne, je sois plus belle que les riches tentes de mon Salomon,
je veux dire plus belle que le ciel, qui n’est qu’un pavillon inanimé
de sa majesté royale, puisque je suis son pavillon animé,
si suis-je néanmoins toute noire (1), déchirée, poudreuse
et toute gâtée de tant de blessures et de coups que ce même
amour me donna. Eh! ne prenez pas garde à mon teint; car je suis
voirement (2) brune, d’autant que mon bien-aimé, qui est mon soleil,
a dardé les rayons de son amour sur moi : rayons qui éclairent
par leur lumière, mais qui, par leur ardeur, m’ont rendue hâlée
et noirâtre, et me touchant de leur splendeur ils m’ont ôté
ma couleur. La passion amoureuse me fait trop heureuse de me donner un
tel époux comme est mon roi; mais cette même passion qui me
tient lieu de mère, puisqu’elle seule m’a mariée, et non
mes mérites, elle a des autres enfants qui me donnent des assauts
et des travaux nonpareils, me réduisant à telle langueur,
que comme d’un côté je ressemble à une reine qui est
au côté de son roi, aussi de l’autre je suis comme une vigneronne
qui dans une chétive cabane garde une Vigne, et une vigne encore
qui n’est pas sienne (3).
(1) Cant. cant., I, 4.
(2) Voirement, réellement.
(3) Cant. cant., I, 4.
Certes, Théotime, quand les blessures et plaies de l’amour sont
fréquentes et fortes, elles nous mettent en langueur et nous donnent
la plus aimable maladie d’amour. Qui pourrait jamais décrire les
langueurs amoureuses des saintes Catherine de Sienne et de Gênes,
ou de sainte Angèle de Foligny, ou de sainte Christine, ou de la
bienheureuse mère Térèse, ou de saint Bernard, ou
de saint François? Et quant à ce dernier, sa vie ne fut autre
chose que larmes, soupirs, plaintes, langueurs, définements (1),
pâmoisons amoureuses. Mais rien n’est si admirable en tout cela,
que cette admirable communication que le doux Jésus lui fit de ses
amoureuses et précieuses douleurs, par l’impression de ses plaies
et stigmates. Théotime, j’ai souvent considéré cette
merveille, et en ai fait cette pensée. Ce grand serviteur de Dieu,
homme tout séraphique, voyant la vive image de son Sauveur crucifié
effigiée en un séraphin lumineux qui lui apparut sur le mont
Alverne, il s’attendrit plus qu’on ne saurait imaginer, saisi d’une consolation
et d’une compassion souveraine; car regardant ce beau miroir d’amour que
les anges ne se peuvent jamais assouvir de regarder, hélas! il pâmait
de douceur et de contentement. Mais voyant aussi d’autre part la vive représentation
des plaies et blessures de son Sauveur crucifié, il sentit en son
âme ce glaive impiteux qui transperça la sacrée poitrine
de la Vierge mère au jour de la Passion (2), avec autant de douleur
intérieure que s’il eût été crucifié
avec son
(1) Définements, défaillances.
(2) Luc., XIII, 35.
cher Sauveur. O Dieu! Théotime, si l’image d’Abraham élevant
le coup de la mort sur son cher fils unique pour le sacrifier, image faite
par un peintre mortel, eut bien le pouvoir toutefois d’attendrir et faire
pleurer le grand saint Grégoire, évêque de Nisse, toutes
les fois qu’il la regardait; eh! combien fut extrême l’attendrissement
du grand saint François quand il vit l’image de notre Seigneur se
sacrifiant soi-même sur la croix! image que non une main mortelle
mais la main maîtresse d’un séraphin céleste avait
tirée et effigiée sur son propre original, représentant
si vivement et au naturel le divin Roi des anges, meurtri, blessé,
percé, froissé crucifié!
Cette âme donc ainsi amollie, attendrie et presque toute fondue
en cette amoureuse douleur, se trouva par ce moyen extrêmement disposée
à recevoir les impressions et marques de l’amour et douleur de son
souverain amant. Car la mémoire était toute détrempée
en la souvenance de ce divin amour, l’imagination appliquée fortement
à se représenter les blessures et meurtrissures que les yeux
regardaient alors si parfaitement bien exprimées en l’image présente;
l’entendement recevait les espèces (1) infiniment vives que l’imagination
lui fournissait, et enfin l’amour employait toutes les forces de la volonté
pour se complaire et conformer à la passion du Bien-aimé,
dont l’âme sans doute se trouvait toute transformée en un
second crucifix. Or, l’âme comme forme et maîtresse du corps,
usant de son pouvoir sur icelui, imprima les douleurs des plaies
(1) Espèces, images.
dont elle était blessée, ès endroits correspondants
à ceux esquels son amant les avait endurées. L’amour est
admirable pour aiguiser l’imagination, afin qu’elle pénètre
jusqu’à l’extérieur. L’amour donc fit passer les tourments
intérieurs de ce grand amant saint François jusqu’à
l’extérieur et blessa le corps du même dard de douleur duquel
il avait blessé le coeur.
Mais de faire les ouvertures en la chair par dehors, l’amour qui était
dedans ne le pouvait
pas bonnement faire : c’est pourquoi l’ardent séraphin, venant
au secours, darda des rayons d’une clarté si pénétrante,
qu’elle fit réellement en la chair les plaies extérieures
du crucifix que l’amour avait imprimées intérieurement en
l’âme. Ainsi le séraphin voyant Isaïe n’oser entreprendre
de parler, d’autant qu’il sentait ses lèvres souillées, vint
au nom de Dieu lui toucher et épurer les lèvres avec un charbon
pris sur l’autel, secondant eu cette sorte le désir d’icelui. La
myrrhe produit sa stacte (1) et première liqueur comme par manière
de sueur et de transpiration; mais afin qu’elle jette bien tout son suc,
il la faut aider par l’incision, De même l’amour divin de saint François
parut en tonte sa vie comme par manière de sueur, car il ne respirait
en toutes ses actions que cette sacrée dilection; mais pour en faire
paraître tout à fait l’incomparable abondance, le céleste
séraphin le vint inciser et blesser. Et afin que l’on sut que ses
plaies étaient plaies de l’amour du ciel, elles furent faites non
avec Je fer, mais avec des rayons de lumière. O vrai Dieu! Théotime,
(1) Stacte, gomme, ou liquide résineux.
que de douleurs amoureuses, et que d’amours douloureuses! car non seulement
alors, mais tout le reste de sa vie ce pauvre saint alla toujours tramant
et languissant comme bien malade d’amour.
Le bienheureux Philippe Nérius (1), âgé de quatre-vingts
ans, eut une telle inflammation de coeur pour le divin amour, que la chaleur
se faisant faire place aux côtes, les élargit bien fort, et
en rompit la quatrième et la cinquième, afin qu’il pût
recevoir plus d’air pour le rafraîchir. Le bienheureux Stanislas
Kostka, jeune garçon de quatorze ans, était si fort assailli
de l’amour de son Sauveur, que maintes fois il tombait en défaillance,
tout pâmé, et était contraint d’appliquer sur sa poitrine
des linges trempés en l’eau froide pour modérer la violence
de l’ardeur qu’il sentait.
Et en somme, comme pensez-vous, Théotime, qu’une âme qui
a une fois un peu à souhait tâté les consolations divines,
puisse vivre en ce monde, mêlé de tant de misères,
sans douleur et langueur presque perpétuelle? On a maintes fois
oui ce grand homme de Dieu, François Xavier, lançant sa voix
au ciel, lorsqu’il croyait être bien solitaire, en cette sorte :
Eh! mon Seigneur, non, de grâce, ne m’accablez pas d’une si grande
affluence de consolations; ou si par votre infinie bonté il vous
plait me faire ainsi abonder en délices, tirez-moi donc en paradis
car qui a une fois bien goûté en l’intérieur votre
douceur, il lui est force de vivre en amertume tandis qu’il ne jouit pas
(1) S. Philippe de Néri,
de vous. Quand donc Dieu a donné un peu largement de ses divines
douceurs à une âme, et qu’il les lui ôte, il la blesse
par cette privation, et elle par après demeure languissante, soupirant
avec David :
Hélas! quand viendra le jour
Que la douceur d’un retour
M’ôtera cette souffrance (1) ?
Et avec le grand Apôtre : O moi misérable homme! qui me
délivrera du Corps de cette mortalité (2)?
(1) Ps., XLI, 3.
(2) Rom., VII, 24.
FIN DU LIVRE SIXIÈME
LIVRE SEPTIÈME
DE L’UNION DE L’ÂME AVEC SON DIEU QUI SE PARFAIT EN L’ORAISON
CHAPITRE PREMIER
Comme l’amour fait l’union de l’âme avec Dieu en l’oraison.
Nous ne parlons pas ici de l’union générale du coeur
avec son Dieu, mais de certains actes et mouvements particuliers que l’âme
recueillie en Dieu fait par manière d’oraison, afin de s’unir et
joindre de plus en plus à sa divine bonté; car il y a, certes,
différence entre unir et joindre une chose à l’autre, et
serrer ou presser une chose contre une autre ou sur une autre, d’autant
que pour joindre et unir il n’est besoin que d’une simple application d’une
chose à l’autre en sorte qu’elles se touchent et soient ensemble,
ainsi que nous joignons les vignes aux ormeaux et les jasmins aux treilles
des berceaux que l’on fait ès jardins. Mais pour serrer et presser,
il faut faire une application forte qui accroisse et augmente l’union;
de sorte quo serrer, c’est intimement et fortement joindre, comme nous
voyons que le lierre se joint aux arbres, car il ne s’unit pas seulement,
mais il se presse et serre si fort à eux, que même il pénètre
et entre dans leurs écorces.
La comparaison de l’amour des petits enfants envers leur mère
ne doit point être abandonnée, à cause de son innocence
et pureté. Voyons donc ce beau petit enfant auquel sa mère
assise présente son sein ; il se jette de force entre les bras d’icelle,
ramassant et pliant tout son petit corps dans ce giron et sur cette poitrine
aimable. Et voyez réciproquement sa mère, comme le recevant
elle le serre, et, par manière de dire, le colle à son sein,
et le baisant, joint sa bouche à la sienne. Mais voyez derechef
ce petit poupon appâté des caresses maternelles, comme de
son côté il coopère à cette union d’entre sa
mère et lui ; car il se serre aussi et se presse tant qu’il peut
par lui-même sur la poitrine et le visage de sa mère, et semble
qu’il se veuille tout enfoncer et cacher dans ce sein agréable duquel
il est extrait.
Or alors, Théotime, l’union est parfaite; laquelle n’étant
qu’une, ne laisse pas de procéder de la mère et de l’enfant,
en sorte néanmoins qu’elle dépend toute de la mère;
car elle a attiré à soi l’enfant, elle l’a la première
serré entre ses bras et pressé sur sa poitrine, et les forces
du poupon ne sont pas si grandes qu’il eût pu se serrer et prendre
si fort à sa mère. Mais toutefois ce pauvre petit fait bien
ce qu’il peut de son côté, et se joint de toute sa force au
sein maternel, non seulement consentant à la douce union que sa
mère pratique, mais y contribuant ses faibles efforts (1) de tout
son coeur. Et je dis ses faibles efforts, parce qu’ils sont si imbéciles
(2), qu’ils ressemblent presque plutôt des essais (3) d’union que
non pas une union.
Ainsi donc, Théotime, notre Seigneur montrant le très
aimable sein de son divin amour à l’âme dévote, il
la tire toute à soi, la ramasse, et, par manière de dire,
il replie toutes les puissances d’icelle dans le giron de sa douceur plus
que maternelle, puis brûlant d’amour, il serre l’âme, il la
joint, la presse et colle sur ses lèvres de suavité et sur
sa délicieuse poitrine, la baisant du sacré baiser de sa
bouche, et lui faisant savourer ses mamelles meilleures que te vin (4).
Alors l’âme, amorcée des délices de ses faveurs, non
seulement consent et se prête à l’union que Dieu fait, mais
de tout son pouvoir elle coopère, s’efforçant de se joindre
et serrer de plus en plus à la divine bonté; de sorte toutefois
qu’elle reconnaît bien que son union et liaison à cette souveraine
douceur dépend toute de l’opération divine, sans laquelle
elle ne pourrait seulement pas faire le moindre essai du monde pour s’unir
à icelle.
Quand on voit une exquise beauté regardée avec grande
ardeur, ou une excellente mélodie écoutée avec une
grande attention, ou un rare discours entendu avec grande contention, on
dit que cette beauté-là tient collés sur soi les yeux
des spectateurs, que cette musique tient attachées les
(1) Contribuant ses efforts, y apportant ses efforts
(2) Imbéciles, impuissants.
(3) Ressemblent des essais, à des essais.
(4) Cant. cant., I, 1.
oreilles, que ce discours ravit les coeurs des auditeurs. Qu’est-ce
à dire tenir collés les yeux, tenir attachées les
oreilles et ravir les coeurs, sinon unir et joindre fort serrés
les sens et puissances dont on parle à leurs objets? L’âme
donc se serre et se presse sur son objet, quand elle s’y affectionne avec
grande attention; car le serrement n’est autre chose que le progrès
et avancement de l’union et conjonction. Nous usons même de ce mot
selon notre langage ès choses morales : Il me presse de faire ceci
ou cela, il me presse de demeurer; c’est-à-dire, il n’emploie pas
seulement sa persuasion ou sa prière, mais il l’emploie avec contention
et effort, comme firent les pèlerins en Emmaüs, qui non seulement
supplièrent notre Seigneur, mais le pressèrent et serrèrent
à force, le contraignant d’une amoureuse violence d’arrêter
au logis avec eux (1).
Or, en l’oraison, l’union se fait souvent par manière de petits,
mais fréquents élancements et avancements de l’âme
en Dieu. Et si vous prenez garde aux petits enfants unis et joints au sein
de leur mère, vous verrez que de temps en temps ils se pressent
et serrent par de petits élans que le plaisir de téter leur
donne. Ainsi en l’oraison le coeur uni à son Dieu fait maintes fois
certaines recharges d’union par des mouvements avec lesquels il se serre
et presse davantage en sa divine douceur: comme, par exemple, l’urne ayant
longuement demeuré au sentiment d’union par lequel elle savoure
doucement combien elle est heureuse d’être à Dieu; enfin accroissant
cette union par un serrement et élan cordial: Oui, Seigneur,
(1) Luc., XXIV, 29.
Dira-t-elle, je suis vôtre toute, toute, toute sans exception;
ou bien: Eh! Seigneur, je le suis, certes, et je le veux être toujours
plus; ou bien, par manière de prière: O doux Jésus,
eh! tirez-moi toujours plus avant dans votre coeur afin que votre amour
m’engloutisse, et que je sois du tout (1) abîmée en sa douceur!
Mais d’autres fois l’union se fait, non par des élancements
répétés, ains par manière d’un continuel insensible
pressement et avancement du coeur en la divine bonté ; car comme
nous voyons qu’une grande et pesante masse de plomb, d’airain ou de pierre,
quoiqu’on ne la pousse point, se serre, enfonce et presse tellement contre
la terre sur laquelle elle est posée, qu’enfin avec le temps on
la trouve tout enterrée, à cause de l’inclination de son
poids, qui par sa pesanteur la fait toujours tendre au centre: ainsi notre
coeur étant une fois joint à son Dieu, s’il demeure en cette
union et que rien ne l’en divertisse, il va s’enfonçant continuellement
par un insensible progrès d’union, jusques à ce qu’il soit
tout en Dieu, à cause de l’inclination sacrée que le saint
amour lui donne de s’unir toujours davantage à la souveraine bonté;
car, comme dit le grand apôtre de France (2), l’amour est une vertu
unitive, c’est-à-dire, qui nous porte à la parfaite union
du souverain bien. Et puisque c’est une vérité indubitable
que le divin amour, tandis que nous sommes en ce monde, est un mouvement
ou au moins une habitude active et tendante au mouvement; lors même
qu’il est parvenu à la simple union, il ne laisse pas d’agir,
(1) Du tout, entièrement.
(2) S. Denys I’Aréopagite.
quoique imperceptiblement, pour l’accroître et perfectionner
de plus en plus.
Ainsi les arbres qui aiment à être transplantés,
après qu’ils le sont, étendent leurs racines et se fourrent
bien avant dans le sein de la terre qui est leur élément
et leur aliment, nul ne s’apercevant de cela tandis qu’il se fait, ains
seulement quand il est fait. Et le coeur humain transplanté du monde
en Dieu par le céleste amour, s’il s’exerce fort en l’oraison, certes
il s’étendra continuellement et se serrera à la Divinité,
s’unissant de plus en plus à sa bonté, mais par des accroissements
imperceptibles, desquels on ne remarque pas bonnement le progrès
tandis qu’il se fait, ains quand il est fait. Si vous buvez quelque exquise
liqueur, par exemple de l’eau impériale (1), la simple union d’icelle
avec vous se fera à mesure que vous la recevrez; car la réception
et l’union sont une même chose en cet endroit; mais par après,
petit à petit, cette union s’agrandira par un progrès imperceptiblement
sensible; car la vertu de cette eau, pénétrant de toutes
parts, confortera le cerveau, revigorera le coeur, et étendra sa
force sur tous vos esprits. Ainsi un sentiment de dilection, comme par
exemple, que Dieu est bon! étant entré dedans le coeur, d’abord
il fait l’union avec cette bonté, mais étant entretenu un
peu longuement, comme un parfum précieux il pénètre
de tous les côtés l’âme, il se répand et dilate
dans notre volonté, et, par manière de dire, il s’incorpore
avec notre esprit, se joignant et serrant de toutes parts
(1) Eau impériale, liqueur odorante, employée aussi en
médecine, dans la composition de laquelle il entre du citron, de
la cannelle, etc.
de plus en plus à nous et nous unissant à lui. Et c’est
ce que nous enseigne le grand David, quand il compare les sacrées
paroles au miel (1); car qui ne sait que la douceur du miel s’unit de plus
en plus à notre sens par un progrès continuel de savourement,
lorsque le tenant longuement en la bouche, ou que l’avalant tout bellement,
sa saveur pénètre plus avant le sens de notre guét?
Et de même, ce sentiment de la bonté céleste exprimé
par cette parole de saint Bruno: O bonté! ou par celle de saint
Thomas: Mon Seigneur et mon Dieu! ou par celle de Magdeleine : Eh mon Maître!
ou par celle de saint François: Mon Dieu et mon tout! ce sentiment,
dis-je, demeurant un peu longuement dedans un coeur amoureux, iI se dilate,
il s’étend et s’enfonce par une intime pénétration
en l’esprit, et de plus en plus le détrempe tout de sa saveur, qui
n’est autre chose qu’accroître l’union, comme fait l’onguent précieux
ou le baume, qui, tombant sur le coton, se mêle et s’unit tellement
de plus en plus, petit à petit, avec icelui, qu’enfin on ne saurait
plus dire si le coton est parfumé ou s’il est parfum; ni si le parfum
est coton, ou le coton parfum. O qu’heureuse est une âme qui, en
la tranquillité de son coeur, conserve amoureusement le sacré
sentiment de la présence de Dieu! car son union avec la. divine
bonté croîtra perpétuellement, quoiqu’insensiblement,
et détrempera tout l’esprit d’icelui de son infinie suavité.
Or, quand je parIe du sacré sentiment de la présence de Dieu
en cet endroit, je n’entends pas parler du sentiment sensible, mais de
celui qui réside en
(1) Ps., CXVII, 103
la cime et suprême pointe de l’esprit, où le divin amour
règne et fait ses exercices principaux.
.
CHAPITRE II
Des divers degrés de la sainte union qui se fait en l’oraison.
L’union se fait quelquefois sans que nous y coopérions, sinon
par une simple suite, nous laissant unir sans résistance à
la divine bonté, comme un petit enfant amoureux du sein de sa mère,
mais tellement alangouri (1), qu’il ne peut faire aucun mouvement pour
y aller ni pour se serrer quand il y est, mais seulement est bien aise
d’être pris et tiré entre les bras de sa mère et d’être
pressé par elle sur sa poitrine.
Quelquefois nous coopérons, lorsqu’étant tirés,
nous courons volontiers pour seconder la douce force de la bonté
qui nous tire et nous serre à soi par son amour.
Quelquefois il nous semble que nous commençons à nous
joindre et serrer à Dieu avant qu’il se joigne à nous, parce
que nous sentons l’action de l’union de notre côté, sans sentir
celle qui se fait de la part de Dieu, lequel toutefois sans doute nous
prévient toujours, bien que toujours nous ne sentions pas sa prévention
: car s’il ne s’unissait à nous, jamais nous ne nous unirions à
lui ; il nous choisit et saisit toujours avant que nous le choisissions
ni saisissions. Mais quand, suivant ses attraits imperceptibles, nous commençons
à nous unir à lui, il fait quelquefois le progrès
de notre union, secourant notre imbécillité, et se serrant
(1) Alangouri, languissant.
insensiblement lui-même à nous, si que (1) nous le sentons
qu’il entre et qu’il pénètre notre coeur par une suavité
incomparable. Et quelquefois aussi, comme il nous a attirés insensiblement
à l’union, il continue insensiblement à nous aider et secourir.
Et nous ne savons comme une si grande union se fait, mais nous savons bien
que nos forces ne sont pas assez grandes pour la faire, si que nous jugeons
bien par là que quelque secrète puissance fait son insensible
action en nous. Comme les nochers qui portent du fer, lorsque sous un vent
fort faible, ils sentent leurs vaisseaux cingler puissamment, connaissent
qu’ils sont proche des montagnes de l’aimant, qui les tirent imperceptiblement,
et voient en cette sorte un connaissable et perceptible avancement provenant
d’un moyen inconnu et imperceptible : car ainsi lorsque nous voyons notre
esprit s’unir de plus en plus à Dieu sous de petits efforts que
notre volonté fait, nous jugeons bien que nous avons trop peu de
vent pour cingler si fort, et qu’il faut que l’amant de nos âmes
nous tire par l’influence secrète de sa grâce, laquelle ii
veut nous être imperceptible, afin qu’elle nous soit plus admirable,
et que sans nous amuser à sentir ses attraits, nous nous occupions
plus purement et simplement à nous unir à sa bonté.
Aucune fois (2) cette union se fait si insensiblement que notre coeur
ne sent ni l’opération divine en nous, ni notre coopération;
ains il trouve ta seule union insensiblement toute faite, à l’imitation
de Jacob, qui, sans y penser, se trouva marié avec Lia, ou plutôt
comme un autre Samson, mais plus
(1) Si que, à tel point que.
(2) Aucune fois, certaines fois.
heureux, il se trouve lié et serré des cordes de la sainte
union, sans que nous nous en soyons aperçus.
D’autres fois nous sentons les serrements, l’union se faisant par des
actions sensibles tant de la part de Dieu que de la nôtre.
Quelquefois l’union se fait par la seule volonté et en la seule
volonté, et aucune fois l’entendement y a sa part, parce que la
volonté le tire après soi et l’applique à son objet,
lui donnant un plaisir spécial d’être fiché à
le regarder; comme nous voyons que l’amour répand une profonde et
spéciale attention en nos yeux corporels, pour les arrêter
à voir ce que nous aimons.
Quelquefois cette union se fait de toutes les facultés de l’âme,
qui se ramassent toutes autour de la Volonté, non pour s’unir elles-mêmes
à Dieu, car elles n’en sont pas toutes capables, mais pour donner
plus de commodité à la volonté de faire son union.
Car si les autres facultés étaient appliquées une
chacune à son objet propre, l’âme opérant par icelles,
ne pourrait pas si parfaitement s’employer à l’action par laquelle
l’union se fait avec Dieu. Telle est la variété des unions.
Voyez saint Martial (car ce fut, comme on dit, le bienheureux enfant
duquel il est parlé en saint Marc, ch. IX.), notre Seigneur le prit,
le leva et le tint assez longuement entre ses bras. O beau petit Martial!
que vous êtes heureux d’être saisi, pris,
porté, uni, joint et serré sur la poitrine céleste
du Sauveur et baisé de sa bouche sacrée, sans que vous y
coopériez qu’en ne faisant pas résistance à recevoir
ces divines caresses ! Au contraire, saint Siméon embrasse et serre
notre Seigneur sur son sein, sans que notre Seigneur fasse aucun semblant
de coopérer à cette union, bien que, comme chante la très
sainte Église, le vieillard portait l’enfant, mais l’enfant gouvernait
le vieillard (1). Saint Bonaventure, touché d’une sainte humilité,
non seulement ne s’unissait pas à notre Seigneur, ains se retirait
de sa présence réelle, c’est-à-dire, du très
saint sacrement de l’Eucharistie, quand un jour oyant messe, notre Seigneur
se vint unir .à lui, lui portant son divin sacrement. Or, cette
union faite, eh Dieu ! Théotime, pensez de quel amour cette sainte
âme serra son Sauveur sur son coeur ! A l’opposite, sainte Catherine
de Sienne désirant ardemment notre Seigneur en la sainte communion,
pressant et poussant son âme et son affection devers lui, il se vint
joindre à elle, entrant en sa bouche avec mille bénédictions.
Ainsi notre Seigneur commença l’union avec saint Bonaventure, et
sainte Catherine sembla commencer celle qu’elle eut avec son Sauveur. La
sacrée amante du Cantique parle comme ayant pratiqué l’une
et l’autre sorte d’union : Je suis toute à mon bien-aimé,
se dit-elle, et son retour est devers moi (2); car c’est autant que si
elle disait Je sue suis unie à mon cher ami, et réciproquement
il se retourne devers moi, pour, en s’unissant de plus en plus à
moi, se rendre aussi tout mien. Mon cher ami m’est un bouquet de myrrhe,
il demeurera sur mon sein(3), et je le serrerai comme un bouquet de suavité.
Mon âme, dit David, s’est serrée à vous, ô mou
Dieu, et votre main droite m’a
(1) Luc., II., 28.
(2) Cant. cant., VII, 10.
(3) Ibid., I., 12.
empoigné et saisi (1). Mais ailleurs elle confessa d’être
parvenue, disant : ilion cher ami est tout à moi; et moi je suis
toute sienne (2) ; nous faisons une sainte union par laquelle il se joint
à moi et moi je nie joins à lui. Et pour montrer que toujours
toute l’union se fait par la grâce de Dieu qui nous tire à
soi, et par ses attraits émeut notre âme et anime le mouvement
de notre union envers lui, elle s’écrie comme tout impuissante :
Tirez-moi (3) ; mais pour témoigner qu’elle ne se laissera pas tirer
comme une pierre ou comme un forçat, aies qu’elle coopérera
de sou côté et mêlera son faible mouvement parmi les
puissants attraits de son amant, nous courrons, dit-elle, à l’odeur
de vos parfums (4). Et afin qu’on sache que si on la tire un peu fortement
par la volonté, toutes les puissances de l’âme se porteront
à l’union Tirez-moi, dit-elle, et nous courrons. L’époux
n’en tire qu’une, et plusieurs courent à l’union. La volonté
est la seule que Dieu veut, mais toutes les autres puissances courent après
elle pour être unies à Dieu avec elle.
A cette union le divin berger des âmes provoquait sa chère
Sulamite. Mettez-moi, disait-il, comme un sceau sur votre coeur, comme
un cachet sur votre bras (5). Pour bien imprimer un cachet sur la cire,
on ne le joint pas seulement, mais on le presse bien serré. Ainsi
veut-il que nous nous unissions à lui d’une union si forte et pressée
(1) Ps., LXII, 9.
(2) Cant. Cant, II, 16.
(3) Ibid., I. 3.
(4) Ibid.
(5) Cant. Cant., VIII, 6.
que nous demeurions marqués de ses traits. Le saint amour du
Sauveur nous presse (1). O
Dieu, quel exemple d’union excellente ! il s’était joint à
notre nature humaine par grâce, comme une vigne à son ormeau,
pour la rendre aucunement participante de son fruit. Mais voyant que cette
union s’était défaite par le péché d’Adam,
il fit une union plus serrée et pressante en l’Incarnation, par
laquelle la nature humaine demeure à jamais jointe en unité
de personne à la Divinité. Et afin que non seulement la nature
humaine, mais tous les hommes pussent s’unir intimement à sa bonté,
il institua le sacrement de la très sainte Eucharistie, auquel un
chacun peut participer pour unir son Sauveur à soi-même réellement
et par manière m!e viande (2). Théotime, cette union sacramentelle
nous sollicite et nous aide à la spirituelle de laquelle nous parlons.
.
CHAPITRE III
Du souverain degré d’union par la suspension et ravissement.
Soit donc que l’union de notre âme avec Dieu se fasse imperceptiblement,
soit qu’elle se fasse perceptiblement, Dieu en est toujours l’auteur, et
nul ne peut s’unir à lui, s’il ne va à lui : nul ne peut
aller à lui, s’il n’est tiré par lui, comme témoigne
le divin époux, disant: Nul ne peut venir à moi, sinon que
mon Père te tire (3) : ce que sa céleste épouse proteste
aussi, disant : Tirez-moi, nous courrons à l’odeur de vos parfums
(4).
(1) II Cor., V. 14.
(2) Viande, chair, aliment en général.
(3) Joan., VI, 44.
(4) Cant. cant., 1, 3.
Or, la perfection de cette union consiste en deux points : qu’elle
soit pure et qu’elle soit forte. Ne puis-je pas m’approcher de quelqu’un
pour lui parler, pour le mieux Voir, pour obtenir quelque chose de lui,
pour odorer (1) les parfums qu’il porte, pour m’appuyer sur lui ? Et alors
je m’approche voirement (2) de lui et je me joins à lui mais l’approchement
et l’union n’est pas ma principale prétention, ains je m’en sers
seulement comme d’an moyen et d’une disposition pour obtenir une autre
chose. Que si je m’approche de lui et me joins à lui, non pour aucune
autre fin que pour être proche de lui, et jouir de cette prochaineté
et union; c’est alors un approchement d’union pure et simple.
Ainsi plusieurs s’approchent de notre Seigneur, les uns pour l’ouïr,
comme Magdeleine; les autres pour être guéris, comme l’hémorroïsse;
les autres pour l’adorer, comme les Mages ; les autres pour le servir,
comme Marthe ; les autres pour vaincre leur incrédulité,
comme saint Thomas; les autres pour le parfumer, comme Magdeleine, Joseph,
Nicodème. Mais sa divine Sulamite le cherche pour le trouver, et
l’ayant trouvé, ne veut autre chose que de le tenir bien serré,
et le tenant, ne jamais le quitter. Je le tiens, dit-elle, et ne l’abandonnerai
point (3). Jacob, dit saint Bernard, tenant Dieu bien serré, le
veut bien quitter, pourvu qu’il reçoive sa bénédiction
; mais la Sulamite ne le quittera pas, quelle bénédiction
qu’il lui donne ; car elle ne veut pas les bénédictions de
Dieu, elle
(1) Odorer, flairer.
(2) Voirement, vraiment.
(3) Cant. Cant., III., 4.
veut le Dieu des bénédictions, disant avec David: Qu’y
a-t-il au ciel pour moi, et que veux-je sur la terre, sinon vous ? Vous
êtes le Dieu de mon coeur et mon partage à toute éternité
(1).
Ainsi fut la glorieuse Mère auprès de la croix de son
Fils (2). ((Eh! que cherchez-vous, Ô Mère de la vie, en ce
mont de Calvaire et en ce lieu de mort? — Je cherche, eût-elle dit,
mon enfant, qui est la vie de ma vie. Et pourquoi le cherchez-Vous ? —Pour
être auprès de lui. — Mais maintenant il est parmi les tristesses
de la mort. — Eh! ce ne sont pas les allégresses que je cherche,
c’est lui-même et partout mon coeur amoureux me fait rechercher d’être
unie à cet aimable enfant, mon cher bien-aimé. En somme,
la prétention de l’âme en cette union n’est autre que d’être
avec son amant.
Mais quand l’union de l’âme avec Dieu est grandement très
étroite et très serrée, elle est appelée par
les théologiens inhésion (3) ou adhésion, parce que
par icelle l’âme demeure prise, attachée, collée et
affichée à la divine Majesté; en-sorte que malaisément
peut-elle s’en déprendre et retirer. Voyez, je vous prie, cet homme
pris et serré par attention à la suavité d’une harmonieuse
musique, ou bien (ce qui est extravagant) à la niaiserie d’un jeu
de cartes ; vous l’en voulez retirer et vous ne pouvez: quelles affaires
qu’il ait au logis, on ne le peut arracher, il eu perd même le boire
et le manger. O Dieu ! Théotime, combien plus doit être attachée
et serrée l’âme qui est amante de son Dieu, quand elle est
unie à la
(1)Ps., LXXII. 25,26.
(2) Joan., XIX, 25.
(3) Inhésion, attachement.
divinité de l’infinie douceur, et qu’elle est prise et éprise
en cet objet d’incomparables perfections ! Telle fut celle du grand vaisseau
d’élection, qui s’écriait: Afin que je vive à Dieu,
je suis affiché (1) à la croix avec Jésus-Christ (2).
Aussi proteste-t-il que rien, non pas la mort même, ne le peut séparer
de son Maître (3). Et cet effet de l’amour fut même pratiqué
entre David et Jonathas; car il est dit que l’âme de Jonathas fut
collée à celle de David (4). Aussi est-ce un axiome célébré
par les anciens Pères, que l’amitié qui peut finir ne fut
jamais vraie amitié, ainsi que j’ai dit ailleurs.
Voyez, je vous prie, Théotime, ce petit enfant attaché
au sein et au col de sa mère. Si on le veut arracher de là
pour le porter en son berceau parce qu’il est temps, il marchande et dispute
tant qu’il peut pour ne point quitter ce sein tant aimable. Si on le fait
déprendre d’une main, il s’accroche de l’autre, et si on l’enlève
du tout, il se met à pleurer ; et tenant son coeur et ses yeux où
il ne peut plus tenir son corps, il va réclamant sa chère
mère, jusqu’à ce qu’à force de le bercer on l’ait
endormi. Ainsi l’âme, laquelle, par l’exercice de l’union, est parvenue
jusqu’à demeurer prise et attachée à la divine bonté,
n’en peut être tirée presque que par force et avec beaucoup
de douleur, on ne la peut faire déprendre: si on détourne
son imagination, elle ne laisse pas de se tenir prise par son entendement;
que si on tire son entendement, elle se tient attachée par la volonté;
(1) Affiché, fixé.
(2) Galat., II, 19..
(3) Rom., VII, 1, 38, 39.
(4) I Reg., XVIII, 1.
et si on la fait encore abandonner de la volonté par quelque
distraction violente, elle se retourne de moment en moment du côté
de son cher objet, duquel elle ne peut du tout se déprendre, renouant
tant qu’elle peut les doux liens de son union avec lui par de fréquents
retours qu’elle fait comme à la dérobée, expérimentant
en cela la peine de saint Paul ; car elle est pressée de deux désirs
(1), d’être délivrée de toute occupation extérieure
pour demeurer en son intérieur avec Jésus-Christ, et d’aller
néanmoins à l’oeuvre de l’obéissance que l’union même
avec lui enseigne être requise.
Or, la bienheureuse mère Térèse dit excellemment
que l’union étant parvenue jusqu’à cette perfection que de
nous tenir pris et attachés avec notre Seigneur, elle n’est point
différente du ravissement, suspension ou pendement d’esprit ; mais
qu’on l’appelle seulement union, ou suspension, ou pendement, quand elle
est courte ; et quand elle est longue, on l’appelle extase ou ravissement,
d’autant qu’en effet l’âme attachée à son Dieu si fermement
et si serrée qu’elle n’en puisse pas aisément être
déprise, elle n’est plus en soi-même, mais en Dieu : non plus
qu’un corps crucifié n’est plus en soi-même, mais en la croix,
et que le lierre attaché à la muraille n’est plus en soi,
mais en la muraille.
Mais afin d’éviter toute équivoque, sachez, Théotime,
que la charité est un lien, et un lien de perfection (2), et qui
a plus de charité, il est plus étroitement uni et lié
à Dieu. Or, nous ne parlons pas de cette union qui est permanente
en nous,
(1) Philipp., I, 23.
(2) Coloss., III, 14.
ravit et nous emporte, comme au contraire à raison du très
volontaire consentement et ardent mouvement par lequel l’âme ravie
s’écoule après les attraits divins, il semble que non seulement
elle monte et s’élève, mais qu’elle se jette et s’élance
hor. de soi en la Divinité même. Et c’en est de même
en la très infâme extase ou abominable ravissement qui arrive
à l’âme, lorsque par les amorces des plaisirs charnels elle
est mise hors de sa propre dignité spirituelle, et au-dessous de
sa condition naturelle; car en tant que volontairement elle suit cette
malheureuse volupté, et se précipite hors de soi-même,
c’est-à-dire, hors de l’état spirituel, on dit qu’elle est
en l’extase sensuelle; mais en tant que les appas sensuels la tirent puissamment,
et, par manière de dire, l’entraînent dans cette basse et
vile condition, on dit qu’elle est ravie et emportée hors de soi-même,
parce que ces voluptés grossières la démettent de
l’usage de la raison et intelligence avec une si furieuse violence, que,
comme dit Fun des plus grands philosophes, l’homme étant en cet
accident, semble être tombé en épilepsie, tant l’esprit
demeure absorbé et comme perdu. O hommes ! jusques à quand
serez-vous si insensés que de vouloir raya1er votre dignité
naturelle, descendant volontairement, et vous précipitant en la
condition des bêtes brutes?
Mais, mon cher Théotime, quant aux extases sacrées, elles
sont de trois sortes. L’une est de l’entendement, l’autre de l’affection,
et la troisième de l’action: l’une est en la splendeur, l’autre
en la ferveur, et la troisième en l’oeuvre; l’une se fait par l’admiration,
l’autre par la dévotion, et la troisième par l’opération.
L’admiration se fait en nous par la rencontre d’une vérité
nouvelle que nous ne connaissions pas, ni n’attendions pas de connaître.
Et si à la nouvelle vérité que nous rencontrons, est
jointe la beauté et bonté, l’admiration qui en provient est
grandement délicieuse. Ainsi la reine de Saba trouvant en Salomon
plus de véritable sagesse qu’elle n’avait pensé, elle demeura
toute pleine d’admiration; et les Juifs, voyant en notre Sauveur une science
qu’ils n’eussent jamais cru, furent surpris d’une grande admiration. Quand
donc il plaît à la divine bonté de donner à
notre entendement quelque spéciale clarté, par le moyen de
laquelle il vient à contempler les mystères divins d’une
contemplation extraordinaire et fort relevée, alors voyant plus
de beauté en iceux qu’il n’avait pu s’imaginer, il entre en admiration.
Or, l’admiration des choses agréables attache et colle fortement
l’esprit à la chose admirée, tant à raison de l’excellence
de la beauté qu’elle lui découvre, qu’à raison de
la nouveauté de cette excellence, l’entendement, ne se pouvant assez
assouvir de voir ce qu’il n’a encore point vu, et qui est si agréable
à voir. Et quelquefois, outre cela, Dieu donne à l’âme
une lumière non seulement claire, mais croissante comme l’aube du
jour; et alors, comme ceux qui ont trouvé une minière d’or,
fouillent toujours plus avant pour trouver toujours davantage de ce tant
désiré métal, ainsi l’entendement va de plus en plus
s’enfonçant à la considération et admiration de son
divin objet: car ne plus ne moins que l’admiration a causé la philosophie
et attentive recherche des choses naturelles, elle a aussi causé
la contemplation et théologie mystique; et d’autant que cette admiration,
quand elle est forte, nous tient hors et au-dessus de nous-mêmes
par la vive attention et application de notre entendement aux choses célestes,
elle nous porte par conséquent en l’extase.
.
CHAPITRE V
De la seconde espèce de ravissement.
Dieu attire les esprits à soi par sa souveraine beauté
et incompréhensible bonté : excellences qui toutes deux ne
sont néanmoins qu’une suprême divinité très
uniquement belle et bonne tout ensemble. Tout se fait pour le bon et pour
le beau; toutes choses regardent vers lui, sont mues et contenues par lui,
et pour l’amour de lui. Le bon et le beau est désirable, aimable
et chérissable à tous: pour lui toutes choses font et veulent
tout ce qu’elles opèrent et veulent. Et quant au beau, parce qu’il
attire et rappelle à soi toutes choses, les Grecs l’appellent d’un
nom qui est tiré d’une parole qui vent dire appeler (1).
De même quant au bien, sa vraie image c’est la lumière,
surtout en ce que la lumière recueille, réduit et convertit
à soi tout ce qui est, dont le soleil entre les Grecs est nommé
d’une parole (2) laquelle montre que toutes choses soient ramassées
et serrées, rassemblant les dispersées, comme la bonté
convertit à soi toutes choses, étant non seulement la souveraine
unité, mais
(1) Beau, en grec Kalos, kalein, appeler.
(2) Soleil, en grec élios.
souverainement unissante, d’autant que toutes choses la désirent
comme leur principe, leur conservation et leur dernière fin; de
sorte qu’en somme le bon et le beau ne sont qu’une même chose, d’autant
que toutes choses désirent le beau et le bon.
Ce discours, Théotime, est presque tout composé des paroles
du divin saint Denis Aréopagite. Et certes, il est vrai que le soleil,
source de la lumière corporelle, est la vraie image du bon et du
beau; car entre les créatures purement corporelles, il n’y a point
de bonté ni de beauté égale à celle du soleil.
Or, la beauté et bonté du soleil consistent en sa lumière,
sans laquelle rien ne serait beau et rien ne serait bon en ce monde corporel.
Elle éclaire tout, comme belle; elle échauffe et vivifie
tout, comme bonne. En tant qu’elle est belle et claire, elle attire tous
les yeux qui ont vue au monde; en tant qu’elle est bonne et qu’elle échauffe,
elle attire à soi tous les appétits et toutes les inclinations
du monde corporel, car elle tire et élève les exhalaisons
et vapeurs; elle tire et fait sortir les plantes et les animaux de leurs
origines, et ne se fait aucune production à laquelle la chaleur
vitale de ce grand luminaire ne contribue. Ainsi Dieu, père de toute
lumière, souverainement bon et beau, par sa beauté attire
notre entendement à le contemple-r, et par sa bonté il attire
notre volonté à l’aimer. Comme beau, comblant notre entendement
de délices, il répand son amour, dans notre volonté;
comme bon, remplissant notre volonté de son amour, il excite notre
entendement à le contempler, l’amour nous provoquant à la
contemplation, et la contemplation à l’amour, dont il s’ensuit que
l’extase et le ravissement dépend totalement de l’amour: car c’est
l’amour qui porte l’entendement à la contemplation, et la volonté
à l’union; de manière qu’enfin il faut conclure, avec le
grand saint Denis, que l’amour divin est exatique, ne permettant pas que
les amants soient à eux-mêmes, ains à la chose aimée.
A raison de quoi cet admirable apôtre saint Paul, étant en
la possession de ce divin amour, et fait participant de sa force extatique,
d’une bouche divinement inspirée: Je vis, dit-il, non plus moi,
mais Jésus-Christ vit en moi (1). Ainsi, comme un vrai amoureux
sorti hors de soi en Dieu, il vivait, non plus de sa propre vie, mais de
la vie de son bien-aimé, comme souverainement aimable.
Or, ce ravissement d’amour se fait sur la volonté en cette sorte:
Dieu la touche par ces attraits de suavité; et lors, comme une aiguille
touchée par l’aimant se tourne et remue vers le pôle, s’oubliant
de son insensible condition, ainsi la volonté, atteinte de l’amour
céleste, s’élance et porte en Dieu, quittant toutes ses inclinations
terrestres, entrant par ce moyen en un ravissement, non de connaissance,
mais de jouissance; non d’admiration, mais d’affection; non de science,
mais d’expérience; non de vue, mais de goût et de savourement.
Il est vrai que, comme j’ai déjà signifié, l’entendement
entre quelquefois en admiration, voyant la sacrée délectation
que la volonté a en son extase, apercevant l’entendement en admiration
: de sorte que ces deux facultés s’entre-communiquent leurs ravissements,
le regard de la beauté nous la faisant aimer, et l’amour nous la
faisant regarder.
(1) Galat., II, 20.
On n’est guère souvent échauffé des rayons du
soleil qu’on n’en soit éclairé, ni éclairé
qu’on n’en soit échauffé. L’amour fait facilement admirer,
et l’admiration facilement aimer.
Toutefois les deux extases de l’entendement et de la volonté
ne sont pas tellement appartenantes l’une à l’autre, que l’une ne
soit bien souvent sans l’autre; car, comme les philosophes ont eu plus
de la connaissance que de l’amour du Créateur, aussi les bons chrétiens
en ont maintes fois plus d’amour que de connaissance, et par conséquent
l’excès de la connaissance n’est pas toujours suivi de celui de
l’amour, non plus que l’excès de l’amour n’est pas toujours accompagné
de celui de la connaissance, ainsi que j’ai remarqué ailleurs~ Or,
l’extase de l’admiration étant seule, ne nous fait pas meilleurs,
suivant ce qu’en dit celui qui avait été ravi en extase jusqu’au
troisième ciel: Si je connaissais, dit-il, tous les mystères
et toute la science, et que je n’aie pas la charité, je ne suis
rien (1); et partant le malin esprit peut extasier, s’il faut ainsi parler,
et ravir l’entendement, lui représentant des merveilleuses intelligences
qui le tiennent élevé et suspendu au-dessus de ses forces
naturelles; et par telles clartés il peut encore donner à
la volonté quelque sorte d’amour vain, mou, tendre et imparfait,
par manière de complaisance, satisfaction et consolation sensible.
Mais de donner la vraie extase de la volonté, par laquelle elle
s’attache uniquement et puissamment à la bonté divine, cela
n’appartient qu’à cet esprit souverain, par lequel la charité
de Dieu est répandue dedans nos coeurs (2).
(1) I Cor., XIII, 2.
(2) Rom., V, 5.
.
CHAPITRE VI
Des marques du bon ravissement, et de la troisième espèce
d’icelui.
En effet, Théotime, ou a vu en notre âge plusieurs personnes
qui croyaient elles-mêmes, et chacun avec elles, qu’elles fussent
fort souvent ravies divinement en extase; et enfin toutefois on découvrait
que ce n’étaient qu’illusions et amusements diaboliques. Un certain
prêtre du temps de saint Augustin se mettait en extase toujours quand
il voulait, chantant ou faisant chanter certains airs lugubres et pitoyables,
et ce pour seulement contenter la curiosité de ceux qui désiraient
voir ne spectacle. Mais ce qui est admirable, c’est que son extase passait
si avant, qu’il ne sentait même pas quand on lui appliquait le feu,
sinon après qu’il était revenu à soi; et néanmoins
si quelqu’un parlait un peu fort et à voix claire, il l’entendait
comme de loin, et n’avait aucune respiration. Les philosophes mêmes
ont reconnu certaines espèces d’extases naturelles faites par la
véhémente application de l’esprit à la considération
des choses plus relevées. C’est pourquoi il ne se faut pas étonner
si le malin esprit, pour faire le singe (1), tromper les âmes, scandaliser
les faibles, et se transformer en esprit de lumière (2), opère
des ravissements en quelques âmes peu solidement instruites en la
vraie piété.
Afin donc qu’on puisse discerner les extases divines d’avec les humaines
et diaboliques,
(1) Faire le singe, imiter les bons esprits.
(2) II Cor., XI,14.
les serviteurs de Dieu ont laissé. plusieurs documents. Mais
quant à moi, il me suffira pour mon propos de vous proposer deux
marques de la bonne et sainte extase. L’une est que l’extase sacrée
ne se prend ni attache jamais tant à l’entendement qu’à la
volonté, laquelle elle émeut, échauffe et remplit
d’une puissante affection envers Dieu; de manière que si l’extase
est plus belle que bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus spéculative
qu’affective, elle est grandement douteuse et digne de soupçon.
Je ne dis pas qu’on ne puisse avoir des ravissements, des visions même
prophétiques, sans avoir la charité; car je sais bien. que
comme on peut avoir la charité sans être ravi et sans prophétiser,
aussi peut-on être ravi et prophétiser sans avoir la charité;
mais je dis que celui qui en son ravissement a plus de clarté en
l’entendement pour admirer Dieu, que de chaleur en la volonté pour
l’aimer, il doit être sur ses gardes; car il y a danger que cette
extase ne soit fausse, et ne rende l’esprit plus enflé qu’édifié,
le mettant voirement comme Saül, Rainant et Caïphe, entre les
Prophètes (1), mais le laissant néanmoins entre les réprouvés.
La seconde marque des vraies extases consiste en la troisième
espèce d’extase que nous avons marquée ci-dessus.; extase
toute sainte, tout aimable, et qui couronne les deux autres : et c’est
l’extase de l’oeuvre et de la vie. L’entière observation des commandements
de Dieu n’est pas dans l’enclos des forces humaines, mais elle est bien
pourtant dans les confins de l’instinct de l’esprit humain, comme très
conforme à la raison et
(1) I Reg., X, II; Num., XXII; Joan., XI, 51.
lumière naturelle; de sorte que vivant selon les commandements
de Dieu, nous ne sommes pas pour cela hors de notre inclination naturelle.
Mais, outre les commandements divins, il y a des inspirations célestes
pour l’exécution desquelles il ne faut pas seulement que Dieu nous
élève au-dessus de nos forces, mais aussi qu’il nous tire
au-dessus des instincts et des inclinations de notre nature, d’autant qu’encore
que ces inspirations ne sont pas contraires à la raison humaine,
elles l’excèdent toutefois, la surmontent, et sont au-dessus d’icelle
: de sorte que lors nous ne vivons pas seulement une vie civile, honnête
et chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote
et extatique; c’est-à-dire, une vie qui est en toute façon
hors et au-dessus de notre condition naturelle.
Ne point dérober, ne point mentir, ne point commettre de luxure,
prier Dieu, ne point jurer en vain, aimer et honorer son père, ne
point tuer, c’est vivre selon la raison naturelle de l’homme. Mais quitter
tous nos biens, aimer la pauvreté, l’appeler et tenir en qualité
de très délicieuse maîtresse ; tenir les opprobres,
mépris, abjections, persécutions, martyres, pour des félicités
et béatitudes; se contenir dans les termes d’une absolue chasteté,
et enfin vivre parmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les
opinions et maximes du monde, et contre le courant du fleuve de cette vie
par des ordinaires., résignations, renoncements et abnégations
de nous-mêmes, ce n’est pas vivre humainement, mais surhumainement;
ce n’est pas vivre en nous, mais hors de nous et au-dessus de nous. Et
parce que nul ne peut sortir en cette façon au-dessus de soi-même,
si le Père éternel ne le tire (1), partant cette sorte de
vie doit être un ravissement continuel et une extase perpétuelle
d’action et d’opération.
Vous êtes morts, disait le grand Apôtre aux Colossiens,
et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu (2). La
mort fait que l’âme ne vit plus en son corps ni en l’enclos d’icelui.
Que veut donc dire, Théotime, cette parole de l’Apôtre : Vous
êtes morts? C’est comme s’il eût dit : Vous ne vivez plus en
vous-mêmes, ni dedans l’enclos de votre propre condition naturelle;
votre âme ne vit plus selon elle-même, mais au-dessus d’elle-même.
Le phénix est phénix (3) en cela qu’il anéantit sa
propre vie à la faveur des rayons du soleil, pour en avoir une plus
douce et vigoureuse, cachant, pour ainsi dire, sa vie sous les cendres.
Les bigats (4) et vers à soie changent leur être, et de vers
se font papillons; les abeilles naissent vers, puis deviennent nymphes,
marchant sur leurs pieds, et enfin deviennent mouches volantes. Nous en
faisons de même, Théotime, si nous sommes spirituels ; car
nous quittons notre vie humaine, pour vivre d’une autre vie plus éminente
au-dessus de nous-mêmes, cachant toute cette vie nouvelle en Dieu
avec Jésus-Christ, qui seul la voit, la connaît et la donne.
Notre vie nouvelle, c’est l’amour céleste qui vivifie et, anime
notre âme, et cet amour est tout caché en Dieu, et ès
choses divines avec Jésus-Christ. Car puisque, comme disent les
lettres sacrées de l’Évangile, après que Jésus-Christ
(1) Joan., VI, 44.
(2) Coloss., III, 3
(3) Le phénix… fable antique.
(4) Les bigats, de l’italien bigatto, ver à soie.
se fut un peu laissé voir à ses disciples en montant
là haut au ciel, enfin une nuée l’environna, qui l’ôta
et cacha de devant leurs yeux (1). Jésus-Christ donc est caché
au ciel en Dieu : or, Jésus-Christ est notre amour, et notre amour
est la vie de notre âme; donc notre vie est cachée en Dieu
avec Jésus-Christ, et quand Jésus-Christ, qui est notre amour,
et par conséquent notre vie spirituelle, viendra paraître
au jour du jugement, alors nous apparaîtrons avec lui en gloire (2);
c’est-à-dire, Jésus-Christ notre amour nous glorifiera, nous
communiquant sa félicité et splendeur.
.
CHAPITRE VII
Comme l’amour est la vie de l’âme, et suite du discours de la
vie extatique.
L’âme est le premier acte et principe de tous les mouvements
vitaux de l’homme; et, comme parle Aristote, elle est le principe par lequel
nous vivons, sentons et entendons; dont il s’ensuit que nous connaissons
la diversité des vies selon la diversité des mouvements;
en sorte même que les animaux qui n’ont point de mouvement naturel,
sont du tout (3) sans vie. Ainsi, Théotime, l’amour est le premier
acte et principe de notre vie dévote ou spirituelle par lequel nous
vivons, sentons et nous émouvons; et notre vie spirituelle est telle
que sont nos mouvements affectifs; et un coeur qui n’a point de mouvement
et d’affection, il n’a point d’amour comme au contraire un coeur qui a
de l’amour,
(1) Act., 1, 9.
(2) Colos., V,
(3) Du tout, entièrement.
n’est point sans mouvement affectif. Quand donc nous avons colloqué
notre amour en Jésus-Christ, nous avons par conséquent mis
en lui notre vie spirituelle. Or, il est caché maintenant en Dieu
ai ciel, comme Dieu fut caché en lui tandis qu’il était en
terre. C’est pourquoi notre vie est cachée en lui; et quand il paraîtra
en gloire, notre vie et notre amour paraîtra de même avec lui
en Dieu. Ainsi saint Ignace, au rapport de saint Denis, disait que son
amour était crucifié, comme s’il eût voulu dire: Mon
amour naturel et humain, avec toutes les passions qui en dépendent,
est attaché sur la croix : je l’ai fait mourir comme un amour mortel
qui faisait vivre mon coeur d’une vie mortelle, et comme mon Sauveur fut
crucifié et mourut selon sa vie mortelle pour ressusciter à
l’immortelle, aussi je suis mort avec lui sur la croix selon mon amour
naturel qui était la vie mortelle de mon âme, afin que je
ressuscitasse à la vie surnaturelle d’un amour qui, pouvant être
exercé au ciel, est aussi par conséquent immortel.
Quand donc on voit une personne qui, en l’oraison, a des ravissements
par lesquels elle sort et monte au-dessus de soi-même en Dieu, et
néanmoins n’a point d’extase en sa vie, c’est-à-dire, ne
fait point une vie relevée et attachée à Dieu par
abnégation des convoitises mondaines, et mortification des volontés
et inclinations naturelles par une intérieure douceur, simplicité,
humilité, et surtout par une continuelle charité; croyez,
Théotime, que tous ces ravissements sont grandement douteux et périlleux;
ce sont ravissements propres à faire admirer les hommes, mais non
pas à les sanctifier. Car quel bien peut avoir une âme d’être
ravie à Dieu par l’oraison, si en sa couversation et en sa vie elle
est ravie des affections terrestres, basses et naturelles? Etre au-dessus
de toi-même en l’oraison, et au-dessous de soi en la vie et opération,
être angélique en la méditation, et bestial en la conversation,
c’est clocher de part et d’autre, jurer en Dieu, et jurer en Melchon (1);
et en somme, c’est une vraie marque que tels ravissements et telles extases
ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont
ceux qui Vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus
d’eux-mêmes, quoiqu’ils ne soient point ravis au-dessus d’eux-mêmes
en l’oraison. Plusieurs saints sont au ciel qui jamais ne furent en extase
ou ravissement de contemplation; car combien de martyrs et de grands saints
et saintes voyons-nous en l’histoire, n’avoir jamais eu en l’oraison autre
privilège que celui de la dévotion et ferveur ! Mais il n’y
eut jamais saint qui n’ait eu l’extase et ravissement de la vie et de l’opération,
se surmontant soi-même et ses inclinations naturelles.
Et qui ne voit, Théotime, je vous prie, que c’est l’extase de
la vie et opération de laquelle le grand Apôtre parle principalement
quand il dit: Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en
moi (2)? Car il l’explique lui-même en autres termes aux Romains,
disant que notre vieil homme est crucifié ensemblement avec Jésus-Christ
(3), que nous soin-
(1) III Reg., XVIII, 21. — Sophon,. I, 5. Melchon ou Melchom, la même
idole des païens que Moloch.
(2) Galat., II, 20.
(3) Rom., VI, 3.
mes morts au péché (1) avec lui, et que de même
nous sommes ressuscités avec lui pour marcher en nouveauté
de vie (2), afin de ne plus servir au péché (3). Voilà
deux hommes représentés en un chacun de nous, Théotime,
et par conséquent deux vies, l’une du vieil homme, qui est une vieille
vie, comme on dit de l’aigle, qui, étant devenue vieille, va tramant
ses plumes et ne peut plus prendre son vol; l’autre vie est de l’homme
nouveau, qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de l’aigle, laquelle
déchargée de ses vieilles plumes qu’elle a secouées
dans la mer, en prend des nouvelles, et s’étant rajeunie, Vole en
la nouveauté de ses forces.
En la première vie, nous vivons selon le vieil homme, c’est-à-dire,
selon les défauts, faiblesses et infirmités que nous avons
contractés par le péché de notre premier père,
Adam, et partant nous vivons au péché d’Adam, et notre vie
est une vie mortelle, ains la même mort. En la seconde vie, nous
vivons selon l’homme nouveau, c’est-à-dire, selon les grâces,
faveurs, ordonnances et volontés de notre Sauveur, et par conséquent
nous vivons au salut et à la rédemption, et cette nouvelle
vie est une vie vive, vitale et vivifiante. Mais quiconque veut parvenir
à la nouvelle vie, il faut qu’il passe par la mort de la vieille,
crucifiant sa chair avec tous les vices et toutes les convoitises d’icelle
(4), et l’ensevelissant sous les eaux du saint baptême ou de la pénitence,
comme Naaman qui
(1) Rom. VI, 11.
(2) Ibid., 4.
(3) Ibid., 6.
(4) Galat., V, 24.
noya et ensevelit sous les eaux du Jourdain sa vieille vie lépreuse
et infecte, pour vivre une vie nouvelle, saine et nette; car on pouvait
bien dire de cet homme qu’il n’était plus le vieux Naaman lépreux
et infect, ains un Naaman nouveau, net, sain et honnête, parce qu’il
était mort à la lèpre et vivait à la santé
et netteté.
Or, quiconque est ressuscité à cette nouvelle vie du
Sauveur, il ne vit plus ni à soi, ni pour soi, ni en soi, ains à
son Sauveur, en son Sauveur, et pour son Sauveur. Estimez, dit saint Paul,
que vous êtes vraiment morts au péché, et vivants à
Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur (1).
.
CHAPITRE VIII
Admirable exhortation de saint Paul à la vie extatique et surhumaine.
Mais enfin saint Paul fait le plus fort, le plus pressant et le plus
admirable argument qui fut jamais fait, ce me semble, pour nous porter
tous à l’extase et ravissement de la vie et opération. Oyez,
Théotime, je vous prie, soyez attentif et pesez la force et efficace
des ardentes et célestes paroles de cet apôtre tout ravi et
transporté de l’amour de son maître. Parlant donc de soi-même
(et il en faut autant dire d’un chacun de nous):
La charité, dit-il, de Jésus-Christ nous presse (2).
Oui, Théotime, rien ne presse tant le coeur de l’homme que l’amour.
Si un homme sait d’être aimé de qui que ce soit, il est pressé
d’aimer réciproquement; mais si c’est un homme vulgaire
(1) Rom., VI, 11.
(2) II Cor., V, 14
qui est aimé d’un grand seigneur, certes il est bien plus pressé;
mais si c’est d’un grand monarque, combien est-ce qu’il est pressé
davantage ! Et maintenant, je vous prie, sachant que Jésus-Christ,
vrai Dieu éternel, tout-puissant, nous a aimés jusqu’à
vouloir souffrir pour nous la mort, et la mort de la croix, ô mon
cher Théotime ! n’est-ce pas cela avoir nos coeurs sous le pressoir,
et les sentir presser de force et eu exprimer de l’amour par une violence
et contrainte qui est d’autant plus violente qu’elle est tout aimable et
amiable (1)? Mais comme est-ce que ce divin amant nous presse? La charité
de Jésus-Christ nous presse, dit son apôtre, estimant ceci.
Qu’est-ce à dire estimant ceci? C’est-à-dire, que la charité
du Sauveur nous presse, lors principalement que nous estimons, considérons,
pesons, méditons et sommes attentifs à cette résolution
de la foi. Mais quelle résolution? Voyez, je vous prie, Théotime,
comme il va gravement, fichant et poussant sa conception dans nos coeurs
: estimant ceci, dit-il. Et quoi? Que si un est mort pour tous, donc tous
sont morts, et Jésus-Christ est mort pour tous (2). Il est vrai,
certes, si un Jésus-Christ est mort pour tous, donc tous sont morts
en la personne de cet unique Sauveur qui est mort pour eux, et sa mort
leur doit être imputée, puisqu’elle a été endurée
pour eux et en leur considération.
Mais que s’ensuit-il de cela ? Il m’est advis que j’oye (3) cette bouche
apostolique comme un
(1) Amiable, douce, gracieuse.
(2) II Cor., V, 14.
(3) Il m’est advis que j’oye, il me semble que j’entends.
tonnerre qui exclame aux oreilles de nos coeurs; il s’ensuit donc,
ô chrétiens ! ce que Jésus-Christ a désiré
de nous en mourant pour nous. Mais qu’est-ce qu’il a désiré
de nous? sinon que nous nous conformassions à lui: afin, dit l’Apôtre,
que ceux qui vivent ne vivent plus désormais ô eux-mêmes,
ains ô celui qui est mort et ressuscité pour eux (1). Vrai
Dieu ! Théotime, que cette conséquence est forte en matière
d’amour! Jésus-Christ est mort pour nous, il nous a donné
la vie par sa mort, nous ne vivons que parce qu’il est mort; il est mort
pour nous, à nous et en nous. Notre vie n’est donc plus nôtre,
mais à celui qui nous l’a acquise par sa mort: nous ne devons donc
plus vivre à nous, mais à lui; non en nous, mais en lui;
non pour nous, mais pour lui. Une jeune fille de l’île de Sestos
(2) avait nourri une petite aigle avec le soin que les enfants ont accoutumé
d’employer en telles occupations; l’aigle devenue grande commença
petit à petit à voler et chasser aux oiseaux selon son instinct
naturel; puis s’étant rendue plus forte, elle se rua sur les bêtes
sauvages,.sans jamais manquer d’apporter toujours fidèlement sa
proie à sa chère maîtresse, comme en reconnaissance
de la nourriture qu’elle avait reçue d’icelle. Or, advint que cette
jeune demoiselle mourut un jour, tandis que la pauvre aigle était
au pourchas (3), et son corps, selon la coutume de ce temps et de ce pays-là,
fut mis sur un bûcher en public pour être brûlé;
mais ainsi que la flamme
(1) Cor., V, 15.
(2) Probablement Sestos, ville de Thrace, sur l’Hellespont, vis-à-vis
d’Abydos. Géogr. anc.
(3) Au pourchas, à la poursuite, à la chasse.
du feu commençait à le saisir, l’aigle survint à
grands traits d’ailes, et voyant cet inopiné et triste spectacle,
outrée de douleur, elle lâcha ses serres, et abandonnant sa
proie, se vint jeter sur sa pauvre chère maîtresse, et la
couvrant de ses ailes, comme pour la défendre du feu, ou pour l’embrasser
de pitié, elle demeura ferme et immobile, mourant et brûlant
courageusement avec elle; l’ardeur de son affection ne pouvant céder
la place aux flammes et ardeurs du feu, pour se rendre victime et holocauste
de son brave et prodigieux amour, comme sa maîtresse l’était
de la mort et des flammes.
Ah! Théotime, quel essor nous fait prendre cette aigle ! Le
Sauveur nous a nourris dès notre tendre jeunesse, ainsi il nous
a formés et reçus comme une aimable nourrice, entre les bras
de sa divine providence, dès l’instant de notre conception. Il nous
a rendus siens par le baptême, et nous a nourris tendrement, selon
le coeur et selon le corps, par un amour incompréhensible; et pour
nous acquérir la vie il a supporté la mort, et nous a repus
de sa propre chair et de son propre sang. Eh! que reste-t-il donc? quelle
conclusion avons-nous plus à prendre, mon cher Théotime,
sinon que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, ains
ô celui qui est mort pour eux (1)? c’est-à-dire, que nous
consacrions au divin amour de la mort de notre Sauveur tous les moments
de notre vie, rapportant à sa gloire toutes nos proies, toutes nos
conquêtes, toutes nos oeuvres, toutes nos actions, toutes nos pensées
et toutes nos
(1) II Cor., V, 15.
affections. Voyons-le, Théotime, ce divin Rédempteur
étendu sur la croix comme sur son bûcher d’honneur, où
il meurt d’amour pour nous, mais d’un amour plus douloureux que la mort
même, ou d’une mort plus amoureuse que l’amour même. Eh! que
ne nous jetons-nous en esprit sur lui, pour mourir sur la croix avec lui,
qui, pour l’amour de nous, a bien voulu mourir? Je le tiendrai, devrions-nous
dire, si nous avions la générosité de l’aigle, et
ne le quitterai jamais; je mourrai avec lui et brûlerai dedans les
flammes de son amour : un même feu consumera ce divin Créateur
et sa chétive créature. Mon Jésus est tout mien, et
moi je suis toute sienne (1), je vivrai et mourrai sur sa poitrine, ni
la mort ni la vie ne me séparera jamais de lui (2). Ainsi donc se
fait la sainte extase du vrai amour quand nous ne vivons plus selon les
raisons et inclinations humaines, mais au-dessus d’icelles, selon les inspirations
et instincts du divin Sauveur de nos âmes.
.
CHAPITRE IX
Du suprême effet de l’amour affectif, qui est la mort des amants,
et premièrement de ceux qui moururent en amour.
L’amour est fort comme la mort (3). La mort sépare l’âme
du mourant d’avec son corps et d’avec toutes les choses du monde : l’amour
sacré sépare l’âme de l’amant d’avec son corps et d’avec
toutes
(1) Cant. cant., III, 16.
(2) Rom., VIII, 38, 39.
(3) Cant. cant., VIII, 16.
les choses du monde ; et il n’y a point d’autre différence,
sinon en ce que la mort fait toujours par effet ce que l’amour ne fait
ordinairement que par l’affection. Or je dis ordinairement, Théotime,
parce que quelquefois l’amour sacré est bien si violent, que même
par effet il cause la séparation du corps et de l’âme, faisant
mourir les amants d’une mort très heureuse qui vaut mieux que cent
vies.
Comme c’est le propre des réprouvés de mourir en péché,
aussi est-ce le propre des élus de mourir en l’amour et grâce
de Dieu; mais cela toutefois advient différemment. Le juste ne meurt
jamais à l’imprévu; car c’est avoir bien pourvu à
sa mort que d’avoir persévéré en la justice chrétienne
jusqu’à la fin. Mais il meurt bien quelque-fais de mort subite ou
soudaine. C’est pourquoi l’Eglise toute sage ne nous fait pas simplement
requérir, ès litanies, d’être délivrés
de mort soudaine, mais de mort soudaine et imprévue: pour être
soudaine, elle n’en est pas pire, sinon (1) qu’elle soit encore imprévue.
Si des esprits faibles et vulgaires eussent vu le feu du ciel tomber sur
saint Siméon Stylite, et le tuer, qu~eussent-ils pensé, sinon
des pensées de scandale? Mais l’on n’en doit toutefois point faire
d’autre, sinon que ce grand saint s’étant immolé très
parfaitement à Dieu en son coeur déjà tout consumé
d’amour, le feu vint du ciel pour faire l’holocauste et le brûler
du tout (2); car l’abbé Julien, éloigné d’une journée,
vit l’âme d’icelui montant au ciel, et fit jeter
(1) Si non que, à moins que.
(2) Du tout, entièrement.
de l’encens à même heure pour en rendre grâces à
Dieu. Le bienheureux Hommebon (1), Crémonois, oyant un jour la sainte
messe, planté sur ses deux genoux en extrême dévotion,
ne se leva point à l’évangile, selon la coutume; et pour
cela ceux qui étaient autour de lui le regardèrent, et virent
qu’il était trépassé. Il y a eu de notre âge
de très grands personnages en vertu et doctrine, que l’on a trouvés
morts les uns en un confessionnal, les autres oyant le sermon ; et même
on en a vu quelques-uns tomber morts au sortir de la chaire où ils
avaient prêché avec grande ferveur; morts toutes soudaines,
mais non imprévues. Et combien de gens de bien voit-on mourir apoplectiques,
léthargiques, et en mille sortes fort subitement, et des autres
mourir en rêveries et frénésie, hors de l’usage de
raison ! et tous ceux-ci, avec les enfants baptisés, sont décédés
en grâces et par conséquent en l’amour de Dieu. Mais comme
pouvaient-ils décéder en l’amour de Dieu, puisque même
ils ne pensaient pas en Dieu lors de leur trépas ?
Les savants hommes, Théotime, ne perdent pas leur science en
dormant; autrement ils seraient ignorants à leur réveil,
et faudrait qu’ils retournassent à l’école. Or c’en est de
même de toutes les habitudes de prudence, de tempérance, de
foi, d’espérance, de charité: elles sont toujours dedans
l’esprit des justes, bien qu’ils n’en fassent pas toujours les actions.
En un homme dormant, il semble que toutes ses habitudes dorment avec
(1) Hommebon ou Hommobon de Crémone mourut le 13 novembre 1197,
en assistant à genoux à la messe.
lui, et qu’elles se réveillent aussi avec lui. Ainsi donc l’homme
juste mourant subitement, ou accablé d’une maison qui lui tombe
dessus, ou tué par la foudre, ou suffoqué d’un catarrhe,
ou bien mourant hors de son bon sens par la violence de quelque fièvre
chaude, il ne meurt certes pas en L’exercice de l’amour divin; mais il
meurt néanmoins en l’amour d’icelui, dont le Sage a dit : Le juste,
s’il est prévenu de la mort, il sera en réfrigère
(1) ; car il suffit, pour obtenir la vie éternelle, de mourir en
l’état et l’habitude de l’amour et charité.
Plusieurs saints néanmoins sont morts non seulement en charité
et avec l’habitude de l’amour céleste, mais aussi en l’action et
pratique d’icelui. Saint Augustin mourut en l’exercice de la sainte contrition,
qui n’est pas sans amour; saint Jérôme exhortant ses chers
enfants à l’autour de Dieu, du prochain et de la vertu; saint Ambroise,
tout ravi, devisant doucement avec son Sauveur soudain après avoir
reçu le très divin sacrement de l’autel; saint Antoine de
Padoue, après avoir récité une hymne à la glorieuse
Vierge mère, et parlant en grande joie avec Je Sauveur; saint Thomas
d’Aquin joignant les mains, élevant ses yeux au ciel, haussant fortement
sa voix, et prononçant, par manière d’élans, avec
grande ferveur, ces paroles du Cantique, qui étaient les dernières
qu’il avait exposées : Venez, ô mon cher bien-aimé,
et sortons ensemble aux champs (2). Tous les Apôtres et
(1) Sap., IV, 7. — En refrigère, in refrigerio dans le texte,
lieu du rafraîchissement par opposition aux flammes de l’enfer.
(2) Cant. cant., VII, 11.
presque tous les martyrs sont morts en priant Dieu: le bienheureux
et vénérable Bède ayant su par révélation
l’heure de son trépas, alla à vêpres (et c’était
le jour de l’Ascension), et se tenant debout, appuyé seulement aux
accoudoirs de son siège, sans maladie quelconque, finit sa vie au
même instant qu’il finit de chanter vêpres, comme justement
pour suivre son maître montant au ciel, afin d’y jouir du beau matin
de l’éternité qui n’a point de vêpres (1). Jean Gerson,
chancelier de l’université de Paris, homme si docte et si pieux,
que, comme dit Sixtus Senensis (2), on ne peut discerner s’il a surpassé
sa doctrine par la piété, ou sa piété par la
doctrine, ayant expliqué les cinquante propriétés
de l’amour divin marquées au Cantique des cantiques, trois jours
après montrant un visage et un coeur fort vifs, expira, prononçant
et répétant plusieurs fois, par manière d’oraison
jaculatoire, ces saintes paroles tirées du même Cantique :
O Dieu, votre dilection est forte comme la mort (3). Saint Martin, comme
chacun sait, mourut si attentif à l’exercice de dévotion,
qu’il ne se peut rien dire de plus. Saint Louis, ce grand roi entre les
saints, et grand saint entre les rois, frappé de pestilence, ne
cessa jamais de prier : puis ayant reçu le divin viatique, étendant
les bras en croix, les yeux fixés au ciel, expira, soupirant ardemment
ces paroles d’une parfaite confiance amoureuse : Eh! Seigneur, j’entrerai
en votre maison, je vous adorerai en votre
(1) Vêpres, soir.
(2) Sixtus Senensis, Sixte de Sienne. V. t. Ier, préface.
(3) Cant. cant., VIII, 6.
saint temple, et bénirai votre nom (1). Saint Pierre Célestin,
tout détrempé en- des cruelles afflictions qu’on ne peut
bonnement dire, étant arrivé à la fin de ses jours,
se mit à chanter comme un cygne sacré le dernier des psaumes,
et acheva son chant et sa vie en ces amoureuses paroles : Que tous esprit
loue le Seigneur (2)! L’admirable et sainte Eusèbe, surnommée
l’Étrangère, mourut à genoux en une fervente prière;
saint Pierre le martyr, écrivant avec son doigt et de son propre
sang la confession de la foi pour laquelle il mourait, et disant ces paroles
: Seigneur, je recommande mon esprit en vos mains (3) ; et le grand. apôtre
des Japonais, François Xavier, tenant et baisant l’image du crucifix,
et répétant à tout coup ces élans d’esprit:
O Jésus, le Dieu de mon coeur !
.
CHAPITRE X
De ceux qui moururent par l’amour et pour l’amour divin.
Tous les martyrs, Théotime, moururent pour l’amour divin: car
quand on dît que plusieurs sont morts pour la foi, on ne doit pas
entendre que ç’ait été pour la foi morte, aine pour
la foi vivante, c’est-à-dire, animée de la charité.
Aussi la confession de la foi n’est pas tant un acte de l’entendement et
de la foi, comme c’est. un acte de la volonté et. de l’amour de
Dieu. Et. c’est pourquoi
(1) Ps., V, 8.
(2) Ps., CL, 6.
(3) Ps., XXX, 6
le grand saint Pierre, gardant la foi dans son âme au jour de
la Passion, perdit néanmoins la charité, ne voulant pas avouer
de bouche pour son maître celui qu’il reconnaissait pour tel en son
coeur. Mais pourtant il y a eu des martyrs qui moururent expressément
pour la charité seule : comme le grand précurseur du Sauveur,
qui fut martyrisé pour la correction fraternelle; et les glorieux
princes des apôtres, saint Pierre et saint Paul, mais principalement
saint Paul, moururent pour avoir converti à la sainteté et
chasteté les femmes que l’infâme Néron avait débauchées;
les saints évêques Stanislas et Thomas de Cantorbéry
furent aussi tués pour un sujet qui ne regardait pas la foi, mais
la charité. Et enfin une grande partie de saintes vierges et martyres
furent massacrées pour le zèle qu’elles eurent à garder
la chasteté, que la charité leur avait fait dédier
à l’époux céleste.
Mais il y en a entre les amants sacrés qui s’abandonnent si
absolument aux exercices de l’amour divin, que ce saint feu les dévore,
et consume leur vie. Le regret quelquefois empêche si longuement
les affligés de boire, de manger, de dormir, qu’enfin affaiblis
et alangouris (4), ils meurent, et lors le vulgaire dit qu’ils sont morts
de regret : mais ce n’est pas la vérité, car ils meurent
de défaillance de forces et d’inanition, Il est vrai que cette défaillance
leur étant arrivée à cause du regret, il faut avouer
que s’ils ne sont pas morts de regret, ils sont morts à cause du
regret et par le regret. Ainsi, mon cher Théotimo,
(1) Alangouris, alanguis, languissants.
quand l’ardeur du saint amour est grande, elle donne tant d’assauts
au coeur, elle le blesse si souvent, elle lui cause tant de langueurs,
elle le porte en des extases et ravissements si fréquents, que par
ce moyen l’âme presque tout occupée en Dieu, ne pouvant fournir
assez d’assistance à la nature pour faire la digestion et nourriture
convenable, les forces animales et vitales commencent à manquer
petit à petit, la vie s’accourcit, et le trépas arrive.
O Dieu! Théotime, que cette mort est heureuse! Que douce est
cette amoureuse sagette (1), qui, nous blessant de cette plaie incurable
de la sacrée dilection, nous rend pour jamais languissants et malades
d’un battement de coeur si pressant, qu’enfin il faut mourir. De combien
pensez-vous que ces sacrées langueurs, et les travaux supportés
pour la charité, avançassent les jours aux divins amants,
comme à sainte Catherine de Sienne, à saint François,
au petit Stanislas Kostka, à saint Charles, et à plusieurs
centaines d’autres, qui moururent si jeunes? Certes, quant à saint
François, dès qu’il eut reçu les saintes (2) stigmates
de son maître, il eut de si fortes et pénibles douleurs, tranchées,
convulsions et maladies, qu’il ne lui demeura que la peau et les os, et
semblait plutôt une anatomie, ou une image de la mort, qu’un homme
vivant et respirant encore.
(1) Sagette, flèche.
(2) Saintes pour sainte.
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CHAPITRE XI
Que quelques-uns entre les divins amants moururent encore d’amour.
Tous les élus donc, Théotime, meurent en l’habitude de
l’amour sacré ; mais quelques-uns, outre cela, meurent en l’exercice
de ce saint amour ; les autres pour cet amour; et d’autres par ce même
amour. Mais ce qui appartient au souverain degré d’amour, c’est
que quelques-ans meurent d’amour; et c’est lorsque non seulement l’amour
blesse l’âme, en sorte qu’il la met en langueur, mais quand il la
transperce, donnant son coup droit dans le milieu du coeur, et si fortement
qu’il pousse l’âme dehors de son corps; ce qui se fait ainsi : L’âme
attirée puissamment par les suavités divines de son bien-aimé,
pour correspondre de son côté à ses doux attraits,
elle s’élance de force et tant qu’elle peut devers ce désirable
ami attrayant; et ne pouvant tirer son corps après soi, plutôt
que de s’arrêter avec lui parmi les misères de cette vie,
elle le quitte et se sépare, volant seule comme une belle colombelle
(1) dans le sein délicieux de son céleste époux. Elle
s’élance en son bien-aimé, et son bien-aimé la tire
et ravit à soi; et comme l’époux quitte père et mère
pour se joindre à sa bien-aimée (2), ainsi cette chaste épouse
quitte la chair pour s’unir à son bien-aimé. Or c’est le
plus violent effet que l’amour fasse en une âme, et qui requiert
auparavant une grande nudité (3)
(1) Colombelle, jeune colombe.
(2) Gen., II, 24.
(3) Nudité, dépouillement.
de toutes les affections qui peuvent tenir le coeur attaché
ou au monde ou. au corps; en sorte que comme la feu ayant séparé
petit à petit l’essence de sa. masse, et l’ayant du- tout épurée,
fait enfla sortir la quintessence: aussi le saint amour ayant retiré
le. coeur humain de toutes humeurs, inclinations et passions, autant qu’il
se peut, il en fait par après sortir l’âme, afin que, par
cette mort précieuse aux yeux divins, elle passe en la. gloire immortelle.
Le grand saint François, qui en ce sujet de l’amour céleste
me revient toujours devant, les yeux, ne pouvait pas échapper qu’il
ne mourût par l’amour, à cause de la multitude et grandeur
des langueurs, extases et défaillances que sa dilection envers Dieu
lui donnait; mais outre cela, Dieu qui l’avait exposé à la
vue de tout le monde comme un miracle d’amour, voulut que non seulement
il mourût pour l’amour, ains qu’il mourût encore d’amour. Car
voyez, je vous supplie, Théotime, son trépas. Se voyant sur
le point de son départ, il se fit mettre nu sur la terre; puis ayant
reçu un habit en aumône, duquel on le vêtit, il harangua
ses frères, les animant à l’amour et crainte de Dieu et de
l’Eglise, fit lire la passion du Sauveur, puis commença avec une
ardeur extrême. à prononcer, le psaume CXLI : J’ai crié
de ma voir au Seigneur, j’ai supplié de ma voix le Seigneur (1);
et ayant prononcé ces dernières paroles : O Seigneur, tirez
mon âme de la prison, afin que je bénisse votre saint nom;
les justes m’attendent jus qu’à ce que vous me guerdonniez (2),
il expira
(1) Ps., CXLI, 2.
(2) Ibid., 8. — Guerdonniez, récompensiez.
l’an quarante-cinquième de son age. Qui ne voit, je vous prie,
Théotime, que cet homme séraphique, qui avait tant désiré
d’être martyrisé et de mourir pour l’amour, mourut enfin d’amour,
ainsi que je l’ai expliqué ailleurs?
Sainte Magdeleine ayant, l’espace de trente ans, demeuré en
la grotte que l’on voit encore en Provence, ravie tous les jours sept fois,
et élevée en l’air par les anges, comme pour aller chanter
les sept heures canoniques en leur choeur; enfin un jour de dimanche elle
vint à l’église, en laquelle son cher évêque
saint Maximin la trouvant en contemplation, les yeux pleins de larmes et
les bras élevés, il la communia; et tôt après
elle rendit son bienheureux esprit, qui derechef alla pour jamais aux pieds
de son Sauveur jouir de la meilleure part qu’elle avait déjà
choisie en ce monde (1).
Saint Basile avait fait une étroite amitié avec un grand
médecin, juif de nation et de religion, en l’intention de l’attirer
à la foi de notre Seigneur: ce que toutefois il ne put oncques faire,
jusques à ce que rompu de jeûnes, veilles et travaux, étant
arrivé à l’article de la mort, il s’enquit du médecin
quelle opinion il avait de sa santé, le conjurant de lui dire franchement;
ce que le médecin fit, et lui ayant tâté le pouls :
Il n’y a plus, dit-il, aucun remède ; devant que le soleil soit
couché, vous trépasserez. Mais que direz-vous, répliqua
alors le malade, si je suis encore demain en vie ? Je me ferai chrétien,
je vous le promets, dit le médecin. Le saint pria donc Dieu, et
impétra (2)
(1) Luc., X, 43.
