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La Vie de Sainte Catherine de Sienne
deuxième partie
Rapports de Catherine avec le monde
MANIFESTATION DES DONS
QU'ELLE AVAIT REÇUS DU CIEL DANS LE SECRET
DE SA CELLULE

CHAPITRE PREMIER

LE SEIGNEUR ORDONNE A CATHERINE DE REPRENDRE SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

Comment la sainte reçoit l’appel de Notre-Seigneur à la vie active. Motifs de la mission de Catherine. Sincérité scrupuleuse du bienheureux Raymond. Ardent désir de la communion.
 
 

CHAPITRE II

ADMIRABLES EXTASES DE CATHERINE. MIRACLES ARRIVES AU TEMPS OU ELLE COMMENCA DE REPRENDRE SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

 Vie active et contemplative. Le corps de la sainte pendant ses extases. Miracle du foyer ardent. Miracle du cierge. Le démon, Catherine et le feu. Union de l’action à la contemplation
 
 

CHAPITRE III

MERVEILLES QU’ACCOMPLIT CATHERINE EN SUBVENANT AUX NÉCESSITÉS DES PAUVRES.

 Prodigalité autorisée. Forces prodigieuses obtenues par la charité. L’Epoux et l’épouse. Le divin Mendiant. Seconde apparition de Notre-Seigneur sous la forme d’un mendiant. La tunique merveilleuse. Catherine, saint Nicolas et saint Martin. Œufs plus durs que du cuivre. Tonneau inépuisable
 
 

CHAPITRE IV

MERVEILLES ACCOMPLIES PAR CATHERINE AU SERVICE DES MALADES.

Elle soigne la lépreuse Cecca. Elle supporte patiemment les insolences de la malade. Elle est atteinte de la lèpre. Elle est guérie instantanément après avoir enseveli Cecca. Vertus pratiquées dans cet acte de dévouement. Palmerina et sa haine pour Catherine. Palmerina va mourir impénitente Catherine obtient le salut de son ennemie. Notre-Seigneur lui montre l’âme qu’elle vient de sauver. La sainte obtient de voir les âmes, leur beauté, leur état de grâce ou de péché. Comment elle recevait les hypocrites impénitents. Elle se met au service d’Andrée. Elle applique sa bouche sur l’ulcère de la malade. Elle est honteusement diffamée par Andrée. Elle confie au Seigneur le soin de son honneur de vierge. Elle choisit la couronne d’épines. Dévouée malgré tout. Le Seigneur révèle à Andrée la sainteté de Catherine. Calomnie réparée. Plus de dégoût. Divin breuvage.
 
 

CHAPITRE V

CATHERINE VIT D’UNE MANIÉRE TOUT A FAIT EXTRAORDINAIRE. JUSTIFICATION DE SON JEUNE.

Vie toute céleste.- La communion fréquente et l’amour de Jésus. Jeûne absolu. Opposition du confesseur. Murmures que soulève le jeûne de la sainte. Pas d’autre aliment que l’Eucharistie. Le fiel dans l’âme des dévots. Justification du jeûne de Catherine. Condescendance héroïque.
 
 

CHAPITRE VI

MERVEILLEUX RAVISSEMENTS DE CATHERINE. LE SEIGNEUR LUI FAIT DE GRANDES RÉVÉLATIONS.

Les extases se multiplient. Le cœur de Catherine et le Cœur de Jésus. Grâces eucharistiques. Joies de l’amour. Catherine et Marie-Madeleine. Visions ineffables. Peut-on comprimer les mouvements de l’esprit de Dieu. Nouvelles grâces eucharistiques. Prière de la sainte pour son confesseur. Les stigmates de la Passion. Craintes et prières des disciples de Catherine. Vision réconfortante. Mensonge inconscient, amèrement pleuré. Légère distraction durement expiée. Saint Dominique et le Verbe de Dieu. Catherine et Jésus souffrant. Ce que la sainte disait de la Passion. Mort et résurrection.
 
 

CHAPITRE VII

MIRACLES OBTENUS DE DIEU PAR L’INTERCESSION DE CATHERINE POUR LE SALUT DES AMES.

L’âme de Jacques est dispensée des peines du purgatoire. Conversion d’André de Naddino. Conversion de deux criminels condamnés au dernier supplice. Résurrection des âmes et résurrection des corps. Conversion de la famille Tholomei. Conversion de Nannès. Puissance de Catherine sur les âmes.
 
 

CHAPITRE VIII

GUÉRISONS MIRACULEUSES OPEREES PAR CATHERINE PENDANT SA VIE.

Prolongation de la vie de Lapa. Guérison du recteur de l’hospice de la Miséricorde. Pansement d’une femme écrasée sous les décombres de sa maison. Guérisons de Frère Santo, du bienheureux Raymond, de Frère Dominique Barthélemy, du fiévreux de Pise, de Gemmina, de Nèri Landocclo et d’Etienne Maconi à Gênes, de Jeanne de Capo, de l’enfant de Toulon.
 
 

CHAPITRE IX

MIRACLES OPERES PAR CATHERINE POUR LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS DU DÉMON.

 Laurence Monaldo. La possédée du château de Rocca.
 
 

CHAPITRE X

CATHERINE JOUIT DU DON DE PROPHÉTIE ET S’EN SERT POUR ARRACHER PLUSIEURS PERSONNES AUX PÉRILS QUI MENAÇAIENT LEURS CORPS OU LEURS AMES.

Elle lit au fond des coeurs. Histoire du chevalier Nicolas de Sarraceni. Frère Thomas et les brigands. Prédiction du grand schisme. Annonce d’une réforme du clergé. Catherine et la croisade. Comment il faut entendre les prophéties. Histoire de François de Malavolti. Allocution aux Chartreux de l’île de Gorgone.
 
 

CHAPITRE XI

CATHERINE REÇOIT DU SEIGNEUR UN POUVOIR MIRACULEUX SUR LES CREATURES INANIMÉES.

 Miracle des pains dans la maison d’Alexia. Multiplication des pains à Rome. Même prodige obtenu par les mérites de Catherine après sa mort. Le vin miraculeux de Pise.
 
 

CHAPITRE XII

CATHERINE REÇOIT TRÈS SOUVENT LA SAINTE COMMUNION, ET LE SEIGNEUR ACCOHOR PLUSIEURS MIRACLES A SA DÉVOTION POUR LE TRÈS SAINTSACREMENT ET LES RELIQUES DES SAINTS.

Ce qu’il faut penser de la communion fréquente. La sainte Hostie se place d’elle-même sur la patène. Notre-Seigneur porte à Catherine un fragment d’hostie consacrée. La bienheureuse Agnès de Montepulciano. Première visite de Catherine à Montepulciano. Pluie miraculeuse de manne.
 

