«
Qui donc voudrait se former des idées justes sur le présent
sans connaître l’avenir ? »
J.G.
Hamann
«Nous
assistons aujourd’hui à des efforts de plus en plus violents pour
établir dans le monde un état tel que l’humanité
y puisse trouver son image finie et une paix durable : mais sur ces efforts
pèse un lourd paradoxe : si Dieu s’est fait homme, ce
n’est pas l’humanité qui est le but de l’Incarnation.»
Conrad
Weiss
«
Beaucoup sont appelés. Peu sont élus. »
(Mt22
14)
Peut-on,
doit-on
espérer
le salut de tous ?
La
réponse apparaît bien évidente.
Nous
voudrions y réfléchir à partir d’un ouvrage célèbre
de Hans Urs von Balthasar qui reflète bien l’opinion générale.
La présentation de la pensée de cet auteur servira de
fil conducteur à notre propre réflexion.
NOTE
Certains,
en consultant la bibliographie, pourront s’étonner de ce que ne
s’y trouvent mentionnés que deux livres de Hans Urs von Balthasar,
et ils risquent fort de s’indigner d’une méthodologie qui ne
prendrait pas en compte l’ensemble des écrits d’un auteur avant
que de se prononcer sur sa pensée. Cependant, considérant
que les deux ouvrages mentionnés ont été écrits
à la fin de la vie de l’auteur, et qu’ils ont été
écrits tout spécialement pour traiter du rapport de l’espérance
et de l’enfer, nous tenons par aconséquence qu’ils représentent
bien l’achèvement et l’expression suffisante et valable de
la pensée de celui-ci sur le sujet.
Point
nous chaut de nous livrer à une recherche sur la genèse de
cette pensée, ses tours et ses détours, ses difficultés
et ses surprises. Étude qui s’avère le plus souvent aussi
vaine que fastidieuse, toute infatuée de faire étalage d’un
creux et prétentieux verbiage, sans pitié ni respect
pour ceux qui n’ont que peu de temps à consacrer à la lecture
et à la recherche de la vérité.
Ceux
qui se réclament d’une telle érudition sont en fait comparables
à cet homme frappé par une flèche empoisonnée
à qui l’on amène un chirurgien, mais l’homme s’écrie
: « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir
qui m’a frappé, si c’est un kshatriya ou un brahmane [...], quelle
est sa famille, s’il est grand, petit ou de taille moyenne, de quel village
ou de quelle ville il vient ; je ne laisserai pas retirer cette flèche
avant de savoir avec quelle sorte d’arc on a tiré sur moi, […],
quelle corde a été employée sur la flèche […],
de quelle manière était faite la pointe de la flèche[1]».
Cet homme mourait sans savoir ces choses, de même celui qui, refusant
de reconnaître ce qui lui est donné, s’en va chercher ce qu’il
possède déjà. Oui, à celui qui a on donnera,
mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il
a.
Que
d’hommes, « toujours à s’instruire, et jamais capables de
parvenir à la connaissance de la Vérité[2]!
»
P
L A N
Introduction
|
p.
13
|
||
|
|||
I
– Constat dogmatique
|
p.
15
|
||
|
A)
Note
sur la Vie éternelle et l’au-delà de la Congrégation
pour la Doctrine de la Foi
|
p.
15
|
|
|
|||
|
B)
Quelques généralités :
|
p.
18
|
|
|
|
a)
l’espérance
|
p.
18
|
|
|
b)
le jugement
|
p.
20
|
|
|
c)
l’enfer
|
p.
21
|
|
|||
II
– Présentation de l’espérance balthaserienne
|
p.
25
|
||
|
A)
Position du problème
|
p.
25
|
|
|
B)
Base axiomatique de l’Espérance pour tous
|
p.
32
|
|
|
C)
Conséquence obvie
|
p.
35
|
|
|
|||
III
– Examen critique
|
p.
37
|
||
|
A)
Critique de l’axiomatique
|
p.
39
|
|
|
B)
Critique de l’exégèse biblique
|
p.
45
|
|
|
C)
Critique de l’interprétation des témoignages
|
p.
48
|
|
|
|||
Conclusion
|
p.
55
|
||
Postface
|
p.
59
|
||
Annexe
: Note de la congrégation de la Doctrine de la foi sur la Vie éternelle
et l’au-delà
|
p.
63
|
||
|
|||
Bibliographie
|
p.
75
|
INTRODUCTION
«
La grâce de Dieu s’est manifestée source de salut pour tous
les hommes[3].
»
L’espérance
du salut universel apparaît ainsi irrémédiablement
fondée aux yeux de Hans Urs von Balthasar. Cependant, pour
certains : « Une telle espérance n’existe pas, car l’on ne
saurait espérer contre un savoir certain et contre la volonté
déclarée de Dieu[4]».
Dieu aurait-Il donc une volonté contradictoire ? Ou bien est-ce
l’homme qui a « le langage d’un cœur double[5]
», en sorte que :
«
Dieu a dit une chose,
deux
choses j’ai entendues.
Ceci
: que la force est à Dieu, à Toi, Seigneur, l’Amour
et
cela : Toi, Tu paies l’homme selon ses œuvres[6].
»
Et,
de fait, le propos d’une espérance pour tous ne peut pas ne pas
rencontrer sur sa route un ennemi irréductible et fatal : la croyance
en l’existence effective (non hypothétique) de l’enfer.
Aussi bien Hans Urs von Balthasar va-t-il livrer un combat sans merci pour
réduire à rien un tel prédateur de son espérance,
« car alors notre espérance serait réduite à
néant[7]».
C’est si vrai que non seulement le problème de l’existence de l’enfer
remplira tout le livre, intitulé Espérer pour tous,
mais encore qu’un nouveau livre, suite expresse de Espérer pour
tous, portera le titre L’Enfer une question.
On
le voit donc bien, le lieu de la querelle est celui du déplacement
involontaire, mais inévitable, de la problématique qui
tend d’abord seulement à assurer les conditions de viabilité
d’une espérance pour tous, pour finalement se débattre aux
prises avec un dogme qu’elle n’avait nulle intention de rencontrer.
Le
parti-pris méthodologique avoué de l’auteur sera un critique
épistémologique par laquelle il situera son herméneutique
loin d’« une affirmation théorique et systématique
» pour préférer le terrain « d’une affirmation
existentielle, théologiquement possible[8]».
Mais
de cette façon se pose, en dernière analyse, la question
de la compréhension théologique de la vérité
et de la réalité...
Pour
étudier cette question du rapport entre l’espérance du salut
éternel pour tous et la foi en l’existence de l’enfer les deux partis
paraissant irrémédiablement antagonistes, nous commencerons
par rapporter ce que la doctrine de l’Église a définitivement
tranché au niveau de la foi en l’au-delà. En suite de quoi
nous exposerons le travail de Hans Urs von Balthasar. Puis nous en établirons
une critique, pour finalement proposer une nouvelle formulation de l’espérance
chrétienne qui, nous l’espérons, réconciliera
les deux partis opposés… sans concession aucune de leur part.
-Chapitre
I-
CONSTAT
DOGMATIQUE
A)
Le 17 mai 1979, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi publie
une Note sur la Vie éternelle et l’au-delà[9].
Elle le fait en ces temps de mutations profondes du milieu humain
où le souci d’intégrer la foi dans des univers culturels
divers appelle « un souci plus fort que jamais d’authenticité
et d’intégrité de la Foi ». Elle déplore en
effet que le doute s’insinue subtilement jusqu’au plus profond des
esprits et cela, pour une part, en raison « des controverses théologiques
largement diffusées dans le public ». Non seulement «
le peuple chrétien est désemparé de ne plus retrouver
son vocabulaire et ses connaissances familières », mais
encore sont « en péril la foi et le salut des fidèles
aujourd’hui plus que jamais »…
Des
différents alinéas où l’Église expose ce qu’elle
« considère comme appartenant à l’essence de
sa foi », nous ne retiendrons que ce qui touche directement
à notre sujet, c’est-à-dire : le rapport entre l’espérance
du salut éternel pour tous et l’existence de l’enfer. Ainsi, au
n. 2, est-il dit : « L’Église entend cette résurrection
de l’homme tout entier ; celle-ci n’est pour les élus rien
d’autre que l’extension aux hommes de la résurrection même
du Christ ». Cette phrase aurait grammaticalement un sens sans le
groupe de mot : pour les élus. Mais l’Église n’y aurait
pas reconnu l’expression de sa Foi ; aussi l’ajoute-t-elle et rend-elle
compte par là de sa Foi en une différentiation finale
du genre humain…
À
l’alinéa n. 7, nous lisons : « L’Église, dans
la fidélité au Nouveau Testament et à la Tradition,
croit à la félicité des justes qui seront un jour
avec le Christ. Elle croit qu’une peine attend pour toujours le pécheur,
qui sera privé de la vue de Dieu, et à la répercussion
de cette peine dans tout son être. Elle croit enfin pour les
élus à une éventuelle purification préalable
de la vision de Dieu, tout à fait étrangère cependant
à la peine des damnés. C’est ce que l’Église entend
lorsqu’elle parle d’enfer et de purgatoire ». Nous remarquons que
cet énoncé embrasse d’un même regard de foi la différentiation
finale du genre humain en nommant les uns élus ou justes
et les autres damnés. Autrement dit, n’intervient pas dans
le discours une rupture ontologique par laquelle seuls les premiers
seraient reconnus participants de la réalité, tandis
que les autres le seraient selon leur mode particulier de manière
simplement hypothétique. En outre, le mode des verbes se rapportant
aux damnés est l’indicatif (présent, futur), et non le conditionnel…
Ainsi l’Église affirme-t-elle croire en l’existence effective
de l’enfer et non en sa seule possibilité…
C’est
exactement ce que dit le Catéchisme de l’Église Catholique
:
« L’enseignement de l’Église affirme l’existence
de l’enfer et son éternité » (n. 1035). Et ce propos
contredit totalement sur ce point le Catéchisme du catholique
adulte publié par la Conférence épiscopale d’Allemagne
(1985) qui enseigne : « L’enfer est toujours proposé comme
une possibilité… ». Or c’est sur ce dernier texte que s’appuie
Hans Urs von Balthasar pour fonder dogmatiquement sa foi[10]…
Le
conflit se résout bien sûr en faveur du premier énoncé
en raison de l’autorité incomparable du Magistère Romain
en la matière, avec laquelle toute proposition de foi de quelque
instance qu’elle vienne, fût-ce de la Conférence épiscopale
d’Allemagne, doit se trouver en accord pour prétendre à la
vérité de Foi[11].