(2) Impétra, obtint.
la prolongation de sa vie corporelle en faveur de la spirituelle de
son médecin, lequel ayant vu cette merveille, se convertit; et saint
Basile se levant courageusement du lit, alla à l’église,
et le baptisa avec toute sa famille; puis étant revenu en sa chambre
et remis dans son lit, après s’être assez, longuement entretenu
par l’oraison avec notre Seigneur, il exhorta saintement les assistants
à servir Dieu de tout leur coeur; et enfin voyant les anges venir
à lui, prononçant avec extrême suavité ces paroles
: Mon Dieu, je vous recommande mon âme et la remets entre vos mains,
il expira ; et le pauvre médecin converti le voyant trépassé,
l’embrassant et fondant en larmes sur icelui : O grand Basile, serviteur
de Dieu, dit-il, en vérité si vous eussiez voulu, vous ne
fussiez non plus (1) mort aujourd’hui qu’hier. Qui ne voit que cette mort-
fut toute d’amour? Et la bienheureuse mère Térèse
de Jésus révéla, après son trépas, qu’elle
était morte d’un assaut et impétuosité d’amour qui
avait été si violent, que la nature ne le pouvant supporter,
l’âme s’en était allée vers le bien-aimé, objet
de ses affections.
.
CHAPITRE XII
Histoire merveilleuse du trépas d’un gentilhomme qui mourut
d’amour sur le mont d’Olivet (2).
Outre ce qui a été dit, j’ai trouvé une histoire,
laquelle pour être extrêmement admirable, n’en
(1) Non plus, pas plus.
(2) Sur le mont d’Olivet, la montagne des Oliviers, in monte Oliveti
du texte latin.
est que plus croyable aux amants sacrés, puisque, comme dit
le saint apôtre, la charité croit très volontiers toutes
choses (1), c’est-à-dire, elle ne pense pas aisément qu’on
mente; et s’il n’y a des masques apparentes de fausseté en ce qu’on
lui représente, elle ne fait pas difficulté de les croire,
mais surtout quand ce sont choses qui exaltent et magnifient l’amour de
Dieu envers les hommes, ou l’amour des hommes envers Dieu; d’autant que
la charité, qui est reine souveraine des vertus, se plaît,
à la façon des princes, ès choses qui servent à
la gloire de son empire et domination. Et bien que le récit que
je veux faire ne soit ni tant publié, ni si bien témoigné,
comme la grandeur de la merveille qu’il contient le requerrait, il ne perd
pas pour cela sa vérité; car, comme dit excellemment saint
Augustin, à peine sait-on les miracles, pour magnifiques qu’ils
soient, au lieu même où ils se font, et encore que ceux qui
les ont vus les racontent, on a peine de les croire mais ils ne laissent
pas pour cela d’être véritables; et, en matière de
religion, les âmes bien faites ont plus de suavité en croire
les choses esquelles il y a plus de difficulté et d’admiration.
Un fort illustre et vertueux chevalier alla donc un jour outre mer
en Palestine, pour visiter les saints lieux esquels notre Seigneur avait
fait les oeuvres de notre rédemption; et pour commencer dignement
ce saint exercice, avant toutes choses, il se confessa et communia dévotement:
puis alla n premier lien en la. ville de Nazareth où l’ange annonça
à la Vierge très sainte la très sacrée
(1) I Cor. , XIII, 4, 7.
incarnation, et où se fit la très adorable conception
du Verbe éternel ; et là ce digne pèlerin se mit à
contempler l’abîme de la bonté céleste qui avait daigné
prendre chair humaine pour retirer l’homme de la perdition. De là
il passa en Bethléem au lieu de la nativité, où L’on
ne saurait dire combien de larmes il répandit, contemplant celles
desquelles le Fils de Dieu, petit enfant de la Vierge, avait arrosé
ce saint étable (1), baisant et rebaisant cent fois cette terre
sacrée, et léchant la poussière sur laquelle la. première
enfance du divin poupon avait été reçue. De Bethléem
il alla en Bethabara (2), et passa jusqu’au petit lieu de Béthanie,
où se ressouvenant que notre Seigneur s’était dévêtu
peur être baptisé, il se dépouilla aussi lui-même,
et entrant dans le Jourdain, se lavant et buvant des eaux d’icelui, il
lui était advis d’y voir son Sauveur recevant le baptême par
la main de son précurseur, et le Saint-Esprit descendant visiblement
sur icelui sous la forme de colombe, avec les cieux encore ouverts, d’où,
ce lui semblait, descendait la voix du Père éternel, disant:
Celui-ci est mon Fils bien-aimé auquel je me complais (3). De Béthanie
il va dans le désert, et y voit, des yeux de son esprit, le Sauveur
jeûnant, combattant et vainquant l’ennemi, puis les anges qui le
servent de viandes admirables. De là il va sur la montagne de Thabor,
où il voit le Sauveur transfiguré; puis en la montagne de
Sion, où il voit, ce lui semble encore, notre Seigneur
(1) Ce saint étable, le masculin pour le féminin.
(2) Bethabara, ville de la tribu de Benjamin où vint Josué.
(3) Matth., XVII, 5.
agenouillé dans le cénacle, lavant les pieds aux disciples,
et leur distribuant par après son divin corps en la sacrée
Eucharistie. Il passe le torrent de Cédron, et va au jardin de Gethsémani,
où son coeur se fond ès larmes d’une très aimable
douleur, lorsqu’il s’y représente son cher Sauveur suer le sang
en cette extrême agonie qu’il y souffrait, puis tôt après,
lié, garrotté et mené en Jérusalem, où
il s’achemine aussi, suivant partout les traces de son bien-aimé
; et le voit en imagination, tramé çà et là
chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérode, fouetté,
baffoué, craché (1), couronné d’épines, présenté
au peuple, condamné à mort, chargé de sa croix, laquelle
il porte, et la portant, fait la pitoyable rencontre de sa mère
toute détrempée de douleur et des dames de Jérusalem
pleurantes sur lui. Il monte enfin ce dévot pèlerin sur le
mont Calvaire, ‘où il voit en esprit la croix étendue sur
terre, et notre Seigneur que l’on renverse, que l’on, cloue pieds et mains
sur iodle très cruellement. Il contemple de suite comme on lève
la croix et le crucifié en l’air, et le sang qui ruisselle de tous
les endroits de son divin corps. Il regarde la pauvre sacrée Vierge
toute transpercée du glaive de douleur (2) ;. puis il tourne les
yeux sur le Sauveur crucifié, duquel il écoute les sept paroles
avec un amour non pareil; et enfin le voit mourant, puis mort, puis recevant
le coup de lance, et montrant par l’ouverture de la plaie son coeur divin
; puis ôté de la croix et porté au sépulcre,
où il va le suivant
(1) Craché, couvert de crachats.
(2) Luc., II, 35.
jetant une mer de larmes sur les lieux détrempés du sang
de son Rédempteur : si qu’il entre dans le sépulcre, et ensevelit
son coeur auprès du corps de son Maître ; puis ressuscitant
avec lui, il va en Emmaüs, et voit tout ce qui se passe entre le Seigneur
et les deux disciples; et enfin revenant sur le mont Olivet où se
fit le mystère de l’Ascension, et en voyant les dernières
marques et vestiges des pieds du divin Sauveur, prosterné sur icelles,
et baisant mille et mille fois avec des soupirs d’un amour infini, il commença
à retirer à soi toutes les forces ,de ses affections, comme
un archer retire la corde de sou arc quand il veut décocher sa flèche;
puis se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel : O Jésus,
dit-il, mon doux Jésus, je ne sais plus où vous chercher
et suivre en terre. Eh! Jésus, Jésus, mon amour, accordez
donc à ce coeur qu’il vous suive et s’en aille après vous
là-haut; et avec ces ardentes paroles, il lança quant et
quant (1) son âme au ciel, comme une sacrée sagette, que comme
divin archer il tira au blanc de son très heureux objet.
Mais ses compagnons et serviteurs qui virent ainsi subitement tomber
comme mort ce pauvre amant, étonnés de cet accident, coururent
de force au médecin, qui venant trouva qu’en effet il était
trépassé; et pour faire jugement assuré des causes
d’une mort tant inopinée, s’enquiert de quelle complexion, de quelles
moeurs et de quelle humeur était le défunt, et il apprit
qu’il était d’un naturel tout doux, aimable, dévot à
merveille, et
(1) Quant et quant, pour quand et quand, avec, en même temps.
grandement ardent en l’amour de Dieu. Sur quoi, sans doute, dit le
médecin, son coeur s’est donc éclaté d’excès
et de ferveur d’amour. Et afin de mieux affermir son jugement, il le voulut
ouvrir et trouva ce brave coeur ouvert avec ce sacré mot gravé
au dedans d’icelui; Jésus mon amour! L’amour donc fit en ce coeur
l’office de la mort, séparant l’âme du corps sans concurrence
d’aucune autre cause. Et c’est saint Bernardin de Sienne, auteur fort docte
et fort saint,, qui fait ce récit au premier de ses sermons de l’Ascension.
Certes, un autre auteur presque du même âge, qui a célé
son nom par humilité, mais qui serait néanmoins digne d’être
nommé, en un livre qu’il a intitulé Miroir des spirituels,,
raconte une antre histoire encore plus admirable; car il dit qu’ès
quartiers de Provence il y avait un seigneur grandement adonné à
l’amour de Dieu et à la dévotion du très saint Sacrement
de l’autel. Or, un jour étant extrêmement affligé d’une
maladie qui lui donnait des vomissements continuels, ou lui apporta la
divine communion, laquelle n’osant recevoir à cause du danger qu’il
y avait de la rejeter, il supplia son curé de la lui mettre sur
la poitrine, et le signer avec icelle du signe de la croix, ce qui fut
fait, et en un moment, cette poitrine enflammée du saint amour se
fendit, et tira dedans soi le céleste aliment dans lequel était
le bien-aime, et à même temps expira. Je vois bien à
la vérité que cette histoire est grandement extraordinaire,
et qui mériterait un témoignage du plus grand poids; mais
après la très véritable histoire du coeur fendu de
sainte Claire de Monfalcon, que tout le monde peut voir encore maintenant,
et celle des stigmates de saint François qui est très assurée,
mon âme ne trouve rien de malaisé à croire parmi les
effets du divin amour.
.
CHAPITRE XIII
Que la très sacrée Vierge mère de Dieu mourut
d’amour pour son fils.
On ne peut quasi pas bonnement douter que le grand saint Joseph ne
fût trépassé avant la Passion et mort du Sauveur, qui
sans cela n’eût pas recommandé sa mère à saint
Jean. Et comme pourrait-on donc imaginer que le cher enfant de son coeur,
son nourrisson bien-aimé, ne l’assistât à l’heure de
son passage? Bienheureux sont les miséricordieux, car ils obtiendront
miséricorde (1). Hélas! combien de douceur, de charité
et de miséricorde furent exercées par ce bon père
nourricier envers le Sauveur lorsqu’il naquit petit enfant au monde ! Et
qui pourrait donc croire qu’icelui sortant de ce monde, ce divin Fils ne
lui rendit la pareille au centuple (2), le comblant de suavités
célestes? Les cigognes sont un vrai portrait de la mutuelle piété
des enfants envers les pères, et des pères envers les enfants;
car comme ce sont des oiseaux passagers, elles portent leurs pères
et mères vieux en leurs passages, ainsi qu’étant encore petites
leurs pères et mères les avaient portées en même
occasion. Quand le Sauveur était encore petit, le grand Joseph son
père nourricier, et la très
(1) Matth., V, 7.
(2) Matth,, XIX, 29.
glorieuse Vierge sa mère l’avaient porté maintes fois,
et spécialement au passage qu’ils firent de Judée en Egypte,
et d’Egypte en Judée. Eh! qui doutera donc que ce saint père,
parvenu à la fin de ses jours, n’ait réciproquement été
porté par son divin nourrisson, au passage de ce monde en l’autre,
dans le sein d’Abraham, pour de là le transporter dans le sien à
la gloire, le jour de son ascension? Un saint qui avait tant aimé
en sa vie ne pouvait mourir que d’amour: car son âme ne pouvant à
souhait aimer son cher Jésus entre les distractions de cette vie,
et ayant achevé le service qui était requis au bas-âge
d’icelui, que restait-il sinon qu’il dit au Père éternel
: O Père ! j’ai accompli l’oeuvre que vous m’aviez donnée
à charge (1)? et puis au Fils : O mon enfant! comme votre père
céleste remit votre corps entre mes mains au jour de votre venue
au monde, ainsi en ce jour de mon départ de ce monde je remets mon
esprit entre les vôtres.
Telle, comme je pense, fut la mort de ce grand patriarche, homme choisi
pour faire les plus tendres et amoureux offices qui furent ni seront jamais
faits à l’endroit du Fils de Dieu, après ceux qui furent
pratiqués par sa céleste épouse, vraie mère
naturelle de ce même fils, de laquelle il est impossible d’imaginer
qu’elle soit morte d’autre sorte de mort que de celle d’amour, mort la
plus noble de toutes, et due par conséquent à la plus noble
vie qui fût oncques entre les créatures, mort de laquelle
les anges mêmes désireraient de mourir, s’ils étaient
capables de mort. Si les
(1) Joan., XVII, 4.
premiers chrétiens furent dits n’avoir qu’un coeur et une âme
(1), à cause de leur parfaite mutuelle dilection, si saint Paul
ne vivait plus lui-même, ains Jésus-Christ vivait en lui,
à raison de l’extrême union de son coeur à celui de
son Maître, par laquelle son âme était comme morte en
son coeur qu’elle animait, pour vivre dans le coeur de son divin Sauveur;
ô vrai Dieu, combien est-il plus véritable que la sacrée
Vierge et son Fils n’avaient qu’une âme, qu’un coeur et qu’une vie;
en sorte que cette sacrée mère, vivant, ne vivait pas elle,
mais son Fils vivait en elle! Mère la plus amante et la plus aimée
qui pouvait jamais être, mais amante et aimée d’un amour incomparablement
plus éminent que celui de tous les ordres des anges et des hommes,
à mesure que les noms de mère unique et de fils unique sont
aussi des noms au-dessus de tous autres noms en matière d’amour.
Et je dis de mère unique et d’enfant unique, parce que tous les
autres enfants des hommes partagent la reconnaissance de leur production
entre le père et la mère. Mais en celui-ci comme toute sa
naissance humaine dépendit de sa seule mère, laquelle seule
contribua (2) ce qui était requis à la vertu du Saint-Esprit
pour la conception de ce divin enfant, aussi à elle seule fut dû
et rendu tout l’amour qui provient de la production, de sorte que ce fils
et cette mère furent unis d’une union d’autant, plus excellente
qu’elle a un nom différent en amour par-dessus tous les autres noms;
car à qui de tous les
(1) Act., IV, 32.
(2) Contribua, fournit, donna.
séraphins appartient-il de dire au Sauveur: Vous êtes
mon vrai fils, et je vous aime comme mon vrai fils? et à qui de
toutes les créatures fut-il jamais dit par le Sauveur.: Vous êtes
ma vraie mère, et je vous aime comme ma vraie mère; vous
êtes ma vraie mère toute mienne, et je suis votre vrai fils
tout vôtre? Si donc un serviteur amant osa bien dire, et le dit en
vérité, qu’il n’avait point d’autre vie que celle de son
maître, hélas! combien hardiment et ardemment devait. exclamer
cette mère : Je n’ai point d’autre vie que la vie de mon fils, ma
vie est toute en la sienne, et la sienne toute en la mienne! Car ce n’était
plus union, ains unité de coeur, d’âme et de vie entre cette
mère et ce fils.
Or, si cette mère vécut de la vie de son Fils, elle mourut
aussi de la mort de son Fils; car quelle (1) est la vie, telle est la mort.
Le phénix, comme on dit, étant fort envieilli, ramasse sur
le haut d’une montagne une quantité de bois aromatiques sur lesquels,
comme sur son lit d’honneur, il va finir ses jours ; car lorsque le soleil
au fort de son midi jette ses rayons plus ardents, ce tout unique oiseau,
pour contribuer à l’ardeur du soleil un surcroît d’action,
ne cesse point de battre-des ailes sur son bûcher jusqu’à
ce qu’il lui ait fait prendre feu, et, brûlant avec icelui, il se
consume et meurt entre ses flammes odorantes. De même, Théotime,
la Vierge mère ayant assemblé en son esprit, par une vive
et continuelle mémoire, tous les plus aimables mystères de
la vie et mort de son Fils, et recevant toujours à droit
(1) Quelle... telle, pour telle, telle, qualis talis, en latin,
fil (1) parmi cela les plus ardentes inspirations que son Fils soleil
de justice, jetât sur les humains au plus fort du midi de sa charité,
puis d’ailleurs faisant aussi de son côté un perpétuel
mouvement de contemplation; enfin le feu sacré de divin amour la
consuma toute comme un holocauste de suavité, de sorte qu’elle en
mourut, son âme étant toute ravie et transportée entre
les bras de la dilection de son Fils. O mort amoureusement vitale ! ô
amour vitalement mortel!
Plusieurs amants sacrés furent présents à la mort
du Sauveur, entre lesquels ceux qui eurent le plus d’amour eurent le plus
de douleur : car l’amour alors était tout détrempé
en la douleur, et la douleur en l’amour : et tous ceux qui pour leur Sauveur
étaient passionnés d’amour, furent amoureux de sa passion
et douleur; mais la douce mère, qui aimait plus que tous, fut plus
que tous outre-percée du glaive de douleur (2). La douleur du Fils
fut alors une épée tranchante qui passa au-travers du coeur
de la mère, d’autant que ce coeur de mère était collé,
joint et uni à son Fils d’une union si parfaite que rien ne pouvait
blesser l’un qu’il ne navrât aussi vivement l’autre. Or, cette-poitrine
maternelle étant ainsi blessée d’amour, non seulement ne
chercha pas la guérison de sa blessure, mais aima sa blessure plus
que toute guérison, gardant chèrement les traits de douleur
qu’elle avait reçus, à cause de l’amour qui les avait décochés
dans son coeur, et désirant continuellement d’en mourir, puisque
son Fils en était
(1) A droit fil, directement.
(2) Luc., II, 35.
mort, qui, comme dit toute l’Ecriture sainte et tous les docteurs,
mourut entre les flammes de la charité, holocauste parfait pour
tous les péchés du monde.
.
CHAPITRE XIV
Que la glorieuse Vierge mourut d’un amour extrêmement doux et
tranquille.
On dit d’un côté que Notre-Dame révéla à
sainte Mathilde que la maladie de laquelle elle mourut ne fut autre chose
qu’un assaut impétueux du divin amour; mais sainte Brigitte et saint
Jean Damascène témoignent qu’elle mourut d’une mort extrêmement
paisible; et l’un et l’autre est vrai, Théotime.
Les étoiles sont merveilleusement belles à voir, et jettent
des clartés agréables; mais si vous y avez pris garde, c’est
par brillements (1), étincellements et élans qu’elles produisent
leurs rayons, comme si elles enfantaient la lumière avec effort
à diverses reprises, soit que leur clarté étant faible
ne puisse pas agir si continuellement avec égalité, soit
que nos yeux imbéciles ne fassent pas leur vue constante et ferme
à cause de la grande distance qui est entre eux et ces astres. Ainsi,
pour ordinaire, les saints qui moururent d’amour sentirent une grande variété
d’accidents et de symptômes de dilection avant que d’en venir au
trépas, force élans, force assauts, force extases, force
langueurs, force agonies, et semblait que leur amour
(1) Brillements, éclats soudaine
enfantât par effort et à plusieurs reprises leur bienheureuse
mort : ce qui se fit à cause de la débilité de leur
amour, non encore absolument parfait, qui ne pouvait pas continuer sa dilection
avec une égale fermeté.
Mais ce fut tout autre chose en la très sainte Vierge; car comme
nous voyons croître la belle aube du jour, non à diverses
reprises et par secousses, ains par une certaine dilatation et croissance
continue, qui est presque insensiblement sensible, en sorte que vraiment
on la voit croître en clarté, mais si également que
nul n’aperçoit aucune interruption, séparation ou discontinuation
de ses accroissements; ainsi le divin amour croissait à chaque moment
dans le coeur virginal de notre glorieuse Dame, mais par des croissances
douces, paisibles et continues, sans agitation, ni secousse, ni violence
quelconque. Ah! non, Théotime, il ne faut pas mettre une impétuosité
d’agitation en ce céleste amour du coeur maternel de la Vierge;
car l’amour, de soi-même, est doux, gracieux, paisible et tranquille.
Que s’il fait quelquefois des assauts, s’il donne des secousses à
l’esprit, c’est parce qu’il trouve de la résistance.
Mais quand les passages de l’âme lui sont ouverts sans opposition
ni contrariété, il fait ses progrès paisiblement avec
une suavité nonpareille. Ainsi donc la sainte dilection employait
sa force dans le coeur virginal de sa mère sacrée, sans effort
ni violente impétuosité, d’autant qu’elle ne trouvait ni
résistance ni empêchement quelconque; car comme l’on voit
les grands fleuves faire des bouillons et rejaillissements avec grand bruit
ès endroits raboteux, esquels les rochers font des bancs et écueils,
qui s’opposent et empêchent l’écoulement des eaux, ou au contraire
se trouvant en la plaine ils coulent et flottent doucement sans effort,
de même le divin amour trouvant ès âmes humaines plusieurs
empêchements et résistances, comme à la vérité
toutes en ont, quoique différemment, il y fait des violences, combattant
les mauvaises inclinations, frappant le coeur, poussant la volonté
par diverses agitations et différents efforts, afin de se faire
faire place, ou du moins outre-passer ces obstacles.
Mais en la Vierge sabrée, tout favorisait et secondait le cours
de l’amour céleste. Les progrès et accroissements d’icelui
se faisaient incomparablement plus grands qu’en tout le reste des créatures,
progrès néanmoins infiniment doux, paisibles et tranquilles.
Non, elle ne se pâma pas d’amour ni de compassion auprès de
la croix de son Fils, encore qu’elle eût alors le plus ardent et
plus douloureux accès d’amour qu’on puisse imaginer; car bien que
l’accès fût extrême, si fut-il toutefois également
fort et doux tout ensemble, puissant et tranquille, actif et paisible,
composé d’une chaleur aiguë, mais suave.
Je ne dis pas, Théotime, qu’en l’âme de la très
sainte Vierge il n’y eût deux portions, et par conséquent
deux appétits : l’un selon l’esprit et la raison supérieure,
l’autre selon les sens et la raison inférieure; en sorte qu’elle
pouvait sentir des répugnances et contrariétés de
l’un à l’autre appétit; car ce travail se trouva même
en notre Seigneur son Fils: mais je dis qu’en cette céleste mère
toutes les affections étaient si bien rangées et ordonnées
que le divin amour exerçait en elle son empire et sa domination
très paisiblement, sans être troublée par la diversité
des volontés ou appétits, ni par la contrariété
des sens; parce que les répugnances de l’appétit naturel,
ni les mouvements des sens n’arrivaient jamais jusqu’au péché,
non pas même jusqu’au péché véniel; ains au
contraire tout cela était saintement et fidèlement employé
au service du saint amour pour l’exercice des autres vertus, lesquelles
pour la plupart ne peuvent être pratiquées qu’entre les difficultés,
oppositions et contradictions.
Les épines, selon l’opinion vulgaire, sont non seulement différentes,
mais aussi contraires aux fleurs, et semble que, s’il n’y en avait point
au monde, la chose en irait mieux: qui a fait penser à saint Ambroise
que sans le péché il n’en serait point. Mais toutefois, puisqu’il
y en a, le bon laboureur les rend utiles, et en fait des haies et clôtures
autour des champs et jeunes arbres, auxquels elles servent de défenses
et remparts contre les animaux. Ainsi la glorieuse Vierge ayant eu part
à toutes les misères du genre humain, excepté celles
qui tendent immédiatement au péché, elle les employa
très utilement pour l’exercice et accroissement des saintes vertus
de force, tempérance, justice et prudence, pauvreté, humilité,
souffrance, compassion ; de sorte qu’elles ne donnaient aucun empêchement,
ains beaucoup d’occasions à l’amour céleste de se renforcer
par des continuels exercices et avancements et chez elle, Magdeleine ne
se divertit(1) point de l’attention avec laquelle elle reçoit les
impressions
(1) Divertit, détourne.
amoureuses du Sauveur, pour toute l’ardeur et sollicitude que Marthe
peut avoir: elle a choisi l’amour de son Fils, et rien ne le lui ôte.
L’aimant, comme chacun sait, Théotime, tire naturellement à
soi le fer par une vertu secrète et très admirable; mais
pourtant cinq choses empêchent cette opération :1° la
trop grande distance de l’un à l’autre ; 2° s’il y a quelque
diamant entre deux ; 3° si le fer est engraissé ; 4° s’il
est frotté d’un ail ; 5° si le fer est trop pesant. Notre coeur
est fait pour Dieu, qui l’allèche continuellement, et ne cesse de
jeter en lui les attraits de son céleste amour. Mais cinq choses
empêchent la sainte attraction d’opérer : 1° le péché
qui nous éloigne de Dieu ; 2° l’affection aux richesses; 3°
les plaisirs sensuels; 4° l’orgueil et vanité ; 5° l’amour-propre
avec la multitude des passions déréglées qu’il produit,
et qui sont en nous un pesant fardeau, lequel nous accable. Or, nul de
ces empêchements n’eut lieu au coeur de la glorieuse Vierge : 1°
toujours préservée de tout péché; 2 toujours
très pauvre de coeur; 3° toujours très pure; 4° toujours
très humble; 5° toujours maîtresse paisible de toutes
ses passions, et tout exempte de la rébellion que l’amour-propre
fait à l’amour de Dieu. Et c’est pourquoi, comme le fer, s’il était
quitte de tous empêchements et même de sa pesanteur, serait
attiré fortement, mais doucement et d’une attraction égale
par l’aimant, en sorte néanmoins que l’attraction serait toujours
plus active et plus forte à mesure que l’un serait plus près
de l’autre, et que le mouvement serait plus proche de sa fin ; ainsi, la
très sainte Mère n’ayant rien en soi qui empêchât
l’opération du divin amour de son Fils, elle s’unissait avec icelui
d’une union incomparable, par des extases douces, paisibles et sans efforts;
extases esquelles la partie sensible ne laissait pas de faire ses actions,
sans donner pour cela aucune incommodité à l’union de l’esprit
: comme réciproquement la parfaite application de son esprit ne
donnait pas fort grand divertissement aux sens. Si que la mort de cette
Vierge fut plus douce qu’on ne se peut imaginer, son Fils l’attirant suavement
à l’odeur de ses parfums (1) ; et elle s’écoulant très
amiablement après la senteur sacrée d’iceux dedans le sein
de la bonté de son Fils. Et bien que cette sainte âme aimât
extrêmement son très saint, très pur et très
aimable corps ; si le quitta-t-elle néanmoins sans peine ni résistance
quelconque, comme la chaste Judith, quoiqu’elle aimât grandement
les habits de pénitence et de viduité, les quitta néanmoins
et s’en dépouilla avec plaisir pour se revêtir de ses habits
nuptiaux, quand elle alla se rendre victorieuse d’Holopherne; ou comme
Jonathas, quand, pour l’amour de David, il se dépouilla de ses vêtements.
L’amour avait donné près de la croix à cette divine
épouse les suprêmes douleurs de la mort; certes il était
raisonnable qu’enfin la mort lui donnât les souveraines délices
de l’amour.
(1) Cant. cant., I, 3,
FIN DU SEPTIÉME LIVRE.
LIVRE HUITIÈME
DE L’AMOUR DE CONFORMITÉ PAR LEQUEL NOUS UNISSONS NOTRE VOLONTÉ
A CELLE DE DIEU, QUI NOUS EST SIGNIFIÉE PAR SES COMMANDEMENTS, CONSEILS
ET INSPIRATIONS
CHAPITRE PREMIER
De l’amour de conformité provenant de la sacrée complaisance.
Comme la bonne terre ayant reçu le grain, le rend en sa saison
au centuple (1), ainsi le coeur qui a pris de la complaisance en Dieu ne
se peut empêcher de vouloir réciproquement donner à
Dieu une autre complaisance. Nul ne nous plaît à qui nous
ne désirions de plaire. Le vin frais rafraîchit pour un temps
ceux qui le boivent; mais soudain qu’il a été échauffé
par l’estomac dans lequel il entre, il l’échauffe réciproquement;
et plus l’estomac lui donne de chaleur; plus il lui en rend. Le véritable
amour n’est jamais ingrat, il tâche de complaire à ceux esquels
il se complaît; et de là Vient la conformité des amants
qui nous fait être tels que ce que nous aimons. Le très dévot
et très sage roi Salomon devint idolâtre
(1) Luc., VIII, 8.
et fou, quand il aima les femmes idolâtres et folles, et eut
autant d’idoles que ces femmes en
avaient. L’Écriture appelle pour cela efféminés
les hommes qui aiment éperdument les femmes pour leur sexe, parce
que l’amour les transforme d’hommes en femmes quant aux moeurs et humeurs.
Or, cette transformation se fait insensiblement par la complaisance,
laquelle étant entrée en nos coeurs, en engendre une autre
pour donner à celui de qui nous l’avons reçue. On dit qu’il
y a ès Indes un petits animal terrestre qui se plaît tant
avec les poissons et dans la. mer, qu’à. force de venir souvent
nager avec eux, enfin il devient poisson; et d’animal terrestre, il est
rendu tout à fait animal marin. Ainsi à. force de se plaire
en Dieu on devient conforme à Dieu, et notre volonté se transforme
en celle de la divine Majesté par la complaisance qu’elle y prend.
L’amour, dit saint Chrysostome, ou. il trouve, ou il fait la ressemblance;
l’exemple de ceux que nous aimons a un doux et imperceptible empire et
une autorité insensible sur nous il est forcé de les quitter
ou de les imiter. Celui qui, attiré de la suavité des parfums,
entre en la boutique d’un parfumeur, en recevant le plaisir qu’il prend
à sentir ces odeurs, il se parfume soi-même; et au sortir
de là il donne part aux autres du plaisir qu’il a reçu, répandant
entre eux la senteur des parfums qu’il a contractée. Avec le plaisir
que notre coeur prend en la chose aimés, il tire à soi les
qualités d’icelle ; car la délectation ouvre le coeur, comme
la tristesse le resserre; dont l’Écriture sacrée use souvent
du mot de dilater, en lieu de celui de réjouir. Or, le coeur se
trouvant ouvert par le plaisir, les impressions des qualités desquelles
le plaisir dépend, entrent aisément en l’esprit; et avec
elles les autres encore qui sont au même sujet, bien qu’elles nous
déplaisent, ne laissent pas d’entrer en nous parmi la presse du
plaisir; comme celui qui sans robe nuptiale (1) entra au festin parmi ceux
qui étaient parés. Ainsi les disciples d’Aristote se plaisaient
à parler bègue comme lui, et ceux de Platon tenaient les
épaules courbées à son imitation En somme, le plaisir
que l’on a en la chose, est un certain fourrier (2), qui fourre dans le
coeur amant les qualités de la chose qui plaît. Et pour cela
la sacrée complaisance nous transforme en Dieu que nous aimons;
et à mesure qu’elle est grande, la transformation est-plus parfaite.
Ainsi les saints qui ont grandement aimé, ont été
fort vitement et parfaitement transformés, l’amour transportant
et transmettant les moeurs et humeurs de l’un des coeurs en l’autre.
Chose étrange, mais véritable : s’il y a deux luths unisones
(3), c’est-à-dire, de même son et accord, l’un près
de l’autre, et que l’on joue d’un d’iceux, l’autre, quoiqu’on ne le touche
point, ne laissera pas de résonner comme celui duquel on joue, la
convenance de l’un à l’autre, comme par un amour naturel, faisant
cette correspondance. Nous avons répugnance d’imiter ceux que nous
haïssons, ès choses mêmes qui sont bonnes; et les
(1) Matth., XXII, 12.
(2) Fourrier désigne ici, ce que l’auteur explique lui-même,
celui qui fourre, qui introduit.
(3) Unisones, à l’unisson.
Lacedémoniens ne voulurent pas suivre le bon conseil d’un méchant
homme, sinon après qu’un homme de bien l’aurait prononcé.
Au contraire, on ne peut s’empêcher de se conformer à ce qu’on
aime. Le grand Apôtre dit, comme je pense en ce sens, que la loi
n’est point mise aux justes (1); car, en vérité, le juste
n’est juste, sinon parce qu’il a le saint amour, et s’il a l’amour, il
n’a pas besoin qu’on le presse par la rigueur de la loi, puisque l’amour
est le plus pressant docteur et solliciteur pour persuader au coeur qu’il
possède l’obéissance aux volontés et intentions du
bien-aimé. L’amour est un magistrat qui exerce sa puissance sans
bruit, sans prévôt, ni sergents, par cette mutuelle complaisance
par laquelle, comme nous nous plaisons en Dieu, nous désirons aussi
réciproquement de lui plaire. L’amour est l’abrégé
de toute la théologie, qui rend très saintement docte l’ignorance
des Paul, des Antoine, des Hilarion, des Siméon, des François,
sans livres, sans précepteurs, sans art. En vertu de cet amour,
la bien-aimée peut dire en assurance : Mon bien-aimé est
tout mien, par la complaisance de laquelle il me plaît et me paît
; et moi je suis toute à lui (2) par bienveillance de laquelle je
lui p’ais et le repais. Mon coeur se paît de se plaire en lui, et
le sien se paît de quoi je lui plais pour lui; tout ainsi qu’un sacré
berger il me paît, comme sa chère brebis, entre les lis de
ses perfections esquelles je me plais; et pour moi, comme sa chère
brebis, je le pais du fait de mes affections, par lesquelles je lui veux
(1) I Tim., I, 9.
(2) Cant., cant., II, 16.
plaire. Quiconque se plait véritablement en Dieu, désire
de plaire fidèlement à Dieu, et, pour lui plaire, de se conformer
à lui.
.
CHAPITRE II.
De la conformité de soumission qui procède de l’amour
de bienveillance.
La complaisance attire donc en nous les traits des perfections divines
selon que nous sommes capables de les recevoir, comme le miroir reçoit
la ressemblance du soleil, non selon l’excellence et grandeur de ce grand
et admirable luminaire, mais selon la capacité et mesure. de sa
glace, si que nous sommes ainsi rendus conformes à Dieu.
Mais outre cela, l’amour de bienveillance nous donne cette sainte conformité
par une autre voie. L’amour de complaisance tire Dieu dedans nos coeurs
mais l’amour de bienveillance jette nos coeurs en Dieu, et par conséquent
toutes nos actions et affections, les lui dédiant et consacrant
très amoureusement : car la bienveillance désire à
Dieu tout l’honneur, toute la gloire et toute la reconnaissance qu’il est
possible de lui rendre, comme un certain bien extérieur qui est
dû à la bonté.
Or, ce désir se pratique selon la complaisance que nous avons.
en Dieu, en la façon qui s’ensuit. Nous avons eu une extrême
complaisance à voir que Dieu est souverainement bon; et partant
nous désirons, par l’amour de bienveillance, que tous les amours
qu’il nous est possible d’imaginer, soient employés à bien
aimer cette bonté. Nous nous sommes plu en la souveraine excellence
de la perfection de Dieu; ensuite de cela nous désirons qu’il soit
souverainement loué, honoré et adoré. Nous nous sommes
délectés à considérer comme Dieu est non seulement
le premier principe, mais aussi la dernière fin, auteur, conservateur
et seigneur de toutes choses; à raison de quoi nous souhaitons que
tout lui soit soumis par une souveraine obéissance. Nous voyons
la volonté de Dieu souverainement parfaite, droite, juste et équitable;
et à cette considération nous désirons qu’elle soit
la’ règle et la loi souveraine de toutes choses, et qu’elle soit
suivie, servie et obéie par toutes les autres volontés.
Mais notez, Théotime, que je ne traite pas ici de l’obéissance
qui est due à Dieu parce qu’il est notre seigneur et maître,
notre père et bienfaiteur: car cet-te sorte d’obéissance
appartient à la vertu de justice, et non pas à l’amour. Non,
ce n’est pas cela dont je parle à présent: car encore qu’il
n’y eût ni enfer pour punir les rebelles, ni paradis pour récompenser
les bons, et que nous n’eussions nulle sorte d’obligations ni de devoir
à Dieu (et ceci soit dit par imagination de chose impossible, et
qui n’est presque pas imaginable) ; si est-ce toutefois que (1) l’amour
de bienveillance nous porterait à rendre toute obéissance
et soumission à Dieu par élection et inclination, voire même
par une douce violence amoureuse, en considération de la souveraine
bonté, justice et droiture de la divine volonté.
Voyons-nous pas, Théotime, qu’une fille, par
(1) Si est-ce que, toujours est-il que.
une libre élection qui procède de l’amour de bienveillance,
s’assujettit à un époux, auquel d’ailleurs elle n’avait aucun
devoir; qu’un gentilhomme se soumet au service d’un prince étranger,
ou bien jette sa volonté ès mains du supérieur de
quelque ordre de religion auquel il se rangera?
Ainsi donc se fait la conformité de notre coeur avec celui de
Dieu, lorsque par la sainte bienveillance nous jetons toutes nos affections
entre les mains de la divine volonté, afin qu’elles soient par icelle
pliées et maniées, à son gré, moulées
et formées selon son bon plaisir. Et en ce point consiste la très
profonde obéissance d’amour, laquelle n’a pas besoin d’être
excitée par menaces ou récompenses, ni par aucune loi ou
par quelque commandement; car elle prévient tout cela, se soumettant
à Dieu - pour la seule très parfaite bonté qui est
en lui, à raison de laquelle il mérite que toute volonté
lui soit obéissante, sujette et soumise, se conformant et unissant
à jamais en tout et partout à ses intentions divines,
.
CHAPITRE III
Comme nous nous devons conformer à la divine volonté
que l’on appelle signifiée.
Nous considérons quelquefois la volonté de Dieu en elle-même;
et la voyant toute sainte et toute bonne, il nous est aisé de la
louer, bénir et adorer, et de sacrifier notre volonté et
toutes celles des autres créatures à son obéissance,
par cette divine exclamation : Votre volonté soit faite en la terre
comme au ciel (1). D’autres fois nous considérons la volonté
de Dieu en ses effets particuliers, comme ès événements
qui nous touchent, et ès occurrences qui nous arrivent; et finalement
en la déclaration et manifestation de ses intentions. Et, bien qu’en
vérité sa divine majesté n’ait qu’une très
unique et très simple volonté, si est-ce que nous la marquons
de noms différents, suivant la variété des moyens
par lesquels nous la connaissons; variété selon laquelle
nous sommes aussi diversement obligés de nous conduire à
icelle.
La doctrine chrétienne nous propose clairement les vérités
que Dieu veut que nous croyions, les biens qu’il veut que nous espérions,
les peines qu’il veut que nous craignions, ce qu’il veut que nous aimions,
les commandements qu’il veut que nous fassions et les conseils qu’il désire
que nous suivions. Et tout cela s’appelle la volonté signifiée
de Dieu, parce qu’il nous a signifié et manifesté qu’il veut
et entend que tout cela soit cru, espéré, craint, aimé
et pratiqué.
Or, d’autant que cette volonté signifiée de Dieu procède
par manière de désir, et non par manière de vouloir
absolu, nous pouvons ou la suivre par obéissance, ou lui résister
par désobéissance, car Dieu fait trois actes de sa volonté
pour ce regard (2) : il veut que nous puissions résister, il désire
que nous ne résistions pas, et permet néanmoins que nous
résistions si nous voulons. Que nous puissions résister,
cela dépend de notre naturelle condition et liberté; que
nous résistions,
(1) Matth., VI, 10.
(2) Pour ce regard, dans ce but
cela dépend de notre malice; que nous ne résistions pas,
c’est selon le désir de la divine bonté. Quand donc nous
résistons, Dieu ne contribue rien à notre désobéissance;
ains laissant notre volonté en la main (1) de son franc arbitre,
il permet qu’elle choisisse le mal. Mais quand nous obéissons, Dieu
contribue son secours, son inspiration et sa grâce. Car la permission
est une action de la volonté, qui de soi-même est bréhaigne
(2), stérile, inféconde, et, par manière de dire,
c’est une action passive, qui ne fait rien, ains laisse faire. Au contraire,
le désir est une action active, féconde, fertile, qui excite,
semond (3) et presse. C’est pourquoi Dieu désirant que nous suivions,
sa volonté signifiée, il nous sollicite, exhorte, incite,
inspire, aide et secourt; niais permettant que nous résistions,
il ne fait autre chose que de simplement nous laisser faire ce que nous
voulons, selon notre libre élection, contre son désir et
intention. Et toutefois ce désir est un vrai désir: car comme
peut-on exprimer plus naïvement le désir que l’on a qu’un ami
fasse bonne chère, que de préparer un bon et excellent festin,
comme fit ce roi de la parabole évangélique; puis l’inviter,
presser et presque contraindre, par prières, exhortations et poursuites,
de venir s’asseoir à table et de manger? Certes, celui qui, à
vive force, ouvrirait la bouche à un ami, lui fourrerait la viande
dans le gosier, et la lui ferait avaler, il ne lui donnerait pas un festin
de courtoisie, mais le traiterait en bête, et comme un
(1) Eccl., XV, 14.
(2) Bréhaigne, stérile, qui ne produit pas,
(3) Semond, reprend.
chapon qu’on veut engraisser. Cette espèce de bienfait veut
être offert par semonces, remontrances et sollicitations, et non
violemment et forcément exercé. C’est pourquoi il se fait
par manière de désir, et non de vouloir absolu. Or, c’en
est de même de la volonté signifiée de Dieu; car par
icelle Dieu désire d’un vrai désir que nous fassions ce qu’il
déclare; et à cette occasion il nous fournit tout ce qui
est requis, nous exhortant et pressant de l’employer. En ce genre de faveur
on ne peut rien désirer de plus. Et comme les rayons de soleil ne
laissent pas d’être vrais rayons, quand ils sont rejetés et
repoussés par quelque obstacle; aussi la volonté signifiée
de Dieu ne laisse pas d’être vraie volonté de Dieu, encore
qu’on lui résiste, et bien qu’elle ne fasse pas tant d’effets comme
si on la secondait.
La conformité donc de notre coeur à la volonté
signifiée de Dieu consiste en ce que nous voulions tout ce que la
divine bonté nous signifie être de son intention, croyant
selon sa doctrine, espérant selon ses promesses, craignant selon
ses menaces, aimant et vivant selon ses ordonnances et avertissements,
à quoi tendent les protestations que si souvent nous en faisons
ès saintes cérémonies ecclésiastiques. Car
pour cela nous demeurons debout tandis qu’on lit les levons de l’Évangile,
comme prêts à obéir à la sainte signification
de la volonté de Dieu, que l’Évangile contient. Pour cela
nous baisons le livre à l’endroit de l’Évangile, comme adorant
la sainte parole qui déclare la volonté céleste. Pour
cela plusieurs saints et saintes portaient sur leurs poitrines anciennement
l’Évangile en écrit, comme un épithème (1)
d’amour, ainsi qu’on lit de sainte Cécile; et de fait on trouva
celui de saint Matthieu sur le coeur de saint Barnabé trépassé,
écrit de sa propre main. Ensuite de quoi, ès anciens conciles,
on mettait au milieu de l’assemblée de tous les évêques
un grand trône, et sur icelui le livre des saints Évangiles,
qui représentait la personne du Sauveur, roi, docteur, directeur,
esprit et unique coeur des conciles et de toute l’Église : tant
on honorait la signification de la volonté de Dieu exprimée
en ce divin livre. Certes, le grand miroir de l’ordre pastoral, saint Charles,
archevêque de Milan, n’étudiait jamais dans l’Écriture
sainte, qu’il ne se mit à genoux et tête nue, pour témoigner
le respect avec lequel il fallait entendre et lire la volonté de
Dieu signifiée.
.
CHAPITRE IV
De la conformité de notre volonté avec celle que Dieu
a de nous sauver.
Dieu nous a signifié en tant de sortes et par tant de moyens
qu’il voulait que nous fussions tous sauvés, que nul ne le peut
ignorer. A cette intention, il nous a faits à son image et semblance
(2) par la création, et s’est fait à notre image et semblance
par l’incarnation; après laquelle il a souffert la mort pour racheter
toute la race des hommes et la sauver : ce qu’il fit avec tant d’amour,
que, comme raconte le grand saint Denis, apôtre de la France, il
dit un jour au saint homme Carpus (3) qu’il était prêt à
pâtir encore
(1) Epithème, médicament topique.
(2) Semblance, ressemblance.
(3) Carpus, V. t. Ier p. 328.
une fois pour sauver les hommes, et que cela lui serait agréable,
s’il se pouvait faire sans le péché d’aucun homme.
Or, bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté néanmoins
ne laisse pas d’être une vraie volonté de Dieu, qui agit en
nous selon la condition de sa nature et de la nôtre : car sa bonté
le porte à nous communiquer libéralement le secours de sa
grâce, afin que nous parvenions au bonheur de sa gloire; mais notre
nature requiert que sa libéralité nous laisse en liberté
de nous en prévaloir pour nous sauver, on de le mépriser
pour nous perdre.
J’ai demandé une chose, disait le Prophète, et c’est
celle-ci que je requerrai à jamais que je voie la volupté
du Seigneur et que je visite son temple (1). Mais quelle est la volupté
de la souveraine bonté, sinon de se répandre et communiquer
ses perfections? Ceters, ses délices sont d’être avec les
enfants des hommes (2), pour verser ses grâces sur eux. Rien n’est
si agréable et délicieux aux gens libres que de faire leur
volonté. Notre sanctification est la volonté de Dieu (3),
et notre salut son bon plaisir: or, il n’y a nulle différence entre
le bon plaisir et la bonne volupté, ni par conséquent donc
entre la bonne volupté et la bonne volonté divine; ains la
volonté que Dieu a pour le bien des hommes est appelée bonne
(4), parce qu’elle est aimable, propice, favorable, agréable, délicieuse
: et comme les Grecs, après saint Paul,
(1)Ps., XXVI, 4.
(2) Prov., VIII, 31.
(3) I Thess., IV, 3.
(4) Rom., XII, 2.
ont dit; c’est une vraie philanthropie, c’est-à-dire, une bienveillance
ou volonté tout amoureuse envers les hommes.
Tout le temple céleste de l’Église triomphante et militante
résonne (1) de toutes parts les cantiques de ce doux am6ur de Dieu
envers nous. Et le corps très sacré du Sauveur, comme un
temple très saint de sa divinité, est tout paré de
marques et enseignes de cette bienveillance. C’est pourquoi, en visitant
le temple divin, nous voyons ces aimables délices que son coeur
prend à nous favoriser.
Regardons donc cent fois le jour cette amoureuse volonté de
Dieu; et fondant notre volonté dans icelle, écrions (2) dévotement:
O bonté d’infinie douceur, que votre volonté est aimable,
que vos faveurs sont désirables ! Vous nous avez créés
pour la vie éternelle; et votre poitrine maternelle, enflée
des mamelles sacrées d’un amour incomparable, abonde en lait de
miséricorde, soit pour pardonner aux pénitents, soit pour
perfectionner les justes. Hé ! pourquoi donc ne collons-nous pas
nos volontés à la vôtre, comme les petits enfants s’attachent
au sein de leur mère, pour sucer le lait de vos éternelles
bénédictions?
Théotime, nous devons vouloir notre salut ainsi que Dieu le
veut : or, il veut notre salut par manière de désir, et nous
le devons aussi incessamment désirer ensuite de son désir.
Non seulement il veut, mais en effet il nous donne tous les moyens requis
pour nous faire parvenir
(1) Résonne, fait retentir.
(2) Ecrions, écrions-nous, disons.
au salut; et nous, ensuite du désir (1) que nous avons d’être
sauvés, nous devons non seulement vouloir, mais en effet accepter
toutes les grâces qu’il nous a préparées et qu’il nous
offre. Il suffit de dire : Je désire d’être sauvé ;
mais il ne suffit pas de dire : Je désire embrasser les moyens convenables
pour y parvenir; aine il faut d’une résolution absolue, vouloir
et embrasser les grâces que Dieu nous départ : car il faut
que notre volonté corresponde à celle de Dieu. Et d’autant
qu’elle nous donne les moyens de nous sauver, nous les devons recevoir
comme nous devons désirer le salut, ainsi qu’elle nous le désire,
et parce qu’elle le désire.
Mais il arrive maintes fois que les moyens de parvenir au salut, considérés
en bloc ou en général, sont agréables à notre
coeur, et regardés en détail et particulier, ils lui sont
effroyables. Car n’avons-nous pas vu le pauvre saint Pierre disposé
à recevoir en général toutes sortes de peines, et
la mort même, pour suivre son maître? et néanmoins quand
ce vint au fait et au prendre, pâlir, trembler et renier son maître
à la voix d’une simple servante? Chacun pense pouvoir boire le calice
de notre Seigneur avec lui (2); mais quand on nous le présente par
effet (3), on s’enfuit, on quitte tout. Les choses représentées
particulièrement font une impression plus forte, et blessent plus
sensiblement l’imagination. C’est pourquoi en l’Introduction, nous avons
donné par avis qu’après les affections générales
on fît des
1) Ensuite du désir, outre le désir,
2) Matth., XX, 22.
3) Par effet, en réalité.
résolutions particulières en la sainte oraison. David
acceptait en particulier des afflictions comme un acheminement à
sa perfection, quand il chantait en cette sorte : O qu’il m’est bon, Seigneur,
que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne vos justifications
(1)! Ainsi furent les apôtres joyeux, ès tribulations, de
quoi ils avaient la faveur d’endurer des ignominies pour le nom de leur
Sauveur (2).
.
CHAPITRE V
De la conformité de notre volonté à celle de Dieu
qui nous est signifiée par ses commandements.
Le désir que Dieu a -de nous faire observer ses commandements
est extrême, ainsi que toute l’Écriture témoigne. Et
comme le pouvait-il mieux exprimer que par les grandes récompenses
qu’il propose aux observateurs de sa loi, et les étranges supplices
dont il menace les violateurs d’icelle? C’est pourquoi David exclame :
O Seigneur! vous avez ordonné que vos commandements soient trop
plus (3) observés (4).
Or, l’amour de complaisance regardant ce désir divin, veut complaire
à Dieu en l’observant:
l’amour de bienveillance, qui veut tout soumettre ù Dieu, soumet
par conséquent nos désirs et use volontés à
celle-ci que Dieu nous a signifiée; et de là provient non
seulement l’observation, mais aussi l’amour des commandements que David
(1) Ps., CXVIII, 71.
(2) Act., V, 41.
(3) Trop plus, au delà, de la manière la plus complète.
(4) Ps., CXVIII, 4.
exalte d’un style extraordinaire au psaume 118, qu’il semble n’avoir
fait que pour ce sujet :
Que j’aime votre loi d’un très ardent amour !
C’est tout mon entretien, j’en parle tout le jour.
O Seigneur ! je chéris vos très saints témoignages
Plus que l’or et l’éclat du topaze doré,
Que doux à mon palais sont vos sacrés langages !
Pour moi fade est le miel, s’il leur est comparé (1).
Mais pour exciter ce saint et salutaire amour des commandements, nous
devons contempler leur beauté, laquelle est admirable. Car comme
il y a des oeuvres qui sont mauvaises parce qu’elles sont défendues,
et des autres qui sont défendues parce qu’elles sont mauvaises;
aussi y en a-t-il qui sont bonnes parce qu’elles sont commandées,
et des autres qui sont commandées parce qu’elles sont bonnes et
très utiles; de sorte que toutes sont très bonnes et très
aimables, parce que le commandement donne la bonté aux unes qui
n’en auraient point autrement, et donne un surcroît de bonté
aux autres, qui sans être commandées ne laisseraient pas d’être
bonnes.
Nous ne recevons pas le bien en bonne part quand il nous est présenté
par une main ennemie. Les Lacédémoniens ne voulurent- pas
suivre un fort sain et salutaire conseil d’un méchant homme, jusqu’à
ce qu’un homme de bien le leur redit. Au contraire, le présent n’est
jamais qu’agréable quand un ami le fait: les plus doux commandements
deviennent âpres si un coeur tyran et cruel les impose, et ils deviennent
très aimables quand l’amour les ordonne: le service de Jacob lui
semblait une royauté, parce qu’il procédait de l’amour.
(1) Ps., CXVIII, 97, 127, 130.
O que doux et désirable est le joug de la loi céleste
qu’un roi si aimable a établie sur nous!
Plusieurs observent les commandements comme on avale les médecines,
plus crainte de mourir damnés que pour le plaisir de vivre au gré
du Sauveur. Ains comme il y a des personnes qui, pour agréable que
soit un médicament, ont du contre-coeur à le prendre, seulement
parce qu’il porte le nom de médicament; aussi y a-t-il des âmes
qui ont en horreur les actions commandées, seulement parce qu’elles
sont commandées; et s’est trouvé tel homme, ce dit-on, qui
ayant doucement vécu dans la grande ville de Paris l’espace de quatre-vingts
ans sans en sortir, soudain qu’on lui eut enjoint de par le roi d’y demeurer
encore le reste de ses jours, il alla dehors voir les champs que de sa
vie il n’avait désirés.
Au contraire, le coeur amoureux aime les commandements; et plus ils
sont de chose difficile, plus il les trouve doux et agréables, parce
qu’il complaît plus parfaitement au bien-aimé et lui rend
plus d’honneur. Il lance et chante des hymnes d’allégresse, quand
Dieu lui enseigne ses commandements et justifications (1). Et comme le
pèlerin qui va gaiement chantant en son voyage, ajoute voirement
la peine du chant à celle du marcher, et néanmoins en effet
par surcroît de peine il se désennuie et allège du
travail du chemin; aussi l’amant sacré trouve tant de suavité
aux commandements, que rien ne lui donne tant d’haleine et de soulagement
en cette vie mortelle que la gracieuse charge des préceptes de son
Dieu. Dont le saint Psalmiste s’écrie : O Seigneur, vos
(1) Ps., CXVIII, 171.
justifications ou commandements me sont des douces chansons en ce lieu
de mon pèlerinage (1). On dit que les mulets et chevaux chargés
de figues (2) succombent incontinent au faix et perdent toutes leurs forces.
Plus douces que les figues est la loi du Seigneur; mais l’homme brutal
qui s’est rendu comme le cheval et mulet, es quels il n’y a point d’entendement
(3), perd le courage et ne peut trouver des forces pour porter cet aimable
faix. Au contraire, comme une branche d’agnus-castus (4) empêche
de lassitude le voyageur qui la porte, aussi la croix, la mortification,
le joug, la loi du Sauveur, qui est le vrai agneau chaste, est une charge
qui délasse, qui soulage et récrée les coeurs qui
aiment sa divine Majesté. On n’a point de travail en ce qui est
aimé; on s’il y a du travail, c’est un travail bien-aimé
le travail mêlé du saint amour est un certain aigre-doux plus
agréable au goût qu’une pure douceur.
Le divin amour nous rend donc ainsi conformes à la volonté
de Dieu, et nous fait soigneusement observer ses commandements en qualité
de désir absolu de sa majesté à laquelle nous voulons
plaire; si que cette complaisance prévient par sa douce et aimable
violence la nécessité d’obéir que la loi nous impose,
convertissant cette nécessité en vertu de dilection, et toute
la difficulté en délectation.
(1) Ps., LIV.
(2) Croyance populaire du temps, sans doute.
(3) Ps., XXXI, 9.
(4) Agnus castus, gattilier, arbrisseau aromatique auquel on attribuait
anciennement des propriétés qui lui faisaient donner ce nom
d’agneau chaste.
.
CHAPITRE VI.
De la conformité de notre volonté à celle que
Dieu nous a signifiée par ses conseils.
Le commandement témoigne une volonté fort ent,ière
et pressante de celui qui ordonne; mais le conseil ne nous représente
qu’une volonté de souhait. Le commandement nous oblige, le conseil
nous incite seulement. Le commandement rend coupables les transgresseurs;
le conseil rend seulement moins louables ceux qui ne le suivent pas. Les
violateurs des commandements méritent d’être damnés:
ceux qui négligent les conseils méritent seulement d’être
moins glorifiés. Il y a différence entre commander et recommander.
Quand on commande, on use d’autorité pour obliger; quand on recommande,
on use d’amitié pour induire et provoquer. Le commandement impose
nécessité; le conseil et recommandation nous incite à
ce qui est de plus grande utilité. Au commandement correspond l’obéissance,
et la créance au conseil. On suit le conseil afin de plaire, et
le commandement pour ne pas déplaire. C’est pourquoi l’amour de
complaisance qui nous oblige de plaire au bien-aimé, nous porte
par conséquent à la suite de ses conseils; et l’amour de
bienveillance qui veut que toutes les volontés et affections lui
soient soumises, fait que nous voulons, non seulement ce qu’il ordonne,
mais ce qu’il conseille et à quoi il exhorte ; ainsi que l’amour
et respect qu’un enfant fidèle porte à son bon père,
le fait résoudre de vivre, non seulement selon les commandements
qu’il impose, mais encore selon les désirs et inclinations qu’il
manifeste.
Le conseil se donne voirement en faveur de celui qu’on conseille, afin
qu’il soit parfait. Si tu veux être parfait, dit le Sauveur, va,
vends tout ce que tu as. et’le donne aux pauvres et me suis (1).
Mais le coeur amoureux ne reçoit pas le conseil pour son utilité,
ains pour se conformer au désir de celui qui conseille, et rendre
l’hommage qui est dû à sa volonté. Et partant il ne
reçoit les conseils, sinon ainsi que Dieu le veut; et Dieu ne veut
pas qu’un chacun observe tous les conseils, ains seulement ceux qui sont
convenables selon la diversité des personnes, des temps, des occasions
et des forces, ainsi que la charité le requiert; car c’est
elle qui, comme reine de toutes les vertus, de tous les commandements,
de tous les conseils, et en somme de toutes les lois et de toutes les actions
chrétiennes, leur donne à tous et à toutes le rang,
l’ordre, le temps et la valeur.
Si ton père ou ta mère ont une vraie nécessité
de ton assistance pour vivre, il n’est pas temps alors de pratiquer le
conseil de la retraite en un monastère; car la charité t’ordonne
que tu ailles en effet exécuter ce commandement d’honorer, servir,
aider et secourir ton père ou ta mère (2). Tu es un prince
par la postérité duquel les sujets de la couronne qui t’appartient
doivent être conservés en paix, et assurés contre la
tyrannie, sédition et guerre civile : l’occasion donc d’un si grand
bien t’oblige de produire en un saint mariage des légitimes successeurs.
Ce n’est pas perdre la chasteté, ou au moins c’est la perdre chastement,
que de la sacrifier au bien public en faveur
(1) Matth., X, 21.
(2) Ex., XXIX, 12.
de la charité. As-tu une santé faible, inconstante, qui
a besoin de grands supports? Ne te charge donc pas volontairement de la
pauvreté effectuelle; car la charité te le défend.
Non seulement la charité ne permet pas aux pères de famille
de tout vendre pour donner aux pauvres, mais leur ordonne d’assembler honnêtement
ce qui est requis pour l’éducation et sustentation de la femme,
des enfants et serviteurs; comme aussi aux rois et princes d’avoir des
trésors qui, provenus d’une juste épargne et non de tyranniques
inventions servent comme de salutaires préservatifs contre les ennemis
visibles. Saint Paul ne conseille-t-il pas aux mariés, passé
le temps de l’oraison, de retourner (1) au train bien réglé
au devoir nuptial ?
Les conseils sont tous donnés pour la perfection du peuple chrétien,
mais non pas pour celle de chaque chrétien en particulier. Il y
a des circonstances qui les rendent quelquefois impossibles, quelquefois
inutiles, quelquefois périlleux, quelquefois nuisibles à
quelques-uns, qui est une des intentions pour lesquelles notre Seigneur
dit de l’un d’iceux ce qu’il veut -être entendu de tous : Qui te
peut prendre, qu’il le prenne (2); comme s’il disait, ainsi que saint Jérôme
expose: Qui peut gagner et emporter l’honneur de la chasteté comme
un prix de réputation, qu’il le prenne car il est exposé
à ceux qui courront vaillamment. Tous donc ne peuvent pas, c’est-à-dire,
il n’est pas expédient à tous d’observer tous les conseils,
lesquels étant donnés en faveur de la charité,
(1) 1 Cor., vu, 5.
(2) Matth., XIX. 12
elle sert de règle et de mesure à l’exécution
d’iceux.
Quand donc la charité l’ordonne, on tire les moines et religieux
des cloîtres pour en faire des cardinaux, des prélats, des
curés; voire même on les réduit quelquefois au mariage
pour le repos des royaumes, ainsi que j’ai dit ci-dessus. Que si la charité
fait sortir des cloîtres ceux qui par voeu solennel s’y étaient
attachés, à plus forte raison, et pour moindre sujet, on
peut, par l’autorité de cette même charité, conseiller
à plusieurs de demeurer chez eux, garder leurs moyens, se marier,
voire de prendre les armes et aller à la guerre, qui est une profession
si dangereuse.
Or, quand la charité porte les uns à la pauvreté,
et qu’elle en retire les autres, quand elle en pousse les uns au mariage,
les autres à la continence; qu’elle enferme l’un dans le cloître,
et en fait sortir l’autre, elle n’a pas besoin d’en rendre raison à
personne; car elle a la plénitude de la puissance en la loi chrétienne,
selon qu’il est écrit La charité peut toutes choses (1);
elle a le comble de la prudence, selon qu’il est dit : La charité
ne fait rien en vain (2). Que si quelqu’un veut contester, et lui demander
pourquoi elle fait ainsi, elle répondra hardiment : Parce que te
Seigneur en a besoin (3); tout est fait pour la charité, et la charité
pour Dieu; tout doit servir à la charité, et elle à
personne, non pas même à son bien-aimé, duquel elle
n’est pas servante, mais épouse. Pour cela on doit prendre d’elle
l’ordre de l’exercice
(1) I Cor., XIII.
(2) Ibid., 4.
(3) Matth., XXI, 3.
des conseils; car aux uns elle ordonnera la chasteté, et non
la pauvreté; aux autres l’obéissance, et non la chasteté;
aux autres le jeûne, et non l’aumône; aux autres l’aumône,
et non le jeûne; aux autres la solitude, et non la charge pastorale;
aux autres la conversation, et non la solitude. En somme, c’est une eau
sacrée par laquelle le jardin de l’Église est fécondé,
et bien qu’elle n’ait qu’une couleur sans couleur, les fleurs néanmoins
qu’elle fait croître ne laissent pas d’avoir une chacune sa couleur
différente. Elle fait des martyrs plus vermeils que la rose, des
vierges plus blanches que le lis aux uns elle donne le fin violet de la
mortification, aux autres le jaune des soucis du mariage; employant diversement
les conseils pour la perfection des âmes qui sont si heureuses que
de vivre sous sa conduite.
.
CHAPITRE VII
Que l’amour de la volonté de Dieu signifiée ès
commandements nous porte à l’amour des conseils.
O Théotime ! que cette volonté divine est aimable! ô
qu’elle est amiable (1) et désirable ! ô loi toute d’amour
et toute pour l’amour! Les Hébreux, par le mot de paix, entendent
l’assemblage et comble de tous biens, c’est-à-dire, la félicité;
et le Psalmiste s’écrie : Qu’une paix plantureuse abonde à
ceux qui aiment la loi de Dieu, et que nul choppement (2) ne leur arrive
(3); comme s’il voulait dire: O Seigneur! que de suavité en l’amour
de vos
(1) Amiable, douce.
(2) Choppement, action de chopper, heurter en marchant.
(3) Ps., CXVIII, 165
sacrés commandements! toute douceur délicieuse saisit
le coeur qui est saisi de la dilection de votre loi. Certes ce grand roi,
qui avait son coeur fait selon le coeur de Dieu, savourait si fort la parfaite
excellence des ordonnances divines, qu’il semble que ce soit un amoureux
épris de la beauté de cette loi, comme de la chaste épouse
et reine de son coeur, ainsi qu’il appert par les continuelles louanges
qu’il lui donne.
Quand l’épouse céleste veut exprimer l’infinie suavité
des parfums de son divin époux: Votre nom, lui dit-elle, est un
onguent répandu (1); comme si elle disait : Vous êtes si excellemment
parfumé, qu’il semble que vous soyez tout parfum, et qu’il soit
à propos de vous appeler onguent et parfum, plutôt qu’oint
et parfumé. Ainsi l’âme qui aime Dieu, est tellement transformée
en la volonté divine, qu’elle mérite plutôt d’être
nommée volonté de Dieu, qu’obéissante ou sujette à
la volonté divine ; dont Dieu dit par Isaïe qu’il appellera
l’Église chrétienne d’un nom nouveau que la bouche du Seigneur
nommera (2), marquera et gravera dans le coeur de ses fidèles; puis
expliquant ce nom, il dit que ce sera : Ma volonté en icelle (3);
comme s’il disait qu’entre ceux qui ne sont pas chrétiens, un chacun
a sa volonté propre au milieu de son coeur; mais parmi les vrais
enfants du Sauveur, chacun quittera sa volonté, et il n’y aura plus
qu’une volonté maîtresse, régente et universelle, qui
animera, gouvernera et dressera toutes les âmes, tous les coeurs
et toutes les volontés; et le nom
(1) Cant. cant., 1, 2.
(2) Is., LXII, 2.
(3) Ibid., 4.
d’honneur des chrétiens ne sera autre chose, sinon la volonté
de Dieu en eux : volonté qui règnera sur toutes les volontés,
et les transformera toutes en soi; de sorte que les volontés des
chrétiens et la volonté de notre Seigneur ne soient plus
qu’une seule volonté. Ce qui fut parfaitement vérifié
en la primitive Église, lorsque, comme dit le glorieux saint Luc,
en la multitude des croyants il n’y avait qu’un coeur et qu’une âme
(1) : car il n’entend pas parler du coeur qui fait vivre nos corps, ni
de l’âme qui anime ces coeurs d’une vie humaine; mais il parle du
coeur qui donne la vie céleste à nos âmes, et de l’âme
qui anime nos coeurs de la vie surnaturelle : coeur et âme très
unique des vrais chrétiens, qui n’est autre chose que la volonté
de Dieu. La vie, dit le Psalmiste, est en la volonté de Dieu (2),
non seulement parce que notre vie temporelle dépend de la volonté
divine, mais aussi d’autant que notre vie spirituelle en l’exécution
d’icelle, par laquelle Dieu vit et règne en nous, et nous fait vivre
et subsister en lui. Au contraire, le méchant, dés le siècle,
c’est-à-dire toujours, a rompu le joug de la loi de Dieu, et a dit
: Je ne servirai point (3). C’est pourquoi Dieu dit qu’il l’a appelé,
dés le ventre de sa mère, transgresseur et rebelle (4) :
et parlant au roi de Tyr, il lui reproche qu’il avait mis son coeur comme
le coeur de Dieu (5); car l’esprit révolté veut que son coeur
soit maître de soi-même, et que sa propre
(1) Act., IV, 32.
(2 Ps., XXIX, 6.
(3) Jer., II, 20.
(4) Is., XLVIII, 8.
(5) Ezech., XXVIII, 2.
volonté soit souveraine comme la volonté de Dieu. Il
ne veut pas que la volonté divine règne sur la sienne, ains
veut être absolu et sans dépendance quelconque. O Seigneur
éternel, ne le permettez pas, ains faites que jamais ma volonté
ne soit faite, mais la vôtre (1), Hélas! nous sommes en ce
monde, non point pour faire nos volontés, mais celle de votre bonté
qui nous y a mis. Il fut écrit de vous, ô Sauveur de mon âme!
que vous fissiez la volonté (2) de votre Père éternel;
et par le premier vouloir humain de votre âme, à l’instant
de votre conception, vous embrassâtes amoureusement cette loi de
la volonté divine, et la mîtes au milieu de votre coeur (3)
pour y régner et dominer éternellement. Eh! qui fera la grâce
à mon âme qu’elle n’ait point de volonté que la volonté
de Dieu?
Or, quand notre amour est extrême à l’endroit de la volonté
de Dieu, nous ne nous contentons pas de faire seulement la volonté
divine qui nous est signifiée ès commandements, mais nous
nous rangeons encore à l’obéissance des conseils, lesquels
ne nous sont donnés que pou-r plus parfaitement observer les commandements,
auxquels aussi ils se rapportent, ainsi que dit excellemment saint Thomas.
O combien excellente est l’observation de la défense des injustes
voluptés en celui qui a même renoncé aux plus justes
et légitimes délices: ô combien celui-là est
éloigné de convoiter le bien d’autrui, qui rejette toutes
richesses, et celles mêmes que saintement il pourrait garder! Que
celui-ci est bien éloigné de vouloir préférer
sa
(1) Luc., XXXII, 42.
(2) Ps., XXXIX, 8, 9.
(3) Ibid.
volonté à celle de Dieu, qui, pour faire la volonté
de Dieu, s’assujettit à celle d’un homme.
David était un jour en son préside (1), et la garnison
des Philistins en Bethléem. Or il fit un souhait, disant : O si
quelqu’un me donnait à boire de l’eau de la citerne qui est à
la porte de Bethléem (2)! Et voilà qu’il n’eut pas plus tôt
dit le mot, que trois vaillants chevaliers partent de là, main et
tête baissées, traversent l’armée ennemie, vont à
la citerne de Bethléem, puisent de l’eau, et l’apportent à
David: lequel voyant le hasard auquel ces gentilshommes s’étaient
mis pour contenter son appétit, ne voulut point boire cette eau
conquise au péril de leur sang et de leur vie, ains la répandit
en oblation au Père éternel (3). Eh! voyez, je vous prie,
Théotime, quelle ardeur de ces chevaliers au service et contentement
de leur maître! ils volent et fendent la presse des ennemis avec
mille dangers de se perdre, pour assouvir un seul simple souhait que le
roi leur témoigne. Le Sauveur étant en ce monde déclara
sa volonté en plu. sieurs choses par manière de commandement,
et en plusieurs autres il la signifia seulement par manière de souhait
: car il loua fort la chasteté, la pauvreté, l’obéissance
et résignation parfaite, l’abnégation de la propre volonté,
la viduité, le jeûne, la prière ordinaire; et ce qu’il
dit de la chasteté, que qui en pourrait emporter le prix, qu’il
le print, il l’a ainsi dit de tous les autres conseils. A. ce souhait,
les plus vaillants chrétiens se sont mis à la course; et
forçant toutes les
(1) Son préside, son camp, sa tente.
(2) II Reg., XXIII, 15.
(3) Ibid., 16.
répugnances, convoitises et difficultés, ont atteint
à la sainte perfection, se rangeant à l’étroite observance
des désirs de leur roi, obtenant par ce moyen la couronne de gloire.
Certes, ainsi que témoigne le divin Psalmiste, Dieu n’exauce
pas seulement l’oraison de ses fidèles, ains il exauce même
encore le seul désir d’iceux, et la seule préparation qu’ils
font en leurs coeurs pour prier (1) tant il est favorable et propice à
faire la volonté de ceux qui l’aiment. Et pourquoi donc réciproquement
ne serons-nous si jaloux de suivre la sacrée volonté de notre
Seigneur, que nous fassions non seulement ce qu’il commande, mais encore
ce qu’il témoigne d’agréer et souhaiter? Les âmes nobles
n’ont pas besoin d’un plus fort motif pour embrasser un dessein, que de
savoir que le bien-aimé le désire. Mon âme, dit l’une
d’icelles, s’est écoulée soudain que mon ami a parlé
(2).
.
CHAPITRE VIII
Que lemépris des conseils évangéliques est un
grand péché.
Les paroles par lesquelles notre Seigneur nous exhorte de tendre et
prétendre à la perfection, sont si fortes et pressantes,
que nous ne saurions dissimuler l’obligation que nous avons de nous engager
à ce dessein. Soyez saints, dit-il, parce .que je suis saint (3).
Qui est saint, qu’il soit encore davantage sanctifié, et qui est
juste, qu’il soit encore plus justifié (4). Soyez parfaits, ainsi
que votre
(1) Ps., IX, 38.
(2) Cant. cant., V, 5,
(3) Levit., XI, 44.
(4) APOC., XXII, 11.
Père céleste est parfait (1). Pour cela, le grand saint
Bernard écrivant au glorieux saint Guarin, abbé d’Aux (2),
duquel la vie et les miracles ont tant rendu de bonne odeur en ce diocèse:
L’homme juste, dit-il, ne dit jamais: C’est assez; il a toujours faim et
soif de la justice.
Certes, Théotime, quant aux biens temporels, rien ne suffit
à celui auquel ce qui suffit ne suffit pas : car qu’est-ce qui peut
suffire à un coeur auquel la suffisance n’est pas suffisante? Mais
quant aux biens spirituels, celui n’en a pas ce qui lui suffit (3), auquel
il suffit d’avoir ce qui lui suffit; et la suffisance n’est pas suffisante,
parce que la vraie suffisance ès choses divines consiste en partie
au désir de l’affluence. Dieu, au commencement du monde, commanda
à la terre de germer l’herbe verdoyante faisant sa semence, et tout
arbre fruitier faisant son fruit, un chacun selon son espèce, qui
sùt aussi sa semence en soi-même (4).
Et ne voyons-nous pas par expérience que les plantes et fruits
n’ont pas leur juste croissance et maturité, que quand elles portent
leurs graines et pépins, qui leur servent de géniture (5)
pour la production de plantes et d’arbres de pareille sorte? Jamais vertus
n’ont leur juste stature et suffisance, qu’elles ne produisent eu nous
des désirs de faire progrès, qui, comme semences spirituelles,
servent eu la. production de nouveaux
(1) Matth., V, 48.
(2) Aux, Notre-Dame des Alpes, monastère du diocèse de
Genève, fondé en 1133.
(3) Celui n’en a pas, pour celui-là n’en a pas. La construction
de la phrase est évidemment tourmentée.
(4) Gen., I, 11.
(5) Géniture, famille, enfants.
degrés de vertus. Et me semble que la terre de notre coeur a
commandement de germer les plantes des vertus qui portent les fruits des
saintes œuvres, une chacune selon son genre, et qui ait les semences des
désirs et desseins de toujours multiplier et avancer en perfection.
Et la vertu qui n’a point la graine ou le pépin de ces désirs,
elle n’est pas en sa suffisance et maturité. « O donc, dit
saint Bernard au fainéant, tu ne veux pas t’avancer en la perfection?
— Non. — Et tu ne veux pas non plus empirer? — Non de vrai. — Et quoi donc
tu ne veux être ni pire ni meilleur? Hélas ! pauvre homme,
tu veux être ce qui ne peut être. Rien voirement (1) n’est
stable ni ferme en ce monde; mais de l’homme il en est dit encore plus
particulièrement que jamais il ne demeure en un état (2).
11 faut donc ou qu’il s’avance, ou qu’il retourne en arrière. »
Or, je ne dis pas, non plus que saint Bernard, que ce soit péché
de ne pratiquer pas les conseils. Non certes, Théotime : car c’est
la propre différence du commandement au conseil, que le commandement
nous oblige sous peine de péché. et le conseil nous invite
sans peine de péché. Néanmoins je dis bien que c’est
un grand péché de mépriser la prétention à
la perfection chrétienne, et encore plus de mépriser la semonce
par laquelle notre Seigneur nous y appelle: mais c’est une impiété
insupportable de mépriser les conseils et moyens d’y parvenir que
notre Seigneur nous marque. C’est une hérésie de dire que
notre Seigneur ne nous a pas bien conseillés,
(1) Voirement, à la vérité.
(2) Job, XIV, 2.
et un blasphème de dire à Dieu : Retire-toi de nous,
nous ne voulons pas la science de tes voies (1). Mais c’est une irrévérence
horrible contre celui qui avec tant d’amour et de suavité nous invite
à la perfection, de dire : Je ne veux pas être saint ni parfait,
ni avoir plus de part en votre bienveillance, ni suivre les conseils que
vous me donnez pour faire progrès en icelle.
On peut bien, sans pécher, ne suivre pas les conseils, pour
l’affection que l’on a ailleurs: comme, par exemple, on peut bien ne vendre
pas ce que l’on a, et ne le donner pas aux pauvres, parce qu’on n’a pas
le courage de faire un si grand renoncement; on peut bien aussi se marier,
parce qu’on aime une femme, on qu’on n’a pas assez de force en l’âme
pour entreprendre la guerre qu’il faut faire à la chair. Mais de
faire profession de ne vouloir point suivre les conseils, ni aucun d’iceux,
cela ne se peut faire sans mépris de celui qui les donne. De ne
suivre pas le conseil de virginité, afin de se marier, cela n’est
pas malfait; mais de se marier pour préférer le mariage à
la chasteté, comme font les hérétiques, c’est un grand
mépris ou du conseiller ou du conseil. Boire du vin contre l’avis
du médecin, quand on est vaincu de la soif ou de la fantaisie d’en
boire, ce n’est pas proprement mépriser le médecin ni son
avis, mais dire : Je ne veux point suivre l’avis du médecin; il
faut que cela provienne d’une mauvaise estime qu’on a de lui. Or, quant
aux hommes, on peut souvent mépriser leur conseil, et ne mépriser
pas ceux qui le donnent, parce me ce n’est pas mépriser un homme,
d’estimer
(1) Job, XXI, 14,
qu’il ait erré. Mais quant à Dieu, rejeter son conseil
et le mépriser, cela ne peut provenir que de l’estime que l’on fait
qu’il n’a pas bien conseillé ce qui ne peut être pensé
que par esprit de blasphème; comme si Dieu n’était pas assez
sage pour savoir, ou assez bon pour vouloir bien conseiller. Et c’en est
de même des conseils de l’Église, laquelle, à raison
de la continuelle assistance du Saint-Esprit, qui l’enseigne et conduit
en toute vérité, ne peut jamais donner de mauvais avis.
.
CHAPITRE IX.
Suite de discours commencé. Comme chacun doit aimer, quoique
non pas pratiquer, tous les conseils évangéliques; et comme
néanmoins chacun doit pratiquer ce qu’il peut.
Encore que tous les conseils ne puissent, ni doivent être pratiqués
par chaque chrétien en particulier, si est-ce qu’un chacun est obligé
de les aimer tous, parce qu’ils sont tous très bons. Si vous avez
la migraine, et que l’odeur du muse vous nuise, laisserez-vous pour cela
d’avouer que cette senteur soit bonne et agréable? Si une robe d’or
ne vous est pas advenante, direz-vous qu’elle ne vaut rien? Si une bague
n’est pas pour votre doigt, la jetterez-vous pour cela dans la boue? Louez
donc, Théotime, et aimez chèrement tous les conseils que
Dieu a donnés aux hommes. O que béni soit à jamais
l’ange du grand conseil, avec tous les avis qu’il donne, et les exhortations
qu’il fait aux humains ! Le coeur est réjoui par les onguents et
bonnes senteurs, dit Salomon, et par les bons conseils de l’ami, l’âme
est adoucie (1). Mais de quel ami et de quels conseils parlons-nous? O
Dieu! c’est de l’ami des amis, et ses conseils sont plus aimables que le
miel ! L’ami, c’est le Sauveur; ses conseils sont pour le salut.
Réjouissons-nous, Théotime, quand nous verrons des personnes
entreprendre la suite des conseils que nous ne pouvons ou ne devons pas
observer : prions pour eux, bénissons-les, favorisons-les et les
aidons; car la charité nous oblige de n’aimer pas seulement ce qui
est bon pour nous, mais d’aimer encore ce qui est bon pour le prochain.
Nous témoignerons assez d’aimer tous les conseils, quand nous
observerons dévotement ceux qui nous seront convenables; car tout
ainsi que celui qui croit un article de foi d’autant que Dieu l’a révélé
par sa parole annoncée et déclaré par l’Eglise, ne
saurait mécroire (2) les autres; et celui qui observe un commandement
pour le vrai amour de Dieu, est tout prêt à observer les autres
quand l’occasion s’en présentera; de même celui qui aime et
estime un conseil évangélique, parce que Dieu l’a donné,
il ne peut qu’il n’estime consécutivement tous les autres, puisqu’ils
sont aussi de Dieu. Or, nous pouvons aisément en pratiquer plusieurs,
quoique non pas tous ensemble ; car Dieu en a donné plusieurs, afin
que chacun en puisse observer quelques-uns, et il n’y a jour que nous n’en
ayons quelque occasion.
La charité requiert-elle que, pour secourir votre père
ou votre mère vous demeuriez chez eux
(1) Prov., XXVII, 9.
(2) Mécroire, refuser de croire.
conservez néanmoins l’amour et l’affection à Votre retraite,
ne tenez votre coeur au logis paternel qu’autant qu’il faut pour y faire
ce que la -charité vous ordonne. N’est-il pas expédient,
à cause de -votre qualité, que vous gardiez la parfaite chasteté;
gardez-en donc au moins ce que, sans faire tort à la charité,
vous en pourrez garder. Qui ne peut faire le tout, qu’il fasse quelque
partie. Vous n’êtes pas obligé de rechercher celui qui vous
a
offensé, car c’est à lui de revenir à soi, et
venir à vous pour vous donner satisfaction, puisqu’il vous a prévenu
par injure et outrage; mais allez néanmoins, Théotime, faites
ce que le Sauveur vous conseille, prévenez-le au bien, rendez-lui
bien pour mal, jetez sur sa tête et sur son coeur un brasier ardent
de témoignages de charité (1) qui le brûle tout, et
le force de vous aimer. Vous n’êtes pas obligé par la rigueur
de la loi de donner à tous les pauvres que vous rencontrez, ains
seulement à ceux qui en ont très grand besoin; mais ne laissez
pas pour cela, suivant le conseil du Sauveur, de donner volontiers à
tous les indigents que vous trouverez, autant que votre condition et que
les véritables nécessités de vos affaires vous le
permettront. Vous n’êtes pas obligé de faire aucun voeu, mais
faites-en pourtant quelques-uns qui seront jugés propres par votre
père spirituel pour, votre avancement eu l’amour divin. Vous pouvez
librement user du vin dans les termes de ta bienséance; mais, selon
le conseil de saint Paul à Timothée, n’en prend que ce qu’il
faut pour soulager votre estomac.
(1) Rom., XII. 20.
Il y a divers degrés de perfection ès conseils: de prêter
aux pauvres, hors la très grande nécessité, c’est
le premier degré du conseil de l’aumône, et c’est un degré
plus haut de leur donner, plus haut encore de donner tout, et enfin encore
plus haut de donner sa personne, en ta vouant au service des pauvres. L’hospitalité,
hors l’extrême nécessité, est un conseil : recevoir
l’étranger est le premier degré d’icelui; mais aller sur
les avenues des chemins pour les semondre (1), comme faisait Abraham, c’est
un degré plus haut, et encore plus de se loger ès lieux périlleux,
pour retirer, aider et servir les passants : en quoi excella ce grand saint
Bernard de Menthon, originaire de ce diocèse, lequel, étant
issu d’une maison fort illustre, habita plusieurs années entre les
jougs (2) et cimes de nos Alpes, y assembla plusieurs compagnons, pour
attendre, loger, secourir, délivrer des dangers de la tourmente
les voyageurs et passants, qui mourraient souvent entre les orages, les
neiges et froidures, sans les hôpitaux que ce grand ami de Dieu établit
et fonda ès deux monts, qui pour cela sont appelés de son
nom, Grand-Saint-Bernard, au diocèse de Sion, et Petit-Saint-Bernard,
en celui de Tarentaise. Visiter les malades qui ne sont pas en extrême
nécessité, c’est une louable charité; les servir est
encore meilleur; mais se dédier à leur service, c’est l’excellence
de ce conseil, que les clercs de la Visitation des infirmes exercent par
leur propre institut; et plusieurs dames en divers lieux, à l’imitation
de ce grand saint Samson,
(1) Semondre, exhorter, reprendre.