CHAPITRE PREMIER

LE SEIGNEUR ORDONNE CATHERINE DE REPRENDRE
SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

C'est la voix du céleste Époux qui s'adresse dans les cantiques à l'épouse aimée et choisie et lui dit: " Ouvre-moi, ma soeur, mon amie, mon immaculée, car ma tête est humide de la rosée du soir et mes cheveux sont lourds des gouttes de la nuit. " L'épouse lui répond : "J'ai enlevé ma tunique, pourrais-je la reprendre; j'ai lavé mes pieds, comment les souiller à nouveau (Ct 5, 2-3)? "

Voici pourquoi je cite ces paroles au commencement de cette seconde partie. Jusqu'ici nous avons vu l'union de Jacob et de Rachel ( Gn 29-30)nous avons dit la part de choix échue à Marie. Voici maintenant le moment de parler de la fécondité de Léa ( Ps 23,9)et du ministère empressé de Marthe (Lc 5,42). Nous montrerons ainsi aux fidèles que l'épouse du Christ, dont nous parlons, n'a pas eu seulement la beauté d'âme d'une épouse, mais qu'elle en a eu aussi la fécondité dans la famille spirituelle dont elle a été la mère. Mais une âme qui a goûté combien le Seigneur est doux trouve qu'il lui est bien difficile de renoncer à la plénitude de ces suavités et de s'en laisser distraire en quelque façon que ce soit. Il est impossible que l'épouse appelée par le Seigneur à lui donner des enfants ou à pourvoir à leurs nécessités ne murmure doucement quelque plainte et n'en expose le motif, autant que cela lui est permis. Voilà pourquoi j'ai fait intervenir tout à l'heure la voix de l'époux. Il éveille l’épouse, qui reposait au lieu de sa contemplation, dépouillée de toute préoccupation temporelle, purifiée de toute souillure; il demande que cette épouse lui ouvre non pas son âme à elle, mais les autres âmes. L'épouse, sans aucun doute, a son âme grandement ouverte, autrement elle ne pourrait ni se reposer dans le Seigneur, ni, à proprement parler, être appelée épouse. Elle reconnaît bien la voix de son Pasteur et de son Epoux, elle comprend qu'il l'appelle de la douceur du repos, aux fatigues du labeur, de la solitude du silence aux éclats de la parole, et du secret de la cellule au grand jour de la place publique. Elle répond alors d'une voix plaintive " Jusqu'ici j'avais dépouillé la tunique de tout souci temporel, comment, après l'avoir rejetée, pourrais-je la reprendre? J'ai lavé, de toute souillure de péchés et de vices mes affections, ces pieds qui me portent partout où je vais, comment les souiller à nouveau au contact des poussières de la terre. "

Mais appliquons ces figures à notre sujet. Jusqu'ici le Sauveur de tous, le Seigneur Dieu Jésus-Christ, avait gracieusement comblé son épouse de ses plus douces suavités, il l'avait exercée aux luttes spirituelles, on lui faisant remporter plusieurs victoires, il l’avait instruite par d'admirables enseignements, et l'avait dotée des dons les plus précieux. Il ne voulut pas qu'une telle lumière restât cachée sous le boisseau, il voulut montrer aux autres cette cité placée sur la montagne (Mt 5,14), afin que cette même épouse rapportât avec usure, au Seigneur, les talents qu'il lui avait confiés. Il l'appelle donc et lui dit: " Ouvre-moi, ma sœur, c'est-à-dire ouvre-moi les portes des âmes, par où je puisse entrer en elles. Ouvre le chemin par où mes brebis pourront aller et revenir et trouver des pâturages. Ouvre-moi, toi ma sœur par la ressemblance de ta nature, toi mon amie par la charité de ton cœur, toi ma colombe par la simplicité de ton esprit, toi mon immaculée par la pureté de ton corps et de ton âme. " La réponse faite par notre sainte à cet appel fut exactement celle du texte cité et expliqué plus haut. Ainsi qu'elle me l'a secrètement raconté, quand l'ordre du Seigneur la faisait sortir de sa cellule pour aller au monde, elle éprouvait intérieurement une douleur parfois si vive qu’il lui semblait que son cœur allait se briser et se fendre. Dieu seul était capable de la faire obéir.

Continuons donc notre récit. Après les épousailles racontées tout à l'heure, le Seigneur se mit à ramener son épouse au commerce de la société, mais peu à peu, modérément, et avec la mesure que demandait ce retour. Il n'enleva pas pour autant à Catherine ses divines intimités; il les rendit même quelquefois plus parfaites, en leur donnant de nouveaux accroissements, ainsi que nous l'exposerons plus loin avec son secours. Mais, dans certaines de ses apparitions à la vierge, après l'avoir instruite du royaume de Dieu, après lui avoir révélé certains secrets, après avoir lu et récité avec elle des psaumes et des heures, comme nous l'avons rapporté, il ajoutait immédiatement : " Voici l'heure du dîner, les gens de ta maison vont aller à table, va avec eux, tu reviendras ensuite à moi." Catherine, en l'entendant, éclatait en sanglots et en pleurs, et disait : " O mon Seigneur, charme suprême de mon cœur, pourquoi me repoussez-vous, moi malheureuse? Si j'ai offensé votre Majesté, que mon corps soit châtié à vos pieds, je vous aiderai bien volontiers à cette œuvre. Mais ne permettez pas que je sois affligée d'une peine aussi dure que celle d'être séparée de vous, ô mon Époux souverainement aimé, quelle que soit cette séparation et sa courte durée. Qu'y a-t-il de commun entre moi et ces repas? J'ai à manger une nourriture qu'ignorent ceux à qui vous m'ordonnez de me joindre. Est-ce seulement dans le pain que l'homme trouve sa vie? N'est-ce pas dans la parole sortant de votre bouche que sera vivifiée toute âme en ce monde (Mt 4,4)? Vous le savez bien, j'ai fui toute société afin de pouvoir vous trouver, mon Seigneur et mon Dieu. Maintenant que je vous ai trouvé, grâce à votre miséricorde, maintenant que vous avez daigné me donner si gracieusement le bonheur de vous posséder, je ne dois plus jamais abandonner un si incomparable trésor, et me mêler encore aux embarras humains. De nouveau mes ignorances iraient croissant, et, me laissant aller peu à peu, j'en arriverais à mériter votre réprobation. Jamais, Seigneur, non, jamais, votre infinie Bonté, dans sa perfection sans limites, ne nous ordonnera, à moi ou à d'autres, ce qui pourrait séparer d'Elle nos âmes."