Et,
pour bien mettre en garde une lecture délétère qui
ne verrait qu’images dans son discours, l’Église prend la peine
dans cette note d’inviter à « saisir le sens profond »
des « images employées dans l’Écriture », afin
d’éviter le risque de les atténuer, « ce qui équivaut
souvent à vider de leur substance les réalités
qu’elles désignent »…[12]
Ainsi
l’Église donne-t-elle non seulement l’exposé de sa foi mais
encore fixe-t-elle la perspective d’interprétation dans laquelle
il doit être reçu.
B)
Rappelons
quelques généralités.
a)
L’espérance.
Le premier objet de l’espérance chrétienne est Dieu Lui-même.
« Notre espérance, c’est le Christ[13]».
Nous sommes faits pour Lui et tout autre bien ne doit être espéré
qu’en dépendance de ce bien suprême[14].
De ces deux genres possibles d’objet pour l’espérance, le premier
est absolu et ne saurait manquer, le second n’est pas absolu et peut manquer…
Il
est intéressant de noter que, dans la pensée religieuse de
l’humanité, « la progression de l’idée d’espérance
est liée à la prise de conscience du péché
et surtout de l’injustice apparente et immédiate : le bonheur des
méchants et la détresse des justes[15]».
La doctrine de l’immortalité mettra le point final à l’aspiration
religieuse et en même temps aux angoisses relatives aux problèmes
du mal, du bonheur et de la sanction[16].
Cependant
l’essentiel de la Révélation ne vise pas d’abord à
exprimer et à satisfaire, comme le font les mythes des religions
naturelles, quelque exigence morale ou religieuse de l’homme, mais à
interpeller cet homme, hic et nunc, pour lui faire entendre l’offre
inattendue et les exigences insoupçonnées de l’Amour divin.
Le
développement dogmatique a de mieux en mieux montré que l’espérance
d’une rétribution, d’une récompense, est l’acte d’une vertu
authentiquement surnaturelle et théologale, et que, même chez
un chrétien parfait, il y a toujours place légitime pour
le désir du Ciel et la crainte de l’enfer[17].
b)
le jugement.
La doctrine du jugement final est centrale dans la prédication de
Jésus[18].
C’est un des sens fondamentaux du verbeque
de vouloir dire trier, séparer en vue de l’élimination
des mauvais éléments[19].
À
la mort, ramené à l’essentiel qui est, au fond, sa relation
à Dieu, l’homme se voit enfin tel qu’il est aux yeux de son Créateur.
Cette révélation est pour lui le Ciel, le purgatoire ou l’enfer,
dont il reconnaît la juste convenance, puisque lui-même y a
adapté son cœur[20].
Il
ne s’agit pas d’établir la balance du mérite et du démérite
de toute la vie. Car ce qui domine l’économie de la Rédemption,
c’est la miséricorde et la volonté salvifique de Dieu. Ce
que le Jugement divin consacre, c’est la suprême option de l’homme
vis-à-vis de l’amour de Dieu.
c)
L’enfer.
La raison nous dit qu’il doit y avoir une sanction au mal librement
accompli ; mais, laissée à ses seules lumières, elle
ne peut affirmer que cette sanction est l’enfer éternel.
Nous
ne savons l’existence de l’enfer éternel que par la Révélation.
Ni les religions du paganisme, ni les mythologies, ni les philosophies
ne l’ont connu. Le déisme le rejette. Dans la plupart des religions
anciennes, la vie d’outre-tombe ne comportait pas de sanction pour
les fautes de la vie terrestre. Quand intervient l’idée de sanction,
elle ne donne pas toujours naissance à un enfer de châtiment.
On pense parfois à une sentence d’anéantissement, ainsi
dans l’ancienne Égypte, ou chez notre contemporain l’historien J.
Delumeau, ou bien à une série de réincarnations purificatrices.
Dans le christianisme même, toutes les tentatives de rationalisation
du dogme ont abouti à le nier.
Impuissante
à découvrir l’enfer, la raison ne peut pas le comprendre.
L’enfer
est certain, mais la miséricorde est certaine aussi.
Éternellement,
Dieu est ensemble le Juste et le Miséricordieux, en sorte que
nous pouvons être sûrs que l’enfer est un lieu de miséricorde
autant que de justice (la chose étant vraie également pour
le Ciel). C’est là une exigence de la nature même de Dieu,
tel qu’Il S’est révélé à nous[21].
Ce n’est pas Lui qui rejette le pécheur, c’est le pécheur
qui rejette Dieu. Dieu souffre ce rejet car Il ne veut pas d’une soumission
qu’imposerait une contrainte et qui ne serait plus un amour ; mais Il n’en
est pas la cause[22].
Le damné ne se repentira jamais. Éternellement, il restera
fixé dans son refus[23].
En lui, l’aversion a Deo ne se montre pas seulement dans la malice
d’actes particuliers ; elle est devenue son état.
Remarquons
bien comment.
L’existence
du malheur et de la souffrance dans le monde est une preuve analogique
de la capacité de Dieu à souffrir le péché
et ses conséquences, sans chercher à les supprimer directement
parce que contraires à Sa volonté de bonheur pour ses créatures.
S’Il
ne devait pas accepter l’existence de l’enfer post-mortem, pourquoi
accepte-t-il celui ante-mortem[24]?…
Depuis
toujours, la théologie a compris certains phénomènes
historiques comme des préfigurations et des formes anticipées
de l’état final.
Il
est à noter que nous ne trouvons pas dans les livres liturgiques
de l’Église de formules de prière pour les damnés,
ce qui rejette toute idée d’une mitigation progressive indéfinie
allant jusqu’à la libération du damné qu’auraient
pu valoir les prières de l’Église. D’ailleurs, dans le cas
contraire, on ne voit pas quelle serait la différence entre l’Enfer
et le Purgatoire[25]…
Dieu
aurait pu, laissant les hommes théoriquement libres, les combler
de grâces si pressantes qu’ils se seraient trouvés tous dans
l’impossibilité pratique de ne pas Le servir. Ce n’est pas ce que
Dieu a fait. Parmi tous les mondes possibles, Dieu a donné la préférence
à celui dans lequel l’homme aurait la possibilité effective
d’accepter Son amour ou de Le repousser. L’enfer est l’inévitable
risque que fait naître l’inestimable bien qu’est la liberté
: car le pouvoir de se dérober est évidemment corrélatif
à celui de se donner.
-Chapitre
II-
PRÉSENTATION
DE L’OUVRAGE
ESPÉRER
POUR TOUS
A)
Position
du problème
Hans
Urs von Balthasar pose le vieux problème du rapport de la grâce
et de la liberté : « La question est de savoir si, dans son
plan de salut, Dieu dépend en dernière instance du choix
de l’homme, s’il veut en dépendre, ou si sa liberté absolue,
qui veut le salut et rien d’autre, ne reste pas hors de la portée
pour la liberté humaine, qui est liberté de créature
et donc relative[26]
». Telle est la problématique de l’ouvrage.
De
la gnose du Jugement dernier donnant la répartition des hommes
en justes et en injustes, l’auteur induit une division dans la puissance
divine opérante : les sauvés le seraient par miséricorde,
les réprouvés par justice. Cette division permet alors à
l’auteur de crier au scandale en affirmant que « poser une telle
finitude des attributs divins est impensable[27]».
Il faudra attendre le dernier chapitre du livre pour que l’évidente
solution de cette « importante question théologique »
soit formulée[28].
Cette solution sera trouvée dans l’unité de la bonté
de Dieu[29].
Mais avant d’en arriver à la seule élémentaire et
évidente réponse, la pointe de la réflexion fera apparaître
une hiérarchie entre ces valeurs de justice et de miséricorde.
Car « entre le démérite de la créature et la
bonté de Dieu, il n’y a pas égalité, de sorte que
la justice à l’égard de la première nommée
est subordonnée à la miséricorde divine ; et même
la justice doit être une modalité de cette miséricorde[30]
». Il en est bien ainsi en effet qu’un « être ne peut
réclamer son dû que s’il y a une réalité préalable
(…) ainsi, en toute œuvre de Dieu, la première racine est la miséricorde[31]».