(2) Jougs, en latin juga, sommets, quelquefois chaman de montagnes.
gentilhomme et médecin romain, qui, en la ville de Constantinople,
où il fut prêtre, se dédia tout à fait, avec
une admirable charité, au service des malades, en un hôpital
qu’il y commença, et que l’empereur Justinien éleva et paracheva;
à l’imitation des saintes Catherine de Sienne et de Gênes,
de sainte Elisabeth de Hongrie, et des glorieux amis de Dieu, saint François
et le bienheureux lgnace de Loyola, qui, au commencement de leurs
ordres, firent cet exercice avec ardeur et utilité spirituelle
incomparable.
Les vertus ont donc une certaine étendue de perfection, et,
pour l’ordinaire, nous ne sommes pas obligés de les pratiquer en
l’extrémité de leur excellence: il suffit d’entrer si avant
en l’exercice d’icelles, qu’en effet on y soit. Mais de passer outre, et
s’avancer en la perfection, c’est un conseil; les actes héroïques
des vertus n’étant pas pour l’ordinaire commandés, ains seulement
conseillés. Que si, en quelque occasion, nous nous trouvons obligés
de les exercer, cela arrive pour des occurrences rares et extraordinaires,
qui les rendent nécessaires à la conservation de la grâce
de Dieu. Le bienheureux portier de la prison de Sébaste, voyant
l’un des quarante qui étaient lors martyrisés perdre le courage
et la couronne du martyre, se mit en sa place, sans que personne le poursuivit,
et fut ainsi le quarantième de ces glorieux et triomphants soldats
de notre Seigneur. Saint Adauctus,
voyant que l’on conduisait saint Félix au martyre: Et moi, dit-il,
sans être pressé de personne, je suis aussi bien chrétien
que celui-ci, adorant le même Sauveur; puis baisant saint Félix,
s’achemina avec lui au martyre, et eut la tête tranchée. Mille
des anciens martyrs en firent de même; et pouvant également
éviter et subir le martyre sans pécher, ils choisirent de
le subir généreusement plutôt que de l’éviter
loisiblement (1). En ceux-ci donc le martyre fut un acte héroïque
de la force et constance qu’un saint excès d’amour leur donna. Mais
quand il est force d’endurer le martyre, ou renoncer à la foi, le
martyre ne laisse pas d’être martyre, et un excellent acte d’amour
et de force; néanmoins je ne sais s’il le faut nommer acte héroïque,
n’étant pas choisi par aucun excès d’amour, ains par la nécessité
de la loi, qui en ce cas le commande. Or, en la pratique des actes héroïques
de la vertu consiste la parfaite imitation du Sauveur, qui, comme dit le
grand saint Thomas, eut dès l’instant de sa conception toutes les
vertus en un degré héroïque; et certes, je dirais volontiers
plus qu’héroïque, puisqu’il n’était pas simplement plus
qu’homme, mais infiniment plus qu’homme, c’est-à-dire, vrai Dieu.
.
CHAPITRE X
Comme il se faut conformer à la volonté divine qui nous
est signifiée par les inspirations; et premièrement, de la
variété des moyens par lesquels Dieu nous inspire.
Les rayons du soleil éclairent en échauffant, et échauffent
en éclairant. L’inspiration est nu rayon céleste qui porte
dans nos coeurs une lumière chaLeureuse, par laquelle il nous fait
voir le bien, et nous échauffe au pourchas (2) d’icelui. Tout ce
qui u vie sur terre s’engourdit au froid de l’hiver; mais an retour de
la chaleur vitale du printemps tout
(1) Loisiblement, comme ils en avaient le loisir.
(2) Pourchas, recherche ardente.
reprend son mouvement. Les animaux terrestres courent plus vilement,
les oiseaux volent plus hautement et chantent plus gaiement, et les plantes
poussent leurs feuilles et leurs fleurs très agréablement.
Sans l’inspiration, nos âmes vivraient paresseuses, percluses et
inutiles; mais à l’arrivée des divins rayons de l’inspiration,
nous sentons une lumière mêlée d’une chaleur vivifiante,
laquelle éclaire notre entendement, réveille et anime notre
volonté, lui donnant la force de vouloir et faire le bien appartenant
au salut éternel. Dieu ayant formé le corps humain du limon
de la terre, ainsi que dit Moïse, il inspira en icelui la respiration
de vie,
et il fut fait en âme vivante (1), c’est-à-dire en âme
qui donnait vie, mouvement et opération au corps; et ce même
Dieu éternel souffle et pousse les inspirations de la vie surnaturelle
en nos âmes, afin que, comme dit le grand Apôtre, elles soient
faites en esprit vivifiant (2), c’est-à-dire, en esprit qui nous
fasse vivre, mouvoir, sentir et ouvrer les oeuvres de la grâce; en
sorte que celui qui nous a donné l’être, nous donne aussi
l’opération. L’haleine de l’homme échauffe les choses esquelles
elle entre, témoin l’enfant de la Sunamite, sur la bouche duquel
le prophète Elisée ayant mis la sienne, et haléné
sur icelui, sa chair s’échauffa; et l’expérience est toute
manifeste. Mais quant au souffle de Dieu, non seulement il échauffe,
ains il éclaire parfaitement, d’autant que l’esprit divin est une
lumière infinie, duquel le souffle vital est appelé inspiration;
d’autant que par icelui cette suprême
(1) Gen., II, 7.
(2) I Cor., XV, 45.
bonté halène et inspire en nous les désirs et
intentions de son coeur.
Or, les moyens d’inspirer dont elle use sont infinis. Saint Antoine,
saint François, saint Anselme et mille autres, recevaient souvent
des inspirations par la vue des créatures. Le moyen ordinaire, c’est
la prédication; mais quelquefois ceux auxquels la parole ne profite
pas, sont instruits par la tribulation, selon le dire du prophète
: L’affliction donnera intelligence à l’ouïe, c’est-à-dire,
ceux qui par l’ouïe des menaces célestes sur les méchants
ne se corrigent pas, apprendront la vérité par l’événement
et les effets, et deviendront sages sentant l’affliction. Sainte Marie
Égyptienne fut inspirée par la vue d’une image de Notre-Dame;
saint Antoine oyant l’évangile qu’on lit à la messe; saint
Augustin, oyant le récit de la vie de saint Antoine; le duc de Gandie,
voyant l’impératrice morte; saint Pacôme, voyant un exemple
de charité; le bienheureux Ignace de Loyola, lisant la vie des saints;
saint Cyprien (ce n’est pas le grand évêque de Carthage, ains
un autre qui fut laïc, mais glorieux martyr) fut touché voyant
le diable confesser son impuissance sur ceux qui se confient en Dieu. Lorsque
j’étais jeune, à Paris, deux écoliers, dont l’un était
hérétique, passant la nuit au faubourg Saint-Jacques en une
débauche, ouïrent sonner les matines des chartreux ; et l’hérétique
demandant à l’autre à quelle occasion on sonnait, il lui
fit entendre avec quelle dévotion on célébrait les
offices sacrés en ce saint monastère. O Dieu, dit-il, que
l’exercice de ces religieux est différent du nôtre! ils font
celui des anges, et nous celui des bêtes brutes; et voulant voir
par expérience, le jour suivant, ce qu’il avait appris par le récit
de son compagnon, il trouva ces pères dans leurs formes (1), rangés
comme des statues de marbre en une suite de niches immobiles, à
toute autre action qu’à celle de la psalmodie, qu’ils faisaient
avec une attention et dévotion vraiment angélique, selon
la coutume de ce saint ordre; si que ce pauvre jeune homme, tout ravi d’admiration,
demeura pris en la consolation extrême qu’il eut de voir Dieu si
bien adoré parmi les catholiques, et se résolut, comme il
fit par après, de se ranger dans le giron de l’Eglise, vraie et
unique épouse de Celui qui l’avait visité de son inspiration,
dans l’infâme litière de l’abomination en laquelle il était.
O que bienheureux sont ceux qui tiennent leurs coeurs ouverts aux saintes
inspirations! car jamais ils ne manquent de celles qui leur sont nécessaires
pour bien et dévotement vivre en leurs conditions, et pour saintement
exercer les charges de leurs professions. Car comme Dieu donne, par l’entremise
de la nature, à chaque animal les instincts qui lui sont requis
pour sa conservation et pour l’exercice de ses propriétés
naturelles; aussi, si nous ne résistons pas à la grâce
de Dieu, il donne à chacun de nous les inspirations nécessaires
pour vivre, opérer, et nous conserver en la vie spirituelle. Hé!
Seigneur, disait le fidèle Eliézer, voici que je suis près
de cette fontaine d’eau; et les filles de cette cité sortiront pour
puiser de l’eau. La jeune fille donc à laquelle je dirai: Penchez
votre cruche, afin que je boive, et eue répondra: Buvez, ains je
donnerai encore à boire à vos chameaux; c’est celle-là
que
(1) Formes, stalles de choeur
cous avez préparée pour votre serviteur Isaïe (1).
Théotime, Éliézer ne se laisse entendre de désirer
de l’eau que pour sa personne; mais la belle Rébecca, obéissant
à l’inspiration que Dieu et sa débonnaireté lui donnaient,
s’offre d’abreuver encore les chameaux. Pour cela elle fut rendue épouse
du saint Isaac, belle-fille du grand Abraham, et grand’mère du Sauveur.
Les âmes certes qui ne se contentent pas de faire ce que par les
commandements et conseils le divin époux requiert d’elles, mais
sont promptes à suivre les sacrées inspirations, ce sont
celles que le Père éternel a préparées pour
être épouses de son Fils bien-aimé. Et quant à
son Eliézer, parce qu’il ne peut autrement discerner entre les filles
de Haran, ville de Nachor, celle qui était destinée au fils
de son maître, Dieu la lui fait connaître par inspiration.
Quand nous ne savons que faire, et que l’assistance humaine nous manque
en nos perplexités, Dieu alors nous inspire. Et si nous sommes humblement
obéissants, il ne permet point que nous errions. Or, je ne dis rien
de plus de ces inspirations nécessaires, pour en avoir souvent parié
en cet oeuvre, et encore en l’ Introduction à la vie dévote.
.
CHAPITRE XI
De l’union de notre volonté à celle de Dieu ès
inspirations qui sont données pour la pratique extraordinaire des
vertus et de la persévérance en la vocation, première
marque de l’inspiration.
Il y a des inspirations qui tendent seulement à une extraordinaire
perfection des exercices ordinaires de la vie chrétienne. La charité
envers les
(1) Gen., XXIV, 12, 13, 14.
pauvres malades est un exercice ordinaire des vrais chrétiens,
mais exercice ordinaire qui fut pratiqué en perfection extraordinaire
par saint François et sainte Catherine de Sienne, quand ils léchaient
et suçaient les ulcères des lépreux et chancreux;
et par le glorieux saint Louis, quand il servait à genoux et tête
nue les malades, dont un abbé de Cîteaux demeura tout éperdu
d’admiration, le voyant en cette posture manier et agencer un misérable
ulcéré de plaies horribles et chancreuses. Comme encore c’était
une pratique bien extraordinaire de ce saint monarque de servir à
table les pauvres les plus vils et abjects, et manger les restes de leurs
potages. Saint Jérôme, recevant en son hôpital de Bethléem
les pèlerins d’Europe qui fuyaient la persécution des Goths,
ne leur lavait pas seulement les pieds, mais s’abaissait jusque-là
que de laver encore et de frotter les jambes de leurs chameaux; à
l’exemple de Rébecca dont nous parlions naguères, qui non
seulement puisa de l’eau pour Eliézer, mais aussi pour ses chameaux.
Saint François ne fut pas seulement extrême en la pratique
de la pauvreté, comme chacun sait, mais il le fut encore en celle
de la simplicité. Il racheta tut agneau, de peur qu’on ne le tuât,
parce qu’il représentait Notre-Seigneur. Il portait respect presque
à toutes créatures, en contemplation de leur Créateur,
par une non accoutumée, mais très prudente simplicité.
Telles fois il s’est amusé à retirer les vermisseaux du chemin,
afin que quelqu’un ne les foulât au passage, se ressouvenant que
son Sauveur s’était parangonné (1) au vermisseau, Il appelait
les créatures ses frères et soeurs, par certaine
(1) Parangonné, comparé.
considération admirable que le saint amour lui suggérait.
Saint Alexis, seigneur de très noble extraction, pratiqua excellemment
l’abjection de soi-même, demeurant dix-sept ans inconnu chez son
propre père à Rome en qualité de pauvre pèlerin.
Toutes ces inspirations furent, pour des exercices ordinaires, pratiquées
néanmoins en perfection extraordinaire. Or, en cette sorte d’inspiration,
il faut observer les règles que nous avons données pour les
désirs en notre Introduction. Il ne faut pas vouloir suivre plusieurs
exercices à la fois et tout à coup; car souvent l’ennemi
tâche de nous faire entreprendre et commencer plusieurs desseins,
afin qu’accablés de trop de besogne nous n’achevions rien et laissions
tout imparfait. Quelquefois mêmement, il nous suggère la volonté
d’entreprendre, de commencer quelque excellente besogne, laquelle il prévoit
que nous n’accomplirons pas, pour nous détourner d’en poursuivre
une moins excellente que nous eussions aisément achevée;
car il ne se soucie point qu’on fasse force desseins et commencements,
pourvu qu’on n’achève rien. Il ne veut pas empêcher, non plus
que Pharaon, que les mystiques femmes d’Israël, c’est-à-dire
les âmes chrétiennes, enfantent des mâles, pourvu qu’avant
qu’ils croissent on les tue. Au contraire, dit le grand saint Jérôme,
entre les chrétiens, on n’a pas tant d’égard au commencement
qu’à la fin. Il ne faut pas tant avaler de viande qu’on ne puisse
faire la digestion de ce que l’on en prend. L’esprit séducteur nous
arrête au commencement et nous fait contenter du printemps fleuri
: mais l’esprit divin ne nous fait regarder le commencement que pour parvenir
à la
fin, et ne nous fait réjouir des fleurs du printemps que pour
la prétention de jouir des fruits de l’été et de l’automne.
Le grand saint Thomas est d’opinion qu’il n’est pas expédient
de beaucoup consulter et longuement délibérer sur l’inclination
que l’on a d’entrer dans une bonne et bien formée religion; et il
a raison : car la religion étant conseillée par notre Seigneur
en l’Evangile, qu’est-il besoin de beaucoup de consultations? Il suffit
d’en faire une bonne avec quelque peu de personnes qui soient bien prudentes
et capables de telle affaire, et que nous puissent aider à prendre
une courte et solide résolution. Mais dès que nous avons
délibéré et résolu, et en ce sujet, et en tout
autre qui regarde le service de Dieu, il faut être fermes et invariables,
sans se laisser nullement ébranler par aucune sorte d’apparence.
de plus grand bien, car bien souvent, dit le glorieux saint Bernard, le
malin esprit nous donne le change, et, pour nous détourner d’achever
un bien, il nous en propose un autre qui semble meilleur, lequel, après
que nous avons commencé, pour nous divertir de le parfaire, il en
présente un troisième. se contentant que nous fassions plusieurs
commencements, pourvu que nous ne fassions point de fine. Il ne faut pas
même passer d’une religion en une autre, sans des motifs grandement
considérables, dit saint Thomas après l’abbé Nestorius
rapporté par Cassian.
J’emprunte au grand saint Anselme, écrivant à Lauzon,
une belle similitude. Comme un arbrisseau souvent transplanté ne
saurait prendre racine ni par conséquent venir à sa perfection,
et rendre le fruit désiré; ainsi l’âme qui transplante
son coeur de dessein en dessein ne saurait profiter, ni prendre la juste
croissance de sa perfection, puisque la perfection ne consiste pas en commencements,
mais en accomplissements. Les animaux sacrés d’Ezéchiel allaient
où l’impétuosité de l’esprit les portait, et ne se
retournaient point en marchant, mais un chacun, s’avançait cheminant
devant sa face (1). Il faut aller où l’inspiration nous pousse,
et ne point se revirer ni retourner en arrière, ains marcher du
côté où Dieu a contourné notre face, sans changer
de visée. Qui est en bon chemin, qu’il se sauve. Il arrive que l’on
quitte quelquefois le bien pour chercher le mieux, et que laissant l’un
on ne trouve pas l’antre. Mieux vaut la possession d’un petit trésor
trouvé que la, prétention d’un plus grand qu’il faut aller
chercher.
L’inspiration est suspecte qui nous pousse à quitter un vrai
bien que nous avons présent, pour en pourchasser un meilleur à
venir. Un jeune homme portugais, nommé François Bassus, était
admirable, non seulement en l’éloquence divine, mais en la pratique
des vertus, sous la discipline du bienheureux Philippe Nérius, en
sa congrégation de l’Oratoire de Rome. Or, il crut d’être
inspiré de quitter cette sainte société pour se rendre
en une religion formelle (2), et enfin se résolut à cela.
Mais le bienheureux Philippe, assistant à sa réception en
l’ordre de Saint-Dominique, pleurait amèrement; dont étant
interrogé par François-
(1) Ezech., I. 12.
(2) Religion formelle, un ordre religieux proprement dit.
Marie Tauruse, qui depuis fut archevêque de Sienne et cardinal,
pourquoi il jetait des larmes:
Je déplore, dit-il, la perte de tant de vertus. Et de fait,
ce jeune homme si excellemment sage et dévot en la congrégation,
sitôt qu’il fut en la religion, devint tellement inconstant et volage,
qu’agité de divers désirs de nouveautés et changements,
il donna par après de grands et fâcheux scandales.
Si l’oiseleur va droit au nid de la perdrix, elle se présentera
à lui et contrefera l’errénée (1) et boiteuse, et
se lançant comme pour faire grand vol, se laissera tout à
coup tomber, comme si elle n’en pouvait plus, afin que le chasseur s’amusant
après elle, et croyant qu’il la pourra aisément prendre,
soit diverti de rencontrer ses petits hors du nid; puis comme il l’a quelque
temps suivie, et qu’il cuide l’attraper, elle prend l’air et s’échappe.
Ainsi notre ennemi voyant un homme qui, inspiré de Dieu, entreprend
une profession et manière de vivre propre à son avancement
en l’amour céleste, il lui persuade de prendre une autre voie de
plus grande perfection en apparence, et l’ayant dévoyé de
son premier chemin, il lui rend petit à petit impossible la suite
du second, et lui en propose un troisième, afin que l’occupant en
la recherche continuelle de divers et nouveaux moyens pour se perfectionner,
il l’empêche d’en employer aucun, et par conséquent de parvenir
à la fin pour laquelle il les cherche, qui est la perfection. Les
jeunes chiens à tous rencontres quittent la meute et tirent au change;
mais les vieux, qui sont sages,
(1) Errénée, ou plutôt érénée
pour éreintée.
ne prennent jamais le change, ains suivent toujours les erres (1) sur
lesquelles ils sont. Qu’un chacun donc ayant trouvé la très
sainte volonté de Dieu en sa vocation, demeure saintement et amoureusement
en icelle, y pratiquant les exercices convenables selon l’ordre de ta discrétion,
et avec le zèle de la perfection.
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CHAPITRE XII
De l’union de la volonté humaine à celle de Dieu ès
inspirations qui sont contre les lois ordinaires, et de la paix et douceur
de coeur, seconde marque de l’inspiration.
Il se faut donc comporter ainsi, Théotime, ès inspirations
qui ne sont extraordinaires que d’autant qu’elles nous incitent à
pratiquer avec une extraordinaire ferveur et perfection les exercices ordinaires
du chrétien. Mais il y a d’autres inspirations que l’on appelle
extraordinaires, non seulement parce qu’elles font avancer L’âme
au delà du train ordinaire, mais aussi parce qu’elles la portent
à des actions contraires aux lois, règles et coutumes communes
de la très sainte Église, et qui partant sont plus admirables
qu’imitables. La sainte demoiselle que les historiens appellent Eusèbe
l’étrangère, quitta Rome, sa patrie, et s’habillant en garçon
avec deux autres filles, s’embarqua pour aller outre mer, et passa en Alexandrie,
et de là en l’île de Cô (2), où se voyant en
assurance, elle reprit les habits de son sexe, et se
(1) Erres, traces et route d’un cerf,
(2) Cô, Cos.
remettant sur mer, elle alla au pays de Carie, en la ville de Mylassa,
où le grand Paul qui l’avait trouvée en Cô, et l’avait
prise sous sa conduite spirituelle, la mena, et où par après
étant devenu évêque, il la gouverna si saintement qu’elle
dressa un monastère, et s’employa au service de l’Église
en l’office qu’en ce temps-là on appelait de diacresse (1), avec
tant de charité, qu’elle mourut enfin toute sainte, et fut reconnue
pour telle par une grande multitude de miracles que Dieu fit par ses reliques
et intercessions. De s’habiller des habits du sexe duquel on n’est pas,
et s’exposer ainsi déguisé au voyage avec des hommes, cela
est non seulement au delà, mais contraire aux règles ordinaires
de la modestie chrétienne. Un jeune homme donna un coup de pied
à sa mère, et touché de vive repentance s’en vint
confesser à saint Antoine de Padoue, qui, pour lui imprimer plus
vivement en l’âme l’horreur de son péché, lui dit entr’autres
choses : Mon enfant, le pied qui a servi d’instrument à votre malice,
pour un si grand forfait, mériterait d’être coupé :
ce que le garçon prit si à coeur, qu’étant de retour
chez sa mère, ravi du sentiment de sa contrition, il se coupa le
pied. Les paroles du saint n’eussent pas eu cette force selon leur portée
ordinaire, si Dieu n’y eût ajouté son inspiration, mais inspiration
si extraordinaire qu’on croirait que ce fut plutôt une tentation,
si le miracle de la réunion de ce pied coupé, fait par la
bénédiction du saint, ne l’eût autorisée. Saint
Paul, premier ermite, saint Antoine, sainte Marie Égyptiaque, ne
se sont pas
(1) Diacresse, diaconesse.
abîmés en ces vastes solitudes, privés d’ouïr
la messe, de communier et de se confesser, et privés, jeunes gens
qu’ils étaient encore, de conduite et de toute assistance, sans
une forte inspiration. Le grand Siméon Stylite fit une vie qu’homme
du monde n’eût pu penser ni entreprendre sans l’instinct et l’assistance
céleste. Saint Jean, évêque, surnommé le Silentiaire,
quittant son évêché à l’insu de tout son clergé,
alla passer le reste de ses jours au monastère de Laura, sans qu’on
pût oncques avoir de ses nouvelles : cela n’était-ce pas
contre les règles de la très sainte résidence?
Et le grand saint Paulin, qui se vendit pour racheter l’enfant d’une pauvre
veuve, comme le pouvait-il faire selon les lois ordinaires, puisqu’il n’était
pas sien, ains à son église et au public par la consécration
épiscopale? Ces filles et-femmes qui, poursuivies pour leur beauté,
défigurèrent leurs visages par des blessures volontaires,
afin de garder leur chasteté sous la faveur d’une sainte laideur,
ne faisaient-elles pas chose, ce semble, défendue?
Or, une des meilleures marques de la bonté de toutes les inspirations,
et particulièrement des extraordinaires, c’est la paix et la tranquillité
du coeur qui les reçoit; car l’esprit divin est voirement violent,
mais d’une violence douce, suave et paisible. Il Vient comme un vent impétueux
(1) et comme un foudre céleste, mais il ne renverse point les apôtres,
il ne les trouble point : la frayeur qu’ils reçoivent de son bruit
est momentanée, et se trouve soudain suivie d’une douce assurance.
C’est pourquoi ce feu s’assied sur un chacun
(1) Act., I, 2.
d’iceux (1), comme y prenant et donnant sou sacré repos; et
comme le Sauveur est appelé paisible ou pacifique Salomon, aussi
son épouse est appelée Sulamite, tranquille et fille de paix
et la voix, c’est-à-dire l’inspiration de l’époux, ne l’agite
rit la trouble nullement, ains l’attire si suavement. qu’il la fait doucement
fondre, et comme écouler son âme en lui : Mon âme, dit-elle,
s’est fondue, quand mon bien-aimé a parlé (2). Et bien qu’elle
soit belliqueuse et guerrière, si est-ce que (3) tout ensemble elle
est tellement paisible, qu’emmi les armées et batailles, elle continue
les accords d’une mélodie nonpareille. Que verrez-vous, dit-elle,
en la Sulamite, sinon les choeurs des armées (4)? Ses armées
sont des choeurs, c’est-à-dire des accords de chantres; et ses chantres
sont des armées, parce que les armes de l’Église et de l’âme
dévote ne sont autre chose que les oraisons, les hymnes, les cantiques
et les psaumes. Ainsi les serviteurs de Dieu qui ont eu les plus hautes
et relevées inspirations, ont été les plus doux et
paisibles de l’univers Abraham, Isaac et Jacob. Moïse est qualifié
le plus débonnaire d’entre tous les hommes (5); David est recommandé
par sa mansuétude.
Au contraire, l’esprit malin est turbulent, âpre, remuant; et
ceux qui suivent sus suggestions infernales, cuidant que ce soient inspirations
célestes, sont ordinairement connaissables, parce
(1) Act., 1, 3.
(2) Cant. cant., V, 6.
(3) Si est-ce que, toujours est-il que
(4) Cant. cant., VII, 1.
(5) Num., XII, 3.
qu’ils sont inquiets, têtus, fiers, entrepreneurs et remueurs
d’affaires, qui, sous le prétexte de zèle, renversent tout
sens dessus dessous, censurent tout le monda, tancent un chacun, blâment
toutes choses: gens sans conduite, sans condescendance, qui ne supportent
rien, exerçant les passions de l’amour-propre sous le nom de la
jalousie de l’honneur divin.
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CHAPITRE XIII
Troisième marque de l’inspiration, qui est la sainte obéissance
à l’Eglise et aux supérieurs.
A la paix et douceur du coeur est inséparablement conjointe
la très sainte humilité. Mais je n’appelle pas humilité
ce cérémonieux assemblage de paroles, de gestes, de baisements
de terre, de révérences, d’inclinations, quand il se fait,
comme il advient souvent, sans aucun sentiment intérieur de sa propre
abjection et de la juste estime du prochain. Car tout cela n’est qu’un
vain amusement des faibles esprits, et doit plutôt être nommé
fantôme d’humilité, qu’humilité.
Je parle d’une humilité noble, réelle, moelleuse, solide,
qui nous rend souples à la correction, ma niables et prompts à
l’obéissance. Tandis que l’incomparable Siméon Stylite était
encore novice à Tolède (1), il se rendit impliable (2) à
l’avis de
(1) Tolède : ainsi écrit dans S. François de Sales
pour Thélède ou Télède, monastère de
Syrie, près du mont Coryphée, où S. Siméon
passa plusieurs années.
(2) Impliable, qui ne plie pas, inflexible, indocile.
ses supérieurs qui le voulaient empêcher de pratiquer
tant d’étranges rigueurs par lesquelles il sévissait désordonnément
contre soi-même; si que enfin il fut pour cela chassé du monastère,
comme peu susceptible de la mortification du coeur, et trop adonné
à celle du corps. Mais étant par après rappelé
et devenu plus dévot et plus sage en la vie spirituelle, il se comporta
bien d’une autre façon, ainsi qu’il témoigna en l’action
suivante. Car lorsque les ermites épars parmi les déserts
voisins d’Antioche surent la vie extraordinaire qu’il faisait sur sa colonne,
en laquelle il semblait être ou un ange terrestre ou un homme céleste,
ils lui envoyèrent un député d’entr’eux. auquel ils
donnèrent ordre de lui parler de leur part en cette sorte : Pourquoi
est-ce, Siméon, que laissant le grand chemin de la vie dévote
frayé par tant de grands et saints devanciers, vous en suivez un
autre inconnu aux hommes, et tant éloigné de tout ce qui
a été vu et oui jusqu’à présent? Quittez, Siméon
, cette colonne, et rangez-vous meshui (1) avec les autres à la
façon de vivre et la méthode de servir Dieu usitée
par les bons pères prédécesseurs. Que si Siméon
acquiesçait à leur avis, et pour condescendre à leur
volonté se montrait prompt à vouloir descendre, ils donnèrent
charge an député de lui laisser la liberté de persévérer
en ce genre de vie jà commencé; d’autant que par son obéissance,
disaient ces bons pères, on pourra bien connaître qu’il a
entrepris cette sorte de vie par l’inspiration divine: mais si au contraire
il résistait, et que, méprisant leur
(1) Meshui, aujourd’hui.
exhortation, il voulût suivre sa propre volonté, ils résolurent
qu’il le fallait retirer par force, et lui faire abandonner sa colonne.
Le député donc étant venu à la colonne, il
n’eut pas sitôt fait son ambassade, que le grand Siméon, sans
délai, sans réserve, sans réplique quelconque, se
print à vouloir descendre avec une obéissance et humilité
digne du sa rare sainteté. Ce que voyant le délégué
: Arrêtez, dit-il, ô Siméon, demeurez là, persévérez
constamment, et ayez bon courage, poursuivez vaillamment votre entreprise
: votre séjour sur cette colonne est de Dieu.
Mais voyez, Théotime, je vous prie, comme ces anciens et saints
anachorètes, un leur assemblée générale, ne
trouvent point de marque plus assurée de l’inspiration céleste
eu un sujet si extraordinaire, comme fut la vie de ce grand Stylite, que
de le voir simple, doux et maniable sous les lais de la très sainte
obéissance : aussi Dieu, bénissant la soumission du ce grand
homme, lui donna la grâce de persévérer trente ans
entiers sur une colonne haute de trente-six coudées après
avoir déjà été sept ans sur les autres colonnes
de six, de douze et de vingt pieds de hauteur, et ayant auparavant été
dix ans sur une petite pointe de rocher au lieu appelé la Mandre
(1). Ainsi cet oiseau de paradis, vivant en l’air sans toucher terre, fut
un spectacle d’amour pour les anges, et d’admiration pour les humains.
Tout est assuré en l’obéissance, tout est suspect hors de
l’obéissance.
(1) La Mandre, montagne de Syrie, placée, disent les historiens,
près du bourg de Télanisse.
Quand Dieu jette des inspirations dans un coeur, la première
qu’il répand c’est celle de l’obéissance. Mais y eut-il jamais
une pi-us illustre et sensible inspiration que celle qui fut donnée
au glorieux saint Paul? Or, le chef principal d’icelle fat qu’il allât
en la cité, en laquelle il apprendrait par la bouche d’Ananie ce
qu’il avait à faire; et cet Ananie, homme grandement célèbre,
était, comme dit saint Dorotisée, évêque de
Damas. Quiconque dit qu’il est inspiré, et refuse d’obéir
aux supérieurs et suivre leurs avis, il est un imposteur. Tous les
prophètes et prédicateurs qui ont été inspirés
de Dieu, ont toujours aimé, l’Eglise, toujours adhéré
à sa doctrine, toujours aussi été approuvés
par icelle, et n’ont jamais rien annoncé si fortement que cette
vérité: que les lèvres du prêtre gardaient la
science, et qu’on devait requérir la loi de sa bouche (1). De sorte
que les missions extraordinaires sont des illusions diaboliques, et non
des inspirations célestes, si elles ne sont reconnues et approuvées
par les pasteurs, qui sont de la mission ordinaire; car ainsi s’accordent
Moïse et les prophètes. Saint Français, saint Dominique,
et les autres pères des ordres religieux, vinrent au service des
âmes par une inspirai ion extraordinaire, mais ils se soumirent d’autant
plus humblement et cordialement à la sacrée hiérarchie
de l’Église. En somme, les trois meilleures et plus assurées
marques des légitimes inspirations sont la persévérance,
contre l’inconstance et légèreté; ta paix et douceur
du coeur, contre les inquiétudes
(1) Malach., II, 7.
et empressements, l’humble obéissance ; contre l’opiniâtreté
et bizarrerie.
Et pour conclure tout ce que nous avons dit de l’union de notre volonté
à celle de Dieu qu’on -appelle signifiée, presque toutes
les herbes qui ont les fleurs jaunes, et même la chicorée
sauvage qui les a bleues, les tournent toujours du côté du
soleil, et suivent ainsi son contour ; mais l’héliotropium (1) ne
contourne pas seulement ses fleurs, ains encore toutes. ses feuilles à
la suite de ce grand luminaire; de même tous les élus tournent
la fleur de leur coeur, qui est l’obéissance aux commandements du
côté de la volonté divine; mais les lImes vivement
éprises du saint amour ne regardent pas seulement cette divine bonté
par l’obéissance aux commandements, ains aussi par l’union de toutes
leurs affections, suivant le contour de ce divin soleil en tout ce qu’il
leur commande, conseille et inspire, sans réserve ni exception quelconque;
dont elles peuvent dire avec le sacré Psalmiste: Seigneur, vous
avez empoigné ma main droite et m’avez conduit en votre volonté,
et m’avez recueilli avec beaucoup de gloire. J’ai du fait comme un cheval
envers vous, et je suis toujours avec vous (2); car comme un cheval bien
dressé se manie aisément, doucement et justement, en toutes
façons, par l’écuyer qui le monte, aussi l’âme amante
est si souple à la volonté de Dieu, qu’il en fait tout ce
qu’il veut.
(1) Héliotropium, tournesol.
(2) Ps., LXII, 23, 24.
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CHAPITRE XIV
Briève méthode pour connaître la volonté
de Dieu.
Saint Basile dit que la volonté de Dieu nous est témoignée
par ses ordonnances ou commandements, et que lors il n’y a rien à
délibérer; car il faut faire simplement ce qui est ordonné:
mais que pour le reste il est en notre liberté de choisir à
notre gré ce que bon nous semblera, bien qu’il ne faille pas faire
tout ce qui est loisible, ains seulement ce qui est expédient; et
qu’enfin, pour bien discerner ce qui est convenable, il faut ouïr
l’avis du sage père spirituel.
Mais, Théotime, je vous avertis d’une tentation ennuyeuse qui
arrive maintes fois aux âmes qui ont un grand désir de suivre
en toutes choses ce qui est plus selon la volonté de Dieu; car l’ennemi
en toutes occurrences, les met en doute si c’est la volonté de Dieu
qu’elles fassent une chose plutôt qu’une autre ; comme, par exemple,
si c’est la volonté de Dieu qu’elles mangent avec l’ami, ou qu’elles
ne mangent pas, qu’elles prennent des habits gris ou noirs, qu’elles jeûnent
le vendredi ou le samedi, qu’elles aillent à la récréation
ou qu’elles s’en abstiennent, en quoi elles consument beaucoup de temps;
et tandis qu’elles s’occupent et embarrassent à vouloir discerner
ce qui est meilleur, elles perdent inutilement le loisir de faire plusieurs
biens, desquels l’exécution serait plus à la gloire de Dieu,
que ne saurait être le discernement du bien et du mieux auquel elles
se sont amusées.
On n’a pas accoutumé de peser la menue monnaie, ains seulement
les pièces d’importance. Le trafic (1) serait trop ennuyeux et mangerait
trop de temps s’il fallait peser les-sols, les liards, les deniers et les
pites (2). Ainsi ne doit-on pas peser toutes sortes de menues actions pour
savoir si elles valent mieux que les autres. Il y a même bien de
la superstition à vouloir faire cet examen: car à quel propos
mettra-t-on en difficulté s’il est mieux d’ouïr la messe en
une église qu’en une autre, de filer que de coudre, de donner l’aumône
à un homme qu’à une femme? Ce n’est pas bien servir un maître
d’employer autant de temps à considérer ce qu’il faut faire,
comme à faire ce qui est requis. Il faut mesurer notre attention
à l’importance de ce que nous entreprenons: ce serait un soin déréglé
de prendre autant de peine à délibérer pour faire
un voyage d’une journée, comme pour celui de trois ou quatre cents,
lieues.
Le chois de la vocation, le dessein de quelque affaire de longue conséquence,
de quelque oeuvre de longue haleine, ou de quelque dépense bien
grande, le changement de séjour, l’élection des conversations,
et telles semblables choses, méritent qu’on pense sérieusement-ce
qui est plus selon la volonté divine. Mais ès menues actions
journalières, esquelles même la faute n’est ni de conséquence,
ni irréparable, qu’est-il besoin de faire l’embesogné (3),
l’attentif et l’empêché à faire des
(1) Trafic, commerce en général.
(2) Pites, petite monnaie de cuivre, frappée à Poitiers,
lat. Pictavum, valant le quart d’un denier.
(1) Embesogné, fort occupé à une besogne.
importunes consultations? A quel propos me mettrai-je en dépense
pour apprendre si Dieu aime mieux que je dise le rosaire ou l’office de
Notre-Dame, puisqu’il ne saurait y avoir tant de différence entre
l’un et l’autre qu’il faille pour cela taire une grande enquête?
que j’aille plutôt à l’hôpital visiter les malades qu’à
vêpres, que j’aille plutôt au sermon qu’en une église
où il y a indulgence ? Il n’y a rien pour l’ordinaire de si apparemment
remarquable en l’un plus qu’en l’autre, qu’il faille pour cela entrer en
grande délibération. Il faut aller tout à la bonne
foi et sans subtilité on telles occurrences; et, comme dit saint
Basile, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser
notre esprit, perdre le temps, et nous mettre en danger d’inquiétude,
scrupule et superstition. Or, j’entends toujours quand il n’y a pas grande
disproportion entre une oeuvre et l’autre, et qu’il ne se rencontre point
de circonstance considérable d’une part plus que de l’autre.
Es choses mêmes de conséquence, il faut être bien
humble, et ne point penser de trouver la volonté de Dieu à
force d’examen et de subtilité de discours. Mais après avoir
demandé la lumière du Saint-Esprit, appliqué notre
considération à la recherche de son bon plaisir, pris le
conseil de notre directeur, et, s’il y échoit, de deux ou trois
autres personnes spirituelles, il se faut résoudre et déterminer
au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute
notre choix, mais le cultiver et soutenir dévotement, paisiblement
et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités
d’événements qui se rencontrent au progrès de l’exécution
de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d’avoir
bien choisi, il faut néanmoins demeurer fermes, et ne point regarder
tout cela, ains considérer que si nous eussions fait un autre choix,
nous eussions peut-être trouvé cent fois pis: outre que nous
ne savons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation
ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La résolution
étant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté
de l’exécution : car, s’il ne tient à nous, elle ne peut
manquer; faire autrement, c’est une marque d’un grand amour-propre ou d’enfance,
faiblesse ou niaiserie d’esprit.
FIN DU HUITIÈME LIVRE.
LIVRE NEUVIÈME
DE L’AMOUR DE SOUMISSION, PAR LEQUEL NOTRE VOLONTÉ S’UNIT AU
BON PLAISIR DE DIEU
CHAPITRE PREMIER.
De l’union de notre volonté avec la volonté divine qu’on
appelle volonté de bon plaisir.
Rien ne se fait, hormis le péché, que par la volonté
de Dieu, qu’on appelle volonté absolue et de bon plaisir, que personne
ne peut empêcher, et laquelle ne nous est point connue que parles
effets, qui, étant arrivés, nous manifestent que Dieu les
a voulus et desseignés (4).
1° Considérons en bloc, Théotime, tout ce qui a été,
qui est, et qui sera; et tout ravis d’étonnement, nous serons contraints
d’exclamer, à l’imitation du Psalmiste : O Seigneur, je vous louerai,
parce que vous êtes excessivement magnifié; vos oeuvres sont
merveilleuses, et mon âme le reconnaît trop plus (2). Votre
science est admirable au-dessus
(1) Desseignés, marqués dans ses desseins.
(2) Trop plus, au delà du nécessaire.
de moi, elle prévaut, et je ne puis y atteindre (1). Et de là
nous passerons à la très sainte complaisance, nous réjouissant
de quoi Dieu est si infini en sagesse, puissance et bonté, qui sont
les trois propriétés divines, desquelles l’univers n’est
qu’un petit essai et comme une montre.
2° Voyons les hommes et les anges, et toute cette variété
de natures, de qualités, conditions, facultés, affections,
passions, grâces et privilèges que la suprême Providence
a établie en la multitude innombrable de ces intelligences célestes
et des personnes humaines, esquelles est si admirablement exercée
la justice et miséricorde divine; et nous ne pourrons nous contenir
de chanter avec une joie pleine de respect et de crainte amoureuse
J’ai pour objet de mon cantique
La justice et le jugement;
Je vous consacre ma musique,
O Dieu tout juste et tout clément (2) !
Théotime, nous devons avoir une extrême complaisance de
voir comme Dieu exerce sa miséricorde par tant de diverses faveurs
qu’il distribue aux anges et aux hommes, au ciel et en la terre, et comme
il pratique sa justice par une infinie variété de peines
et châtiments: car sa ,justice et sa miséricorde sont également
aimables et admirables en elles-mêmes, puisque l’une et l’autre ne
sont autre chose qu’une même très unique bonté et divinité.
Mais d’autant que les effets de sa justice nous sont âpres et pleins
d’amertume, il les
(1) Ps. CXXXVIII, 6, 14.
(2) Ps., c, 1.
adoucit toujours par le mélange de ceux de sa miséricorde,
et fait qu’emmi (1)les eaux du déluge de sa juste indignation, l’olive
verdoyante soit conservée, et que l’âme dévote, comme
une chaste colombe, l’y puisse enfle trouver, si toutefois elle veut bien
amoureusement méditer à la façon des colombes. Ainsi
la mort, les afflictions, les sueurs, les travaux dont notre vie abonde,
qui, par la juste ordonnance de Dieu, sont les peines du péché,
sont aussi, par sa douce miséricorde, des échelons pour monter
an ciel, des moyens pour profiter en la grâce et des mérites
pour obtenir la gloire. Bienheureuse sont la pauvreté, la faim,
la soif, la tristesse, la maladie, a mort, la persécution : car
ce sont voirement (2) des équitables punitions de nos fautes, mais
punitions tellement tempérées, et, comme parlent les médecins,
tellement aromatisées de la suavité, débonnaireté
et clémence divine, que leur amertume est très aimable. Chose
étrange, mais véritable, Théotime ! si les damnés
n’étaient aveuglés de leur obstination et de la haine qu’ils
ont contre Dieu, ils trouveraient de la consolation en leurs peines et
verraient la miséricorde divine admirablement mêlée
avec les flammes qui les brûlent éternellement. Si que (3)
les saints, considérant, d’une part, les tourments des damnés
si horribles et effroyables, ils eu louent la justice divine, et s’écrient
:
Vous êtes juste, ô Dieu ! vous êtes équitable
La justice à jamais règne en vos jugements (4).
(1) Emmi, parmi.
(2) Voirement, certainement.
(3) Si que, tellement que.
(4) Ps., CXVIII, 137.
Mais voyant d’autre part que ces peines, quoique éternelles
et incompréhensibles, sont toutefois moindres de beaucoup que les
coulpes et crimes pour lesquels elles sont infligées, ravis de l’infinie
miséricorde de Dieu: O Seigneur, diront-ils, que vous êtes
bon! puisque, au plus fort de votre ire, vous ne pouvez contenir le torrent
de vos miséricordes, qu’elles n’écoulent leurs eaux dans
les impiteuses flammes de l’enfer.
Vous n’avez oublié la bonté de votre âme,
Non pas même jetant les damnés dans la flamme
De l’enfer éternel, emmi votre fureur,
Vous n’avez su garder votre sainte douceur;
De répandre les traits de sa compassion
Emmi les justes coups de la punition.
3° Venons par après à nous-mêmes en particulier,
et voyons une quantité de biens intérieurs et extérieurs,
comme aussi un nombre très grand de peines intérieures et
extérieures que la Providence divine nous a préparées
selon sa très sainte justice et miséricorde; et comme ouvrant
les bras de notre consentement, embrassons tout cela très amoureusement,
acquiesçant à sa très sainte volonté, et chantant
à Dieu, par manière d’un hymne d’éternel acquiescement
: Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel (1). Oui, Seigneur,
votre volonté soit faite en la terre, où nous n’avons point
de plaisir sans mélange de quelque douleur, point de rose sans épines,
point de jour sans la suite d’une nuit, point-de printemps sans qu’il soit
précédé de l’hiver, en la terre, Seigneur, où
les consolations sont rares, et les travaux innombrables. O Dieu!
(1) Matth., VI, 10
néanmoins que votre volonté soit faite, non seulement
en l’exécution de vos commandements, conseils et inspirations qui
doivent être pratiqués par nous, mais aussi en la souffrance
des afflictions et peines qui doivent être reçues en nous,
afin que votre volonté fasse par nous, pour nous, en nous et de
nous, tout ce qu’il lui plaira.
.
CHAPITRE II
Que l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu se fait
principalement ès tribulations.
Les peines, considérées en elles-mêmes, ne peuvent
être aimées; mais regardées en leur origine, c’est-à-dire,
en la providence et volonté divine qui les ordonne, el1~s sont infiniment
aimables. Voyez la verge de Moise en terre, c’est un serpent effroyable:
voyez-la en la main de Moise, c’est une baguette de merveilles. Voyez les
tribulations en elles-mêmes, elles sont affreuses: voyez-les en la
volonté de Dieu, elles sont des amours et des délices. Combien
de fois nous est-il arrivé d’avoir à contre-coeur les remèdes
et médicaments tandis que le médecin ou l’apothicaire les
présentait, et que nous étant offerts par quelque main bien-aimée,
l’amour surmontant l’horreur, nous les recevions avec joie! Certes, ou
l’amour ôte l’âpreté du travail, ou il rend le sentiment
aimable. On dit qu’en Béotie il y a un fleuve dans lequel les poissons
paraissent tout d’or : mais ôtez-les de ces eaux qui sont le lieu
de leur origine, ils ont la couleur naturelle des autres poissons. Les
afflictions sont comme cela. Si nous les regardons hors de la volonté
de Dieu, elles ont leur amertume naturelle; mais qui les considère
en ce bon plaisir éternel, elles sont toutes d’or, aimables et-
précieuses plias qu’il ne se peut dire.
Si le grand Abraham eût vu la nécessité de tuer
son fils hors la volonté de Dieu, pensez, Théotime, combien
de peines et de convulsions de coeur il eût souffertes: mais la voyant
dans le bon plaisir de Dieu, elle lui est toute d’or, et il l’embrasse
tendrement. Si les martyrs eussent vu leurs tourments hors ce bon plaisir,
comment eussent-ils pu chanter entre les fers et les flammes? Le coeur
vraiment amoureux aime le bon plaisir, non seulement ès consolations,
mais aussi ès afflictions; ains il l’aime plus en la croix ès
peines et travaux, parce que c’est la principale vertu de l’amour de faire
souffrir l’amant pour la chose aimée.
Les stoïciens, particulièrement le bon Épictète,
colloquaient toute leur philosophie à s’abstenir et soutenir, à
se déporter (1) et supporter, à s’abstenir et se déporter
des plaisirs, voluptés et honneurs terrestres, à soutenir
et supporter les injures, travaux et incommodités. Mais la doctrine
chrétienne, qui est la seule vraie philosophie, a trois principes
sur lesquels elle établit tout son exercice: l’abnégation
de soi-même, qui est bien plus que de s’abstenir des plaisirs; porter
sa croix, qui est bien plus que de la supporter; suivre notre Seigneur,
non seulement en ce qui est die renoncer à soi-même et porter
sa croix, mais aussi en ce qui est de la pratique de toutes sortes de bonnes
oeuvres.
(1) Se déporter, se désister.
Mais toutefois on. ne témoigne point tant l’amour en l’abnégation
ni en l’action, comme on fait eu la passion. Certes, le Saint-Esprit marque
en l ‘Écriture sainte le plus hait point de l’amour de notre Seigneur
envers nous eu la mort et passion qui a soufferte pour nous.
1° Aimer la volonté de Dieu, ès consolations, c’est
un bon amour, quand en vérité on aime la volonté de
Dieu, et non pas la consolation en laquelle elle est ; néanmoins
c’est un amour sans contradiction, sans répugnance, et sans effort:
car qui n’aimerait une si digne volonté en un sujet si agréable?
2° Aimer la volonté divine eu ses commandements, conseils
et inspirations, c’est un second degré d’amour, plus parfait : car
il nous porte à renoncer et quitter notre propre volonté,
et nous fait abstenir et déporter de plusieurs voluptés,.
mais non pas de toutes.
3° Aimer les souffrances et afflictions pour l’amour de Dieu, c’est
le haut point de la très sainte charité : car en cela il
n’y a rien d’aimable que la seule volonté divine; il y a une grande
contradiction de la part de notre nature : et non seulement on quitte toutes
les voluptés, mais on embrasse les tourments et travaux.
Le malin ennemi savait bien que c’était le dernier affinement
de l’amour, quand après avoir oui de la bouche de Dieu que Job était
juste, droiturier (1), craignant Dieu, fuyant le péché et
terme en l’innocence, il estima tout cela peu de chose, en comparaison
de la souffrance des
(1) Droiturier, qui suit le droit chemin.
afflictions par lesquelles il fit le dernier et le plus grand essai
de l’amour de ce grand serviteur de Dieu; et pour les rendre extrêmes,
il les composa de la perte de tous ses biens et de tous ses enfants, de
l’abandonnement de tous ses amis, d’une arrogante contradiction de ses
plus grands confédérés (1) et de sa femme, mais contradiction
pleine de mépris, moqueries et reproches, à quoi il ajouta
l’assemblage de presque toutes les maladies humaines, notamment une plaie
universelle, cruelle, infecte, horrible.
Or, voilà toutefois le grand Job, comme roi des misérables
de la terre, assis sur un fumier, comme sur le trône de la misère,
paré de plaies, d’ulcères, de pourriture, comme de vêtements
royaux assortissants à la qualité de sa royauté; avec
une si grande abjection et anéantissement, que s’il n’eût
parlé, on ne pouvait discerner si Job était un homme réduit
en fumier, ou si le fumier était une pourriture en forme d’homme.
Or le voilà, dis-je, le grand Job qui s’écrie : Si nous avons
reçu des biens de la main de Dieu, pourquoi n’en recevrons-nous
pas aussi bien les maux (2)? O Dieu, que cette parole est de grand amour!
Il pense, Théotime, que c’est de la main de Dieu qu’il a reçu
les biens, témoignant qu’il n’avait pas tant estimé les biens
parce qu’ils étaient biens, comme parce qu’ils provenaient de la
main du Seigneur. Ce qu’étant ainsi, il conclut que donc il faut
supporter amoureusement les adversités, puisqu’elles procèdent
de la même main
(1) Confédérés, alliés.
(2) Job., II, 10.
du Seigneur, également aimable lorsqu’elle distribue les afflictions,
comme quand elle donne les consolations. Les biens sont volontiers reçus
de tous; mais de recevoir les maux, il n’appartient qu’à l’amour
parfait, qui les aime d’autant plus, qu’ils ne sont aimables que pour le
respect de la main qui les donne.
Le voyageur qui a peur de faillir le droit chemin, marchant en doute,
va regardant çà et là le pays où il est, et
s’amuse presque à chaque bout de champ à considérer
s’il ne se fourvoie point. Mais celui qui est assuré de sa route,
va gaiement, hardiment et vitement. Ainsi certes, l’amour voulant aller
à la volonté de Dieu parmi les consolations, il va toujours
en crainte, de peur de prendre le change et qu’en lieu d’aimer le bon plaisir
de Dieu, il n’aime le plaisir propre qui est en la consolation. Mais l’amour
qui tire chemin devers la volonté de Dieu en l’affliction, il marche
en assurance : car l’affliction n’étant nullement aimable en elle-même,
il est bien aisé de ne l’aimer que pour le respect de la main qui
la donne. Les chiens sont à tous coups en défaut au printemps,
et n’ont quasi nul sentiment, parce que les herbes et fleurs poussent alors
si fortement leur senteur, qu’elle outre-passe celle du cerf ou du lièvre.
Parmi le printemps des consolations, l’amour n’a presque nulle reconnaissance
du bon plaisir de Dieu, parce que le plaisir sensible de la consolation
jette tant d’attraits dedans le coeur, qu’il en est diverti de l’attention
qu’il devrait avoir à la volonté de Dieu. Notre-Seigneur
ayant donné le choix à sainte Catherine de Sienne d’une couronne
d’or et d’une couronne d’épines, elle choisit celle-ci, comme plus
conforme à l’amour. C’est une marque assurée de l’amour,
dit la bienheureuse Angèle de Foligny, que de vouloir souffrir,
et le grand Apôtre s’écrie qu’il ne se glorifie qu’en la croix,
en l’infirmité, en la persécution (1).
.
CHAPITRE III
De l’union de notre volonté au bon plaisir divin, ès
afflictions spirituelles, par la résignation.
L’amour de la croix nous fait entreprendre des afflictions volontaires,
comme, par exemple, les jeûnes, veilles, cilices et autres macérations
de la chair, et nous fait renoncer aux plaisirs, honneurs et richesses,
et l’amour en ces exercices est tout agréable au bien-aimé.
Toutefois il l’est enore davantage quand nous recevons avec patience, doucement
et agréablement les peines, tourments et tribulations, en considération
de la volonté divine qui nous les envoi-e. Mais l’amour est alors
en son excellence quand nous ne recevons pas seulement avec douceur et
patience les afflictions, nias nous les chérissons, nous les aimons
et les caressons à cause du bon plaisir divin duquel elles procèdent.
Or, entre tous les essais de l’amour parfait, celui qui se fait par
l’acquiescement de l’esprit aux tribulations spirituelles, est sans doute
le plus fin et le plus relevé. La bienheureuse Angèle de
Foligny fait une admirable description des
(1) Gal., VI, 14 ; II, Cor., XII, 5.
peines intérieures, esquelles quelquefois elle s’était
trouvée, disant que son âme était en tourment, comme
un homme qui, pieds et mains liés, serait pendu par le col, et ne
serait pourtant pas étrang1é, mais demeurerait en cet état
entre mort et vif, sans espérance de secours, ne pouvant ni se soutenir
de ses pieds, ni s’aider de ses mains, ni crier de la bouche, ni même
soupirer ou plaindre. Il est ainsi, Théotime. L’âme est quelquefois
tellement pressée d’afflictions intérieures, que toutes ses
facultés et puissances en sont accablées par la privation
de tout ce qui la peut alléger, et par l’appréhension et
impression de tout ce qui la-peut attrister. Si qu’à l’imitation
de son Sauveur, elle commence à s’ennuyer, à craindre (1),
à s’épouvanter, puis à s’attrister (2); d’une tristesse
pareille à celle des mourants, dont elle peut bien dire : Mon âme
est triste jusques à la mort (3) ; et du consentement de tout son
intérieur elle désire, demande et supplie que, s’il est possible,
ce calice soit éloigné d’elle (4), ne lui restant plus que
la fine suprême pointe de l’esprit, laquelle, attachée au
coeur et bon plaisir de Dieu, dit par un très simple acquiescement:
O Père éternel, mais toutefois ma volonté ne soit
pas faite, ains la vôtre (5). Et c’est l’importance que l’âme
fait cette résignation parmi tant de troubles, entre tant de contradictions
et répugnances, qu’elle ne s’aperçoit presque pas de la faire;
au moins lui était-il advis que c’est
(1) Marc., XIV,33.
(2) Matth,., XXVI, 37.
(3) Ibid., 38.
(4) Ibid., 39.
5) Luc., XXII, 42.
si languidement (1), que ce ne soit pas de bon coeur, ni comme il est
convenable, puisque ce qui se passe alors pour le bon plaisir divin, se
fait non seulement sans plaisir et contentement, mais contre tout le plaisir
et contentement de tout le reste du coeur, auquel l’amour permet bien de
se plaindre, au moins de ce qu’il ne se peut pas plaindre, et de dire toutes
les lamentations de Job et de Jérémie, mais à la charge
que toujours le sacré acquiescement se fasse dans le fond de l’âme,
en la suprême et plus délicate pointe de l’esprit, et cet
acquiescement n’est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien qu’il
soit véritable, fort, indomptable et très amoureux, et semble
qu’il soit retiré au fin bout de l’esprit comme dans le donjon de
la forteresse où il demeure courageux, quoique tout le reste soit
pris et pressé de tristesse. Et plus l’amour en cet état
est dénué de tout secours, abandonné de toute l’assistance
des vertus et facultés de l’aine, plus il en est estimable de garder
si constamment sa fidélité.
Cette union et conformité au bon plaisir divin se fait ou par
la sainte résignation, ou par la très sainte indifférence.
Or, la résignation se pratique par manière d’effort et de
soumission: on voudrait bien vivre au lieu de mourir: néanmoins,
puisque c’est le bon plaisir de Dieu qu’on meure, on acquiesce. On voudrait
vivre, s’il plaisait à Dieu; et, de plus, on voudrait qu’il plût
à Dieu de faire vivre. On meurt de bon coeur, mais on vivrait
(1) Languidement, faiblement, nonchalamment,
encore plus volontiers; on passe d’assez bonne volonté, mais
on demeurerait encore plus affectionément. Job en ses travaux fait
l’acte de résignation : Si nous avons reçu les biens, dit-il,
de la main de Dieu, pourquoi ne soutiendrions-nous les peines et travaux
qu’il nous envoie (1)? Voyez, Théotime, qu’il parle de soutenir,
supporter, endurer. Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été
tait : le nom du Seigneur soit béni (2)! Ce sont des paroles de
résignation et acceptation, par manière de souffrance et
de patience.
CHAPITRE IV
De l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu, par l‘indifférence.
La résignation préfère la volonté de Dieu
à toutes choses ; mais elle ne laisse pas d’aimer beaucoup d’autres
choses outre la volonté de Dieu. Or, l’indifférence est au-dessus
de la résignation, car elle n’aime rien, sinon pour l’amour de la
volonté de Dieu. Certes le coeur le plus indifférent du monde
peut être touché de quelque affection, tandis, qu’il ne sait
encore pas où est la volonté de Dieu. Eliézer étant
arrivé à la fontaine de Haran, vit bien la vierge Rébecca,
et la trouva sans doute trop plus belle (3) et agréable (4); mais
pourtant il demeura en indifférence jusqu’à
(1) Job, 11, 10.
(2) Job, I, 21.
(3) Trop plus belle, excessivement belle,
(4) Gen, XXIV, 16.
ce que, par le signe que Dieu lui avait inspiré, il connût
que la volonté divine l’avait préparée au fils de
son maître; car alors il lui donna les pendants d’oreilles et les
bracelets d’or (l). Au contraire, si Jacob n’eût aimé en Rachel
que l’alliance de Laban, à laquelle son père Isaac l’avait
obligé, il eût autant aimé Lia que Rachel, puisque
l’une et l’autre étaient également filles de Laban; et par
conséquent la volonté de son père eût été
aussi bien accomplie eu l’une comme en l’autre. Mais parce que, outre la
volonté de son père, il voulait satisfaire à son goût
particulier, amorcé de la beauté et gentillesse de Rachel,
il se fâcha d’épouser Lia, et l,a prit à contre-coeur
par résignation.
Le coeur indifférent n’est pas comme cela : car sachant que
la tribulation , quoiqu’elle soit laide comme une autre Lia, ne laisse
pas d’être fille, et fille bien-aimée du bon plaisir divin,
il l’aime autant que la consolation, laquelle néanmoins en elle-même
est plus agréable; ains il aime encore plus la tribulation, parce
qu’il ne voit rien d’aimable en elle que la marque de la volonté
de Dieu. Si je ne veux que l’eau pure, que m’importe-t-il qu’elle me soit
apportée dans un vase d’or ou dans un verre, puisqu’aussi bien ne
prendrai-je que l’eau? Ains je l’aimerai mieux dans le verre: parce qu’il
n’a point d’autre couleur que celle de l’eau même, laquelle j’y vois
aussi beaucoup mieux. Qu’importe-t-il que la volonté de Dieu me
soit présentée en la tribulation ou en la consolation, puisqu’en
l’une et en l’autre
(1) Gen., XXIIV, 22.
je ne veux ni ne cherche autre chose que la volonté divine,
laquelle y parait d’autant mieux qu’il ‘n’y a point d’autre beauté
en icelle que celle de ce très saint bon plaisir éternel.
Héroïque, ains plus qu’héroïque l’indifférence
de l’incomparable saint Paul: Je suis pressé, dit-il aux Philippiens,
de deux côtés, ayant désir d’être délivré
de ce corps, et d’être avec Jésus-Christ, chose trop meilleure;
mais aussi de demeurer en cette vie pour vous (1). En quoi il fut imité
par le grand évêque saint Martin, qui, parvenu à la
fin de sa vie, pressé d’un extrême désir d’aller à
son Dieu, ne laissa pas pourtant de témoigner qu’il demeurerait
aussi volontiers antre les travaux de sa charge, pour le bien de son cher
troupeau, comme si après avoir chanté ce cantique:
Que vos pavillons souhaitables,
O Dieu des armées redoutables !
Hélas ! à bon droit sont aimés !
Mon âme fond d’ardeur extrême,
Et mes sens se pâment de même
Après vos parvis réclamés;
Mon coeur bondit, ma chair ravie
Saute après vous, Dieu de la vie (2);
Il vînt par après faire cette exclamation : O Seigneur!
néanmoins, si je suis encore requis au service du salut de votre
peuple, je ne refuse point le travail: votre volonté soit faite.
Admirable indifférence de l’Apôtre ! admirable celle de cet
homme apostolique ! Ils voient le paradis ouvert pour eux, ils voient mille
travaux en terre, l’un et l’autre leur est indiffèrent au choix,
et il
(1) Philipp., I, 23, 24.
(2) Ps., LXXXIII, 1, 2, 3.
n’y a que la volonté de Dieu qui puisse donner le contrepoids
à leurs coeurs. Le paradis n’est point glus aimable que les misères
de ce monde, si le bon plaisir divin est également là et
ici. Les travaux leur sont un paradis, si la volonté divine se trouve
en iceux ; et le paradis un travail, si la volonté de Dieu n’y est
pas. Car, comme dit David, ils ne demandent ni au ciel ni en la terre que
de voir le bon plaisir de Dieu accompli. O Seigneur ! qu’y a-t-il au ciel
pour moi, ou que veux-je en terre, sinon vous (1) ?
Le coeur indifférent est comme une boule de cire entre les mains
de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon
plaisir éternel : un coeur sans choix, également disposé
à tout, sans aucun autre objet de sa volonté que la volonté
de son Dieu, qui ne met point son amour ès choses que Dieu veut,
ains en la volonté de Dieu qui les veut. C’est pourquoi, quand la
volonté de Dieu est en plusieurs choses, il choisit, à quelque
prix que ce soit, celle où il y en a plus. Le bon plaisir de Dieu
est au mariage et en la virginité: mais parce qu’il est plus en
la virginité, le coeur indifférent choisit la virginité,
quand elle lui devrait coûter la vie, comme elle fit à la
chère fille spirituelle de saint Paul, sainte Thècle, à
sainte Cécile, à sainte Agathe et mille autres. La volonté
de Dieu est au service du pauvre et du riche, mais un peu plus en celui
du pauvre; le coeur indifférent choisira ce parti. La volonté
de Dieu est en la modestie exercée entre les consolations, et en
la patience
(1) Ps., LXXII, 25
pratiquée entre les tribulations; l’indifférent préfère
celle-ci, car il y a plus de la volonté do Dieu. En somme, le bon
plaisir de Dieu est le souverain objet de l’âme indifférente;
partout où elle le voit, elle court a l’odeur de ses parfums (1),
et cherche toujours l’endroit où il y en a plus, sans considération
d’aucune autre chose. Il est conduit par la divine volonté comme
par un lien très aimable; et partout où elle va il la suit:
il aimerait mieux l’enfer avec la volonté de Dieu, que le paradis
sans la volonté de Dieu. Oui même il préférerait
l’enfer au paradis, s’il savait qu’en celui-ci il y eût un peu plus
du bon plaisir divin qu’en celui-ci : en sorte quo si, par imagination
de chose impossible, il savait que sa damnation fût un peu plus agréable
à Dieu que sa salvation (2), il quitterait sa salvation et courrait
à sa damnation.
.
CHAPITRE V
Que la sainte indifférence s’étend à toutes choses.
L’indifférence se doit pratiquer ès choses qui regardent
la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté,
la laideur, la faiblesse, la force ; ès choses de la vie civile,
pour les honneurs, rangs, richesses; ès variétés de
la vie spirituelle, comme sécheresses, consolations, goûts,
aridités; ès actions, ès souffrances, et en somme
(1) Cant. cant. I, 3.
(2) Sa salvation, son salut.
en toutes sortes d’événements. Job, quant à la
vie naturelle, fut ulcéré d’une plaie la plus horrible qu’on
eût vue. Quant à la vie civile, il fut moqué, bafoué,
vilipendé, et par ses plus proches; en la vie spirituelle, il fut
accablé de langueurs, pressures (1), convulsions, angoisses, ténèbres
et de toutes sortes d’intolérables douleurs intérieures,
ainsi que ses plaintes et lamentations font foi. Le grand Apôtre
nous annonce une générale indifférence, pour nous
montrer vrais serviteurs de Dieu, en fort grande patience ès tribulations,
ès nécessités, ès angoisses, ès blessures,
ès prisons, ès séditions, ès travaux, ès
veilles, ès jeûnes; en chasteté, en science, en longanimité
et suavité au Saint-Esprit, en charité non feinte, en parole
de vérité, en la vertu de Dieu; par les armes de justice
é droite et il gauche, par la gloire et par l’abjection, par l’infamie
et bonne renommée; comme séducteurs, et néanmoins
véritables (2), comme inconnus, et toute fois reconnus ; comme mourants,
et toutefois vivants; comme châtiés, et toutefois non tués;
comme tristes, et toutefois toujours joyeux; comme pauvres, et toutefois
enrichissant plusieurs; comme n’ayant rien, et toutefois possédant
toutes choses (3).
Voyez, je vous prie, Théotime comme la vie des apôtres
était affligée: selon le corps, par les blessures ; selon
le coeur, par les angoisses; selon le monde, par l’infamie et les prisons;
et parmi tout cela, ô Dieu, quelle indifférence ! leur tristesse
est joyeuse, leur pauvreté est riche, leurs
(1) Pressures, oppressions.
(2) Véritables, disant la vérité, sincères..
(3) II Cor., VI, 4 et suiv.
morts sont vitales et leurs déshonneurs honorables: c’est-à-dire,
ils sont joyeux d’être tristes, contents d’être pauvres, revigorés
de vivre entre les périls de la mort, et glorieux d’être avilis,
parce que telle était la volonté de Dieu.
Et parce qu’elle était pins reconnue ès souffrances qu’ès
actions des autres vertus, il met l’exercice de la patience le premier,
disant: Paraissons en toutes choses comme serviteurs de Dieu, en beaucoup
de patience, ès tribulations, ès nécessités,
ès angoisses, et puis enfin, en chasteté, en prudence, en
longanimité (1).
Ainsi notre divin Sauveur fut affligé incomparablement en sa
vie civile, condamné comme criminel de lèse-majesté
divine et humaine, battu, fouetté, bafoué et tourmenté
avec une ignominie extraordinaire ; en sa vie naturelle, mourant entre
les plus cruels et sensibles tourments que l’on puisse imaginer; en sa
vie spirituelle, souffrant des tristesses, craintes, épouvantements,
angoisses, délaissements et oppressions intérieures qui n’en
eurent ni n’en auront jamais de pareilles. Car encore que l’a suprême
portion de son âme fût souverainement jouissante de la gloire
éternelle, si est-ce que l’amour empêchait cette gloire de
répandre ses délices ni ès sentiments, ni en l’imagination,
ni en la raison inférieure, laissant ainsi tout le coeur exposé
à la merci de la tristesse et angoisse.
Ézéchiel vit le simulacre d’une main qui le saisit par
un seul flocquet (2) de cheveux de sa tête,
(1) II Cor., VI, 4, 5.
(2) Flocquet, petite touffe.
l’élevant entre le ciel et la terre (1). Notre Seigneur aussi
élevé en la croix entre la terre et le ciel, n’était,
ce semble, tenu de la main de son Père que par l’extrême pointe
de l’esprit, et, par manière de dire, par un seul cheveu de sa tête,
qui touché de la douce main du Père éternel, recevait
une souveraine affluence de félicité, tout le reste demeurant
abîmé dans la tristesse et ennui. C’est pourquoi il s’écrie
: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu délaissé (2)?
On dit que le poisson qu’on appelle lanterne de mer, au plus fort des
tempêtes tient sa langue hors des ondes, laquelle est si fort luisante,
rayonnante et claire, qu’elle sert de phare et flambeau aux nochers. Ainsi
emmi la mer des passions dont notre Seigneur fut accablé, toutes
les facultés de son âme demeurèrent comme englouties
et ensevelies dans la tourmente de tant de peines, hormis la pointe de
l’esprit, qui, exempte de tout travail, était toute claire et resplendissante
de gloire et félicité. O que bienheureux est l’amour qui
règne dans la cime de l’esprit des fidèles, tandis qu’ils
sont entre les vagues et les flots des tribulations intérieures!
.
CHAPITRE VI
De la pratique de l’indifférence amoureuse ès choses
du service de Dieu.
On ne connaît presque point le bon plaisir divin que par les
événements; et tandis qu’il nous
(1) Ezech., VIII, 3.
(2) Matth. XXVII, 46.
.
est inconnu, il nous faut attacher le plus fort qu’il nous est possible
à la volonté de Dieu qui nous est manifestée ou signifiée.
Mais soudain que le bon plaisir de sa divine majesté comparait,
il faut aussitôt se ranger amoureusement à son obéissance.
Ma mère ou moi-même (car c’est tout un) (1) sommes au
lit malades; que sais-je si Dieu -veut que la mort s’ensuive ? Certes,
je n’en sais rien; mais je sais bien pourtant qu’en attendant l’événement
que son bon plaisir a ordonné, il veut, par sa volonté déclarée,
que j’emploie les remèdes convenables à la guérison.
Je le ferai donc fidèlement, sans rien oublier de ce que bonnement
je pourrai contribuer à cette intention. Mais si c’est le bon plaisir
divin que le mal, victorieux des remèdes, apporte enfin la mort,
soudain que j’en serai certifié par l’événement, j’acquiescerai
amoureusement en la pointe de mon esprit, nonobstant toute la répugnance
des puissances inférieures de mon âme. Oui, Seigneur, je le
veux bien, ce dirai-je, parce que tel a été votre bon plaisir
(2); il vous a ainsi plu, et il me plaît ainsi à moi qui suis
très humble serviteur de votre volonté.
Mais si le bon plaisir divin m’était déclaré avant
l’événement d’icelui, comme au grand saint Pierre la façon
de sa mort, au grand saint Paul ses liens et prisons, à Jérémie.
la destruction de sa chère Jérusalem, à David la mort
de sou fils; alors il faudrait unir à l’instant notre volonté
à
(1) Madame de Boisy, mère du saint auteur, mourut en 1609.
(2) Matth., II, 26.
celle de Dieu, à l’exemple du grand Abraham, et comme lui, s’il
nous était commandé, entreprendre l’exécution du décret
éternel en la mort même de nos enfants. Admirable union de
la volonté de ce patriarche avec celle de Dieu ! qui croyant que
ce fût le bon plaisir divin qu’il sacrifiât son enfant, le
voulut et entreprit si fortement: admirable celle de la volonté
de l’enfant qui se soumit si doucement au glaive paternel, pour faire vivre
le bon plaisir de son Dieu au prix de sa propre mort.
Mais notez, Théotime, un trait de la parfaite union d’un coeur
indifférent avec le bon plaisir divin. Voyez Abraham l’épée
au poing, le bras relevé, prêt à donner le coup de
mort à son cher unique enfant. Il fait cela pour plaire à
la volonté divine, et voyez à même temps un ange qui,
de la part de cette même volonté, l’arrête tout court,
et soudain il retient son coup, également prêt à sacrifier
son fils et à ne le sacrifier pas, la vie et la mort d’icelui lui
étant indifférentes en la présence de Dieu. Quand
Dieu lui ordonne de sacrifier cet enfant, il ne s’attriste point; quand
il l’en dispense, il ne s’en réjouit point. Tout est pareil à
ce grand coeur, pourvu que la volonté de son Dieu soit servie.
Oui, Théotime; car Dieu bien souvent, pour nous exercer en cette
sainte indifférence, nous inspire des desseins fort relevés,
desquels pourtant il ne veut pas le succès; et lors, comme il nous
faut hardiment, courageusement et constamment commencer et suivre l’ouvrage
tandis qu’il se peut, aussi faut-il acquiescer doucement et tranquillement
à l’événement de l’entreprise, tel qu’il plaît
à Dieu nous le donner. Saint Louis, par inspiration, passe la mer
pour conquérir la terre sainte: le succès fut contraire,
et il acquiesce doucement. J’estime plus la tranquillité de cet
acquiescement que la magnanimité du dessein. Saint François
va en Égypte pour y convertir les infidèles, ou mourir martyr
entre les infidèles, telle fut la volonté de Dieu; il revient
néanmoins sans avoir fait ni l’un ni l’autre, et telle fut aussi
la volonté de Dieu. Ce fut également la volonté de
Dieu que saint Antoine de Padoue désirât le martyre, et qu’il
ne l’obtînt pas. Le bienheureux Ignace de Loyola ayant, avec tant
de travaux, nuis sur pied la compagnie de Jésus,, de laquelle il
voyait tant de beaux fruits, et en prévoyait encore de plus beaux
à l’avenir, eut néanmoins le courage de se promettre que,
s’il la voyait dissiper, qui serait le plus âpre déplaisir,
dans demi-heure après il en serait résolu (1) et s’accoiserait
en la volonté de Dieu. Ce docte et saint prédicateur d’Andalousie,
Jean Avila, ayant dessein de dresser une compagnie de prêtres réformés
pour le service de la gloire de Dieu, en quoi il avait déjà
fait un grand progrès, lorsqu’il vit celle des jésuites en
campagne, qui lui sembla suffire pour cette saison-là, il arrêta
court son dessein avec une douceur et une humilité nonpareille.
O que bienheureuses sont telles âmes, hardies et fortes aux entreprises
que Dieu leur inspire, souples et douces à les quitter, quand Dieu
eu dispose ainsi! Ce sont des traits d’une indifférence très
parfaite, de cesser de
(1) Il en serait résolu, il en aurait pris son parti.
faire un bien quand il plait à Dieu, et de s’en retourner de
moitié chemin, quand la volonté de Dieu, qui est notre guide,
l’ordonne. Certes, Jouas eut grand tort de s’attrister de quoi, à
son -avis, Dieu n’accomplissait pas sa prophétie sur Ninive. Jonas
fit la volonté de Dieu, annonçant la subversion de Ninive;
mais il mêla son intérêt et sa volonté propre
avec celle de Dieu: c’est pourquoi, quand il voit que Dieu n’exécute
pas sa prédiction selon la rigueur des, paroles dont il avait usé
en l’annonçant, il s’en fâche et murmure indignement. Que
s’il eût eu pour seul motif de ses actions le bon plaisir de la divine
volonté, il ‘eût été aussi content de le voir
accompli en la rémission de la peine que Ninive avait méritée,
comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avait
commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions réussisse;
mais il n’est pas raisonnable que Dieu fasse toutes choses à notre
gré. S’il veut que Ninive soit menacée, et que néanmoins
elle ne soit pas renversée, puisque la menace suffit à la
corriger, pourquoi Jonas s’en plaint-il?
Mais si cela est ainsi, il ne faudra donc rien affectionner, ains laisser
les affaires à la merci des événements? Pardonnez-moi,
Théotime; il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour
faire bien réussir les entreprises que Dieu nous met en main; mais
à la charge que, si l’événement est contraire, nous
le recevrons doucement et tranquillement: car nous avons commandement d’avoir
un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu, et qui sont en
notre charge; mais nous ne sommes pas obligés ni chargés
de l’événement, car il n’est pas en notre pouvoir. Ayez soin
de lui (1), fut-il dit au maître d’étable, en la parabole
du pauvre homme mi-mort entre Jérusalem et Jérico. Il n’est
pas dit, remarque saint Bernard : Guéris-le, mais: Aie soin de lui.
Ainsi, les apôtres avec une affection nonpareille, prêchèrent
premièrement aux Juifs, bien qu’ils sussent qu’enfin il les faudrait
quitter comme une terre infructueuse, et se retourner du côté
des Gentils. C’est à nous de bien planter et bien arroser; mais
de donner l’accroissement (2), cela n’appartient qu’à Dieu.
Le grand Psalmiste fait cette prière au Sauveur, comme par une
acclamation de joie et de présage de victoire : O Seigneur, par
votre beauté et bonne grâce, bandez votre arc, marchez heureusement
(3), et montez à cheval ; comme s’il voulait dire que, par les traits
de son amour, décochés dans les coeurs humains, il se rendrait
maître des hommes, pour les manier à son gré, tout
ainsi qu’un cheval bien dressé. O Seigneur, vous êtes le chevalier
royal, qui tournez à toutes mains les esprits de vos fidèles
amants; vous les poussez quelquefois à toute bride, et ils courent
à toute outrance ès entreprises que vous leur inspirez; et
puis, quand il vous semble bon, vous les faites parer au milieu de la carrière
au plus fort de leur course.
Mais derechef, si l’entreprise faite par inspiration périt par
la faute de ceux à qui elle était confiée, comme peut-on
dire alors qu’il faut
(1) Luc., X. 35.
(2) I Cor , III, 6.
(3) Ps., XLIV, 5,6.
acquiescer à la volonté de Dieu? Car, me dira quelqu’un,
ce n’est pas la volonté de Dieu qui empêche l’événement,
ains ma faute, de laquelle la volonté divine n’est pas la cause.
Il est vrai, mon enfant, ta faute ne t’est pas advenue par la volonté
de Dieu, car Dieu n’est pas auteur da péché; mais c’est bien
pourtant la volonté divine que ta faute soit suivie de la défaite
et du manquement de ton entreprise en punition de ta faute : car si sa
bonté ne lui peut permettre de vouloir ta faute, sa justice fait
qu’il veut la peine que tu en souffres. Ainsi Dieu ne fut pas cause que
David péchât, mais il lui infligea bien la peine due à
son péché. Il ne fut pas la cause du péché
de Saül, mais oui bien qu’en punition la victoire périt entre
les mains d’icelui.
Quand donc il arrive que les desseins sacrés ne réussissent
pas en punition de nos fautes, il faut également détester
la faute par une solide repentance, et accepter la peine que nous en avons;
car comme le péché est contre la volonté de Dieu,
aussi la peine est selon sa volonté.
CHAPITRE VII
De l’indifférence que nous devons pratiqueren ce qui regarde
notre avancement ès vertus.
Dieu nous a ordonné de faire tout ce que nous pourrons pour
acquérir les saintes vertus :
n’oublions donc rien pour bien réussir dans cette sainte entreprise.
Mais après que nous aurons planté et arrosé, sachons
que c’est à Dieu de donner l’accroissement (4) aux arbres de nos
bonnes inclinations et habitudes. C’est pourquoi il faut attendre le fruit
de nos désirs et travaux de sa divine providence. Que si nous ne
sentons pas le progrès et avancement de nos esprit en la vis dévote,
tel que nous voudrions, ne nous troublons point, demeurons en paix, que
toujours la tranquillité règne dans nos coeurs. C’est à
nous de bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement
vaquer. Mais quant à l’abondance de la prise et de la moisson, laissons-en
le soin à notre Seigneur. Le laboureur ne sera jamais tancé
s’il n’a pas belle cueillette, mais oui bien s’il n’a pas bien labouré
et ensemencé ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous
voir toujours novices en l’exercice des vertus; car au monastère
de fa vie dévote chacun s’estime toujours novice, et toute la vie
y est destinée à la probation, n’ayant point de plus évidente
marque d’être non seulement novice, mais digne d’expulsion et réprobation,
que de penser et se tenir pour profès; car selon la règle
de cet ordre-là, non l’a solennité, mais l’accomplissement
des voeux rend les novices profès. Or; les voeux ne sent jamais
accomplis, tandis qu’il y a quelque chose à faire pour l’observance
d’iceux; et l’obligation de servir Dieu et faire progrès en son
amour, dure toujours jusqu’à la mort Voire mais(2), me dira quelqu’un,
si je connais que c’est par ma faute que mon avancement ès vertus
est retardé, comme pourrai-je m’empêcher de m’en attrister
et inquiéter?
(1) I Cor., III, 6.
(2) Voire mais, mais pourtant
J’ai dit ceci en l’Introduction à la vie dévote; mais
je le redis volontiers, parce qu’il ne peut jamais être assez dit.
Il se faut attrister pour les fautes commises, d’une repentance forte,
rassise, constante, tranquille, mais non turbulente, non inquiète,
non découragée. Connaissez-vous que votre retardement au
chemin des vertus est provenu de votre coulpe (1), or sus, humiliez-vous
devant Dieu, implorez sa miséricorde, prosternez-vous devant la
face de sa bouté, et demandez-lui-en pardon, confessez votre faute,
et criez-lui merci à l’oreille même de votre confesseur, pour
eu recevoir l’absolution; mais cela fait, demeurez en paix, et ayant détesté
l’offense, embrassez amoureusement l’abjection qui est en vous pour le
retardement de votre avancement au bien.
Hélas! mon Théotime, les âmes qui sont en purgatoire,
y sont sans doute pour leurs péchés, qu’elles ont détestés
et détestent souverainement: mais quant à l’abjection et
peine qui leur en reste d’être arrêtées en ce lieu-là,
et privées pour un temps de la jouissance de l’amour bienheureux
du paradis, elles la souffrent amoureusement, et prononcent dévotement
le cantique de la justice divine : Vous êtes juste, Seigneur, et
votre jugement équitable (2). Attendons donc en patience notre avancement;
et en lieu de nous inquiéter d’en avoir si peu fait par le passé,
procurons avec diligence d’en faire plus à l’avenir.
Voyez cette bonne âme, je vous prie elle a
(1) Coulpe, faute formelle.
(2) Ps., LXVII, 137.
grandement désiré et tâché de s’affranchir
de la colère, en quoi Dieu l’a favorisée; car il l’a rendue
quitte de tous les péchés qui procèdent de la colère.
Elle mourrait plutôt que de dire un seul mot injurieux, ou de lâcher
un seul trait de haine. Néanmoins elle est encore sujette aux assauts
et premiers mouvements de cette passion, qui sont certains élans,
ébranlements et saillies du coeur irrité, que la paraphrase
chaldaïque appelle trémoussements, disant: Trémoussez-vous
et ne veuillez point pécher, où notre sacrée version
a dit : Courroucez-vous, et ne veuillez point pécher (1), qui en
est effet une même chose: car le prophète ne veut dire, sinon
que si le courroux nous surprend, excitant en nos coeurs les premiers trémoussements
de la colère, nous gardions bien de nous laisser emporter plus avant
en cette passion, d’autant que nous pécherions. Or, bien que ces
premiers élans et trémoussements ne soient aucunement péché,
néanmoins la pauvre âme qui en est souvent atteinte, se trouble,
s’afflige, s’inquiète, et pense bien faire de s’attrister, comme
si c’était l’amour de Dieu qui la provoquât à cette
tristesse; et cependant, Théotime, ce n’est pas l’amour céleste
qui fait ce trouble, car il ne se fâche que pour le péché
; c’est notre amour propre qui voudrait que nous fussions exempts de la
peine et du travail que les assauts de l’ire (2) nous donnent. Ce n’est
pas la coulpe qui nous déplaît en ces élans de la colère,
car il n’y a du
(1) Ps., IV, 5.