Telles étaient, avec d'autres de même genre, les paroles de la vierge; ses sanglots en disaient plus que sa voix, et elle se prosternait aux pieds du Seigneur. Le Seigneur lui répondit : "Laisse-toi faire, ô ma très douce fille. C'est ainsi qu'il te faut accomplir toute justice, et permettre à ma grâce de porter ses fruits non seulement en toi, mais dans les autres. Je n'ai nullement l'intention de te séparer de moi d'aucune façon, mais je veux me servir de l'amour du prochain pour t'unir plus fortement à moi. Tu sais qu'il est double, mon précepte d'amour, amour de moi, amour du prochain; dans ce double précepte, sont contenus, je l'atteste, la Loi et les prophètes (Mt 22,40). Je veux que tu accomplisses la justice de ces deux préceptes, que tu marches non pas avec un seul pied, mais avec les deux, que tu aies deux ailes pour voler au ciel. Tu dois te souvenir que, dès ton enfance, le zèle du salut des âmes a grandi dans ton cœur, c'est moi qui l'y avais semé et qui l'arrosai. Ce zèle était tel que tu voulais te faire passer pour un homme, t'en aller en pays où tu fusses inconnue pour entrer dans l'Ordre des Prêcheurs et te rendre ainsi capable d'être utile aux âmes. Si tu as tant désiré l'habit que tu portes maintenant, c'est que tu avais un amour tout spécial pour mon fidèle serviteur Dominique, qui a surtout fondé son œuvre pour le salut des âmes. Pourquoi donc t'étonner et te plaindre, si je te conduis à une oeuvre que tu as désirée dès tes premières années." Catherine, un peu réconfortée par la parole du Seigneur, reprit, à l'exemple de la bienheureuse Vierge Marie " Comment cela se fera-t-il (Lc 1,34)? " - " Comme ma bonté en disposera et l’ordonnera" , répondit le Seigneur. - Et la sainte, en disciple fidèle, imitant son maître, continua : " Qu'en toutes choses votre volonté se fasse et non la mienne (Lc 22,42). Je suis ténèbres et Vous lumière; je ne suis pas et vous êtes Celui qui est, je suis folie et Vous êtes la sagesse de Dieu le Père; cependant j'ose vous demander humblement, si ce n'est pas là trop grande présomption, comment se fera ce que vous venez de dire? puis-je être utile aux âmes, moi, pauvre misérable, si faible sous tous rapports? Mon sexe s'y oppose, vous le savez bien, et pour plusieurs raisons soit parce qu'il n'a point d'autorité devant les hommes, soit parce que les lois de l'honnêteté ne lui permettent pas de se mêler à la société de personnes d'un sexe différent."

Le Seigneur lui répéta ce qu'avait déjà dit l'Archange Gabriel, qu'il est impossible de trouver en ce que l'esprit conçoit quelque chose d'irréalisable pour Dieu (Ps 113,3) : " Ne suis-je pas Celui qui a créé le genre humain et formé l'un et l'autre sexe? Est-ce que je ne répands pas où je veux la grâce de mon Esprit? Pour moi, pas de distinction d'hommes ou de femmes, de plébéiens ou de nobles, toutes choses sont égales devant Moi, car ma puissance les atteint également toutes. Il m'est aussi facile de créer un ange qu'une fourmi. Il est écrit de Moi que j'ai fait tout ce que j'ai voulu " ; car rien d'intelligible ne peut m'être impossible. Pourquoi t'inquiéter du Comment? Penses-tu que je ne sache pas, ou que je ne puisse pas trouver la manière d'exécuter mes dispositions et mes décrets? Mais ce n'est pas le manque de foi, c'est l'humilité, qui te fait parler ainsi. Je le sais, et voici ce que je veux t'apprendre. En ce temps-ci, il y a un tel débordement d'orgueil, surtout parmi ceux qui se croient lettrés et sages, que ma justice ne peut attendre plus longtemps pour les confondre par un juste jugement. Mais, parce que ma miséricorde règne toujours sur toutes mes œuvres, je vais commencer par infliger à ces orgueilleux une conclusion qui leur sera salutaire et utile, s'ils veulent s’humilier en rentrant en eux-mêmes. Ainsi ai-je fait pour les Juifs et les Gentils, quand je leur ai envoyé des septuples d'esprit, remplis par moi de la divine Sagesse. Je vais donc, pour confondre leur témérité, leur susciter des femmes ignorantes et faibles par nature, mais que j'aurai dotées d'une sagesse et d'une puissance divines. Si alors ils s'humilient et se reconnaissent, je leur accorderai mes plus abondantes miséricordes. Oui, je serai miséricordieux pour ceux qui recevront et suivront avec le respect qui lui est dû, et selon leur mesure de grâce, la doctrine que je leur fais porter dans des vases fragiles, il est vrai, mais que j'ai choisis pour cela. S'ils méprisent cette salutaire confusion, je les accablerai de mon juste jugement. Après avoir refusé d'être ainsi confondus, ils seront réduits à tant d'autres hontes que le monde entier s'en moquera et les méprisera. C'est le châtiment ordinaire et très juste des orgueilleux. Quand ils se livrent au vent de l'orgueil pour s'élever au-dessus d'eux-mêmes, ils sont précipités bien au-dessous. Tu vas donc obéir sans hésitation, quand j'aurai décrété de t'envoyer au peuple. Je ne t'abandonnerai pas où que tu sois; je ne cesserai pas pour autant de te visiter comme d'habitude, et je te dirigerai dans toutes les œuvres qu'il te faudra accomplir. "

Après avoir entendu ces paroles, notre vierge, en vraie fille d'obéissance, s'inclina avec respect devant le Seigneur, sortit aussitôt de sa cellule, se joignit aux personnes de sa famille et vint se mettre à table avec elles pour accomplir l'ordre du Sauveur.

Ici, arrêtez-vous un instant, bien-aimé lecteur, car je veux tenir la promesse que j'ai faite devant Dieu au commencement de ce récit. J'ai dit plus haut, si vous ne l'avez pas oublié, que je n'écrirai dans cet ouvrage rien d'imaginé, rien de faux, rien d'inventé, mais seulement ce que j'aurais réellement appris de la sainte ou d'autres personnes. Or il est certains sujets dont elle m'a souvent, très souvent parlé et sur lesquels je ne puis me rappeler littéralement toutes ses paroles. Ma négligence et mon apathie, ô honte! en sont la cause. De plus les occupations qui me sont survenues depuis que je n'ai vu Catherine, m'ont enlevé de l'esprit certaines de ses paroles et bien d'autres souvenirs. Enfin je suis sur le déclin de l'âge, raison bien suffisante, je pense, pour expliquer mon défaut de mémoire, car je crois avec Sénèque que la mémoire est la première faculté qui vieillit. Quand les souvenirs m'arrivent donc un peu confus, j'écris les mots qui, plus vraisemblablement, me paraissent avoir été prononcés en me guidant tout à la fois sur mon souvenir et sur les exigences du sujet dont je parle. Je dois avouer cependant, à l'honneur du Dieu tout-puissant et de la vierge son épouse et à ma confusion, qu'au moment d'écrire, grâce au secours de la sainte, je vois se réveiller d'innombrables souvenirs dont ma mémoire auparavant ne gardait nulle trace. Souvent même il m'a paru que Catherine était comme présente et me dictait pour ainsi dire ce que j'écrivais. Que cet avis, ô lecteur, soit la règle de votre foi quant aux paroles citées, mats non pas quant aux actions racontées. Car, pour ce qui est des faits, je ne rapporte rien dont je n'aie eu parfaite et sûre connaissance, soit par témoin, soit par document écrit, soit par moi-même. Il y a aussi beaucoup de paroles que je me rappelle textuellement, surtout parmi celles qui relèvent de l'enseignement doctrinal; la seule crainte d'offenser quelque peu la vérité m'a fait insérer ce que vous lisez ici.