Mais, affirmer une telle hiérarchie de ces valeurs de justice et
de miséricorde, n’est-ce pas contradictoire avec l’énoncé
péremptoire qui clôt le livre : « Seule l’espérance
est à la hauteur de la réalité de Dieu, qui réconcilie
tous les contraires : sa miséricorde est sa justice, et sa justice
est sa miséricorde[32]»
?
Ce
qui ne manque pas encore d’étonner dans cette dernière phrase,
c’est l’attribution à l’espérance de la capacité à
résoudre un problème relatif à l’Être même
de Dieu, alors que le travail ne peut être en fait accompli que
par la foi. En effet, c’est la foi qui est « la garantie des
biens que l’on espère, et la preuve des réalités que
l’on ne voit pas[33]»,
non l’espérance qui, elle, désire, espère, les réalités
que connaît la foi. « L’espérance tend à sa fin
avec certitude, comme participant de la certitude de la foi, laquelle se
trouve dans la faculté de connaissance[34]».
Tout au long de l’ouvrage, le rapport de la foi et de l’espérance
demeureratoujours troublé
: l’auteur opposant certitude et espérance[35],
alors que le rapport de la foi et de l’espérance est celui qui révèle
analogiquement celui de l’intelligence et de la volonté. L’intelligence
montre à la volonté le bien qu’elle a reconnu comme désirable,
de sorte que cette dernière puisse désirer selon toute sa
puissance ce bien que dès lors connaît l’âme.
Bref,
ayant donc reconnu que la miséricorde ne saurait avoir quelque limite,
Urs von Balthasar pose « la question litigieuse de savoir si, étant
sous le jugement, le chrétien peut espérer pour tous les
hommes[36]».
Le
contexte qui motive et explique le pourquoi de cette question ressortit
de la crainte et des tremblements : « Parce que nous sommes ainsi,
craintifs et tremblants, sous le jugement, la question se pose de savoir
quelle figure et quelle étendue est en droit ou n’est pas en droit
de prendre l’espérance chrétienne[37]».
Cherchant
la réponse, l’auteur remarque que l’Écriture offre deux séries
d’affirmations. L’une d’elles énonce la possibilité de l’enfer
et évoque sa réalité (nous la citerons ainsi : série
A), l’autre rend compte de l’universalité du salut chrétien
(nous la citerons : série B). Pour Urs von Balthasar, leur dialectique
ne peut se résoudre en une synthèse unifiée[38].
Il craint que « si nous faisons (de la série A) des faits
objectifs, (la seconde) perde tout sens et toute force[39]».
Un
argument très important dans la pensée de l’auteur pour refuser
pareille synthèse vient de ce que étant « sous le jugement[40]»,
nous ne pouvons savoir à l’avance ce qu’il sera…
Affirmer
l’existence de l’enfer serait alors illégitime : le Jugement n’ayant
pas encore eu lieu[41]…
Être sous le Jugement est donc pour l’auteur non seulement
le contexte d’où jaillit sa problématique, mais encore celui,
nécessairement, de son traitement. Puisque le Jugement n’a pas encore
eu lieu, nous sommes libres de tout savoir concernant son verdict, nous
ne sommes donc pas fondés à admettre l’existence de l’enfer,
l’espérance pour tous est donc possible[42].
Deux
textes[43]sont
alors donnés comme mise en garde contre la distinction entre la
rédemption objective opérée par le Christ et la réception
effective de celle-ci par les individus[44](nous
examinerons bientôt cette exégèse). Par suite est stigmatisée
la distinction qui dit « relative » la volonté de Dieu
d’un salut universel, et absolue cette même volonté lorsqu’elle
permet à l’homme de contrecarrer la volonté de salut[45].
Cette distinction est reconnue avoir conduit à l’idée d’une
double prédestination[46].
Pour
Balthasar, cette connaissance anticipative du Jugement est synonyme de
présomption, c’est-à-dire de désespoir puisqu’elle
sait « par avance qu’à la fin, il y aura le désespoir[47]
». Comme telle elle serait donc « la grande ombre jetée
sur l’histoire de l’Église et de la théologie à
partir d’une certaine époque[48]»…
Ce
qui est tout de même étonnant, c’est cette unilatéralité
de la pensée de l’auteur qui apparaît ici : ou bien il s’agit
d’espérer pour tous, ou bien il s’agit de considérer la connaissance
anticipative du Jugement tout entière comme négative,
assimilée au désespoir, faisant totalement fi que si le Jugement
peut condamner certains, il peut en acquitter d’autres… Mais où
est donc l’attention portée au salut des bienheureux échappés
« à la grande épreuve[49]»
et la joie de leur salut ? Nulle part. La chute des réprouvés
suffit à entraîner dans son élan de tristesse toute
joie qui naîtrait dans le cœur d’Urs von Balthasar du salut du petit
nombre. Il importe de noter cette tendance à radicaliser, que nous
avons déjà trouvée lorsqu’il s’agissait de nous considérer
uniquement
sous le jugement, et que nous retrouverons tout au long de son exégèse.
Ainsi, il est toujours nécessairement question pour lui du rejet
automatique de l’espérance du salut des autres si le salut est espéré
pour soi[50],
comme s’il était impossible d’espérer « comme n’importe
lequel des membres souffrants de Jésus-Christ[51]»
!
Cette
exégèse enseigne qu’il « ne faut pas lire (la scène
du Jugement Dernier) comme un reportage anticipé de ce qui sera
un jour, mais comme le dévoilement de la situation véritable
où l’homme interpellé se trouve actuellement[52]».
Mais
ce qui n’est pas pensé, c’est la raison qui rendrait non contradictoire
l’interprétation articulant ces deux sens…
L’herméneutique
de Urs von Balthasar se penche sur une liste de textes bibliques[53],
puis sur des documents doctrinaux de l’Église et de sa liturgie,
qui conduisent à « confronter le croyant aux deux voies, aux
deux issues possibles de sa destinée[54]».
La réflexion aboutira à conclure que « personne d’autre
que l’homme n’est responsable de l’existence de l’enfer[55]».
Ce qui n’est pas tout à fait exact, puisque Satan y est tout de
même pour quelque chose[56].
La « question centrale » apparaîtra être celle
de l’éternité de l’enfer[57].
Des témoignages pris au « cœur de la vie de l’Église
» seront censés confirmer l’auteur de se démarquer
alors « loin de l’excès de savoir d’Augustin ».
B)
Base
axiomatique de l’Espérance pour tous
Trois
raisons majeures vont être évoquées par Urs von Balthasar
pour asseoir son espérance sur des bases telles « qu’un prétendu
“savoir certain” ne saurait sans plus (la) remettre en cause et
encore moins (l’)effacer[58]».
1)
L’existence de l’enfer et de ses occupants demeurant hors sujet de pensée,
« Augustin et tous ceux qui se réclament de son autorité
» sont hors jeu, du fait même qu’ils ont l’outrecuidance de
dire savoir ce qui n’est pas encore ! D’ailleurs, n’est-il pas vrai que
l’Écriture n’a « aucune certitude que tous ne seront pas sauvés[59]
» ? « Cela suffit bien pour espérer que le salut de
tous ne soit pas en contradiction avec la Parole de Dieu[60]».
En sorte que le paradoxe pour l’auteur est qu’il y a « des saints
qui ont cru que certaines âmes étaient damnées[61]».
Mystère !
2)
À cette raison anthropologique s’ajoute une raison théologique
: « puisque Dieu exprime sa volonté[62]que
tous les hommes soient sauvés et qu’Il demande à l’Église
de prier pour tous les hommes[63]»,
comment pourrait-il y avoir des damnés ? « En effet, qui résiste
à sa volonté[64]?
». Et ce ne sont pas les arguments de la série A[65]qui
résisteront puisque l’auteur a fourbi son imparable herméneutique,
aiguisée tout exprès pour l’occasion : « Mais pourquoi
les paroles de Dieu ne seraient-elles pas de pures et simples menaces[66]?
». La preuve ? Les Ninivites ! Disons tout de suite que si les affirmations
de la série A n’étaient que de simples menaces, le
dogme de l’enfer serait la seule réalité révélée
par l’Écriture, le seul dogme, à être l’outil d’un
langage nominaliste ! Outre l’inexplicable hapax que cela constituerait,
cette phénoménale exception serait totalement contraire à
« l’interprétation des dogmes (qui) ne va pas d’un
mot, d’une formule particulière à d’autres termes, (mais
qui) va plutôt du mot, des images et des concepts à la vérité
de la chose qu’ils contiennent[67]»
! C’est pourquoi, parler de l’enfer, étant donné que ce n’est
pas Dieu qui a créé l’enfer mais l’homme par son refus de
Dieu, c’est nécessairement évoquer un tel refus ex-is-ten-tiel.
Si donc l’enfer existe, c’est un dogme de notre foi[68],
il y a donc nécessairement au moins un damné… celui par lequel
il existe. Sinon personne ne parlerait de l’enfer, car il n’existerait
pas ! Et surtout pas Dieu. En effet, comment penser que Dieu puisse imaginer
une telle abomination ?
N’est-Il
pas sans idée du mal ?