(2) Ire, colère.
tout point de péché; c’est la peine d’y résister
qui nous inquiète.
Ces rébellions de l’appétit sensuel, tant en l’ire qu’en
la convoitise, sont laissées en nous pour notre exercice, afin que
nous pratiquions la vaillance spirituelle en leur résistant. C’est
le Philistin que les vrais Israélites doivent, toujours combattre,
sans que jamais ils le puissent abattre; ils le peuvent affaiblir, mais
non pas anéantir. Il ne meurt jamais qu’avec nous, et vit toujours
avec nous; il est certes exécrable et détestable, d’autant
qu’il est issu du péché et tend perpétuellement au
péché. C’est pourquoi, comme nous sommes appelés terre,
parce que nous sommes extraits de la terre, et que nous retournerons en
terre (1), ainsi cette rébellion est appelée par le grand
Apôtre péché, comme provenue du péché
et tendante au péché, quoiqu’elle ne nous rende nullement
coupables, sinon quand nous la secondons et lui obéissons (2). Dont
le même apôtre nous avertit de faire en sorte que ce mal-là
ne règne point en notre corps mortels pour obéir aux convoitises
d’icelui (3). Il ne nous défend pas de sentir le péché,
mais seulement d’y consentir; il n’ordonne pas que nous empêchions
le péché de venir en nous et d’y être, mais il commande
qu’il n’y vigne pas. Il est en nous quand nous sentons la rébellion
de l’appétit sensuel; mais il ne règne pas en nous, sinon
quand nous y consentons. Le médecin n’ordonnera jamais au fébricitant
(4) de
(1) Gen., III, 19.
(2) Rom., VII.
(3) Rom., VI, 12.
(4) Fébricitant, qui a la fièvre.
n’avoir pas soif, car ce serait une impertinence trop grande; mais
il lui dira bien qu’il s’abstienne de boive, encore qu’il ait soif. Jamais
on ne dira à une femme enceinte qu’elle n’ait pas envie de manger
des choses extraordinaires, car cela n’est pas en son pouvoir, mais on
lui dira bien qu’elle die ses appétits, afin que, s’ils sont de
chose nuisible, on divertisse son imagination, et que telle fantaisie ne
règne pas en sa cervelle.
L’aiguillon de la chair, messager de Satan (1), piquait rudement le
grand saint Paul pour le faire précipiter au péché.
Le pauvre apôtre soufrait cela comme une injure honteuse et infâme,
c’est pourquoi il l’appelait un soufflettement (2) et bafouement, et priait
Dieu qu’il lui plût de l’en délivrer; mais Dieu lui répondît
: O Paul, ma grâce te suffit, car ma force se perfectionne en l’infirmité;
à quoi ce grand homme acquiesçant: Donc, dit-il, volontiers,
je me glorifierai en mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ
habite en moi (3). Mais, remarquez, de grâce, que la rébellion
sensuelle est en cet admirable vaisseau d’élection, lequel, recourant
au remède de l’oraison, nous montre qu’il nous faut combattre par
ce même moyen les tentations que nous sentons. Remarquez encore que
si notre Seigneur permet ces cruelles révoltes en l’homme, ce n’est
pas toujours pour le punir de quelque péché, ains pour manifester
la force et vertu de l’assistance et grâce divine, et remarquez enfla
que non seulement
(1) II Cor., XII, 7.
(2) Ibid.
(3) ibid., 5.
sous ne devons pas nous inquiéter en nos tentations ni en nos
infirmités; mais nous devons nous glorifier d’être infirmes,
afin que la vertu divine paraisse en nous, soutenant notre faiblesse contre
l’effort de la suggestion et tentation; car le glorieux apôtre appelle
ses infirmités les élans et rejetons d’impureté qu’il
sentait, et dit qu’il se glorifiait en icelles, parce que si bien il les
sentait par sa misère, néanmoins par la miséricorde
de Dieu il n’y consentait pas.
Certes, comme j’ai dit ci-dessus, l’Église condamna l’erreur
de certains solitaires qui disaient qu’en ce monde nous pouvions être
parfaitement exempts des passions d’ire, de convoitise, de crainte et autres
semblables. Dieu veut que nous ayons des ennemis, Dieu veut que nous les
repoussions. Vivons donc courageusement entre l’une et l’autre volonté
divine, souffrant avec patience d’être assaillis, et tâchant
avec vaillance de faire tête et résistance aux assaillants.
.
CHAPITRE VIII
Comme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu
en la permission des péchés.
Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins
il le permet très sagement pour laisser agir la créature
raisonnable selon la condition de la nature, et rendre les bons plus raisonnables,
quand, pouvant violer la loi, ils ne violent pus. Adorons donc et bénissons
cette sainte permission. Mais puisque la Providence qui permet le péché
le hait infiniment, détestons-le avec elle, haïssons-le, désirant
de tout notre pouvoir que le péché permis ne soit point commis;
et ensuite de ce désir, employons tous les remèdes qu’il
nous sera possible pour empêcher la naissance, le progrès
et le règne du péché, à l’imitation de notre
Seigneur, qui ne cesse d’exhorter, promettre, menacer, défendre,
commander et inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté
du péché, en tant qu’il se peut faire sans lui ôter
sa liberté.
Mais quand le péché est commis, faisons tout ce qui est
en nous, afin qu’il soit effacé, comme notre Seigneur, qui assura
Carpus (1), ainsi qu’il a été ci-devant noté, que
s’il était requis, il subirait derechef la mort pour délivrer
une seule âme du péché. Que si le pécheur s’obstine,
pleurons, Théotime, soupirons, prions pour lui avec le Sauveur de
nos âmes, qui, ayant jeté maint-es larmes toute sa vie sur
les pécheurs et sur ceux qui les représentaient, mourut enfin
les yeux couverts de pleurs et son corps tout détrempé de
sang, regrettant la perte des pécheurs. Cette affection toucha si
vivement David, qu’il en tomba à coeur failli (2): La pamoison,
dit-il, m’a saisi pour les pécheurs abandonnant votre loi (3). Et
le grand Apôtre proteste qu’il a au coeur une douleur continuelle
pour l’obstination des Juifs (4).
Cependant, pour obstinés que les pécheurs puissent, être,
ne perdons point courage de les aider et servir; car que savons-nous si
par aventure ils feront pénitence et seront sauvés? Bien
(1) Corpus, Voir p. 97.
(2) A coeur failli, en défaillance.
(3) Ps., CXVIII., 53.
(4) Rom. III, 2.
heureux est celui qui peut dire à ses prochains comme saint
Paul: Je n’ai cessé ni jour ni nuit en vous admonestant un chacun
de vous avec larmes (1), et partant je suis net du sang de tous; car je
ne me suis point épargné que je ne voies aie annonce tout
le bon plaisir de Dieu (2). Tandis que nous sommes dans les bornes de l’espérance
que le pécheur se puisse amender, qui sont toujours de même
étendue que celles de sa vie, il ne faut jamais le rejeter, ains
prier pour lui, et l’aider autant que son malheur le permettra.
Mais en fin finale, après que nous avons pleuré sur les
obstinés, et que nous leur avons rendu le devoir de charité,
pour essayer de les retirer de perdition, il faut imiter noire Seigneur
et las apôtres; c’est-à-dire, divertir notre esprit de là,,
le retourner sur des autres objets et à d’autres occupations plus
utiles à la gloire de Dieu. Il fallait, disaient les apôtres
aux Juifs, vous annoncer premièrement la parole de Dieu; mais d’autant
que vous lui rejetez et vous tenez pour indignes du règne de Jésus-Christ,
voici que nous nous retournons du côté des Gentils (3). On
vous ôtera, dit le Sauveur, le royaume de Dieu, et il sera. donné
à une nation qui en fera du fruit (4). Car ou ne saurait s’amuser
à pleurer trop longuement les uns, que ce ne fût en perdant
le temps propre et requis à procurer le salut des autres. L’Apôtre
certes dit, qu’il a une douleur continuelle de la perte des Juifs; mais
c’est comme nous disons que nous bénissons Dieu en
(1) Act.,xx,31.
(2) Act., XXVI, 37.
(3) Act., XIII, 46.
(4) Matth., XXI, 43.
tout temps, car cela ne veut dire autre chose sinon que nous le bénissons
fort souvent et en toute occasion: et de même le glorieux saint Paul
avait une continuelle douleur en son coeur (1), à cause de la réprobation
des Juifs, parce qu’à toutes occasions il regrettait leur malheur.
Au reste, il faut adorer, aimer et louer à jamais la justice
vengeresse et punissante de notre Dieu, comme nous aimons sa miséricorde;
parce que l’une et l’autre est fille de sa bonté. Car par sa grâce
il nous veut faire bons, comme très bon, ains souverainement bon
qu’il est; par sa justice il veut châtier le péché,
parce qu’il le hait: or, il le hait, parce qu’étant souverainement
bon, il déteste le souverain mal, qui est l’iniquité. Et
notez, pour conclusion, que jamais Dieu ne retire sa miséricorde
de nous que par l’équitable vengeance de sa justice punissante,
et jamais nous n’échappons à la rigueur de sa justice que
par sa miséricorde justifiante; et toujours, ou punissant, ou gratifiant,
son bon plaisir est adorable, aimable et digne d’éternelle bénédiction.
Ainsi le juste qui chante les louanges de sa miséricorde pour ceux
qui seront sauvés, se réjouira de même quand il verra
la vengeance: les bienheureux approuveront avec allégresse le jugement
de la damnation des réprouvés, comme celui du salut des élus,
et les anges ayant exercé leur charité envers les hommes
qu’ils ont en garde, demeureront en paix, les voyant obstinés ou
même damnés. Il faut donc acquiescer à la volonté
divine, et lui baiser avec une dilection et révérence égale
la main droite de sa miséricorde et la main gauche de sa justice.
(1) Rom., IX, 2.
.
CHAPITRE IX
Comme la pureté de l’indifférence se doit pratiquer ès
actions de l’amour sacré.
Un musicien des plus excellents de l’univers et qui jouait parfaitement
du luth, devint en peu de temps si extrêmement sourd, qu’il ne lui
resta plus aucun usage de ouïe; néanmoins il ne laissa pas
pour cela de chanter et manier son luth délicatement à merveille,
à cause de la grande habitude qu’il en avait, et que sa surdité
ne lui avait pas ôtée. Mais parce qu’il n’avait aucun plaisir
en son chant, ni au chant du luth, d’autant qu’étant privé
de l’ouïe il n’en pouvait apercevoir la douceur et beauté,
il ne chantait plus ni ne sonnait du luth que pour contenter un prince
duquel il était né sujet, et auquel il avait une extrême
inclination de complaire, accompagnée d’une infinie obligation pour
avoir été nourri dès sa jeunesse chez lui. C’est pourquoi
il avait un plaisir nonpareil de lui plaire, et quand son prince lui témoignait
d’agréer son chant, il était tout ravi de contentement. Mais
il arrivait quelquefois que le prince, pour essayer l’amour de cet aimable
musicien, lui commandait de chanter, et soudain le laissant là en
sa chambre, il s’en allait à la chasse; mais le désir que
le chantre avait de suivre ceux de son maître, lui faisait continuer
aussi attentivement son chant, comme si le prince eût été
présent, quoiqu’en vérité il n’avait aucun plaisir
à chanter: car il n’avait ni le plaisir de la mélodie, duquel
sa surdité le privait, ni celui de plaire au prince, puisque le
prince étant absent ne jouissait pas de la douceur des beaux airs
qu’il chantait.
Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est disposé
De sonner un cantique a ton los (1) composé:
Mon âme et mon esprit volontiers se range
A chanter ta louange.
Sus donc, ma gloire ! il se faut réveiller:
Harpe et psaltérion, cessez de sommeiller (2).
Certes le coeur humain est le vrai chantre du cantique de l’amour sacré,
et il est lui-même la harpe et le psaltérion. Or, ce chantre
s’écoute soi-même pour l’ordinaire, et prend un grand plaisir
d’ouïr la mélodie de son cantique, c’est-à-dire, notre
coeur aimant Dieu savoure les délices de cet amour, et prend un
contentement nonpareil d’aimer un objet tant aimable. Voyez, je vous prie,
Théotime, ce que je veux dire. Les jeunes petits rossignols s’essayent
de chanter au commencement pour imiter les grands; mais étant façonnés
et devenus maîtres, ils chantent pour le plaisir qu’ils prennent
en leur propre gazouillement, et s’affectionnent si passionément
à cette délectation, ainsi que j’ai dit ailleurs, qu’à
force de pousser leur voix, leur gosier s’éclate, dont ils meurent.
Ainsi, nos coeurs, au commencement de leur dévotion, aiment Dieu
pour s’unir à lui, lui être agréables, et l’imiter
en ce qu’il nous a aimés éternellement; mais petit à
petit étant duicts (3) et exercés au saint amour, ils prennent
imperceptiblement le change, et en lieu d’aimer Dieu pour plaire à
Dieu, ils commencent d’aimer pour le
(1) Los, du latin laus, louange.
(2) Ps., LVI, 8, 9.
(3) Duicts, instruits, lat. ducti.
plaisir puis ont eux-mêmes ès exercices du saint amour;
et en lieu qu’ils étaient amoureux de Dieu, ils deviennent amoureux
de l’amour qu’ils lui portent, ils sont affectionnés à leurs
affections, et ne se plaisent plus en Dieu, mais au plaisir qu’ils ont
en son amour; se contentant en cet amour, en tant qu’il est à eux,
qu’il est dans leur esprit, et qu’il en procède. Car encore que
cet amour sacré s’appelle amour de Dieu, parce que Dieu est aimé
par icelui, il ne laisse pas d’être nôtre, garce que nous sommes
les amants qui aimons par icelui. Et c’est là le sujet du change:
car en lieu d’aimer ce saint amour, parce qu’il tend à Dieu qui
est l’aimé, irons l’aimons parce qu’il procède de nous qui
sommes les amants. Or, qui ne voit qu’ainsi faisant ce n’est plus Dieu
que nous cherchons, ains que nous retenons à nous-mêmes, aimant
l’amour en tien d’aimer le bien-aimé; aimant, dis-je, cet amour,
non pour le bon plaisir et contentement de Dieu, mais pour le plaisir et
contentement que nous en tirons nous-mêmes? Ce chantre donc qui chantait
au commencement à Dieu et pour Dieu, chante maintenant plus à
soi-même et pour soi-même que pour Dieu; et s’il prend plaisir
à chanter, ce n’est plus tant pour contenter à l’oreille
de son Dieu, que pour contenter la sienne. Et d’autant que le cantique
de l’amour divin est te plus excellent de tous, il l’aime aussi davantage,
non à cause de l’excellence divine qui est louée; mais parce
que l’air du chant en est plus délicieux et agréable.
.
CHAPITRE X
Moyen de connaître le change au sujet de ce saint amour.
Vous connaîtrez bien cela, Théotime; car si ce rossignol
mystique chante pour contenter Dieu, il chantera le cantique qu’il saura
être le plus agréable à la divine Providence. Mais
s’il chante pour le plaisir que lui-même prend en la mélodie
de son chant, il ne chantera pas le cantique qui est le plus agréable
à la bonté céleste, ains celui qui est le plus à
son gré de lui-même et duquel il pense tirer plus de plaisir.
De deux cantiques qui seront voirement l’un et l’autre divins, il se peut
bien faire que l’un sera chanté parce qu’il est divin, et l’autre
parce qu’il ail agréable. Rachel et Lia sont également épouses
de Jacob mais l’une est aimée de lui en qualité d’épouse
seulement, et l’autre en qualité de belle. Le cantique est divin
; mais le- motif qui nous le fait chanter, c’est la délectation
spirituelle que nous en prétendons.
Ne vois-tu pas, dira-t-on à cet évêque, que Dieu
veut que tu chantes le cantique pastoral de sa dilection emmi son troupeau,
lequel en vertu de son saint amour il te recommande par trois fois de paître
en la personne du grand saint Pierre qui fût le premier des pasteurs?
Que me répondras-tu? Qu’à Rome, qu’à Paris il y a
plus de délices spirituelles, et qu’on y peut pratiquer le divin
amour avec plus de suavité. O Dieu! ce n’est donc pas pour vous
plaire que cet homme peut chanter, c’est pour le plaisir qu’il prend à
cela; ce n’est pas vous qu’il cherche en l’amour; c’est Je contentement
qu’il a ès exercices du saint amour. Les religieux voudraient chanter
le cantique des pasteurs, et les mariés celui des religieux, afin,
ce disent-ils, de pouvoir mieux aimer et servir Dieu. Eh! vous vous trompez,
mes chers amis; ne dites pas que c’est pour mieux aimer et servir Dieu
: ô nenni certes, c’est pour mieux servir votre propre contentement,
lequel vous aimez plus que le contentement de Dieu. La volonté de
Dieu est en la maladie aussi bien et presque ordinairement mieux qu’en
la santé. Que si nous aimons mieux la sauté, ne disons pas
que c’est pour tant mieux servir Dieu: car qui ne voit que c’est la santé
que nous cherchons en la volonté de Dieu, et non pas la volonté
de Dieu en la santé?
Il est malaisé, je le confesse, de regarder longuement et avec
plaisir la beauté d’un miroir, qu’on ne s’y regarde, ains qu’on
ne se plaise à s’y regarder soi-même; mais il y n pourtant
de la différence entre Je plaisir que l’on prend à regarder
un miroir parce qu’il est beau, et l’aise que l’on a de regarder dans un
miroir, parce qu’on s’y voit, Il est aussi sans doute malaisé d’aimer
Dieu qu’on aime quant et quant (1) le plaisir que l’on prend en son amour
: mais néanmoins il y a bien à dire entre le contentement
que l’on a d’aimer Dieu parce qu’il est beau, et celui que l’on a de l’aimer
parce que son amour nous est agréable. Or, il faut tâcher
de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir
(1) Quant et quant, avec.
qu’il y a en la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu s’aperçoit
qu’il prie, n’est pas parfaitement attentif à prier; car il divertit
son attention de Dieu, lequel il prie pour penser à la prière
par laquelle il le prie. Le soin même que nous avons à n’avoir
point de distractions, nous sert souvent de fort grande distraction; la
simplicité ès actions spirituelles est la plus recommandable.
Voulez-vous regarder Dieu, regardez-le donc et soyez attentif à
cela; car si vous réfléchissez et retournez vos yeux de dessus
vous-même pour voir la contenance que vous tenez en le regardant,
ce n’est plus lui que vous regardez, c’est votre maintien, c’est vous-même.
Celui qui est en une fervente oraison, ne sait s’il est en oraison ou non,
car il ne pense pas à l’oraison qu’il fait, ains à Dieu à
qui il la fait. Qui est en l’ardeur de l’amour sacré, il ne retourne
point son coeur sur soi-même pour regarder ce qu’il fait, ains le
tient arrêté et occupé en Dieu auquel il applique son
amour. Le chantre céleste prend tant de plaisir de plaire à
son Dieu, qu’il ne prend nul plaisir en la mélodie de sa voix, sinon
parce qu’elle plaît à son Dieu…
Vous verrez, Théotime, cet homme qui prie Dieu, ce vous semble,
avec tant de dévotion, et qui est si ardent aux exercices de l’amour
céleste; mais attendez un peu, et vous verrez si c’est Dieu qu’il
aime. Hélas! soudain que la suavité et satisfaction qu’il
prenait en l’amour cessera, et que les sécheresses arriveront, il
quittera tout là, il ne priera plus qu’en passant. Or, si c’était
Dieu qu’il aimait, pourquoi eût-il cessé de l’aimer, puisque
Dieu est toujours Dieu? C’était donc la consolation de Dieu qu’il
aimait, et non pas le Dieu de consolation. Plusieurs certes ne se plaisent
point en l’amour divin, sinon qu’il soit confit au sucre de quelque suavité
sensible, et feraient volontiers comme les petits enfants, auxquels quand
on donne du miel sur un morceau de pain, ils lèchent et su-cent
le miel, et jettent par après le pain.; car si la suavité
était séparable de l’amour, ils quitteraient l’amour et tireraient
la suavité. C’est pourquoi ils suivent l’amour à cause de
la suavité, laquelle quand ils n’y rencontrent pas, ils ne tiennent
compte de l’amour. Mais telles gens sont exposés à beaucoup
de dangers: ou de retourner en arrière quand les goûts et
consolations leur manquent, ou de s’amuser à des vaines suavités
bien éloignées du véritable amour, et prendre le miel
d’Héraclée pour celui de Narbonne.
.
CHAPITRE XI
De la perplexité du coeur qui aime sans savoir qu’il plaît
au bien-aimé.
Le chantre duquel j’ai parlé, étant devenu sourd, n’avait
nul contentement à chanter, que celui de voir aucunes fois son prince
attentif à l’ouïr et y prendre plaisir. O que bienheureux est
le coeur qui aime Dieu, sans aucun autre plaisir que celui qu’il prend
de plaire à Dieu! car quel plaisir peut-on jamais avoir plus pur
et plus parfait que celui que l’on prend dans le plaisir de ta Divinité?
Néanmoins ce plaisir de plaire à Dieu n’est pas, à
proprement parler, l’amour divin, ains seulement un fruit d’icelui, qui
en peut être séparé, ainsi qu’un citron de son citronnier.
Car, comme j’ai dit, notre musicien chantait toujours, sans tirer aucun
plaisir de son chant, puisque l’a surdité l’en empêchait;
et maintes fois il chantait aussi sans avoir le plaisir de plaire à
son prince, parce que le prince, lui-ayant commandé de chanter,
se retirait ou allait à la chasse, sans prendre ni le loisir ni
le plaisir de l’ouïr.
Tandis, ô Dieu! que je vois votre douce face qui témoigne
d’agréer le chant de mon amour, hélas! que je suis consolé
! car y a-t-il aucun plaisir qui égale le plaisir de bien plaire
à son Dieu? Mais quand vous retirez vos yeux de moi, et que je n’aperçois
plus la douce faveur de la complaisance que vous preniez en mon cantique,
vrai Dieu, que mon âme est en grande peine! niais sans cesser pourtant
de vous aimer fidèlement, et de chanter continuellement l’hymne
de sa dilection, non pour aucun plaisir qu’elle y trouve, car elle n’en
a point, ains chante pour le pur amour de votre volonté.
On a vu tel enfant malade manger courageusement, avec un incroyable
dégoût, ce que sa mère lui donnait, pour le seul désir
qu’il avait de la contenter; et alors il mangeait sans prendre aucun plaisir
en la viande, mais non pas sans un antre plaisir plus estimable et relevé,
qui était le plaisir de plaire à sa mère et de la
voir contenter. Mais l’autre qui, sans voir sa mère, pour la seule
connaissance qu’il avait de sa volonté, prenait tout ce qu’on lui
apportait de sa part, il mangeait sans aucun plaisir, car il n’avait ni
le plaisir de manger, ni le contentement de voir le plaisir de sa mère,
ains mangeait simplement et purement pour faire la volonté d’ieelle.
La seule satisfaction d’un prince présent, ou de quelque personne
fortement aimée, fait délicieuses les veillées, les
peines, les sueurs, et rend les hasards désirables: niais il n’y
a rien de si triste que de servir un maître qui n’en sait rien, ou,
s’il le sait, ne fait nul semblant d’en savoir gré: et faut bien
en ce cas-là que l’amour soit puissant, puisqu’il se soutient lui
seul, sans être appuyé d’aucun plaisir ni d’aucune prétention.
Ainsi arrive-t-il quelquefois que nous n’avons nulle consolation ès
exercices de l’amour sacré, d’autant que, comme chantres sourds,
nous n’oyons pas notre propre voix, ni ne pouvons jouir de la suavité
de notre chant; ains au contraire outre cela nous sommes pressés
de mille craintes, troublés de mille tintamares que l’ennemi fait
autour de notre coeur, nous suggérant que peut-être ne sommes-nous
point agréables à notre maître, et que notre amour
est inutile, oui même qu’il est faux et vain, puisqu’il ne produit
point de consolation. Or alors, Théotime, nous travaillons non seulement
sans plaisir, mais avec un extrême ennui, ne voyant ni le bien de
notre travail, ni le contentement de celui pour qui nous travaillons.
Mais ce qui accroît le mal en cette occurrence, c’est que l’esprit
et suprême pointe de la raison ne nous peut donner aucune sorte d’allégement;
car cette pauvre portion supérieure de la raison étant tout
environnée des suggestions que l’ennemi lui fait, elle est même
tout alarmée, et se trouve assez embesognée à se garder
d’être surprise d’aucun consentement au mal; de sorte qu’elle ne
peut faire aucune sortie pour désengager la portion inférieure
de l’esprit. Et bien qu’elle n’ait pas perdu le courage, elle est pourtant
si terriblement attaquée, que si elle est sans coulpe (1), elle
n’est pas sans peine; car, pour comble de son ennui, elle est privée
de la générale consolation que l’on a presque toujours en
tous les autres maux de ce monde, qui est l’espérance qu’ils ne
seront pas perdurables, et que l’on en verra la fin, si que (2) le coeur
en ces ennuis spirituels tombe en une certaine impuissance de penser à
leur fin, et par conséquent d’être allégé par
l’espérance. La foi certes, résidante en la cime de l’esprit,
nous assure bien que ce trouble finira, et que nous jouirons un jour du
repos, mais la grandeur du bruit et des cris que l’ennemi fait dans le
reste de l’âme en la raison inférieure, empêche que
les avis et remontrances de la foi ne sont presque point entendus, et ne
nous demeure en l’imagination que ce triste présage : Hélas
! je ne serai jamais joyeux.
O Dieu! mon cher Théotime, mais c’est alors qu’il faut témoigner
une invincible fidélité envers le Sauveur, le servant purement
pour l’amour de sa volonté, non seulement sans plaisir, mais parmi
ce déluge de tristesses, d’horreurs, de frayeurs et d’attaques,
comme fit sa glorieuse mère et saint Jean au jour de sa passion,
qui entre tant de blasphèmes, de douleurs et de détresses
mortelles, demeurèrent fermes en l’amour, lors même que le
Sauveur, avant retiré toute sa sainte joie
(1) Coulpe, faute.
(2) Si que, tellement que.
dans la cime de son esprit, ne répandait ni allégresse
ni consolation quelconque en son divin visage, et que ses yeux alangouris
et couverts des ténèbres de la mort ne jetaient plus que
des regards de douleur, comme aussi le soleil des rayons d’horreur et d’affreuses
ténèbres.
.
CHAPITRE XII
Comme, entre ces travaux intérieurs, l’âme ne connaît
pas l’amour qu’elle porte à son Dieu, et du trépas très
aimable de la volonté.
Le grand saint Pierre étant à la veille d’être
martyrisé, l’ange vint en la prison, qu’il remplit toute de splendeur,
éveilla saint Pierre, le fit lever, ceindre, chausser, vêtir,
lui ôta les liens et menotes, le tira hors de la prison, et le mena
au travers de la première et seconde garde jusqu’à la porte
de fer qui menait en la ville, laquelle s’ouvrit devant eux; et ayant passé
une rue, l’ange laissa là le glorieux saint Pierre en pleine liberté.
Voilà une grande variété d’actions fort sensibles:
et saint Pierre néanmoins qui avait été éveillé
avant toutes choses, ne pensait pas que ce qui se faisait par l’ange fût
vrai, ains estimait que ce fût une vision imaginaire. Il était
éveillé et ne pensait pas l’être; il s’était
chaussé et vêtu, et ne savait pas qu’il l’eût fait;
il marchait et n’estimait pas de marcher; il était délivré
et ne le croyait pas; et cela d’autant que la merveille de sa délivrance
fut si grande qu’elle occupait son esprit, en telle sorte qu’encore qu’il
eût assez de sentiment et de connaissance pour faire ce qu’il faisait,
néanmoins il n’en avait pas assez pour connaître qu’il
le faisait réellement et tout de bon ; il voyait bien l’ange, niais
il ne s’apercevait pas que ce fût d’une vraie et naturelle vision;
c’est pourquoi il n’avait nulle consolation de sa délivrance jusqu’à
ce qu’en revenant à soi: Maintenant, dit-il, je connais en vérité
que Dieu a envoyé son ange, et m’a délivré de la main
d’Hérodes et de toute l’attente du peuple juif (1).
Or, il en est de même, Théotime, d’une âme qui est
grandement chargée d’ennuis intérieurs; car, bien qu’elle
ait le pouvoir de croire, d’espérer et d’aimer Dieu, et qu’en vérité
elle le fasse; toutefois elle n’a pas la force de bien discerner si elle
croit, espère et chérit son Dieu, d’autant que la détresse
l’occupe et accable si fort qu’elle ne peut faire aucun retour sur soi-même
pour voir ce qu’elle fait; et c’est pourquoi il lui est advis qu’elle n’a
ni foi, ni espérance, ni charité, ains seulement des fantômes
et inutiles impressions de ces vertus-là, qu’elle sent presque sans
les sentir, et comme étrangères, non comme domestiques de
son âme. Que si vous y prenez garde, vous trouverez que nos esprits
sont toujours en pareil état quand ils sont puissamment occupés
de quelque violente passion; car ils font plusieurs actions comme en songe,
et desquelles ils ont si peu de sentiment, qu’il ne leur est presque pas
avis que ce soit en vérité que les choses se passent. C’est
pourquoi le sacré Psalmiste exprime la grandeur de la consolation
que l’es Israélites eurent au retour de la captivité de Babylone,
en ces paroles ;
(1) Act, XII, 11.
Lorsqu’il plut au Seigneur de Sion le servage
En liberté changer,
Un tel ravissement surprit notre courage,
Que nous pensions songer.
Et comme porte la sainte version latine, après les Septante
: Nous fûmes faits comme consolés (1); c’est-à-dire,
l’admiration de la grandeur du bien qui nous arriva était si excessive,
qu’elle nous empêchait de bien sentir la consolation que nous reçûmes;
et nous était advis que nous ne fussions pas véritablement
consolés, et que nous n’eussions pas une consolation en vérité,
ains seulement en figure et en songe.
Tels sont donc les sentiments de l’âme laquelle est entre les
angoisses spirituelles qui rendent l’amour extrêmement pur et net
; car, étant privé de tout plaisir par lequel il puisse être
attaché à son Dieu, il nous joint et unit à Dieu immédiatement,
volonté à volonté, coeur à coeur, sans aucune
entremise de contentement ou prétention. Hélas! Théotime,
que le pauvre coeur est affligé, quand, comme abandonné de
l’amour, il regarde partout et ne le trouve point, ce lui semble! Il ne
le trouve point ès sens extérieurs, car ils n’en sont pas
capables; ni en l’imagination, qui est cruellement tourmentée de
diverses impressions; ni en la raison troublée de mille obscurités
de discours et appréhensions étranges; et bien qu’enfin elle
le trouve en la cime et suprême pointe de l’esprit où cette
divine dilection réside, si est-ce néanmoins qu’elle le méconnaît,
et lui est advis que ce n’est pas lui, parce que la grandeur des
(1) Ps., CXXV, 1.
ennuis et des ténèbres l’empêche de sentir sa douceur.
Elle le voit sans le voir, et le rencontre sans le connaître, comme
si c’était en songe et en image. Ainsi Magdeleine ayant rencontré
son cher maître, n’en reçoit aucun allégement, d’autant
qu’elle ne pensait pas que ce fût lui, ains seulement le jardinier
(1).
Mais que peut donc faire l’âme qui est en cet état ? Théotime,
elle ne sait plus comme se maintenir entre tant d’ennuis, et n’a plus de
force que pour laisser mourir sa volonté entre les mains de la volonté
de Dieu, à l’imitation du doux Jésus, qui étant arrivé
au comble des peines de la croix que le Père lui avait préfigées
(2), et ne pouvant plus résister à l’extrémité
de ses douleurs, fit comme le cerf, qui hors d’haleine et accablé
de la meute, se rendant à l’homme, jette les derniers abois la larme
à l’oeil. Car ainsi ce divin Sauveur proche de sa mort, et jetant
les derniers soupirs avec un grand cri et force larmes : Hélas!
dit-il, ô mon Père, je recommande mon esprit en vos mains;
parole, Théotime, qui fut la dernière de toutes, et par laquelle
le Fils bien-aimé donna le souverain témoignage de son amour
envers son père. Quand donc tout nous défaut, quand nos ennuis
sont en leur extrémité, cette parole, ce sentiment, ce renoncement
de notre âme entre les mains de notre Sauveur, ne nous peut manquer.
Le Fils recommanda son esprit au Père en cette dernière et
incomparable détresse, et nous, lorsque les convulsions des peines
spirituelles nous ôtent toute autre
(1) Joan., XX.
(2) Préfigées, fixées d’avance.
sorte d’allégements et de moyens de résister, recommandons
notre esprit ès mains de ce Fils éternel, qui est notre vrai
père; et baissant la tête de notre acquiescement à
son bon plaisir, consignons. lui toute notre volonté.
.
CHAPITRE XIII
Comme la volonté étant morte à soi vit purement
dans la volonté de Dieu.
Nous parlons avec une propriété toute particulière
de la mort des hommes en notre langage français; car nous l’appelons
trépas, et les morts trépassés; signifiant que la
mort entre les hommes n’est qu’un passage d’une vie à l’autre, et
que mourir n’est autre chose sinon outrepasser les confias de cette vie
mortelle pour aller à l’immortelle. Certes notre volonté
ne peut jamais mourir, non plus que notre esprit; mais elle outrepasse
quelquefois les limites de sa vie ordinaire, pour vivre toute en la volonté
divine c’est lorsqu’elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, ains elle
s’abandonne totalement et sans réserve au bon plaisir de la divine
Providence, se mêlant et détrempant tellement avec ce bon
plaisir, qu’elle ne paraît plus, mais est toute cachée avec
Jésus-Christ en Dieu, où elle vit, non plus elle-même,
ains la volonté de Dieu vit en elle.
Que devient la clarté des étoiles, quand le soleil parait
sur notre horizon? Elle ne périt certes pas; mais elle est ravie
et engloutie dans la souveraine lumière du soleil, avec laquelle
elle est heureusement mêlée et conjointe. Et que devient la
volonté humaine, quand elle est entièrement abandonnée
au bon plaisir divin? Elle ne périt pas tout à fait; mais
elle est tellement abîmée et mêlée avec la volonté
de Dieu, qu’elle ne paraît plus, et n’a plus aucun vouloir séparé
de celui de Dieu. Imaginez-vous, Théotime, le glorieux et non jamais
assez loué saint Louis, qui s’embarque et fait voile pour aller
outre-mer, et voyez que la reine sa chère femme s’embarque avec
Sa Majesté. Or, qui eût demandé à cette brave
princesse: Où allez-vous, madame? elle eût sans doute répondu:
Je vais où le roi va. Et qui eût derechef demandé:
Mais savez-vous bien, madame, où le roi va? elle eût aussi
répondu: Il me l’a dit en général, et néanmoins
je n’ai aucun souci de savoir où il va, ains seulement d’aller avec
lui. Que si on eût répliqué: Donc, madame, vous n’avez
point de dessein en ce voyage ? Non, eût-elle dit, je n’en ai point
d’autre que d’être avec mon cher seigneur et mari. Voire mais (1),
lui eût-on pu dire, il va en Égypte pour passer en Palestine;
il logera à Damiette, dans Acre et plusieurs autres lieux; n’avez-vous
pas intention, madame, d’y aller aussi? À cela elle eût répondu:
Non vraiment, je n’ai nulle intention, sinon d’être auprès
de mon roi, et les lieux où il va me sont indifférents et
de nulle considération,. sinon en tant qu’il y sera; je vais sans
désir d’aller, car je n’affectionne rien que la présence
du roi. C’est donc le roi qui va, et qui veut le voyage, et quant à
moi, je ne vais pas, je suis; je ne veux pas le voyage, ains la seule présence
du
(1) Voire mais, mais pourtant.
roi; le séjour, le voyage et toute sorte de diversités
m’étant tout à fait indifférents.
Certes, si on demande à quelque serviteur qui est à la
suite de son maître, où il va, il ne doit pas répondre
qu’il va en tel ou tel lieu, ains seulement qu’il suit son maître;
car il ne va nulle part par sa volonté, ains seulement par celle
de sou maître. Ainsi, mon Théo Lime, une volonté résignée
en celle de son Dieu ne doit avoir aucun vouloir, ains suivre simplement
celui de Dieu. Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de
son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement
du vaisseau dans lequel il est; de même le coeur qui est embarqué
dans le bon plaisir divin, ne doit avoir aucun autre vouloir que celui
de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors le coeur ne dit plus :
Votre volonté soit faite, et non la mienne, car il n’a plus aucune
volonté à renoncer, ains il dit ces paroles:
Seigneur, ,je remets ma volonté entre vos mains, comme si sa
volonté n’était plus en sa disposition, ains en celle de
la divine Providence; de sorte que ce n’est pas proprement comme les serviteurs
suivent leurs maîtres: car encore que le voyage se fasse par la volonté
de leur maître, leur suite toutefois se fait par leur propre volonté
particulière, bien qu’elle soit une volonté suivante et servante,
soumise et assujettie à celle de leur maître; si que (1) tout
ainsi que le maître et le serviteur sont deux, aussi la volonté
du maître et celle du serviteur sont deux. Mais la volonté
qui est morte à soi-même pour vivre en celle de Dieu,
(1) Si que, tellement que.
elle est sans aucun vouloir particulier, demeurant non seulement conforme
et sujette, mais tout anéantie en elle-même et convertie en
celle de Dieu; comme on dirait d’un petit enfant qui n’a point encore l’usage
de sa volonté pour vouloir ni aimer chose quelconque que le sein
elle visage de sa chère mère; car il ne pensa nullement à
vouloir ni aimer chose quelconque, sinon d’être entre les bras de
sa mère, avec laquelle il pense être une même chose,
et n’est nullement en souci d’accommoder sa volonté à celle
de sa mère; car il ne sent point la sienne, et ne cuide pas (1)
d’en avoir une, laissant le soin à sa mère d’aller, de faire
et de vouloir ce qu’elle trouvera bon pour lui.
C’est, certes, la souveraine perfection de notre volonté que
d’être ainsi unie à celle de notre souverain bien, comme fut
celle du saint qui disait: O Seigneur, vous m’avez conduit et- ment é
votre volonté; car que voulait-il dire, sinon qu’il n’avait nullement
employé sa volonté pour se conduire, s’étant simplement
laissé guider et mener à celle de son Dieu?
.
CHAPITRE XIV
Éclaircissement de ce qui a été dit touchant le
trépas de notre volonté.
Il est croyable que la très sainte Vierge Notre-Dame recevait
tant de contentement de porter son cher petit Jésus entre ses bras,
que
(1) Ne cuide pas, n’a pas souci,
le contentement empêchait la lassitude, ou du moins rendait la
lassitude agréable; car, si de porter une branche d’agnus-castus
(1) soulage les voyageurs et les délasse, quel allégement
ne recevait pas la glorieuse Mère de porter l’Agneau de Dieu immaculé
! Que si parfois elle le laissait marcher sur ses pieds avec elle, le tenant
par la main, ce n’était pas qu’elle n’eût mieux aimé
de l’avoir pendant à son col sur sa poitrine; mais elle le faisait
pour l’exercer à former ses pas et à cheminer lui-même.
Et nous autres, Théotime, comme petits enfants du Père céleste,
nous pouvons aller avec lui en deux sortes; car nous pouvons aller premièrement
marchant des pas de notre propre vouloir, lequel nous conformons au sien,
tenant toujours de la main de notre obéissance celle de son intention
divine, et la suivant partout où elle nous conduit, qui est ce que
Dieu requiert de nous par la signification de sa volonté; car puisqu’il
veut que je fasse ce qu’il m’ordonne, il veut que j’aie le pouvoir de le
faire. Dieu m’a signifié qu’il voulait que je sanctifiasse le jour
du repos; puisqu’il veut que je le fasse, il veut donc que je le veuille
faire, et que pour cela j’aie mon propre vouloir, par lequel je suive le
sien, me conformant et correspondant à icelui. Mais nous pouvons
aussi aller avec notre Seigneur sans avoir aucun vouloir propre, nous laissant
simplement porter à son bon plaisir divin comme un petit enfant
entre les bras de sa mère, par une certaine sorte de consentement
admirable qui se peut appeler union, ou plutôt unité de notre
(1) Agnus-castus, voir, p. 83.
volonté avec celle de Dieu. Et c’est la façon avec laquelle
nous devons tâcher de nous comporter en la volonté du bon
plaisir divin, d’autant que les effets de cette volonté du bon plaisir
procèdent purement de sa providence, et sans que nous les fassions,
ils nous arrivent, Il est vrai que nous pouvons bien vouloir qu’ils arrivent
selon la volonté de Dieu, et ce vouloir est très bon; mais
nous pouvons bien aussi recevoir les événements du bon plaisir
céleste par une très simple tranquillité de notre
volonté, qui, ne voulant chose quelconque, acquiesce simplement
à tout ce que Dieu veut être fait en nous, sur nous et de
nous.
Si on eût demandé au doux enfant Jésus, étant
porté entre les bras de sa mère, où il allait? n’eût-il
pas eu raison de répondre: Je ne vais pas, c’est ma mère
qui va pour moi? et qui lui eût demandé: Mais au moins n’allez-vous
pas avec votre mère? n’eût-il pas eu raison de dire: Non,
je ne vais nullement ; ou si je vais là par où ma mère
me porte, je n’y vais pas avec elle, ni par mes propres pas; ains j’y vais
par les pas de ma mère, par elle et en elle? Et qui lui eût
répliqué: Mais au moins, ô très cher divin enfant,
vous vouiez bien vous laisser porter à votre douce mère?
Non fait (1) certes, eût-il pu dire: Je ne veux rien de tout cela
; ains comme ma toute bonne mère marche pour moi, aussi elle veut
pour moi; je lui laisse également le soin et d’aller et de vouloir
aller pour moi où bon lai semblera; et comme je ne marche que par
ses pas, aussi je ne
(1) Non fait, par opposition à si fait.
veux que par son vouloir; et dès que je me trouve entre ses
bras, je n’ai aucune attention ni à vouloir, ni à ne vouloir
pas, laissant tout autre soin à ma mère, hormis celui d’être
sur son sein, de sucer ses sacrées mamelles, et de me tenir bien
attaché à son col très aimable, pour la baiser amoureusement
des baisers de ma bouche(1). Et afin que vous le sachiez, tandis que je
suis parmi les délices de ces saintes caresses qui surpassent toute
suavité, il m’est advis que ma mère est un arbre de vie,
et que je suis en elle comme son fruit, que je suis son propre coeur au
milieu de sa poitrine, ou son âme au milieu de son coeur c’est pourquoi,
comme son marcher suffit pour elle et pour moi, sans que je me mêle
de faire aucun pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moi,
sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d’aller ou de venir; aussi
ne prends-je point garde si elle va vite ou tout bellement; ni si elle
va d’un côté ou d’autre; ni je ne m’enquiers nullement où
elle veut aller, me contentant que, comme que ce soit, je suis toujours
entre ses bras, joignant ses aimables mamelles, où je me repais
comme entre les lis (2). O divin enfant de Marie, permettez à ma
chétive âme ces élans de dilection. Or allez donc,
ô cher petit enfant très aimable, ou plutôt n’allez
pas, mais demeurez ainsi saintement collé à la poitrine de
votre douce mère; allez toujours en elle et par elle ou avec elle;
et n’allez jamais sans elle pendant que vous êtes enfant. O que bienheureux
est le sein qui vous
(1) Cant., cant. I, 1.
(2) Ibid., II, 2.
a porté, et les mamelles que vous avez sucées (1) !
Le Sauveur de nos âmes eut l’usage de raison dès l’instant
de sa conception au sein de sa mère, et pouvait faire tous ces discours;
oui, même le glorieux saint Jean, son précurseur, dès
le jour de la sainte visitation.
Et bien que l’un et l’autre, pendant ce temps-là et celui de
l’enfance, jouit de sa propre liberté pour vouloir et ne vouloir
pas les choses; si est-ce qu’ils laissèrent le soin, en ce qui était
de leur conduite extérieure, à leurs mères de faire
et vouloir pour eux ce qui était requis.
Théotime, nous devons être comme cela, nous rendant pliables
et maniables au bon plaisir divin comme si nous étions de cire,
ne nous amusant point à souhaiter et vouloir les choses, mais les
laissant vouloir et faire à Dieu pour nous ainsi qu’il lui plaira
: jetant en lui toute notre sollicitude, d’autant qu’il a soin de nous
(2), ainsi que dit le saint Apôtre.
Et notez qu’il dit : toute notre sollicitude, c’est-à-dire,
autant celle que nous avons de recevoir les événements, comme
celle de vouloir ou de ne vouloir pas; car il aura soin du succès
de nos affaires, et de vouloir pour nous ce qui sera le meilleur.
Cependant employons chèrement notre soin
(1) Luc., II, 27.
(2) I Petr., V, 7.
à bénir Dieu de tout ce qu’il fera, à l’exemple
de Job, disant : Le Seigneur m’a donné beaucoup, le Seigneur me
l’a été : le nom du Seigneur soit béni (1).
Non, Seigneur, je ne veux aucun événement, car je vous
le laisse vouloir pour moi tout à votre gré; mais en lieu
de vouloir les événements, je vous bénirai de quoi
vous les aurez voulus.
O Théotime, que cette occupation de notre volonté est
excellente, quand elle quitte le soin de vouloir et choisir les effets
du bon plaisir divin, pour louer et remercier ce bon plaisir de tels effets!
.
CHAPITRE XV
Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les peines
intérieures et extérieures de cette vie, en suite de l’indifférence
et trépas de la volonté.
Bénir Dieu et le remercier pour tous les événements
que sa providence ordonne, c’est à le
(1) Job, 1, 21.
vérité une occupation toute sainte; mais si tandis que
nous laissons le soin à Dieu de vouloir et faire ce qui lui plait
en nous, sur nous et de nous, sans être attentifs à ce qui
se passe, quoique nous le sentions bien, nous pouvions divertir notre coeur
et appliquer notre attention en la bonté et douceur divine; la bénissant,
non en ses effets ni ès événements qu’elle ordonne,
mais en elle-même et en sa propre excellence, nous ferions sans doute
un exercice beaucoup plus éminent.
Démétrius tenant le siège devant Rhodes, Protogène
(1) qui était en une petite maison des fat~bourgs, ne cessa jamais
de travailler, mais avec tant d’assurance et de repos d’esprit, qu’encore
qu’on lui tint presque toujours l’épée à la gorge,
il fit l’excellent chef-d’oeuvre d’un satyre admirable qui s’égayait
à jouer du flageolet. O Dieu, quelles âmes, qui, entre toutes
sortes d’accidents, tiennent toujours leur attention et affection sur la
bonté éternelle pour l’honorer et chérir à
jamais!
La fille d’un excellent médecin et chirurgien, étant
en fièvre continue, et sachant que son père l’aimait uniquement,
disait à l’une de ses amies: Je sens beaucoup d-e peine, mais pourtant
je ne pense point aux remèdes; car je ne sais pas ce qui pourrait
servir à ma guérison. Je pourrais désirer une chose,
et il m’en faudrait une autre. Ne gagné-je doue pas mieux de laisser
tout ce soin à mon père, qui sait, qui peut et qui veut pour
moi tout ce qui est requis à ma santé? J’aurais tort d’y
penser, car il y pensera assez pour moi;
(1) Protogène, peintre célèbre, vivait à
Rhodes vers 336 av. J.-C. Son mérite fut surtout mis en lumière
par Apelle.
j’aurais tort de vouloir quelque chose, car il voudra assez tout ce
qui me sera profitable. Seulement donc j’attendrai qu’il veuille ce qu’il
jugera expédient, et ne m’amuserai qu’à le regarder quand
il sera près de moi, à lui témoigner mon amour filial,
et lui faire connaître ma confiance parfaite. Et sur ces paroles,
elle s’endormit, tandis que son père, jugeant à propos de
la saigner, disposa ce qui était requis, et venant à elle,
ainsi qu’elle se réveilla, après l’avoir interrogée
comme elle se trouvait de son sommeil, il lui demanda si elle ne voulait
pas bien être saignée pour guérir. Mon père,
répondit-elle, je suis vôtre : je ne sais ce que je dois vouloir
pour guérir, c’est à vous de vouloir et faire pour moi tout
ce qui vous semblera bon; car, quant à moi, il me suffit de vous
aimer et honorer de tout mon coeur, comme je fais. Voilà donc qu’on
lui bande le bras, et que le père même porte la lancette sur
la veine mais tandis qu’il donne Je coup et que le sang en sort, jamais
cette aimable fille ne regarda son bras piqué, ni son sang sortir
de la veine; ains tenant les yeux arrêtés sur le visage de
son père, elle ne disait autre chose, sinon parfois tout doucement
Mon père m’aime bien, et moi je suis toute sienne; et quand tout
fut fait, elle ne le remercia point, mais seulement répéta
encore une fois les mêmes paroles de son affection et confiance filiale.
Or, dites-moi. maintenant, mon ami Théotime, cette fille ne
témoigna-t-elle pas un amour plus attentif et plus solide envers
son père, que si elle eût eu beaucoup de soin de lui demander
des remèdes à son mal, de regarder comme on lui ouvrait la
veine, ou comme le sang coulait, de lui dire beaucoup de paroles de remerciement?
Il n’y a certes doute quelconque en cela car si elle eût pensé
à soi, qu’eût-elle gagné, sinon d’avoir souci inutile,
puisque son père en avait assez pour elle? Regardant son bras, qu’eût-elle
fait, sinon recevoir de la frayeur? Et remerciant son père, quelle
vertu eût-elle pratiquée, sinon celle de la gratitude? N’a-t-elle
pas donc mieux fait de s’occuper toute ès démonstrations
de son amour filial, infiniment plus agréable au père que
toute autre vertu?
Mes yeux sont toujours au Seigneur, car il désengagera mes pieds
des filets et des pièges (1). Es-tu tombé dans les filets
des adversités; eh! ne regarde pas ton aventure, ni les pièges
esquels tu es pris regarde Dieu, et le laisse faire, il aura soin de toi.
Jette ta pensée sur lui, et il te nourrira (2). Pourquoi te mêles-tu
de vouloir ou ne vouloir pas les événements et accidents
du monde, puisque tu ne sais pas ce que tu dois vouloir, et que Dieu voudra
toujours assez pour toi tout ce que tu pourras vouloir sans que tu t’en
mettes en peine? Attends donc en repos d’esprit les effets du bon plaisir
divin, et que son vouloir te suffise, puisqu’il est
toujours très bon; car ainsi ordonna-t-il à sa bien-aimée
sainte Catherine de Sienne : Pense en moi, lui dit-il, et je penserai pour
toi.
Il est fort malaisé de bien exprimer cette extrême indifférence
de la volonté humaine, qui est ainsi réduite et trépassée
eu la volonté de Dieu; car il ne faut pas dire, ce me semble, qu
elle acquiesce à celle de Dieu, puisque l’acquiescement
(1) Ps., XXIV, 13
(2) Ps., LIV, 23.
est un acte de l’âme qui déclare son consentement. Il
ne faut pas dire non plus qu’elle accepte ni qu’elle reçoit, d’autant
qu’accepter et recevoir sont certaines actions qu’on peut, en certaine
façon, appeler actions passives, par lesquelles nous embrassons
et prenons ce qui nous arrive. Il ne faut pas dire aussi qu’elle permet,
d’autant que la permission est une action de la volonté, et par
conséquent un certain vouloir oisif qui ne veut voire-ment rien
faire, mais veut pourtant laisser faire. Il me semble donc plutôt
que l’âme qui est en cette indifférence, et qui ne vent rien,
aine laisse vouloir à Dieu ce qui lui plaira, doit être dite
avoir sa volonté en une simple et générale attente,
d’autant qu’attendre ce n’est pas faire ou agir, ains demeurer exposé
à quelque événement. Et si vous y prenez garde, l’attente
de l’âme est vraiment volontaire : et toutefois ce n’est pas une
action, mais une simple disposition à recevoir ce qui arrivera et
lorsque les événements sont arrivés et reçus,
l’attente se convertit en consentement ou acquiescement; mais avant la
venue d’iceux, en vérité l’âme est en une simple attente,
indifférente à tout ce qu’il plaira à la volonté
divine d’ordonner.
Notre Sauveur exprime ainsi l’extrême soumission de la volonté
humaine à celle de son Père éternel : Le Seigneur
Dieu, dit-il, a ouvert mon oreille, c’est-à-dire m’a annoncé
son bon plaisir touchant la multitude des travaux que je dois souffrir;
et moi, dit-il par après, je ne contredis point, je ne me retire
point en arrière. Qu’est-ce à dire je ne contredis point,
je ne me retire point en arrière (1)? sinon: Ma volonté est
une simple attente,
(1) Is., L, 5.
et demeure disposée à tout ce que celle de Dieu ordonnera;
ensuite de quoi je baille et abandonne mon corps à la merci de ceux
qui le battront, et mes joues à ceux qui les pelleront (1), préparé
à tout ce qu’ils voudront faire de moi. Mais voyez, je vous prie,
Théotime, que tout ainsi que notre Sauveur, après l’oraison
de résignation qu’il fit au jardin des Olives, et sa prise, se laissa
manier et mener au gré de cieux qui le crucifièrent, avec
un abandonnement admirable de son corps et de sa vie entre leurs mains,
aussi mit-il son âme et sa volonté, par une indifférence
très parfaite, ès mains de son Père éternel.
Car bien qu’il dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné
(2)? ce fut pour nous faire savoir les véritables amertumes et peines
de son âme, et non pour contrevenir à la très sainte
indifférence en laquelle il était, ainsi qu’il montra bientôt
après, concluant toute sa vie et sa passion par ces incomparables
paroles : Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains (3).
CHAPITRE XVI
Du dépouillement parfait de l’âme unie à la volonté
de Dieu.
Représentons-nous le doux Jésus, Théotime, chez
Pilate, où, pour l’amour de nous, les gens d’armes, ministres de
la mort, le dévêtirent de ses habits l’an après l’autre;
et non contents de cela, lui ôtèrent encore sa peau, la déchirant
à
(1) Is., L, 6.— Les pelleront. Le texte latin dit: vellentibus, ceux
qui enlèvent le poil.
(2) Matth., XXVII, 46.
(3) Luc., XXIII, 46.
coups de verges et de fouets: comme par après son âme
fut dépouillée de son corps, et le corps de sa vie, par la
mort qu’il souffrit en la croix; mais trois jours passés, par sa
très sainte résurrection, l’âme se revêtit de
son corps glorieux, et le corps de sa peau immortelle, et s’habilla de
vêtements différents, ou en pèlerin, ou en jardinier,
ou d’autre sorte, selon que le salut des hommes et la gloire de son Père
le requéraient.. L’amour fit tout cela, Théotime; et c’est
l’amour aussi qui entrant en une âme afin de la faire heureusement
mourir à soi et revivre à Dieu, la fait dépouiller
de tous les désirs humains et de l’estime de soi-même, qui
n’est pas moins attachée à l’esprit que la peau à
la chair, et la dénue (1) enfin des affections plus aimables : comme
sont celles qu’elle avait aux consolations spirituelles, aux exercices
de piété et à la perfection des vertus, qui semblaient
être la propre vie de l’âme dévote.
Alors, Théotime, l’âme a raison de s’écrier : J’ai
ôté mes habits, comme m’en revêtirai-je (2)? J’ai lavé
mes pieds de toute sorte d’affections, comme tes souillerais-je derechef?
Nue je suis sortie de la main de Dieu, et nue j’y retournerai. Le Seigneur
m’avait donné beaucoup de désirs, le Seigneur me les a ôtés,
que son saint nom soit béni (3). Oui, Théotime, le même
Seigneur qui nous fait désirer les vertus en notre commencement,
et qui nous les fait pratiquer eu toutes occurrences, c’est lui-même
qui nous ôte
(1) La dénue, la dépouille.
(2) Cant. cant., V, 3.
(3) Job., I, 21.
l’affection des vertus et de tous les exercices spirituels, afin qu’avec
plus de tranquillité, de pureté et de simplicité,
nous n’affectionnions rien que le bon plaisir de sa divine majesté.
Car, comme la belle et sage Judith avait voirement dans ses cabinets (1)
ses beaux habits de fête, et néanmoins ne les affectionnait
point, ni ne s’en para jamais en sa viduité, sinon quand inspirée
de Dieu elle alla ruiner Holopherne; ainsi, quoique nous ayons appris la
pratique des vertus et les exercices de dévotion, si est-ce que
nous ne les devons point affectionner, ni en revêtir notre coeur,
sinon à mesure que nous savons que c’est le bon plaisir de Dieu.
Et comme Judith demeura toujours en habits de deuil, sinon en cette occasion
en laquelle Dieu voulut qu’elle se mit en pompe, aussi devons-nous paisiblement
demeurer revêtus de notre misère et abjection parmi nos imperfections
et faiblesses, jusqu’à ce que Dieu nous exalte à la pratique
des excellentes actions.
On ne peut longuement demeurer en cette privation, dépouillé
de toute sorte d’affections. C’est pourquoi, selon l’avis du saint Apôtre,
après que nous avons ôté les vêtements du vieil
Adam, il se faut revêtir des habits du nouvel homme (2), c’est-à-
dire, de Jésus-Christ; car ayant tout renoncé (3), voire
même les affections des vertus, pour ne vouloir ni de celles-là,
ni d’autres quelconques, qu’autant que le bon plaisir divin portera, il
nous faut revêtir derechef de plusieurs affections,
(1) Voirement dans ses cabinets, certainement dans ces armoires.
(2) Coloss., III, 9, 10.
(3) Ayant tout renoncé, ayant renoncé à tout.
et peut-être des mêmes que nous avons renoncées
et résignées (l); mais il s’en faut derechef revêtir,
non plus parce qu’elles nous sont agréables, utiles, honorables,
et propres à contenter l’amour que nous avons pour nous-mêmes,
ains parce qu’elles sont agréables à Dieu, utiles à
son honneur, et destinées à sa gloire.
Eliézer portait des pendants d’oreilles, des bracelets et des
vêtements neufs pour la fille que Dieu avait préparée
au fils de son maître; et par effet il les donna à la vierge
Rebecca, sitôt qu’il connut qu’elle était celle-là.
Il faut des habits neufs à l’épouse du Sauveur. Si pour l’amour
de lui elle s’est dépouillée de l’affection ancienne qu’elle
avait à ses parents (2), au pays, à la maison, aux amis,
il faut qu’elle en prenne une toute nouvelle, affectionnant tout cela en
son rang, non plus selon les considérations humaines, mais parce
que l’époux céleste le veut, le commande et l’entend, et
qu’il a mis un tel ordre en la charité (3). Si on s’est dénué
de la vieille affection aux consolations spirituelles, aux exercices de
la dévotion, à la pratique des vertus, voire même à
notre propre avancement en la perfection, il se faut revêtir d’une
autre affection toute nouvelle, aimant toutes ces grâces et faveurs
célestes, non plus parce qu’elles perfectionnent et ornent notre
esprit, mais parce que le nom de notre Seigneur en est sanctifié,
que son royaume en. est enrichi, et son bon plaisir glorifié.
Ainsi saint Pierre s’habille dans la prison, non
(1) Résignées, abandonnées.
(2) Ps., XLIV, 11, 12.
(3) Cant. cant., II, 12, 4.
par son élection, mais à mesure que l’ange le lui commande
(1). Il met sa teinture, puis ses sandales, puis ses autres vêtements.
Et le glorieux saint Paul, dépouillé en un moment de toutes
affections, Seigneur, dit-il, que voulez-vous que je fasse (2)? c’est-à-dire,
que vous plait-il que j’affectionne, puisque me jetant à. terre
vous avez fait mourir ma volonté propre? Eh! Seigneur, mettez votre
bon plaisir en sa place, et m’enseignez de faire votre volonté;
car vous êtes mon Dieu (3). Théotime, quiconque a tout quitté
pour Dieu, ne doit rien reprendre que comme Dieu le veut;. il ne nourrit
plus son corps, sinon comme Dieu l’ordonne, afin qu’il serve à l’esprit;
il n’étudie plus que pour servir le prochain et sa propre âme,
selon l’intention divine; il pratique les vertus, non selon qu’elles sont
plus à son gré, mais selon que Dieu le désire.
Dieu commanda au prophète Isaïe de se dépouiller,
et il le fit; marchant et prêchant en cette sorte, ou trois jours
entiers, comme quelques-uns disent, ou trois ans, comme les autres pensent:
puis il reprit ses habits quand le terme que Dieu lui avait préfigé
(4) fut passé. Ainsi se faut-il dénuer de toutes affections,
petites et grandes, et faut souvent examiner notre coeur pour voir s’il
est bien prêt à se dévêtir, comme fit Isaïe,
de tous ses habits; puis reprendre aussi, quand il est temps, les affections
convenables du service de la charité, afin de mourir en croix nus
avec notre
(1) Act., XII, 8.
(2) Ibid., IX, 6.
(3) Ps., CXLII, 10.
(4) Préfigé, fixé d’avance
divin Sauveur, et ressusciter par après en un nouvel homme avec
lui. L’amour est fort comme la mort (1), pour nous faire tout quitter :
il est magnifique comme la résurrection, pour nous parer de gloire
et d’honneur.
(1) Cant. cant., VIII, 6.
FIN DU LIVRE NEUVIÈME
LIVRE DIXIÈME
DU COMMANDEMENT D’AIMER DIEU SUR TOUTES CHOSES
CHAPITRE PREMIER
De la douleur du commandement que Dieu nous a fait de l’aimer sur toutes
choses.
L’homme est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection
de l’homme; l’amour, celle de l’esprit; et la charité, celle de
l’amour. C’est pourquoi l’amour de Dieu est la fin, la perfection et l’excellence
de l’univers. En cela, Théotime, consiste la grandeur et primauté
du commandement de l’amour divin que le Sauveur nomme le premier et le
très grand commandement (1). Ce commandement est comme un soleil
qui donne le lustre et la dignité à toutes les lois sacrées,
à toutes les ordonnances divines, et à toutes les saintes
Écritures. Tout est fait pour ce céleste amour, et tout se
rapporte à icelui. De l’arbre sacré de ce commandement dépendent
tous les conseils, exhortations, inspirations et tes autres commandements,
comme ses fleurs; et la vie éternelle, comme son fruit: et tout
ce qui ne tend
(1) Matth., XXII, 38.
point à l’amour éternel, tend à la mort éternelle.
Grand commandement duquel la parfaite pratique dure en la vie éternelle,
ains n’est autre chose que la vie éternelle.
Mais voyez, Théotime, combien cette loi d’amour est aimable.
Eh! Seigneur Dieu, ne suffisait-il pas qu’il vous plût de nous permettre
ce divin amour, comme Laban permit celui de Rachel à Jacob, sans
qu’il vous plût encore de nous y semondre (1) par exhortations, de
nous y pousser par vos commandements? Mais non, bonté divine; afin
que ni-votre grandeur, ni notre bassesse, ni prétexte quelconque
ne nous retardât de vous aimer, vous nous le commandez. Le pauvre
Appelles ne se pouvant garder d’aimer, n’osait toutefois aimer la belle
Compaspé, parce qu’elle appartenait au grand Alexandre. Mais quand
il eut congé de l’aimer, combien s’en estima-t-il obligé
à celui qui le lui permettait! Il ne savait s’il devait plus aimer
ou cette belle Compaspé qu’un si grand empereur lui avait quittée,
ou ce grand empereur qui lui avait quitté une si belle Compaspé.
O vrai Dieu! si nous le savions entendre, mon cher Théotime,
quelle obligation aurions-nous à ce souverain bien, gai non seulement
nous permet, mais nous commande de l’aimer ! Hélas, ô Dieu!
je ne sais pas si je dois plus aimer votre infinie beauté qu’une
si divine bonté m’ordonne d’aimer, ou votre divine bonté
qui m’ordonne d’aimer une si très infinie beauté. O beauté,
combien êtes-vous aimable, m’étant octroyée par une
si immense bonté! O bonté, que vous êtes aimable
(1) Semondre, exciter.
de me communiquer une si éminente beauté!
Dieu, au jour du jugement, imprimera ès esprits des damnés
l’appréhension de la perte
qu’ils feront, en une façon admirable; car la divine majesté
leur fera clairement voir la souveraine beauté de sa face et les
trésors de sa bonté; et, à la vue de cet abîme
infini de délices, la volonté, par un effort extrême,
se voudra lancer sur icelui, pour s’unir à lui et jouir de son amour;
mais ce sera pour néant (1), d’autant qu’elle sera comme une femme
qui, entre les douleurs de l’enfantement, après avoir enduré
des violentes tranchées, des convulsions cruelles et des détresses
insupportables, meurt enfin sans pouvoir enfanter; car à. mesure
que la claire et belle connaissance de la divine beauté aura pénétré
les entendements de ces esprits infortunés, la divine justice ôtera
tellement la force à la volonté, qu’elle ne pourra nullement
aimer cet objet que l’entendement lui proposera et représentera
être tant aimable; et cette vue, qui devrait engendrer un si grand
amour en la volonté, en lieu de cela, y fera naître une tristesse
infinie, laquelle sera rendue éternelle par la souvenance, qui demeurera
à jamais en ces âmes perdues, de la souveraine beauté
qu’elles auront vue, souvenance stérile de tout bien, ains fertile
de travaux (2), de peines, de tourments et de désespoirs immortels;
d’autant qu’en la volonté se trouvera tout en ensemble une impossibilité,
ains une effroyable et éterelle aversion et répugnance d’aimer
cette tant
(1) Pour néant, pour rien, en vain.
(2) Ains fertile de travaux, mais féconde en travaux.
désirable excellence ; si que les misérables damnés
demeureront à jamais en une rage désespérée
de savoir une perfection si souverainement aimable, sans en pouvoir jamais
avoir ni la jouissance ni l’amour; parce que, tandis qu’ils l’ont pu aimer,
ils ne l’ont pas voulu. Ils brûleront d’une soif d’autant plus violente,
que le souvenir de cette source des eaux de la vie éternelle aiguisera
leurs ardeurs; ils mourront immortellement, comme des chiens, d’une faim
(1) d’autant plus véhémente, que leur mémoire en affinera
(2) l’insatiable cruauté par le souvenir du festin duquel ils auront
été privés.
Car alors, frémissant de rage,
Le pervers tout sec deviendra:
Mais, quoi que brasse (3) en son courage
Le méchant, tout lui défaudra (4).
Certes, je ne voudrais pas assurer une cette vue de la beauté
de Dieu que les malheureux auront, comme en éloïse (5), et
à guise d’un éclair, doive être de même clarté
que celle des bienheureux mais elle sera pourtant si claire, qu’ils verrons
te Fils de l’homme en sa majesté, ils verront celui qu’ils ont percé
(6), et, par la vue de cette gloire, connaîtront la grandeur de leur
perte. Si Dieu avait défendu à l’homme de l’aimer, que de
regrets ès âmes généreuses! Que ne feraient-elles
(1) Ps., LVIII, 7.
(2) Affinera, aiguisera.
(3) Quoi que brasse... le méchant, quelque projet, quelque désir
que forme le méchant.
(4) Ps., III, 10.
(5) Éloïse, éloyse, éclair, clarté;
du latin elucere; en languedocien : liaus, lieus, eslious.
(8) Matth,, XXIV, 30. — Joan., XIX, 37.
pas pour en obtenir la permission! David entra au hasard d’un combat
extrêmement rude pour avoir la fille du roi. Et qu’est-ce que ne
fit pas Jacob pour pouvoir épouser Rachel, et le prince Sichem pour
avoir Dma en mariage? Les damnés s’estimeraient bienheureux, s’ils
pensaient de pouvoir quelquefois aimer Dieu; et les bienheureux s’estimeraient
damnés, s’ils croyaient de pouvoir être une fois privés
de cet amour sacré.
Eh! vrai Dieu! combien est désirable la suavité de ce
commandement, Théotime, puisque si la divine volonté le faisait
aux damnés, ils seraient en un moment délivrés de
leur plus grand malheur, et que les bienheureux ne sont bienheureux que
par la pratique d’icelui! O amour céleste, que vous êtes aimable
à nos âmes! et que bénie soit à jamais la bonté
laquelle nous commande avec tant de soin qu’on l’aime, quoique son amour
soit si désirable et nécessaire à notre bonheur, que
sans icelui nous ne puissions être que malheureux.
.
CHAPITRE II
Que ce divin commandement de l’amour tend au ciel mais est toutefois
donné aux fidèles de ce monde.
Si aucune loi n’est imposée au juste (1), parc. que, prévenant
la loi, et sans avoir besoin d’être sollicité par icelle,
il fait la volonté de Dieu par l’instinct de la charité qui
règne en son âme, combien devons-nous estimer les bienheureux
du paradis, libres et exempts de toute sorte de
(1) I Tim., I, 9.
commandements, puisque de la jouissance en laquelle ils sont de la
souveraine beauté et bonté du bien-aimé, coule et
procède une douce mais inévitable nécessité
en leurs esprits d’aimer éternellement la très sainte Divinité!
Nous aimerons Dieu au ciel, Théotime, non comme liés et obligés
par la loi, mais comme attirés et ravis par la joie que cet objet
si parfaitement aimable donnera à nos coeurs. Alors la force du
commandement cessera pour faire place à la force du contentement,
qui sera le fruit et le comble de l’observation du commandement. Nous sommes
donc destinés au contentement qui nous est promis en la vie immortelle
par ce commandement qui nous est fait en cette vie mortelle, en laquelle
nous sommes, à la vérité, obligés de l’observer
très étroitement, puisque c’est la loi fondamentale que le
roi Jésus a donnée aux citoyens de la Jérusalem militante
pour leur faire mériter la bourgeoisie (1) et la joie de la Jérusalem
triomphante.
Certes, là-haut au ciel nous aurons un coeur tout libre de passions,
une âme tout épurée de distractions, un esprit affranchi
de contradictions, et des forces exemptes de répugnances; et partant
nous y aimerons Dieu par une perpétuelle et non jamais interrompue
dilection, ainsi qu’il est dit de ces quatre animaux sacrés, qui,
représentant les évangélistes, sans cesser ni jour
ni nuit (2), louaient continuellement la Divinité. O Dieu! quelle
joie, quand établis en ces éternels tabernacles, nos esprits
seront en ce mouvement
(1) Bourgeoisie, droit de cité.
(2) Apoc., IV, 8.
perpétuel, emmi lequel ils auront le repos tant désiré
de leur éternelle dilection!
Heureux qui loge en ta maison,
Il te loue eu toute saison (1).
Mais il ne faut pas prétendre à cet amour si extrêmement
parfait en cette vie mortelle ; car nous n’avons pas encore ni le coeur,
ni l’âme, ni l’esprit, ni les forces des bienheureux. Il suffit que
nous aimions de tout le coeur et de toutes les forces que nous avons. Tandis
que nous sommes petits enfants, nous sommes sages comme petits enfants,
nous parlons en petits enfants, nous aimons comme petits enfants (2); mais
quand nous serons parfaits là-haut au. ciel, nous serons quittes
de notre enfance, et aimerons Dieu parfaitement. Et ne faut pas non plus,
Théotime, que pendant l’enfance de notre vie mortelle nous laissions
de faire ce qui est en nous selon qu’il nous est commandé, puisque
non seulement nous le pouvons, mais il est très aisé, tout
ce commandement étant de l’amour et de l’amour de Dieu, qui étant
souverainement bon, est souverainement, aimable.
.
CHAPITRE III
Comme tout le coeur étant employé en l’amour sacré,
ou peut néanmoins aimer Dieu différemment, et aimer encore
plusieurs autres choses aven Dieu.
Qui dit tout, ne forclôt (3) rien, et toutefois un homme ne laissera
pas d’être tout à Dieu, tout à son père, tout
à sa mère, tout au prince, tout à la république,
tout à ses enfants, tout à ses amis;
(1) Ps., LXXXIII, 5.
(2) I Cor., XIII, 11.
(3) Forclôt, n’exclut.
en sorte qu’étant tout à un chacun, il sera encore tout
à tous. Or, cela est ainsi d’autant que le devoir par lequel on
est tout aux uns, n’est pas contraire au devoir par lequel on est tout
aux autres.
L’homme se donne tout par l’amour, et se donne tout autant qu’il aime
: il est donc souverainement donné à Dieu, lorsqu’il aime
souverainement sa divine bonté. Et quand il s’est ainsi donné,
il ne doit rien aimer qui puisse ôter son coeur à Dieu. Or,
jamais aucun amour n’ôte nos coeurs à Dieu, sinon celui qui
lui est contraire.
Sara ne se fâche point de voir Ismaël autour du cher Isaac,
tandis qu’il ne se joue point à le heurter et piquer; et la divine
bonté ne s’offense point de voir en nous des autres amours auprès
du sien, tandis qu’ils conservent envers lui la révérence
et soumission qui lui est due.
Certes, Théotime, là-haut en paradis, Dieu se donnera
tout à nous, et non pas en partie, puisque c’est un tout qui n’a
point de partie; mais il se donnera pourtant diversement, et avec autant
de différences qu’il y aura de bienheureux; ce qui se fera ainsi
parce que se donnant tout à tous, et tout à un chacun, il
ne se donnera jamais totalement ni à pas un en particulier, ni à
tous en général. Or, nous nous donnerons à lui selon
la mesure qu’il se donnera à nous; car nous le verrons voirement
tous face à face (4), ainsi qu’il est en sa beauté, et l’aimerons
de coeur à coeur, ainsi qu’il est en sa bonté; mais tous
toutefois ne le verront pas avec une égale clarté, ni ne
l’aimeront pas avec une égale suavité; ains un chacun
(1) 1 Cor., XIII, 12.
le verra et l’aimera selon la particulière mesure de gloire
que la divine Providence lui a préparée. Nous aurons tous
également la plénitude de ce divin amour, mais les plénitudes
pourtant seront inégales en perfection. Le miel de Narbonne est
tout doux, si est bien (1) celui de Paris tous deux sont pleins de douceur,
mais l’un néanmoins est plein d’une meilleure, plus fine et plus
forte douceur; et bien que l’un et l’autre soit tout doux, ni l’un ni l’autre
n’est pas toutefois totalement doux. Je fais hommage au prince souverain,
et je le fais encore au subalterne; j’engage donc envers l’un et envers
l’autre toute ma fidélité, et toutefois je ne l’engage pas
totalement ni à l’un ni h l’autre; car en celle que je prête
au souverain, je n’exclus pas celle du subalterne, et en celle du subalterne
je ne comprends pas celle du souverain. Que si au ciel, où ces paroles
: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur (2), seront si excellemment
pratiquées, on aura des grandes différences en l’amour, ce
n’est pas merveille si en cette vie mortelle il y en a beaucoup.
Théotime, non seulement entre ceux qui aiment Dieu de tout leur
coeur il y en a qui l’aiment plus, et les autres moins; mais une même
personne se surpasse maintes fois soi-même en ce souverain exercice
de la dilection de Dieu sur tontes choses. Appelles faisait mieux une fois
qu’autre; il se surmontait aucune fois soi-même car bien qu’il mit
ordinairement tout son art et toute son attention à peindre Alexandre
le Grand, si est-ce qu’il ne l’y mettait pas toujours
(1) Si est bien, ainsi et bien, également.
(2) Deut., VI, 5.
totalement, ni si entièrement, qu’il ne lui restât des
autres efforts par lesquels il n’employait pas ni un plus grand artifice,
ni une plus grande affection; mais il l’employait plus vivement et parfaitement.
Il appliquait toujours tout son esprit à bien faire ces tableaux
d’Alexandre, parce qu’il l’appliquait sans réserve ; mais il l’appliquait
aucune fois plus fortement et plus heureusement. Qui ne sait crue l’on
profite en ce saint amours et que la fin des saints est comblée
d’un plus parfait amour que le commencement?
Or, selon la manière de parler des saintes Ecritures, faire
quelque chose de tout son coeur, ne veut dire autre chose, sinon la faire
de bon coeur sans réserve O Seigneur! disait David, je vous ai cherché
de tout mon coeur. J’ai crié de tout mon coeur: Seigneur, exaucez-moi
(1). Et la sacrée parole témoigne que vraiment il avait suivi
Dieu de tout son coeur; et nonobstant cela elle ne laisse pas de dire qu’Ezéchias
n’eut point son semblable parmi les rois de Juda, ni devant, ni après
lui; qu’il s’unit è Dieu, et ne se détourna pas de lui (2);
puis traitant de Josias, elle dit, qu’il n’y eut aucun roi devant lui qui
fut semblable, qui se retournât au Seigneur de tout son coeur, de
toute son âme et de toute sa force, selon toute la loi de Moise;
nul aussi après lui ne s’éleva de semblable (3). Voyez donc,
Théotime, je vous prie; voyez comme David, Ezéchias et Josias
aimèrent Dieu de tout leur coeur, et que néanmoins ils ne
l’aimèrent pas tous trois également, puisque aucun des trois
n’eut son
(1) Ps., CXVIII, 10, 145.
(2) IV Reg. XVIII, 5, 6.
(3) Ibid., XXIII, 25.
semblable en cet amour, ainsi que dit le sacré texte. Tous trois
l’aimèrent un chacun de tout son coeur, mais pas un d’entre eux,
ni tous trois ensemble, ne l’aimèrent totalement, ains chacun en
sa façon particulière : si que, comme tous trois furent semblables
en ce qu’ils donnèrent un chacun tout son coeur, aussi furent-ils
dissemblables tous trois en la manière de le donner; ains il n’y
a point de doute que David pris à part ne fût grandement dissemblable
à soi-même en cet amour, et qu’avec son second coeur que Dieu
créa net et pur en lui, et avec son esprit droit que Dieu renouvela
en ses entrailles (1) par la très sainte pénitence, il ne
chantât beaucoup plus mélodieusement le cantique de sa dilection,
qu’il n’avait jamais fait avec son coeur et son esprit premier.
Tous les vrais amants sont égaux, en ce que tous donnent tout
leur coeur à Dieu et de toute leur force; mais ils sont inégaux,
en ce qu’ils le donnent tous diversement et avec des différentes
façons, dont les uns donnent tout leur coeur, de toute leur force,
moins parfaitement que les autres. Qui le donne tout par le martyre, qui
tout par la virginité, qui tout par la pauvreté, qui tout
par l’action, qui tout par la contemplation, qui tout par l’exercice pastoral;
et tous le donnant tout par l’observance des commandements, les uns pourtant
le donnent avec moins de perfection que les autres.
Oui même Jacob, qui était appelé le Saint de Dieu
en Daniel, et que Dieu proteste d’avoir aimé, confesse lui-même
qu’il avait servi Laban de toutes
(1) Ps., L, 12.
ses forces (1). Et pourquoi avait-il servi Laban, sinon pour avoir
Rachel qu’il aimait de toutes ses forces? Il sert Laban de toutes ses forces,
il sert Dieu de toutes ses forces, il aime Rachel de toutes ses forces,
il aime Dieu de toutes ses forces, mais il n’aime pas pour cela Rachel
comme Dieu, ni Dieu comme Rachel. Il aime Dieu comme son Dieu, sur toutes
choses, et pins que soi-même; il aime Rachel comme sa femme, sur
toutes les autres femmes, et comme lui-même. Il aime Dieu de l’amour
absolument et souverainement suprême, et Rachel du suprême
amour nuptial. Et l’un des amours n’est point contraire à l’autre,
puisque celui de Rachel ne viole point les privilèges et avantages
souverains de celui de Dieu.
De sorte, Théotime, que le prix de l’amour que nous portons
à Dieu, dépend de l’éminence et excellence du motif
pour lequel et selon lequel nous l’aimons, en ce que nous l’aimons pour
sa souveraine infinie bonté, comme Dieu et selon qu’il est Dieu.
Or une goutte de cet amour vaut mieux, a plus de force, et mérite
plus d’estime que tous les autres amours qui jamais puissent être
ès coeurs des hommes et parmi les choeurs des anges : car tandis
que cet amour vit, il règne et tient le sceptre sur toutes affections,
faisant préférer Dieu en sa volonté à toutes
choses indifféremment, universellement, et sans réserve.
(1) Daniel, III, 35. — Rom., IX, 13. — Gen., XXXI, 6
.
CHAPITRE IV
De deux degrés de perfection avec lesquels ce commandement peut
être observé en cette vie mortelle.
Tandis que le grand roi Salomon, jouissant encore de l’esprit divin,
composait le sacré Cantique des cantiques, il avait, selon la permission
de ce temps-là, une grande variété de dames et damoiselles
dédiées à son amour en diverses conditions et sous
des différentes qualités. Car, premièrement, il y
en avait une qui était uniquement l’unique amie, toute parfaite,
toute rare, comme une singulière colombe avec laquelle les autres
n’entraient point en comparaison, et que pour cela il appela de son nom,
Sulamite (1). Secondement, il en avait soixante, qui, après celle-là,
tenaient le premier degré d’honneur et d’estime, et qui furent nommées
reines; outre lesquelles il y avait, en troisième lieu, encore quatre-vingts
dames qui n’étaient voirement pas reines, mais qui pourtant avaient
part au lit royal en qualité d’honorables et légitimes amies.
Et finalement il y avait des jeunes damoiselles sans nombre réservées
pour être mises en la place des précédentes à
mesure qu’elles viendraient à défaillir.
Or, sur l’idée de ce qui se passait en son palais, il décrivit
les diverses perfections des âmes qui à l’avenir devaient
adorer, aimer et servir le grand roi pacifique Jésus-Christ notre
Seigneur; entre lesquelles il y en a qui, étant nouvellement délivrées
de leurs péchés, et bien résolues d’aimer Dieu, sont
néanmoins encore novices,
(1) Sulamite, en hébreu, parfaite.
apprentisses (1), tendres et faibles; si qu’elles aiment voirement
la divine suavités mais avec mélange d’autant d’autres différentes
affections, que leur amour sacré étant encore comme en son
enfance, elles aiment avec notre Seigneur quantité de choses superflues,
vaincs et dangereuses. Et comme un phénix nouvellement éclos
de sa cendre, n’ayant encore que des petites plumes fluettes et des poils
follets, ne peut faire que des petits élans, par lesquels il doit
être dit sauter plutôt que voler; ainsi ces tendres jeunes
âmes nouvellement nées dans la cendre de leur pénitence,
ne peuvent encore pas prendre l’essor, et voler au plein air de l’amour
sacré, retenues dans une multitude de mauvaises inclinations et
habitudes dépravées que les péchés de la vie
passée leur ont laissées. Elles sont néanmoins vivantes,
animées et emplumées de l’amour et de l’amour vrai, autrement
elles n’eussent pas quitté le péché; mais amour néanmoins
encore faible et jeune, qui, environné d’une quantité d’autres
amours, ne peut pas produire tant de fruit comme il ferait s’il possédait
entièrement le coeur.
Tel fut l’entant prodigue, quand quittant l’infâme compagnie,
ou la garde des pourceaux entre lesquels il avait vécu, il vint
ès bras de son père, à demi nu et tout souillé
de~ ordures qu’il avait contractées parmi ces vilains animaux. Car
qu’est-ce quitter les pourceaux, Sinon se retirer des péchés?