Et maintenant, revenons à notre histoire. Catherine prit donc part corporellement à la vie commune. mais elle resta tout entière d'esprit avec son Epoux. Tout ce qu'elle voyait et entendait lui était à charge, en dehors de Celui qu'elle aimait de toutes les fibres de son cœur. Dans l'ardeur de son amour, elle trouvait bien longues les heures qu’elle passait en société; ces heures lui paraissaient des jours et des années. Aussitôt qu'elle le pouvait, elle revenait à sa cellule chercher Celui qu'aimait son âme et, quand elle l'avait trouvé, elle s'attachait à Lui plus doucement que jamais, elle le retenait avec une passion nouvelle et l'adorait en même temps avec un respect plus profond. C'est alors qu'en son cœur s'éleva un désir qui devait aller croissant, pendant tout le cours de sa vie mortelle, celui de la sainte Communion, qui lui permettait non seulement d'être unie d'esprit a son Epoux, mais de se lier à Lui corps à corps. Elle savait bien que le Sacrement souverainement vénérable du Corps du Seigneur apporte à l'âme une grâce spirituelle et l'unit à son Sauveur; elle savait bien que c'est là le but principal pour lequel ce sacrement a été institué ; mais elle savait aussi que le Corps réel du Seigneur est cependant réellement consommé par le corps de celui qui le reçoit, de sorte que corps et corps sont réellement associés sans que cependant cette union suive les lois de la matière. Comme notre sainte voulait s'unir de plus en plus à l'objet si noble de son amour, elle résolut de s'approcher de la sainte Communion le plus souvent qu'elle le pourrait. Mais je ne parlerai pas davantage ici de ce sujet, car nous lui consacrerons. plus loin, avec la grâce de Dieu, un chapitre spécial.

De jour en jour le Seigneur invitait donc et entraînait peu à peu Catherine à reprendre modestement ses rapports avec les hommes pour lui faire enfin produire dans les âmes tout le fruit qu'il désirait. Il s'ensuivit que la vierge du Seigneur, pour ne pas paraître oisive au regard de sa famille, commença de s'occuper à nouveau des différents services de la maison. C'est alors qu’arrivèrent plusieurs faits merveilleux que nous devons noter. Le chapitre suivant en donnera le récit. Finissons ici ce premier chapitre, pour lequel je ne cite pas d’autres témoins, puisque j'ai tout appris de notre sainte vierge elle-même.

CHAPITRE II

ADMIRABLES EXTASES DE CATHERINE
MIRACLES ARRIVES AU TEMPS OU ELLE COMMENÇA
DE REPRENDRE SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

La vierge dévouée à Dieu vit bien que son Epoux voulait absolument qu'elle eût quelque rapport avec le monde. Elle résolut dès lors de mener parmi les hommes une vie qui ne leur fût pas inutile et qui pût même porter à la vertu ceux qui en étaient les témoins. Elle s'appliqua donc tout d'abord à des actions tout humbles, puis peu à peu à des oeuvres de charité qui devaient édifier ses proches. Elle ne renonça pas pour autant à ses dévotes et continuelles oraisons et à l'incomparable pénitence qui les accompagnait. Humblement, elle se mit avec grande application à tous les travaux que demandait le service de la maison; elle exerça d'un cœur joyeux l'office de servante, balayant, lavant tout ce qui servait à la table ou à la cuisine et s'occupant aux emplois les plus vils. Elle le faisait en particulier quand la servante de la maison souffrait de quelque indisposition. Catherine doublait alors son service ordinaire; elle pourvoyait à tous les besoins de la servante malade et, en même temps, la remplaçait dans toutes ses charges à la maison sans abandonner pour autant, chose admirable à dire, les consolations qu'elle trouvait auprès de l'éternel Époux. L'inclination qu'elle avait à s'unir mentalement à Lui, à toute heure et en tout temps, paraissait si naturelle que nul acte extérieur, nulle occupation corporelle n'était jamais un obstacle à ces chastes embrassements. Le feu tend naturellement à s'élever, de même l'âme de Catherine, toute brûlante de l'amour divin, manifestement entraînée par une habitude qui était devenue comme une seconde nature, tendait continuellement à ces régions supérieures où le Christ est assis à la droite de Dieu. Aussi son corps tombait-il souvent, très souvent dans cet état extraordinaire qu'on appelle extase, et je puis dire que nous l'avons mille fois vu et constaté moi et les Frères qu'elle a engendrés spirituellement dans le Seigneur par le Verbe de Vie.

Aussitôt que cette sainte âme était un peu plus vivement pénétrée du souvenir de son Époux céleste, elle s’arrachait autant qu'elle le pouvait aux sens corporels. Les extrémités du corps, c'est-à-dire les mains et les pieds, se contractaient. Cette contraction prenait d'abord les doigts, puis les membres tout entiers qui adhéraient alors si fort aux lieux qu'ils touchaient, qu'on les eût rompus et brisés avant d'avoir pu les en arracher. Les yeux se fermaient complètement, le cou prenait une rigidité cadavérique telle qu'il y avait danger, pour la santé de la sainte, à le toucher à ce moment. Souvent Lapa, qui ne comprenait rien à ces extases, et voyait sa fille inerte et raidie, voulut t'amener à son état normal le cou un peu incliné. Mais aux cris de la compagne de Catherine, qui savait le résultat de pareil essai, elle y renonçait. En effet, quand la vie rentrait dans les sens de la vierge, le cou était alors aussi douloureusement affecté que si on l'avait frappé très violemment et à coups redoublés. La sainte m'a même assuré, un jour qu'on racontait ce fait en sa présence, que si sa mère avait pu faire quelques efforts de plus, pour lui redresser le cou, elle le lui aurait infailliblement rompu. Tandis que Catherine était emportée au ciel, dans ces ravissements d'esprit, comme une seconde Marie-Madeleine, son corps était, lui aussi, élevé de terre avec l'âme, afin qu'on vît bien quelle était la force qui attirait l'esprit. Mais plus tard nous nous étendrons davantage sur ce sujet avec l'aide du Seigneur. Parlons pour le moment d'un miracle qui arriva au commencement de ces extases.