Certains
voudraient croire que l’enfer n’est peuplé que par les démons,
mais les pleurs et les grincements de dents que Jésus entend en
enfer ne peuvent être le fait du diable, qui ne pleure ni n’a de
dents. Cette parole révèle (à l’indicatif)
la présence humaine en enfer[69].
3)
Une troisième raison d’ordre théologal milite en faveur de
l’espérance pour tous. Il s’agit de l’amour du prochain «
ne pouvant bien sûr se fonder que sur l’invocation à l’Unique[70]
», par lequel « chacun peut souhaiter et espérer pour
l’autre ce qu’il espère pour lui-même[71]».
De la nature expansive de l’amour découle l’universalité
de l’espérance.
L’auteur
se range lui-même parmi les « compatissants[72]
» et son langage révèle sa pitié pour les damnés[73],
tandis que les tenants d’une justice éternelle lui paraissent
n’avoir du « double jugement » de Mt 24 qu’une
« interprétation tout simplement littérale[74]».
De
cette triple argumentation ressort que l’enfer selon « le christianisme
authentique[75]»
(!) n’est rien d’autre qu’une « conséquence justement
possible[76]».
Néanmoins, même si la part de l’aléatoire est justement
reconnue[77],
elle qui ne rend pas automatique le salut mais laisse à chacun le
soin de se l’approprier, « la possibilité du Non conscient
de la créature face à Dieu ne doit pas être comprise
comme une possibilité de la liberté ayant une puissance existantiale
et ontologique équivalente à celle du Oui de Dieu, car le
Non n’est jamais compréhensible qu’à partir du Oui[78]».
C)
Conséquence
obvie
Si
la doctrine de l’apocatastase est formellement rejetée[79],
la quête de sa légitimité ne peut manquer de faire
sentir partout sa présence, même si « ce qu’on pourrait
dire sur le sujet ne saurait être proclamé devant tous
ni entendu partout (… car) la plupart ont simplement besoin de savoir que
les pécheurs seront châtiés. Il est inutile pour eux
d’aller au-delà[80]».
Tout un chapitre sera consacré à l’[81].
Deux raisons majeures travailleraient à cette légitimité.
a)
La première a trait à l’amour de Dieu en Christ qui «
l’emporte sur tout ce qui lui résiste[82]».
« Est-il possible que la dernière des brebis perdues de son
troupeau manque à Dieu ? Cette brebis n’est-elle pas la créature
pour qui il a répandu son sang et souffert l’abandon par le Père[83]?
» Ainsi « l’espoir d’un tel retour à Dieu n’est pas
vain[84]».
Car « l’interprétation historique linéaire ne peut
être rigoureusement séparée de l’interprétation
cyclique[85]».
b)
La deuxième raison s’adosserait à la phrase de Saint Paul
qui va « jusqu’à souhaiter être séparé
du Christ au profit de ceux qui lui tiennent tant à cœur[86]».
De sorte qu’ « aujourd’hui encore, il est permis de nourrir cette
espérance, à condition de présupposer que la solidarité
avec tous les hommes exprimée par cette espérance soit objet
d’effort, de lutte, de passion[87]».
Ainsi,
la question ne peut pas ne pas se poser : comment espérer le salut
de tous et admettre en même temps la condamnation par l’Église
de l’espérance en « la restauration des démons et des
impies[88]»
?
-Chapitre
III-
EXAMEN
CRITIQUE
Dans
le cadre volontairement limité de ce travail, nous n’allons pas
rapporter chaque affirmation du texte de Urs von Balthasar. Nous présenterons
une critique des plus caractéristiques. Nous ne cherchons pas
à justifier la foi en l’existence de l’enfer, puisque, comme nous
l’avons rappelé[89],
elle est donnée par la Révélation. Simplement, nous
voulons apporter une critique de l’exégèse de Hans Urs von
Balthasar dans sa tentative d’ignorer ce dogme sous prétexte que
sans cela son « espérance serait réduite à néant[90]».
Car, selon nous, s’il y a des paroles dites par Dieu qui semblent se contredire,
il vaut mieux les laisser subsister l’une à côté de
l’autre, comme expression de la richesse de la réalité
qui dépasse l’homme, plutôt que de les soumettre à
une herméneutique d’orientation anthropocentrique qui «
réduit la connaissance du réel à la connaissance de
sa signification pour la subjectivité humaine ; la question de la
vérité du réel étant alors réduite à
celle de son sens pour l’homme[91]».
C’est d’ailleurs ainsi que se conduit l’Église lorsque simultanément,
elle « affirme l’existence de l’enfer et son éternité[92]»,
et cependant « prie pour que personne ne se perde[93]».
L’intelligence
de foi qui lève cette apparente contradiction est très justement
exprimée par Saint Augustin : « Certes, l’Église prie
actuellement pour les hommes qui la haïssent, car il est encore
temps pour une pénitence portant ses fruits. Mais si elle savait
en toute certitude que certains, qui vivent encore, sont prédestinés
à aller au feu éternel avec le Diable, elle prierait pour
eux aussi peu que pour lui. Mais cette certitude, elle ne l’a pour personne
; elle prie donc pour tous ses ennemis encore vivants, même si elle
n’est pas exaucée pour tous[94]».
Notons que c’est bien là ce que demande Saint Jean : « Quelqu’un
voit-il son frère commettre un péché ne conduisant
pas à la mort, qu’il prie et Dieu donnera la vie à ce frère.
Il ne s’agit pas de ceux qui commettent le péché conduisant
à la mort ; car il y a un péché qui conduit à
la mort, pour ce péché-là, je ne dis pas qu’il faut
prier[95]».
A)
Critique
de l’axiomatique
a)
Le fondement de l’exégèse de l’auteur repose sur la conviction
appuyée[96]que
nous sommes sous le Jugement et que dès lors il ne nous est
pas possible de savoir ce qui n’est pas encore. À cela nous objectons
:
1)
si cela est vrai pour nous, cela ne l’était pas pour Jésus,
de sorte qu’Il a pu prédire l’avenir et révéler ce
qui n’était pas encore[97].
Nulle part l’auteur ne prend en considération la capacité
de la Parole divine à être Verbum prognosticum, «
affirmations eschatologico-anticipatives[98]
».
2)
Cela n’est pas vrai non plus pour l’Esprit-Saint que le Seigneur a donné
à Son Église pour qu’Il l’enseigne de tout[99].
3)
Dieu peut également nous instruire de tout ce que bon Lui semble
par l’intermédiaire de révélations privées
accordées aux Saints, ainsi le fit-Il par Sainte Catherine
de Sienne, Docteur de l’Église[100],
Sœur Josepha Menendez[101],
et tant d’autres.
4)
Ce n’est pas davantage vrai pour nos frères trépassés
pour qui le Jugement a déjà eu lieu en particulier et qui,
jouissant sans entrave de la Vérité en Paradis, ont toute
liberté en Dieu, en vertu de la Communion des Saints, de nous révéler
ce que sera l’issue du Jugement ; ainsi la Vierge Marie dans ses nombreuses
apparitions, et notamment à Fatima.
À
cette argumentation fait corps la foi vécue de l’Église telle
qu’elle s’exprime non seulement dans ses formulations dogmatiques, son
art, mais encore son culte. En effet, s’il était vrai qu’un mur
infranchissable se dressât entre cette vie et l’au-delà de
sorte « qu’étant sous le Jugement » nous ne puissions
rien dire de ce qu’il en sera après celui-ci[102],
alors, nous posons la question : comment est-il possible à l’Église,
lorsqu’elle canonise un de ses enfants, d’affirmer connaître l’après-Jugement
pour
cet élu ?
Ainsi
donc la praxis de l’Église révèle qu’elle connaît
l’après-Jugement dans une certaine mesure.
Il
est vrai que l’Église ne se préoccupe pas de savoir dans
quelle mesure la possibilité de la damnation devient réalité,
car cela pourrait la conduire à arracher le blé avec l’ivraie.
Une telle connaissance a par ailleurs un objet tellement épouvantable
qu’elle préfère ne pas y attirer l’esprit de ceux qu’elle
doit conduire à réaliser la possibilité contraire.
Mais cela ne veut pas dire pour autant que la chose lui est impossible
! Car si elle est capable de reconnaître comme définitivement
accomplie l’œuvre de sainteté en tel ou tel de ses enfants lorsqu’elle
le canonise, elle est par là-même tout autant capable de ne
pas la reconnaître dans tel autre. Et, de fait, si l’Église
célèbre la fête de chaque apôtre, elle ne fête
pas celle de Judas… En vérité, l’Église a reçu
le pouvoir non seulement de délier mais aussi de lier.
En
sens contraire, s’il était vrai qu’étant sous le Jugement
nous ne puissions rien savoir de ce qu’il sera, alors, nous ne pourrions
pas même croire qu’il y aura des sauvés ! L’espérance
reposerait non sur la foi en l’existence du Ciel, mais sur sa seule hypothèse
! Autrement dit, la foi ne serait plus la foi, elle qui est «
la garantie des bien qu’on espère et la preuve des réalités
qu’on ne voit pas[103]»,
et l’espérance ne serait plus cette assurance « sûre
autant que solide et pénétrant par-delà le voile[104]».
Tenir
la foi sous l’impératif du pas encore et lui dénier
l’assurance du déjà, c’est briser le mouvement dialectique
qui unit ces deux pôles et la constitue telle. Si la foi n’était
pas ce mouvement, elle n’existerait pas et il n’y aurait pas non plus d’eschatologie.