Et qu’est-ce venir tout déchiré, drileux (2) et infecté,
sinon avoir encore l’affection
(1) Apprentisses, apprenties.
(2) Drilleux, en haillons; drilles signifie vieux chiffons.
embarrassée des habitudes et inclinations qui tendent au péché?
Mais cependant il avait la vie de l’âme, qui est l’amour; et comme
un phénix renaissant de sa cendre, il se trouva nouvellement ressuscité
: il était mort, dit son père, et il est revenu à
vie (1), il est ravivé. Or, ces âmes sont nommées jeunes
filles au Cantique, d’autant qu’ayant senti l’odeur du nom de l’époux,
qui ne respire que salut et pardon, elles l’aiment d’un amour vrai, mais
amour qui, comme elles, est en sa tendre jeunesse, d’autant que tout ainsi
que les jeunes fillettes aiment voirement bien leurs époux si elles
en ont, mais ne laissent pas d’aimer grandement les bagues et bagatelles,
leurs compagnes, avec lesquelles elles s’amusent éperdument à
jouer; danser et folâtrer, s’entretenant avec les petits oiseaux,
petits chiens, écurieux (2) et autres tels jouets, aussi ces âmes
,jeunes et novices aiment certes bien l’époux sacré, tuais
avec une multitude de distractions et divertissements volontaires: de sorte
que l’aimant par-dessus toutes choses, elles ne laissent pas de s’amuser
à plusieurs choses qu’elles n’aiment pas selon lui, aies outre lui,
hors de lui et sans lui. Certes comme les menus déréglements
en paroles, en gestes, eu habits, en passe-temps et folâtreries,
ne sont pas, à proprement parler, contre la volonté de Dieu;
aussi ne sont-ils pas selon icelle, ains hors d’icelle et sans icelle.
Mais il y a des âmes qui ayant déjà fait quelques
progrès en l’amour divin, ont retranché tout l’amour qu’elles
avaient aux choses dangereuses,
(1) Luc., XV, 32.
(2) Ecurieux, écureuils
et néanmoins ne laissent pas d’avoir des amours dangereux et
superflus, parce qu’elles affectionnent avec excès et par un amour
trop tendre et passionné ce que Dieu veut qu’elles aiment. Dieu
voulait qu’Adam aimât tendrement Ève, mais non pas aussi si
tendrement que, pour lui complaire, il violât l’ordre que sa divine
majesté lui avait donné. Il n’aima donc pas une chose superflue,
ni de soi-même dangereuse; mais il l’aima avec superfluité
et dangereusement. L’amour de nos parents, amis, bienfaiteurs, est de soi-même
selon Dieu, mais nous ne les pouvons aimer excessivement; comme aussi nos
vocations, pour spirituelles qu’elles soient, et nos exercices de piété
(que toutefois nous devons tant affectionner) peuvent être aimés
déréglément, lorsque l’on les préfère
à l’obéissance et au bien plus universel, ou que l’on les
affectionne en qualité de dernière fin, bien qu’ils ne soient
que des moyens et acheminements à notre filiale prétention,
qui est le divin amour. Et ces âmes qui n’aiment rien que ce que
Dieu veut qu’elles aiment, mais qui excèdent en la façon
d’aimer, aiment voirement la divine bonté sur toutes choses, mais
non pas en toutes choses : car les choses mêmes qu’il leur est non
seulement permis, mais ordonné d’aimer selon Dieu, elles ne les
aiment pas seulement selon Dieu, ains pour des causes et motifs qui ne
sont pas certes contre Dieu, mais bien hors de Dieu; de sorte qu’elles
ressemblent au phénix, qui ayant ses premières plumes, et
commençant à renforcer, se guinde (1) déjà
en plein air, mais n’a pourtant pas encore assez de forces pour demeurer
longuement au
(1) Se guinde, se porte en haut, s’élève, monte
vol, dont il descend souvent prendre terre pour s’y reposer. Tel fut
le pauvre jeune homme, qui ayant observé les commandements de Dieu
dès son bas âge (1), ne désirait pas les biens d’autrui,
mais il affectionnait trop tendrement ceux qu’il avait. C’est pourquoi
quand notre Seigneur lui conseilla de les donner aux pauvres (2), il devint
tout triste et mélancolique. Il n’aimait rien que ce qu’il lui était
loisible d’aimer; mais il l’aimait d’un amour superflu et trop serré.
Ces âmes donc, Théotime, aiment voirement trop ardemment et
avec superfluité, mais elles n’aiment point les superfluités,
aies seulement ce qu’il faut aimer. Et pour cela elles jouissent du lit
nuptial du Salomon céleste, c’est-à-dire, des unions, des
recueillements et des repos amoureux dont il a été parlé
aux livres V et VI; mais elles n’en jouissent pas en qualité d’épouses,
parce que la superfluité avec laquelle elles affectionnent les choses
bonnes, fait qu’elles n’entrent pas fort souvent en ces divines unions
de l’époux, étant occupées et diverties pour aimer
hors de lui et sans lui ce qu’elles ne doivent aimer qu’en lui et pour
lui
.
CHAPITRE V
De doux autres degrés de plus grande perfection avec lesquels
nous pouvons aimer Dieu sur toutes choses.
Or, il y a des autres âmes qui n’aiment ni les superfluités
ni avec superfluité, ains aiment seulement ce que Dieu veut, et
comme Dieu veut. Âmes heureuses, puisqu’elles aiment Dieu, et leurs
amis an Dieu, et leurs ennemis pour Dieu. Elles aiment
(1) Matth., XIX, 20
(2) Ibid.,21, 22.
plusieurs choses avec Dieu, mais pas une sinon en Dieu et pour Dieu;
c’est Dieu qu’elles aiment, non seulement sur toutes choses, mais en toutes
choses, et toutes choses en Dieu; semblables au phénix parfaitement
rajeuni et revigoré, que l’on ne voit jamais qu’en l’air ou sur
les coupeaux (1) des monts qui sont en l’air. Car ainsi ces âmes
n’aiment rien, si ce n’est en Dieu, quoique toutefois elles aiment plusieurs
choses avec Dieu et Dieu avec plusieurs choses. Saint Luc récite
que notre Seigneur invita à sa suite un jeune homme qui l’aimait
voirement bien fort, mais il aimait encore grandement son père,
et pour cela voulait retourner à lui (2); et notre Seigneur lui
retranche cette superfluité d’amour, et l’excite à un amour
plus pur, afin que non seulement il aime notre Seigneur plus que son père,
mais qu’il n’aime son père qu’en notre Seigneur. Laisse aux morts
le soin d’ensevelir leurs morts; mais quant à toi (qui as trouvé
la vie) va et annonce le royaume de Dieu (3). Et ces âmes, comme
vous voyez, Théotime, ayant une si grande union avec l’époux,
elles méritent bien de participer à son rang, et d’être
reines comme il est roi, puisqu’elles lui sont toutes dédiées
sans division ni séparation quelconque, n’aimant rien hors de lui
et sans lui, aies seulement en lui et pour lui.
Mais enfin au-dessus de toutes ces âmes il y en a une très
uniquement unique, qui est la reine des reines, la plus aimante, la plus
aimable et la plus aimée de toutes les amies du divin époux,
(1) Coupeaux, sommets.
(2) Luc., IX, 59.
(3) Ibid., 60.
qui non seulement aime Dieu sur toutes choses et en toutes choses,
mais n’aime que Dieu en toutes choses; de sorte qu’elle n’aime pas plusieurs
choses, ains une seule chose, qui est Dieu. Et parce que c’est Dieu seul
qu’elle aime en tout ce qu’elle aime, elle l’aime également partout,
selon que le bon plaisir d’icelui le requiert, hors de toutes choses et
sans toutes choses. Si ce n’est qu’Esther qu’Assuérus aime, pourquoi
l’aimera-t-il plus lorsqu’elle est parfumée et parée, que
lorsqu’elle est en son habit ordinaire? Si ce n’est que mon Sauveur que
j’aime, pourquoi n’aimerai-je pas autant la montagne de Calvaire que celle
de Thabor, puisqu’il est aussi véritablement en l’une qu’en l’autre?
Et pourquoi ne dirai-je pas aussi cordialement en l’une comme en l’autre
: Il est bon d’être ici (1) ? J’aime le Sauveur en Egypte (2), sans
aimer l’Égypte; pourquoi ne l’aimerai-je pas au festin de Simon
le lépreux (3), sans aimer le festin? Et si je l’aime entre les
blasphèmes (4) qu’on répand sur lui, sans aimer les blasphèmes,
pourquoi ne l’aimerai-je pas parfumé de l’onguent (5) précieux
de Magdeleine, sans aimer ni l’onguent ni la senteur? C’est le vrai signe
que nous n’aimons que Dieu en.toutes choses, quand nous l’aimons également
en toutes choses, puisque, étant toujours égal à soi-même,
l’inégalité de notre amour envers lui ne peut avoir origine
que de la considération de quelque chose qui n’est pas lui.
(1) Matth., XVII, 4.
(2) Matth., II, 15.
(3) Matth., XXVI, 6.
(4) Matth., XXVII, 39.
(5) Matth., XXVI, 7.
Or, cette sacrée amante n’aime non plus son roi avec tout l’univers,
que s’il était tout seul sans univers; parce que tout ce qui est
hors de Dieu, et n’est pas Dieu, ne lui est rien. Ame toute pure, qui n’aime
pas même le paradis, sinon parce que l’époux y est aimé,
mais l’époux si souverainement aimé en son paradis, que s’il
n’y avait point de paradis à donner, il n’en serait ni moins aimable,
ni moins aimé par cette courageuse amante, qui ne sait pas aimer
le paradis de son époux, aies seulement son époux de paradis,
et qui ne prise pas moins le Calvaire, tandis que son époux y est
crucifié, que le ciel où il est glorifié. Celui qui
pèse une des petites boulettes du coeur de sainte Claire de Montefalco
y trouve autant de poids comme il en trouve les pesant toutes trois ensemble
(1). Ainsi le grand amour trouve Dieu autant aimable lui seul que toutes
les créatures avec lui ensemble, d’autant qu’il n’aime toutes les
créatures qu’en Dieu et pour Dieu.
De ces âmes si parfaites, il y en a si peu, que chacune d’icelles
est appelée unique de sa mère (2), qui est la Providence
divine. Elle est dite unique colombe (3), qui pourtant n’aime que son colombeau.
Elle est nommée parfaite (4), parce qu’elle
(1) Sainte Claire de Montefalcone. Il est rapporté dans la Vie
de cette sainte religieuse qu’après sa mort, en 1308, ses soeurs
ayant ouvert son corps, trouvèrent dans son coeur l’image de Jésus-Christ
en croix, et dans le fiel trois petites boules, égales de poids
entre elles, chacune cependant pesant autant que les autres ce qui fut
considéré comme une image de la Trinité.
(2) Cant., VI, 8.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
est rendue par amour une même chose avec la souveraine perfection,
dont elle peut dire avec une très humble vérité :
Je ne suis que pour mon bien-aimé, et il est tout tourné
devers moi (1).
Or, il n’y a que la très sainte Vierge notre Dame qui soit parfaitement
parvenue à ce degré d’excellence en l’amour de son cher bien-aimé
: car elle est une colombe si uniquement unique en dilection, que toutes
les autres étant mises auprès d’elle en parangon (2), méritent
plutôt le nom de corneilles que de colombes. Mais laissant cette
nonpareille reine en son incomparable éminence, ou a certes vu des
âmes qui se sont tellement trouvées en l’état de ce
pur amour, qu’en comparaison des autres, elles pouvaient tenir rang de
reines, de colombes uniques, et de parfaites amies de l’époux. Car,
je vous prie, Théotime, que devait être celui qui de tout
son coeur chantait à Dieu:
Dans le ciel, sinon toi, qui me peut être cher,
Et que veux-je ici bas, sinon toi , rechercher (3) ?
Et celui qui s’écriait : J’ai estimé toutes choses boue
et fange, afin de m’acquérir Jésus-Christ (4), ne témoigna-t-il
pas qu’il n’aimait rien hors de son maître, et qu’il aimait son maître
hors de toutes choses? Et quel pouvait être le sentiment de ce grand
amant qui soupirait toute la nuit : Mon Dieu est pour moi toutes choses?
Tels furent saint Augustin, saint Bernard, les deux saintes Catherine de
Sienne et de Gênes et plusieurs
(1) Cant., VII, 10.
(2) Parangon, parallèle, comparaison.
(3) Ps.7 LXXII. 25.
(4) Philipp., III, 8.
autres, à l’imitation desquels un chacun peut aspirer à
ce divin degré d’amour. Ames rares et singulières qui n’ont
plus aucune ressemblance avec les oiseaux de ce monde, non pas môme
avec le phénix qui est si uniquement rare, ains sont seulement représentées
par cet oiseau que, pour son excellente beauté et noblesse, on dit
n’être pas de ce monde, ains du paradis dont ii porte le nom. Car
ce bel oiseau, dédaignant la terre, ne la touche jamais, vivant
toujours en l’air, de sorte que lors même qu’il veut se délasser,
il ne s’attache aux arbres que par de petits filets, auxquels il demeure
suspendu en l’air, bars duquel et sans lequel il ne peut ni voler ni reposer
(1). Et de même ces grandes âmes n’aiment pas, à proprement
parler, les créatures en elles-mêmes, ains en leur créateur
et leur créateur en icelles. Que si elles s’attachent par la loi
de la charité à quelque créature, ce n’est que pour
se reposer en Dieu, unique et finale prétention de leur amour. Si
que trouvant Dieu ès créatures, et les créatures en
Dieu, elles aiment Dieu, et non les créatures, comme ceux qui pêchent
aux perles, trouvant les perles dans les huîtres, n’estiment toutefois
leur pêche que pour les seules perles.
Au demeurant, il n’y eut, comme je pense, jamais créature mortelle
qui aimât l’époux céleste de ce seul amour si parfaitement
pur, sinon la Vierge, qui fut son épouse et mère tout ensemble.
Ains au contraire, quant à la pratique de ces
(1) Oiseau de paradis, oiseau remarquable par son plumage, dont les
premiers apportés d’Océanie en Europe donnèrent lieu
à ces fables que l’auteur prend ici comme terme de comparaison.
quatre différences d’amour, on ne saurait guère vivre
qu’on ne passe de l’un à l’autre. Les âmes qui, comme jeunes
filles, sont encore embarrassées de plusieurs affections vaines
et dangereuses, ne laissent pas d’avoir quelquefois des sentiments de l’amour
plus pur et plus suprême; mais parce que ce ne sont que des étoiles
et éclairs passagers, ou ne peut pas dire que ces âmes soient
pour cela hors de l’état des jeunes filles novices et apprentisses.
Et de même il arrive quelquefois aux âmes qui sont au rang
des uniques et parfaites amantes, qu’elles se démettent et relâchent
bien fort, voire même jusqu’à commettre de grandes imperfections
et des fâcheux péchés véniels, comme on voit
en plusieurs dissensions assez aigres survenues entre des grands serviteurs
de Dieu, Oui même entre quelques-uns des divins apôtres, que
l’on ne peut nier être tombés en quelques imperfections par
lesquelles la charité n’était pas certes violée, mais
oui bien toutefois la ferveur d’icelle. Or, d’autant néanmoins que
ces grandes âmes aimaient pour l’ordinaire Dieu de l’amour parfaitement
pur, on ne doit laisser de dire qu’elles ont été en l’état
de la parfaite dilection. Car comme nous voyons que les bons arbres ne
produisent jamais aucun fruit vénéneux., mais oui bien du
fruit vert ou véreux et taré du gui et de la mousse ; ainsi
les grands saints ne produisent jamais aucun péché mortel,
mais osai bien des actions inutiles, mal mûres, âpres, rudes
et mal assaisonnées: et lors il faut confesser que ces arbres sont
fructueux, autrement ils ne seraient pas bons; mais il ne faut pas nier
non plus que quelques-uns de leurs fruits ne soient infructueux : car qui
niera que les chatons (1) et le gui des arbres ne soient un fruit infructueux?
et qui niera que les menues colères, et les petits excès
de joie, de risée, de vanité et autres telles passions, ne
soient des mouvements inutiles et illégitimes? Et toutefois le juste
en produit sept rois (2), c’est-à-dire, bien souvent.
.
CHAPITRE VI
Que l’amour de Dieu sur toutes choses est commun à tous les
amants.
Ayant tant de divers degrés d’amour entre les vrais amants,
il n’y a néanmoins qu’un seul commandement d’amour qui oblige généralement
et également un chacun d’une toute pareille et totalement égale
obligation, quoiqu’il soit observé différemment et avec une
infinie variété de perfections, n’y ayant peut-être
point d’âmes en terre, non plus que d’anges au ciel, qui aient entre
elles une parfaite égalité de dilection; puisque, comme une
étoile est différente d’avec l’autre étoile en clarté
(3), ainsi en sera-t-il parmi les bienheureux ressuscités, où
chacun chante un cantique de gloire, et reçoit un nom que nul ne
sait, sinon celui qui le reçoit (4). Mais quel est donc le degré
d’amour auquel le divin commandement nous oblige tous également,
universellement et toujours?
Ç’a été un trait de la providence du Saint-Esprit,
(1) Chatons et gui, plantes parasites qui croissent sur certains arbres.
(2) Prov., XXIV, 16.
(3) 1 Cor., XV, 41.
(4) Apoc., II, 17.
qu’en notre version ordinaire que sa divine majesté n canonisée
et sanctifiée par le concile de Trente, le céleste commandement
d’aimer est exprimé par le mot de dilection plutôt quo par
celui d’aimer. Car bien que la dilection soit un amour, si est-ce qu’elle
n’est pas un simple amour, ains un amour accompagné de choix et
de dilection, ainsi que la parole même le porte, comme remarque le
très glorieux saint Thomas. Car ce commandement nous enjoint un
amour élu entre mille, comme le bien-aimé de cet amour est
exquis entre mille (1), ainsi que la bien-aimée Sulamite l’a remarqué
au Cantique. C’est l’amour qui doit prévaloir sur tous nos amours,
et régner sur toutes nos passions. Et c’est ce que Dieu requiert
de nous, qu’entre tous nos amours le sien soit plus cordial, dominant sur
tout notre coeur; le plus affectionné, occupant toute notre âme;
le plus général, employant toutes nos puissances; le plus
relevé, remplissant tout notre esprit; et le plus ferme, exerçant
toute notre force et vigueur. Et parce que par icelui nous choisissons
et élisons Dieu pour le souverain objet de notre esprit, c’est in
amour de souveraine élection ou une élection le souverain
amour.
Vous savez, Théotime, qu’il y a plusieurs espèces d’amours
: comme, par exemple, il y a un amour paternel, filial, fraternel, nuptial,
de société, d’obligation, de dépendance, et cent autres,
qui tous sont différents en excellence, et tellement proportionnés
à leurs objets, qu’on ne peut bonnement les adresser ou approprier
aux antres. Qui aimerait son père d’un amour seulement
(1) Cant. cant., V, 10.
fraternel, certes il ne l’aimerait pas assez : qui aimerait sa femme
seulement comme son père, il ne l’aimerait pas convenablement :qui
aimerait son laquais d’un amour filial, il commettrait une impertinence.
L’amour est comme l’honneur: tout ainsi que les honneurs se diversifient
selon la variété des excellences pour lesquelles on honore,
aussi les amours sont différents selon la diversité des bontés
pour lesquelles on aime. Le souverain honneur appartient à la souveraine
excellence, et le souverain amour à la souveraine bonté.
L’amour de Dieu est l’amour sans pair, parce que la bonté de Dieu
est la bonté nonpareille. Écoute, Israël:
ton Dieu est seul Seigneur, et. partant tu l’aimeras de tout ton coeur,
de toute ton âme, de tout ton entendement et de toute ta force (1).
Parce que Dieu est seul Seigneur, et que sa bonté. est infiniment
éminente au-dessus de toute bonté, il le faut aimer d’un
amour relevé, excellent et puissant au-dessus de toute comparaison.
C’est cette suprême dilection qui mot Dieu en telle estime dedans
nos âmes, et fait que nous prisons si hautement le bien de lui être
agréables, que nous, le préférons et affectionnons
sur toutes choses. Or, ne voyez-vous pas, Théotime, que quiconque
aime Dieu de cette serte, il a toute son âme et toute sa force dédiée
àDieu, puisque toujours et à jamais en toutes occurrences
il préférera la bonne grâce de Dieu à toutes
choses, et sera toujours prêt à quitter tout l’univers pour
conserver l’amour qu’il doit à la divine bonté? Et c’est
en somme l’amour d’excellence, ou l’excellence de l’amour qui est commandé
à tous les mortels en général et à chacun
(1) Deut., VI, 4,
d’iceux en particulier dès lors qu’ils ont le franc usage de
la raison: amour suffisant pour un chacun, et nécessaire à
tous pour être sauvés.
.
CHAPITRE VII
Eclaircissement du chapitre précédent.
On ne connaît pas toujours clairement ni jamais tout à
fait certainement, au moins d’une certitude de foi, si on a le vrai amour
de Dieu requis pour être sauvé; mais on ne laisse pas pourtant
d’en avoir plusieurs marques, entre lesquelles la plus assurée et
presque infaillible parait quand quelque grand amour des créatures
s’oppose aux desseins de l’amour de Dieu. Car alors si l’amour divin est
en l’âme, il fait paraître là grandeur du crédit
et du l’autorité qu’il n sur la volonté, montrant par effet
que non seulement il n’a point de maître, mais que même il
n’a point de compagnon; réprimant et renversant tout ce qui le contrarie,
et se faisant obéir en ses intentions. Quand la malheureuse troupe
dès esprits diaboliques, s’étant révoltée contre
son créateur, voulut attirer à sa faction la sainte compagnie
des esprits bienheureux, le glorieux saint Michel, animant ses compagnons
à la fidélité qu’ils devaient à leur Dieu,
criait à haute voix (mais d’une façon angélique) parmi
la céleste Jérusalem:
Qui est comme Dieu? Et par ce mot il renversa le félon Lucifer
avec sa suite, qui se voulait éga1er à la divine majesté;
et de! là, comme on dit; le nom fut imposé à saint
Michel, puisque Miche! ne veut dire autre chose sinon, Qui est comme Dieu?
Et lorsque les amours des choses créées veulent tirer nos
esprits à leur parti pour nous rendre désobéissants
à la divine majesté, si le grand amour divin se trouve en
l’âme, il fait tête (1), comme un autre saint Michel, et assure
les puissances et forces de l’âme au service de Dieu par ce mot de
fermeté Qui est comme Dieu? Quelle bonté y a-t-il ès
créatures qui doive attirer le coeur humain à se rebeller
contre la souveraine bonté de sou Dieu?
Lorsque le saint et brave gentilhomme Joseph connut que l’amour de
sa maîtresse tendait à la ruine de celui qu’il devait à
son maître: Ah ! dit-il, Dieu m’en garde de violer le respect que
je dois à mon maître, qui se confie tant en moi ! Comment
donc pourrai-je perpétrer ce crime, et pécher contre mon
Dieu (2)? Tenez, Théotime, voilà trois amours dans le coeur
de l’aimable Joseph car il aime sa dame, son maître et son Dieu;
mais lorsque celui de sa darne s’oppose à celui de son maître,
il le quitte tout court et s’enfuit, comme s’il eût aussi quitté
celui de son maître, s’il eût été contraire à
celui de son Dieu. Entre tous les amours, celui de Dieu doit être
tellement préféré, qu’on soit disposé à
les quitter tous pour celui-ci seul.
Sara donna sa servante Agar à son mari Abraham, selon l’usage
légitime de ce temps-là; mais Agar étant devenue mère,
méprisa grandement sa dame Sara (3). Jusqu’à cela on n’est
presque su discerner quel était le plus grand amour en Abraham,
ou celui qu’il portait à Sara, ou celui qu’il
(1) Il fait tête, il résiste en face.
(2) Gen., XXXIX, 8, 9.
(3) Gen., XVI, 4.
avait pour Agar; car il en usait avec Agar comme avec Sara, et de plus
Agar avait l’avantage de la fertilité. Mais quand ce vint à
mettre ces deux amours en comparaison, le bon Abraham fit bien voir lequel
était le plus fort; car Sara ne lui eut pas plus tôt remontré
que Agar la méprisait, qu’il lui répondit : Agar ta chambriére
est en ta puissance, fais-en comme tu voudras (1). Si que Sara affligea
dès lors tellement cette pauvre Agar, qu’elle fut contrainte de
se retirer. La divine dilection veut bien que nous ayons des autres amours,
et souvent on ne saurait discerner que! est le principal amour de notre
coeur; car ce coeur humain tire maintes fois très affectionnément
dans le lit de sa complaisance l’amour des créatures; ains il arrive
souvent qu’il multiplie beaucoup plus les actes de son affection envers
la créature, que ceux de la dilection envers son Créateur.
Et la sacrée dilection toutefois ne laisse pas d’exceller au-dessus
de tous les autres amours, ainsi que les événements font
voir quand la créature s’oppose au Créateur; car alors nous
prenons le parti de la dilection sacrée, et lui soumettons toutes
nos autres affections.
Il y a souvent différence ès choses sacrées entre
la grandeur et la bonté. Une des perles de Cléopâtre
valait mieux que le plus haut de nos rochers mais celui-ci est bien plus
grand, l’un a plus de grandeur, l’autre plus de valeur. On demande quelle
est la plus excellente gloire d’un prince, ou celle qu’il acquiert en la
guerre parles armes, ou celle qu’il mérite en la paix par la justice;
et il me semble que la gloire militaire est plus grande,
(1) Gen., XVI, 6
et l’autre est meilleure; ainsi qu’entre les instruments, les tambours
et trompettes font plus de bruit, mais les luths et les épinettes
(1) font plus de mélodie: le son des uns est plus fort, et l’autre
plus suave et spirituel. Une once de baume ne répandra pas tant
d’odeur qu’une livre d’huile d’aspic (2), mais la senteur du baume sent
toujours meilleure et plus aimable.
Il est vrai, Théotime, vous verrez une mère tellement
embesognée de son enfant, qu’il semble qu’elle n’ait aucun autre
amour que celui-là; elle n’a plus d’yeux que pour le voir, plus
de bouche que pour le baiser, plus de poitrine que pour l’allaiter, ni
plus de soin que pour l’élever, et semble que le mari ne lui soit
plus rien au prix du cet enfant. Mais s’il fallait venir au choix de perdre
l’un ou l’autre, on verrait bien qu’elle estime plus le mari, et que si
bien l’amour de l’enfant était le plus tendre, le plus pressant,
le plus passionné, l’autre néanmoins était le plus
excellent, le plus fort et le meilleur. Ainsi quand un coeur aime Dieu
en considération de son infinie bonté, pour peu qu’il ait
de cette excellente dilection, il préférera la volonté
de Dieu à toutes choses, et, en toutes les occasions qui se présenteront,
il quittera tout pour se conserver en la grâce de la souveraine bonté,
sans que chose quelconque l’en puisse séparer; de sorte qu’encore
(1) Luths et épinettes. — Luth, instrument du genre de la guitare,
avec un plus grand nombre de cordes; épinette, instrument à
clavier, dont les cordes étaient mises en vibration par un bec de
plume. Le clavecin et puis le piano l’ont remplacé.
(2) Aspic, espèce de lavande, dont on fait une huile par distillation.
que ce divin amour ne presse ni n’attendrisse toujours pas tant le
cœur comme les autres amours, si est-ce qu’ès occurrences il fait
des actions si relevées et si excellentes, qu’une seule vaut mieux
que dix millions d’autres. Les lapines ont une fertilité incomparable,
les éléphantes ne font jamais qu’un éléphanteau;
mais ce seul éléphanteau vaut mieux que tous les lapins du
monde. Les amours que l’on a pour les créatures foisonnent bien
souvent en multitude de productions; mais quand l’amour sacré fait
son oeuvre, il Je fait si éminent qu’il surpasse tout; car il fait
préférer Dieu à toutes choses sans réserve.
.
CHAPITRE VIII
Histoire mémorable pour faire bien concevoir en quoi gît
la force et excellence de l’amour sacré.
O mon cher Théotime, que la force de cet amour de Dieu sur toutes
choses doit donc avoir une grande étendue ! Il doit surpasser toutes
les affections, vaincre toutes les difficultés et préférer
l’honneur de la bienveillance de Dieu à toutes choses ; mais je
dis à toutes choses absolument, sans exception ni réserve
quelconque, et dis ainsi avec un grand soin, parce qu’il se trouve des
personnes qui quitteraient courageusement les biens, l‘honneur et la vie
propre pour notre Seigneur, lesquelles néanmoins ne quitteraient
pas pour lui quelque autre chose de beaucoup moindre considération.
Du temps des empereurs Valérianus et Gallus, il y avait à
Antioche un prêtre nommé Saprice, et un homme séculier
nommé Nicéphore, lesquels, à raison de l’extrême
et longue amitié qu’ils avaient eue ensemble, étaient estimés
frères; et néanmoins il advint qu’enfin, pour je ne sais
quel sujet, cette amitié défaillit, et, selon la coutume,
elle fut suivie d’une haine encore plus ardente, laquelle régna
quelque temps entre eux, jusqu’à ce que Nicéphore, reconnaissant
sa faute, fit trois divers essais de se réconcilier avec Saprice,
auquel, tantôt par les uns, tantôt par les autres de leurs
amis communs, il faisait porter de sa part toutes les paroles de satisfaction
et de soumission qu’on pouvait désirer. Mais Saprice, impliable
à ses semonces (1), refusa toujours la réconciliation avec
autant de fierté, comme Nicéphore la demandait avec beaucoup
d’humilité; de manière qu’enfin le pauvre Nicéphore,
estimant que si Saprice le voyait prosterné devant lui et requérant
le pardon, il en serait plus vivement touché, il le va trouver chez
lui, et se jetant courageusement à ses pieds: Mon père, lui
dit-il, eh! pardonnez-moi, je vous supplie, pour l’amour de notre Seigneur.
Mais cette humilité fut méprisée et rejetée
comme les précédentes.
Cependant voilà une âpre persécution qui s’élève
contre les chrétiens, en laquelle Saprice, entr’autres, étant
appréhendé, fit merveilles à souffrir mille et mille
tourments pour la confession de la foi, et spécialement lorsqu’il
fut roulé et agité très rudement dans un instrument
fait exprès à guise de la vis d’un pressoir, sans que jamais
il perdit sa constance, dont le gouverneur d’Antioche étant extrêmement
irrité, il le
(1) Impliable à ses semonces, ne se pliant pas, ne se rendant
pas à ses exhortations.
condamna à la mort; ensuite de quoi il fut tiré hors
de la prison en public, pour être mené au lieu où il
devait recevoir la glorieuse couronne du martyre. Ce que Nicéphore
n’eut pas plus tôt aperçu, que soudain il accourut, et ayant
rencontré son Saprice, se prosternant en terre : Hélas! criait-il
à haute voix, ô martyr de Jésus-Christ, pardonnez-moi,
car je vous ai offensé. De quoi Saprice ne tenant compte, le pauvre
Nicéphore gagna vitement le devant par une autre rue, vint derechef
en même humilité, le conjurant de lui pardonner, en ces termes:
O martyr de Jésus-Christ, pardonnez l’offense que je vous ai faite
comme homme que je suie, sujet à faillir; car voilà que désormais
une couronne vous est donnée par notre Seigneur que vous n’avez
point renié, ains avez confessé son saint nom devant plusieurs
témoins. Mais Saprice, continuant en sa fierté, ne lui répondit
pas un seul mot; ains les bourreaux seulement, admirant la persévérance
de Nicéphore: Oncques, lui dirent-ils, nous ne vîmes un si
grand fou; cet homme va mourir tout maintenant, qu’as-tu besoin de son
pardon? A quoi répondant Nicéphore: Vous ne savez pas, dit-il,
ce que je demande au confesseur de Jésus-Christ, mais Dieu le sait.
Or tandis Saprice arriva au lieu du supplice, où Nicéphore
derechef s’étant jeté en terre devant lui : Je vous supplie,
disait-il, ô martyr de Jésus-Christ, de me vouloir pardonner;
car il est écrit: Demandez, et il vous sera octroyé (1) ;
paroles lesquelles ne surent oncques fléchir le coeur félon
et rebelle du misérable Saprice, qui, refusant
(1) Matth., VII, 7
obstinément de faire miséricorde à son prochain,
fut aussi, par le juste jugement de Dieu, privé de la très
glorieuse palme du martyre; car les bourreaux lui commandant de se mettre
à genoux, afin de lui trancher la tête, il commença
à perdre courage, et de capituler avec eux, jusques à leur
faire en fin finale cette déplorable et honteuse soumission
Eh ! de grâce, ne nie coupez pas la tête, je m’en vais
faire ce que les empereurs ordonnent, et sacrifier aux idoles. Ce que oyant
le pauvre Nicéphore, la larme à l’oeil, il se print à
crier : Ah! mon cher frère, ne veuillez pas, je vous prie, ne veuillez
pas transgresser la loi et renier Jésus-Christ; ne le quittez pas,
je vous supplie, et ne perdez pas la céleste couronne que vous avez
acquise par tant de travaux et. de tourments. Mais hélas! ce lamentable
prêtre, venant à l’autel du martyre, pour y consacrer sa vie
à Dieu éternel, ne s’était pas souvenu de ce que le
prince des martyrs avait dit : Si tu apportes ton offrande à l’autel,
et tu te ressouviens, y étant, que ton frère a quelque chose
contre toi, laisse là ton offrande, et va premièrement te
réconcilier à ton frère, et alors revenant tu présenteras
ton oblation (1). C’est pourquoi Dieu repoussa son présent, et retira
sa miséricorde de lui, permit que non seulement il perdit le souverain
bonheur du martyre, mais qu’encore il se précipitât au malheur
de l’idolâtrie; tandis que l’humble et doux Nicéphore, voyant
cette couronne du martyre vacante par l’apostasie de l’endurci Saprice,
touché d’une excellente et extraordinaire inspiration, se pousse
hardiment pour l’obtenir, disant aux archers et bourreaux
(1) Matth., V, 23, 24.
Je suis, mes amis, je suis en vérité chrétien,
et crois en Jésus-Christ, que celui-ci a renié; mettez-moi
donc, je vous prie, en sa place, et tranchez-moi la tête. De quoi
les archers s’étonnant infiniment, ils en portèrent la nouvelle
au gouverneur, qui ordonna que Saprice fût mis en liberté,
et que Nicéphore fût supplicié, et cela advint le 9
février environ l’an 260 de notre salut, ainsi que récitent
(1) Métaphraste et Surins. Histoire effroyable et digne d’être
grandement pesée pour le sujet dont nous parlons; car avez-vous
vu, mon cher Théotime, ce courageux Saprice, comme il était
hardi et ardent à maintenir la foi, comme il souffre mille tourments,
comme il est immobile et ferme en la confession du nom du Sauveur, tandis
qu’on le roule et fracasse dans cet instrument fait à mode de vis,
et comme il est tout prêt à recevoir le coup de la mort pour
accomplir le point le plus éminent de la foi divine, préférant
l’honneur de Dieu à sa propre vie! Et néanmoins parce que
d’ailleurs il préféra à la volonté divine la
satisfaction que son cruel courage prend en la haine de Nicéphore,
il demeure court en sa course; et lorsqu’il est sur le point d’acconsuivre
(2) et gagner le prix de la gloire par Je martyre, il s’abat malheureusement,
et se rompt le col, donnant de la tête dans l’idolâtrie.
Il est donc vrai, mon Théotime, quece ne nous est pas assez
d’aimer Dieu plus que notre propre vie, si nous ne l’aimons généralement,
absolument, et sans exception quelconque, plus que tout ce que nous affectionnons
ou pouvons affectionner.
(1) Récitent, racontent.
(2) Acconsuivre, atteindre
Mais, ce me direz-vous, notre Seigneur a-t-il pas assigné l’extrémité
de l’amour qu’on peut avoir pour lui, quand il dit que plus grande charité
ne peut-on avoir que d’exposer sa vie pour ses amis (1)? Il est certes
vrai, Théotime, qu’entre les particuliers actes et témoignages
de l’amour divin, il n’y en a point de si grand que de subir la mort pour
la gloire de Dieu. Néanmoins il est vrai aussi que ce n’est qu’un
seul acte et un seul témoignage qui est voirement le chef-d’oeuvre
de la charité, mais outre lequel il y en a aussi plusieurs autres
que la charité requiert de nous, et les requiert d’autant plus ardemment
et fortement, que ce sont des actes plus aisés, plus communs et
ordinaires à tous les amants, et plus généralement
nécessaires à la conservation de l’amour sacré. O
misérable Saprice ! oseriez-vous bien dire que vous aimiez Dieu
comme il faut aimer Dieu, puisque vous ne préfériez pas sa
volonté à la passion de la haine et rancune que vous aviez
contre le pauvre Nicéphore? Vouloir mourir pour Dieu, c’est le plus
grand, mais non pas certes le seul acte de la dilection que nous devons
à Dieu; et vouloir ce seul acte, en rejetant les autres, ce n’est
pas charité, c’est vanité. La charité n’est point
bizarre, et toutefois elle le serait extrêmement, si voulant plaire
au bien-aimé ès choses d’extrême difficulté,
elle permettait qu’on lui déplût ès choses plus faciles.
Comme peut vouloir mourir pour Dieu celui qui ne veut pas vivre selon Dieu?
Un esprit bien réglé ayant volonté de subir la
mort pour un ami, subirait sans doute toute autre
(1) Joan., XV, 13.
chose, puisque celui-là doit avoir tout méprisé,
qui auparavant e méprisé la mort. Mais l’esprit humain est
faible, inconstant et bizarre ; c’est pourquoi quelquefois les hommes choisissent
plutôt de mourir que de subir d’autres peines beaucoup plus légères,
et donnent volontiers leur vie pour des satisfactions extrêmement
niaises, puériles et vaines. Agrippine ayant appris que l’enfant
qu’elle portait serait voirement (1) empereur, mais qu’il la ferait par
après mourir : qu’il me tue, dit-elle, pourvu qu’il règne.
Voyez, je vous prie, le désordre de ce coeur follement maternel:
elle préfère la dignité de son fils à sa vie.
Caton et Cléopâtre aimèrent mieux souffrir la mort
que de voir le contentement et la gloire de leurs ennemis en leur prise;
et Lucrèce choisit de se donner impiteusement (2) la mort, plutôt
que de supporter injustement la honte d’un fait auquel, ce semble, elle
n’avait point de coulpe. Combien y a-t-il de gens qui mourraient volontiers
pour leurs amis, qui néanmoins ne voudraient pas vivre en leur service,
et obéir à leurs autres volontés ! Tel expose sa vie,
qui n’exposerait pas sa bourse. Et quoiqu’il s’en trouve plusieurs qui,
pour la défense de l’ami, engagent leurs vies, il ne s’en trouve
qu’un en un siècle qui voulût engager sa liberté, ou
perdre une once de la plus vaine et inutile réputation ou renommée
du monde, pour qui que ce soit.
(1) Voirement, certainement.
(2) Impiteusement, impitoyablement.
.
CHAPITRE IX
Confirmation de ce qui a été dit par une comparaison
notable.
Vous savez, Théotime, quelle fut l’affection de Jacob pour sa
Rachel. Et que ne fit-il pas pour en témoigner la grandeur, la force
et la fidélité, dès lors qu’il l’eut saluée
auprès du puits de l’abreuvoir? car jamais oncques plus il ne cessa
de l’aimer; et pour l’avoir en mariage, il servit avec une ardeur nonpareille
sept ans entiers, lui étant encore advis que ce ne fût rien,
tant l’amour adoucissait les travaux qu’il supportait pour cette bien-aimée,
de laquelle étant par après frustré, il servit encore
derechef sept ans durant pour l’obtenir, tant il était constant,
loyal et courageux en sa dilection. Puis enfin l’ayant obtenue, il négligea
toutes autres affections, ne tenant même presqu’aucun compte du devoir
qu’il avait à Lia, sa première épouse, femme de grand
mérite, et bien digne d’être chérie, et du mépris
de laquelle Dieu même eut compassion, tant il était remarquable.
Or, après tout cela, qui suffisait pour assujettir la plus fière
fille du monde à l’amour d’un amant si fidèle, c’est une
honte certes de voir la faiblesse que Rachel fit paraître en l’affection
qu’elle avait pour Jacob. La pauvre Lia n’avait plus aucun lien d’amour
avec Jacob que celui de sa fertilité, par laquelle elle lui avait
donné quatre enfants mâles, le premier desquels, nommé
Ruben, étant allé aux champs en temps de moisson, il y trouva
des mandragores (1), lesquelles il cueillit, et dont par après,
étant de retour au logis, il fit présent à sa mère.
Ce que voyant Rachel, Faites-moi part, dit-elle à Lia, je vous prie,
ma soeur, des mandragores que votre fils vous a données. Mais vous
semble-t-il, répondit Lia, que ce soit peu d’avantage pour vous
de m’avoir ravi mon mari, si vous n’avez encore les mandragores de mort
enfant? Or sus, répliqua Rachel, donnez-moi donc les mandragores,
et qu’en échange mon mari soit avec vous (2). La condition fut acceptée.
Et comme Jacob revenait des champs sur le soir, Lia lui alla au-devant,
et puis toute comblée de joie: Ce sera ce soir, lui dit-elle, mon
cher seigneur, mon ami, que vous serez pour moi :car j’ai acquis ce bonheur
par le moyen des mandragores de mon enfant; et sur cela lui fit le récit
de la convention passée entre elle et sa soeur. Mais Jacob, que
l’on sache, ne sonna mot quelconque, étonné, comme je pense,
et saisi de coeur, entendant l’imbécillité et l’inconstance
de Rachel, qui pour si peu de chose avait cédé à sa
soeur l’honneur et la douceur de sa présence.
Et toutefois revenant à nous, ô vrai Dieu combien de fois
faisons-nous des élections infiniment plus honteuses et misérables
! Le grand saint Augustin prit un jour plaisir de voir et contempler à
loisir des mandragores, pour mieux pouvoir discerner la cause pour laquelle
Rachel les avait ,si
(1) Mandragores, plantes de la famille des Solanées, auxquelles
on a attribué des propriétés merveilleuses auxquelles
l’auteur fait allusion un peu plus loin, et dont la racine a des effets
narcotiques et stupéfiants.
(2) Gen., XXX, 14 et seq.
ardemment désirées; et il trouva qu’elles étaient
voirement belles à la vue et d’agréable senteur, mais du
tout (1) insipides et sans goût. Or Pline raconte que, quand les
chirurgiens en présentent le jus à boire à ceux sur
lesquels ils veulent faire quelque incision, afin de leur rendre le coup
insensible, il arrive maintes fois que la seule odeur fait l’opération,
et endort suffisamment les patients. C’est pourquoi la mandragore est une
plante charmeresse, qui enchante les yeux, les douleurs, les regrets et
toutes les passions par le sommeil. Au reste, qui en prend trop longuement
l’odeur, en devient muet; et qui en boit largement, meurt sans remède.
Théotime, les pompes, richesses et délectations mon daines
peuvent-elles mieux être représentées? Elles ont une
apparence attrayante : mais qui mord dans ces pommes, c’est-à-dire,
qui sonde leur nature, n’y trouve ni goût ni contentement. Néanmoins
elles charment et endorment à la vanité de leur odeur; et
la renommée que les enfants du monde leur donnent, étourdit
et assomme ceux qui s’y amusent trop attentivement, ou qui les prennent
trop abondamment. Or, c’est pour de telles mandragores, chimères
et fantômes de contentement que nous quittons les amours de l’Époux
céleste. Et comment donc pouvons-nous dire que nous l’aimons sur
toutes choses, puisque nous préférons à sa grâce
de si chétives vanités?
N’est-ce pas une lamentable merveille de voir David, si grand à
surmonter la haine,
(1) Du tout, entièrement, absolument,
si courageux à pardonner l’injure, être néanmoins
si furieusement injurieux en l’amour, que non content de posséder
justement une grande multitude de femmes, il va uniquement usurper et ravir
celle du pauvre Une; et par une lâcheté insupportable, afin
de prendre plus à soi l’amour de la femme, il donne cruellement
la mort au mari? qui n’admirera le coeur de saint Pierre, si hardi entre
les soldats armés, que lui seul de toute la troupe de son maître
met le fer au poing et frappe puis peu après est si couard (1) entre
les femmes, qu’à ta seule parole d’une servante, il renie et déteste
son maître? Et comme peut-on trouver si étrange que Rachel
quittât son Jacob pour des pommes de mandragore, puisque Adam et
Eve quittèrent bien la grâce pour une pomme qu’un serpent
leur offre à manger?
En somme, Théotime, je vous dis ce mot digne d’être noté:
Les hérétiques sont hérétiques, et en portent
le nom, parce qu’entre les articles de la foi ils choisissent à
leur goût et à leur gré ceux qui bon leur semble pour
les croire, rejetant les autres et les désavouant; et les catholiques
sont catholiques, parce que sans choix et sans élection quelconque
ils embrassent avec égale fermeté, et sans exception, toute
la foi de l’Église. Or, il en est de même ès articles
de la charité. C’est hérésie en la dilection sacrée
de faire choix entre les commandements de Dieu, pour en vouloir pratiquer
les uns et violer les autres. Celui qui a dit: Tu ne seras point luxurieux,
a dit aussi : Tu ne tueras point. Que si tu ne commets point la luxure,
(1) Couard, lâche.
mais tu commets l’homicide.(l), ce n’est donc pas pour l’amour de Dieu
que tu n’es pas luxurieux, ains c’est par quelque autre motif qui te fait
choisir ce commandement plutôt que l’autre; choix qui fait l’hérésie
en matière de charité. Si quelqu’un me disait qu’il ne, me
veut pas couper un bras pour l’amour qu’il me porte, et néanmoins
me venait arracher un oeil, ou me rompre la tête, ou me percer le
corps de part en part : Eh ! ce dirais-je, comme me dites-vous que c’est
par amour que vous ne nie coupez pas un bras, puisque vous m’arrachez un
oeil qui ne m’est pas moins précieux, ou que vous me donnez votre
épée à travers le corps, qui m’est encore plus dangereux?
C’est une vraie, maxime, que le bien provient d’une cause vraiment entière,
et le mal de chaque défaut (2). Pour faire un acte de vraie charité,
il faut qu’il procède d’un amour entier, général et
universel, qui. s’étende à tous les commandements divins.
Que si nous manquons d’amour en un seul commandement, notre amour n’est
plus entier ni universel; et le coeur dans lequel il est, ne peut être
dit vraiment amant, ni par conséquent vraiment bon.
.
CHAPITRE X
Comme nous devons aimer la divine bonté souverainement plus
que nous-mêmes.
Aristote a eu raison de dire que le bien est voirement aimable, mais
à un chacun principalement son bien propre, de sorte que l’amour
que
(1) Jac., II, 11.
(2) Axiome de l’École : Bonum exintegra causa, malum ex quocumque
defectu.
nous avons envers autrui provient de celui que nous avons envers nous-mêmes.
Car comme pouvait dire autre chose un philosophe, qui non seulement n’aima
pas Dieu, mais ne parla même presque jamais de l’amour de Dieu? Amour
de Dieu néanmoins qui précède tout amour de nous-mêmes,
voire selon l’inclination naturelle de noire volonté, ainsi que
j’ai déclaré an premier livre.
La volonté certes est tellement dédiée, et s’il
faut ainsi dire, elle est tellement consacrée à la bonté,
que si une bonté infinie lui est montrée clairement, il est
impossible, sans miracle, qu’elle ne l’aime souverainement. Ainsi les bienheureux
sont ravis et nécessités, quoique non forcés, d’aimer
Dieu, duquel ils voient clairement la souveraine beauté ; ce que
l’Écriture montre assez, quand elle compare le contentement qui
comble les coeurs de ces glorieux habitants de la Jérusalem céleste,
à un torrent et fleuve impétueux (1); duquel on ne peut empêcher
les ondes qu’elles ne s’épanchent sur les plaines qu’elles rencontrent.
Mais en cette vie mortelle, Théotime, nous ne sommes pas nécessités
de l’aimer si souverainement, d’autant que nous ne le connaissons pas si
clairement. Au ciel, où nous le verrons face à face, nous
t’aimerons coeur à coeur ; c’est-à-dire, comme nous verrons
tous, un chacun selon sa mesure, l’infinité de sa beauté
d’une vue souverainement claire, aussi serons-nous ravis en l’amour de
son infinie bonté, d’un ravissement souverainement fort, auquel
nous ne voudrons ni ne pourrons
(1) Ps., CIV, 5.
vouloir faire jamais aucune résistance. Mais ici-bas en terre,
où nous ne voyons pas cette souveraine bonté en sa beauté,
ains l’entrevoyons seulement entre nos obscurités, nous sommes à
la vérité inclinés et alléchés, mais
non pas nécessités de l’aimer plus que nous-mêmes;
ains plutôt au contraire, quoique nous ayons cette sainte inclination
naturelle d’aimer la Divinité sur toutes choses, nous n’avons pas
néanmoins la force de la pratiquer, si cette même Divinité
ne répand surnaturellement dans nos coeurs sa très sainte
charité.
Or, il est vrai pourtant que, comme la claire vue de la Divinité
produit infailliblement la nécessité de l’aimer plus que
nous-mêmes, aussi l’entrevue, c’est-à-dire, la connaissance
naturelle de la Divinité, produit infailliblement l’inclination
et tendresse à l’aimer plus que nous-mêmes. Eh ! de grâce,
Théotime, la volonté, toute destinée à l’amour
du bien, comme en pourrait-elle tant soit peu connaître un souverain,
sans être de même tant soit peu inclinée à l’aimer
souverainement? Entre tous les biens qui ne sont pas infinis, notre volonté
préférera toujours en son amour celui qui lui est plus proche,
et surtout le sien propre; mais il y a si peu de proportion entre l’infini
et le fini, que notre volonté, qui connaît un bien infini,
est sans doute ébranlée, inclinée et incitée
de préférer l’amitié de l’abîme de cette bonté
infinie à toute sorte d’autre amour, et à celui-là
encore de nous-mêmes.
Mais surtout cette inclination est forte parce que nous sommes plus
en Dieu qu’en nous-mêmes, nous vivons plus en lui qu’en nous, et
sommes tellement de lui, par lui, pour lui et à lui, que nous ne
saurions, de sens rassis, penser ce que nous lui sommes et ce qu’il nous
est, que nous ne soyons forcés de crier : Je suis vôtre, Seigneur,
et ne dois être qu’à vous; mon âme est vôtre,
et ne doit vivre que par vous; ma volonté est vôtre, et ne
doit aimer que pour vous; mon amour est vôtre, et ne doit tendre
qu’en vous. Je vous dois aimer comme mon premier principe, puisque je suis
de vous ; je vous dois aimer comme ma fin et mon repos, puisque je suis
pour vous; je vous dois aimer plus que mon être, puisque mon être
subsiste par vous; je vous dois aimer plus que moi-même, puisque
je suis tout à vous et en vous.
Que s’il y avait ou pouvait avoir quelque souveraine bonté de
laquelle nous fussions indépendants, pourvu que nous pussions nous
unir à elle par amour, encore serions-nous, incités à
l’aimer plus que nous-mêmes, puisque l’infinité de sa suavité
serait toujours souverainement plus forte pour attirer notre volonté
à sou amour que toutes les autres bontés, et même que
la nôtre propre.
Mais si par imagination de choses impossibles, il y avait une infinie
bonté à laquelle nous n’eussions nulle sorte d’appartenance,
et avec laquelle nous ne pussions avoir aucune union ni communication,
nous l’estimerions certes plus que nous-mêmes : car nous connaîtrions
qu’étant infinie, elle serait plus estimable et aimable que nous;
et par conséquents nous pourrions faire de simples souhaits de la
pouvoir aimer. Mais, à proprement parler, nous ne l’aimerions pas,
puisque l’amour regarde l’union; et beaucoup moins pourrions-nous avoir
la charité envers elle, puisque la charité est une amitié,
et l’amitié ne peut être que réciproque, ayant pour
fondement la communication, et pour fin l’union. Ce que je dis ainsi pour
certains esprits chimériques et vains, qui sur des imaginations
impertinentes roulent bien. souvent des discours mélancoliques qui
les affligent grandement. Mais quant à nous, Théotime, mon
cher ami, nous voyons bien que nous ne pouvons pas être vrais hommes
sans avoir inclination d’aimer Dieu plus que nous-mêmes, ni vrais
chrétiens, sans pratiquer cotte inclination. Aimons plus que nous-mêmes
celui qui nous est plus que tout et plus que nous-mêmes. Amen: il
est vrai (1).
.
CHAPITRE XI
Comme la très sainte charité produit l’amour du prochain.
Comme Dieu créa l’homme à son image et semblance (2),
aussi a-t-il ordonné un amour pour l’homme à l’image et semblance
de l’amour qui est dû à sa divinité. Tu aimeras, dit-il,
le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur: c’est le premier et le plus grand
commandement. Or, le second est semblable à icelui: Tu aimeras ton
prochain comme toi-même (3). Pourquoi aimons-nous Dieu, Théotime?
La cause pour laquelle on aime Dieu, dit saint Bernard, c’est Dieu même;
comme s’il disait que nous aimons Dieu parce qu’il est la
(1) Amen : il est vrai, c’est ainsi qu’il doit en être.
(2) Gen., I, 26.
(3) Matth., XXII, 37 et seq.
très souveraine et très infinie bonté. Pourquoi
nous aimons-nous nous-mêmes: en charité? Certes, c’est parce
que nous sommes l’image et semblance de Dieu. Et puisque tous les hommes
ont cette même dignité, nous-les aimons aussi comme nous-mêmes,
c’est-à-dire, en qualité de très saintes et vivantes
images de la divinité : car c’est en cette qualité-là,
Théotime, que nous appartenons à Dieu d’une si étroite
alliance et d’une si aimable. dépendance, qu’il ne fait nulle difficulté
de se dire noire père, et nous nommer ses. enfants; c’est. en cette
qualité que nous sommes, capables d’être unis à sa
divine- essence par la jouissance de sa souveraine bonté et félicité;
c’est en cette qualité que nous recevons sa grâce, et que
nos esprits sont associés au sien très saint; rendus, par
manière de dire, participants de sa divine nature, comme dit saint
Pierre (1). Et c’est donc ainsi que la même-charité qui produit
les actes de l’amour de Dieu, produit quand et quand (2) ceux de l’amour
du prochain. Et tout ainsi que Jacob vit qu’une même échelle
touchait le ciel. et la terre, servant également aux anges pour
descendre, comme pour monter; nous savons aussi qu’une même dilection
s’étend à chérir Dieu et aimer le prochain, nous relevant
à l’union de notre esprit avec Dieu, et nous ramenant à l’amoureuse
société des prochains. En sorte toutefois que nous aimons
le prochain en tant qu’il est à l’image et semblance de Dieu, créé
pour communiquer avec la divine bonté, participer à sa grâce
et jouir de sa gloire.
(1) II Petr., I, 4.
(2) Quand et quand, en même temps.
Théotime, aimer le prochain par charité, c’est aimer
Dieu en l’homme, ou l’homme en Dieu; c’est chérir Dieu seul pour
l’amour de hi-même, et la créature pour l’amour d’icelui.
Le jeune Tobie accompagné de l’ange Raphaël, ayant abordé
Raguel, son parent, auquel néanmoins il était inconnu, Raguel
ne l’eut pas plus tôt regardé, dit la sainte Écriture,
que se retournant devers Anne, sa femme : Tenez, dit-il, voyez combien
ce jeune homme est semblable à mon cousin; et ayant dit cela, il
les interrogea : D’où êtes-vous, jeunes gens, mes chers frères?
A. quoi ils répondirent : Nous sommes de la tribu de Nephtali, de
la captivité de Ninive. Et il leur dit : Connaissez-vous Tobie mon
frère? Oui, nous le connaissons, dirent-ils. Et Raguel s’étant
mis à dire beaucoup de bien de lui, l’ange lui dit : Tobie duquel
vous vous enquérez, il est propre père de celui-ci. Lors
Raguel s’avança, et le baisant avec beaucoup de larmes, et pleurant
sur le col d’icelui : Bénédiction sur toi, mon Enfant, dit-il,
car tu es fils d’un bon et très bon personnage (l); et la bonne
dame Anne, femme de Raguel, avec Sara, sa fille, se mirent aussi à
pleurer de tendreté d’amour. Ne remarquez-vous pas que Raguel, sans
connaître le petit Tobie, l’embrasse, le caresse, le baise, pleure
d’amour sur lui? D’où provient cet amour, sinon de celui qu’il portait
au vieil Tobie le père, que cet enfant ressemblait (2) si fort?
Béni sois-tu, dit-il, mais pourquoi? Non point, certes, parce que
tu es un bon jeune homme, car cela je ne le sais pas encore;
(1) Tob., VII, 1 et seq.
(2) Que cet enfant ressemblait, auquel cet enfant ressemblait.
mais parce que tu es fils et ressembles à ton père, qui
est un très homme de bien.
Hé ! vrai Dieu, Théotime, quand nous voyons un prochain
créé à l’image et semblance de Dieu, ne devrions-nous
pas dire les uns aux autres: Tenez, voyez cette créature comme elle
ressemble au Créateur? Ne devrions-nous pas nous jeter sur son visage,
la caresser et pleurer d’amour pour elle? Ne devrions-nous pas lui donner
mille et mille bénédictions? Et quoi donc, pour l’amour d’elle?
Non certes; car nous ne savons pas si elle est digne d’amour ou de haine
en elle-même. Et pourquoi donc, ô Théotime? Pour l’amour
de Dieu, qui l’a formée à son image et semblance, et par
conséquent rendue capable de participer à sa bonté,
en la grâce et en la gloire; pour l’amour de Dieu, dis-je, de qui
elle est, à qui elle est, par qui elle est, en qui elle est, pour
qui elle est, et qu’elle lui ressemble d’une façon toute particulière.
Et c’est pourquoi, non seulement le divin amour commande maintes fois l’amour
du prochain, mais il le produit et répand lui-même dans le
coeur humain, comme sa ressemblance et son image; puisque tout ainsi que
L’homme est l’image de Dieu, de même l’amour sacré de l’homme
envers l’homme est la vraie image de l’amour céleste de l’homme
envers Dieu. Mais ce discours de l’amour du prochain requiert un traité
à part, que je supplie le souverain amant des hommes vouloir inspirer
à quelqu’un de ses plus excellents serviteurs, puisque le comble
de l’amour de la divine bonté du Père céleste consiste
en la perfection de l’amour de nos frères et compagnons.
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CHAPITRE XII
Comme l’amour produit le zèle.
Comme l’amour tend au bien de la chose aimée, ou s’y complaisant,
si elle l’a, ou le lui désirant et pourchassant, si elle ne l’a
pas; aussi il produit la haine par laquelle il fuit le mal contraire à
la chose aimée, ou désirant et pourchassant de l’éloigner
d’icelle, si elle l’a déjà, ou le divertissant et empêchant
de venir, si elle ne l’a pas encore. Que si le’ mal ne peut ni être
empêché ni être éloigné, l’amour, au moins,
ne laisse pas de le faire haïr et détester. Quand donc l’amour
est ardent, et qu’il est parvenu jusques à vouloir ôter, éloigner
et divertir ce qui est opposé à la chose aimée, on
l’appelle zèle; de sorte que, à proprement parler, le zèle
n’est autre chose sinon l’amour qui est en ardeur, ou plutôt l’ardeur
qui est en amour. Et partant, quel est l’amour, tel est le zèle(4)
qui en est l’ardeur : si l’amour est bon, le zèle en est bon; si
l’amour est mauvais, le zèle en est mauvais. Or, quand je parle
du zèle, j’entends encore parler de la jalousie ; car la jalousie
est une espèce de zèle, et si je ne me trompe, il n’y a que
cette différence entre l’un et l’autre, que le zèle regarde
tout le bien de la chose aimée, pour éloigner le mal contraire;
et la jalousie regarde le bien particulier de l’amitié, pour repousser
tout ce qui s’y oppose.
Quand donc nous aimons ardemment les choses mondaines et temporelles,
la beauté, les honneurs,
(1) Quel... tel, pour : tel est l’amour, tel est le zèle. Formule
latine qualis, talis.
les richesses, les rangs, ce zèle, c’est-à-dire, l’ardeur
de cet amour, se termine pour l’ordinaire en envie, parce que ces basses
choses sont si petites, particulières, bornées, finies et
imparfaites, que quand l’un les possède, l’autre ne les peut entièrement
posséder; de sorte qu’étant communiquées à
plusieurs, la communication en est moins parfaite pour un chacun. Mais
quand en particulier nous aimons ardemment d’être aimés, le
zèle, ou bien l’ardeur de cet amour, devient jalousie, d’autant
que l’amitié humaine, quoiqu’elle soit vertu, si est-ce qu’elle
a cette imperfection à raison de notre imbécillité,
qu’étant départie plusieurs, la part d’un chacun en est moindre.
C’est pourquoi l’ardeur ou zèle que nous avons d’être aimés,
ne peut souffrir que nous ayons des rivaux et compagnons ; et si nous nous
imaginons d’en avoir, nous entrons soudain en la passion de jalousie, laquelle,
certes, a bien quelque ressemblance avec l’envie, mais ne laisse pas pour
cela d’être fort différente d’avec elle.
1° L’envie est toujours injuste, mais la jalousie est quelquefois
juste, pourvu qu’elle soit modérée; car les mariés,
par exemple, n’ont-ils pas raison d’empêcher que leur amitié
ne reçoive diminution par le partage?
2° Par l’envie nous nous attristons que le prochain ait un bien
plus grand ou pareil au nôtre, encore qu’il ne nous ôte rien
de ce que nous avons; en quoi l’envie est déraisonnable, nous faisant
estimer que te bien du prochain soit notre mal. Mais la jalousie n’est
nullement marrie (1) que le prochain ait du bien, pourvu que ce ne soit
(1) Marrie, peinée.
pas le nôtre; car le jaloux ne serait pas marri que son compagnon
fût aimé des autres femmes; pourvu que ce ne fût pas
de la sienne. Voire même, à proprement parler, on n’est pas
jaloux d’un rival, sinon après qu’on estime d’avoir acquis l’amitié
de la personne aimée; que si avant cela il y a quelque passion,
ce n’est pas jalousie, mais envie.
3° Nous ne présupposons pas de l’imperfection en celui que
nous envions, ains au contraire nous l’estimons avoir le bien que nous
lui envions; mais nous présupposons bien que la personne de laquelle
nous sommes jaloux soit imparfaite, changeante, corruptible et variable.
4° La jalousie procède de l’amour; l’envie, au contraire,
provient du manquement d’amour.
5° La jalousie n’est jamais qu’en matière d’amour; mais
l’envie s’étend en tontes matières de biens, d’honneur, de
faveurs, de beauté. Que si quelquefois on est envieux de l’amour
qui est porté à quelqu’un, ce n’est pas pour l’amour, ains
pour les fruits qui en dépendent. Un envieux se soucie peu que son
compagnon soit aimé du prince, pourvu qu’il ne soit pas favorisé
ni gratifié ès occurrences.
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CHAPITRE XIII
Comme Dieu est jaloux de nous.
Dieu dit ainsi : Je suis le Seigneur ton Dieu, fort, jaloux (1). Le
Seigneur a pour son nom Jaloux (2).
(1) Deut., V, 9.
(2) Exod., XXXIV, 14.
Dieu donc est jaloux, Théotime; mais quelle est sa jalousie?
Certes elle semble d’abord être une jalousie de convoitise, telle
qu’est celle des maris pour leurs femmes; car il veut que nous soyons tellement
siens, que nous ne soyons en façon quelconque à personne
qu’à lui. Nul, dit-il, ne peut servir deux maîtres (1). il
demande tout notre coeur, toute notre âme, tout notre esprit, toutes
nos forces. Pour cela même il s’appelle notre époux, et nos
âmes ses épouses; et nomme toutes sortes d’éloignements
de lui fornication, adultère. Et si (2) il a raison, ce grand Dieu
tout uniquement bon, de vouloir très parfaitement tout notre coeur.
Car nous avons un coeur petit, qui ne peut pas assez fournir d’amour pour
aimer dignement la divine bonté; n’est-il pas donc convenable que
ne lui pouvant donner tout l’amour qu’il serait requis, il lui donne pour
le moins tout celui qu’il peut? Le bien qui est souverainement aimable
ne doit-il pas être souverainement aimé? Or, aimer souverainement,
c’est aimer totalement.
Cette jalousie néanmoins que Dieu a pour nous, n’est pas en
effet une jalousie de convoitise, ains de souveraine amitié; car
ce n’est pas son intérêt que nous l’aimions, c’est le nôtre.
Notre amour lui est inutile, mais il nous est de grand profit, et s’il
lui est agréable, c’est parce qu’il nous est profitable; car, étant
le souverain bien, il se plat à se communiquer par son amour, sans
qui bien quelconque lui en puisse revenir, dont il s’écrie, se plaignant
des pécheurs par manière de jalousie: Ils m’ont laissé,
moi qui suis
(1) Matth., VI, 24.
(2) Et si, et, en réalité.
la source d’eau vive, et se sont foui des citernes, citernes dissipées
et crevassées, qui ne peuvent retenir les eaux (1). Voyez un peu,
Théotime, je vous prie, comme ce divin amant exprime délicatement
la noblesse et générosité de sa jalousie. Ils m’ont
laissé, dit-il, moi qui suis la source d’eau vive comme s’il disait:
Je ne me plains pas de quoi ils m’ont quitté pour aucun dommage
que leur abandonnement ne puisse apporter; car quel dommage peut recevoir
une source vive, si on n’y vient pas puiser de l’eau? laissera-t-elle pour
cela de ruisseler et flotter sur la terre? Mais je regrette leur malheur,
de quoi m’ayant laissé ils se sont amusés à des puits
sans eaux. Que si par pensée de chose, impossible, ils eussent pu
rencontrer quelque autre fontaine d’eau vive, je supporterais aisément
leur départie (2) d’avec moi, puisque je n’ai nulle prétention
en leur amour que celle de leur bonheur. Mais me quitter pour périr,
m’abandonner pour se précipiter, c’est cela qui me fait étonner
et fâcher. sur leur folie. C’est doue pour l’amour de nous qu’il
veut que nous l’aimions, parce que nous ne pouvons cesser de l’aimer sans
commencer de nous perdre, et que tout ce que nous lui ôtons de nos
affections, nous le perdons.
Mets-moi, dit le divin berger la Sulamite, mets-moi comme un cachet
sur ton coeur, comme un cachet sur ton bras (3). Sulamnite, certes, avait
son coeur tout plein de l’amour céleste de son cher amant, lequel,
quoiqu’il ait tout, ne se contente.
(1) Jer., II, 13.
(2) Départie, séparation, éloignement.
(3) Cant. cant., VIII, 6.
pas mais par une sacrée défiance de jalousie veut encore
être sur le coeur qu’il possède, et le cacheter de soi-même,
afin que rien ne sorte de l’amour qui est pour lui, et que rien n’y entre
qui puisse y faire du mélange; car il n’est pas assouvi de l’affection
dont l’âme de sa Sulamite est comblée, si elle, n’est invariable,
toute pure, toute unique pour lui. Et pour ne jouir pas seulement des affections
de notre coeur, aies aussi des effets et opérations de nos mains,
il veut être encore comme un cachet sur notre bras droit, afin qu’il
ne s’étende et ne soit employé que pour les oeuvres de son
service.
Et la raison de cette demande de l’amant divin est que, comme la mort
est si forte qu’elle sépare l’âme de tontes choses et de son
corps même aussi l’amour sacré, parvenu jusques au degré
du zèle, divise et éteigne l’âme de toutes autres affections,
et l’épure de tout mélange, d’autant qu’il n’est pas seulement
aussi fort que la mort, ains il est âpre, inexorable, dur et impiteux
(1) à châtier le tort qu’on lui fait, quand on reçoit
avec lui des rivaux, comme l’enfer est (2) violent; à punir les
damnés. Et tout ainsi que l’enfer, plein d’horreur, de rage et de
félonie, ne reçoit aucun mélange d’amour; aussi l’amour
jaloux ne reçoit aucun mélange d’autre affection, voulant
que tout soit pour le bien-aimé. Rien n’est si doux que le colombeau,
mais rien si impétueux que lui envers sa colombelle, quand il y
a quelque jalousie. Si jamais vous y avez pris gaule, vous aurez vu, Théotime,
que ce débonnaire animal,
(1) Impiteux, sans pitié.
(2) Cant. cant., VII, 6.
revenant de l’essor (1), et trouvant sa partie avec ses compagnons,
il ne se peut empêcher de ressentir un peu de défiance qui
le rende âpre et bizarre; de sorte que d’abord il la vient environner,
grommelant, trépignant et la frappant à traits d’ailes, quoiqu’il
sache bien qu’elle est fidèle, et qu’il la voie toute blanche d’innocence.
Un jour sainte Catherine de Sienne était en un ravissement qui
ne lui ôtait pas l’usage des sens, et tandis que Dieu lui faisait
voir des merveilles, un sien frère passa près d’elle, qui,
faisant du bruit, la divertit, en sorte qu’elle se retourna pour le regarder
un seul petit moment. Cette petite distraction, survenue à l’imprévu,
ne fut pas un péché ni une infidélité, ains
une seule ombre de péché et une seule image d’infidélité.
Et néanmoins la très sainte mère de l’Époux
céleste l’en tança si fort, et le glorieux saint Paul lui
en fit. une si grande confusion, qu’elle pensa fondre en larmes. Et David
rétabli en grâce par un parfait amour, comme fut-il traité
pour le seul péché véniel qu’il commit faisant faire
le dénombrement de son peuple (2)?
Mais, Théotime, qui veut voir cette jalousie délicatement
et excellemment exprimée, il faut qu’il lise les enseignements que
la séraphique sainte Catherine de Gênes a faits pour déclarer
les propriétés du pur amour, entre lesquelles elle inculque
et presse fort celle-ci: que l’amour parfait, c’est-à-dire, l’amour
étant parvenu jusqu’au zèle, ne peut souffrir l’entremise
ou interposition, ni le mélange
(1) Essor, se dit du vol de l’oiseau qui s’est écarté
et va revenir.
(2) II Reg., XXIV.
d’aucune autre chose, non pas même des dons de Dieu, voire jusqu’à
cette rigueur qu’il ne permet pas qu’on affectionne le paradis, sinon pour
y aimer plus parfaitement la bonté de celui qui le donne ; de sorte
que les lampes de ce pur amour n’ont point d’huile, de lumignon, ni de
fumée; elles sont toutes feu et flamme que rien du monde ne peut
éteindre (1); et ceux qui ont ces lampes ardentes en leurs mains
(2), ont la très sainte crainte des chastes épouses, non
pas celle des femmes adultères. Celles-là craignent, et celles-ci
aussi, mais différemment, dit saint Augustin. La chaste épouse
craint l’absence de son époux, l’adultère craint la présence
du sien : celle-là craint qu’il s’en aille, et celle-ci craint qu’il
demeure celle-la est si fort amoureuse, qu’elle en est toute jalouse; celle-ci
n’est point jalouse, parce qu’elle n’est pas amoureuse; celle-ci craint
d’être châtiée, et celle-là craint de n’être
pas assez aimée. Ainsi en vérité elle ne craint pas,
à proprement parler, de n’être pas aimée, comme font
les autres jalouses qui s’aiment elles-mêmes et veulent être
aimées, mais elle craint de n’aimer pas assez celui qu’elle Voit
être tant aimable que nul ne le peut assez dignement aimer selon
la grandeur de l’amour qu’il mérite, ainsi que j’ai dit naguère.
C’est pourquoi elle n’est pas jalouse d’une jalousie intéressée,
mais d’une jalousie pure qui ne procède d’aucune convoitise, ains
d’une noble et simple amitié; jalousie laquelle par après
s’étend jusqu’au prochain, avec l’amour duquel elle procède.
Car puisque nous aimons le prochain
(1) Cant. cant., VIII, 6, 7.
(2) Luc., XII, 35.
pour Dieu comme nous-mêmes, nous sommes aussi jaloux de lui pour
Dieu comme nous le sommes de nous-mêmes; de sorte que nous voudrions
bien mourir pour l’empêcher de périr.
Or, comme le zèle est une ardeur enflammée, ou une inflammation
ardente de l’amour, il a aussi besoin d’être sagement et prudemment
pratiqué. Autrement, sous prétexte d’icelui, on violerait
les termes de la modestie ou discrétion, et serait aisé de
passer du zèle à la colère, et d’une juste affection
à une inique passion. C’est pourquoi n’étant pas ici le lieu
de marquer les conditions du zèle, mon Théotime, je vous
avertis que pour l’exécution d’icelui vous ayez toujours recours
à celui que Dieu vous a donné pour votre conduite en la vie
dévote.
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CHAPITRE XIV
Du zèle ou jalousie que nous avons pour notre Seigneur.
Un chevalier désira qu’un, peintre fameux lui fit un cheval
courant; et le peintre le lui ayant présenté sur le dos,
et comme se vautrant, le chevalier commençait à se courroucer,
quand le peintre retournant l’image sens dessus dessous : Ne vous fâchez
pas, monsieur, dit-il, pour changer la posture d’un cheval courant en celle
d’un cheval se vautrant, il ne faut que renverser le tableau. Théotime,
qui veut bien voir quel zèle ou quelle jalousie nous devons avoir
pour Dieu, il ne faut sinon bien exprimer la jalousie que nous avons pour
les choses humaines, et puis la renverser; car telle devra être celle
que Dieu requiert de nous pour lui.
Imaginez-vous, Théotime, la comparaison qu’il y a entre ceux
qui jouissent de la lumière du soleil, et ceux qui n’ont, que la
petite clarté d’une lampe. Ceux-là ne sont point envieux
ni jaloux les uns des autres, car ils savent bien que cette lumière-là
est très suffisante pour tous, que la jouissance de. l’un n’empêche
point la jouissance de l’autre, et que chacun ne la possède pas
moins, encore que tous la possèdent généralement,
que si un chacun lui seul la possédait en particulier. Mais quant
à la clarté d’une lampe, parce qu’elle est petite, courte
et insuffisante pour plusieurs, chacun la veut avoir en sa chambre; et
qui l’a est envié des autres. Le bien des choses mondaines est si
chétif et vil, que quand l’un en jouit, il faut que l’autre en soit
privé; et l’amitié humaine est si courte et infirme, qu’à
mesure qu’elle se communique aux uns, elle s’affaiblit d’autant pour les
autres; c’est pourquoi nous sommes jaloux et fâchés quand
nous y avons des corivaux et compagnons. Le coeur de Dieu est si abondant
en amour, son bien est si fort infini, que tous le peuvent posséder,
sans qu’un chacun pour cela le possède moins, cette infinité
ne pouvant être épuisée, quoiqu’elle remplisse tous
les esprits, de l’univers; car après que tout en est comblé,
son infinité lui demeure toujours tout entière, sans diminution
quelconque. Le soleil ne regarde pas moins une rose avec mille millions
d’autres fleurs, que s’il ne regardait qu’elle seule. Et Dieu ne répand
pas moins son amour sur une âme, encore qu’il en aime une infinité
d’antres, que s’il n’aimait que celle-là, seule, la force de sa
dilection ne diminuant point pour la multitude des rayons qu’elle répand,
ains demeurant toujours toute pleine de son immensité.
Mais en quoi donc consiste le zèle ou la jalousie que nous devons
avoir pour la divine bonté? Théotime, son office est premièrement
de hair, fuir, empêcher, détester, rejeter, combattre et abattre,
si l’on peut, tout ce qui est contraire à Dieu, c’est-à-dire,
à sa volonté, à sa gloire et à la sanctification
de son nom. J’ai haï l’iniquité, dit David, et l’ai abominée
(1). Ceux que vous haïssez, ô Seigneur! ne tes haïssais-je
pas? et ne séchais-je pas de regret sur vos ennemis (1)? Mon zèle
m’a fait pâmer, parce que mes ennemis ont oublié vos paroles
(3). Au matin je tuais tous les pécheurs de la terre, afin de ruiner
et exterminer tous les ouvriers d’iniquité (4). Voyez, je vous prie,
Théotime, ce grand roi; de quel zèle il est animé,
et comme il emploie les passions de son âme au service de la sainte
jalousie. Il ne hait pas simplement l’iniquité, mais l’abomine,
il sèche de détresse en la voyant, il tombe en défaillance
et définiment (5) de coeur; il la persécute, il la renverse
et l’extermine. Ainsi Phynées, outré d’un saint zèle,
transperça saintement d’un coup de glaive cet effronté Israélite
et cette vilaine Madianite qu’il trouva en l’infâme trafic de leur
passion (6). Ainsi le zèle qui dévorait le coeur de notre
Sauveur, fit qu’il éloigna, et quand et quand (7) vengea
(1) Ps., CXVIII, 163.
(2) Ps., CXXXVIII, 21,
(3) Ps., CXVIII, 139,
(4) Ps., c, 8.
(5) Définement de coeur, faiblesse mortelle.
(6) Num., XXV, 8.
(7) Quand et quand, en même temps.
l’irrévérence et profanation que ces vendeurs et acheteurs
faisaient dans le temple (1).
Le zèle, en second lieu, nous rend ardemment jaloux pour la
pureté des âmes, qui sont épouses de Jésus-Christ,
selon le dire du saint Apôtre aux Corinthiens: Je suis jaloux de
vous, de la jalousie de Dieu: car je vous ai promis à un homme afin
de vous représenter comme une vierge chaste à Jésus-Christ
(2). Eliézer eût été extrêmement piqué
de jalousie, s’il eût vu la chaste et belle Rebecca, qu’il conduisait
pour être épousée au fils de son seigneur, en quelque
péril; et sans doute il eût pu dire à cette sainte
demoiselle: Je suis jaloux de vous, de la jalousie que j’ai pour mon maître;
car je vous ai fiancée à un homme pour vous présenter
comme une vierge chaste au fils de mon seigneur Abraham. Ainsi veut dire
le glorieux saint Paul à ses Corinthiens : J’ai été
envoyé de Dieu à vos âmes pour traiter le mariage d’une
éternelle union entre son Fils notre Sauveur et vous; je vous ai
promis à lui pour vous représenter, ainsi qu’une vierge chaste,
à ce divin époux; et voilà pourquoi je suis jaloux,
non de ma jalousie, mais de la jalousie de Dieu, au nom duquel j’ai traité
avec vous.
Cette jalousie, Théotime, faisait mourir cl pâmer tous
les jours ce saint apôtre: Je meurs, dit-il, tous les jours pour
votre gloire (3). Qui est infirme, que je ne sois aussi infirme? Qui est
scandalisé, que je ne brûle (4)? Voyez, disent les anciens,
voyez quel amour, quel soin et quelle
(1) Joan., XI, 14, 15.
(2) II Cor., XI, 2.
(3) I Cor., XV, 31,
(4) II Cor., XI, 29.
jalousie une mère poule a pour ses poussins (car notre Seigneur
n’a pas estimé cette comparaison indigne de son Evangile). La poule
est une poule, c’est-à-dire, un animal sans courage ni générosité
quelconque tandis qu’elle n’est pas mère; mais quand elle l’est
devenue elle a un coeur de lion, toujours la tête levée, toujours
les yeux hagards; toujours elle va roulant sa vue, de toutes parts, pour
peu qu’il y ait apparence de péril pour ses petits : il n’y a ennemi
aux yeux duquel elle ne se jette pour la défense de sa chère
couvée, pour laquelle elle a un souci continuel, qui la fait toujours
aller glossant (1) et plaignant. Que si quelqu’un de ses poussins périt,
quels regrets! quelle colère ! c’est la jalousie des pères
et mères pour leurs enfants, des pasteurs pour leurs ouailles, des
frères pour leurs frères. Quel zèle des enfants de
Jacob quand ils surent que Dina avait été déshonorée
! Quel zèle de Job sur l’appréhension et crainte qu’il avait
que ses enfants n’offensassent, Dieu! Quel zèle de saint Paul pour
ses frères selon la chair, et pour ses enfants selon Dieu, pour
lesquels il avait désiré d’être exterminé, comme
criminel d’anathème et d’excommunication (2) ! Quel zèle
de Moïse envers son peuple, pour lequel il veut bien en certaine façon
être rayé du livre de vie (3)!
En la jalousie humaine, nous craignons que la chose aimée ne
soit possédée par quelque autre; mais le zèle que
nous avons envers Dieu, fait qu’au contraire nous redoutons sur toutes
choses
(1) Glossant, gloussant.
(2) Rom., IX, 2, 3.
(3) Exod., XXXII, 32.
que nous ne soyons pas assez entièrement possédés
par icelui. La jalousie humaine nous fait appréhender de n’être
pas assez aimés; la jalousie chrétienne nous met en peine
de n’aimer pas assez. C’est pourquoi la sainte Sulamite s’écriait
: O le bien-aimé de mon âme, montrez-moi où vous reposez
au midi, afin que je ne m’égare, et que je n’aille à la suite
des troupeaux de vos compagnons (1). Elle craint de n’être pas toute
à son sacré berger, et d’être tant soit peu amusée
après ceux qui se veulent rendre ses rivaux. Car elle ne veut qu’en
façon du monde les plaisirs, les honneurs et les biens extérieurs
puissent occuper un seul brin de sou amour, qu’elle a tout dédié
à son cher Sauveur.
.
CHAPITRE XV
Avis pour la conduite du saint zèle.
D’autant que le zèle est une ardeur et véhémence
d’amour, il a besoin d’être sagement conduit, autrement il violerait
les termes de la modestie et de la discrétion; non pas certes que
le divin amour, pour véhément qu’il soit, puisse être
excessif en soi-même, ni ès mouvements ou inclinations qu’il
donne aux esprits; mais parce qu’il emploie à l’exécution
de ses projets l’entendement, lui ordonnant de chercher les moyens de les
faire réussir, et la hardiesse ou colère pour surmonter les
difficultés qu’il rencontre, il advient très souvent que
l’entendement propose et fait prendre des voies trop âpres et violentes,
et que la colère ou audace étant une fois émue, et
ne se pouvant contenir dans les limites de la raison, emporte le
(1) Cant. cant., I, 6.
coeur dans le désordre, en sorte que le zèle est par
ce moyen exercé indiscrètement et dérèglement;
ce qui le rend mauvais et blâmable. David envoya Joab avec son armée
contre son déloyal et rebelle enfant Absalon, lequel il défendit
sur toutes choses qu’on ne touchât point, ordonnant qu’en toutes
occurrences on eût soin de le sauver. Mais Joab étant en besogne,
échauffé à la polir-suite de la victoire, tua lui-même
de sa main le pauvre Absalon, sans avoir égard à tout ce
que le roi lui avait dit. Le zèle de même emploie la colère
contre le mal, et lui ordonne toujours très expressément
qu’en détruisant l’iniquité et le péché, elle
sauve, s’il se peut, le pécheur et l’inique. Mais elle, étant
une fois en fougue comme un cheval fort en bouche et bigearre (1), elle
se dérobe, emporte son homme hors de la lice, et ne pare (2) jamais
qu’au défaut d’haleine. Ce bon père de famille que notre
Seigneur décrit en l’Évangile, connut bien que les serviteurs
ardents et violents sont coutumiers d’outre-passer l’intention de leur
maître, car les siens s’offrant à lui pour aller sarcler son
champ, afin d’en arracher l’ivraie : Non, leur dit-il, je ne le veux pas,
de peur que d’aventure avec l’ivraie vous ne tiriez aussi le froment (3).