Un jour où, comme je l'ai dit, notre sainte s'occupait des services les plus bas de sa maison, elle était assise près du foyer plein de charbons ardents, et tournait des viandes rôtissant à la broche, ainsi que le font les dernières des servantes. Mais cette occupation extérieure ne diminuait en rien le feu de l'Esprit-Saint, qui brûlait intérieurement son âme. Elle pensait au Bien-Aimé de son coeur, et, lui parlant mentalement, elle tomba en extase et cessa tout mouvement extérieur. Sa belle-soeur Lysa, qui en rend encore témoignage, s'en aperçut. Connaissant les habitudes de la sainte, elle tourna la broche à sa place et la laissa jouir des baisers de l'Époux céleste. La viande acheva de cuire, toute la famille prit son repas; l'extase durait toujours. Lysa fit tout l'ouvrage que faisait habituellement Catherine, et la laissa se délecter tout à son aise dans ses divines consolations. Elle se rendit ensuite dans les appartements plus intérieurs de la maison pour y servir, comme de coutume, son mari et ses enfants. Quand, par ses soins, tous eurent commencé de reposer dans leurs lits, elle voulut veiller jusqu'à ce que la sainte revînt à elle, afin de voir ainsi la fin de cette extase. Après un bon moment, elle sortit de son appartement et vint au lieu où elle avait laissé en ravissement la sainte vierge du Seigneur. Elle trouva alors le corps de Catherine complètement affaissé sur les charbons ardents; et le feu dans cette maison était toujours alimenté d'une grande quantité de braise, car on consumait beaucoup de bois pour cuire les couleurs. A ce spectacle, Lysa s'écria en se lamentant : " Hélas! Catherine est toute brûlée! " Elle s'approcha bien vite, retira la sainte du feu, et s'aperçut que la flamme avait laissé absolument intacts le corps et les vêtements; pas de trace, pas d'odeur de brûlure. Bien plus, on ne voyait pas même de cendres sur les habits. Et cependant, d’après le calcul soigneusement fait après cet accident, la sainte avait dû rester plusieurs heures sur ce foyer. Comprenez-vous, lecteur, quelle devait être la vertu du feu intérieur caché dans l'âme de cette vierge, pour qu'il pût annihiler complètement la vertu naturelle du feu extérieur. Ne vous semble-t-il pas que le miracle des trois enfants dans la fournaise se trouve comme révélé ici? Et ce miracle du feu n'est pas seulement arrivé une fois pour Catherine, mais il s'est répété souvent.

Un autre jour, elle était dans l'église des Frères Prêcheurs de Sienne, sa tête reposait, inclinée sur la base d'une colonne, où étaient de saintes images. Un cierge de cire, que quelqu'un avait allumé là en l'honneur d'un saint, tomba sur la tête de la vierge en prière, avant que la cire eût été complètement consumée. O merveille, tout à fait étonnante pour notre temps! Le cierge, tombant sur le voile de la vierge, continua d'y brûler, tant qu'il y eut de la cire pour alimenter la flamme, sans faire le moindre mal à la tête et au voile sacré de Catherine, sans laisser sur ce voile aucune trace. Quand toute la cire eut été consumée, le cierge s'éteignit de lui-même, comme s'il fût tombé sur du fer ou de la pierre dure. J'ai pour témoins de ce fait plusieurs compagnes de Catherine qui l'ont vu et me l'ont raconté; l'une de ces compagnes est Lysa, déjà citée; une autre s'appelait Alexia,la troisième, Françoise. La première vit encore, les deux autres ont suivi de près, dans la mort, leur maîtresse.

De plus, voici ce qui est arrivé souvent et en différents lieux, surtout quand notre sainte, ou plutôt la grâce de Dieu par elle, faisait d'extraordinaires conversions. L'antique serpent, dans l'excès de sa rage contre Catherine, usant de la permission du Seigneur, la précipita tout entière dans le feu, en présence de plusieurs de ses fils et de ses filles dans le Christ. Tous ceux qui se trouvaient là jetaient les hauts cris et se hâtaient de la retirer. Quant à elle, elle sortait des flammes avec un visage gai et souriant, sans que sa personne ou ses vêtements en eussent souffert la moindre atteinte. Elle disait alors aux siens n Ne craignez rien! c'est Mala Tascha. " Ainsi appelait-elle le diable, parce qu'il est comme le mauvais sac qui emprisonne les âmes car, dans ce pays, Tascha est le nom vulgaire d'un petit sac. Néri Landocci de Sienne, un des fils spirituels de Catherine, m'a assuré qu'il avait vu ce fait deux fois de ses propres yeux, et qu'avec lui se trouvaient alors plusieurs autres personnes de l'un et l'autre sexe. Ce Néri est de vie intègre; c'est presque un anachorète, je l'ai connu longtemps, aussi ai-je une foi entière en ses paroles.

Un certain Gabriel de Piccolomini de Sienne m'a attesté la même chose, me disant que lui aussi était présent; il a même cité cet autre fait. Un jour, on avait mis devant le lit de la sainte, alors couchée, un grand vase de terre, plein de charbons ardents. Elle fut précipitée par l'antique ennemi de telle façon et avec une telle violence que sa tête, en frappant sur les charbons, fit éclater le vase en plusieurs morceaux. Et cependant, ni la tête, ni son voile, n'eurent à souffrir quelque dommage du feu ou de cette chute violente. Catherine se releva en souriant, sans aucun mal, et se moqua de son persécuteur, en répétant à plusieurs reprises: " Mala Tascha." On lit de semblables choses d'Euphrasie (Sainte Euphrasie, fêtée au 12 mars, sortit sans aucun mal d’une chaudière d’huile bouillante.) dans les Vies des Pères. Rien d'étonnant à ce que Dieu laisse ainsi traiter ses épouses, alors qu'il a permis que le Fils unique de son cœur soit transporté par ce même esprit mauvais sur le pinacle du Temple et sur une montagne élevée (Mt 4).

J'avoue qu'ici, lecteur bien-aimé, j'ai passé des premiers aux derniers actes de notre sainte. La ressemblance des sujets m'y a obligé. Si je n'ai pas tenu compte des dates, c'était pour n'avoir pas à répéter dans la suite le récit des miracles que Notre-Seigneur accomplit par Catherine sur l'élément du feu.