Elle est passage, tension, dialectique qui « franchit la muraille[105]».
C’est pourquoi d’ailleurs elle ne vient même pas en jugement[106].
Ou, si elle y vient[107],
c’est pour y recevoir « la couronne de justice » dont elle
ne doute pas[108]et
même la faveur d’être conduite « à cheval, sur
la grand-place, par Aman qui crie : “Voyez comment l’on traite quiconque
le roi veut honorer[109]”
».
Il
est donc faux d’affirmer comme le fait Urs von Balthasar que nous
sommes uniquement sous le Jugement, de sorte que nous ne puissions
rien savoir de ce qui le suivra. Mais si l’axiomatique s’effondre, tout
ce qui est bâti dessus s’effondre aussi[110]!
b)
Cette obstination à ne rien savoir de l’après-Jugement se
retrouve chez l’auteur lorsqu’il dénie à Saint Augustin et
à « tous ceux qui se réclament de son autorité[111]»
la prétention à savoir, et à « consciemment
ou inconsciemment s’exclure de la massa damnata », et, «
la main sur le cœur », ne se point faire de souci pour leur «
salut personnel[112]».
Mais, si cette assurance[113]et
cette « joyeuse fierté de l’espérance[114]»
sont refusées à Augustin et à ses amis, comment les
tolérer alors chez Saint Paul[115],
Saint
Pierre[116],
Saint
Jean[117]et
tous
les apôtres[118]?
c)
Comment Urs von Balthasar peut-t-il penser sans croire ? N’est-il pas vrai
que lorsque « je dirige mon regard vers les choses, cette réalité
qui est sous mes yeux est éclairée par une lumière
que je ne regarde pas, mais qui se trouve derrière mon dos, et qui
n’éclaire les choses que si je “crois” ? Un exemple : je saisis
par l’intuition d’expérience que les choses sont connaissables,
pénétrables, accessibles à la faculté humaine
de connaissance ; mais cet état de choses, à savoir
que celui qui connaît peut “entrer” dans les choses (possibilité
qui, à coup sûr, ne peut être donnée que dans
les choses elles-mêmes) cet état de choses n’est vraiment
appréhendable dans son noyau que lorsqu’il se trouve dans le faisceau
lumineux de la Parole révélée, du Logos, en qui toutes
choses ont leur origine. Car cette Parole dit ceci : la révélabilité
intérieure, l’accessibilité, la clarté des choses
leur a été infusée par la connaissance créatrice
du Logos divin, en même temps que leur être, et même
comme leur être même ; elle dit encore : c’est cette clarté,
originaire du Logos, par laquelle les choses deviennent perceptibles à
la connaissance humaine, et encore : c’est en ce sens, selon la formule
si grandiose et si simple de saint Thomas d’Aquin, que “la réalité
des choses est leur lumière même”. Donc, tandis que je considère
cette forme architectonique des choses, leur cognoscibilité, leur
vérité, leur clarté, nul doute que je ne regarde les
choses elles-mêmes, en face ; mon regard est dirigé vers la
réalité qui se trouve devant mes yeux ; mais : il est également
hors de doute que je ne verrais pas cette structure la plus intime des
choses qui sont, si elles n’étaient pas dans la lumière du
Logos qui, derrière mon dos, les éclaire, comme par-dessus
mon épaule, dans la lumière du logos par qui, au commencement,
tout a été fait. Il s’agit donc parfaitement d’un intelligere,
d’une perception, réalisée dans la rencontre avec les choses
mais c’est un intelligere sur la base d’un credere[119]».
B)
Critique
de l’exégèse biblique
a)
« …À la question des disciples : “Seigneur, n’y aura-t-il
que peu de gens à être sauvés ?” (Lc 13
23), Jésus répond en exhortant à entrer par la porte
étroite»[120],
point final. Comment qualifier une telle lecture de l’Écriture Sainte
faite par Urs von Balthasar qui, allègrement et sans scrupule, supprime
la deuxième partie du verset original : « Beaucoup chercheront
à entrer et ne le pourront pas » ? Comment supporter que la
Parole de Jésus soit ainsi volontairement censurée, falsifiée[121]?
Certes, pour quiconque refuse le dogme de l’enfer, cette parole est dure
à entendre, elle qui n’établit pas seulement un rapport de
l’eschatologie à la praxis (« Luttez pour entrer par
la porte étroite »), mais encore – et sans ambages ! – à
la gnose demandée par les disciples...
b)
Relevons un autre exemple de la lecture si particulière que fait
l’auteur de l’Écriture. Il affirme[122]que
« selon 1 Co 3 12, tous devront passer, lors de la
fin, par le feu, et selon qu’ils auront bâti ou non sur le Christ,
leur œuvre sera conservée ou brûlée tandis qu’eux-mêmes
“seront sauvés, mais comme à travers le feu” ». Le
sens de cette phrase est clair ; l’auteur fait dire à l’Écriture
que finalement tous – que leurs œuvres soient brûlées ou non
– seront sauvés. Or, le texte biblique parle de « ceux qui
auront bâti sur ce fondement » unique qu’est le Christ Jésus[123].
Il ne parle pas de ceux qui auront bâti ailleurs, contrairement
à ce que lui fait dire Urs von Balthasar (« bâti ou
non sur le Christ »), réduisant par là à
rien la spécificité chrétienne…
Deux
exemples de cette exégèse suffiraient ! Mais les prochains
nous permettront d’expliciter notre propre pensée.
c)
Nous lisons : « Le mot “tous” qui revient sans cesse ne saurait se
restreindre à une "simple rédemption objective", laissant
à chaque individu la possibilité de l’accepter ou non[124]
». Pour dire cela, l’auteur s’autorise l’appui de deux textes : Rm5
12-21 et Jn 12 32[125].
Du premier qui annonce que « là où le péché
s’est multiplié, la grâce a surabondé », Urs
von Balthasar déduit que « l’équilibre conservé
jusque là est rompu définitivement par un “d’autant
plus” qui nous mène au-delà de tout[126]».
Mais, emporté par son élan, l’auteur oublie de remarquer
que Saint Paul parle bien d’une rédemption objective et non
automatique,
puisque, dans le texte même, au verset 17b, le salut n’intervient
concrètement
que pour « ceux qui reçoivent avec
profusion la grâce et le don de la justice ». Il ne
s’agit donc pas de tous, mais de « ceux qui… » Saint Paul
sait bien que tous n’ont « pas accueilli l’amour de la vérité
qui leur aurait valu d’être sauvés[127]»,
« en sorte qu’ils sont inexcusables[128]».
d)
Le deuxième texte auquel fait référence Balthasar
pour affirmer une rédemption automatique est Jn 12
32 : « Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai
tout à moi ». De cette venue de tous à Jésus,
chacun recevrait ipso facto le salut. Or, telle n’est pas l’interprétation
indiquée par le contexte qui, lui, parle sans équivoque possible
de « Jugement ». Le verset précédent (v. 31)
annonce le jugement présent du monde et du Prince de ce monde. Autrement
dit, Jésus annonce que Sa Croix étant le jugement de ce monde,
il attirera toutes créatures à Lui pour rendre « à
chacun selon ses œuvres[129]»,
à « chacun selon ce qu’il aura fait quand il était
dans son corps, soit en bien soit en mal[130]».
Nous
voyons donc qu’il n’y a pas de contradiction véritable entre les
séries A et B si l’on accepte la « Rédemption objective
», s’adressant à la liberté, en vertu de la nature
même de l’amour[131].
C)
Critique
de l’interprétation des témoignages
a)
Hans Urs von Balthasar utilise des témoignages de poids. À
commencer par celui de Mechtilde de Hackeborn[132].
Or, les paroles de Jésus entendues par Sainte Mechtilde de Hackeborn
concernant la rétribution qu’Il donnera et qui « ira au-delà,
et même infiniment au-delà de ce qu’ils pouvaient croire et
espérer mériter » s’appliquent à : « tous
ceux qui croient qu’après cette vie je les exaucerai ». Encore
une fois, il ne s’agit pas de tous indistinctement. Et si pour le
Seigneur « il est impossible qu’un homme n’obtienne pas ce qu’il
a cru et espéré », encore faut-il que cet homme croie
et espère. Ce témoignage de Mechtilde, contrairement
à ce qu’il prétend, n’apporte donc pas d’eau au moulin de
notre auteur…
b)
Et l’auteur de continuer à citer les paroles de Jésus à
propos de Judas rapportées par Sainte Mechtilde : « Lors de
ce baiser, mon cœur a été pris d’un sentiment d’amour tel
qu’en vertu de ce baiser, eût-il simplement manifesté du repentir,
je faisais de son âme mon épouse[133]».
On voit ici encore à l’envi qu’il ne suffit pas que Dieu offre sans
cesse à tous Sa miséricorde et Son amour pour qu’une âme
devienne bienheureuse. Car il faut – condition sine qua non – que
celle-ci manifeste d’abord « du repentir »…
c)
Hans Urs von Balthasar continue à chercher chez les autorités
spirituelles des témoignages en faveur de son espérance.
Il cite un propos mis par une autre Mechtilde, celle de Magdebourg,
dans la bouche du Père et selon lequel Dieu garde le pécheur
« en un lieu secret qu’aucune raison humaine » ne peut Le suivre
jusque-là[134].