Certes, Théotime, la colère est un serviteur qui étant
puissant, courageux et grand entrepreneur, fait aussi d’abord beaucoup
de besogne; mais il est si ardent, si remuant, si inconsidéré
et impétueux, qu’il ne fait aucun bien que pour
(1) Bigearre, bizarre, qui s’écarte de la voie, extravagant.
(2) Pare, cède, s’arrête.
(3) Matth., XIII, 28, 29.
l’ordinaire il ne fasse quand et quand (1) plusieurs maux. Or, ce n’est
pas bon ménage, disent nos gens des champs, de tenir des paons en
la maison; car encore qu’ils chassent aux araignées et en défont
le logis, ils gâtent toutefois tant les couverts (2) et les toits,
que leur utilité n’est pas comparable au dégât qu’ils
font. La colère est un secours donné de la nature à
la raison, et employé par la grâce au service du zèle
pour l’exécution de ses desseins, mais secours dangereux et peu
désirable; car si elle vient forte, elle se rend maîtresse,
renversant l’autorité de la raison, et les lois amoureuses du zèle.
Que si elle vient faible, elle ne fait rien que le seul zèle ne
fit lui seul sans elle; et toujours elle tient en une juste crainte que
se renforçant elle ne s’empare du coeur et du zèle, les soumettant
à sa tyrannie, tout ainsi qu’un feu artificiel qui en un moment
embrase un édifice, et ne sait-on comme l’éteindre. C’est
un acte de désespoir de mettre dans une place un secours étranger
qui se peut rendre le plus fort.
L’amour-propre nous trompe souvent, et nous donne le change, exerçant
ses propres passions sous le nom du zèle. Le zèle s’est jadis
servi aucune fois de la colère ; et maintenant la colère
se sert en contre-change du nom de zèle, pour, sous icelui, tenir
à couvert son ignominieux dérèglement. Or, je dis
qu’elle se sert du nom de zèle, parce qu’elle ne saurait se servir
du zèle en lui-même, d’autant que c’est le propre de toutes
les vertus, mais surtout de la charité, de laquelle le zèle
est une dépendance, d’être si bonne que nul n’en peut abuser.
(1) Quand et quand, en même temps.
(2) Couverts, les constructions couvertes.
Un pécheur fameux vint un jour se jeter aux pieds d’un bon et
digne prêtre, protestant avec beaucoup de soumission qu’il venait
pour trouver le remède à ses maux, c’est-à-dire, pour
recevoir la sainte absolution de ses fautes. Un certain moine nommé
Démophile, estimant à son avis que ce pauvre pénitent
s’approchât trop du saint autel, entra en une colère si violente,
que se ruant sur lui à grands coups de pieds, il le poussa et chassa
hors de là, injuriant outrageusement le bon prêtre qui, selon
son devoir, avait doucement recueilli ce pauvre repentant; puis courant
à l’autel, il en ôta les choses très saintes qui y
étaient et les emporta, de peur, comme il voulait faire accroire,
que par 1’approchement du pécheur, le lieu n’eût été
profané. Or, ayant fait ce bel exploit de zèle, il ne resta
pas là, mais en fit grande fête au grand saint Denis Aréopagite
par une lettre qu’il lui en écrivit, de laquelle il reçut
une excellente réponse digne de l’esprit apostolique dont ce grand
disciple de saint Paul était animé. Car il lui fit voir clairement
que son zèle avait été indiscret, imprudent et impudent
tout ensemble, d’autant qu’encore que le zèle de l’honneur dû
aux choses saintes soit bon et louable, si est-ce (1) qu’il avait été
pratiqué contre toute raison, sans considération ni jugement
quelconque, puisqu’il avait employé les coups de pieds, les outrages,
injures et reproches en un lieu, eu une occasion, et contre des personnes
qu’il devait honorer, aimer et respecter; si que le zèle ne pouvait
être bon, étant exercé avec un si grand désordre.
Mais
(1) Si est-ce que, pourtant il...
en cette même réponse ce grand saint récite (1)
un autre exemple admirable d’un grand zèle procédé
d’une âme fort bonne, gâtée néanmoins et viciée
par l’excès de la colère qu’elle avait excitée.
Un païen avait séduit et fait retourner à l’idolâtrie
un chrétien candiot, nouvellement converti à la foi. Carpus,
homme éminent en pureté et sainteté de vie, et lequel,
il y a grande apparence, avait été évêque de
Candie, en conçut un si grand courroux, qu’oncques il n’en avait
souffert de tel, et se laissa porter si avant en cette passion, que s’étant
levé à minuit pour prier selon sa coutume, il concluait à
part soi qu’il n’était pas raisonnable que les hommes impies vécussent
davantage, priant par, grande indignation la divine justice de faire mourir
d’un coup de foudre ces deux pécheurs ensemble, le païen séducteur
et le chrétien séduit. Mais voyez, Théotime, ce que
Dieu fit pour corriger l’âpreté de la passion dont le pauvre
Carpus était outré. Premièrement, il lui fit voir
comme à un autre saint Étienne le ciel tout ouvert, et Jésus-Christ
notre Seigneur assis sur un grand trône, environné d’une multitude
d’anges qui lui assistaient en forme humaine; puis il vit en bas la terre
ouverte comme un horrible et vaste gouffre, et les deux dévoyés,
auxquels il avait souhaité tant de mal, sur le bord de ce précipice,
tremblants et presque pâmés d’effroi, à cause qu’ils
étaient prêts à tomber dedans, attirés d’un
côté par une multitude de serpents, qui sortant de l’abîme
s’entortillaient à leurs jambes, et avec leurs queues les chatouillaient
et provoquaient à la chute; et, de l’autre côté,
(1) Récite, raconte.
certains hommes les poussaient et frappaient poux les faire tomber,
si qu’ils semblaient être sur le point d’être abîmés
dans ce précipice. Or, considérez, je vous prie, mon Théotime,
la violence de la passion de Carpus. Car, comme il racontait par après
lui-même à saint Denis, il ne tenait compte de contempler
notre Seigneur et les anges qui se montraient au ciel; tant il prenait
plaisir de Voir en bas la détresse effroyable de ces deux misérables
chétifs (1), se fâchant seulement de ce qu’ils tardaient tant
à périr, et partant s’essayait de les précipiter lui-même;
ce que ne pouvant sitôt faire, il s’en dépitait et les maudissait,
jusqu’à ce qu’enfin levant les yeux au ciel, il vit le doux et très
pitoyable Sauveur, qui, par une extrême pitié et, compassion
de ce qui se passait, se leva de son trône, et descendant jusqu’au
lieu où étaient ces deux pauvres misérables, leur
tendait sa main secourable, à même temps que les anges aussi,
qui d’un côté, qui d’autre, les retenaient pour les empêcher
de tomber dans cet épouvantable gouffre; et pour conclusion, l’aimable
et débonnaire Jésus s’adressant au courroucé Carpus
: Tiens, Carpus, dit-il, frappe désormais sur moi; car je suis prêt
à pâtir encore une fois pour sauver les hommes; et cela me
serait agréable, s’il se pouvait faire sans le péché
des autres hommes. Mais, au surplus, avise ce qui te serait meilleur, ou
d’être en ce gouffre avec les serpents, ou de demeurer avec les anges
qui sont si grands amis des hommes. Théotime, le saint homme Carpus
avait raison d’entrer en zèle pour ces deux hommes, et son zèle
avait justement excité let
(1) Chétifs, méchants, de l’italien cattivo.
colère contre eux, mais la colère étant émue,
avait laissé la raison et le zèle en derrière, outrepassant
toutes les bornes et limites du saint amour, et par conséquent du
zèle qui en est la ferveur. Elle avait converti la haine du péché
en haine du pécheur, et la très douce charité en une
furieuse cruauté.
Ainsi y a-t-il des personnes qui ne pensent pas qu’on puisse avoir
beaucoup de zèle si on n’a pas beaucoup de colère, n’estimant
pas de pouvoir rien accommoder s’ils ne gâtent tout, bien qu’au contraire
le vrai zèle ne se serve presque jamais de la colère: car
comme on n’applique pas le fer et le feu aux malades que lorsqu’on ne peut
faire autrement, aussi le saint zèle n’emploie la colère
qu’ès extrêmes nécessités.
.
CHAPITRE XVI
Que l’exemple de plusieurs saints, qui semblent avoir exercé
leur zèle avec colère, ne fait rien contre l’avis du chapitre
précédent.
Il est vrai certes, mon ami Théotime, que Moïse, Phinées,
Élie, Mathathias et plusieurs grands serviteurs de Dieu, se servirent
de la colère pour exercer leur zèle en beaucoup d’occasions
signalées; mais notez, je vous prie, que c’était aussi des
grands personnages, qui savaient bien manier leurs passions et ranger leur
colère, pareils à ce brave capitaine de l’Évangile
qui disait à ses soldats : Allez, et ils allaient; Venez, et ils
venaient (1). Mais nous autres, qui sommes presque tous des certaines petites
gens, nous n’avons pas tant de pouvoir sur nos mouvements: notre
(1) Matth., VIII, 9
cheval n’est pas si bien dressé, que nous le puissions pousser
et faire parer (1) à notre guise. Les chiens sages et bien appris
tirent pays (2), ou retournent sur eux-mêmes, selon que le piqueur
leur parle mais les jeunes chiens apprentis s’égarent et sont désobéissants.
Les grands saints qui ont rendu sages leurs passions à force de
les mortifier par l’exercice des vertus, peuvent aussi tourner leur colère
à toute main, la lancer et la tirer, ainsi que bon leur semble.
Mais nous autres qui avons des passions indomptées, toutes jeunes,
ou du moins mal apprises, nous ne pouvons lâcher notre ire (3) qu’avec
péril de beaucoup de désordre; parce qu’étant une
fois en campagne, on ne la peut plus retenir ni ranger comme il serait
requis.
Saint Denis parlant à ce Démophile, qui voulait donner
le nom du zèle à sa rage et furie : Celui, dit-il, qui veut
corriger les autres, doit premièrement avoir soin d’empêcher
que la colère ne déboute la raison de l’empire et domination
que Dieu lui a donné de l’âme, et qu’elle n’excite une révolte,
sédition et confusion dans nous-mêmes. De façon que
nous n’approuvons pas vos impétuosités poussées d’un
zèle indiscret, quand mille fois vous répéteriez Phinées
et Élie : car telles paroles ne plurent pas à Jésus-Christ
quand elles lui furent dites par ses disciples, qui n’avaient pas encore
participé de ce doux et bénin esprit. Phinées, Théotime,
voyant un certain malheureux, Israélite offenser Dieu avec une Moabite,
il les tua
(1) Faire parer, arrêter, terme de manège,
(2) Tirent pays, avancent.
(3) Ire, colère.
tous deux. Élie avait prédit la mort d’Ochosias, lequel
indigné de cette prédiction, envoya deux capitaines l’un
après l’autre, avec chacun cinquante soldats, pour le prendre, et
l’homme de Dieu fit descendre le feu du ciel qui les dévora. Or,
un jour que notre Seigneur passait en Samarie, il envoya en une ville pour
y faire prendre son logis; mais les habitants, sachant que notre Seigneur
était Juif de nation, et qu’il allait en Jérusalem, ne le
voulurent pas loger. Ce que voyant saint Jean et saint Jacques, ils dirent
à notre Seigneur: Voulez-vous que nous commandions au feu qu’il
descende et qu’il les brûle? et notre Seigneur se retournant devers
eux, les tança, disant: Vous ne savez de quel esprit vous êtes.
Le Fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes, mais pour
les sauver (1). C’est cela donc, Théotime, que veut dire saint Denis
à Démophile, qui alléguait l’exemple de Phinées
et d’Élie : car saint Jean et saint Jacques, qui voulaient imiter
Élie à faire descendre le feu du ciel sur les hommes, furent
repris par notre Seigneur, qui leur fit entendre que sou esprit et son
zèle étaient doux, débonnaires et gracieux; qu’il
n’employait l’indignation ou le courroux que très rarement, lorsqu’il
n’y avait plus d’espérance de pouvoir profiter autrement. Saint
Thomas d’Aquin, ce grand astre de la théologie, étant malade
de la maladie de laquelle il mourut au monastère de Fosse-Neuve,
ordre de Cîteaux, les religieux le prièrent de leur faire
une briève exposition du sacré Cantique des cantiques, à
l’imitation de saint Bernard. Et il leur répondit: Mes chers pères,
(1) Luc., IX, 54 et seq.
donnez-moi l’esprit de saint Bernard, et j’interpréterai ce
divin cantique comme saint Bernard. De même certes, si on nous dit,
à nous autres petits chrétiens, misérables, imparfaits
et chétifs : Servez-vous de l’ire et de l’indignation en votre zèle,
comme Phinées, Élie, Mathathias, saint Pierre et Paul; nous
devons répondre : Donnez-nous l’esprit de la perfection et du pur
zèle avec la lumière intérieure de ces grands saints,
et nous nous animerons de colère comme eux. Ce n’est pas le fait
de tout le monde de savoir se courroucer quand il faut et comme il faut.
Ces grands saints étaient inspirés de Dieu immédiatement,
et partant pouvaient bien employer leur colère sans péril;
car le même esprit qui les animait à ces exploits, tenait
aussi les rênes de leur juste courroux, afin qu’il n’outre-passât
les limites qu’il leur avait préfigées (1). Une ire qui est
inspirée ou excitée par le Saint-Esprit, n’est plus l’ire
de l’homme, et c’est l’ire de l’homme qu’il faut fuir, puisque, comme dit
le glorieux saint Jacques, elle n’opère point la justice de Dieu
(2). Et d’effet, quand ces grands serviteurs de Dieu employaient la colère,
c’était pour des occurrences si solennelles et des crimes si excessifs,
qu’il n’y avait nul danger d’excéder la coulpe par la peine (3).
Parce qu’une fois le grand saint Paul appelle les Galates insensés,
représente aux Candiots (4)
(1) Préfigées, fixées d’avance.
(2) Jac., I, 20.
(3) La coulpe par la peine, la faute par le châtiment.
(4) Candiots, habitants de Candie, les Crétois.
leurs mauvaises inclinations, et résiste en face (1) au glorieux
saint Pierre, son supérieur, faut-il prendre la licence d’injurier
les pécheurs, blâmer les nations, contrôler et censurer
nos conducteurs et prélats? Certes, chacun n’est pas saint Paul
pour savoir faire les choses à propos. Mais les esprits aigres,
chagrins, présomptueux et médisants, servant à leurs
inclinations, humeurs, aversions et outrecuidances, veulent couvrir leur
injustice du manteau du zèle, et chacun, sous le nom de ce feu sacré,
se laisse brûler à ses propres passions. Le zèle du
salut des âmes fait désirer la prélature, à
ce que dit cet ambitieux; fait courir çà et là le
moine destiné au choeur, à ce que dit cet esprit inquiet;
fait faire des rudes censures et murmurations contre les prélats
de l’Église et contre les princes temporels, à ce que dit
cet arrogant. Il ne se parle que de zèle, et on ne voit point de
zèle, ains seulement des médisances, des colères,
des haines, des envies et des inquiétudes d’esprit et de langue.
On peut pratiquer le zèle en trois façons : premièrement,
en faisant des grandes actions de justice pour repousser le mal, et cela
n’appartient qu’à ceux qui ont les offices publics de corriger,
censurer et reprendre en qualité de supérieurs, comme les
princes, magistrats, prélats, prédicateurs; mais parce que
cet office est respectable, chacun l’entreprend, chacun veut s’en mêler.
Secondement, on use du zèle en faisant des actions de grande vertu,
pour donner bon exemple, suggérant les remèdes au mal, exhortant
à les employer, opérant le bien opposé au mal qu’on
(1) Gal., III, 1 Tit, I, 12 et seq.; Gal., II, 11.
désire exterminer, ce qui appartient à chacun, et néanmoins
peu de gens le veulent faire. Enfin on cherche le zèle très
excellemment en souffrant et pâtissant beaucoup pour empêcher
et détourner le mal, et presque nul ne veut cette sorte de zèle.
Le zèle spécieux est ambitionné, c’est celui auquel’
chacun veut employer son talent, sans prendre garde que ce n’est pas le
zèle que l’on y cherche, mais la gloire et l’assouvissement de l’outrecuidance,
colère, chagrin et autres passions.
Certes, le zèle de notre Seigneur parut principalement à
mourir sur la croix pour détruire la mort et le péché
des hommes; en quoi il fut souverainement imité par cet admirable
vaisseau d’élection et de dilection (1), ainsi que le représente
le grand saint Grégoire Nazianzène (2) en paroles dorées;
car parlant de ce saint apôtre : « Il combat pour tous, dit-il,
il répand des prières pour tous, il est passionné
de jalousie envers tous, il est enflammé pour tous; ains même
il a osé plus que cela pour ses frères selon la chair; en
sorte que, pour dire aussi moi-même ceci fort hardiment, il désire
par charité qu’iceux soient mis en sa place auprès de Jésus-Christ
(3). O excellence de courage et de ferveur d’esprit incroyable ! il imite
Jésus-Christ, qui pour nous fut fait malédiction, qui prit
nos infirmités et porta nos maladies (4), ou, afin que je parle
plus sobrement, lui, le premier, après le Sauveur, ne refuse pas
de souffrir et d’être réputé impie à
(1) Act., IX, 15.
(2) Nazianzène, de Nazianze.
(3) Rom., IX, 3.
(4) Gal., III, 13; Matth., VIII, 17.
leur occasion. » Ainsi donc, Théotime, comme notre Sauveur
fut fouetté, condamné, crucifié en qualité
d’homme voué, destiné et dédié à porter
et supporter les opprobres, ignominies et punitions dues à tous
les pécheurs du monde, et à servir de sacrifice général
pour le péché, ayant été fait comme anathème,
séparé et abandonné de son Père éternel;
de même aussi, selon la véritable doctrine de ce grand Nazianzène,
le glorieux apôtre saint Paul désira d’être comblé
d’ignominie, crucifié, séparé, abandonné et
sacrifié pour le péché des Juifs, afin de porter pour
eux l’anathème et la peine qu’ils méritaient. Et comme notre
Sauveur porta de telle sorte les, péchés du monde, et fut
fait tellement anathème, sacrifié pour le péché,
et délaissé de son Père, qu’il ne laissa pas d’être
perpétuellement le Fils bien-aimé auquel le Père prenait
son bon plaisir (1); aussi le saint apôtre désira bien d’être
anathème et séparé de son maître, pour être
abandonné d’icelui, et délaissé à la merci
des opprobres et punitions dues aux Juifs; mais il ne désira pas
pourtant jamais d’être privé de la charité et grâce
de son Seigneur, de laquelle rien aussi ne le pouvait jamais séparer
(2); c’est-à-dire, il désira d’être traité comme
un homme séparé de Dieu; mais il ne désira pas d’en
être par effet séparé, ni privé de sa grâce,
car cela ne peut être saintement désiré. Ainsi l’épouse
céleste confesse que l’amour étant fort comme la mort (3),
laquelle sépare l’âme du corps, le zèle, qui est un
amour ardent, est
(1) Matth., XVII, 5.
(2) Rom., VIII, 89.
(3) Cant. cant., VIII,6
encore bien plus fort; car il ressemble à l’enfer (1), qui sépare
l’âme de la vue de notre Seigneur: mais jamais il n’est dit, ni ne
se peut dire, que l’amour on le zèle soit semblable au péché,
qui seul sépare de la grâce de Dieu. Et comme se pourrait-il
faire que l’ardeur de l’amour pût faire désirer d’être
séparé de la grâce, puisque l’amour est la grâce
même, ou du moins ne peut être sans la grâce? Or, le
zèle du grand saint Paul fut pratiqué en quelque sorte, ce
me semble, par le petit saint Paul, je veux dire saint Paulin, qui, pour
ôter un esclave de son esclavage, se rendit esclave lui-même,
sacrifiant sa liberté pour la rendre à son prochain.
O que bienheureux est, dit saint Ambroise, celui qui sait la discipline
du zèle! Très facilement, dit saint Bernard, le diable se
jouera de ton zèle, si tu négliges la science. Que donc ton
zèle soit enflammé de charité, embelli de science,
affermi de constance. Le vrai zèle est enfant de la charité,
car c’en est l’ardeur; c’est pourquoi, comme elle, il est patient, bénin,
sans trouble, sans contention, sans haine, sans envie, se réjouissant
de la vérité(2). L’ardeur du vrai zèle est pareille
à celle du chasseur, qui est diligent, soigneux, actif, laborieux
et très affectionné au pourchas (3), mais sans colère,
sans ire, sans trouble; car si le travail des chasseurs était colère,
ireux (4), chagrin, il ne serait pas si aimé ni affectionné.
Et de même le vrai zèle a des ardeurs extrêmes, mais
constantes,
(1) Cant. cant., VIII, 6
(2) I Cor., XIII, 4, 6.
(3) Pourchas, recherche, poursuite.
(4) Ireux, irrité, courroucé.
fermes, douces, laborieuses, également aimables et infatigables;
tout au contraire le faux zèle est turbulent, brouillon, insolent,
fier, colère, passager, également impétueux et inconstant
.
CHAPITRE XVII
Comme notre Seigneur pratiqua tous les plus excellente actes de l’amour.
Ayant si longuement parlé des actes sacrés du divin amour,
afin que plus aisément et saintement vous en conserviez la mémoire,
je vous en présente un recueil et abrégé. La charité
de Jésus-Christ nous presse (1), dit le grand Apôtre. Oui,
certes, Théotime, elle nous force et violente par son infinie douceur,
pratiquée en tout l’ouvrage de notre rédemption, auquel s’est
apparue la bénignité et amour de Dieu (2) envers les hommes;
car qu’est-ce que ce divin amant ne fit pas en matière d’amour?
1° Il nous aima d’amour de complaisance, car ses délices
furent d’être avec les enfants des hommes (3) et d’attirer l’homme
à soi, se rendant homme lui-même. 2° Il nous aima d’amour
de bienveillance, jetant sa propre divinité en l’homme, en sorte
que l’homme fût Dieu. 3° Il s’unit à nous par une conjonction
incompréhensible, en laquelle il adhéra et se serra à
notre nature si fortement, indissolublement et infiniment, que jamais rien
ne fut si étroitement joint et pressé à l’humanité,
qu’est maintenant la très sainte divinité en la personne
du Fils de Dieu. 4° Il s’écoula tout en
(1) II Cor., V, 14.
(2) Tit., III, 4.
(3) Prov., VIII, 31
nous, et, par manière de dire, fondit sa grandeur pour la réduire
à la forme et figure de notre petitesse, dont il est appelé
source d’eau vive, rosée et pluie du ciel. 5° Il a été
en extase, non seulement en ce que, comme dit saint Denis, à cause
de l’excès de son amoureuse bonté, il devient, en certaine
façon hors de soi-même, étendant sa providence sur
toutes choses, et se trouvant en toutes choses; mais aussi en ce que, comme
dit saint Paul, il s’est en quelque sorte quitté soi-même,
il s’est vidé de soi-même, il s’est épuisé de
sa grandeur, de sa gloire, il s’est démis du trône de son
incompréhensible majesté, et, s’il faut ainsi parler, il
s’est anéanti soi-même (1) pour venir à notre humanité,
nous remplir de sa divinité; nous combler de sa bonté, nous
élever à sa dignité, et nous donner le divin être
d’enfants de Dieu; et Celui duquel si souvent il est écrit : Je
vis moi-même, dit le Seigneur (2), il a pu dire par après,
selon-le langage de son apôtre : Je vis moi-même, non plus
moi-même, mais l’homme vit en moi (3). Ma vie, c’est l’homme; et
mourir pour l’homme, c’est mon profit (4). Ma vie est cachée avec
l’homme en Dieu (5). Celui qui habitait en soi-même, habite maintenant
en nous, et celui qui était vivant ès siècles dans
le sein de son Père éternel, fut par après mortel
dans le giron de sa mère temporelle; celui qui ‘vivait éternellement
de sa vie divine, vécut temporellement de la vie humaine, et celui
qui jamais éternellement
(1) Philipp., II, 7.
(2) Ezech., XXXIII, 11.
(3) Gal., II, 20.
(4) Philipp., I, 21.
(5) Col., III,3.
n’avait été que Dieu, sera éternellement à
jamais encore homme, tant l’amour de l’homme a ravi Dieu et l’a tiré
à l’extase (1). 6° Il admira souvent par dilection (2), comme
il fit le centenier et la Cananée. 7° Il contempla le jeune
homme qui avait jusqu’à l’heure gardé les commandements,
et désirait d’être acheminé à la perfection.
8° Il prit une amoureuse quiétude en nous, et même avec
quelque suspension de sens, emmi le sein de sa mère et en son enfance.
Il a eu des tendretés (3) envers les petits enfants, qu’il prenait
entre ses bras et dorlotait amoureusement; envers Marthe et Magdeleine,
envers le Lazare, qu’il pleura, comme sur la cité de Jérusalem.
10° Il fut animé d’un zèle nonpareil, qui, comme dit
saint Denis, se convertit en jalousie; détournant, en tant qu’il
fut en, lui, tout mal de sa bien-aimée nature humaine, au péril,
ains au prix de sa propre vie ; chassant le diable, prince de ce monde,
qui semblait être son rival et compagnon. 11° Il eut mille et
mille langueurs amoureuses; car d’où pouvaient procéder ces
divines paroles : Je dois être baptisé de baptême, et
comme suis-je angoissé (4) et pressé jusqu’à ce que
je l’accomplisse (5)? Il voyait l’heure d’être baptisé en
son sang, et languissait jusqu’à ce qu’il le fût l’amour qu’il
nous portait le pressant, afin de nous voir délivrés par
sa mort de la mort éternelle. Ainsi fut-il triste, et sua le sang
de détresse, au jardin des
(1) Tiré à l’extase, élevé jusqu’à
l’extase.
(2) Par dilection, par amour, comme pour le centenier et la Cananéenne.
(3) Tendretés, tendresses.
(4) Suis-je angoissé, suis-je dans l’angoisse.
(5) Luc., XII, 50.
Olives, non seulement pour l’extrême douleur que son âme
sentait en la partie inférieure de sa raison, mais aussi pour l’extrême
amour qu’il nous portait en la supérieure portion d’icelle; la douleur
lui donnant horreur de la mort, et l’amour lui donnant un extrême
désir d’icelle ; en sorte qu’un très âpre combat et
une cruelle agonie se fit entre le désir et l’horreur de la mort;
jusques à grande effusion de sang, qui coula comme d’une source,
ruisselant jusques à terre (1).
12° Enfin, Théotime, ce divin amoureux mourut entre les
flammes et ardeurs de la dilection, à cause de l’infinie charité
qu’il avait envers nous, et par la force et vertu de l’amour; c’est-à-dire,
il mourut en l’amour, par l’amour, pour l’amour et d’amour. Car bien que
les cruels supplices fussent très suffisants pour faire mourir qui
que ce fût, si est-ce que la mort ne pouvait jamais entrer dans la
vie de Celui qui tient les clefs de la vie et de la mort (2), si le divin
amour qui manie ces clefs n’eût ouvert les portes à la mort,
afin qu’elle allât saccager ce divin corps et lui ravir la vie l’amour
ne se contentant pas de l’avoir rendu mortel pour nous, s’il ne le rendait
mort. Ce fut par élection, et non par la force du mal, qu’il mourut.
Nul ne m’ôte ma vie, dit-il, mais je te laisse et quitte moi-même.
J’ai puissance de le. quitter et de la prendre derechef moi-même
(3). Il fut offert, dit Isaïe, parce qu’il le voulut (4); et partant
il n’est pas dit que son esprit s’en alla,
(1) Luc., XXII, 43, 44.
(2) Apoc., I, 18.
(3) Joan.. X, 18.
(4) Is., LIII, 7.
le quitta et se sépara de lui, mais au contraire qu’il mit son
esprit dehors (1), l’expira, le rendit et le remit ès mains de son
Père éternel (2) ; si que saint Athanase remarque qu’il baissa
la tête (3) pour mourir, afin de consentir et pencher à la
venue de mort, laquelle autrement n’eût osé s’approcher de
lui; et criant à pleine voix (4), il remet son esprit à son
Père, pour montrer que, comme il avait assez de force et d’haleine
pour ne point mourir, il avait aussi tant d’amour, qu’il ne pouvait plus
vivre sans faire revivre par sa mort ceux qui sans cela ne pouvaient jamais
éviter la mort, ni prétendre à la vraie vie. C’est
pourquoi la mort du Sauveur fut un vrai sacrifice, et sacrifice d’holocauste
que lui-même offrit à son Père pour notre rédemption.
Encore que les peines et douleurs de sa passion fussent si grandes et fortes,
que tout autre homme en fût mort, si est-ce que quant à lui
il n’en fût jamais mort, s’il n’eût voulu, et que le feu de
son infinie charité n’eût consumé sa vie. Il fut donc
le sacrificateur lui-même qui s’offrit à son Père,
et s’immola en amour, à l’amour, par l’amour, pour l’amour et d’amour.
Mais, Théotime, gardez bien pourtant de dire que cette mort
amoureuse du Sauveur ne soit faite par manière de ravissement. Car
l’objet pour lequel sa charité le porta à la mort, n’était
pas tant aimable qu’il pût ravir à soi cette divine âme,
laquelle sortit donc de son corps par manière
(1) Matth., XXVII, 50.
(2) Luc., XXIII, 46.
(3) Joan.,XIX, 30.
(4) Luc,, XXIII, 46.
d’extase, poussée et lancée par l’affluence et force
de l’amour; comme l’on voit la myrrhe pousser dehors sa première
liqueur par sa seule abondance, sans qu’on la presse ni tire aucunement,
selon ce que lui-même disait, ainsi que nous avons remarqué
: Personne ne m’ôte ni ravit mon âme. mais je la donne volontairement
(1). O Dieu, Théotime, quel brasier pour nous enflammer à
faire les exercices du saint amour pour le Sauveur tout bon, voyant qu’il
les a si amoureusement pratiqués pour nous qui sommes si mauvais
! Cette charité donc de Jésus-Christ nous presse (2).
(1) Joan., X, 18.
(2) II Cor., V, 14.
FIN DU DIXIÈME LIVRE
LIVRE ONZIÈME
DE LA SOUVERAINE AUTORITÉ QUE L’AMOUR SACRÉ TIENT SUR
TOUTES LES VERTUS, ACTIONS ET PERFECTIONS DE L’ÂME
CHAPITRE PREMIER
Combien toutes les vertus sont agréables à Dieu.
La vertu est si aimable de sa nature, que Dieu la favorise partout
où il la voit. Les païens, quoique ennemis de sa divine majesté,
pratiquaient parfois quelques vertus humaines et civiles, desquelles la
condition n’était pas au-dessus des forces de l’esprit raisonnable.
Or, vous pouvez penser, Théotime, combien cela était peu
de chose. Certes encore que ces vertus eussent beaucoup d’apparence, si
est-ce qu’en effet elles étaient de peu de valeur, à cause
de la bassesse de l’intention de ceux qui les pratiquaient, qui ne travaillaient
presque que pour l’honneur, ainsi que dit saint Augustin, ou pour quelque
autre prétention fort légère, comme est celle de l’entretien
de la société civile, ou pour quelque petite inclination
qu’ils avaient au bien, laquelle ne rencontrant point de grande contrariété,
les portait à des menues actions de vertu, comme par exemple, à
s’entre-saluer, à secourir les amis, vivre sobrement, ne point dérober,
servir fidèlement les maîtres, payer les gages aux ouvriers.
Et toutefois, quoique cela fût ainsi mince et environné de
plusieurs imperfections, Dieu en savait gré à ces pauvres
gens, et les en récompensait abondamment.
Les sages-femmes auxquelles Pharaon donna charge de faire périr
tous les mâles des israélites, étaient sans doute Egyptiennes
et païennes (1) car s’excusant de quoi elles n’avaient pas exécuté
la volonté du roi : Les femmes hébreuses (2), disaient-elles,
ne sont pas comme les Egyptiennes, car elles savent l’art de recevoir les
enfants; et devant que nous allions à elles, elles ont enfanté
(3). Excuse qui n’eût pas été à propos, si ces
sages-femmes eussent été Hébreuses; et n’est pas croyable
que Pharaon eût donné une commission si impiteuse (4) contre
les Hébreuses à des femmes hébreuses de même
nation et religion et aussi Josèphe témoigne qu’en effet
elles étaient Egyptiennes. Or, tout Egyptiennes et païennes
quelles étaient, elles craignirent d’offenser Dieu (5) par une cruauté
si barbare et dénaturée, comme eût été
celle du massacre de tant de petits enfants. De quoi la divine douceur
leur sut si bon gré, qu’elle leur édifia des maisons (6),
c’est-à-dire, les rendit plantureuses en enfants et en biens temporels.
(1) Exod., I, 15.
(2) Hébreuses, des Hébreux, juives
(3) Exod., I, 19.
(4) Impiteuse, impitoyable.
(5) Exod. I, 17.
(6) Ibid., 21.
Nabuchodonosor, roi de Babylone, avait combattu en une guerre juste
contre la ville de Tyr que la justice divine voulait châtier. Et
Dieu dit à Ezéchiel, qu’en récompense il donnerait
l’Egypte en proie à Nabuchodonosor et à son armée
; parce, dit Dieu, qu’ils ont travaillé pour moi (1). Donc, ajoute
saint Jérôme au commentaire, nous apprenons que, si les païens
mêmes font quelque bien, ils ne sont point laissés sans salaire
par le jugement de Dieu. Ainsi Daniel exhorta Nabuchodonosor infidèle
de racheter ses péchés par aumônes (2), c’est-à-dire,
de se racheter des peines temporelles dues à ses péchés,
dont il était menacé. Voyez-vous donc, Théotime, combien
il est vrai que Dieu fait état des vertus, encore qu’elles soient
pratiquées par des personnes qui sont d’ailleurs mauvaises? S’il
n’eût agréé la miséricorde des sages-femmes
et la justice de la guerre des Babyloniens, eût-il pris le soin,
je vous prie, de les salarier? Et si Daniel n’eût su que l’infidélité
de Nabuchodonosor n’empêcherait pas que Dieu n’agréât
ses aumônes, pourquoi les lui eût-il conseillées? Certes,
l’Apôtre nous assure que les païens qui n’ont pas la loi, font
naturellement ce qui appartient à la loi (3). Et quand ils le font,
qui peut douter qu’ils ne fassent bien, et que Dieu n’en fasse compte?
Les païens connurent que le mariage était bon et nécessaire,
ils virent qu’il était convenable d’élever les enfants ès
arts, en l’amour de la patrie, en la vie civile, et ils le firent. Or,
je vous laisse à penser si Dieu ne
(1) Ezech., XXX, 19, 20.
(2) Daniel., IV, 24.
(3) Rom., II, 14.
trouvait pas bon cela, puisqu’il avait donné la lumière
de la raison et l’instinct naturel à cette intention.
La raison naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous:
les fruits qui en proviennent, ne peuvent être que bons; fruits qui,
en comparaison de ceux qui procèdent de la grâce, sont à
la vérité de très petit prix, mais non pas pourtant
de nul prix, puisque Dieu les a prisés, et pour iceux a donné
des récompenses temporelles; ainsi que, selon le grand saint Augustin,
il salaria les Vertus morales des Romains de la grande étendue et
magnifique réputation de leur empire.
Le péché rend sans doute l’esprit malade, qui partant
ne peut pas faire des grandes et fortes opérations, mais oui bien
des petites; car toutes les actions des malades ne sont pas malades, encore
parle-t-on, encore voit-on, encore ouit-on, encore boit-on. L’âme
qui est en péché peut faire des biens, qui, étant
naturels,- sont récompensés de salaires naturels; étant
civils, sont payés de monnaie civile et humaine, c’est-à-dire,
par des commodités temporelles. Le pécheur n’est pas en la
condition des diables, desquels la volonté est tellement détrempée
et incorporée au mal, qu’elle ne peut vouloir aucun bien. Non, Théotime,
le pécheur en ce monde n’est pas ainsi ; il est là emmi le
chemin entre Jérusalem et Jéricho, blessé à
mort, mais non pas encore mort; car, dit l’Évangile, il est laissé
à moitié vivant (1) et comme il est à moitié
vif, il peut aussi faire des actions à moitié vives. Il ne
saurait voirement (2)
(1) Luc., X, 30.
(2) Voirement, certes.
marcher, ni se lever, ni crier à l’aide, non pas même
parler, sinon languidement (1), à cause de son coeur failli; mais
il peut bien ouvrir les yeux, remuer les doigts, soupirer, dire quelque
parole de plainte; actions faibles, et nonobstant lesquelles il mourrait
misérablement sur son sang, si le miséricordieux Samaritain
ne lui eût appliqué son huile et son vin, et ne l’eût
emporté au logis (2) pour le faire panser et traiter à ses
propres dépens.
La naturelle raison est grandement blessée, et comme à
moitié morte par le péché : c’est pourquoi ainsi mal
en point, elle ne peut observer tous les commandements, qu’elle voit bien
pourtant être convenables. Elle connaît son devoir, mais elle
ne peut le rendre; et ses yeux ont plus de clarté pour lui montrer
le chemin, que ses jambes de force pour l’entreprendre.
Le pécheur peut voirement bien observer quelques-uns des commandements
par-ci, par-là, ains il peut même les observer tous pour quelque
peu de temps, lorsqu’il ne se présente point de sujet relevé
auquel il faille pratiquer les vertus commandées, ou de tentation
pressante de commettre le péché défendu; mais que
le pécheur puisse vivre longtemps en son péché sans
eu ajouter des nouveaux, certes cela ne se peut sans une spéciale
protection de Dieu. Car les ennemis de l’homme sont ardents, remuants et
en perpétuelle action pour le précipiter; et quand ils voient
qu’il n’arrive point d’occasion de pratiquer
(1) Languidement, du latin languide, languisamment.
(2) Luc., X, 33, 34
les vertus ordonnées, ils suscitent mille tentations pour nous
faire tomber ès choses prohibées; et lors la nature sans
la grâce ne se peut garantir du précipice. Car si nous vainquons,
Dieu nous donne la victoire par Jésus-Christ (1), ainsi que dit
saint Paul. Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation
(2). Si notre Seigneur disait seulement : Veillez, nous penserions pouvoir
assez faire de nous-mêmes; mais quand il ajoute : Priez, il montre
que s’il ne garde nos âmes au temps de la tentation, en vain veilleront
ceux qui les gardent (3).
.
CHAPITRE II
Que l’amour sacré rend les vertus excellemment plus agréables
à Dieu qu’elles ne le sont de leur propre nature.
Les maîtres des choses rustiques admirent la franche innocence
et pureté des petites fraises; parce qu’encore qu’elles rampent
sur la terre et soient continuellement foulées par les serpents,
lézards et autres bêtes venimeuses, si est-ce qu’elles ne
reçoivent aucune impression du venin, n’acquièrent aucune
qualité maligne, signe qu’elles n’ont aucune affinité avec
le venin. Telles sont donc les vertus humaines, Théotime; lesquelles,
quoiqu’elles soient en un coeur bas, terrestre et grandement occupé
du péché, elles ne sont néanmoins aucunement infectées
de la
(1) I Cor., XV, 57.
(2) Matth., XXVI, 41.
(3) Ps., CXXVI, 1.
malice d’icelui, étant d’une nature si franche et innocente,
qu’elle ne peut être corrompue par la société de l’iniquité,
selon qu’Aristote même a dit que la vertu était une habitude
de laquelle aucun ne peut abuser. Que si les vertus étant ainsi
bonnes en elles-mêmes ne sont pas récompensées d’un
loyer (1) éternel, lorsqu’elles sont pratiquées par les infidèles
ou par ceux qui sont en péché, il ne s’en faut nullement
étonner, puisque le coeur duquel elles procèdent n’est pas
capable du bien éternel, s’étant d’ailleurs détourné
de Dieu, et que l’héritage céleste appartenant au Fils de
Dieu, nul n’y doit être associé qui ne soit en lui et son
frère adoptif; laissant à part que la convention par laquelle
Dieu promet le paradis, ne regarde que ceux qui sont en sa grâce,
et que les vertus des pécheurs n’ont aucune dignité ni valeur
que celle de leur nature, qui par conséquent, ne les peut relever
au mérite des récompenses surnaturelles, lesquelles pour
cela même sont appelées surnaturelles, d’autant que la nature
et tout ce qui en dépend ne peut ni les donner ni les mériter.
Mais les vertus qui se trouvent ès amis de Dieu, quoiqu’elles
ne soient que morales et naturelles selon leur propre condition, sont néanmoins
anoblies et relevées à la dignité d’oeuvres saintes,
à cause de l’excellence du coeur qui les produit.
C’est une des propriétés de l’amitié, qu’elle
rend agréable l’ami et tout ce qui est en lui de bon et d’honnête.
L’amitié répand sa grâce et Laveur sur toutes les actions
de celui que l’on aime, pour peu qu’elles en soient susceptibles
(1) Un loyer, un salaire
les aigreurs des amis sont des douceurs, les douceurs des ennemis sont
des aigreurs. Toutes les oeuvres vertueuses d’un coeur ami de Dieu sont
dédiées à Dieu. Car le coeur qui s’est donné
soi-même, comme n’a-t-il pas donné tout ce qui dépend
de lui-même? Qui donne l’arbre sans réserve, ne donne-t-il
pas aussi les feuilles, les fleurs et les fruits? Le juste fleurira comme
la palme, il croîtra comme le cèdre du Liban. Plantés
en la maison du Seigneur, ils fleuriront ès parvis de la maison
de notre Dieu (1). Puisque le juste est planté en la maison de Dieu,
ses feuilles, ses fleurs et ses fruits y croissent, et sont dédiés
au service de sa majesté. Il est comme l’arbre planté près
le courant des eaux, qui porte son fruit en son temps; ses feuilles mêmes
ne tombent point, tout ce qu’il fait prospère (2). Non seulement
les fruits de la charité et les fleurs des oeuvres qu’elle ordonne,
mais les feuilles mêmes des vertus morales et naturelles tirent une
spéciale prospérité de l’amour du coeur qui les produit.
Si vous entez un rosier, et que dedans la fente de la tige vous mettiez
un grain de musc, les roses qui en proviendront seront toutes musquées.
Fendez donc votre coeur par la sainte pénitence, et mettez l’amour
de Dieu dans la fente, puis entant sur icelui telle vertu que vous voudrez,
les oeuvres qui en proviendront seront parfumées de sainteté,
sans qu’il soit besoin d’autre soin pour cela.
Les Spartes ayant oui une très belle sentence de la bouche d’un
méchant homme, n’estimèrent
(1) Ps., CXI, 13, 14.
(2) Ps., I, 3.
pas qu’elle dût être reçue, si premièrement
elle n’était prononcée par la bouche d’un homme de bien.
Pour donc la rendre digne de réception, ils ne firent autre chose
que de la faire derechef proférer par un homme vertueux. Si vous
voulez rendre sainte la vertu humaine et morale d’Épictète,
de Socrate ou de Demades (1), faites-la seulement pratiquer par une âme
vraiment chrétienne, c’est-à-dire, qui ait l’amour de Dieu.
Ainsi Dieu regarda au bon Abel premièrement, et puis à ses
offrandes (2); en sorte que les offrandes prirent leur grâce et dignité,
devant les yeux de Dieu, de la bonté et piété de celui
qui les présentait. O bonté souveraine de ce grand Dieu,
laquelle favorise tant ses amants, qu’elle chérit leurs moindres
petites actions, pour peu qu’elles soient bonnes, et les anoblit excellemment,
leur donnant le titre et la qualité de saintes! Eh! c’est en contemplation
de son Fils bien-aimé, duquel il veut honorer les enfants adoptifs,
sanctifiant tout ce qui est de boa en eux, les os, les cheveux,
les vêtements, les sépulcres et jusques à l’ombre
(3) de leurs corps, la foi, l’espérance, l’amour, la religion, oui
même la sobriété, la courtoisie, l’affabilité
de leurs coeurs.
Donc, mes chers frères, dit l’Apôtre, soyez stables et
immobiles, abondants en toutes oeuvres du Seigneur, sachant que votre travail
ne sera point inutile en notre Seigneur (4). Et notez, Théotime,
que toute oeuvre vertueuse doit être estimée oeuvre du Seigneur,
voire même quand elle serait
(1) Demades, orateur et phil. athénien cité par Cicéron
(2) Gen., IV, 4.
(3) Act., V, 15.
(4) I Cor., XV, 53.
pratiquée par un infidèle car sa divine majesté
dit à Ezéchiel que Nabuchodonosor et son armée avaient
travaillé pour lui (1), parce qu’ils avaient fait une guerre légitime
et juste contre les Tyriens; montrant assez par là que la justice
des injustes est sienne, tendà lui et lui appartient; bien que les
injustes qui font la justice, ne soient pas siens, ne tendent pas à
lui et ne lui appartiennent pas. Car comme ce grand prophète et
prince Job, quoiqu’il fût issu de race païenne, et habitant
de la terre Hus (2), ne laissa pas d’appartenir à Dieu; ainsi les
vertus morales, quoique provenues d’un coeur pécheur, ne laissent
pas d’appartenir à Dieu. Mais quand ces mêmes vertus se trouvent
en un coeur vraiment chrétien, c’est-à-dire, doué
du saint amour, alors non seulement elles appartiennent à Dieu,
mais elles ne sont point inutiles en notre Seigneur, ains sont rendues
fructueuses et précieuses devant les yeux de sa bonté. Ajoutez
à un homme la charité, dit saint Augustin (3), tout profite;
ôtez-en la charité, tout le reste ne profite plus. Et à
ceux qui aiment Dieu, toutes choses coopèrent en bien, dit l’Apôtre
(4).
.
CHAPITRE III
Comme il y a des vertus que la présence du divin amour relève
à une plus haute excellence que les autres.
Mais il y a des vertus qui, à raison de leur naturelle alliance
et correspondance avec la charité, sont aussi beaucoup plus capables
de recevoir
(1) Ezech., XXIX, 20.
(2) Job., I, 1.
(3) Serm. L, de Vert,. Domini.
(4) Rom., VIII, 28.
la précieuse influence de l’amour sacré, et par conséquent
la communication de la dignité et valeur d’icelui. Telles sont la
foi et l’espérance, qui, avec la charité, regardent immédiatement
Dieu; et la religion avec la pénitence et dévotion, qui s’emploient
à l’honneur de sa divine majesté. Car ces vertus, par leur
propre condition, ont un si grand rapport à Dieu, et sont si susceptibles
des impressions de l’amour céleste, que, pour les faire participer
à la sainteté d’icelui, il ne faut sinon qu’elles soient
auprès de lui, c’est-à-dire, en un coeur qui aime Dieu. Ainsi,
pour donner le goût de l’olive aux raisins, il ne faut que planter
la vigne entre les oliviers : car sans s’entre-toucher aucunement, par
le seul voisinage ces plantes feront un réciproque commerce de leurs
saveurs et propriétés, tant elles ont une grande inclination
et étroite convenance l’une envers l’autre. Certes, toutes les fleurs,
si ce ne sont celles de
l’arbre triste (1), et quelques autres de naturel monstrueux, toutes,
dis-je, se réjouissent, épanouissent et s’embellissent à
la vue du soleil, par la chaleur vitale qu’elles reçoivent de ses
rayons. Mais toutes les fleurs jaunes, et surtout celle que les Grecs ont
appelée héliotropium, et nous tourne-soleil (2),non seulement
reçoivent de la joie et complaisance en la présence du soleil,
mais suivent, par un amiable (3) contour, les attraits de ses rayons, le
regardant et se retournant devers lui depuis son levant jusques à
son couchant.
(1) Arbre triste, nyctauthe, arbrisseau de la famille des jasminées,
croît au Malabar. Ses fleurs jaunâtres ne s’ouvrent que a nuit.
(2) Tourne-soleil, tournesol.
(3) Amiable, gracieux.
Ainsi toutes les vertus reçoivent un nouveau lustre et une excellente
dignité par la présence de l’amour sacré; mais la
foi, l’espérance, la crainte de Dieu, la piété, la
pénitence, et toutes les autres vertus, qui d’elles-mêmes
tendent particulièrement à Dieu et à son honneur,
elles ne reçoiVent pas seulement l’impression du divin amour, par
laquelle elles sont élevées à une grande valeur; mais
elles se penchent totalement vers lui, s’associant avec lui, le suivant
et servant en boutes occasions. Car enfin, mon cher Théotime, la
parole sacrée attribue une certaine propriété et force
de sauver, de sanctifier et de glorifier, à la foi, à l’espérance,
à la piété, à la crainte de Dieu, à
la pénitence, qui témoigne bien que ce sont des vertus de
grand prix, et qu’étant pratiquées en un coeur qui a l’amour
de Dieu, elles se rendent excellemment plus fructueuses et saintes que
les autres, lesquelles de leur nature n’ont pas une si grande convenance
avec l’amour sacré. Et celui qui s’écrie: Si j’ai toute la
foi, en sorte même que je transporte les montagnes, et je n’ai point
la charité, je ne suis rien (1), il montre bien certes qu’avec la
charité cette foi lui profiterait grandement. La charité
donc est une vertu nonpareille, qui n’embellit pas seulement le coeur auquel
elle se trouve, mais bénit et sanctifie aussi toutes les vertus
qu’elle rencontre en icelui, par sa seule présence, les embaumant
et parfumant de son odeur céleste, par le moyen de laquelle elles
sont rendues de grand prix devant Dieu; ce qu’elle fait néanmoins
beaucoup plus excellemment en la foi, en l’espérance, et ès
(1) I Cor., XIII, 2.
autres vertus qui d’elles-mêmes ont une nature tendante à
la piété.
C’est pourquoi, Théotime, entre toutes les actions vertueuses
nous devons soigneusement pratiquer celles de la religion et révérence
envers les choses divines, celles, de la foi, de l’espérance et
de la très sainte crainte de Dieu, parlant souvent des choses célestes,
pensant et aspirant à l’éternité, hantant les églises
et services sacrés, faisant des lectures dévotes, observant
les cérémonies de la religion chrétienne; car le saint
amour se nourrit à souhait parmi ces exercices, et répand
sur iceux plus abondamment ses grâces et propriétés
qu’il ne fait sur les actions des vertus simplement humaines, ainsi que
lebel arc-en-ciel rend odorantes toutes les plantes sur lesquelles il tombe,
mais plus que toutes incomparablement celle de l’aspalatus (4).
.
CHAPITRE IV
Comme le divin amour sanctifie encore plus excellemment les vertus,
quand elles sont pratiquées par son ordonnance et commandement.
Rachel, après avoir grandement désiré d’être
mère, fut rendue fertile par deux moyens, dont elle eut aussi des
enfants de deux différentes façons. Car au commencement de
son mariage se-croyant stérile, elle employa sa servante Bala pour
donner à son cher Jacob, lui disant : J’ai Bala ma chambrière,
prenez-la en mariage, afin qu’elle enfante sur mes genoux, et que j’aie
des enfants
(1) Aspalatus, sparte épineux, sorte de genêt. Quant à
l’influence de l’arc-en-ciel sur le parfum des plantes, elle n’est pas
prouvée.
d’elle (1). Et il arriva selon son souhait : car Bala conçut
et mit au monde plusieurs enfants sur les genoux de Rachel, qui les recevait
comme véritablement siens, d’autant qu’ils lui venaient de deux
personnes, dont la première lui appartenait par la loi du mariage,
et l’autre par obligation de service, et d’autant encore que ç’avait
été par son ordonnance et volonté que sa servante
Bala en était devenue mère. Mais elle eut par après
deux enfants issus et procréés d’elle-même, à
savoir Joseph et le cher Benjamin (2).
Je vous dis maintenant, mon cher Théotime, que la charité
cl dilection sacrée, plus belle cent fois qua Rachel, mariée
à l’esprit humain, souhaite sans cesse de produire de saintes opérations.
Que si au commencement elle n’en peut avoir elle-même, de sa propre
extraction, par l’union sacrée qui lui est uniquement propre, elle
appelle les autres vertus, comme ses fidèles servantes, et les associe
à son mariage, commandant au coeur de les employer, afin que d’elles
il fasse naître des saintes opérations, mais opérations
qu’elle ne laisse pas d’adopter et estimer siennes, parce qu’elles sont
produites par son ordre et commandement, et d’un coeur qui lui appartient,
d’autant que, comme nous avons déclaré ailleurs, l’amour
est maître du coeur, et par conséquent de toutes les oeuvres
des autres vertus faites par son consentement.
Mais outre cela, cette divine dilection no laisse pas d’avoir deux
actes issus proprement et extraits d’elle-même, dont l’un est l’amour
effectif, qui,
(1) Gen., XXX, 3.
(2) Gen., XXXIII, 23, et XXXV, 18.
comme un autre Joseph, usant de la plénitude de l’autorité
royale, soumet et range tout le peuple de nos facultés, puissances,
passions et affections à la volonté de Dieu, afin qu’il soit
aimé, obéi et servi sur toutes choses, rendant par ce moyen
exécuté le grand commandement céleste : Tu aimeras
le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout
ton esprit, de toutes tes forces (1). L’autre est l’amour affectif ou affectueux,
qui, comme un petit Benjamin, est grandement délicat, tendre, agréable
et aimable; mais en cela plus heureux que Benjamin, que la charité
sa mère ne meurt pas en le produisant, ains prend, ce semble, une
nouvelle vie par la suavité qu’elle en ressent.
Ainsi donc, Théotime, les actions vertueuses des enfants de
Dieu appartiennent toutes à la sacrée dilection : les unes,
parce qu’elle-même les produit de sa propre nature; les autres, d’autant
qu’elle les sanctifie par sa vitale présence, et les autres enfin
par l’autorité et le commandement dont elle use sur les autres vertus,
desquelles elle les fait naître. Et celles-ci, comme elles ne sont
pas à la vérité si éminentes en dignité
que les actions proprement et immédiatement issues de la dilection,
aussi excellent-elles incomparablement au-dessus des actions qui ont toute
leur sainteté de la seule présence et société
de la charité.
Un grand général d’armée ayant gagné une
signalée bataille aura sans doute tout l’honneur de la victoire,
et non sans cause : car. il aura combattu lui-même en tête
de l’armée, pratiquant plusieurs beaux faits d’armes, et pour le
reste il
(1) Deut., VI, 5, et Matth., XXII, 37.
aura disposé l’armée, puis ordonné et commandé
tout ce qui aura été exécuté; si qu’il (1)
est estimé d’avoir tout fait, ou par soi-même en combattant
de ses propres mains, ou par sa conduite en commandant aux autres. Que
si même quelques troupes amies surviennent à l’imprévu
et se joignent à l’armée, on ne laissera pas que d’attribuer
l’honneur de leur action au général, parce qu’encore qu’elles
n’aient pas reçu ses commandements, elles l’ont néanmoins
servi, et suivi ses intentions. Mais pourtant, après qu’on lui a
donné toute la gloire en gros, on ne laisse pas d’en distribuer
les pièces à chaque partie de l’armée, en disant ce
que l’avant-garde, le corps et l’arrière-garde ont fait: comme les
Français, les Italiens, les Allemands, les Espagnols se sont comportés;
oui même on loue les particuliers qui se seront signalés au
combat. Ainsi entre toutes les vertus, mon cher Théotime, la gloire
de notre salut et de notre victoire sur l’enfer est déférée
à l’amour divin, qui comme prince et général de toute
l’armée des vertus, fait tous les exploits par lesquels nous obtenons
le triomphe. Car l’amour sacré a ses actions propres, issues et
procédées de lui-même, par lesquelles il fait des miracles
d’armes sur nos ennemis; puis, outre cela, il dispose, commande et ordonne
les actions des autres vertus, qui pour cette cause sont nommées
actes commandés ou ordonnés de l’amour. Que si enfin quelques
vertus font leurs -opérations sans son commandement, pourvu qu’elles
servent à son intention, qui est l’honneur de Dieu, il ne laissa
pas -que-de les avouer siennes. Or, néanmoins,
(1) Si que, tellement que.
quoiqu’en gros nous disions, après le divin Apôtre, que
la charité souffre tout, elle croit tout, elle espère tout,
elle supporte tout (1), et en somme qu’elle fait tout; si est-ce que nous
ne laissons pas de distribuer en particulier la louange du salut des bienheureux
aux autres vertus, selon qu’elles ont excellé en un chacun: car
nous disons que la foi en a sauvé les uns, i’aumône quelques
autres; la tempérance, l’oraison, l’humilité, l’espérance,
la chasteté, les autres; parce que les actions de ces vertus ont
paru avec lustre en ces saints. Mais toujours réciproquement-aussi,
après qu’on a élevé ces vertus particulières,
il faut rapporter tout leur honneur à l’amour sacré, qui
à toutes donne la sainteté qu’elles ont. Car que vent dire
autre chose le glorieux Apôtre inculquant que la charité est
bénigne, patiente, qu’elle croit tout, espère tout, supporte
tout (2), sinon que la charité ordonne et commande à la patience
de patienter, et à l’espérance d’espérer, et à
la foi de croire? Il est vrai, Théotime, qu’avec cela il signifie
encore que l’amour est l’âme et la vie de toutes les vertus, comme
s’il voulait dire que la patience n’est pas assez patiente, ni la foi assez
fidèle, ni l’espérance assez confiante, ni la débonnaireté
assez douce, si l’amour ne les anime et vivifie. Et c’est cela même
que nous fait entendre ce même vaisseau d’élection (3), quand
il dit que sans la charité rien ne lui profite, et qu’il n’est rien
(4), car c’est comme s’il disait que sans l’amour il n’est
(1) I Cor., XIII, 7.
(2) I Cor., XIII, 4, 7.
(3) Act., IX, 15.
(4) I Cor., XIII, 2, 3.
ni patient, ni débonnaire, ni constant, ni fidèle, ni
espérant, ainsi qu’il est convenable pour être serviteur de
Dieu, qui est le vrai et désirable être de l’homme.
.
CHAPITRE V
Comme l’amour sacré mêle sa dignité parmi les antres
vertus, en perfectionnant la leur particulière.
J’ai vu à Tivoli, dit Pline, un arbre enté de toutes
les façons qu’on peut enter, qui portait toutes sortes de fruits
: car en une branche on trouvait des cerises; en une autre des noix, et
ès autres des raisins, des figues, des grenades, des pommes, et
généralement toutes espèces de fruits. Cela, Théotime,
était admirable; mais il l’est bien plus encore de voir en l’homme
chrétien la divine dilection sur laquelle toutes les vertus sont
entées : de manière que comme l’on pouvait dire de cet arbre,
qu’il était cerisier, pommier, noyer, grenadier; aussi l’on peut
dire de la charité, qu’elle est patiente, douce, vaillante, juste,
ou plutôt qu’elle est la patience, la douceur et la justice même.
Mais le pauvre arbre de Tivoli ne dura guères, comme le même
Pline témoigne: car cette variété de productions tarit
incontinent son humeur radicale et le dessécha, en sorte qu’il en
mourut, où au contraire la dilection se renforce et revigore de
faire force fruits en l’exercice de toutes les vertus; ains, comme ont
remarqué nos saints Pères, elle est insatiable en l’affection
qu’elle a de fructifier, et ne cesse de presser le coeur auquel elle se
trouve, comme Rachel faisait de son mari, disant : Donnez-moi des enfants,
autrement je mourrai (1).
Or, les fruits des arbres entés sont toujours selon la greffe
: car si la greffe est de pommier, elle jettera des pommes; si elle est
de cerisier, elle jettera des cerises :en sorte néanmoins que toujours
ces fruits-là tiennent du goût du tronc. Et de même,
Théotime, nos actes prennent leur nom et leur espèce des
vertus particulières desquelles ils sont issus, mais ils tirent
de la sacrée charité le goût de leur sainteté;
aussi la charité est la racine et source de toute sainteté
en l’homme. Et comme la tige communique sa saveur à tous les fruits
que les greffes produisent, en telle sorte que chaque fruit ne laisse pas
de garder la propriété naturelle de la greffe d’où
il est procédé; ainsi la charité répand tellement
son excellence et dignité ès actions des autres vertus, que
néanmoins elle laisse à une chacune d’icelles la valeur et
bouté particulière qu’elle a de sa condition naturelle.
Toutes les fleurs perdent l’usage de leur lustre et de leur grâce
parmi les ténèbres de la nuit; mais au matin, le soleil rendant
ces mêmes fleurs visibles et agréables, n’égale pas
toutefois leurs beautés et leurs grâces, et sa clarté,
répandue également sur toutes, les fait néanmoins
inégalement claires et éclatantes, selon que plus ou moins
elles se trouvent susceptibles des effets de sa splendeur, et la lumière
du soleil, pour égale qu’elle soit sur la violette et sur la rose,
n’égalera tarnais pourtant la beauté de celle-là à
la beauté de celle-ci, ni la grâce d’une marguerite à
celle
(1) Genes., XXX, 1.
du lis. Mais pourtant si la lumière dé soleil était
fort claire sur la violette, et fort obscurcie par les brouillards sur
la rose, alors sans doute elle rendrait plus agréable aux yeux la
violette que la rose. Ainsi, mon Théotime, si avec une égale
charité l’un souffre la mort du martyre et l’autre la faim du jeûne,
qui ne voit que le prix de ce jeûne ne sera pas pour cela égal
à celui du martyre? Non, Théotime; car qui oserait dire que
le martyre en soi-même ne soit pas plus excellent que le jeûne?
Que s’il est plus excellent, la charité survenante ne lui ôtant
pas l’excellence qu’il a, ains la perfectionnant, lui laissera par conséquent
les avantages qu’il avait naturellement sur le jeûne. Certes, nul
homme de bon sens n’égalera la chasteté nuptiale à
la virginité, ni le bon usage des richesses à l’entière
abnégation d’icelles. Et qui oserait aussi dire que la charité
survenante à ces vertus leur ôtat leurs propriétés
et privilèges, puisqu’elle n’est pas une vertu détruisante
et appauvrissante, ains bonifiante, vivifiante et enrichissant tout ce
qu’elle trouve de bon ès âmes qu’elle gouverne? Ains tant
s’en faut que l’amour céleste ôte aux vertus les prééminences
et dignités qu’elles ont naturellement, qu’au contraire ayant cette
propriété de perfectionner les perfections qu’elle rencontre,
à mesure qu’elle trouve des plus grandes perfections, elle les perfectionne
plus grandement; comme le sucre ès confitures assaisonne tellement
les fruits de sa douceur, que les adoucissant tous, il les laisse néanmoins
inégaux en goût et suavité, selon qu’ils sont inégalement
savoureux de leur nature, et jamais il ne rend les pêches et les
noix ni si douces ni si agréables que les abricots et les myrobalans
(1). Il est vrai toutefois que si la dilection est ardente, puissante et
excellente en un coeur, elle enrichira et perfectionnera aussi davantage
tout et les oeuvres des vertus qui en procéderont. On peu souffrir
ta mort et le feu pour Dieu sans avoir la charité, ainsi que saint
Paul présuppose (2), et que je déclare ailleurs: à
plus forte raison on la peut souffrir avec une petite charité. Or,
je dis, Théotime, qu’il se peut bien faire qu’une fort petite vertu
ait plus de valeur en une âme où l’amour sacré règne
ardemment, que le martyre même en une âme où l’amour
est alangouri, faible et lent. Ainsi les menues vertus de Notre-Dame, de
saint Jean et des autres grands saints, étaient de plus grand prix
devant Dieu que les plus relevées de plusieurs saints inférieurs;
comme beaucoup de petits élans amoureux des séraphins sont
plus enflammés que les plus relevés des anges du dernier
ordre; ainsi que le chant des rossignols apprentis est plus harmonieux
incomparablement que celui des chardonnerets les mieux appris.
Pireicus, à la fin de ses ans, ne peignait qu’en petit volume
et choses de peu, comme boutiques de barbier, de cordonnier, petits ânes
chargés d‘herbes, et semblables menus fatras; ce qu’il faisait,
comme Pline pense, pour assoupir sa grande renommée, dont enfin
on l’appela peintre de basse étoffe; et néanmoins la grandeur
de son art paraissait tellement en ses bas ouvrages, qu’on les vendait
plus que les grandes besognes des
(1) Myrobalans, fruits desséchés du badamier, qu’on apporte
de l’Amérique et de l’Inde.
(2) I Cor., XIII, 3.
autres. Ainsi, Théotime, les petites simplicités, abjections
et humiliations, esquelles les grands saints se sont tant plu pour se musser
(1) et mettre leur coeur à l’abri contre la vaine gloire, ayant
été faites avec une grande excellence de l’art et de l’ardeur
du céleste amour, ont été trouvées plus agréables
devant Dieu que les grandes ou illustres besognes de plusieurs autres qui
furent faites avec peu de charité et de dévotion.
L’épouse sacrée blesse son époux avec un seul
de ses cheveux (2), desquels il fait tant d’état, qu’il les compare
aux troupeaux des chèvres de Galaad (3), et n’a pas plus tôt
loué les yeux de sa dévote amante, qui sont les parties les
plus nobles de tout le visage, que soudain il loue la chevelure, qui est
la plus frêle, vile et abjecte, afin que l’on sût qu’en une
âme éprise du divin amour, les exercices qui semblent fort
chétifs, sont néanmoins grandement agréables à
sa divine majesté.
.
CHAPITRE VI
De l’excellence du prix que l’amour sacré donne aux actions
issues de lui-même, et à celles qui procèdent des autres
vertus.
Mais, ce me direz-vous, quelle est cette valeur, je vous prie, que
le saint amour donne à nos actions? O mon Dieu, Théotime,
certes, je n’aurais pas l’assurance de le dire, si le Saint-Esprit ne l’avait
lui-même déclaré en termes fort exprès, par
le grand apôtre saint Paul, qui parle ainsi: Ce qui à présent
est momentané et léger de notre
(1) Se musser, se cacher.
(2) Cant. cant., IV, 9.
(3) Ibid., VI, 4.
tribulation, opère en nous sans mesure en la sublimité
un poids éternel de gloire (1). Pour Dieu! pesons ces paroles :
Nos tribulations, qui sont si légères qu’elles passent en
un moment, opèrent en nous le poids solide et stable de la gloire.
Voyez, de grâce, ces merveilles. La tribulation produit la gloire,
la légèreté donne le poids, et les moments opèrent
l’éternité; mais qui peut donner tant de vertu à ces
moments passagers et à ces tribulations si légères?
L’écarlate et la pourpre, ou fin cramoisi violet, est un drap grandement
précieux et royal; mais ce n’est pas à raison de la laine,
ains à cause de la teinture. Les oeuvres des bons chrétiens
sont dé si grande valeur, que pour icelles on nous donne le ciel;
mais, Théotime, ce n’est pas
parce qu’elles procèdent de nous, et sont la laine de nos coeurs,
ains parce qu’elles sont teintes au sang du Fils de Dieu: je veux dire
que c’est d’autant que le Sauveur sanctifie nos oeuvres par le mérite
de son sang.
Le sarment, uni et joint au cep, porte du fruit, non en sa propre vertu,
mais en la vertu du cep. Or, nous sommes unis par la charité à
notre Rédempteur comme les membres au chef; c’est pourquoi nos fruits
et bonnes oeuvrés, tirant leur valeur d’icelui, méritent
la vie éternelle. La baguette d’Aaron était sèche,
incapable de fructifier d’elle-même; mais lorsque le nom du grand
prêtre fut écrit sur icelle, en une nuit elle jeta ses feuilles,
ses fleurs et ses fruits (2). Nous sommes, quant à nous, branches
sèches, inutiles, infructueuses, qui ne sommes pas suffisants de
penser
(1) II Cor., IV, 17.
(2) Num., XVII, 8.
quelque chose de nous-mêmes, comme de nous-mêmes; mais
toute notre suffisance est de Dieu, qui nous a rendus officiers idoines
(1) et capables de sa volonté; et partant, soudain que par le saint
amour le nom du Sauveur, grand évêque de nos âmes (2),
est gravé en nos coeurs, nous commençons à porter
des fruits délicieux pour la vie éternelle. Et comme les
graines qui ne produiraient d’elles-mêmes que des melons de goût
fade, en produisent des sucrins et muscats (3), si elles sont détrempées
en l’eau sucrée ou musquée; ainsi nos coeurs, qui ne sauraient
pas projeter une seule bonne pensée pour le service de Dieu, étant
détrempés en la sacrée dilection par le Saint-Esprit
qui habite en nous, ils produisent des actions sacrées qui tendent
et nous portent à la gloire immortelle. Nos oeuvres, comme provenantes
de nous, ne sont que des chétifs roseaux, mais ces roseaux deviennent
d’or par la charité, et avec iceux on arpente la Jérusalem
(4) céleste, qu’on nous donne à cette mesure; car tant aux
hommes qu’aux anges on distribue la gloire selon la charité et les
actions d’icelle; de sorte que la mesure de l’ange est celle-là
même de l’homme (5); et Dieu a rendu et rendra à chacun selon
ses oeuvres (6), comme toute l’Ecriture divine nous enseigne, laquelle
nous assigne la félicité et joie
(1) Idoines, idonei, aptes. — II Cor., III, 5.
(2) I Petr., II, 25.
(3) Sucrins, muscats, ayant le goût du sucre. et le parfum du
musc.
(4) Apoc., XXI, 15.
(5) Ibid., 17.
(6) Apoc., XXII, 12.
éternelle du ciel pour récompense des travaux et bonnes
actions que nous aurons pratiquées en terre.
Récompense magnifique et qui ressent la grandeur d-u maître
que nous serrons, lequel, à la vérité, Théotime,
pouvait, s’il lui eût plu, exiger très justement de nous notre
obéissance et service, sans nous proposer aucun loyer ni salaire,
puisque noue sommes siens par mille titres très légitimes,
et que nous rie pouvons rien faire qui vaille qu’en lui, par lui, pour
lui, et qui ne soit de lui. Mais sa bonté néanmoins n’en
a pas ainsi disposé; ains, en considération de son Fils notre
Sauveur, a voulu traiter avec nous de prix fait; nous recevant à
gages, et s’engageant de promesses vers nous qu’il nous salariera, selon
nos oeuvres, de salaires éternels. Or, ce n’est pas que notre service
lui soit ni nécessaire ni utile, car après que nous avons
fait tout ce qu’il nous a commandé (1), nous devons néanmoins
avouer par une très humble vérité ou véritable
humilité qu’en effet nous sommes serviteurs très inutiles
et très infructueux à notre maître, qui à cause
de son essentielle surabondance de bien, ne peut recevoir aucun profit
de nous, ains convertissant toutes nos oeuvres à notre propre avantage
et commodité, il fait que nous le servons autant inutilement pour
lui, que très utilement pour nous, qui par de si petits travaux
gagnons de si grandes récompenses.
Il n’était donc pas obligé de nous payer notre service,
s’il ne l’eût promis. Mais ne pensez pas pourtant, Théotime,
qu’en cette promesse il ait
(1) Luc., XVI, 40.
tellement voulu manifester sa bonté, qu’il ait oublié
de glorifier sa sagesse, puisque au contraire il y a observé fort
exactement les règles de l’équité, mêlant admirablement
la bienséance avec la libéralité : car nos oeuvres
sont voirement extrêmement petites, et nullement comparables à
la gloire en leur quantité ; mais elles lui sont néanmoins
fort proportionnées en qualité à raison du Saint-Esprit,
qui, habitant en nos coeurs par la charité, les fait en nous, par
nous et pour nous, avec un art si exquis, que les mêmes oeuvres,
qui sont toutes nôtres, sont encore mieux toutes siennes, parce que,
comme il les produit en nous, nous les produisons réciproquement
en lui; comme il les opère en nous, nous coopérons aussi
avec lui.
Or, le Saint-Esprit habite en nous si nous sommes membres vivants de
Jésus-Christ, qui, à raison de cela, disait à ses
disciples: Qui demeure en moi, et moi en lui, icelui porte beaucoup de
fruit (1). Et c’est, Théotime, parce que qui demeure en lui, il
participe à son divin esprit, lequel est au milieu du coeur humain
comme une vive source qui rejaillit et pousse ses eaux jusqu’en la vie
éternelle (2). Ainsi l’huile de bénédiction, versée
sur le Sauveur comme sur le chef de l’Église tant militante que
triomphante, se répand sur la société des bienheureux,
qui, comme la barbe sacrée de ce divin maître, sont toujours
attachés à sa face glorieuse, et distille encore sur la compagnie
des fidèles, qui, comme vêtements, sont joints et unis par
dilection à sa divine majesté; l’une et l’autre
(1) Joan., XV, 5.
(2) Joan., IV, 14.
troupe, comme composée de frères germains, ayant à
cette occasion sujet de s’écrier: O que c’est une chose bonne et
agréable de voir les frères bien ensemble! c’est comme l’onguent
qui descend en la barbe, la barbe d’Aaron, et jusques au bord de son vêtement
(1).
Ainsi donc nos oeuvres, comme un petit grain de moutarde, ne sont aucunement
comparables en grandeur avec l’arbre de la gloire qu’elles produisent;
mais elles ont pourtant la vigueur et vertu de l’opérer, parce qu’elles
procèdent du Saint-Esprit, qui par une admirable infusion de sa
grâce en nos coeurs, rend nos oeuvres siennes, les laissant nôtres
tout ensemble, d’autant que nous sommes membres d’un chef duquel il est
l’esprit, et entés sur un arbre duquel il est la divine humeur.
Et parce qu’en cette sorte il agit en nos oeuvres, et qu’en certaine façon
nous opérons ou coopérons en son action, il nous laisse pour
notre part tout le mérite et profit de nos services et bonnes oeuvres,
et nous lui en laissons aussi tout l’honneur et toute la louange, reconnaissant
que le commencement, le progrès et la fin de tout le
bien que nous faisons, dépend de sa miséricorde, par
laquelle il est venu à nous et- nous a prévenus; il est venu
en nous et nous a assistés; il est venu avec nous et nous a conduits,
achevant ce qu’il avait commencé (2). Mais, ô Dieu ! Théotime,
que cette bonté est, miséricordieuse sur nous en ce partage!
Nous lui donnons la gloire de nos louanges, hélas! et lui nous donne
la gloire au sa jouissance; et en somme par ces légers et
(1) Ps. CXXXII, 1, 2.
(2) Philipp., I, 6.
passagers travaux nous acquérons des biens perdurables à
toute éternité. Ainsi soit-il.
.
CHAPITRE VII
Que les vertus parfaites ne sont jamais les unes sans les autres.
On dit que le coeur est la première partie de l’homme, qui reçoit
la vie par l’union de l’âme; et l’oeil, la dernière: comme
au contraire, quand on meurt naturellement, l’oeil commence le premier
à mourir, et le coeur le dernier. Or, quand le coeur commence à
vivre avant que les autres parties soient animées, sa vie, certes,
est fort débile, tendre et imparfaite; mais à mesure qu’elle
s’établit plus entièrement dans le reste du corps, elle est
aussi plus vigoureuse en chaque partie, et particulièrement au coeur;
et l’on voit que la vie étant intéressée (1) en quelque
membre, elle s’alangourit en tous les autres. Si un homme est navré
(2) au pied ou au bras, tout le reste en est incommodé, ému,
occupé et altéré. Si nous avons mal à l’estomac,
les yeux, la voix, tout le visage s’en ressent; tant il y a de convenance
entre toutes les parties de l’homme pour la jouissance de la vie naturelle.
Toutes les vertus ne s’acquièrent pas ensemble-ment en un instant,
ains les unes après les autres, à mesure que la raison, qui
est comme l’âme de notre coeur, s’empare tantôt d’une passion,
tantôt de l’autre, pour la modérer et gouverner. Et pour l’ordinaire
cette vie de notre âme prend son commencement dans le coeur de nos
passions;
(1) Intéressée, atteinte, compromise.
(2) Navré, blessé.
qui est l’amour; et s’étendant sur toutes les autres, elle vivifie
enfin l’entendement même par la contemplation: comme au contraire
la mort morale ou spirituelle fait sa première entrée en
l’âme par l’inconsidération. La mort entre par les fenêtres
(1), dit le sacré texte, et son dernier effet consiste à
ruiner le bon amour; lequel périssant; toute la vie morale est morte
en nous.
Encore bien donc qu’on puisse avoir quelques vertus séparées
des autres, si est-ce néanmoins que ce ne peut ère que des
vertus languissantes, imparfaites et débiles; d’autant que la raison,
qui est la vie de notre âme, n’est jamais satisfaite ni à
son aise dans une âme, qu’elle n’occupe et possède toutes
les facultés et passions d’icelle ; et lorsqu’elle est offensée
et blessée en quelqu’une de nos passions ou affections, toutes les
autres perdent leur force et vigueur, et s’alangourissent étrangement.
Voyez-vous, Théotime, toutes les vertus sont vertus par la convenance
ou conformité qu’elles ont à la raison; et une action ne
peut être dite vertueuse, si elle ne procède de l’affection
que le coeur porte à l’honnêteté et beauté de
la raison. Si l’amour de la raison possède et anime un esprit, il
fera tout ce que la raison voudra en toutes occurrences, et par conséquent
il pratiquera toutes les vertus. Si Jacob aimait Rachel, en con-sidération
de ce qu’elle était fille de Laban, pourquoi méprisait-il
Lia, qui était non seulement fille, ains fille aînée
de Laban ? Mais parce qu’il aimait Rachel à cause de la beauté
qu’il trouva en elle, jamais il ne sut tant aimer la
(1) Jerem., IX, 21.
pauvre Lia, quoique féconde et sage fille; d’autant qu’elle
n’était pas si belle à son gré. Qui aime une vertu
pour l’amour de la raison et honnêteté qui reluit, il les
aimera toutes, puisqu’en toutes il trouvera ce même sujet; et les
aimera plus ou moins chacune, selon que la raison y paraîtra plus
ou moins resplendissante. Qui aime la libéralité, et n’aime
pas la chasteté, il montre bien qu’il n’aime pas la libéralité
pour la beauté de la raison : car cette beauté est encore
plus grande en la chasteté; et où la cause est plus forte,
les effets devraient être plus forts. C’est donc un signe évident
que ce coeur-là n’est pas porté à la libéralité
par le motif et la considération de la raison; dont il s’ensuit
que cette libéralité, qui semble être vertu, n’en a
que l’apparence, puisqu’elle ne procède pas de la raison, qui est
le vrai motif des vertus, ains de quelqu’autre motif étranger. Il
suffit bien vraiment à un en-faut d’être né dans le
mariage pour porter parmi le monde le nom, les armes et les qualités
du mari de sa mère; mais pour en porter le sang et la nature, il
faut que non seulement il soit né dans le mariage, ains aussi du
mariage. Les actions ont le nom, les armes et marques des vertus, parce
que, naissant d’un coeur doué de raison, il est advis qu’elles soient
raisonnables, mais pourtant elles n’en ont ni la substance ni la vigueur,
si elles proviennent d’un motif étranger et adultère, et
non de la raison. Il se peut donc bien faire que quelques vertus soient
en un homme, auquel les autres manqueront; mais ce seront ou des vertus
naissantes, encore toutes tendres et comme des fleurs en bouton, ou des
vertus périssantes, mourantes, et comme des fleurs flétrissantes
(1) : car en somme les vertus ne peuvent avoir leur vraie intégrité
et suffisance, qu’elles ne soient toutes ensemble, ainsi que toute la philosophie
et la théologie nous assurent.
Je vous prie, Théotime, quelle prudence peut avoir un homme
intempérant, injuste et poltron, puisqu’il choisit le vice, et laisse
la vertu? Et comme peut-on être juste sans être prudent, fort
et tempérant, puisque la justice n’est autre chose qu’une perpétuelle,
forte et constante volonté de rendre à chacun ce qui lui
appartient, et que la science par laquelle le droit s’administre est nommée
jurisprudence; et que, pour rendre à chacun ce qui lui appartient,
il nous faut vivre sagement et modestement, et empêcher les désordres
de l’intempérance en nous, afin de nous rendre ce qui nous appartient
à nous-mêmes? Et le mot de vertu ne signifie-t-il pas une
force et vigueur appartenante à l’âme en propriété,
ainsi que l’on dit les herbes et pierres précieuses avoir telle
et telle vertu ou propriété?
Mais la prudence n’est-elle pas imprudente en l’homme intempérant?
La force sans prudence, justice et tempérance, n’est pas une force,
mais une forcenerie (2) ; et la justice est injuste en l’homme poltron
qui ne l’ose pas rendre, en l’intempérant qui se laisse emporter
aux passions, et en l’imprudent qui ne sait pas discerner entre le droit
et le tort. La justice n’est pas justice, si elle n’est prudente, forte
et tempérante; ni la prudence n’est pas prudence, si elle n’est
(1) Flétrissantes, qui se flétrissent.
(2) Forcenerie, violence, libertinage.
tempérante, juste et forte; ni la force n’est pas force, si
elle n’est juste, prudente et tempérante; ni la tempérance
n’est pas tempérance, si elle n’est prudente, forte et juste: et
en somme une vertu n’est pas vertu parfaite, si elle n’est accompagnée
de toutes les autres.
Il est bien vrai, Théotime, qu’on ne peut pas exercer toutes
les vertus ensemble, parce que les sujets ne s’en présentent pas
tout à coup; ains il y a des vertus que quelques-tins des pins saints
n’ont jamais eu occasion de pratiquer. Car saint Paul, premier ermite,
par exemple, quel sujet pouvait-il avoir d’exercer le pardon des injures,
l’affabilité, la magnificence, la débonnaireté? Mais
toutefois telles âmes ne laissent pas d’être tellement affectionnées
à l’honnêteté de la raison, qu’encore qu’elles n’aient
pas toutes les vertus quant à l’effet, elles les ont toutes quant
à l’affection, étant prêtes et disposées à
suivre et servir la raison en toutes occurrences, sans exception ni réserve.
Il y a certaines inclinations qui sont estimées vertus, et ne
le sont pas, ains des faveurs et avantages de la nature. Combien y a-t-il
de personnes qui, par leur condition naturelle, sont sobres, simples, douces,
taciturnes (1), voire même chastes et honnêtes ! Or, tout cela
semble être vertu, et n’en a toutefois pas le mérite ; non
plis que les mauvaises inclinations ne sont dignes d’aucun blâme,
jusques à ce que sur telles humeurs naturelles nous ayons enté
le libre et volontaire consentement. Ce n’est pas vertu de ne manger guère
par nature, mais oui bien de s’abstenir par élection : ce n’est
pas vertu d’être
(1) Taciturnes, sachant garder le silence.
taciturne par inclination, niais oui bien de se taire par raison. Plusieurs
pensent avoir tes vertus quand ils n’exercent pas les vices contraires.
Celui qui ne fut onc assailli, se peut voirement vanter de n’avoir pas
été fuyard, mais non pas d’avoir été vaillant:
celui qui n’est pas affligé, se peut louer de n’être pas impatient,
mais non pas d’être patient. Ainsi semble-t-il à plusieurs
d’avoir des vertus, qui n’ont toutefois que dès bonnes inclinations;
et parce que ces inclinations sont les unes sans les autres, il est advis
que les vertus le soient aussi.