Grâce à l'enseignement, et plus encore à la divine motion du souverain Docteur, notre sainte apprenait chaque jour davantage à jouir de l'intimité de l'Epoux céleste en son lit de fleurs, tout en descendant dans la vallée des lis pour y recevoir une fécondité nouvelle (Ct 1,15 ; 2,1). Elle savait si bien allier ces deux mouvements de la vie surnaturelle qu'aucun ne supprimait ou ne diminuait l'autre, ce qui est souveraine perfection et dépasse même la perfection ordinaire de la charité sur cette terre. Cependant, comme toutes ses actions avaient l'amour pour racine et pour cause, il s'ensuit que ses œuvres de charité pour le prochain sont les plus abondantes. Ces œuvres étaient de deux sortes, puisque notre prochain, nous le savons, est tout à la fois substance spirituelle et corporelle et comme il est naturel, en matière d'enseignement, de s'élever de l'imparfait au parfait, nous parlerons d'abord des oeuvres de charité que Catherine a faites pour les corps de ses frères, puis de celles qu'elle a faites pour leurs âmes, si toutefois il est possible de raconter exactement les oeuvres de cette seconde catégorie, ce que je ne croîs pas.

Quant aux premières, l'excellence des actes accomplis nous oblige à partager le récit que nous en ferons, entre les soins donnés aux corps des malades et les secours apportés aux indigences du prochain, œuvres bien remarquables, et dont chaque genre offre à notre vénération quelque miracle divin. Le chapitre qui suit immédiatement traitera donc des merveilles accomplies dans le soulagement des besoins matériels du prochain; nous parlerons dans un autre de l'admirable charité que montra Catherine envers les corps des infirmes.

Je termine ici le présent chapitre, dont le contenu a pour témoins ceux que j'ai cités plus haut; aussi n'ai-je pas cru devoir les nommer encore une fois.
 

CHAPITRE III

MERVEILES QU’ACCOMPLIT CATHERINE EN SUBVENANT
AUX NECESSITES DES PAUVRES

La virginale épouse du Seigneur comprit désormais qu'elle devenait d'autant plus aimable à l'éternel Epoux qu'elle se montrait plus charitable envers le prochain. Elle prépara donc et employa généreusement toutes les ressources de son coeur à subvenir aux nécessités de ses frères. Mais elle ne possédait rien en propre sur cette terre, car, ainsi que nous l'avons dit dans la première partie, elle avait résolu d'observer les trois grands voeux, en vraie religieuse. Pour ne pas disposer de ce qui appartenait aux autres, sans leur consentement, elle s'en alla trouver son père et lui demanda de vouloir bien permettre qu'elle fit l'aumône aux pauvres, selon sa conscience. Jacques y consentit d'autant plus volontiers qu'il voyait bien clairement que sa fille marchait en toute perfection dans la voie de Dieu. Non seulement il lui donna cette permission dans l'intimité, mais il en fit un ordre notifié à toutes les personnes de la maison, en disant: " Que personne n'empêche ma très douce fille de faire l'aumône à son gré, car je lui remets plein pouvoir, même si elle voulait donner tout ce que j'ai dans cette maison. " Notre sainte, ayant obtenu licence si complète, commença bien moins à donner qu'à prodiguer les biens de son père. Cependant, comme elle eut toujours à un degré extraordinaire le don de discrétion, elle secourait largement, non pas quiconque le désirait, mais les pauvres qu'elle savait être dans le besoin, même s'ils ne demandaient rien. En ce temps, on lui parla de certaines familles pauvres qui, sans demeurer à côté de sa maison, n'étaient pas loin de son voisinage, et qui souffraient d'une grande misère, mais rougissaient de demander l'aumône. Ces bruits n'arrivèrent pas à des oreilles inattentives, et Catherine, imitant le bienheureux Nicolas, emportait de grand matin du froment, du vin, de l'huile et d'autres provisions qu'elle pouvait se procurer, et s'en allait seule à la porte de ces pauvres. Par un miracle du Seigneur, elle trouvait la porte ouverte, déposait à l'intérieur ce qu'elle avait apporté; puis, tirant à soi la porte, elle s'enfuyait.

Un jour, elle était si malade que son corps était complètement enflé de la plante des pieds à la tête, et qu’elle ne pouvait ni se lever de son lit, ni se tenir sur ses jambes. Elle apprit qu'une pauvre veuve, habitant les maisons voisines de celles qui touchaient la sienne, souffrait de la faim avec ses fils et ses filles, et se trouvait dans une grande misère. Aussitôt son cœur s'émut de compassion. et, la nuit suivante, elle pria son Epoux de vouloir bien lui accorder temporairement les forces suffisantes pour qu'elle pût venir au secours de cette pauvre femme. Dès avant le jour, elle se leva, parcourut toute la maison, remplit de froment un petit sac qu'elle avait trouvé, remplit aussi de vin un " fiasco " grand vase en verre, puis d'huile, un autre grand vase; elle recueillit de même ce qu'elle put découvrir en fait d'aliments et apporta le tout dans sa cellule. Elle avait pu porter séparément chacun de ces objets dans sa chambre, mais il paraissait bien impossible qu'elle les portât tous ensemble à la maison de la veuve, étant donné la distance qui l'en séparait. Elle les arrange cependant si bien qu'elle les prend tous en même temps; elle en met sur le bras droit, sur le bras gauche, sur les épaules, en lie à sa ceinture, et, confiante dans le secours du Ciel, elle essaie de soulever cette charge. Par un miracle du Seigneur, elle l'enlève si facilement qu'elle ne lui trouve plus aucune pesanteur. Elle nous avouait, à moi et à ses autres confesseurs, que tout cela ne lui pesait pas plus qu'une paille. Et cependant, à bien compter, je crois qu'il devait y avoir cent livres, ou à peu près, dans le fardeau qu'elle porta ce jour-là. Le matin venu, aussitôt que l'on eut sonné la cloche, signal avant lequel personne ne peut circuler dans les rues, notre sainte, bien que toute jeune fille, et malgré son corps tout enflé, sortit seule de chez elle, avec son pieux fardeau, et se dirigea vers la maison de la pauvre femme aussi rapidement que si elle n'eût rien porté ou n'eût pas senti le poids qui pesait sur elle.