Notons d’abord qu’il s’agit du pécheur et non du damné. C’est-à-dire
de celui qui dispose encore de sa faculté de repentir, faculté
dont nous venons de voir l’importance à propos du baiser de Judas.
Quel est donc ce lieu si secret, sinon le Cœur de Dieu ? Qu’est-ce à
dire par ces mots sinon que Dieu nous aime tous et chacun, quelque pécheur
que nous soyons ? Mais, souvenons-nous que si Dieu nous garde ici-bas
en son Cœur, nous L’avons cependant cloué sur la Croix et que nous
Lui avons crevé le Cœur… afin de pouvoir précisément
nous en échapper ! Dieu, tel le Père du fils prodigue, ne
saurait nous garder contre notre gré !
d)
La bienheureuse Angèle de Foligno, quant à elle, distingue
explicitement (au nez et à la barbe de l’auteur aurait-on envie
de dire), l’« homme bon et saint » et « le réprouvé[135]
». Et dans le sort de l’un comme de l’autre, elle adore l’Unique
Bonté de Dieu. Elle comprend et magnifie l’unité de ce glaive
« à deux tranchants[136]
» qu’est la parole de Dieu. Elle sait maintenir, elle, la distinction
sans séparation, comme l’unité sans confusion de ses
opérations[137].
e)
Le témoignage rapporté par Lady Julian de Norwich montre
bien que Jésus serait mort sur la croix ne fût-ce que pour
le salut d’un seul, puisque « Dieu est dans l’homme et donc l’homme
inclut toute chose[138]».
Ainsi, si Son intention vise la totalité des individus, elle est
cependant parfaitement accomplie, dans l’absolu, par le salut d’un seul…
Par
ailleurs, lorsque Jésus dit : « Je réparerai toute
défaillance[139]»,
il faut reconnaître qu’une défaillance ne peut être
dite telle que située dans une démarche positive (d’acceptation
de la grâce). Elle ne saurait viser le refus délibéré
de celle-ci (ce qui n’est pardonné « ni en ce monde ni en
l’autre »).
f)
Sainte Thérèse de Lisieux établit son acte d’offrande
à l’amour miséricordieux qu’elle qualifie d’« espérance
aveugle », sur cette parole de Saint Jean de la Croix : « On
reçoit de Dieu autant qu’on espère ». Mais cette phrase
ne doit pas être comprise selon le sens commun de l’espérance
où l’on pourrait espérer n’importe quoi. Car c’est seulement
lorsque l’âme « détourne les yeux de toute créature
et ne s’attache qu’à Dieu seul (…) qu’on peut dire en toute vérité
qu’elle obtient de Lui autant qu’elle espère[140]».
Le
but de l’espérance chrétienne est bien Dieu seul. Cet amour
et cette espérance de Dieu ne nous privent pas de l’amour que nous
devons à toute créature, mais alors nous le lui donnons selon
Dieu. C’est pourquoi l’on peut si fortement désirer le salut de
tous, ainsi que Saint Paul qui aurait souhaité être séparé
du Christ pour le salut de ses frères de race, si cela avait pu
leur être utile. Mais cela ne l’était pas, parce Dieu ne veut
pas plus la damnation de Paul que celle de quiconque.
En
fait, « il peut arriver qu’il y ait un obstacle de la part de celui
dont un saint désire la justification[141]».
Comment expliquer qu’il puisse en être ainsi ? Nous proposons l’explication
suivante : par la foi je crois en Dieu, croyant en Dieu j’espère
de Lui, croyant en Dieu et espérant de Lui, je m’unis à Lui
par l’amour. Uni à Lui je possède l’objet de mon désir
et en même temps je me reçois moi-même possesseur
de Dieu « la bienheureuse espérance[142]».
Ainsi, l’espérance véritable, indissociable de la foi et
de l’amour, ne donne pas seulement l’objet espéré, Dieu,
mais encore recrée celui qui espère, en le rendant à
lui-même, nouveau[143].
Une telle démarche impliquant le don de soi, il est impossible d’imaginer
qu’un tel bien puisse être donné à quiconque ne s’engage
pas existentiellement dans ce cheminement générateur d’un
nouveau lui-même[144].
Car il n’est personne qui puisse désirer pour un autre sa propre
mort (même si c’était dans l’espérance qu’il renaisse,
car alors il sera autre…)… Et cependant, « cette mort est la seule
voie par laquelle la miséricorde de Dieu puisse restaurer la
justice violée par la liberté finie[145]».
Tel est le seuil où ne peut que s’arrêter la liberté
d’autrui, fût-elle divine – parce que nécessairement autre
– et où commence le mystère de chacun avec le respect infini
qui lui est dû.
g)
Terminons la série de ces témoignages que nous examinons,
en évoquant la foi de Urs von Balthasar, reprise à Louis
Lochet, selon laquelle « l’enfer est sans doute une partie de l’univers
assumée par le Christ[146]».
Il est parfaitement contradictoire de parler ainsi, pour la raison
suivante :
Jésus
S’est fait en tout semblable à l’homme, à l’exception du
péché[147],
de sorte que n’ayant jamais cessé d’aimer Dieu, Il n’a point pu
connaître l’enfer en damné. Il l’a seulement connu en Sauveur
des justes du temps précédant Sa venue et qui attendaient
leur libération – ainsi que l’enseigne l’Église catholique
: « Jésus n’est pas descendu aux enfers pour y délivrer
les damnés ni pour détruire l’enfer de la damnation, mais
pour libérer les justes qui L’avaient précédé[148]».
L’enfer
où se trouvaient ces âmes n’avait rien à voir avec
celui où s’enferment celles qui ont refusé une fois pour
toutes l’offre universelle et inconditionnelle du Salut… Ce sont deux réalités
bien différentes, puisque l’une n’existe plus depuis que le Christ
l’a vidée de ceux qui L’attendaient, tandis que l’autre a précisément
commencé à exister le jour où le Christ a ouvert la
bouche : « Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé,
ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils n’ont pas
d’excuse à leur péché[149]».
CONCLUSION
Nous
nous abstiendrons de commenter l’utilisation qu’un aussi grand penseur
et cardinal de l’Église fait de ses sources… mais trois questions
en tiendront lieu.
1)
Dans quelle mesure l’auteur ne participe-t-il pas de cette mentalité
par laquelle « nous nous croyons tellement bons que nous ne pouvons
que mériter le ciel[150]»
? Ainsi il lui paraît impensable « que les élus
puissent se réjouir d’être libérés du souvenir
de leurs amis consumés en enfer », car « quel homme
n’est pas mon ami[151]?
». Mais que vaut cette bonté au regard de celle des bienheureux
dont « la volonté est si unie à la Mienne – dit Dieu
le Père à Sainte Catherine de Sienne – que si un père,
une mère voit son fils en enfer, si un fils voit en enfer son père
ou sa mère, ils n’en éprouvent aucun souci, ils sont même
contents de les voir punis, parce que ce sont mes ennemis. Rien ne peut
les mettre en désaccord avec moi, et tous leurs désirs sont
satisfaits[152]».
Et Jésus dans l’Évangile ne contredit pas Son Père
: « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père,
sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et
jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple[153]».
2)
Dans quelle mesure cette mentalité « plus royaliste que le
roi » n’est-elle pas comparable à celle des Cathares ? Ceux-ci
« prêchaient qu’il n’existait pas d’enfer éternel ;
que toutes les âmes étaient bonnes et égales entre
elles et que toutes seraient sauvées[154]».
Ils se nommaient eux-mêmes « les Bons Chrétiens,
les Vrais Chrétiens, les Amis de Dieu, etc. », membres d’une
« Église chrétienne au message parfaitement espérant
et ouvert[155]».
Leurs attitudes ne sont pas sans évoquer les « attitudes possibles
» que Urs von Balthasar évoque au sujet de l’apocatastase
lorsqu’il écrit par exemple que Maxime « a réservé
cette doctrine à ceux qui sont devenus parfaits dans l’amour, tandis
qu’il annonce au titre d’un avertissement ascétique la doctrine,
devenue courante, de l’enfer[156]».
3)
Plus profondément encore, on peut se demander dans quelle mesure
est acceptée la Révélation d’un Dieu crucifié,
d’un Dieu qui échoue, et conserve dans l’éternité
la marque des clous qui L’ont transpercé, la marque de Son échec,
Lui qui était venu pour sauver et non pour juger ?
Pour
ne pas clore ce travail sur « une querelle de théologiens[157]»,
nous voudrions proposer une nouvelle formulation de l’espérance
chrétienne qui ait le mérite d’intégrer dans la totalité
de leur particularité les différentes données
apparemment contradictoires de la Révélation au sujet de
l’avenir eschatologique, et qui mette par là un terme à
la pénible polémique de chrétiens sur un même
dogme de leur foi. Ainsi, nous proposons d’espérer pour que
le plus grand nombre possible d’hommes soient sauvés.
Cette
formulation présente les avantages suivants :
1)
Elle n’exclut pas que la totalité des hommes puisse être sauvée.
Elle permet de l’espérer. Le plus grand nombre peut être celui
de la totalité. De ce fait, elle fait droit entièrement à
l’exigence de la série B[158].