Certes, le grand saint Augustin, en une épître qu’il écrit
à saint Jérôme, montre que nous pouvons avoir quelque-sorte
de vertu sans avoir les autres, et que néanmoins nous n’en pouvons
point avoir de parfaites sans les avoir toutes; mais que quant aux vices,
on peut avoir les uns sans avoir les autres, ains il est impossible de
les avoir tous ensemble: de sorte qu’il ne s’ensuit pas que qui a perdu
toutes les vertus, ait par conséquent tous les vices; puisque presque
toutes les vertus ont deux vices opposés, non seulement contraires
à la vertu, mais aussi contraires entre eux-mêmes.
Qui a perdu la vaillance par là témérité,
ne peut avoir à même temps le vice de couardise; et qui a
perdu la libéralité par. la prodigalité, ne peut aussi
à même temps être blâmé de chicheté
(1). Catilina, dit saint Augustin, était sobre, vigilant, patient
à souffrir le froid, le chaud et la faim ; c’est pourquoi il lui
était advis, et à ses complices, qu’il fût grandement
constant; mais cette force n’était pas prudente, puisqu’il choisissait
le
(1) Chicheté, parcimonie, avarice.
mal au lieu du bien; elle n’était pas tempérante, car
il se relâchait à de vilaines ordures; elle n’était
pas juste, puisqu’il conjurait contre sa patrie; elle n’était donc
pas une constance, mais une opiniâtreté, laquelle, pour tromper
les sots, portait le nom de constance.
.
CHAPITRE VIII.
Comme la charité comprend toutes les vertus.
Un fleuve sortait du lieu de délices pour arroser le paradis
terrestre, et de là se séparait en quatre chefs (1). Or,
l’homme est en un lieu de délices où Dieu fait sourdre le
fleuve de la raison et lumière naturelle pour arroser tout le paradis
de notre coeur; et ce fleuve se divise en quatre chefs, c’est-à-dire,
prend quatre courants selon les quatre régions de l’âme.
Car, premièrement, sur l’entendement qu’on appelle pratique,
c’est-à-dire, qui discerne les actions qu’il convient faire ou fuir,
la lumière naturelle répand la prudence qui incline notre
esprit à sagement juger du mal que nous devons éviter et
chasser, et du bien que nous devons faire et pourchasser.
Secondement, sur notre volonté elle fait saillir la justice,
qui n’est autre chose qu’un perpétuel et ferme vouloir de rendre
à chacun ce qui lui est dû.
Troisièmement , sur l’appétit de convoitise elle fait
couler la tempérance, qui modère les passions qui y sont.
(1) Chefs, ruisseaux principaux devenant d’autres fleuves.
(2) Genes., II, 10.
Quatrièmement, et sur l’appétit irascible, ou de la colère,
elle fait flotter la force, qui bride et manie tous les mouvements de l’ire
(1).
Or, ces quatre fleuves ainsi séparés se divisent par
après en plusieurs autres, afin que toutes les actions humaines
puissent être bien dressées à l’honnêteté
et félicité naturelle. Mais, outre cela, Dieu voulant enrichir
les chrétiens d’une spéciale faveur, il fait sourdre sur
la cime de la partie supérieure de leur esprit une fontaine surnaturelle,
que nous appelons grâce, laquelle comprend voirement la foi et l’espérance,
mais qui consiste toutefois en la charité, qui purifie l’âme
de tous péchés, puis l’orne et l’embellit d’une beauté
très délectable, et enfin épanche ses eaux sur toutes
les facultés et opérations d’icelle, pour donner à
l’entendement une prudence céleste, à la volonté une
sainte justice, à l’appétit de convoitise une tempérance
sacrée, et à l’appétit irascible une force dévote;
afin que tout le coeur humain tende à l’honnêteté et
félicité surnaturelle, qui consiste en l’union avec Dieu.
Que si ces quatre courants et fleuves de la charité rencontrent
en une âme quelqu’une des quatre vertus naturelles, ils la réduisent
à leur obéissance, se mêlant avec elle pour la perfectionner,
comme l’eau de senteur perfectionne l’eau naturelle quand elles sont mêlées
ensemble. Mais si la sainte dilection ainsi répandue ne trouve point
les vertus naturelles en l’âme, alors elle-même fait toutes
les opérations selon que les occasions le requièrent.
Ainsi l’amour céleste trouvant plusieurs vertus en saint Paul,
saint Ambroise, saint Denis, saint
(1) Ire, emportement,
Pacôme, il répandit sur icelle une agréable clarté,
les réduisant toutes à son service. Mais en la Magdeleine,
en sainte Marie Égyptiaque, au bon larron, et en cent autres tels
pénitents qui avaient été grands pécheurs,
le divin amour ne trouvant aucune vertu, fit la fanétian et les
oeuvres de toutes les vertus, se rendant en iceux patient, doux, humble
et libéral. Nous semons ès jardins une grande variété
de graines, et les couvrons toutes de terre; comme les ensevelissant jusques
à ce que le soleil plus fort les fasse lever et, par manière
de dire, ressusciter lorsqu’elles produisent leurs feuilles et leurs fleurs,
avec de nouvelles graines, une chacune selon son espèce, en sorte
qu’une seule chaleur céleste fait toute la diversité de ces
productions par les semences qu’elle trouve cachées dans le sein
de la terre.
Certes, mon Théotime, Dieu a répandu en nos âmes
les semences de toutes les vertus, lesquelles néanmoins sont tellement
couvertes de notre imperfection et faiblesse, qu’elles ne paraissent point,
ou fort peu, jusqu’à ce que la vitale chaleur de la dilection sacrée
les vienne animer et ressusciter: produisant par icelles les actions de
toutes les vertus; si que comme la manne contenait en soi la variété
des saveurs de toutes les viandes, et en excitait le goût dans la
bouche des Israélites, ainsi l’amour céleste comprend en
soi la diversité des perfections de toutes les vertus, d’une façon
si éminente et si relevée qu’elle en produit toutes les actions
en temps et lieu selon les occurrences. Josué défit certes
vaillamment les ennemis de Dieu par la bonne conduite des armées
qu’il eut en charge; mais Samson les défaisait encore plus glorieusement,
qui de sa propre main avec des mâchoires d’ânes en tuait à
milliers. Josué, par son commandement et bon ordre, employant la
valeur de ses troupes, faisait des merveilles; mais Samson par sa propre
force, sans employer aucune autre, faisait des miracles. Josué avait
les forces de plusieurs soldats sous soi; mais Samson les avait en soi,
et pouvait lui seul autant que Josué et plusieurs soldats avec lui
eussent pu tous ensemble. L’amour céleste excelle en l’une et l’autre
façon, car trouvant des vertus en une âme (et pour l’ordinaire
au moins y trouve-t-il la foi, l’espérance et la pénitence),
il les anime, il leur commande, il les emploie heureusement au service
de Dieu; et pour le reste des vertus qu’il ne trouve pas, il fait lui-même
leurs fonctions, ayant autant et plus de force lui seul qu’elles ne sauraient
avoir toutes ensemble.
Certes le grand Apôtre ne dit pas seulement que la charité
nous donne la patience, bénignité, constance, simplicité;
mais il dit qu’elle-même elle est patiente, bénigne, constante
(1); et c’est le propre des suprêmes vertus entre les anges et les
hommes de pouvoir, non seulement ordonner aux inférieures qu’elles
opèrent, mais aussi de pouvoir elles-mêmes faire ce qu’elles
commandent aux autres. L’évêque donne les charges de toutes
les fonctions ecclésiastiques, d’ouvrir l’église, d’y lire,
exorciser, éclairer, prêcher, baptiser, sacrifier, communier,
absoudre; et lui-même aussi peut faire et fait tout cela, ayant en
soi une vertu éminente qui comprend toutes les autres inférieures.
Ainsi saint Thomas, en considération de ce
(1) I Cor., XIII, 4.
que saint Paul assure que la charité est patiente, bénigne
et forte : La charité, dit-il, fait et accomplit les oeuvres de
toutes les vertus. Et saint Ambroise, écrivant à Démétrius,
appelle la patience et les autres vertus membres de la charité ;
et le grand saint Augustin dit que l’amour de Dieu comprend toutes les
vertus, et fait toutes leurs opérations en nous. Voici ses paroles:
« Ce qu’on dit que la vertu est divisée en quatre (il entend
les quatre vertus cardinales), on le dit, ce me semble, à raison
des diverses affections qui proviennent de l’amour: de manière que
je ne ferai nul doute de définir ces quatre vertus, en sorte que
la tempérance soit l’amour qui se donne tout entier à Dieu;
la force, un amour qui supporte volontiers toutes choses pour Dieu; la
justice, une force servant Dieu seul, et pour n cela commandant droitement
à tout ce qui. est sujet à l’homme; la prudence, un amour
qui choisit ce qui lui est profitable pour » s’unir avec Dieu, et
rejette ce qui lui est nuisible (1). » Celui donc qui a la charité,
a son esprit revêtu d’une belle robe nuptiale, laquelle, comme celle
de Joseph, est parsemée de toute la variété des vertus
; ou plutôt il a une perfection qui contient la vertu de toutes les
perfections, ou la perfection de toutes les vertus: et par ainsi la charité
est patiente, bénigne; elle n’est point envieuse, mais bonteuse;
elle ne fait point de légéretés, ains elle est prudente;
elle ne s’enfle point d’orgueil, ains elle est humble ; elle n’est point
ambitieuse ou dédaigneuse, ains aimable et affable; elle n’est point
pointilleuse à vouloir ce qui lui appartient,
(1) De moribus eccl., C. XIV.
ains franche et condescendante; elle ne s’irrite point, ains est paisible;
elle ne pense aucun mal, ains est débonnaire; elle ne se réjouit
point sur le suai, ains se réjouit avec la vérité
et en la vérité; elle souffre tout, elle croit aisément
fout ce qu’on lui dit de bien, sans aucune opiniâtreté, contention
ni défiance; elle espère tout bien du prochain, sans jamais
perdre courage de lui procurer son salut; elle soutient tout (1), attendant
sans inquiétude ce qui lui est promis. Et pour conclusion, la charité
est le fin or et enflammé que notre Seigneur conseillait à
l’évêque de Laodicée (2) d’acheter, lequel contient
le prix de toutes choses, qui peut tout et qui fait tout.
.
CHAPITRE IX
Que les vertus tirent leur perfection de l’amour sacré.
La charité est donc le lien de perfection (3), puisqu’en elle
et par elle sont contenues et assemblées toutes les perfections
de l’âme, et que sans elle non seulement on ne saurait avoir l’assemblage
entier des vertus, mais on ne peut nième sans elle avoir la perfection
d’aucune vertu. Sans le ciment et mortier qui lie les pierres et murailles,
tout l’édifice se dissout; sans les nerfs, muscles et tendons, tout
le corps serait défait; et sans la charité, les vertus ne
peuvent s’entretenir les unes aux autres. Notre-Seigneur lie toujours l’accomplissement
des commandements à la charité. Qui a mes commandements,
dit-il, elles observe, c’est celui qui m’aime. Celui qui ne m’aime
(1) I Cor., XIII, 4, 5, 6, 7.
(2) Apoc., III, 18.
(3) Coloss., III, 14.
pas, ne garde pas mes commandements. Si quelqu’un m’aime, il gardera
mes paroles (1). Ce que répétant le disciple bien-aimé
: Qui observe les commandements de Dieu, dit-il, la charité de Dieu
est parfaite en icelui; et celle-ci est la charité de Dieu, que
nous gardions ses commandements (2). Or, qui aurait toutes les vertus,
garderait tous les commandements; car, qui aurait la vertu de religion,
observerait les trois premiers commandements; qui aurait la piété,
observerait le quatrième; qui aurait la mansuétude et débonnaireté,
observerait le cinquième; par la chasteté on garderait le
sixième; par la libéralité on éviterait de
violer te septième; par la vérité on ferait le huitième,
et par la parcimonie et pudicité on observerait le neuvième
et dixième. Que si on ne peut garder les commandements sans la charité,
à plus forte raison ne peut-on sans icelle avoir toutes les vertus.
On peut certes bien avoir quelque vertu, et demeurer quelque peu de
temps sans offenser Dieu, encore que l’on n’ait pas le divin amour. Mais
tout ainsi que nous voyons parfois des arbres arrachés de terre
faire quelques productions, non toutefois parfaites ni pour longtemps;
de même un coeur séparé de la charité peut voirement
produire quelques actes de vertu, mais non pas longuement.
Toutes les vertus séparées de la charité sont
fort imparfaites, puisqu’elles -ne peuvent sans icelle parvenir à
leur fin, qui est de rendre l’homme heureux. Les abeilles sont en leur
naissance des
(1) Jean., XIV, 21, 24, 25.
(2) I Joan., 11, 5, V, 3.
petits chardons et vermisseaux (1), sans pieds, sans ailes et sans
formes; mai-s par succession de temps elles se changent et deviennent petites
mouches; puis enfin quand elles sont fortes et qu’elles ont leur croissance,
alors on dit qu’elles sont avettes formées, faites et. parfaites,
parce qu’elles ont ce qu’il faut pour voler et faire le miel. Les vertus
ont leur commencement, leurs progrès et leur perfection, et je ne
nie pas que sans la charité elles ne puissent- naître, voire
même faire progrès; mais qu’elles aient leur perfection pour
porter le titre de vertus faites, formées et accomplies, cela dépend
de la charité qui, leur donne la force de voler en Dieu et recueillir
de la miséricorde d’icelui le miel du vrai mérite et de la
sanctification des coeurs esquels elles se trouvent.
La charité est entre les vertus comme le soleil entre les étoiles;
elle leur distribue à toutes leur clarté et beauté.
La foi, l’espérance, la crainte et pénitence viennent ordinairement
devant elle en l’âme pour lui préparer le logis; et comme
elle est arrivée, elles lui obéissent et la servent comme
tout le reste des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie tontes
par sa présence.
Les autres vertus se peuvent réciproquement entr’aider et s’exciter
mutuellement en leurs oeuvres et exercices; car qui ne sait que la chasteté
requiert et excite la sobriété, et que l’obéissance
nous porte à la liberté, à l’oraison, à l’humilité?
Or, par cette communication qu’elles ont entr’elles elles participent aux
perfections les unes des autres; car la chasteté observée
par l’obéissance
(1) Chardons, du grec Schadon, larve des abeilles, guêpes, etc.
à double dignité, à savoir la sienne propre et
celle de l’obéissance : ains elle a plus de celle de l’obéissance
que de la sienne propre. Car comme Aristote dit que celui qui dérobait
pour pouvoir commettre la fornication, était plus fornicateur que
larron, d’autant que son affection tendait toute à la fornication,
et ne se servait du larcin que comme d’un passage pour y parvenir; ainsi,
qui observe la chasteté pour obéir, il est plus obéissant
que chaste, puisqu’il emploie la chasteté au service de l’obéissance.
Mais pourtant du mélange de l’obéissance avec la chasteté
ne peut réussir une vertu accomplie et parfaite, puisque la dernière
perfection, qui est l’amour, leur manque à toutes deux; de sorte
que si même il se pouvait faire que toutes les vertus se trouvassent
ensemble eu un homme, et que -la seule charité lui manquât,
cet assemblage de vertus serait voirement un corps très parfaitement
accompli de toutes ses parties, tel que fut celui d’Adam, quand Dieu de
sa main maîtresse le forma du limon de la terre, mais corps néanmoins
qui serait sans mouvement, sans vie et sans grâce, jusqu’à
ce que Dieu inspirât en icelui le spiracle (1) de vie (2), c’est-à-dire,
la sacrée charité, sans laquelle rien ne nous profite.
Au demeurant, la perfection de l’amour divin est si souveraine, qu’elle
perfectionne toutes les vertus, et ne peut être perfectionnée
par icelles, non pas même par l’obéissance, qui est celle
laquelle peut le plus répandre de perfection sur les autres. Car,
encore bien que l’amour soit
(1) Spiracle, souffle, du lat. spiraculum.
(2) Gen., II, 7.
commandé, et qu’en aimant nous pratiquions l’obéissance,
si est-ce néanmoins que l’amour ne tire pas sa perfection de l’obéissance,
ains de la bonté de celui qu’il aime; d’autant que l’amour n’est
pas excellent parce qu’il est obéissant, mais parce qu’il aime un
bien excellent. Certes, en aimant, nous obéissons, comme en obéissant
nous aimons; mais si cette obéissance est si excellemment aimable,
c’est parce qu’elle tend à l’excellence de l’amour; et sa perfection
dépend, non de ce qu’en aimant nous obéissons, mais de ce
qu’en obéissant nous aimons. De sorte que tout ainsi que Dieu est
également la dernière fin de tout ce qui est bon, comme il
en est la première source, de même l’amour, qui est l’origine
de toute bonne affection, en est pareillement la dernière fin et
perfection.
.
CHAPITRE X
Digression sur l’imperfection des vertus des païens.
Ces anciens sages du monde firent jadis des magnifiques discours à
l’honneur des vertus morales, oui même en faveur de la religion.
Mais ce que Plutarque a observé ès stoïciens, est encore
plus à propos pour tout le reste des païens. Nous voyons, dit-il,
des navires qui portent des inscriptions fort illustres. Il y en a qu’on
appelle Victoire, les autres Vaillance, les autres Soleil; mais pour cela
elles ne laissent pas d’être sujettes aux vents et aux vagues. Ainsi
les stoïciens se vantent d’être exempts de passions, sans peur,
sans tristesse, sans ire, gens immuables et invariables; mais en effet,
ils sont sujets au trouble, à l’inquiétude, à l’impétuosité
et autres impertinences.
Pour Dieu ! Théotime, je vous prie, quelle vertu pouvaient avoir
ces gens-là, qui volontairement, et comme à prix fait, renversaient
toutes les lois de la religion? Sénèque avait fait un livre
contre les superstitions, dans lequel il avait repris l’impiété
païenne avec beaucoup de liberté. Or, cette liberté,
dit le grand saint Augustin (4), se trouva en ses écrits, et non
pas en sa vie, puisque même il conseilla que l’on rejetât de
coeur la superstition, mais qu’on ne laissât pas de la pratiquer
ès actions; car voici ses paroles : « lesquelles superstitions
le sage observera comme commandées par les lois, non pas comme agréables
aux dieux. » Comme pouvaient être vertueux ceux qui, comme
rapporte saint Augustin, estimaient que le sage se devait tuer quand il
ne pouvait ou ne devait plus supporter les calamités de cette vie,
et toutefois ne voulaient pas avouer que les calamités fussent misérables,
ni les misères calamiteuses, ains maintenaient que le sage était
toujours heureux et sa vie bienheureuse? « O quelle vie bienheureuse,
dit saint Augustin, pour laquelle éviter on a même recours
à la mort! Si elle est bienheureuse, que n’y demeurez-vous?»
Aussi celui d’entre les stoïciens et capitaines qui, pour s’être
tué lui-même eu la ville d’Utique, afin d’éviter une
calamité qu’il estimait indigne de sa vie, a été tant
loué par les cervelles profanes, fit cette action avec si peu de
véritable vertu, que, comme dit salai Augustin (2), il ne témoigna
pas un courage qui voulût éviter la déshonnêteté,
mais une âme infirme qui n’eut pas l’assurance d’attendre l’adversité;
car, s’il eût estimé chose
(1) De civit., lib. XIX, c. IV.
(2) Ibid., lib. I, c., XXII et XXIII.
infâme de vivre sous la victoire de César, pourquoi eût-il
commandé d’espérer en la douceur de César? Comme n’eût-il
conseillé à son fils de mourir avec lui, si la mort était
meilleure et plus honnête que la vie? Il se tua donc, on parce qu’il
envia à César la gloire qu’il eût eue de lui donner
la vie, ou parce qu’il appréhenda la honte de vivre sous un vainqueur
qu’il haïssait; en quoi il peut- être loué d’un gros
et, encore à l’aventure, grand courage, mais non pas d’un sage,
vertueux et constant esprit. La cruauté qui se pratique sens émotion
et de sang-froid, est la plus cruelle de toutes, et c’en est de- même
du désespoir; car celui qui est le plus lent, le plus délibéré,
le plus résolu, est aussi le moins excusable et le plus désespéré.
Et quant à Lucrèce (afin que nous n’oubliions pas aussi
les valeurs du sexe moins courageux), ou elle fut chaste parmi la violence
et le forcement du fils de Tarquinius, ou elle ne le fut pas. Si Lucrèce
ne fut pas chaste, pourquoi loue-t-on donc la chasteté de Lucrèce?
Si Lucrèce fut chaste et innocente en cet accident-là, Lucrèce
ne fut-elle pas méchante de tuer l’innocente Lucrèce? Si
elle fut adultère, pourquoi est-elle tant louée? Si elle
fut pudique, pourquoi fut-elle tuée? Mais elle craignait l’opprobre
et la honte de ceux qui eussent pu croire que la déshonnêteté
qu’elle avait soufferte violemment tandis qu’elle était en vie,
eût aussi été soufferte volontairement, si après
icelle elle fût demeurée en vie ; elle eût peur qu’on
l’estimât complice du péché, si ce qui avait été
fait en elle vilainement était supporté par elle patiemment.
Eh donc! faut-il pour fuir la honte et l’opprobre qui dépend de
l’opinion des hommes, accabler l’innocent et tuer le juste? Faut-il maintenir
l’honneur aux dépens de la vertu, et la réputation au péril
de l’équité? Telles furent les vertus des, plus vertueux
païens envers Dieu et envers eux-mêmes.
Et pour les vertus qui regardent le prochain, ils foulèrent
aux pieds et fort effrontément, par leurs lois mêmes, la principale,
qui est la piété. Car Aristote, le plus grand cerveau d’entre
eux, prononce cette horrible et très impiteuse sentence (1) : «
Touchant l’exposition, c’est-à-dire, l’abandonnement des enfants
ou leur éducation, la loi soit telle : Qu’il ne faut rien nourrir
de ce qui est privé de quelque membre. Et quant aux autres enfants,
si les lois et coutumes de la cité défendent qu’on n’abandonne
pas les enfants, et que le nombre des enfants se multiplie à quelqu’un,
en sorte qu’il en ait déjà au double de la portée
de ses facultés, il faut prévenir, et procurer l’avortement.
» Sénèque (2), ce sage tant loué: « Nous
tuons, dit-il, les monstres; et nos enfants, s’ils sont manqués,
débiles, imparfaits ou monstrueux, nous les rejetons et abandonnons.
» De sorte que ce n’est pas sans cause que Tertullien (3) reproche
aux Romains qu’ils exposaient leurs enfants aux ondes, au froid, à
la faim et aux chiens, et cela non par force de pauvreté; car,
comme il dit, les présidents
mêmes et magistrats pratiquaient cette dénaturée
cruauté. O vrai Dieu, Théotime, quels vertueux
(1) Pol., lib. VII, c. XVI.
(2) De ira, lib. I, c. XV.
(3) Apol, c. IX.
voilà! et quels sages pouvaient être ces gens qui enseignaient
une si cruelle et brutale sagesse? Hélas! dit le grand Apôtre,
croyant d’être sages, ils ont été faits insensés,
et leur fol esprit a été obscurci; gens abandonnés
au sens réprouvé (1)! Ah! quelle horreur qu’un si grand philosophe
conseille l’avortement ; c’est devancer l’homicide, dit Tertullien, d’empêcher
un homme conçu de naître; et saint Ambroise, reprenant les
païens de cette même barbarie: On ôte, dit-il, en cette
sorte, la vie aux enfants avant qu’on la leur ait donnée.
Certes, si les païens ont pratiqué quelques vertus, ç’a
été pour la plupart en faveur de la gloire du monde, et par
conséquent ils n’ont eu de la vertu que l’action, et non pas le
motif et l’intention. Or, la vertu n’est pas vraie vertu, si elle n’a la
vraie intention. La convoitise humaine a fait la force des païens,
dit le concile d’Orange (2), et la charité divine a fait celle des
chrétiens. Les vertus des païens, dit saint Augustin, ont été
non vraies, mais vraisemblables, parce qu’elles ne furent pas exercées
pour la fin convenable, mais pour des fins périssables. Fabricius
sera moins puni que Catilina, non pas que celui-là fût bon,
mais parce que celui-ci fût pire; non que Fabricius eût
des vraies vertus, mais parce qu’il ne
fut pas si éloigné des vraies vertus. Si qu’au jour du
jugement les vertus des païens les défendront, non afin qu’ils
soient sauvés, mais afin qu’ils ne soient pas tant damnés.
Un vice était ôté par un autre vice entre les païens
; les vices se faisant place les uns aux autres, sans en laisser aucune
à
(1) Rom., I, 12,
(2) Conc. Araus., C. XVII.
la vertu, et pour ce seul unique vice de la vaine gloire ils réprimaient
l’avarice et plusieurs autres vices. Voire même quelques fois ils
méprisaient la vanité par vanité, dont l’un d’entre
eux lui semblait le plus éloigné de la vanité, foulant
aux pieds le lit bien paré de Platon : Que fais-tu, Diogène?
lui dit Platon. Je foule, répondit-il, le faste de Platon. Il est
vrai, répliqua Platon, tu le foules, mais par un autre faste. Si
Sénèque fût vain, on ne peut recueillir de ses derniers
propos; car la fin couronne l’oeuvre, et la dernière heure les juge
toutes. Quelle vanité, je vous prie! étant sur le point de
mourir, il dit à ses amis qu’il n’avait pu jusqu’à l’heure
les remercier asses dignement, et que partant il leur voulait laisser un
légat (1) de ce qu’il avait en soi de plus agréable et de
plus beau, et que s’ils le gardaient soigneusement, ifs en recevraient
de grandes louanges, ajoutant que ce magnifique légat (1) n’était
autre chose que l’image de sa vie. Voyez-vous, Théotime, comme les
abois de cet homme sont puants de vanité. Ce ne fut pas l’amour
de l’honnêteté, mais l’amour de l’honneur qui poussa ces sages
mondains à l’exercice des vertus, et leurs vertus de même
furent aussi différentes des vraies vertus comme l’amour de l’honnêteté
et l’amour du mérite d’avec l’amour de la récompense. Ceux
qui servent les princes pour l’intérêt font ordinairement
des services plus empressés, plus ardents et sensibles; mais ceux
qui servent par amour les font plus nobles, plus généreux,
et par conséquent plus estimables.
(1) Légat, legs, héritage.
Les escarboucles (1) et rubis sont appelés par les Grecs de
deux noms contraires: car ils les nomment pyropes et apyropes, c’est-à-dire
de feu et sans feu, ou bien enflammés et sans flamme; ils les nomment
ignés, de feu, charbons ou escarboucles, parce qu’ils ressemblent
au feu en lueur et splendeur; mais ils les appellent sans feu, ou, pour
dire ainsi, ininflammables, parce que non seulement leur lueur n’a nulle
chaleur, mais ils ne sont nullement susceptibles de chaleur, et n’y a feu
qui les puisse échauffer. Ainsi nos anciens pères ont appelé
les vertus des païens vertus et non-vertus tout ensemble : vertus,
parce qu’elles en ont la lueur et l’apparence; non-vertus, parce que non
seulement elles n’ont pas eu cette chaleur vitale de l’amour de Dieu, qui
seule les pouvait perfectionner, mais elles n’en étaient pas susceptibles,
puisqu’elles étaient en des sujets infidèles. Y ayant de
ce temps-là, dit saint Augustin, deux Romains grands en vertus,
César et Caton, la vertu de Caton fut de beaucoup pins approchante
de la vraie vertu que celle de César. Et ayant dit en quelque lieu
que les philosophes destitués de la vraie piété avaient
resplendi en lumière de vertu, il s’en dédit au livre de
ses rétractations, estimant que cette louange était trop
grande pour des vertus si imparfaites, comme furent celles des païens,
qui en vérité ressemblent à ces vers à feu
et luisants, qui ne sont luisants qu’emmi la nuit, et le jour venu perdent
leur lueur; car de même ces vertus païennes ne sont vertus qu’en
comparaison des vices, mais, en
(1) Escarboucle, pierre précieuse d’un rouge foncé.
comparaison des vertus des vrais chrétiens, ne méritent
nullement le nom de vertus.
Parce néanmoins qu’elles ont quelque chose de bon, elles peuvent
être comparées aux pommes véreuses, car elles ont la
couleur et ce peu de substance qui leur reste aussi bonnes que les vertus
entières; mais le ver de la vanité est au milieu qui les
gâte. C’est pourquoi qui en veut user doit séparer le bon
d’avec le mauvais. Je veux bien, Théotime, qu’il y eût quelque
fermeté de courage en Caton, et que cette fermeté fût
louable en soi, mais qui veut se prévaloir de son exemple, il faut
que ce soit en un juste et bon. sujet, non pas se donnant la-mort, mais
la souffrant lorsque la vraie vertu le requiert, non pour la vanité
de la gloire, mais pour la gloire de la vérité, comme il
advint à nos martyrs, qui, avec des courages invincibles, firent
tant de miracles de constance et valeur, que les Caton, les Horace, les
Sénèque, les Lucrèce, les Arrie (1) ne méritent
certes nulle considération en comparaison, témoin les Laurent,
les Vincent, les Vitaux (2), les Erasme, les Eugène, les Sébastien,
les Agathe, les Agnès, Catherine, Perpétue, Félicité,
Symphorose, Natalie, et mille milliers d’autres qui me font tous les jours
admirer les admirateurs des vertus païennes, non tant parce qu’ils
admirent désordonnément les vertus imparfaites des païens,
comme parce qu’ils n’admirent point les vertus très parfaites des
chrétiens, vertus cent fois plus dignes d’admiration, et seules
dignes d’imitation.
(1) Arrie, dame romaine qui se poignarda pour encourager Poetus, son
mari, condamné à mort, à prévenir lui-même
son supplice,
(2) Vitaux, S. Vital.
.
CHAPITRE XI
Comme les actions humaines sont sans valeur lorsqu’elles sont faites
sans le divin amour.
Le grand ami de Dieu Abraham n’eut de Sara, sa femme principale, que
son très cher fils unique Isaac, qui seul aussi fut son héritier
universel, et bien qu’il eût encore son Ismadi d’Agar, et plusieurs
autres enfants de Cétura, ses femmes servantes et moins principales,
si est-ce toutefois qu’il ne leur donna sinon quelques présents
et légats (1), pour les déjeter et exhéréder
(2), d’autant que n’étant pas avoués de la femme principale,
ils ne pouvaient pas aussi lui succéder. Or, ils ne furent pas avoués,
parce que, quant aux enfants de Cétura, ils naquirent tous après
la mort de Sara; et pour le regard (3) d’Ismaël, quoique sa mère
Agar l’eût conçu par l’autorité de Sara, sa maîtresse,
toutefois se voyant grosse, elle la méprisa (4), et ne mit pas cet
enfant au monde sur les genoux d’icelle, comme Bala mit les siens sur les
genoux de Rachel. Théotime, il n’y a que les enfants, c’est-à-dire,
les actes de la très sainte charité, qui soient héritiers
de Dieu, cohéritiers de Jésus-Christ (5), et les enfants
ou actes une les autres vertus conçoivent et enfantent sur ses genoux
par son commandement, ou- au moins sous les ailes et la faveur de sa présence.
Mais quand les vertus morales, ou même les vertus sur-
(1) Légats, legs.
(2) Pour les déjeter et exhéréder, rejeter et
déshériter.
(3) Pour le regard, pour ce qui regarde, au sujet de.
(4) Gen., XVI, 4.
(5) Rom., VIII, 17.
naturelles, produisent leurs actions en l’absence de la charité,
comme elles font entre les schismatiques, au rapport de saint Augustin,
et quelquefois parmi les mauvais catholiques, elles n’ont nulle va1eur
pour le paradis, non pas même l’aumône, quand elle nous porterait
à distribuer toute notre substance aux pauvres (1), ni le martyre
non plus, quand nous livrerions notre corps aux flammes pour être
brûlé (2). Non, Théotime, sans la charité, dit
l’Apôtre, tout cela ne servirait de rien (3), ainsi que nous montrerons
plus amplement ailleurs.
Or, il y a de plus quand, en la production des vertus morales, la volonté
se rend désobéissante à sa dame, qui est la charité,
comme quand par l’orgueil, la vanité, l’intérêt temporel,
ou par quelqu’autre mauvais motif, les vertus sont détournées
de leur propre nature; certes, alors ces actions sont chassées et
bannies de la maison d’Abraham et de la société de Sara,
c’est-à-dire, elles sont privées du fruit et clos privilèges
de la charité, et par conséquent demeurent sans valeur ni
mérite. Car ces actions-là, ainsi infectées d’une
mauvaise intention, sont en effet plus vicieuses que vertueuses, puisqu’elles
n’ont de la vertu que le corps extérieur, l’intérieur appartenant
au vice qui leur sert de motif: témoin les jeûnes, offrandes
et autres actions du Pharisien (4).
Mais enfin, outre tout cela, comme les Israëlites vécurent
paisiblement en Égypte durant la vie
(1) I Cor., XIII, 3.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Luc., XVIII, 12.
de Joseph et de Lévi, et soudain après la mort de Lévi
furent tyranniquement réduits en servitude, d’où provient
le proverbe des Juifs : L’un des frères trépassé,
les autres sont oppressés, selon qu’il est rapporté en la
grande chronologie des Hébreux publiée par le savant archevêque
d’Aix Gilbert Genebrard (1), que je nomme par honneur et avec consolation,
pour avoir été son disciple, quoique inutilement, lorsqu’il
était lecteur royal à Paris, et qu’il exposait le Cantique
des cantiques; de même les mérites et fruits des vertus tant
morales que chrétiennes subsistent très doucement et tranquillement
en l’âme tandis que la sacrée dilection y vit et règne;
mais à même que la dilection divine y meurt, tous les mérites
et fruits des autres vertus meurent quant et quant (2); et ce sont ces
oeuvres que les théologiens appellent fortifiées, parce que
étant nées en vie sous la faveur de la dilection, et comme
un Ismaël en la famille d’Abraham, elles perdent par après
la vie et le droit d’hériter par la désobéissance
et rébellion suivante de la volonté humaine qui est leur
mère.
O Dieu, Théotime, quel malheur! si le juste se détourne
de sa justice, et qu’il fasse l’iniquité, on n’aura plus mémoire
de toutes ses justices, il mourra en son péché (3), dit notre
Seigneur en Ezéchiel.
(1) Gilbert Genebrard, archevêque d’Aix de 1591 à 1597,
homme remarquable par son érudition, a laissé un nombre considérable
d’ouvrages, surtout sur les livres hébraïques. Il se montra
partisan exagéré de la Ligue et ne cessa de déclamer
contre Henri IV, qui le relégua dans son prieuré de Semur-en-Auxois,
où il mourut.
(2) Quant et quant, en même temps.
(3) Ezech,, XVIII, 24
De sorte que le péché mortel ruine tout le mérite
des vertus: car quant à celles qu’on pratique tandis qu’il règne
en l’âme, elles naissent tellement mortes qu’elles sont à
jamais inutiles pour la prétention de la vie éternelle; et
quant à celles que l’on a pratiquées avant qu’il fût
commis, c’est-à-dire, tandis que la dilection sacrée vivait
en l’âme, leur valeur et mérite périt et meurt soudain
à son arrivée, ne pouvant conserver leur vie après
la mort de la charité qui la leur avait donnée. Le lac que
les profanes appellent communément Asphaltite, et les auteurs sacrés
mer Morte, a une malédiction si grande que rien ne peut Vivre de
ce que l’on y met. Quand les poissons du fleuve Jordain l’approchent, ils
meurent promptement, s’ils ne rebroussent contre mont (1); les arbres de
son rivage ne produisent rien de vivant, et bien que leurs fruits aient
l’apparence et forme citérieure, pareille aux fruits des autres
contrées, néanmoins quand on les veut arracher, on trouve
que ce ne sont qu’écorces et pelures pleines de cendres qui s’en
vont au vent; marques des infâmes péchés pour la punition
desquels cette contrée, peuplée de quatre cités plantureuses,
fut jadis convertie en cet abîme de puanteur et d’infection; et rien
aussi ne peut, ce semble, mieux représenter le malheur du péché,
que ce lac abominable qui prit son origine du plus exécrable désordre
que la chair humaine puisse commettre. Le péché donc, comme
une mer morte et mortelle, tue tout ce qui l’aborde: rien n’est vivant
de tout ce qui naît en l’âme qu’il occupe, ni de tout ce qui
croIt autour de lui. O Dieu, nullement, Théotime ; car
(1) Contre mont, en amont.
non seulement le péché est une oeuvre morte, mais elle
est tellement pestilente et vénéneuse, que les plus excellentes
vertus de l’âme pécheresse ne produisent aucune action vivante;
et quoique quelquefois les actions des pécheurs aient une grande
ressemblance avec les actions des justes, ce ne sont toutefois qu’écorces
pleines de vent et de poussière, regardées voirement, et
même récompensées par la bonté divine de quelques
présents temporels qui leur sont donnés comme aux enfants
des chambrières; mais écorces pourtant qui ne sont ni ne
peuvent être savourées ni goûtées par la divine
justice pour être salariées de loyer (1) éternel; elles
périssent sur leurs arbres, et ne peuvent être conservées
en la main de Dieu, parce qu’elles sont vides de vraie valeur, comme il
est dit dans l’Apocalypse à l’évêque de Sardes, lequel
était estimé un arbre vivant, à cause de plusieurs
vertus qu’il pratiquait; et néanmoins il était mort (2);
parce qu’étant en péché, ses vertus n’étaient
pas des vrais fruits vivants, mais des écorces mortes et des amusements
pour les yeux, non des pommes savoureuses utiles à manger. De sorte
que nous pouvons tous lancer cette véritable voix, à l’imitation
du saint Apôtre: Sans la charité, je ne suis rien, rien ne
me profite (3); et celle-ci avec saint Augustin : Mettez dans un coeur
la charité, tout profite; ôtez du coeur la charité,
rien ne profite.
Or, je dis, rien ne profite pour la vie éternelle, quoique,
comme nous disons ailleurs, les oeuvres
(1) Loyer, récompense.
(2) Apoc., III, 1.
(3) I Cor., XIII, 2, 3.
vertueuses des pécheurs ne soient pas Inutiles pour la vie temporelle;
mais, Théotime mon ami, Que profite-t-il à l’homme, s’il
gagne tout le monde temporellement, et qu’il perde son âme éternellement
(1)?
.
CHAPITRE XII
Comme le saint amour revenant en l’âme fait revivre toutes les
oeuvres que le péché avait fait périr.
Les oeuvres donc que le pécheur fait tandis qu’il est privé
du saint amour, ne profitent jamais pour la vie éternelle, et pour
cela sont appelées oeuvres mortes; mais les bonnes oeuvres du juste
sont au contraire nommées vives, d’autant que le divin amour les
anime et vivifie de sa dignité. Que si par après elles perdent
leur vie et valeur par le péché survenant, elles sont dites
oeuvres amorties, éteintes, ou mortifiées seulement, mais
non pas oeuvres mortes, si principalement on a égard aux élus.
Car comme le Sauveur parlant de la petite Thabite, fille de Jaïrus,
dit qu’elle n’était pas morte, ains dormait seulement (2). parce
que soudain devant être ressuscitée, sa mort serait de si
peu de durée, qu’elle ressemblerait plutôt un sommeil qu’une
vraie mort: ainsi les oeuvres des justes, et surtout des élus, que
le péché survenu fait mourir, ne sont pas dites oeuvres mortes,
ains seulement amorties, mortifiées, assoupies ou pâmées;
parce qu’au prochain retour de la sainte dilection, elles doivent, ou du
moins peuvent bientôt revivre et ressusciter. Le retour du péché
ôte la vie au coeur et à toutes ses oeuvres, le retour de
la grâce rend
(1) Matth., XVI, 26.
(2) Marc., V, 39.
la vie au coeur et à toutes ses oeuvres. tin hiver rigoureux
amortit toutes les plantes de la campagne, en sorte que, s’il durait toujours,
elles aussi toujours demeureraient en cet état de mort. Le péché,
triste et très effroyable hiver de l’âme, amortit toutes les
saintes oeuvres qu’il y trouve: et s’il durait toujours, jamais rien ne
reprendrait ni vie ni vigueur. Mais comme au retour du beau printemps non
seulement les nouvelles semences qu’on jette en terre à la faveur
de cette belle et féconde saison, germent et bourgeonnent agréablement
chacune selon sa qualité ; mais aussi les vieilles plantes que l’âpreté
de l’hiver précédent avait flétries, desséchées
et amorties, reverdissent, se revigorent et reprennent leur vertu et leur
vie : de même le péché étant aboli, et la grâce
du divin amour revenant en l’âme, non seulement les nouvelles affections
que le retour de ce sacré printemps apporte, germent et produisent
beaucoup de mérites et de bénédictions; mais les oeuvres
fanées et flétries sous la rigueur de l’hiver du péché
passé, comme délivrées de leur ennemi mortel, reprennent
leurs forces, se revigorent, et, comme ressuscitées, fleurissent
derechef, et fructifient en mérites pour la vie éternelle.
Telle est la toute-puissance du céleste amour, ou l’amour de la
céleste toute-puissance. Si l’impie se détourne de son impiété,
et qu’il fasse jugement et justice, il vivifiera son âme. Convertissez-vous
et fait es pénitence de vos iniquités, et l’iniquité
ne vous sera point à ruine, dit le Seigneur tout-puissant (1). Et
qu’est-ce à dire, l’iniquité ne vous sera point à
ruine, sinon que les ruines qu’elle avait faites
(1) Ezech., XVIII, 27, 30.
seront réparées? Ainsi, outre mille caresses que l’enfant
prodigue reçut de son père, il fut rétabli avec avantage
en tous ses ornements et en toutes les grâces, faveurs et dignités
qu’il avait perdues (1). Et Job, image innocente du pécheur pénitent,
reçoit enfin au double de tout ce qu’il avait eu (2). Certes le
très saint concile de Trente veut que l’on anime les pénitents
retournés en la sacrée dilection de Dieu éternel,
par ces paroles de l’Apôtre: Abondez en tout bon oeuvre, sachant
que votre travail n’est point inutile en notre Seigneur (3); car Dieu n’est
pas injuste pour oublier votre oeuvre et la dilection que vous avez montrée
en son nom (4). Dieu donc n’oublie pas les oeuvres de ceux qui, ayant perdu
la dilection par le péché, la recouvrent par la pénitence.
Or, Dieu oublie les oeuvres quand elles perdent leur mérite et leur
sainteté par le péché survenant, et s’en ressouvient
quand elles retournent en vie et valeur par la présence du saint
amour. De sorte même qu’afin que les fidèles soient récompensés
de leurs bonnes oeuvres, tant par l’accroissement de la grâce et
de la gloire future, que par l’effectuelle jouissance de la vie éternelle,
il n’est pas nécessaire que l’on ne retombe point au péché,
ains suffit, selon le sacré concile, que l’on trépasse en
la grâce et charité de Dieu.
Dieu a promis des récompenses éternelles aux oeuvres
de l’homme juste; mais si le juste se détourne de sa justice par
le péché, Dieu n’aura plus de mémoire des justices
et bonnes oeuvres
(1) Luc., XV, 22.
(2) Job., XLII, 10.
(3) I Cor., XV, 58.
(4) Hebr., VI, 10.
qu’il avait faites (1). Que si néanmoins par après ce
pauvre homme tombé en péché se relève et retourne
en l’amour divin par pénitence, Dieu ne se ressouviendra plus de
son péché; et s’il ne se ressouvient plus du péché,
il se ressouviendra donc des bonnes oeuvres précédentes,
et de la récompense qu’il leur avait promise; puisque le péché,
qui seul les avait ôtées de la mémoire divine, est
totalement effacé, aboli, anéanti; si qu’alors la justice
de Dieu oblige sa miséricorde, ou plutôt la miséricorde
de Dieu oblige sa justice de regarder derechef les bonnes oeuvres passées
comme si jamais il ne les avait oubliées : autrement le sacré
pénitent n’eût pas osé dire à son maître
: Rendez-moi l’allégresse de votre salutaire (2), et me confirmez
de votre esprit principal (3). Car, comme vous voyez, non seulement il
requiert une nouveauté d’esprit et de coeur, mais il prétend
qu’on lui rende l’allégresse (4) que le péché lui
avait ravie. Or, cette allégresse n’est autre chose que le vin du
céleste amour, qui réjouit le coeur de l’homme (5).
Il n’est pas du péché en cet endroit comme des oeuvres
de charité. Car les oeuvres du juste ne sont pas effacées,
abolies ou anéanties par le péché survenant, ains
elles sont seulement oubliées. Mais le péché du méchant
n’est pas seulement oublié, ains il est effacé, nettoyé,
aboli, anéanti par la sainte pénitence : c’est pourquoi le
péché sur
(1) Ezech., XVIII, 24.
(2) Votre salutaire, l’assistance salutaire de votre grâce.
(3) Ps., L, 14.
(4) Ibid., 12.
(5) Ps., CIII, 15
venant au juste ne fait pas revivre les péchés autrefois
pardonnés, d’autant qu’ils ont été tout à fait
anéantis; mais l’amour revenant en l’âme du pénitent,
fait bien revivre les saintes oeuvres d’autrefois, parce qu’elles n’étaient
pas abolies, ains seulement oubliées. Et cet oubli des bonnes oeuvres
des justes, après qu’ils ont quitté leur justice et dilection,
consiste en ce qu’elles nous sont rendues inutiles tandis que le péché
nous rend incapables de la vie éternelle qui est leur fruit : et
partant sitôt que par le retour de la charité nous sommes
remis au rang des enfants de Dieu, et par conséquent rendus susceptibles
de la gloire immortelle, Dieu se ressouvient de nos bonnes oeuvres anciennes,
et elles nous sont derechef rendues fructueuses. Il n’est pas raisonnable
que le péché ait autant de force contre la charité,
comme la charité en a contre le péché ; car le péché
procède de notre faiblesse, et la charité de la puissance
divine. Si le péché abonde en malice pour ruiner, la grâce
surabonde pour réparer (1) ; et la miséricorde de Dieu, par
laquelle il efface le péché, s’exalte toujours, et se rend
glorieusement triomphante contre la rigueur du jugement (2) par lequel
Dieu avait oublié les bonnes oeuvres qui précédaient
le péché. Ainsi toujours ès guérisons corporelles
que notre Seigneur donnait par miracle, non seulement il rendait la santé,
mais il ajoutait des bénédictions nouvelles, faisant exceller
la guérison au-dessus de la maladie; tant il est bon envers les
hommes.
Que les guêpes, taons ou mouchons et tels petits
(1) Rom., V, 20.
(2) Jac., II, 13.
animaux nuisibles, étant morts, puissent revivre et ressusciter,
je ne l’ai jamais ni vu, ni lu, ni oui dire; mais que les chères
avettes (1), mouches si vertueuses, puissent ressusciter, chacun le dit,
et je l’ai maintes fois lu. On dit (ce sont les paroles de Pline) que gardant
les corps morts des mouches à miel qu’on a noyées dans la
maison, tout l’hiver, et les remettant au soleil le printemps suivant,
couvertes de cendres de figuier, elles ressuscitent et seront bonnes comme
auparavant (2). Que les iniquités et oeuvres malignes puissent revivre
après que par la pénitence elles ont été noyées
et abolies, certes, mon Théotime, jamais l’Écriture, ni aucun.
théologien ne l’a dit, que je sache; ains le contraire est autorisé
par la sacrée parole et par le commun consentement de tous les docteurs.
Mais que les oeuvres saintes, qui, comme douces abeilles, font le miel
du mérite, étant noyées dans le péché,
puissent par après revivre quand, couvertes des cendres de la pénitence,
on les remet au soleil de la grâce et charité, tous les théologiens
le disent et enseignent bien clairement; et lors il ne faut pas douter
qu’elles ne soient utiles et fructueuses comme avant le péché.
Lorsque Nabuzardan détruisit Jérusalem, et qu’Israël
fut mené en captivité, le feu sacré de l’autel fut
caché dans un puits, oh il se convertit en boue ; mais cette boue
tirée du puits et remise au soleil lors du retour de la captivité,
le feu mort ressuscita, et cette boue fut convertie en flammes (3). Quand
l’homme juste est rendu
(1) Avettes, abeilles.
(2) Les observations de Pline ne sont pas confirmées par la
science.
(3) II Mach., I, 19 et seq.
esclave du péché, toutes les bonnes oeuvres qu’il avait
faites sont misérablement oubliées et réduites en
boue; mais au sortir de la captivité, lorsque par la pénitence
il retourne en la grâce de la dilection divine, ses bonnes oeuvres
précédentes sont tirées du puits de l’oubli, et, touchées
des rayons de la miséricorde céleste, elles revivent et se
convertissent en flammes, aussi claires que jamais elles furent, pour être
remises sur l’autel sacré de la divine approbation, et avoir leur
première dignité, leur premier prix et leur première
valeur.
.
CHAPITRE XIII
Comme nous devons réduire toute la pratique des vertus et de
nos actions au saint amour.
Les bêtes, ne pouvant connaître la fin de leurs actions,
tendent voirement à leur fin, mais n’y prétendent pas, car
prétendre, c’est tendre à une chose par-dessein avant que
d’y tendre par effet: elles jettent leurs actions à leur fin; mais
elles ne projettent point, ains suivent leurs instincts sans élection
ni intention. Mais l’homme est tellement maître de ses actions humaines
et raisonnables, qu’il les fait toutes pour quelque fin, et les peut destiner
à une ou plusieurs fins particulières, ainsi que bon lui
semble : car il peut changer la fin naturelle d’une action, comme quand
il jure pour tromper, puisqu’au contraire la fin du serment est d’empêcher
la tromperie; et peut ajouter à la fin naturelle d’une action quelqu’autre
sorte de fin, comme quand, outre l’intention de secourir le pauvre, à
laquelle l’aumône tend, il ajoute l’intention d’obliger l’indigent
à la pareille.
Or, nous ajoutons quelquefois une fin de moindre perfection que n’est
celle de notre action, quelquefois aussi nous ajoutons une fin d’égale
ou semblable perfection, et parfois encore une fin plus éminente
et plus relevée. Car outre le secours du souffreteux, auquel l’aumône
tend spécialement, ne peut-on pas prétendre, premièrement,
d’acquérir son amitié; secondement, d’édifier le prochain,
tiercement, de plaire à Dieu? qui sont trois diverses fins, dont
la première est moindre, la seconde n’est pas presque plus excellente,
et la troisième est beaucoup plus excellente que la fin ordinaire
de l’aumône : si que nous pouvons, comme vous voyez, donner diverses
perfections à nos actions, selon la variété des motifs,
fins et intentions quo nous prenons en les faisant.
Soyez bons changeurs, dit le Sauveur. Prenons donc bien garde, Théotime,
de ne point changer les motifs et la fin de nos actions qu’avec avantage
et profit, et de ne rien faire en ce trafic que par bon ordre et raison.
Tenez, voilà cet homme qui entre en charge pour servir le publie
et pour acquérir de l’honneur; s’il a plus de prétention
de s’honorer que de servir la chose publique, ou qu’il soit également
désireux de l’un et de l’autre, il a tort, et ne laisse pas d’être
ambitieux car il renverse l’ordre de ta raison, égalant ou préférant
son intérêt au bien public. Mais si prétendant pour
sa fin principale de servir le publie, il est bien aise aussi parmi cela
d’accroître l’honneur de sa famille, certes, on ne le saurait blâmer;
parce que non seulement ses deux prétentions sont honnêtes,
mais elles sont bien rangées. Cet autre se communie à Pâques
pour ne point être blâmé de son voisinage et pour obéir
à Dieu: qui doute qu’il ne fasse impertinemment, égalant
ou préférant le respect humain à l’obéissance
qu’il doit à Dieu? Je puis jeûner le carême, ou par
charité, afin de plaire à. Dieu; ou par obéissance,
parce l’Église l’ordonne; ou par sobriété ou par diligence,
pour mieux étudier; ou par prudence, afin de faire quelque épargne
requise; ou par chasteté, afin de tromper le corps ; ou par religion,
pour mieux prier. Or, si je veux, je puis assembler toutes ces intentions,
et jeûner pour tout cela; mais, en ce cas, il faut tenir bonne police
à. ranger ses motifs. Car si je jeûnais principalement pour
épargner plus que pour obéir à l’Église, plus
pour bien étudier que pour plaire à Dieu, qui ne voit que
je pervertis le droit et l’ordre, préférant mon intérêt
à l’obéissance de l’Église et au contentement de mon
Dieu ? Jeûner pour épargner est bon, jeûner pour obéir
à l’Eglise est meilleur, jeûner pour plaire à Dieu
est très bon: mais encore qu’il semble que de trois biens on ne
puisse pas composer un mal, si est-ce que qui les colloquerait en désordre,
préférant le moindre au meilleur, il ferait sans doute un
dérèglement blâmable.
Un homme qui n’invite qu’un de ses amis, n’offense nullement les autres;
mais s’il les invite tous, et qu’il donne les premières séances
aux moindres, reculant les plus honorables au bas bout, n’offense-t-il
pas ceux-ci et ceux-là tout ensemble? ceux-ci, parce qu’il les déprime
contre la raison ; ceux-là, parce qu’il les fait paraître
sots. Ainsi, faire une action pour un seul motif raisonnable, pour petit
qu’il soit, la raison n’en est point offensée; mais qui veut avoir
plusieurs motifs, il les doit ranger selon leurs qualités, autrement
il commet péché : car le désordre est un péché,
comme le péché est un désordre. Qui veut plaire à
Dieu et à notre Dame fait très bien; mais qui voudrait plaire
à notre Dame également ou plus qu’à Dieu, il commettrait
un dérèglement insupportable, et on lui pourrait dire ce
qui fut dit à Caïn: Si vous avez bien offert, mais avez mal
partagé; cessez, vous avez péché (1). Il faut donner
à chaque fin le rang qui lui convient, et par conséquent
le souverain à celle de plaire à Dieu.
Or, le souverain motif de nos actions, qui est celui du céleste
amour, a cette souveraine propriété, qu’étant plus
pur, il rend l’action qui en provient plus pure; si que les anges et saints
du paradis n’aiment chose aucune pour autre fin quelconque que pour celle
de l’amour de la divine bonté, et par le motif tic lui vouloir plaire.
Ils s’entr’aiment voirement tous très ardemment, ils nous aiment
aussi, ils aiment les vertus, mais tout cela pour plaire à Dieu
seulement. Ils suivent et pratiquent les vertus, non en tant qu’elles sont
belles et aimables, mais en tant qu’elles sont agréables à.
Dieu. Ils aiment leur félicité, non en tant qu’elle est à
eux, mais en tant qu’elle plait à Dieu. Oui même ils aiment
l’amour duquel ils aiment Dieu, non parce qu’il est en eux, mais parce
qu’il tend à. Dieu, non parce qu’il leur est doux, mais parce qu’il
plait à Dieu; non parce qu’ils
(1) Genes., IV, 7.
l’ont et le possèdent, mais parce que Dieu le leur donne et
qu’il y prend son bon plaisir.
.
CHAPITRE XIV
Pratique de ce qui a été dit au chapitre précédent.
Purifions donc, Théotime, tant que nous pourrons, toutes nos
intentions; et puisque nous pouvons répandre sur toutes les actions
des vertus le motif sacré du divin amour, pourquoi ne le ferons-nous
pas, rejetant ès occurrences toutes sortes de motifs Vicieux, comme
la vaine gloire et l’intérêt propre, et considérant
tous-les bons motifs que nous pouvons avoir d’entreprendre l’action qui
se présente alors, afin de choisir celui du saint amour, qui est
le plus excellent de tous, pour en arroser et détremper tous les
autres? Par exemple, si je veux m’exposer vaillamment aux hasards de la
guerre, je le puis, considérant divers motifs; car le motif naturel
de cette action, c’est celui de la force et vaillance à laquelle
il appartient de faire entreprendre par raison les choses périlleuses;
mais outre celui-ci, j’en puis avoir plusieurs autres, comme celui d’obéir
au prince que je sers, celui de l’amour envers le public, celui de la magnanimité
qui me fait plaire en la grandeur de cette action. Or, venant donc à
l’action, je me pousse au péril, prévenu pour tous ces motifs
mais pour les relever tous au degré de l’amour divin et les purifier
parfaitement, je dirai en mon âme, de tout mon coeur: O Dieu éternel,
qui êtes le très cher amour de mes affections ! si la vaillance,
l’obéissance au prince l’amour de la patrie et la magnanimité
ne vous étaient agréables, je ne suivrais jamais leurs mouvements
que je sens maintenant; mais parce que ces vertus vous plaisent, j’embrasse
cette occasion de les pratiquer, et ne veux seconder leur instinct et inclination,.
sinon parce que vous les aimez, et que vous le voulez.
Vous voyez bien, mon cher Théotime, qu’en ce retour d’esprit
nous parfumons tous les autres motifs de l’odeur et sainte suavité
de l’amour, puisque nous ne les suivons pas en qualité de motifs
simplement vertueux, mais en qualité de motifs voulus, agréés,
aimés et chéris de Dieu. Qui dérobe pour ivrogner;
il est plus ivrogne que larron, selon Aristote : et celui donc qui exerce
la vaillance, l’obéissance, l’affection envers sa patrie, la magnanimité
pour plaire à Dieu, il est plus amoureux divin que vaillant, obéissant,
hou citoyen et magnanime; parce que toute sa volonté en cet exercice
aboutit et vient fondre dans l’amour de Dieu, n’employant tous les autres
motifs que pour parvenir à cette fin. Nous ne disons pas que nous
allons à Lyon, mais à Paris, quand nous n’allons à
Lyon que pour aller à Paris; ni que nous allons chanter, mais que
nous allons servir Dieu, quand nous n’allons chanter que pour servir Dieu.
Que si quelquefois nous sommes touchés de quelque motif particulier,
comme, par exemple, s’il nous advenait d’aimer la chasteté à
cause de sa belle et tant agréable pureté, soudain sur ce
motif il faut répandre celui du divin amour, en cette sorte: O très
honnête et délicieuse blancheur de la chasteté, que
vous êtes aimable, puisque vous êtes tant aimée par
la divine bonté ! puis se retournant vers le Créateur: Hé
! Seigneur, je vous requiers une seule chose, c’est celle que je recherche
en la chasteté, de voir et pratiquer en icelle votre bon plaisir,
et les délices que vous y prenez. Et lorsque nous entrons ès
exercices des vertus, nous devons souvent dire de tout notre coeur : Oui,
Père éternel, je le ferai, parce qu’ainsi a-t-il été
agréable de toute éternité devant vous (1). En cette
sorte faut-il animer toutes nos actions de ce bon plaisir céleste,
aimant principalement l’honnêteté et beauté des vertus,
parce qu’elle est agréable à Dieu: car, mon cher Théotime,
il se trouve des hommes qui aiment éperdument la beauté de
quelques vertus, non seulement sans aimer la charité, mais avec
mépris de la charité.
Origène, certes, et Tertullien aimèrent tellement la
blancheur de la chasteté, qu’ils violèrent les plus grandes
règles de la charité; l’un ayant choisi de commettre l’idolâtrie
plutôt que de souffrir une horrible vilenie, de laquelle les tyrans
voulaient souiller son corps; l’autre se séparant de la très
chaste Église catholique sa mère, pour mieux établir
selon son gré la chasteté de sa femme. Qui ne sait qu’il
y a eu des pauvres de Lyon (2) qui, pour louer avec excès la mendicité,
se firent hérétiques, et de mendiants devinrent de faux bélitres
(3) ? Qui ne sait la vanité
(1) Matth., XI, 26.
(2) Pauvres de Lyon, membres d’une secte vaudoise qui prit naissance
à Lyon au XIIe siècle.
(3) Faux bélitres. On nommait anciennement bélitre les
quatre ordres mendiants. Faux bélitres, seraient de faux mendiants;
bélistrerie. métier de fainéant.
des enthousiastes, messalliens, euchites (4), qui quittèrent
la dilection pour vanter l’oraison? Qui ne sait qu’il y a eu des hérétiques
qui, pour exalter la charité envers les pauvres, déprimaient
la charité envers Dieu, attribuant tout le salut des hommes à
la vertu de l’aumône, selon que saint Augustin le témoigne,
quoique le saint Apôtre exclame que qui donne tout son bien aux pauvres,
et n’a pas la charité, cela ne lui profite point (2)?
Dieu a mis sur moi l’étendard de sa charité (3), dit
la sacrée Sulamite. L’amour, Théotime, est l’étendard
en l’armée des vertus; elles se doivent toutes ranger à lui,
c’est le seul drapeau sous lequel notre Seigneur les fait combattre, lui
qui est le vrai général de l’armée. Réduisons
donc. toutes les vertus à l’obéissance de la charité
; aimons les vertus particulières, mais principalement parce qu’elles
sont agréables à Dieu; aimons excellemment les vertus plus
excellentes, non parce qu’elles sont excellentes, mais parce que Dieu les
aime plus excellemment. Ainsi le saint amour vivifiera toutes les vertus,
les rendant toutes amantes, aimables et suraimables.
.
CHAPITRE XV
Comme la charité comprend en soi les dons du Saint-Esprit.
Afin que l’esprit humain suive aisément les
(1) Enthousiastes, noua générique des sectes d’illuminés;
Messaliens, petite secte dissidente en Russie ; Euchites, nom d’une secte
ancienne qui regardait la prière comme seule nécessaire au
salut.
(2) I Cor., XIII, 3.
(3) Cant. cant., II, 4.
mouvements et instincts de la raison, pour parvenir au bonheur naturel
qu’il peut prétendre vivant selon les lois de l’honnêteté,
il a besoin premièrement de la tempérance, pour réprimer
les inclinations insolentes de la sensualité ; secondement, de la
justice, pour rendre à Dieu, au prochain et à soi-même
ce qu’il est obligé; tiercement, de la force, pour vaincre les difficultés
qu’on sent à faire le bien, et repousser le mal; quatrièmement,
de la prudence, pour discerner quels sont les moyens plus propres pour
parvenir au bien et à la vertu; cinquièmement, de la science,
pour connaître le vrai bien auquel il faut aspirer et le vrai mal
qu’il faut rejeter; sixièmement, de l’entendement, pour bien pénétrer
les premiers et principaux fondements ou principes de la beauté
et excellence de l’honnêteté; septièmement et en fin
finale, de la sapience, pour contempler la Divinité, première
source de tout bien. Telles sont les qualités par lesquelles l’esprit
est rendu doux, obéissant et pliable aux lois de la raison naturelle
qui est en nous.
Ainsi, Théotime, le Saint-Esprit qui habite en nous, voulant
rendre notre âme souple, maniable et obéissante à ses
divins mouvements et célestes inspirations, qui sont les lois de
son amour, en l’observation desquelles consiste la félicité
surnaturelle de cette vie présente, il nous donne sept propriétés
et perfections pareilles presque aux sept que nous venons de réciter,
qui, en l’Écriture sainte et ès livres des théologiens,
sont appelées dons du Saint-Esprit.
Or, ils ne sont pas seulement inséparables de la charité,
ains, toutes choses bien considérées, et à proprement
parier, ils sont les principales vertus, propriétés et qualités
de la charité; car, 1° la sapience n’est autre chose en effet
que l’amour qui savoure, goûte et expérimente combien Dieu
est doux et suave; 2° l’entendement n’est autre chose que l’amour attentif
à considérer et pénétrer la beauté des
vérités de la foi, pour y connaître Dieu en lui-même,
et puis de là en descendant le considérer ès créatures
; 3° la science, au contraire, n’est autre chose que le même
amour qui nous tient attentifs à nous connaître nous-mêmes
et les créatures, poumons faire remonter à une plus parfaite
connaissance du service que nous devons à Dieu; 4° le conseil
est aussi l’amour, en tant qu’il nous rend soigneux, attentifs et habiles
pour bien choisir les moyens propres à servir Dieu saintement; 5°
la force est l’amour qui encourage et anime le coeur pour exécuter
ce que le conseil a déterminé devoir être fait; 6°
la piété est l’amour qui adoucit le travail et nous fait
cordialement, agréablement et d’une affection filiale employer aux
oeuvres qui plaisent à Dieu notre Père; et 7° pour conclusion,
la crainte n’est autre chose que l’amour en tant qu’il nous fait fuir et
éviter ce qui est désagréable à la divine majesté.
Ainsi, Théotime, la charité nous sera une autre échelle
de Jacob, composée des sept dons du Saint- Esprit, comme autant
d’échelons sacrés par lesquels les hommes angéliques
monteront de la terre au ciel pour s’aller unir à la poitrine de
Dieu tout-puissant, et descendront (1) du ciel en terre
(1) Gen., XXVIII, 12.
pour venir prendre le prochain par la main et le conduire au ciel;
car montant au premier échelon, la crainte nous fait quitter le
mal ; au deuxième, la piété nous excite à vouloir
faire le biens; au troisième, la science nous fait connaître
le bien qu’il faut faire et le mal qu’il faut fuir; au quatrième,
par la force nous prenons courage contre toutes les difficultés
qu’il y a en notre entreprise; au cinquième, par le conseil nous
choisissons les moyens propres à cela, au sixième, nous unissons
notre entendement à Dieu pour voir et pénétrer les
traits de son infinie beauté; et au septième, nous joignons
notre volonté à Dieu, pour savourer et expérimenter
les douceurs de son incompréhensible bonté., car sur le sommet
de cette échelle, Dieu étant penché devers nous, il
nous donne le baiser, d’amour et nous fait teter les sacrées mamelles
de sa suavité, meilleures que le vin (1).
Mais si ayant délicieusement joui de ces amoureuses faveurs,
nous voulons retourner en terre pour tirer le prochain à ce même
bonheur, du premier et plus haut degré où nous avons rempli
notre volonté d’un zèle très ardent, et avons parfumé
notre âme des parfums de la charité souveraine de Dieu, nous
descendons au second degré, où notre entendement prend une
clarté nonpareille, et fait provision des conceptions et maximes
plus excellentes pour la gloire de la beauté et bonté divines;
de là, nous venons au troisième, où, par le don du
conseil nous avisons par quels moyens nous inspirerons dans l’esprit des
prochains le goût et l’estime de la divine suavité ;
(1) Cant., I, 1
au quatrième, nous nous encourageons, recevant une sainte force
pour surmonter les difficultés qui peuvent être en ce dessein;
au cinquième, nous commençons à prêcher par
le don de science, exhortant les âmes à la suite (1) des vertus
et à la fuite des vices; au sixième, nous tâchons de
leur imprimer la sainte piété, afin que, reconnaissant Dieu
pour le père très aimable, ils lui obéissent avec
une crainte filiale; et au dernier degré, nous les pressons de craindre
les jugements de Dieu, afin que, mêlant cotte crainte d’être
damnés avec la révérence filiale, ils quittent plus
ardemment la terre pour monter au ciel avec nous.
La charité cependant comprend les sept dons et ressemble à
une belle fleur de lis qui a six feuilles plus blanches que la neige, et
au milieu les beaux martelets d’or de la sapience, qui poussent en nos
coeurs les goûts et savourements amoureux de la bonté du Père
notre créateur, de la miséricorde du Fils notre rédempteur,
et de la suavité du Saint-Esprit notre sanctificateur. Et je mets
ainsi cette double crainte ès deux degrés, pour accorder
toutes les traductions avec la sainte et sacrée édition ordinaire:
car, si en l’hébreu le mot de crainte est répété
par deux fois, ce n’est pas sans mystère, ains pour montrer qu’il
y a un don de crainte filiale qui n’est autre chose que le don de piété,
et un don de la crainte servile qui est le commencement de tout notre acheminement
à la souveraine sagesse.
(1) Suite, poursuite.
.
CHAPITRE XVI
De la crainte amoureuse des épouses: suite du discours commencé.
Ah ! Jonathas mon frère, disait David, tu étais aimable
sur (1) l’amour des femmes (2). Et c’est comme s’il eût dit : Tu
méritais un plus grand amour que celui des femmes envers leurs maris.
Toutes choses excellentes sont rares. Imaginez-vous, Théotime, une
épouse de coeur colombin, qui ait la perfection de l’amour nuptial,
son amour est incomparable, non seulement en excellence mais aussi en une
grande variété de belles affections et qualités qui
l’accompagnent. Il est non seulement chaste, mais pudique; il est fort,
mais gracieux; il est violent, mais tendre; il est ardent, mais respectueux;
généreux, mais craintif; hardi, mais obéissant ; et
sa crainte est toute mêlée d’une délicieuse confiance.
Telle certes est la crainte de l’âme qui a l’excellente dilection;
car elle s’assure tant de la souveraine bonté de son époux,
qu’elle ne craint pas de le perdre, mais elle craint bien toutefois de
ne jouir pas assez de sa divine présence, et que quelque occasion
ne le fasse absenter pour un seul moment; elle a bien confiance de ne lui
déplaire jamais, mais elle craint de ne lui plaire pas autant que
l’amour le requiert: son amour est trop courageux pour entrer voire même
au seul soupçon d’être jamais en sa disgrâce, ruais
il est aussi si attentif qu’elle craint de ne lui être pas assez
unie; oui même l’âme arrive quelquefois à
(1) Sur, au-dessus de.
(2) II Reg., I, 26
tant de perfection, qu’elle ne craint plus de n’être pas assez
unie à lui, son amour l’assurant qu’elle le sera toujours; mais
elle craint que cette union ne soit pas si pure, simple et attentive, comme
son amour lui fait prétendre. C’est cette admirable amante qui voudrait
ne point aimer les goûts, les délices, les vertus et les consolations
spirituelles, de peur d’être divertie pour peu que ce soit de l’unique
amour qu’elle porte à son bien-aimé, protestant que c’est
lui-même et non ses biens qu’elle recherche, et criant à cette
intention : Eh ! montrez-moi, mon bien-aimé, où vous paissez
et reposez au midi, afin que je ne me divertisse point après les
plaisirs qui sont hors de vous (1).
De cette sacrée crainte des divines épouses furent touchées
ces grandes âmes de saint Paul, saint François, sainte Catherine
de Gênes, et autres, qui ne voulaient aucun mélange en leurs
amours, ains tâchaient de le rendre si pur, si simple, si parfait,
que ni les consolations ni les vertus mêmes ne tinssent aucune place
entre leur coeur et Dieu; en sorte qu’elles pouvaient dire : Je vis, mais
non plus moi-même, ains Jésus-Christ vit, en moi : Mon Dieu
m’est toutes choses (2) : Ce qui n’est point Dieu, ne m’est rien : Jésus-Christ
est ma. vie : Mon amour est crucifié; et telles autres paroles d’un
sentiment extatique.
Or, la crainte initiale, non des apprentis, procède du vrai
amour, mais amour encore tendre, faible et commençant. La crainte
filiale procède de l’amour ferme, solide et déjà tendant
à la
(1) Cant. cant., I, 6.
(2) Gal., II, 20.
perfection; mais la crainte des épouses provient de l’excellence
et perfection amoureuse déjà tout acquise : et quant aux
craintes serviles et mercenaires, elles ne procèdent voirement pas
de l’amour, mais elles précèdent ordinairement l’amour pour
lui servir de fourrier, ainsi que nous avons dit ailleurs, et sont bien
souvent très utiles à son service. Vous verrez toutefois,
Théotime, une honnête dame, qui, ne voulant pas manger son
pain en oisiveté (1), non plus que celle que Salomon a tant louée,
couchera la soie en une belle variété de couleurs sur un
satin bien blanc, pour faire une broderie de plusieurs belles fleurs, qu’elle
rehaussera par après fort richement d’or et d’argent selon les assortiments
convenables. Cet ouvrage se fait à l’aiguille, qu’elle passe partout
où elle veut coucher la soie, l’or et l’argent mais néanmoins
l’aiguille n’est point mise dans le satin pour y être laissée,
ains seulement pour y introduire la soie, l’or et l’argent, et leur faire
passage de façon qu’à mesure que ces choses entrent dans
le fond, l’aiguille en est tirée et en sort. Ainsi la divine bonté
voulant coucher en l’âme humaine une grande diversité de vertus,
et les rehausser enfin de son amour sacré, elle se sert de l’aiguille
de la crainte servile et mercenaire de laquelle pour l’ordinaire nos coeurs
sont premièrement piqués, mais pourtant elle n’y est pas
laissée; ains à mesure que les vertus sont tirées
et couchées en l’âme, la crainte servile et mercenaire en
sort, selon le dire du bien- aimé disciple, que la charité
parfaite pousse la
(1) Prov., XXXI, 27,
crainte dehors (1). Oui de vrai, Théotirne, car les craintes
d’être damné et perdre le paradis sont effroyables et angoisseuses
(2), et comme sauraient-elles demeurer avec la sacrée dilection,
qui est toute douce, toute suave?
.
CHAPITRE XVII
Comme la crainte servile demeure avec le divin amour.
Toutefois, encore que la dame dont nous avons parlé ne veuille
pas laisser l’aiguille en l’ouvrage quand il sera fait, si est-ce que tandis
qu’elle y a quelque chose à faire, si elle est contrainte de se
divertir pour quelqu’autre occurrence, elle laissera l’aiguille piquée
dans l’oeillet, la rose oula pensée qu’elle brode, pour la trouver
plus à propos quand elle retournera pour ouvrer. De même;
Théotime, tandis que la Providence divine fait la broderie des vertus
et l’ouvrage de son saint amour en nos âmes, elle y laisse toujours
la crainte servile ou mercenaire, jusqu ‘à ce que la charité
étant parfaite, elle ôte cette aiguille piquante, et la remet,
par manière de dire, en son peloton. En cette vie donc en laquelle
notre charité ne sera jamais si parfaite qu’elle soit exempte de
péril, nous avons toujours besoin de la crainte, et lorsque nous
tressaillons de joie par amour, nous devons trembler d’appréhension
par la crainte.
Prenez instruction de ce qu’il vous faut faire
En crainte, et sans orgueil, servez la Tout-Puissant
Egayez-vous en lui; mais, vous esjouissant.
Que votre coeur soumis en tremblant le révère (3).
(1) I Joan., IV, 18.
(2) Angoisseuses, pleines d’angoisses.
(3) Ps., II, 40, 11.
Le grand père Abraham envoya son serviteur Eliéser pour
prendre une femme à son enfant unique Isaac. Eliéser va,
et par inspiration céleste fit choix de la belle et chaste Rebecca,
laquelle il amena avec soi ; mais cette sage demoiselle quitta Eliéser
sitôt qu’elle eut rencontré Isaac, et, étant introduite
en la chambre de San, elle demeura son épouse à jamais. Dieu
envoie souvent la crainte servile, comme un autre Eliéser (Eliéser
aussi veut dire aide de Dieu), pour traiter le mariage entre elle et l’amour
sacré. Que si l’âme vient sous la conduite de la crainte,
ce n’est pas qu’elle la veuille épouser; car, en effet, sitôt
que l’âme rencontre l’amour, elle s’unit à lui, et quitte
la crainte.
Mais comme Eliéser, étant de retour, demeura dans la
maison au service d’isaac et de Rebecca; de même la crainte nous
ayant amenés au saint amour, elle demeure avec nous pour servir
ès occurrences et l’amour et l’âme amoureuse. Car l’âme,
quoique juste, se voit maintes fois attaquée par des tentations
extrêmes; et l’amour, tout courageux qu’il est, à fort à
faire à se bien maintenir, à raison de la condition de la
place en laquelle il se trouve, qui est le coeur humain, variable et sujet
à la mutinerie des passions. Alors donc, Théotime, l’amour
emploie la crainte au combat, et s’en sert pour repousser l’ennemi. Le
brave prince Jonathas, allant à charge sur les Philistins, emmi
les ténèbres de la nuit, voulut voir son écuyer avec
soi: et ceux qu’il ne tuait pas, son écuyer les tuait (1). Et l’amour
en voulant faire quelque entreprise hardie, il ne se sert pas
(1) I Reg., XIV, 1, 13
seulement de ses propres motifs, ains aussi des motifs de la crainte
servile et mercenaire. Et les tentations que l’amour ne défait pas,
la crainte d’être damné les renverse. Si la tentation d’orgueil,
d’avarice ou de quelque plaisir voluptueux m’attaque: Eh! ce dirai-je,
serait-il bien possible que pour des choses si vaines mon coeur voulût
quitter la grâce de son bien-aimé? Mais si cela ne suffit
pas, l’amour excitera la crainte. Eh! ne vois-tu pas, misérable
coeur, que secondant cette tentation, les effroyables flammes de l’enfer
t’attendent, et que tu perds l’héritage éternel du paradis?
On se sert de tout ès extrêmes nécessités, comme
le même Jonathas fit, quand passant ces âpres rochers qui étaient
entre lui et les Philistins, il ne se servait pas seulement de ses pieds,
mais gravissait et grimpait à belles mains (1), comme il pouvait.
Tout ainsi donc que les nochers qui partent sous un vent favorable
en une saison propice, n’oublient pourtant jamais les cordages, ancres
et autres choses requises en temps de fortune et parmi la tempête;
aussi, quoique le serviteur de Dieu jouisse du repos et de la douceur du
saint amour, il ne doit jamais être dépourvu de la crainte
des jugements divins, pour s’en servir entre les orages et assauts des
tentations. Outre que, comme la pelure d’une pomme, qui est de peu d’estime
en soi-même, sert toutefois grandement à conserver la pomme
qu’elle couvre; aussi la crainte servile, qui est de peu de prix en sa
propre condition au regard de l’amour, lui est
(1) 1 Reg., XIV, 13.
néanmoins grandement utile à sa conservation pendant
les hasards de cette vie mortelle. Et comme celui qui donne une grenade
la donne voirement pour les grains et le suc qu’elle a au-dedans, mais
ne laisse pas pourtant de donner aussi l’écorce comme une dépendance
d’icelle; de même, bien que le Saint-Esprit, entre ses dons sacrés,
confère celui de la crainte amoureuse aux âmes des siens,
afin qu’elles -craignent Dieu en piété, comme leur père
et leur époux, si est-ce toutefois qu’il ne laisse pas de leur donner
encore la crainte servile et mercenaire, comme un accessoire de l’autre
plus excellente. Ainsi Joseph envoyant à son père plusieurs
charges de toutes les richesses d’Égypte, ne lui donna pas seulement
les trésors comme principaux présents, mais aussi les ânes
qui les portaient.
Or, bien que la crainte servile et mercenaire soit grandement utile
pour cette vie mortelle, si est-ce qu’elle est indigne d’avoir place en
l’éternelle, en laquelle il y aura une assurance sans crainte, une
paix sans défiance, un repos sans souci. Mais les services néanmoins
que ces craintes servantes et mercenaires auront rendus à l’amour,
y seront récompensés: de sorte que si ces craintes, comme
des autres Moïse et Aaron, n’entrent pas en la terre de promission,
leur postérité néanmoins et leurs ouvrages y entreront.
Et quant aux craintes des enfants et des épouses, elles y tiendront
leur rang et leur grade, non pour donner aucune défiance ou perplexité
de l’âme, mais pour lui faire admirer et révérer avec
soumission l’incompréhensible majesté de ce père tout-puissant
et de cet époux de gloire.
Le respect au Seigneur porté
Est saint, rempli de pureté,
Sa crainte en tout siècle est durable.
Tout ainsi que sa majesté
Est à jamais très adorable.
.
CHAPITRE XVIII
Comme l’amour se sert de la crainte naturelle, servile et mercenaire.
Les éclairs, tonnerres, foudres, tempêtes, inondations,
tremble-terres (1) et autres tels accidents inopinés excitent même
les plus indévots à craindre Dieu; et la nature prévenant
le discours en telles occurrences, pousse le coeur, les yeux et les mains
même devers le ciel pour réclamer le secours, de la très
sainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui
est, dit Tite-Live, que ceux qui servent la Divinité prospèrent,
et ceux qui la méprisent sont affligés. En la tourmente qui
fit périller (2) Jonas, les mariniers craignirent d’une grande crainte,
et crièrent soudain un chacun à son Dieu (3). Ils ignoraient,
dit saint Jérôme, la vérité; mais ils reconnaissaient
la Providence, et crurent que c’était par jugement céleste
qu’ils se trouvaient en ce danger; comme les Maltais, lorsqu’ils virent
saint Paul échappé du naufrage, être attaqué
par la vipère, crurent que c’était par vengeance divine (4).
Aussi les tonnerres, tempêtes, foudres sont appelés voix du
Seigneur par le Psalmiste, qui dit de plus qu’elles font la parole d’icelui
(5), parce qu’elles annoncent
(1) Tremble-terres, tremblements de terre.
(2) Fit périller, mit en péril.
(3) Jon., I, 5.
(4) Act., XXVIII, 4.
(5) Ps., CXLVIII, 8.
sa crainte, et sont comme ministres de sa justice. Et ailleurs souhaitant
que la divine majesté se fasse redouter à ses ennemis: Lancez,
dit-il, des éclairs, et vous les dissiperez; décoche: vos
dards, et vous les troublerez (1), où il appelle les foudres sagettes
(2) et dards du Seigneur. Et devant le Psalmiste la bonne mère de
Samuel avait déjà chanté que les ennemis mêmes,
de Dieu le craindraient, d’autant qu’il tonnerait sur eux dès le
ciel (3). Certes, Platon en son Gorgias et ailleurs témoigne qu’entre
les païens il y avait quelque sen tintent de crainte, non seulement
pour les châtiments que la souveraine justice de Dieu pratique en
ce monde, mais aussi pour les punitions qu’il exerce en l’autre vie sur
les âmes de ceux qui ont des péchés-incurables. Tant
l’instinct de craindre la Divinité est gravé profondément
en la nature humaine.
Mais cette crainte toutefois pratiquée par manière d’élan,
ou sentiment naturel, n’est ni louable ni vitupérable (4) en nous,
puisqu’elle ne procède pas de notre élection. Elle est néanmoins
un effet d’une très bonne cause, et cause d’un très bon effet;
car elle provient de la connaissance naturelle que Dieu nous a donnée
de sa providence, et nous fait reconnaître combien nous dépendons
de la toute-puissance souveraine, nous incitant à l’implorer; et,
se trouvant en une âme fidèle, elle lui fait beaucoup de bien.
Les chrétiens, parmi les étonnements que les tonnerres, tempêtes
et autres
(1) Ps., CXLIII, 6.
(2) Sagettes, flèches.
(3) 1 Reg., II, 10.
(4) Vitupérable, blâmable.
périls naturels leur apportent, invoquent le nom sacré
de Jésus et de Marie, font le signe de la croix, se prosternent
devant Dieu, et font plusieurs bons actes de foi, d’espérance et
de religion. Le glorieux saint Thomas d’Aquin, étant naturellement
sujet à s’effrayer quand il tonnait, soulait (1) dire, par manière
d’oraison jaculatoire, les divines paroles que l’Église estime tant
: Le Verbe a été fait chair (2). Sur cette crainte donc le
divin amour fait maintes fois des actes de complaisance et de bienveillance
: Je vous bénirai, Seigneur, car vous êtes terriblement magnifié
(3) Que chacun vous craigne, ô Seigneur! O grands de la terre, entendez,
servez Dieu en crainte, et tressaillez pour lui en tremblement (4).
Mais il y a une autre crainte qui prend origine de la foi, laquelle
nous apprend qu’après cette vie mortelle il y a des supplices effroyablement
éternels, ou éternellement effroyables, pour ceux qui en
ce monde auront offensé la divine majesté et seront décédés
sans être réconciliés avec elle; qu’à l’heure
de la mort les âmes seront jugées du jugement particulier,
et à la fin du monde tous comparaîtront ressuscités
pour être derechef jugés au jugement universel. Car ces vérités
chrétiennes, Théotime, frappent le coeur qui les considère,
d’un épouvantement extrême. Et comme pourrait-on se représenter
ces horreurs éternelles sans frémir et trembler d’appréhension
? Or, quand ces sentiments de crainte prennent tellement place
(1) Soulait, avait coutume de.