Mais, quand elle approcha de la demeure de l'indigente, sa charge commença à lui devenir si lourde qu'il ne lui paraissait plus possible de continuer à la porter un seul pas plus loin. Elle comprit que c'était là un jeu de son très doux Epoux; elle cria vers le Seigneur avec confiance, souleva son fardeau avec une peine qui augmentait son mérite, et arriva jusqu'à la porte de l'habitation de la pauvre veuve. Par la permission de Dieu, elle trouva cette porte ouverte par en haut, passa son bras en dedans pour l'ouvrir complètement et déposa son fardeau à l'intérieur. Cette lourde charge fit en tombant tant de bruit que la pauvresse en fut réveillée. Catherine voulut alors s'enfuir, mais il plut à son Epoux de la contrarier une seconde fois, et elle ne put pas s'en aller. La force qu'elle avait reçue quand elle s'était levée après avoir prié semblait lui être totalement enlevée. Elle restait là, tout appesantie et toute faible comme auparavant, sans pouvoir faire un pas. Alors, tout à la fois attristée et souriante, elle s'adressa à son Epoux, qui se jouait ainsi d'elle et lui dit: " O vous, qui m'êtes doux par-dessus toutes choses, pourquoi m'avez-vous ainsi trompée? Vous plaît-il donc de vous jouer ainsi de moi et de me confondre en me retenant à cette porte? Voulez-vous donc manifester mes folies à tous les habitants du quartier, et tout à l'heure à tous les passants? Est-ce que peut-être vous ne vous souviendrez plus de toutes les bontés que vous avez bien voulu témoigner à votre très indigne servante? Oh! je vous en prie, rendez-moi mes forces pour que je puisse rentrer dans ma maison. " Tout en parlant ainsi, elle s'efforçait de quitter ce lieu et disait à son corps: " Il faut que tu marches, quand même tu devrais en mourir. " Elle s'éloigna un peu, plutôt en se traînant qu'en marchant, mais pas assez pour que la veuve, qui s'était levée, ne pût reconnaître l'habit de sa bienfaitrice et deviner qui elle était. Cependant l'éternel Epoux, voyant l'affliction de cœur de son épouse, ne put y rester tout à fait insensible, et lui rendit la force, qu'il lui avait donnée auparavant, mais à un degré moins parfait. Catherine revint chez elle avec peine, avant qu'il fît grand jour, et retomba sur son lit avec la même faiblesse que la veille. C'est ainsi que ses infirmités corporelles ne suivaient pas leur cours naturel, mais restaient soumises aux ordres du Très-Haut, comme nous l'expliquerons plus loin avec la grâce du Seigneur. Vous trouvez donc ici renouvelé, ô lecteur, l'acte de charité du bienheureux Nicolas, accompli non pas une fois, mais souvent, et par une personne grave ment malade. Mais allons plus loin, et cherchons si nous ne pourrions pas trouver quelque action qui rappelât la générosité du glorieux Martin.

Un jour qu'elle se trouvait dans l'église des Frères Prêcheurs de Sienne, un pauvre vint à elle et lui demanda l'aumône pour l'amour de Dieu. Elle n'avait rien à lui donner, car elle ne portait habituellement sur elle ni or ni argent. Elle pria donc le mendiant d'attendre qu'elle revînt à la maison, lui promettant qu'alors elle lui ferait volontiers et largement l'aumône de tout ce qu'aile pourrait trouver chez elle. Mais ce pauvre, qui, je pense, était tout autre que l'apparence ne l'indiquait, lui répondit: " Si vous avez quelque chose à me donner, je vous le demande ici, car je ne puis attendre si longtemps. Catherine, ne voulant pas le renvoyer sans consolation, cherchait, anxieuse, ce qu'elle pourrait bien lui donner pour subvenir à sa nécessité. Tout en cherchant, elle aperçut une petite croix d'argent suspendue à un de ces cordons garnis de nœuds, qu'on appelle vulgairement " Pater Noster ", parce qu'on récite autant de "Pater " qu'il y a de noeuds. Notre sainte avait dans sa main ce "Pater Noster "; elle se hâta de briser le cordon, et donna avec joie la croix au pauvre, qui, l'ayant reçue, s'en alla content, sans plus demander l'aumône à personne, comme s'il n'était venu que pour obtenir cette croix. La nuit suivante, pendant que la vierge du Seigneur priait comme à l'ordinaire, le Sauveur du monde lui apparut. Il avait en main la petite croix, ornée de nombreuses pierres précieuses, et il dit: " Reconnais-tu cette croix, ma fille! " " Certainement, je la reconnais, répondit la sainte, mais elle n'était pas si belle quand elle était à moi. " Le Seigneur reprit: " Tu me l'as donnée hier, par amour pour les vertus de charité et de générosité; c'est cet amour que signifient les pierres précieuses. Je te promets, qu'au jour du Jugement, devant toute l'assemblée des anges et des hommes, je te présenterai cette croix, telle que tu la vois, afin que ta joie soit au comble. En ce jour, où je manifesterai solennellement la miséricorde et la justice du Père, je ne tairai pas et ne laisserai pas ignorer l’oeuvre de miséricorde que tu as accomplie envers Moi " Cela dit, la vision disparut, laissant l'âme de la vierge se répandre tout entière en d'humbles actions de grâces, et pleine d'ardeur pour renouveler pareil acte de générosité. Le fait suivant en est la preuve.

L'Epoux souverainement aimable des âmes, charmé par les actes de charité et de miséricorde de son épouse, continua en effet de la tenter pour notre exemple et de la provoquer à des actes plus généreux encore. Un jour, on venait de chanter Tierce dans l'église nommée plus haut: tous les fidèles s'étaient retirés. Catherine, qui avait coutume de prolonger sa prière, était restée seule dans l'église avec une compagne. Comme elle descendait de la chapelle des Soeurs, qui est dans un lieu assez élevé, pour rentrer à la maison, le Seigneur apparut lui-même à son épouse, sous la forme d'un jeune homme à moitié nu, pauvre et voyageur. Ce jeune homme paraissait avoir de trente-deux à trente-trois ans, et demandait à la sainte, au nom de Dieu, qu'elle voulût bien lui accorder le secours de quelque vêtement. Catherine, plus ardente que jamais aux oeuvres de miséricorde, lui dit: "Attendez, mon cher ami, attendez un peu ici, que je revienne de cette chapelle, et je vous donnerai un vêtement. " Puis elle rentra; avec l'aide de sa compagne et toutes les précautions que demandait la modestie, elle fit tomber à ses pieds la tunique sans manches, qu'elle portait sous sa robe à cause du froid, et revint l'offrir avec grande joie au pauvre. Celui-ci, l'ayant reçue, demanda davantage et dit : " Je vous en prie, Madame, maintenant que vous m'avez pourvu d'un vêtement de laine, voudriez-vous aussi me procurer un peu de linge. " La sainte y consentit bien volontiers.  " Suivez-moi, mon ami, lui dit-elle, je vous donnerai tout ce que vous me demanderez. " L'épouse allait devant, et l'Époux suivait sans se faire connaître. Catherine rentra à la maison paternelle, s'en alla au lieu où était rangé le linge de son père et de ses frères, prit une chemise et des caleçons, et les donna joyeusement au pauvre, qui, les ayant reçus, ne cessa pas pour autant ses demandes. Voyez, Madame, je vous en prie, dit-il, que puis-je faire de cette tunique, qui n'a pas de manches, pour couvrir les bras? donnez-moi des manches pour que je sois complètement vêtu en vous quittant. " Sans paraître importunée de ces nouvelles exigences, qui ne faisaient qu'enflammer sa charité, la vierge parcourut toute la maison, cherchant avec soin, si elle ne pourrait pas trouver des manches. Elle découvrit par hasard, suspendue à une perche, une tunique neuve qu'on n'avait pas encore mise, et qui appartenait à une servante de la maison. Elle se hâta de dépendre cette tunique et d'en découdre rapidement les manches, pour les apporter gracieusement au mendiant.