2)
Elle est en harmonie cependant avec la foi en l’existence des damnés
de la série A[159].
3)
Cette expression de l’espérance est celle-là même qui
est donnée par l’Écriture. Ainsi Saint Paul travaillait-il
« afin d’en sauver à tout prix quelques-uns[160]
».
4)
Cette formulation respecte :
l’unité
entre l’avant et l’après-Jugement,
la
nature même de la foi qui est tension dialectique entre le déjà
et le pas encore,
et
par là le dogme de la Communion des Saints.
5)
Elle s’harmonise avec et harmonise entre elles les données de l’Écriture
au sujet du Salut – moyennant la doctrine de la Rédemption
objective – et ainsi rend-elle honneur au travail théologique qui
n’aurait pas de raison d’être s’il ne tendait pas à résoudre
les incompréhensions.
6)
Notre formulation est une source de dynamisme unique et inépuisable
pour travailler au salut des hommes. Et ceci, contrairement d’une part
à l’espérance qui espérait « d’une manière
trop individualiste, comme seulement notre salut personnel[161]»,
et d’autre part, à l’espérance pour tous qui
ne peut manquer de tenter la paresse humaine de se bercer « dans
le sentiment de sécurité », croyant, par exemple, «
pouvoir trouver le salut simplement grâce aux mérites d’autrui[162]».
Avec l’espérance pour le salut du plus grand nombre, il n’y
a de cesse tant qu’il y a du possible…
Cette
nouvelle formulation est donc bien loin de manquer à la fonction
parénétique propre aux discours eschatologiques de la Révélation,
dont la formulation de Urs von Balthasar revendiquerait volontiers
le privilège.
7)
Notre formulation de l’espérance respecte encore la non-absoluité
de son objet. Dieu étant le seul Absolu, rien en dehors de Lui seul
ne peut être espéré absolument.
Le
Salut est toujours une grâce.
POSTFACE
Dans
les nouvelles spiritualités, dans les anciens et traditionnels systèmes
religieux comme le bouddhisme, ainsi que tout ce qui relève du panthéisme,
on trouve cette constante conception selon laquelle l’être humain,
étant une parcelle de la divinité, doit, après purification
nécessaire, ré-intégrer l’unité divine primordiale.
En fin de compte, le raisonnement est le suivant : pour atteindre au bonheur,
à la réalisation de soi, pour devenir dieu, il faut l’être
déjà.
Pour
le christianisme et la tradition judéo-chrétienne, l’homme
n’est pas un avatar de la divinité ou de l’Esprit comme l’avait
imaginé Hegel, mais est, bien simplement et humblement, une créature
de Dieu à Son image et à Sa ressemblance. La nature divine
ne lui est offerte en participation que par un don ineffable de la Miséricorde
dans le Christ Jésus, et Lui seul.
Le
dogme de l’Enfer, qui brise cette croyance en un retour obligatoire de
la parcelle de la divinité à l’Unité première
– moyennant la purification nécessaire – s’inscrit donc
a
contrario de tout le mouvement spontané de la religiosité
humaine telle qu’elle apparaît dans tous ces systèmes philosophico-religieux
– et aussi, hélas, chez nombre de chrétiens.
On
voit donc à quel point le message chrétien s’inscrit en faux
par rapport à la pente naturelle de l’esprit humain et comment le
dogme de l’enfer le révèle pour sa part dans sa spécificité
: si des âmes sont damnées, c’est-à-dire vouées
au malheur parce que séparées à jamais de Dieu, qu’elles
ont refusé, preuve est faite qu’elles ne sont et n’ont jamais été
Dieu. Ne serait-ce pas là un message opportun à rappeler
en notre temps où de plus en plus de gens se mettent en recherche
de la Déité ? Et sans parler de ceux qui ne recherchent rien,
et pensent qu’après la mort il n’y a rien du tout.
Voilà
pourquoi ne nous est pas étranger le vœu que le Magistère
de l’Église définisse dogmatiquement l’enfer comme un lieu
non pas hypothétique ou vide de présence humaine, mais que
la notion même d’enfer implique au moins un refus ex-is-ten-tiel
du salut de Dieu.
Par
là, non seulement la tradition constante de l’Église en la
matière, depuis les énoncés de la Sainte Écriture,
en passant par les enseignements des saints et des Docteurs de l’Église,
jusqu’aux révélations reconnues authentiques, se verrait
confirmée, mais encore, comment douter qu’une telle proclamation
dogmatique mettrait un sacré coup de frein à la chute des
âmes qui tombent en enfer « comme des flocons de neige en hiver
» (dixit Marie à Fatima) ?
Le
Royaume de Cieux est encore semblable à un filet qu’on jette en
mer et qui ramène toutes sortes de choses. Quand il est plein, les
pêcheurs le tirent sur le rivage, puis ils s’asseyent, recueillent
dans des paniers ce qu’il y a de bon, et rejettent ce qui ne vaut rien.
Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les anges se présenteront
et sépareront les méchants des justes pour les jeter dans
la fournaise ardente: là seront les pleurs et les grincements de
dents.
Mt13
47-50
ANNEXE
Note
de la congrégation de la Doctrine de la foi,
sur
la Vie éternelle et l’au-delà
À
TOUS LES ÉVÊQUES
MEMBRES
DES
CONFÉRENCES ÉPISCOPALES
Les
récents synodes, consacrés respectivement à l’Évangélisation
et à la catéchèse, ont fait prendre une conscience
plus vive de la nécessité d’une fidélité parfaite
aux vérités fondamentales de la foi, surtout aujourd’hui
où les mutations profondes du milieu humain et le souci d’intégrer
la foi dans les univers culturels divers imposent un effort plus grand
qu’autrefois en vue de rendre cette foi accessible et communicable. Cette
dernière exigence, actuellement si pressante, appelle en effet un
souci plus fort que jamais d’authenticité et d’intégrité
de la foi.
Les
responsables doivent donc se montrer extrêmement attentifs à
tout ce qui pourrait causer dans la conscience commune des fidèles
la lente dégradation et l’extinction progressive de quelque élément
du Symbole baptismal indispensable à la cohérence de la foi
et lié inséparablement à des usages importants dans
la vie de l’Église.
Précisément
sur l’un de ces points, il a paru opportun et urgent d’attirer l’attention
de ceux à qui Dieu a confié le soin de promouvoir et de défendre
la foi, afin qu’ils préviennent les dangers qui pourraient mettre
en cause cette même foi dans l’âme des fidèles.
Il
s’agit de cet article du Credo qui concerne la vie éternelle
et donc, généralement, l’au-delà de la mort.
Sur une telle question, l’enseignement ne peut pas se permettre de défaillances
; il ne peut même pas rester déficient ou incertain, sans
mettre en péril la foi et le salut des fidèles.
L’importance
de ce dernier article du Symbole baptismal n’échappe à
personne
: il exprime le terme et le but du dessein de Dieu dont le
Symbole trace le déroulement. S’il n’y a pas de résurrection,
tout l’édifice de la foi s’effondre, comme le dit si vigoureusement
saint Paul (cf. 1 Co 15). Si le chrétien ne peut plus
donner aux mots « vie éternelle » un contenu certain,
les promesses de l’Évangile, le sens de la création et de
la rédemption s’évanouissent, la vie présente
elle-même est privée de toute espérance (cf. He
11
1).
Or,
comment ignorer sur ce point le malaise et l’inquiétude de beaucoup
? Qui ne constate que le doute s’insinue subtilement et jusqu’au plus profond
des esprits ? Même si heureusement, dans la plupart des cas, le chrétien
n’en est pas encore arrivé au doute positif, souvent il s’abstient
de penser à ce qui suit la mort, car il commence à sentir
se lever en lui des questions auxquelles il redoute de devoir répondre
: existe-t-il quelque chose au-delà de la mort ? subsiste-t-il quelque
chose de nous-mêmes après cette mort ?n’est-ce
pas le néant qui nous attend ?
Il
faut voir là pour une part la répercussion non voulue, dans
les esprits, de controverses théologiques largement diffusées
dans le public, et dont la plupart des fidèles ne sont en mesure
de discerner ni l’objet précis ni la portée. On entend discuter
l’existence de l’âme, la signification d’une survie, on se demande
ce qui se passe entre la mort du chrétien et la résurrection
générale. Le peuple chrétien est désemparé
de ne plus retrouver son vocabulaire et ses connaissances familières.
Il
ne peut assurément être question de limiter ou même
d’empêcher une recherche théologique dont la foi de l’Église
a besoin et dont elle doit pouvoir profiter. Mais on ne saurait non plus
se dispenser d’affermir en temps voulu la foi des chrétiens sur
les points qui sont mis en doute.
De
ce double et difficile devoir, nous voudrions rappeler sommairement
la nature et les aspects en cette situation délicate.
Il
faut d’abord que tous ceux qui ont à enseigner discernent bien ce
que l’Église considère comme appartenant à l’essence
de sa foi ; la recherche théologique ne peut avoir d’autres vues
que de l’approfondir et le développer.
Cette
congrégation, qui a la responsabilité de promouvoir et de
protéger la doctrine de la foi, veut ici rappeler l’enseignement
que donne l’Église au nom du Christ, spécialement sur ce
qui advient entre la mort du chrétien et la résurrection
générale.
1.
L’Église croit (cf. Credo) à une résurrection
des morts.