(2) Joan., I, 14.
(3) Ps., CXXXVIII, 14.
(4) Ps., XI, 10, 12.
dans nos coeurs, qu’ils en bannissent et chassent l’affection et volonté
du péché, comme le sacré concile de Trente parle,
certes ils sont grandement salutaires. Nous avons conçu de votre
crainte, ô Dieu, et enfanté l’esprit de salut (1), est-il
dit en Isaïe: c’est-à-dire, votre face courroucée nous
a épouvantés, et nous a fait concevoir et enfanter l’esprit
de pénitence qui est l’esprit de salut, ainsi que le Psalmiste avait
dit : Mes os n’ont point de paix (2), ains tremblent devant la face de
votre ire.
Notre Seigneur qui était venu pour nous apporter la loi d’amour,
ne laisse pas de nous inculquer cette crainte : Craignez, dit-il, celui
qui peut jeter le corps et l’âme en la géhenne (3). Les Ninivites,
par les menaces de leur subversion et damnation, firent pénitence,
et leur pénitence fut agréable à Dieu (4); et en somme
cette crainte est comprise ès dons du Saint-Esprit, comme plusieurs
anciens Pères ont remarqué.
Que si la crainte ne forclôt (5) pas la volonté de pécher,
ni l’affection au péché, certes elle est méchante
et pareille à celle des diables, qui cessent souvent de nuire, de
peur d’être tourmentés par l’exorcisme, sans cesser néanmoins
de désirer et vouloir le mal qu’ils méditent à jamais;
pareille à celle du misérable forçat, qui voudrait
manger le coeur du comite (6), quoiqu’il n’ose quitter la rame de peur
d’être battu; pareille à la. crainte de ce
(1) Is., XXVI, 18.
(2) Ps., XXXVII, 4.
(3) Matth., X, 28.
(4) Joan., XV, 5, 3.
(5) Forclôt, exclut.
(6) Comite, officier proposé à la chiourme des galères.
grand hérésiarque du siècle passé, qui
confesse d’avoir haï Dieu d’autant qu’il punissait les méchants.
Certes celui qui aime le péché et le voudrait volontiers
commettre malgré la volonté de Dieu, encore qu’il ne le veuille
commettre craignant seulement être damné, il a une crainte
horrible et détestable. Car bien qu’il n’ait pas la volonté
de venir à l’exécution du péché, il a néanmoins
l’exécution en sa volonté, puisqu’il le voudrait faire, si
la crainte ne lé tenait; et c’est comme par force qu’il n’en vient
pas aux effets.
A cette crainte on en peut ajouter une autre, certes moins malicieuse,
mais autant inutile, comme fut celle du juge Félix, qui oyant parler
du jugement divin, fuit tout épouvanté (1), et toutefois
ne laissa pas pour cela de continuer en son avarice; et celle de Balthasar,
qui voyant cette main prodigieuse qui écrivait sa condamnation contre
le paroi, fut tellement effrayé qu’il changea de visage, et les
jointures de ses reins se desserraient, et ses genoux trémoussants
s’entre-heurtaient l’un à l’autre (2), et néanmoins ne fit
point pénitence. Or, de quoi sert-il de craindre le mal, si par
la crainte on ne se résout de l’éviter?
La crainte donc de ceux qui, comme esclaves, observent la loi de Dieu
pour éviter l’enfer, est fort bonne. Mais beaucoup plus noble et
désirable est la crainte des chrétiens mercenaires, qui comme
serviteurs à gages travaillent fidèlement, non pas certes
principalement pour aucun amour qu’ils aient encore envers leurs maîtres,
mais pour être salariés de la récompense qui leur est
promise.
(1) Act., XXIV, 25.
(2) Dan., V, 5, 6,
O si l’oeil pouvait voir, si l’oreille pouvait ouïr, ou qu’il
pût monter au coeur de l’homme ce que Dieu a préparé
à ceux qui le servent (1) ! hé, quelle appréhension
aurait-on de violer les commandements divins, de peur de perdre ces récompenses
immortelles! Quelles larmes, quels gémissements jetterait-on, quand
par le péché on les aurait perdues! Or, cette crainte néanmoins
serait blâmable, si elle renfermait en soi l’exclusion du saint amour.
Car qui dirait: Je ne veux point servir Dieu pour aucun amour que je lui
veuille porter, mais seulement pour avoir les récompenses qu’il
promet, il ferait un blasphème, préférant la récompense
au maître, le bienfait au bienfaiteur, l’héritage au père,
et son propre profit à Dieu tout-puissant, ainsi que nous avons
plus amplement montré au livre second.
Mais enfin, quand nous craignons d’offenser Dieu, non point pour éviter
la peine de l’enfer ou la perte du paradis, mais seulement parce que Dieu
étant notre très bon père, nous lui devons honneur,
respect, obéissance; alors notre crainte est filiale, d’autant qu’un
enfant bien né n’obéit pas à son père en considération
du pouvoir qu’il a de punir sa désobéissance, ni aussi parce
qu’il le peut exhéréder (2), ains seulement parce qu’il est
son père; en sorte qu’encore que le père serait vieil, faible
et pauvre, il ne laisserait pas de le servir avec égale diligence;
ains, comme la pieuse cigogne (3), il l’assisterait avec plus de soin et
d’affection; ainsi que Joseph, voyant le bonhomme
(1) I Cor., n, 9.
(2) Exhéréder, deshériter.
(3) La pieuse cigogne. Les Romains avaient fait decet ciseau l’emblème
de la piété filiale.
Jacob son père, vieux, nécessiteux et réduit sous
son sceptre, il ne laissa pas de l’honorer, servir et révérer
avec une tendreté plus filiale, et telle que ses frères l’ayant
reconnue, estimèrent qu’elle opérerait encore après
sa mort, et l’employèrent pour obtenir pardon de lui, disant : Votre
père a commandé que nous vous disions de sa part: Je vous
prie d’oublier le crime de vos frères, et la malice qu’ils ont exercée
envers vous (1). Ce que ayant oui, il se prit à pleurer, tant son
coeur filial fut attendri, les désirs et volontés de son
père décédé étant représentés.
Ceux-là donc craignent Dieu d’une affection filiale, qui ont peur
de lui déplaire purement et simplement, parce qu’il est leur Père
très doux, très bénin et très aimable.
Toutefois quand il arrive que cette crainte filiale est jointe, mêlée
et détrempée avec la crainte servile de la damnation éternelle
ou bien avec la crainte mercenaire de perdre le paradis, elle ne laisse
pas d’être fort agréable à Dieu, et s’appelle crainte
initiale c’est-à-dire crainte des apprentis qui entrent ès
exercices de l’amour divin. Car comme les jeunes garçons qui commencent
à monter à cheval, quand ils sentent leur cheval porter un
peu plus haut, ne serrent pas seulement les genoux, ains se prennent à
belles mains à la selle; mais quand ils sont un peu plus exercés
ils se tiennent seulement en leurs serres (2): de même les novices
et apprentis au service de Dieu, se trouvant éperdus parmi les assauts
que leurs ennemis leur livrent au commencement, ils ne se servent pas seulement
de la crainte filiale, mais
(1) Gen., L, 16, 17.
(2) En leurs serres, en serrant les jambes.
aussi de la mercenaire et servile, et se tiennent comme ils peuvent
pour ne point déchoir de leur prétention.
.
CHAPITRE XIX
Comme l’amour sacré comprend les douze fruits du Saint-Esprit,
avec les huit béatitudes de l’Évangile.
Le glorieux saint Paul dit ainsi: Or le fruit de l’Esprit est la charité,
la joie, la paix, la patience, la bénignité, la bonté,
la longanimité, la mansuétude, la foi, la modestie, la continence,
la chasteté (1). Mais voyez, Théotime, que ce divin apôtre
comptant ces douze fruits du Saint-Esprit, il ne les met que pour un seul
fruit; car il ne dit pas: les fruits de l’esprit sont la charité,
la joie; mais seulement: le fruit de l’Esprit est la charité, la
joie. Or voici le mystère de cette façon de parler. La charité
de Dieu est répandue en nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous
est donné (2) : certes, la charité est l’unique fruit du
Saint-Esprit; mais parce que ce fruit a une infinité d’excellentes
propriétés, l’Apôtre qui en veut représenter
quelques-unes par manière de montre, parle de cet unique fruit comme
de plusieurs, à cause de la multitude des propriétés
qu’il contient en son unité: il parle réciproquement de tous
ces fruits comme d’un seul, à cause de l’unité en laquelle
est comprise cette variété. Ainsi qui dirait : Le fruit de
la vigne c’est le raisin, le moût, le vin, l’eau-de-vie, la liqueur
réjouissant le coeur de l’homme (3), le breuvage confortant l’estomac,
il ne voudrait pas dire que
(1) Gal., V, 22, 23.
(2) Rom., V, 5.
(3) Ps., CIII, 5.
ce fussent des fruits de différentes espèces, ains seulement
qu’encore que ce ne soit qu’un seul fruit, il a néanmoins une quantité
de diverses propriétés selon qu’il est employé diversement.
L’Apôtre donc ne veut dire autre chose, sinon que le fruit du
Saint-Esprit est la charité; laquelle est joyeuse, paisible, patiente,
bénigne, bonteuse (1), longanime, douce, fidèle, modeste,
continente, chaste, c’est-à-dire, que le divin amour donne une joie
et consolation intérieure avec une grande paix de coeur qui se conserve
dans les adversités par la patience, et qui nous rend gracieux et
bénis à secourir le prochain par une bonté cordiale
envers icelui, bonté qui n’est point variable, ains constante et
persévérante, d’autant qu’elle nous donne un courage de longue
étendue, au moyen de quoi nous sommes rendus doux, affables et condescendants
envers tous, supportant leurs humeurs et imperfections, en leur gardant
une loyauté parfaite, témoignant une simplicité accompagnée
de confiance, tant en nos paroles qu’en nos actions, vivant modestement
et humblement, retranchant toutes superfluité et tous désordres
au boire, manger, vêtir, coucher, jeux, passe-temps et autres telles
convoitises voluptueuses par une sainte continence, et réprimant
surtout les inclinations et séditions de la chair par une soigneuse
chasteté, afin que toute notre personne soit occupée en la
divine dilection, tant intérieurement par la joie, paix, patience,
longanimité, bonté et loyauté comme aussi extérieurement
par la bénignité, mansuétude, modestie, continence
et chasteté.
(1) Bonteuse, bonne
Or, la dilection est appelée fruit, en tant qu’elle nous délecte,
et que nous jouissons de sa délicieuse suavité comme d’une
vraie pomme de paradis, recueillie de l’arbre de vie, qui est le Saint-Esprit
enté sur nos esprits humains, et habitant en nous par sa miséricorde
infinie. Mais quand non seulement nous nous-réjouissons en cette
divine dilection, et jouissons de la délicieuse douceur, ains que
nous établissons toute notre gloire en icelle comme en la couronne
de notre bonheur; alors elle n’est pas seulement un fruit doux à
notre gosier, mais elle est une béatitude et félicité
très désirable; non seulement parce qu’elle nous assure la
félicité de l’autre vie, mais parce qu’en celle-ci elle nous
donne un contentement lequel est si fort, que ni les eaux des tribulations
et les fleuves des persécutions ne le peuvent éteindre; ains
non seulement il ne périt pas, mais il s’enrichit parmi les pauvretés,
il s’agrandit ès abjections et humilités, il se réjouit
entre les larmes, il se renforce d’être abandonné de la justice
et privé de l’assistance d’icelle, lorsque le réclamant,
nul ne lui en donne; il se récrée emmi la compassion et commisération,
lorsqu’il est environné des misérables et souffreteux; il
se délecte de renoncer à toutes sortes de délices
sensuelles et mondaines, pour obtenir la pureté et netteté
de coeur; il fait vaillance d’assoupir les guerres noires et dissensions,
et de mépriser les grandeurs et réputation temporelles; il
se revigore d’endurer toutes sortes de souffrances, et tient que sa vraie
vie consiste à mourir pour le bien-aimé.
De sorte, Théotime, qu’en somme la très sainte dilection
est une vertu, un don, un fruit et une béatitude. En qualité
de vertu, elle nous rend obéissants aux inspirations intérieures
que Dieu-nous donne par ses commandements et conseils-, en l’exécution
desquels on pratique toutes vertus, dont la dilection est la vertu de toutes
les vertus. En qualité de don, la dilection nous rend souples et
maniables aux inspirations intérieures, qui sont comme les commandements
et conseils secrets de Dieu, à l’exécution desquels sont
employés les sept dons du Saint-Esprit, si que la dilection est
le don des dons. En qualité de fruit, elle nous donne un goût
et plaisir extrême en la pratique de la vie dévote, qui se
sent ès douze fruits du Saint-Esprit, et partant elle est le fruit
des fruits. En qualité de béatitude, elle nous fait prendre
à faveur extrême et singulier honneur les affronts, calomnies,
vitupères (1) et opprobres que le monde nous fait, et nous fait
quitter renoncer et rejeter toute autre gloire, sinon celle qui procède
du bien-aimé crucifix, pour laquelle nous nous glorifions en l’abjection,
abnégation et anéantissement de nous-mêmes, ne voulant
autres marques de majesté que la couronne d’épine, du crucifix,
le sceptre de son roseau, le mantelet de mépris qui lui fut imposé
et le trône de sa croix, sur lequel les amoureux sacrés ont
plus de contentement, de joie, de gloire et de félicité,
que jamais Salomon n’eut sur son trône d’ivoire.
Ainsi la dilection est maintes fois représentée par la
grenade, qui, tirant ses propriétés du grenadier, peut être
dite la vertu d’icelui, comme encore elle semble être son don qu’il
offre à
(1) Vitupères, du lat. reproches.
l’homme par amour, et son fruit, puisqu’elle est mangée pour
récréer le goût de l’homme; et enfin elle est, par
manière de dire, sa gloire et béatitude, puisqu’elle porte
la couronne et diadème.
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CHAPITRE XX
Comme le divin amour emploie toutes les passions et afflictions de
l’âme, et les réduit à son obéissance.
L’amour est la vie de notre coeur. Et comme le contre-poids donne le
mouvement à toutes les pièces mobiles d’une horloge, ainsi
l’amour donne à l’à me tous les mouvements qu’elle a. Toutes
nos affections suivent notre amour, et selon icelui nous désirons,
nous nous délectons, nous espérons et désespérons,
nous craignons, nous nous encourageons; nous haïssons, nous fuyons,
nous nous attristons, nous entrons en colère, nous triomphons. Ne
voyons-nous pas les hommes qui ont donné leur coeur en proie à
l’amour vil et abject des femmes; comme ils ne désirent que selon
cet amour, ils n’ont plaisir qu’en cet amour, ils n’espèrent ni
ne désespèrent que pour ce sujet, ils ne craignent ni n’entreprennent
que pour cela, ils n’ont à contre-coeur ni ne fuient que ce qui
les en détourne, ils ne s’attristent que de ce qui les en prive,
ils n’ont de colère que par jalousie, ils ne triomphent que par
cette infamie. C’en est de même des amateurs des richesses et ambitieux
de l’honneur; car ils sont rendus esclaves de ce qu’ils aiment, et n’ont
plus de coeur en leurs poitrines, ni d’âmes en leurs coeurs, ni d’affections
en leurs âmes que pour cela.
Quand donc le divin amour règne dans nos coeurs, il s’assujettit
royalement tous les autres amours de la volonté, et par conséquent
toutes les affections d’icelle, parce que naturellement elles suivent les
amours; puis il dompte l’amour sensuel, et le réduisant à
son obéissance, il tire aussi après icelui toutes les passions
sensuelles; car, en somme, cette sacrée dilection est l’eau salutaire
de laquelle Notre-Seigneur disait : Celui qui boira de l’eau que je lui
donnerai, il n’aura jamais soif (1). Non vraiment, Théotime, qui
aura l’amour de Dieu un peu abondamment, il n’aura plus ni désir,
ni crainte, ni espérance, ni courage, ni joie, que pour Dieu, et
tous ses mouvements seront accoisés (2) en ce seul amour céleste.
L’amour divin et l’amour propre sont dedans notre coeur, comme Jacob
et Ésaü dans le sein de Rébecca; ils ont une antipathie
et répugnance fort grande l’un à l’autre, et s’entre-choquent
(3) dedans le coeur continuellement, dont la pauvre s’écrie : Hélas!
moi misérable, qui me délivrera du corps de cette mort (4),
afin que le seul amour de mon Dieu règne paisiblement en moi? Mais
il faut pourtant que nous ayons courage, espérant en la parole du
Seigneur qui promet en commandant, et commande en promettant la victoire
à son amour, et semble qu’il dit à l’âme ce qu’il fit
dire à Rébecca: Deux nations sont en ton sein, et deux peuples
seront séparés dans tes entrailles, et
(1) Joan., IV, 18.
(2) Accoisés, calmés, reposée.
(3) Gen., XXV, 22.
(4) Rom., VII. 24.
l’un des peuples surmontera l’autre et l’aîné servira
au moindre (1); car comme Rébecca n’avait que deux enfants en son
sein, mais parce que d’iceux devaient naître deux peuples, il est
dit qu’elle avait deux nations en son sein. Aussi l’âme, ayant dedans
son coeur deux amours, a par conséquent deux grandes peuplades de
mouvements, affections et passions : et comme les deux enfants de Rébecca,
par la contrariété de leurs mouvements, lui donnaient des
grandes convulsions et douleurs d’entrailles; aussi les deux amours de
notre âme donnent des grands travaux à notre coeur : et comme
il fut dit qu’entre les deux enfants de cette dame le plus grand servirait
le moindre, aussi a-t-il été ordonné que des deux
amours de notre coeur le sensuel servira le spirituel, c’est-à-dire,
que l’amour propre servira l’amour de Dieu.
Mais quand fut-ce que l’aîné des peuples qui étaient
dans le sein de Rébecca servit le puîné? Certes, ce
ne fut jamais que lorsque David subjugua en guerre les Iduméens;
et que Salomon les maîtrisa en paix. O quand sera-ce donc que l’amour
sensuel servira l’amour divin? Ce sera lors, Théotime, que l’amour
armé, parvenu jusqu’au zèle, servira nos passions par la
mortification, et bien plus lorsque là-haut au ciel l’amour bienheureux
possédera toute notre âme en paix.
Or, la façon avec laquelle l’amour divin doit subjuguer l’appétit
sensuel est pareille à celle dont Jacob usa, quand pour bon usage
et commencement de ce qui devait arriver par après, Ésaü
sortant du sein de sa mère, Jacob l’empoigna
(1) Gen., XXV, 23.
par le pied (1), comme pour l’enjamber, supplanter et tenir sujet,
ou, comme on dit, l’attacher par le pied, à guise d’un oiseau de
proie, tel qu’Ésaü fut en qualité de chasseur (2) et
terrible homme car ainsi l’amour divin voyait naître en nous quelque
passion ou affection naturelle, il doit soudain la prendre par le pied
et la ranger à son service. Mais qu’est-ce à dire la prendre
par le pied? C’est la lier et assujettir au dessein de Dieu. Ne voyez-vous
pas comme Moise transformait le serpent en baguette, le saisissant seulement
par la queue (3)? Certes, de même donnant une bonne fin à
nos passions, elles prennent la qualité des vertus.
Mais donc quelle méthode doit-on tenir pour. ranger les affections
et passions au service du divin amour? Les médecins méthodiques
ont toujours en bouche cette maxime que les contraires sont guéris
par leurs contraires, et les Spagyriques (4) célèbrent une
sentence opposée à celle-là, disant que les semblables
sont guérie par leurs semblables. Or, comme que c’en soit, nous
savons que deux choses font disparaître la lumière des étoiles,
l’obscurité des brouillards de la nuit et la plus grande lumière
du soleil; et de même nous combattons les passions, ou leur opposant
des passions contraires, ou leur opposant des plus
(1) Gen.XXV, 25.
(2) Ibid., XXVII.
(3) Exod., IV, 4.
(4) Les Spagyriques, médecins guérissant par la chimie,
du nom de Spagyre donné à cette science, par Paracelse. Les
méthodiques suivent l’axiôme d’Hippocrate : Contraria contrariis
curantur. Les spagyriques seraient les précurseurs de l’homéopathie.
grandes affections de leur sorte. S’il m’arrive quelque vaine espérance,
je puis résister, lui opposant ce juste découragement : O
homme insensé! sur quels fondements bâtis-tu cette espérance?
Ne vois-tu pas que ce grand auquel tu espères est aussi près
de la mort que toi-même? Ne connais-tu pas l’instabilité,
faiblesse et imbécillité des esprits humains?
Aujourd’hui ce coeur, duquel tu prétends, est à toi,
demain un autre l’emportera pour soi ; en quoi donc prends-tu cette espérance?
Je puis aussi résister à cette espérance, lui en opposant
une plus solide. Espère en Dieu, ô mon âme, car c’est
lui qui délivrera tes pieds du piège (1). Jamais nul n’espéra
en lui, qui ait été confondu (2). Jette tes prétentions
ès choses éternelles et perdurables. Ainsi je puis combattre
le désir des richesses et voluptés mortelles; ou par le mépris
qu’elles méritent, ou par le désir des immortelles; et par
ce moyen l’amour sensuel et terrestre sera ruiné par l’amour céleste,
ou comme le feu est éteint par l’eau à- cause de ses qualités
contraires, ou comme il est éteint par le feu du ciel à cause
de ses qualités plus fortes et prédominantes.
Notre Seigneur use de l’une et de l’autre méthode en ses guérisons
spirituelles. Il guérit ses disciples de la crainte mondaine, leur
imprimant dans le coeur une crainte supérieure: Ne craignez pas,
dit-il, ceux qui tuent le corps, mais craignez celui qui peut damner l’âme
et le corps pour la géhenne (3). Voulant une. autre fois les guérir
(1) Ps., XXIV, 15,
(2) Eccles., II, 2.
(3) Matth., X, 28.
d’une basse joie, il leur en assigne une plus relevée : Ne vous
réjouissez pas, dit-il, de quoi (1) les esprits malins vous sont
sujets, mais de quoi vos noms sont écrits au ciel (2) : et lui-même
aussi rejette la joie par la tristesse: Malheur à vous qui riez,
car vous pleurerez (3). Ainsi donc le divin amour supplante et assujettit
les affections et passions, les détournant de la fin à laquelle
l’amour propre les veut porter, et les contournant à sa prétention
spirituelle. Et comme l’arc-en-ciel, touchant l’aspalatus (4), lui ôte
son odeur et lui en donne une plus excellente, aussi l’amour sacré,
touchant nos passions, leur ôte leur fin terrestre, et leur en donne
une céleste. L’appétit de manger est rendu grandement spirituel
si, avant que de le pratiquer, on lui donne le motif de l’amour. Eh! non,
Seigneur, ce n’est pas pour contenter cette chétive nature, ni pour
assouvir cet appétit que je vais à table; mais pour, selon
votre providence, entretenir ce corps que vous m’avez donné sujet
à. cette misère. Oui, Seigneur, parce qu’ainsi il vous a
plu (5). Si j’espère l’assistance d’un ami, ne puis-je pas dire
: Vous avez établi notre vie en sorte, Seigneur, que nous ayons
à prendre secours, soulagement et consolation les uns des autres:
et parce qu’il vous plaît, j’implorerai donc cet homme duquel vous
m’avez donné l’amitié à. cette intention. Y a-t-il
quelque juste sujet de crainte? Vous voulez, ô Seigneur,
(1) De quoi, de ce que.
(2) Luc., X, 20.
(3) Ibid., IV, 25;
(4) Aspalatus. V. ci-dessus, chap. III.
(5) Matth., II, 26.
que je craigne, afin que je prenne les moyens convenables pour éviter
cet inconvénient; je le ferai, Seigneur, puisque tel est votre bon
plaisir. Si la crainte est excessive: eh ! Dieu, Père éternel,
qu’est-ce que peuvent craindre vos enfants, et les poussins qui vivent
sous vos ailes? Or sus, je ferai ce qui est convenable pour éviter
le mal que je crains; mais après cela, Seigneur, je suis vôtre,
sauvez-moi (1), s’il vous plaît, et ce qui m’arrivera, je l’accepterai,
parce que telle sera votre bonne volonté. O sainte et sacrée
alchimie! ô divine poudre de projection (2), par laquelle tous les
métaux de nos passions, affections et actions sont convertis en
l’or très pur de la céleste dilection.
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CHAPITRE XXI
Que la tristesse est presque toujours inutile, ainsi contraire au service
du saint amour.
On ne peut enter une greffe de chêne sur un poirier, tant ces
deux arbres sont de contraire humeur l’un à l’autre: on ne saurait
certes non plus enter l’ire (3), ni la colère, ni le désespoir
sur la charité, au moins serait-il très diffici1e. Pour l’ire,
nous l’avons vue au discours du zèle; pour le désespoir,
sinon qu’on le réduise à la juste défiance de nous-mêmes,
ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, faiblesse
et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde, je ne vois
pas quel service le divin amour en peut tirer.
(1) Ps., CXVIII, 94.
(2) Poudre de projection. Poudre avec laquelle les alchimistes prétendaient
changer les métaux en or, en la jetant sur nu métal quand
il entrait en fusion,
(3) ire, ressentiment
Et quant à la tristesse, comme peut-elle être utile à
la sainte charité, puisqu’entre les fruits du Saint-Esprit la joie
est mise en rang, joignant la charité? Néanmoins le grand
Apôtre dit ainsi: La tristesse qui est selon Dieu opère la
pénitence stable en salut, mais la tristesse du monde opère
la mort (1). Il y a donc une tristesse selon Dieu, laquelle s’exerce ou
bien par les pécheurs en la pénitence, ou par les bons en
la compassion pour les misères temporelles du prochain, ou par les
parfaits en la déploration, complainte et condoléance pour
les calamités spirituelles des âmes; car David, saint Pierre,
la Magdeleine pleurèrent pour leurs péchés, Agar pleura
voyant son fils presque mort de soif, Jérémie sur la ruine
de Jérusalem, notre Seigneur sur les Juifs, et son grand Apôtre
gémissant dit ces paroles: Plusieurs
marchent, lesquels je vous ai souvent dit et vous le dit derechef,
qu’ils sont ennemis de la croix de Jésus-Christ (2).
Il y a donc une tristesse de ce monde qui provient pareillement de
trois causes:
Car, 1° elle, provient quelquefois de l’ennemi infernal, qui, par
mille suggestions tristes, mélancoliques et fâcheuses, obscurcit
l’entendement, alangourit la volonté et trouble toute l’âme.
Et comme un brouillard épais remplit la tête et la poitrine
de rhume, et par ce moyen rend la respiration difficile, et met en perplexité
le voyageur; ainsi le malin remplissant l’esprit humain de tristes pensées,
il lui ôte la facilité d’aspirer en Dieu, et lui donne un
ennui et découragement
(1) Gal., III, 22, 2. — Cor., VII, 10.
(2) Philipp., III, 18.
extrême, afin de le désespérer et de le perdre.
On dit qu’il y a un poisson qu’on nomme pêcheteau (1), et surnommé
diable de mer, qui, émouvant et poussant çà et là
le limon, trouble l’eau tout autour de soi, pour se tenir en icelle comme
dans l’embûche, de laquelle, soudain qu’il aperçoit les pauvres
petits poissons, il se rue sur eux, les brigande (2) et les dévore,
d’où peut-être est venu le mot de pêcher en eau trouble,
duquel on use communément. Or, c’est de même du diable d’enfer
comme du diable de mer; car il fait ses embûches dans la tristesse,
lorsque, ayant rendu l’aine troublée par une multitude d’ennuyeuses
pensées jetées çà et là dans l’entendement,
il se rue par après sur les affections, les accablant de défiances,
jalousies, aversions, envies, appréhensions superflues des péchés
passés, et fournissant une quantité de subtilités
vaines, aigres et mélancoliques, afin qu’on rejette toutes sortes
de raisons et consolations.
2° La tristesse procède aussi d’autres fois de la condition
naturelle, quand l’humeur mélancolique domine en nous, et celle-ci
n’est pas voirement vicieuse en soi-même, mais notre ennemi pourtant
s’en sert grandement pour ourdir et tramer mille tentations en nos âmes;
car, comme les araignées ne font jamais presque leurs toiles que
quand le temps est blafâtre (3) et le ciel nébuleux, de même
cet esprit malin n’a jamais tant
(l) Pêcheteau. Le nom de diable de mer s’applique à plusieurs
poissons de l’Océan et de la Méditerranée : à
la raie, la scorpène et surtout la baudroie on baudreuil.
(2) Les brigande, les traite comme ferait un brigand.
(3) Blafâtre, blafard.
d’aisance pour tendre les filets de ses sujestions ès esprits
doux, bénins et gais, comme il en a ès esprits mornes, tristes
et mélancoliques; car il les agite aisément de chagrins,
de soupçons, de haines, de murmurations, censures, envies, paresse
et engourdissement spirituel.
3° Finalement, il y a une tristesse que la variété
des accidents humains nous apporte. Quelle joie puis-je avoir, disait Tobie,
ne pouvant voir la lumière du ciel (1)? Ainsi fut triste Jacob sur
la nouvelle de la mort de son Joseph, et David pour celle de son Absalon.
Or, cette tristesse est commune aux bons et aux mauvais, mais aux bons
elle est modérée par l’acquiescement et résignation
en la volonté de Dieu; comme on vit en Tobie, qui, de toutes les
adversités dont il fut touché, rendit grâces à
la divine majesté, et en Job, qui en bénit le nom du Seigneur;
et en Daniel, qui convertit ses douleurs ce cantiques. Au contraire,
quant aux mondains, cette tristesse leur est ordinaire, et se change
en regrets, désespoir et étourdissements d’esprit; car ils
sont semblables aux guenons et marmots (2), lesquels sont toujours mornes,
tristes et fâcheux au défaut de la lune; comme au contraire
au renouvellement d’icelle, ils sautent, dansent et font leurs singeries.
Le mondain est hargneux, maussade, amer et mélancolique au défaut
des prospérités terrestres, et en l’affluence il est presque
toujours bravache, ébaudi et insolent.
Certes, la tristesse de la vraie pénitence ne doit
(1) Tob., V, 12.
(2) Guenons et marmots, marmottes.
pas tant être nommée tristesse que déplaisir, ou
sentiment et détestation du mal, tristesse qui n’est jamais ni ennuyeuse
ni chagrine, tristesse qui n’engourdit point l’esprit, ains qui le rend
actif, prompt et diligent; tristesse qui n’abat point le coeur, ains le
relève parla prière et l’espérance, et lui fait faire
les élans de la ferveur de dévotion; tristesse laquelle au
fort de ses amertumes produit toujours la douceur d’une incomparable consolation,
suivant le précepte du grand saint Augustin Que le pénitent
s’attriste toujours, mais que toujours il se réjouisse de sa tristesse.
La tristesse, dit Cassian, qui opère la solide pénitence
et l’agréable repentance. de laquelle on ne se repent jamais, elle
est obéissante, affable, humble, débonnaire, souefve (1),
patiente, comme étant issue et descendue de la charité. Si
que, s’étendant à toute douleur de corps et contrition d’esprit
elle est, en certaine façon, joyeuse, animée et revigorée
de l’espérance de son profit, elle retient toute la suavité
de l’affabilité et longanimité, ayant en elle-même
les fruits du Saint-Esprit que le saint Apôtre raconte. Or, les fruits
du Saint-Esprit sont charité, joie, paix, longanimité, bonté,
bénignité, foi, mansuétude, continence (2). Telle
est la vraie pénitence, et telle la bonne tristesse, qui certes
n’est pas proprement triste ni mélancolique, ains seulement attentive
et affectionnée à détester, rejeter et empêcher
le mal du, péché pour le passé et pour l’avenir. Nous
voyons aussi maintes fois des pénitences fort empressées,
troublées, impatientes, pleureuses, amères,
(1) Souefve, suave.
(2) Gal., IV, 22.
soupirantes, inquiètes, grandement âpres et mélancoliques,
lesquelles enfin se trouvent infructueuses et sans suite d’aucun véritable
amendement, parce qu’elles ne procèdent pas des vrais motifs de
la vertu de pénitence, mais de l’amour propre et naturel.
La tristesse du monde opère la mort (1), dit l’Apôtre.
Théotime, il la faut donc bien éviter et rejeter selon notre
pouvoir. Si elle est naturelle, nous la devons repousser, contrevenant
à ses mouvements, la divertissant par exercice propres à
cela, et usant des remèdes et façons de vivre que les médecins
mêmes jugeront à propos. Si elle provient de tentations, il
faut bien découvrir son coeur au père spirituel, lequel nous
prescrira les moyens de la vaincre, selon ce que nous en avons dit en la
quatrième partie de l’Introduction à la vie dévote.
Si elle est accidentelle, nous recourrons à ce qui est marqué
au huitième livre, afin de voir combien les tribulations sont aimables
aux enfants de Dieu, et que la grandeur de nos espérances en la
vie éternelle doit rendre presque inconsidérables tous les
événements passagers de la temporelle.
Au reste, parmi toutes les mélancolies qui nous peuvent arriver,
nous devons employer l’autorité de la volonté supérieure
pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour. Certes il y a
des actions qui dépendent tellement de la disposition et complexion
corporelle, qu’il n’est pas en notre pouvoir de les faire à notre
gré. Car un mélancolique ne saurait tenir ni ses yeux, ni
sa parole, ni son visage en la même grâce et suavité
qu’il
(1) II Cor., VII, 10.
aurait s’il était déchargé de cette mauvaise humeur;
mais il peut bien, quoique sans grâce, dire des paroles gracieuses,
bonteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par raison
les choses convenables en paroles et en oeuvres de charité, douceur
et condescendance. On est excusable de n’être pas toujours gai, car
on n’est pas maître de la gaieté pour l’avoir quand on veut;
mais on n’est pas excusable de n’être pas toujours honteux, maniable
et condescendant, car cela est toujours au pouvoir de notre volonté,
et ne faut sinon se résoudre de surmonter l’humeur et inclination
contraire.
FIN DE L’ONZIÈME LIVRE
LIVRE DOUZIEME
CONTENANT QUELQUES AVIS POUR LE PROGRÈS DE L’AME AU SAINT AMOUR
CHAPITRE PREMIER.
Que le progrès au saint amour ne dépend pas de la complexion
naturelle.
Un grand religieux de notre âge a écrit que la disposition
naturelle sert de beaucoup à l’amour contemplatif, et que les personnes
de complexion affective y sont plus propres. Or, je ne pense pas qu’il
veuille dire que l’amour sacré soit distribué aux hommes
ni aux anges, en suite (1), et moins encore en vertu des conditions naturelles,
ni qu’il veuille dire que la distribution de l’amour divin soit faites
aux hommes selon leurs qualités et habiletés naturelles :
car ce serait démentir l’Écriture, et violer la règle
ecclésiastique par laquelle les pélagiens furent déclarés
hérétiques.
Pour moi, je parle, en ce Traité, de l’amour surnaturel que
Dieu répand en nos coeurs par sa bonté, et duquel la résidence
est en la suprême pointe de l’esprit pointe qui est au-dessus de
tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute
complexion naturelle. Et puis, bien que les âmes inclinées
à la dilection aient
(1) En suite, par suite.
d’un côté quelque disposition qui les rend plus propres
à vouloir aimer Dieu; d’autre part toutefois elles sont si sujettes
à s’attacher par affection aux créatures aimables, que leur
inclination les met autant en péril de se divertir de la pureté
de l’amour sacré par le mélange des autres, comme elles ont
de facilité à vouloir aimer Dieu; car le danger de mal aimer
est attaché à la facilité de mal aimer.
Il est pourtant vrai que ces âmes ainsi faites, étant
une fois bien purifiées de l’amour des créatures, font des
merveilles en la dilection sainte, l’amour trouvant une grande aisance
à se dilater en toutes les facultés du coeur : et de là
procède une très agréable suavité, laquelle
ne paraît pas en ceux qui ont l’âme aigre, âpre, mélancolique
et revêche.
Néanmoins si deux personnes, dont l’une est aimante et douce,
l’autre chagrine et amère, par condition naturelle, ont une charité
égale; elles aimeront sans doute également Dieu, mais non
pas semblablement. Le coeur de naturel doux aimera plus aisément,
plus amiablement, plus doucement, mais non pas plus solidement ni plus
parfaitement; ains l’amour qui naîtra emmi les épines et répugnances
d’un naturel âpre et sec, sera plus brave (4) et plus glorieux; comme
l’autre sera aussi plus délicieux et gracieux.
Il importe donc peu que l’on soit naturellement disposé à
l’amour, quand il s’agit d’un amour surnaturel et par lequel on n’agit
que surnaturellement. Seulement, Théotime, je dirais volontiers
à tous les hommes O mortels, si vous
(1) Brave, fort.
avez le coeur enclin à l’amour, eh ! pourquoi ne prétendez-vous
pas au céleste et divin? Mais si vous êtes rudes et amers
de coeur, hélas! pauvres gens, puisque vous êtes privés
de l’amour naturel pourquoi n’aspirez-vous à l’amour surnaturel
qui vous sera amoureusement donné par celui qui vous appelle si
saintement à l’aimer?
.
CHAPITRE II
Qu’il faut avoir un désir continuel d’aimer.
Thésaurisez des trésors au ciel (1). Un trésor
ne ne suffit pas au gré de ce divin amant, ains il veut que nous
ayons tant de trésors, que notre trésor soit composé
de plusieurs trésors; c’est-à-dire, Théotime, qu’il
faut avoir un désir insatiable d’aimer Dieu, pour joindre toujours
dilection à dilection. Qu’est-ce qui presse si fort les avettes
d’accroître leur miel, sinon l’amour qu’elles ont pour lui? O coeur
de mon âme, qui est créé pour aimer le bien infini,
quel amour peux-tu désirer, sinon cet amour qui est le plus désirable
de tous les amours? Hélas! ô âme de mon coeur! quel
désir peux-tu aimer, sinon le plus aimable de tous les désirs?
O amour des désirs sacrés ! ô désirs du saint
amour! oh! que j’ai convoité de désirer vos perfections (2)
!
Le malade dégoûté n’a pas appétit de manger,
mais il souhaite d’avoir appétit; il ne désire pas la viande,
mais il désire de la désirer, Théotime, de savoir
si nous aimons Dieu sur toutes choses. il n’est pas en notre pouvoir, si
Dieu même ne
(1) Matth., VI, 20.
(2) Psal., CXXIII, 20.
nous le révèle; mais nous pouvons bien savoir si nous
désirons de l’aimer; et quand nous sentons eu nous le désir
de l’amour sacré, nous savons que nous commençons d’aimer.
C’est notre partie sensuelle et animale qui demande à manger, mais
c’est notre partie raisonnable qui désire cet appétit, et
d’autant que la partie sensuelle n’obéit pas toujours à la
partie raisonnable, il arrive maintes fois que nous désirons l’appétit
et ne le pouvons pas avoir.
Mais le désir d’aimer et l’amour dépendent de la même
volonté, c’est pourquoi soudain que nous avons formé le vrai
désir d’aimer, nous commençons d’avoir de l’amour: et à
mesure que ce désir va croissant, l’amour aussi va s’augmentant.
Qui désire ardemment l’amour, aimera bientôt avec ardeur.
O Dieu ! qui nous fera la grâce, Théotime, que nous brûlions
de ce désir, qui est le désir des pauvres et la préparation
de leur coeur que Dieu exauce volontiers (1)? Qui n’est pas assuré
d’aimer Dieu, il est pauvre; et s’il désire de l’aimer, il est mendiant,
mais mendiant de l’heureuse mendicité de laquelle le Sauveur a dit:
Bienheureux sont les mendiants d’esprit; car à eux appartient
le royaume des cieux (2).
Tel fut saint Augustin, quand il s’écria : O aimer! ô
marcher ! ô mourir à soi-même ! ô parvenir à
Dieu ! Tel saint François, disant : Que je meure de ton amour, ô
l’ami de mon coeur, qui as daigné mourir pour mon amour. Telles
sainte Catherine de Gênes et la bienheureuse mère Thérèse,
quand, comme biches spirituelles,
(1) Ps., LX, 39.
(2.) Matth,, V, 3.
pantelantes et mourantes de la soif du divin amour, elles lançaient
cette voix: Eh ! Seigneur, donnez-moi cette eau (1) !
L’avarice temporelle, par laquelle on désire avidement les trésors
terrestres, est la racine de tous maux (2) ; mais l’avarice spirituelle,
par laquelle on souhaite incessamment le fin or de l’amour sacré,
est la racine de tous biens. Qui bien désire la dilection, bien
la cherche; qui bien la cherche, bien la trouve ; qui bien la trouve, il
a trouvé la source de la vie, de laquelle il puisera le salut du
Seigneur (3). Crions nuit et jour, Théotime : Venez, ô Saint-Esprit,
remplissez les coeurs de vos fidèles, et allumez en iceux le feu
de votre amour. O amour céleste, quand comblerez-vous mon âme?
.
CHAPITRE III
Que pour avoir le désir de l’amour sacré, il faut retrancher
les autres désirs.
Pourquoi pensez-vous, Théotime, que les chiens, en la saison
printanière, perdent plus souvent qu’en autre temps la trace et
piste de la bête? C’est parce, disent les chasseurs et les philosophes,
que les herbes et fleurs sont alors en leur vigueur; si que la variété
des odeurs qu’elles répandent étouffe tellement le sentiment
des chiens, qu’ils ne savent ni choisir ni suivre la senteur de la proie
entre tant de diverses senteurs que la terre exhale. Certes, ces âmes
qui foisonnent
(1) Joan., IV, 15.
(2) I Tim., VI, 10,
(3) Prov., VIII, 35.
continuellement en désirs, desseins et projets, ne désirent
jamais comme il faut le saint amour céleste, ni ne peuvent bien
sentir la trace amoureuse et piste du divin bien-aimé, qui est comparé
au chevreuil et petit faon de biche (1).
Le lis n’a point de saison, ains fleurit tôt ou tard, selon qu’on
le plante plus ou moins avant en terre : car si on ne le pousse que de
trois doigts en terre, il fleurira incontinent; mais si on le pousse six
ou neuf doigts, il fleurira aussi toujours plus tard à même
proportion. Si le coeur qui prétend à l’amour divin est fort
enfoncé dans les affaires terrestres et temporelles, il fleurira
tard et difficilement; mais s’il n’est dans le monde que justement autant
que sa condition le requiert, vous le verrez bientôt fleurir en dilection,
et répandre son odeur agréable.
Pour cela les saints se retirèrent ès solitudes, afin
que dépris des sollicitudes mondaines, ils vaquassent plus ardemment
au céleste amour. Pour cela l’épouse sacrée fermait
l’un de ses yeux (2), afin d’unir plus fortement sa vue en l’autre seul,
et visiter plus justement par ce moyen au milieu du coeur de son bien-aimé
qu’elle veut brêler d’amour. Pour cela elle-même tient sa perruque
(3) tellement plissée et ramassée dans sa tresse, qu’elle
semblait n’avoir qu’un seul cheveu (4), duquel elle se sert comme d’une
chaîne pour lier et ravir le coeur de son époux qu’elle rend
esclave de sa dilection.
(1) Cant. Cant., n, 9.
(2) Cant. cant., IV, 9.
(3) Sa perruque, sa chevelure
(4) Ibid.
Les âmes qui désirent tout de bon d’aimer Dieu ferment
leur entendement aux discours des choses mondaines pour l’employer plus
ardemment ès méditations des choses divines, et ramassent
toutes leurs prétentions sous l’unique intention qu’elles ont d’aimer
uniquement Dieu. Quiconque désire quelque chose qu’il ne désire
pas pour Dieu, il en désire moins Dieu.
Un religieux demanda au bienheureux Gilles ce qu’il pourrait faire
de plus agréable à Dieu. Il lui répondit en chantant
: Une à un, une à un : c’est-à-dire, une seule âme
à un seul Dieu; Tant de désirs et d’amour en un coeur sont
comme plusieurs enfants sur une mamelle, qui, ne pouvant téter tous
ensemble, la pressent tantôt l’un, tantôt l’autre, à
l’envi, et la font enfin tarir et dessécher. Qui prétend
au divin amour, doit soigneusement réserver son loisir, son esprit
et ses affections pour cela.
.
CHAPITRE IV
Que les occupations légitimes ne nous empêchent point
de pratiquer le divin amour.
La curiosité, l’ambition, l’inquiétude avec l’inadvertance
et inconsidération de la fin pour laquelle nous sommes en ce monde,
sont cause que nous avons mille fois plus d’empêchements que d’affaires,
plus de tracas que d’oeuvre, plus d’occupation que de besogne. Et ce sont
ces embarrassements, Théotime, c’est-à-dire, les niaises,
vaines et superflues occupations desquelles nous nous chargeons qui nous
divertissent de l’amour de Dieu, et non pas vrais et légitimes exercices
de nos vocations. David, et après lui saint Louis, parmi tant de
hasards, de travaux et d’affaires qu’ils eurent, soit en paix, soit en
guerre, ne laissaient pas de chanter en vérité :
Que veut mon coeur sinon Dieu,
De ce qu’au ciel on admire!
Qu’est-ce qu’emmi ce bas lieu
Sinon Dieu mon coeur respira (1)!
saint Bernard ne perdait rien du progrès qu’il désirait
faire en ce saint amour, quoiqu’il fût ès cours et armées
des grands princes où il s’employait à réduire les
affaires d’état au service de la gloire de Dieu: il changeait de
lieu, mais il ne changeait point de coeur, ni son coeur d’amour, ni son
amour d’objet; et pour parler son propre langage, ces mutations se faisaient
en lui, mais non pas de lui, puisque bien que ses occupations fussent fort
différentes, il était indifférent à toutes
occupations, et différent de toutes occupations, ne recevant pas
la couleur des affaires et des conversations, comme le caméléon
celle des lieux où il se trouve, ainsi demeurant toujours uni à
Dieu, toujours blanc en pureté, toujours vermeil de charité
et toujours plein d’humilité.
Je sais bien, Théotime, l’avis des sages :
Celui qui fuit la cour et quitte le palais,
Qui veut vivre dévot rarement à ès armées
On voit de piété les âmes animées.
La foi, la sainteté sont filles de la paix.
Et les Israélites avaient raison de s’excuser aux Babyloniens,
qui les pressaient de chanter les sacrés cantiques de Sion :
Hélas ! mais en queue musique.
En ce triste bannissement,
Pourrions-nous chanter saintement
Du Seigneur le sacré cantique (4)!
(1) Psal., LXXII, 25, 29.
(2) Psal., CXXXVI.
Mais ne voyez-vous pas aussi que ces pauvres gens étaient non
seulement parmi les Babyloniens, ains encore captifs des Babyloniens. Quiconque
est esclave des faveurs de la cour, du succès du palais, de l’honneur
de la guerre, ô Dieu, c’en est fait, il ne saurait chanter le cantique
de l’amour divin. Mais celui qui n’est en cour, en guerre, au palais que
par devoir, Dieu l’assiste, et la douceur céleste lui sert d’épithème
(1) sur le coeur pour le préserver de la peste qui règne
en ces lieux-là.
Lorsque la peste affligea les Milanois, saint Charles ne fit jamais
difficulté de chanter les maisons et toucher les personnes empestées:
mais, Théotime, il les hantait aussi, et touchait seulement et justement
autant que la nécessité du service de Dieu le requérait,
et pour rien il ne fût allé au danger sans la vraie nécessité,
de peur de commettre le péché de tenter Dieu. Ainsi ne fut-il
atteint d’aucun mal, la divine providence conservant celui qui avait en
elle une confiance si pure qu’elle n’était mêlée ni
de timidité, ni de témérité. Dieu a soin de
même de ceux qui ne vont à la cour, au palais, à la
guerre, sinon par la nécessité de leur devoir : et ne faut
en cela ni être si craintif que l’on abandonne les bonnes et justes
affaires faute d’y aller, ni si outrecuidé (2) et présomptueux
que d’y aller ou demeurer sans l’expresse nécessité du devoir
et des affaires
(1) Epithème, médicament.
(2) Outrecuidé, outrecuidant.
.
CHAPITRE V
Exemple très amiable sur ce sujet.
Dieu est innocent à l’innocent (1), bon au bon, cordial au cordial,
tendre envers les tendres; et son amour le porte quelquefois à faire
des traits d’une sacrée et sainte mignardise (2) pour les âmes
qui, par une amoureuse pureté et simplicité, se rendent comme
petits enfants auprès de lui.
Un jour sainte Françoise (3) disait l’office de Notre-Dame,
et comme il advient ordinairement que, s’il n’y a qu’une affaire en toute
la journée, c’est au temps de l’oraison que la presse en arrive,
cette sainte dame fut appelée de la part de son mari pour un service
domestique; et par quatre diverses fois pensant reprendre le fil de son
office, elle fut rappelée et contrainte de couper un même
verset, jusques à ce que cette bénite affaire pour laquelle
on avait si empressément diverti sa prière, étant
enfin achevée, revenant à son office, elle trouva ce verset,
si souvent laissé par obéissance, et si souvent recommencé
par dévotion, tout écrit en beaux caractères d’or,
que sa dévote compagne, madame Vannocie, jura d’avoir vu écrire
par le cher ange gardien de la sainte, à laquelle par après
saint Paul le révéla.
Quelle suavité, Théotime, de cet époux céleste
envers cette douce et fidèle amante ! Mais vous voyez cependant
que les occupations nécessaires
(1) Ps., XVII, 26.
(2) Mignardise, caresse.
(3) Sainte Françoise.
à un chacun selon sa vocation ne diminuent point l’amour divin,
ains l’accroissent, et dorent, par manière de dire, l’ouvrage dela
dévotion. Le rossignol n’aime pas moins sa mélodie quand
il fait ses pauses, que quand il chante : les coeurs dévots n’aiment
pas moins l’amour quand il se divertit pour les nécessités
extérieures, que quand il prie: leur silence et leur voix, leur
contemplation, leur occupation et leur repos chantent également
en eux le cantique de leur dilection.
.
CHAPITRE VI
Qu’il faut employer toutes les occasions présentes en la pratiqua
du divin amour.
Il y a des âmes qui font de grands projets de faire des excellents
services à notre Seigneur par des actions éminentes et des
souffrances extraordinaires; mais actions et souffrances desquelles l’occasion
n’est pas présente, ni ne se présentera peut-être jamais,
et sur cela pensent d’avoir fait un traité de grand amour; en quoi
elles se trompent fort souvent, comme il appert, en ce qu’embrassant par
souhait, ce leur semble, des grandes croix futures, elles fuient ardemment
la charge des présentes qui sont moindres. N’est-ce pas une extrême
tentation d’être si vaillant en imagination, et si lâche en
l’exécution?
Eh ! Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires qui nourrissent bien
souvent, dans le fond de nos coeurs, la vaine et secrète estime
de nous-mêmes ! Les grandes oeuvres ne sont pas toujours en notre
chemin, mais nous pouvons à toutes heures en faire des petites excellemment,
c’est-à-dire avec un grand amour. Voyez ce saint, je vous prie,
qui donne un verre d’eau (1) pour Dieu au pauvre passager altéré,
il fait peu de chose, ce semble, mais l’intention, la douceur, la dilection
dont il anime son oeuvre, est si excellente, qu’elle convertit cette simple
eau en eau de vie, et de vie éternelle.
Les avettes picotent dans les lis, les flambes (2) et les roses; mais
elles ne font pas moins de butin sur les menues petites fleurs du romarin
et du thym, ains elles y cueillent non seulement plus de miel, mais encore
de meilleur miel, parce que dedans ces petits vases le miel se trouvant
plus serré, s’y conserve aussi bien mieux. Certes ès bas
et menus exercices de dévotion, la charité se pratique non
seulement plus fréquemment, mais aussi pour l’ordinaire plus humblement,
et par conséquent plus utilement et saintement.
Ces condescendance aux humeurs d’autrui, ce support des actions et
façons agrestes et ennuyeuses du prochain, ces victoires sur nos
propres humeurs et passions, ce renoncement à nos menues inclinations,
cet effort contre nos aversions et répugnances, ce cordial et doux
aveu de nos imperfections, cette peine continuelle que nous prenons de
tenir nos âmes en égalité, cet amour de notre abjection,
ce bénin et gracieux accueil que nous faisions au mépris
et censure de notre condition, de notre vie, de notre conversation, de
nos actions: Théotime, tout cela est plus fructueux à nos
âmes que nous ne saurions penser, pourvu que la céleste dilection
le ménage; mais nous l’avons déjà dit à Philothée.
(1) Matth., X, 42.
(2) Flambes, iris.
.
.
CHAPITRE VII
Qu’il faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement.
Notre Seigneur, au rapport des anciens, souhait (1) dire aux siens
: Soyez bons monnoyeurs. Si l’écu n’est de bon or, s’il n’a son
poids, s’il n’est battu au coin légitime, on le rejette comme non
recevable. Si une oeuvre de bonne espèce, si elle n’est ornée
de charité, si l’intention n’est pieuse, elle ne sera point reçue
entre les bonnes oeuvres. Si je jeûne, mais pour épargner,
mon jeûne n’est pas de bonne espèce; si c’est par tempérance,
mais que j’aie quelque péché mortel en mon âme, le
poids manque à cette oeuvre, car c’est la charité qui donne
le poids à tout ce que nous faisons; si c’est seulement par conversation
et pour m’accommoder à mes compagnons, cette oeuvre n’est point
marquée au coin d’une intention approuvée. Mais si je jeûne
par tempérance, et que je sois en la grâce de Dieu, et que
j’aie intention de plaire à sa divine majesté par cette tempérance
l’oeuvre sera une bonne monnaie propre pour accroître en moi le trésor
de la charité.
C’est faire excellemment les actions petites, que de les faire avec
beaucoup de pureté d’intention et une forte volonté de plaire
à Dieu; et lors elles nous sanctifient grandement. II y a des personnes
qui mangent beaucoup, et sont toujours maigres, exténuées
et alangouries, parce qu’elles n’ont pas la force digestive bonne; il y
en a l’autres qui mangent peu, et sont toujours en
(1) Soulait, avait coutume.
bon point et vigoureuses, parce qu’elles ont l’estomac bon. Aussi y
a-t-il des âmes qui font beaucoup de bonnes oeuvres, et croissent
fort peu en charité, parce qu’elles les font ou froidement et lâchement
ou par instinct et inclination de nature, plus que par inspiration de Dieu
ou ferveur céleste; et au contraire il y en a qui font peu de besogne,
mais avec une volonté et intention si sainte, qu’elles font un progrès
extrême en dilection : elles ont peu de talent, mais elles le ménagent
si fidèlement que le Seigneur les en récompense largement.
.
CHAPITRE VIII.
Moyen général pour appliquer nos oeuvres au service de
Dieu.
Tout ce que vous faites et quoi que vous fassiez en paroles et en oeuvres,
faites-le tout au nom de Jésus-Christ. Soit que vous mangiez soit
que vous buviez, ou que vous fassiez quelque autre chose, faites-le tout
d la gloire de Dieu (1). Ce sont les paroles propres du divin Apôtre,
lesquelles, comme dit le grand saint Thomas en les expliquant, sont suffisamment
pratiquées quand nous avons l’habitude de la très sainte
charité, par laquelle, bien que nous n’ayons pas une expresse et
attentive intention de faire chaque oeuvre pour Dieu, cette intention est
contenue couvertement (2) en l’union et communion que nous avons avec Dieu,
par laquelle tout ce que nous pouvons faire de bon est dédié
avec nous à sa divine bonté. Il n’est pas
(1) Col., III, 17. 1. — Cor., X, 31.
(2) Couvertement, implicitement.
besoin qu’un enfant, demeurant en la maison et puissance de son père,
déclare que ce qu’il acquiert est acquis à son père,
car sa personne étant à son père, tout ce qui en dépend
lui appartient aussi. Il suffit aussi que nous soyons enfants de Dieu par
dilection, pour rendre tout ce que nous faisons entièrement destiné
à sa gloire.
Il est donc vrai, Théotime, que, comme nous avons dit ailleurs,
tout ainsi que l’olivier planté près de la vigne lui donne
sa saveur; de même la charité se trouvant auprès des
autres vertus, elle leur communique sa perfection. Mais comme il est vrai
aussi que si l’on ente la vigne sur l’olivier, il ne lui communique pas
seulement plus parfaitement son goût, mais la rend encore participante
de son suc, ne vous contentez pas aussi d’avoir la charité, et avec
elles la pratique des vertus, mais faites que ce soit par et pour elle
que vous les pratiquiez, afin qu’elles lui pussent être justement
attribuées.
Quand un peintre tient et conduit la main de l’apprenti, le trait qui
en provient est principalement attribué au peintre, parce qu’encore
que l’apprenti ait contribué (1) le mouvement de sa main et l’application
du pinceau si est-ce que le maître a aussi de sa part tellement mêlé
son mouvement à celui de l’apprenti, qu’imprimant en icelui l’honneur
de ce qui est bien au trait, il lui est spécialement différé,
encore qu’on ne laisse pas de louer l’apprenti à cause de la souplesse
avec laquelle il a accommodé son mouvement à sa conduite
du maître. O que les actions des vertus sont excellentes, quand le
divin amour
(1) Contribué, donné, fourni,
leur imprime son sacré mouvement, c’est-à-dire, lorsqu’elles
se font par le motif de la dilection. Mais cela se fait différemment.
Le motif de la divine charité répand une influence de
perfection particulière sur les actions vertueuses de ceux qui se
sont spécialement dédiés à Dieu pour le servir
à jamais. Tels sont les évêques et prêtres, qui,
par une consécration sacramentelle et par un caractère spirituel,
qui ne peut être effacé, se vouent, comme serfs stigmatisés
et marqués, au perpétuel service de Dieu. Tels les religieux,
qui, par leurs voeux, ou solennels ou simples, sont immolés à
Dieu en qualité d’hosties vivantes et raisonnables (1). Tels tous
ceux qui se rangent aux congrégations pieuses, dédiées
à jamais à la gloire divine. Tels tous ceux encore qui à.
dessein se procurent des profondes et puissantes résolutions de
suivre la volonté de Dieu, faisant pour cela des retraites de quelques
jours, afin d’exciter leurs âmes par divers exercices spirituels
à l’entière réformation de leur vie; méthode
sainte, familière aux anciens chrétiens, mais depuis presque
tout à fait, délaissée, jusqu’à ce que le grand
serviteur de Dieu, Ignace de Loyola, la remit en usage du temps de nos
pères.
Je sais que quelques-uns n’estiment pas que cette obligation si générale
de nous-mêmes étende sa vertu et porte son influence sur les
actions que nous pratiquons par après, sinon à mesure qu’en
l’exercice d’icelles nous appliquons en particulier le motif de la dilection,
les dédiant spécialement à la gloire de Dieu. Mais
tous confessent néanmoins, avec saint Bonaventure, loué d’un
(1) Rom., XII, 1.
chacun en ce sujet, que si j’ai résolu en mon coeur de donner
cent écus pour Dieu, quoique par après je fasse à
loisir la distribution de cette somme, ayant l’esprit distrait et sans
attention, toute la distribution néanmoins ne laissera pas d’être
faite par amour, à cause qu’elle procède du premier objet
que le divin amour me fit faire de donner tout cela.
Mais de grâce, Théotime, quelle différence y a-t-il
entre celui qui offre cent écus à Dieu, et celui qui offre
toutes ses actions ? Certes, il n’y en a point sinon que l’un offre une
somme d’argent et l’autre une somme d’actions. Et pourquoi donc, je vous
prie, ne seront-ils l’un comme l’autre estimés faire la distribution
des pièces de leurs sommes, en vertu de leurs premiers propos et
fondamentales résolutions? Et si l’un, distribuant ses écus
sans attention, ne laisse pas de jouir de l’influence de son premier dessein,
pourquoi l’autre, distribuant ses actions,. ne jouira-t-il pas du fruit
de sa première intention? Celui qui destinément s’est rendu
esclave amiable de la divine bonté, lui a par conséquent
dédié toutes ses actions.
Sur cette vérité chacun devrait une fois en sa vie faire
une bonne retraite, pour en icelle bien purger son âme de tout péché,
pour ensuite faire une intime et solide résolution de vivre tout
à Dieu, selon que nous avons enseigné en la première
partie de l’Introduction à la vie dévote; puis au moins une
fois l’année faire la revue de sa conscience, et le renouvellement
de la première résolution que nous avons marqué en
la cinquième partie de ce livre -là, auquel pour ce regard
je vous renvoie (1).
Certes, saint Bonaventure avoue qu’un homme qui s’est acquis une si
grande inclination et coutume de bien faire, que souvent il le fait sans
spéciale attention, ne laisse pas de mériter beaucoup par
telles actions, lesquelles sont ennoblies par la dilection de laquelle
elles proviennent comme la racine et source originaire de cette heureuse
habitude, facilité et promptitude.
.
CHAPITRE IX.
De quelques autres moyens pour appliquer plus particulièrement
nos oeuvres à l’amour de Dieu.
Quand les paonnesses (2) couvent en des lieux bien blancs, les poulets
sont aussi tout blancs et quand nos intentions sont en l’amour de Dieu,
lorsque nous projetons quelque bonne oeuvre, ou que nous nous jetons en
quelque vocation, toutes les actions qui s’en suivent prennent leur valeur
et tirent leur noblesse de la dilection de laquelle elles ont leur origine;
car qui ne voit que les actions qui sont propres à ma vocation,
ou requises à mon dessein, dépendent de cette première
élection et résolution que j’ai faite?
Mais, Théotime, il ne se faut pas arrêter là; ains
pour faire un excellent progrès en la dévotion, il faut none
seulement au commencement de notre conversion, et puis tous les ans destiner
notre vie et toutes nos actions à Dieu; mais aussi il les lui faut
offrir tous les jours, selon l’exercice
(1) Pour ce regard, sur ce point.
(2) Paonnesses, paonnes.
du matin que nous avons enseigné à Philothée:
car en ce renouvellement journalier de notre oblation, nous répandons
sur nos actions la vigueur et vertu de la dilection par une nouvelle application
de notre coeur à la gloire divine, au moyen de quoi il est toujours
plus sanctifié.
Outre cela, appliquons cent et cent fois le jour notre vie au divin
amour par la pratique des oraisons jaculatoires, élévations
de coeur et retraites spirituelles; car ces saints exercices lançant
et jetant continuellement nos esprits en Dieu, y portent ensuite toutes
nos actions. Et comme se pourrait-il faire, je vous prie, qu’une âme
laquelle à tous moments s’élance en la divine bonté,
et soupire incessamment des paroles de dilection pour tenir toujours son
coeur dans le sein de ce Père céleste, ne fût pas estimée
faire toutes ses bonnes actions en Dieu et pour Dieu?
Celle qui dit: Hé! Seigneur, je suis vôtre (1) : Mon bien-aimé
est tout mien, et moi je suis toute sienne (2): Mon Dieu, vous êtes
mon tout: O Jésus, vous êtes ma vie: Hé! qui me fera
la grâce que je meure à moi-même, afin que je ne vive
qu’à vous? O aimer! ô s’acheminer! ô mourir à
soi-même ! ô vivre à Dieu! ô être en Dieu!
O Dieu! ce qui n’est pas vous-même ne m’est rien : celle-là,
dis-je, ne dédie-t-elle pas continuellement ses actions au céleste
époux? O que bienheureuse est l’âme qui a une fois bien fait
le dépouillement et la parfaite résignation de soi-même
entre les mains de Dieu, dont nous avons parlé ci-dessus! car par
après elle n’a à faire qu’un
(1) Ps. CXVIII, 94.
(2) Cant. cant., II, 16.
petit soupir et regard en Dieu pour renouveler et confirmer son dépouillement,
sa résignation et son oblation., avec la protestation qu’elle ne
veut rien que Dieu et pour Dieu, et qu’elle ne s’aime, ni chose du monde,
qu’en Dieu, et pour l’amour de Dieu.
Or, cet exercice de continuelles aspirations est donc fort propre pour
appliquer toutes nos oeuvres à la dilection, mais principalement
il suffit très abondamment pour les menues et ordinaires actions
de notre vie car quant aux oeuvres relevées et de conséquence,
il est expédient, pour faire un profit d’importance, d’user de la
méthode suivante, ainsi que j’ai déjà touché
ailleurs.
Élevons en ces occurrences nos coeurs et nos esprits en Dieu,
enfonçons notre considération et étendons notre pensée
dans la très sainte et glorieuse éternité ; voyons
qu’en icelle la divine bonté nous ch,érissait tendrement,
destinant pour notre salut tous les moyens convenables à notre progrès
en sa dilection,. et particulièrement la commodité de faire
le bien qui se présente alors à nous, ou de souffrir le mal
qui nous arrive. Cela fait, déployant, s’il faut ainsi dire, et
élevant le bras de notre consentement, embrassons chèrement,
ardemment et très amoureusement, soit le bien qui se présente
à. faire, soit le mal qu’il nous faut souffrir, en considération
de ce que Dieu l’a voulu éternellement, pour lui complaire et obéir
à sa. providence.
Voyez le grand saint Charles, lorsque la peste attaqua son diocèse.
Il releva son courage en Dieu, et regarda attentivement qu’en l’éternité
de la providence divine ce fléau était préparé
et destiné à son peuple, et que emmi ce fléau, cette
même providence avait ordonné qu’il eût un soin très
amoureux de servir, soulager et assister cordialement les affligés,
puisqu’en cette occasion il se trouvait le père spirituel, pasteur
et évêque de cette province-là. C’est pourquoi se représentant
la grandeur des peines, travaux et hasards qu’il lui serait force (1) de
subir pour ce sujet, il s’immola en esprit au bon plaisir de Dieu, et baisant
tendrement cette croix, il s’écria du fond de son coeur, à
l’imitation de saint André : Je te salue, ô croix précieuse!
Je te salue, ô tribulation bienheureuse ! O affliction sainte, que
tu es aimable, puisque tu es issue du sein aimable de ce Père d’éternelle
miséricorde, qui t’a voulue de toute éternité, et
t’a destinée pour ce cher peuple et pour mai! O croix ! mon coeur
te veut, puisque celui de mon Dieu t’a voulue. O croix! Mon âme te
chérit et t’embrasse de toute sa dilection.
En cette sorte devons-nous entreprendre les plus grandes affaires et
les plus âpres tribulations qui nous puissent arriver. Nais quand
elles seront de longue haleine, il faudra de temps en temps, et fort souvent
répéter cet exercice, pour continuer plus utilement notre
union à la volonté et bon plaisir de Dieu, prononçant
cette briève, mais toute divine protestation de son Fils: Oui, ô
Père éternel ! je le veux de tout mon cœur, parce qu’ainsi
a-t-il été agréable devant vous (2). O Dieu ! Théotime,
que de trésors en cette pratique!
(1) Il lui serait force, qu’il serait forcé.
(2) Matth., XI, 26.
.
CHAPITRE X
Exhortation au sacrifice que nous devons faire à Dieu de notre
franc arbitre (1).
J’ajoute au sacrifice de saint Charles celui du grand patriarche Abraham,
comme une vive image du plus fort et loyal amour qu’on puisse imaginer
en créature quelconque.
Il sacrifia certes toutes ses plus fortes affections naturelles qu’il
pouvait avoir, lorsque oyant la voix de Dieu qui lui disait: Sors de ton
pays et de ta parenté, et de la maison de ton père, et viens
au pays que je te montrerai (2), il sortit soudain, et se mit promptement
en chemin, sans savoir où il irait (3). Le doux amour de la patrie,
la suavité de la conversation des proches, les délices de
la maison paternelle ne l’ébranlèrent point : il part hardiment
et ardemment, et va où il plaira à Dieu de le conduire. Quelle
abnégation, Théotime! quel renoncement! On ne peut aimer
Dieu parfaitement, si l’on ne quitte les affections aux choses périssables.
Mais ceci n’est rien en comparaison de ce qu’il fit par après,
quand Dieu l’appelant par deux fois, et ayant vu sa promptitude à
répondre, il lui dit : Prends Isaac ton enfant unique, lequel tu
aimes, et va en la terre de vision, où tu l’offriras en holocauste
sur l’un des monts que je te montrerai (4); car voilà ce grand homme
qui part soudain avec ce tant aimé et tant aimable fils, fait trois
(1) Franc arbitre, libre arbitre, liberté.
(2) Gen., XII, 1.
(3) Hebr., XI, 18.
(4) Gen., XXII, 1, 2 et seq.
journées de chemin, arrive au pied de la montagne, laisse là
ses valets et l’âne, charge son fils Isaac du bois requis à
l’holocauste, se réservant de porter lui-même le glaive et
le feu ; et comme il va montant, ce cher enfant lui dit: Mon père?
et il lui répond : Que veux-tu, mon fus ? Voici, dit l’enfant, voici
te bois et le feu, mais où est ta victime de l’holocauste ? A quoi
le père répond : Dieu se pourvoira de la victime de l’holocauste,
mon enfant. Et tandis, ils arrivent sur le mont destiné, où
soudain Abraham construit un autel, arrange le bois sur icelui, lie son
Isaac et le colloque sur le bûcher, il l’étend sa main droite,
empoigne, et tire à soi le glaive, il hausse le bras, et comme il
est près de décharger le coup pour immoler cet enfant, l’ange
crie d’en haut: Abraham, Abraham! qui répond: Me voici; et l’ange
lui dit: Ne tue pas l’enfant, c’en est assez; maintenant je connais que
tu crains Dieu, et n’as pas épargné ton fils pour l’amour
de moi. Sur cela, Isaac est délié, Abraham prend un bélier
qu’il voit pris par les cornes aux ronces d’un buisson, et l’immole.
Théotime, qui voit la femme de son prochain pour la convoiter,
il a déjà adultéré en son coeur (1): et qui
lie son fils pour l’immoler, il l’a déjà sacrifié
en son coeur. Eh ! voyez donc, de grâce, quel holocauste ce saint
homme fit en, son coeur. Sacrifice incomparable! sacrifice qu’on ne peut
assez estimer! sacrifice qu’on ne peut assez louer ! O Dieu! qui saurait
discerner quelle des deux dilections fut la plus grande, ou celle d’Abraham
qui, pour plaire à Dieu, immole cet enfant tant aimable; ou celle
de cet enfant qui, pour plaire à
(1) Matth. V, 23.
Dieu, veut bien être immolé, et pour cela se laisser lier
et étendre sur le bois, et, comme un doux agnelet, attend paisiblement
le coup de mort de la chère main de son bon père?
Pour moi, je préfère le père en la longanimité:
mais aussi je donne hardiment le prix de la magnanimité au fils.
Car d’un côté c’est voirement une merveille, mais non pas
si grande, de voir qu’Abraham déjà vieil et consommé
en la science d’aimer Dieu, et fortifié de la récente vision
et parole divine, fasse ce dernier effort de loyauté et dilection
envers un maître duquel il avait si souvent senti et savouré
la suavité et providence. Mais de voir Isaac au printemps de son
âge, encore tout novice et apprenti en l’art d’aimer son Dieu, s’offrir
sur la seule parole de son père au glaive et au feu, pour être
un holocauste d’obéissance à la divine volonté : c’est
chose qui surpasse toute admiration.
D’autre part néanmoins, ne voyez-vous pas, Théotime,
qu’Abraham remâche et roule plus de trois jours dans son âme
l’amère pensée et résolution de cet âpre sacrifice?
N’avez-vous point de pitié de son coeur paternel, quand montant
seul avec son fils, cet enfant, plus simple qu’une colombe, lui disait
: Mon Père, où est la victime? et qu’il lui répondait:
Dieu y pourvoira, mon fils. Ne pensez-vous point que la douceur de cet
enfant, portant le bois sur ses épaules et l’entassant par après
sur l’autel, fit fondre en tendreté (1) les entrailles de ce père?
O coeur que les anges admirent, et que Dieu magnifie! Hé, Seigneur
Jésus, quand sera-ce donc que vous ayant sacrifié tout
(1) Tendreté, tendresse.
ce que nous avons, nous vous immolerons tout ce que nous sommes? Quand
vous offrirons-nous en holocauste notre franc arbitre, unique enfant de
notre esprit? Quand sera-ce que noue le lierons et étendrons sur
le bûcher de voire croix, de vos épines, de votre lance, afin
que, comme une brebiette, il soit victime agréable de votre non
plaisir, pour mourir et brûler du feu et du glaive de votre saint
amour?
O franc arbitre de mon coeur! que ce vous sera chose bonne d’être
lié et étendu sur la croix du divin Sauveur! Que ce vous
est chose désirable de mourir à vous-même, pour ardre
(1) à jamais en holocauste au Seigneur! Théotime, notre franc
arbitre n’est jamais si franc que quand il est esclave de la volonté
de Dieu, comme il n’est jamais si serf que quand il sert à notre
propre volonté: jamais il n’a tant de vie que quand il meurt à
soi-même, et jamais il n’a tant de mort que quand il vit à
soi.
Nous avons la liberté de faire le bien et le mal: mais de choisir
le mal, ce n’est pas user, ains abuser de cette liberté. Renonçons
à cette mal. heureuse liberté et assujettissons pour jamais
notre franc arbitre au parti de l’amour céleste ; rendons-nous esclaves
de la dilection, de laquelle les serfs sont plus heureux que les rois.
Que si jamais notre âme voulait employer sa liberté contre
nos résolutions de servir Dieu éternellement et sans réserve,
ô alors, pour Dieu, sacrifions ce franc arbitre, et le faisons mourir
à soi, afin qu’il vive à Dieu. Qui le voudra garder pour
l’amour propre en ce monde, le perdra pour
(1) Ardre, brûler, du latin ardere.
l’amour éternel en l’autre; et qui le perdra pour l’amour de
Dieu en ce monde, il le conservera (1) pour le même amour en l’autre.
Qui lui donnera la liberté en ce monde, l’aura serf et esclave en
l’autre; et qui l’asservira à la croix en ce monde, l’aura libre
en l’autre, où étant abîmé en la jouissance
de la divine bonté, sa liberté se trouvera convertie en amour,
et l’amour en liberté, mais liberté de douceur infinie: sans
effort, sans peine et sans répugnance quelconque, lions aimerons
invariablement à jamais le Créateur et Sauveur de nos âmes.
.
CHAPITRE XI
Des motifs que nous avons pour le saint amour
Saint Bonaventure, le père Louis de Grenade, le père
Louis du Pont, F. Diègue de Stella, ont suffisamment discouru sur
ce sujet: je me contenterai de marquer seulement les points que j’en ai
touchés en ce Traité.
La bonté divine considérée en elle-même
n’est pas seulement le premier motif de tous, mais le plus noble et le
plus puissant: car c’est celui qui ravit les bienheureux, et comble leur
félicité. Comme peut-on avoir un coeur, et n’aimer pas une
si infinie bonté? Or ce sujet est aucunement (2) proposé
aux chapitres IX et II, du second livre, et dès le chapitre VIII
du troisième livre jusqu’à la fin, et au chapitre II du livre
dixième.
Le second motif est celui de la providence naturelle de Dieu envers
nous, de la création et conservation, selon que nous disons au chapitre
III, du second livre.
(1) Marc., VIII, 35.
(2) Aucunement, absolument ou en quelque façon.
Le troisième motif est celui de la providence surnaturelle de
Dieu envers nous, et de la rédemption qu’il nous a préparée,
ainsi qu’il est expliqué aux chapitres IV, V, VI et VII du second
livre.
Le quatrième motif, c’est de considérer comme Dieu pratique
cette providence et rédemption, fournissant à un chacun toutes
les grâces et assistances requises à notre salut; de quoi
nous traitons au second livre dès le chapitre VIII, et au livre
troisième dès le commencement jusqu’au chapitre VI.
Le cinquième motif est la gloire éternelle que la divine
bonté nous a destinée, qui est le comble des bienfaits de
Dieu envers nous, dont il est aucunement discouru dès le chapitre
IX, jusqu’à la fin du livre troisième.
.
CHAPITRE XII
Méthode très utile pour employer ces motifs.
Or, pour recevoir de ces motifs une profonde et puissante chaleur de
dilection, il faut: 1° qu’après en avoir considéré
l’un en général, nous l’appliquions en particulier à
nous-mêmes. Par exemple: O qu’aimable est ce grand Dieu, qui par
son infinie bonté a donné son Fils en rédemption pour
tout le monde! hélas! oui, pour tous en général, mais
en particulier encore pour moi qui suis le premier des pécheurs
(1). Ah ! il m’a aimé; je dis, il m’a aimé, moi; mais je
dis moi-même tel que je suis, et s’est livré à la passion
pour moi (2).
2° Il faut considérer les bénéfices divins
en leur origine première et éternelle. O Dieu! mon Théotime,
quelle assez digne dilection pourrions-nous
(1) Tim., I, 16.
(2) Gal., II, 10.
avoir pour l’infinie bonté de notre Créateur, qui de
toute éternité a projeté de nous créer, conserver,
gouverner, racheter, sauver et glorifier tous en général
et en particulier! Eh! qui étais-je, lorsque je n’étais pas?
moi, dis-je, qui étant maintenant quelque chose, ne suis rien qu’un
simple chétif vermisseau de terre? et cependant Dieu dès
l’abîme de son éternité pensait pour moi des pensées
de bénédiction (1) ! Il méditait et désignait,
ains déterminait l’heure de ma naissance, de mon baptême,
de toutes les inspirations qu’il me donnerait, et en sommes tous les bienfaits
qu’il me ferait et offrirait. Hélas! y a-t-il une douceur pareille
à cette douceur?
3° Il faut considérer les bienfaits divins en leur seconde
source méritoire. Car ne savez-vous pas, Théotime, que le
grand prêtre de la loi portait sur ses épaules et sur sa poitrine
les noms des enfants d’Israël, c’est-à-dire, des pierres précieuses,
esquelles les noms des chefs d’Israël étaient gravés?
Hé! voyez Jésus, notre grand évêque (2), et
regardez-le dès l’instant de sa conception, considérez qu’il
nous portait sur ses épaules, acceptait a charge de nous racheter
par sa mort, et la mort de la croix (3). O Théotime, Théotime!
cette âme du Sauveur nous connaissait tous par nom et par surnom;
biais surtout au jour de sa passion, lorsqu’il offrait ses larmes, ses
prières, son sang et sa vie pour tous, il lançait en particulier
pour vous ces pensées de dilection: Hélas ! ô mon Père
éternel, je prends à moi et me charge de tous les
(1) Jer., xXIX, 11.
(2) I Petr., II, 25.
(3) Philip., II, 8.
péchés du pauvre Théotime, pour souffrir les tourments
et la mort, afin qu’il en demeure quitte et qu’il ne périsse point,
mais qu’il vive. Que je meure, pourvu qu’il vive; que je sois crucifié,
pourvu qu’il soit glorifié. O amour souverain du coeur de Jésus!
quel coeur te bénira jamais assez dévotement!
Ainsi, dedans sa poitrine maternelle, son coeur divin prévoyait,
disposait, méritait, impétrait (1) tous les bienfaits que
nous avons, non seulement en général pour tous, mais en particulier
pour un chacun; et ses mamelles de douceur nous préparaient le lait
de ses mouvements, de ses inspirations et des suavités par lesquelles
il tire, conduit et nourrit nos coeurs à la vie éternelle.
Les bienfaits ne nous échauffent point, si nous ne regardons la
volonté éternelle qui les nous destine, et le coeur du Sauveur
qui les nous a mérités par tant de peines, et surtout en
sa mort et passion.
.
CHAPITRE XIII.
Que le mont Calvaire est la vraie académie de la dilection.
Or, enfin, pour conclusion, la mort et la passion de notre Seigneur
est le motif le plus doux et le plus violent qui puisse animer nos coeurs
en cette vie mortelle; et c’est la vérité, que les abeilles
(2) mystiques font leur plus excellent miel dans les plaies de ce lion
de la tribu de Juda (3) égorgé, mis en pièces et déchiré
sur le mont un Calvaire:
et les enfants de la croix le glorifient en leur
(1) Impétrait, obtenait.
(2) Judic., XIV, 8.
(3) Apoc., V, 5.
admirable problème (1) que le monde n’entend pas: de la mort
qui dévore tout, est sortie la viande de notre consolation; et de
la mort plus forte que tout, est issue la douceur du miel de notre amour
(2). O Jésus mon Sauveur! que votre mort est amiable, puisqu’elle
est le souverain effet de votre amour!
Aussi là-haut en la gloire céleste, après le motif
de la bonté divine connue et considérée en elle-même,
celui de la mort du Sauveur sera le plus puissant pour ravir les esprits
bienheureux en la dilection de Dieu; en signe de quoi, en la transfiguration,
qui fut un échantillon de la gloire, Moïse et Élie parlaient
avec notre Seigneur de l’excés qu’il devait accomplir en Jérusalem
(3). Mais de quel excès, sinon de cet excès d’amour par lequel
la vie fut ravie à l’amant pour être donnée à
la bien-aimée? Si que (4) au cantique éternel je m’imagine
qu’on répétera à tous moments cette joyeuse acclamation:
Vive Jésus, duquel la mort
Montra combien l’amour est fort!
Théotime, le mont Calvaire est le mont des amants. Tout amour
qui ne prend son origine de la passion du Sauveur est frivole et périlleux.
Malheureuse est la mort sans l’amour du Sauveur : malheureux est l’amour
sans la mort du Sauveur. L’amour et la mort sont tellement mêlés
ensemble en la passion du Sauveur, qu’on ne peut avoir au coeur l’un sans
l’autre. Sur le Calvaire,
(1) Problème, énigme; allusion à celle que Samson
proposait aux Philistins.
(2) Judic, XIV, 13, 14.
(3) Luc., IX, 31.
(4) Si que, tellement que.
on ne peut avoir la vie sans l’amour, ni l’amour sans la mort du Rédempteur.
Mais hors de là tout est ou mort éternelle, ou amour éternel;
et toute la sagesse chrétienne consiste à bien choisir; et
pour vous aider à cela, j’ai dressé cet écrit, mon
Théotime
Il faut choisir, ô mortel,
En cette vie mortelle,
Ou bien l’amour éternel,
Ou bien la mort éternelle;
L’ordonnance du grand Dieu
Ne laisse point de milieu.
O amour éternel! mon âme vous requiert et vous choisit
éternellement. Hé! venez, Saint-Esprit, et enflammez nos
coeurs de votre dilection. Ou aimer ou mourir: mourir et aimer. Mourir
à tout autre amour, pour vivre à celui de Jésus, afin
que nous ne mourions point éternellement; ains que vivant en votre
amour éternel, ô Sauveur de nos âmes, nous chantions
éternellement: Vive Jésus! j’aime Jésus. Vive Jésus
que j’aime! J’aime Jésus qui vit et règne ès siècles
des siècles
Amen.
Ces choses, Théotime, qui, par la grâce et faveur de la
charité, ont été écrites à votre charité,
puissent tellement s’arrêter en votre coeur, que cette charité
trouve en vous le fruit des saintes oeuvres, non les feuilles des louanges.
Amen. Dieu soit béni! Je ferme donc ainsi tout ce Traité
par ces paroles par lesquelles saint Augustin finit un sermon admirable
de la charité, qu’il fit devant une illustre assemblée.
FIN DU DOUZIÈME LIVRE ET DE TOUT LE TRAITÉ.
Fin du Traité de l’Amour de Dieu de saint François de
Sales./