2.
L’Église entend cette résurrection de l’homme tout entier;
celle-ci n’est pour les élus rien d’autres que l’extension aux hommes
de la résurrection même du Christ.
3.
L’Église affirme la survivance et la subsistance après la
mort d’un élément spirituel, qui est doué de conscience
et de volonté, en sorte que le « moi » humain subsiste.
Pour désigner cet élément, l’Église emploie
le mot « âme », consacré par l’usage de l’Écriture
et de la tradition. Sans ignorer que ce terme prend dans la Bible plusieurs
sens, elle estime néanmoins qu’il n’existe aucune raison sérieuse
de le rejeter et considère même qu’un outil verbal est absolument
indispensable pour soutenir la foi de chrétiens.
4.
L’Église exclut toute forme de pensée ou d’expression qui
rendrait absurdes ou inintelligibles sa prière, ses rites funèbres,
son culte des morts, lesquels constituent, dans leur substance, des lieux
théologiques.
5.
L’Église, conformément à l’Écriture, attend
« la manifestation glorieuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ
» (Dei Verbum, I 4), considérée cependant
comme distincte et différée par rapport à la situation
qui est celle des hommes immédiatement après leur mort.
6.
L’Église, dans la fidélité au Nouveau Testament et
à la tradition, croit à la félicité des justes
qui seront un jour avec le Christ. Elle croit qu’une peine attend pour
toujours le pécheur qui sera privé de la vue de Dieu, et
à la répercussion de cette peine dans tout son être.
Elle croit enfin pour les élus à une éventuelle purification
préalable à la vision de Dieu, tout à fait étrangère
cependant à la peine des damnés. C’est ce que l’Église
entend lorsqu’elle parle d’enfer et de purgatoire.
En
ce qui concerne les conditions de l’homme après la mort, le danger
de représentations imaginatives et arbitraires est particulièrement
à redouter, car leurs excès entrent pour une grande part
dans les difficultés que rencontre souvent la foi chrétienne.
Les images employées dans l’Écriture méritent cependant
le respect. Il faut en saisir le sens profond, en évitant le risque
de trop les atténuer, ce qui équivaut souvent à vider
de leur substance les réalités qu’elles désignent.
Ni
les Écritures ni la théologie ne nous fournissent de lumières
suffisantes pour une représentation de l’au-delà. Le chrétien
doit tenir solidement deux points essentiels : il doit croire d’une part
à la continuité fondamentale qui existe, par la vertu de
l’Esprit-Saint, entre la vie présente dans le Christ et la vie future
– en effet, la charité est la loi du royaume de Dieu et c’est la
mesure de notre charité ici-bas qui sera celle de notre participation
à la gloire du ciel – ; mais, d’autre part, le chrétien doit
discerner la rupture radicale entre le présent et l’avenir du fait
que, au régime de la foi, se substitue celui de la pleine lumière
: nous serons avec le Christ et nous « verrons Dieu » (cf.
1 Jn 3 2), promesse et mystère inouïs en quoi consiste
essentiellement notre espérance. Si l’imagination ne peut y arriver,
le cœur y va d’instinct et à fond.
Après
avoir rappelé ces données, qu’il soit permis maintenant d’évoquer
les aspects principaux de la responsabilité pastorale telle qu’elle
doit se traduire dans les circonstances actuelles et à la lumière
de la prudence chrétienne.
Les
difficultés inhérentes à ces problèmes créent
de graves devoirs aux théologiens, dont la mission est indispensable.
Aussi ont-ils droit à nos encouragements et à la marge
de liberté qu’exigent légitimement leurs méthodes.
De notre part, cependant, il est nécessaire de rappeler aux chrétiens
sans nous lasser les enseignements de l’Église qui constituent la
base aussi bien de la vie chrétienne que de la recherche des experts.
Il faut aussi arriver à faire partager aux théologiens nos
soucis pastoraux pour que leurs initiatives de recherches ne soient
pas témérairement répandus parmi les fidèles
dont la foi est mise en péril aujourd’hui plus que jamais.
Le
dernier synode a manifesté l’attention que l’épiscopat porte
au contenu essentiel de la catéchèse, en vue du bien des
fidèles.
Il est nécessaire que tous ceux qui sont chargés de le transmettre
en possèdent une idée très claire. Aussi devons-nous
leur donner les moyens d’être en même temps très fermes
sur l’essentiel de la doctrine et attentifs à ne pas laisser des
représentations enfantines ou arbitraires se confondre avec la vérité
de la foi.
Une
vigilance constante et courageuse doit s’exercer à travers une commission
doctrinale diocésaine ou nationale sur la production littéraire,
non pas seulement pour prévenir à temps les fidèles
contre des ouvrages peu sûrs, mais surtout pour leur faire connaître
ceux qui sont capables d’alimenter et de soutenir leur foi. C’est là
une tâche lourde et importante, rendue urgente par la vaste diffusion
de la presse et par une décentralisation des responsabilités
que les circonstances rendent nécessaire et que le Concile a voulue.
Au
cours d’une audience accordée au préfet soussigné,
le pape Jean-Paul II a approuvé cette lettre adoptée en réunion
ordinaire de la congrégation pour la Doctrine de la foi, et
en a ordonné la publication.
À
Rome, au siège de la Congrégation, le 17 mai 1979.
FRANJO
CARD. SEPER
Préfet
JÉRÔME
HAPER, O. P.,
Secrétaire
BIBLIOGRAPHIE
Angèle
de Foligno
(Bse), Le livre des visions et instructions, Paris, Le Seuil, 1991.
Augustin
(S.), De Civ. Dei XXI, 24.
Balthasar
(Hans Urs von), Adrienne von Speyr et sa mission théologique,
Paris, Médiaspaul, 1985.
Balthasar
(Hans Urs von), Espérer pour tous, Paris, DDB, 1987.
Balthasar
(Hans Urs von), L’enfer une question, Paris, DDB, 1988.
Breton
(A.), « Les Cathares », Historama, n° 24, 1992.
Bur
(J.), Initiation au mystère du Salut, Paris, Cerf, 1998,
pp. 237-291, 343-460.
Catéchisme
de l’Église catholique, Paris,
Mame-Plon, 1992.
Catherine
de Sienne
(Ste), Dialogues, Paris, Téqui, 1976.
Commission
Théologique Internationale,
« L’interprétation des Dogmes », D.C., 1990,
pp. 489-502.
Congrégation
pour la Doctrine de la Foi,
« Note sur la vie éternelle et l’au-delà », D.C.,
1979,
pp. 708-710.
Delesalle
(J.), Les grands courants de la pensée morale,
Initiation
à la pratique de la théologie IV, Paris, Cerf, 1984,
pp. 139-142.
Delumeau
(J.), « Le paradis, au ciel et sur terre », La Croix-L’Événement,
19 octobre 1992, p. 24.
Dumeige
(G.), La Foi Catholique, Paris, Éditions de l’Orante, 1975.
Éliade
(Mircéa), Histoire des croyances et des idées religieuses,
Payot, 1986.
Elluin
(Jean),
Quel Enfer ?, Paris, Cerf, 1994.
Gisel
(P.), « Création et eschatologie », Initiation à
la pratique de la théologie, III, Paris, 1984, pp. 615-722.
Gourges
(M.), « L’au-delà dans le Nouveau Testament », CE
n° 41, Paris, Cerf, 1982.
Jacquemet
(G.), « Enfer », Catholicisme, IV, Paris, Letouzey et
Ané, 1967, pp. 168-185.
Jacquemet
(G.), « Jugement », Catholicisme, VII, Paris, Letouzey
et Ané, 1967, p. 1177.
Jean
de la Croix
(S.), Œuvres Complètes, Paris, Le Seuil, 1947.
Leite
(F.), Les apparitions de Fatima, Paris, Téqui, 1987.
Marchadour
(A.), « Mort et Vie dans la Bible », CE n° 29, Paris,
1979.
Marguerite,
Message
de l’amour miséricordieux aux petites âmes, B-Vaux-sous-Chêvrement,
1952.
Menendez
(Sœur Josepha), Un appel à l’amour, Toulouse, 1972.
Nicolas
(J.H.), Synthèse dogmatique, Paris, 1986, pp. 559-621.
Pieper
(Joseph), La fin des temps, Fribourg (Suisse), Éditions Universitaires,
1982.
Ratzinger
(Joseph, Cardinal), Entretien sur la Foi, Paris, Fayard, 1985.
Ratzinger
(Joseph, Cardinal), Les principes de la théologie catholique,
Paris, Téqui, 1985.
Sicari
(A.), « Le travail d’une théologie en totalité »,
Communion
XIV-2,
1989, pp. 102-119 et tout le numéro.
Thomas
d’Aquin
(S.), Somme théologique, II-II, Q. 17-22, Paris, Le Cerf,
1985.
«
Chacun sait combien la question de la fin de l’histoire agite aujourd’hui
les esprits. En un temps où la tentation du désespoir est
particulièrement forte, il me semble nécessaire de nous mettre
devant les yeux une représentation de la fin, parfaitement réaliste
en ce sens qu’elle ne comporte aucune illusion, mais où cette absence
d’illusion n’exclut pas l’espérance, mais au contraire, en
est le fondement et la confirmation. »
Joseph
Pieper
«
Et moi, élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à
moi » (Jn12 32)