Après quoi, Celui qui avait autrefois tenté Abraham continua ses instances et dit à la sainte : " Voici, Madame, que vous m'avez habillé; puissiez-vous éprouver la reconnaissance de Celui pour l'amour duquel vous avez fait cette bonne action; mais j'ai à l'hôpital un compagnon qui, lui aussi, a grand besoin de vêtements, si vous vouliez lui envoyer quelque habit, je le lui porterais volontiers de votre part. " Catherine ne se lassait pas dans la ferveur de sa générosité; elle ne fut nullement troublée de ces demandes répétées, et se mit à penser en elle-même, comment elle pourrait trouver un vêtement pour habiller l'indigent de l'hôpital. Elle se souvenait que toutes les personnes de sa maison, excepté son père, ne supportaient qu'avec peine ses aumônes, et mettaient leurs effets sous clef, de peur qu'elle ne les distribuât aux pauvres. D'un autre côté, dans sa discrétion, elle trouvait qu'elle avait déjà bien assez pris à la servante, et qu'elle ne pouvait tout enlever à une fille qui, elle aussi, était pauvre. Elle se demanda sérieusement alors si elle devait abandonner au pauvre la seule tunique qu'elle s'était gardée, et son cœur de vierge ne pouvait se décider à prendre parti. La charité disait oui, la modestie de la vierge disait non. Dans cette lutte, l'amour triompha de l'amour. L'amour des âmes l'emporta sur l'amour qui nous fait compatir aux besoins corporels du prochain. Catherine pensa qu'à marcher sans tunique elle scandaliserait fort ce prochain, dont l'âme lui était plus chère que le corps. Pour une aumône corporelle, il n'est jamais permis de scandaliser les âmes. Elle répondit donc au pauvre " Vraiment, mon cher ami, s'il m'était permis de rester sans cette robe, je vous la donnerais bien volontiers, mais comme cela ne m'est pas possible, et que je ne puis, en ce moment, trouver ailleurs un autre vêtement, je vous prie de n'avoir pas trop à cœur mon refus, car j'aurais grand plaisir à vous accorder tout ce que vous me demandez. " Le pauvre se mit à sourire : " C'est bien, dit-il, je vois que vous me donneriez de grand coeur tout ce que vous pourriez; portez-vous bien. " Tandis qu'il se retirait, Catherine crut voir à certains signes qu'elle avait eu affaire à Celui qui avait coutume de lui apparaître si souvent à découvert, et de converser si familièrement avec elle. Le coeur de la vierge en resta tout troublé et tout enflammé; mais, comme elle se croyait très indigne d'une telle faveur, elle reprit aussitôt les exercices habituels, auxquels elle consacrait chaque jour son temps.

La nuit suivante, pendant qu'elle priait, le Sauveur du monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ, lui apparut manifestement sous la figure du pauvre. Il avait en main la tunique que la vierge lui avait donnée et qui était maintenant ornée de perles et de pierres précieuses, aux riches couleurs et tout étincelantes. "Ma fille bien-aimée, dit le Seigneur, reconnais-tu cette tunique. " Comme la sainte avouait qu'elle la reconnaissait, mais ne l'avait pas donnée si richement ornée, Il ajouta: " Tu m'as donné hier cette tunique avec tant de libéralité, tu as mis tant de charité à revêtir ma nudité pour m'épargner les souffrances du froid et de la honte, que je veux maintenant tirer pour toi, de mon Corps sacré, un vêtement que les hommes ne verront pas, mais que tu sentiras. Ce vêtement protégera ton corps et ton âme contre tout refroidissement qui pourrait leur nuire, jusqu'au temps où ils seront revêtus de gloire et d'honneur, devant les saints et les anges. Aussitôt Notre-Seigneur, avec ses mains sacrées, tira de la plaie cicatrisée de son propre côté un habit couleur de sang, rayonnant de toute part, et fait à la mesure du corps de la vierge. Toujours avec ses saintes mains, il en revêtit Catherine en lui disant : " Je te donne ce vêtement avec ses merveilleux privilèges, pendant que tu es sur la terre, en signe et gage du vêtement de gloire, qu'au temps venu, tu recevras dans les cieux. " Et la vision disparut. La grâce de ce présent fut si efficace, non seulement pour l'âme, mais aussi pour le corps de notre sainte qu'à partir de ce moment, elle ne porta pas plus de tuniques en hiver qu'en été. Elle n'avait qu'une robe sur sa chemise, et jamais, depuis lors, quelle que fût la saison, elle n'eut besoin d'autres vêtements pour mieux couvrir son corps contre les intempéries de l'hiver, dont elle ne s'apercevait même pas, ainsi qu'elle nie l'a avoué. Bien plus, comme elle sentait toujours sur elle son vêtement divin, ses sens ne lui disaient rien de la nécessité d'une autre tunique.

Voyez-vous, lecteur, quel fut le mérite de cette vierge. Dans ses aumônes secrètes, elle suivit les traces du bienheureux Nicolas; dans le don de ses propres vêtements, elle imita le glorieux Martin; non seulement elle mérita de voir ses oeuvres approuvées par une vision du Sauveur, qui lui dit sa satisfaction, mais elle reçut à nouveau de l'infaillible Vérité la promesse de la récompense éternelle, et put sentir continuellement un signe sensible et perpétuel du plaisir que ses dons avaient fait à l'Auteur de tout don. Qu'en pensez-vous? Quand le Seigneur a dit à la sainte qu'il lui montrerait, au jour du Jugement, sa petite croix d'argent, quand ensuite il lui a promis de la revêtir dans les cieux d'un vêtement de gloire, ne lui a-t-il pas révélé manifestement non seulement son salut final, mais la gloire extraordinaire dont elle jouirait? n'a-t-il pas soulevé devant elle tous les voiles de son éternelle prédestination? Vous ne trouverez rien de pareil chez les saints que j'ai nommés. Après leurs admirables aumônes, ils n'eurent pas révélation de l'éternelle récompense qui devait s'ensuivre. Le Seigneur avait dit : " Martin, encore catéchumène, m'a recouvert de ce vêtement (Leçons du IIe Nocturne de la fête de Saint Martin), mais il n'a pas ajouté : " Je lui donnerai dans les cieux un vêtement de gloire " , bien que finalement, il le lui eût accordé. Ce saint ne reçut pas un signe sensible de sa gloire future, comme celui que vous voyez donné à notre vierge. Et ne croyez pas que de pareilles révélations et de tels signes soient à dédaigner. Si la simple assurance du salut final cause dans l'âme une joie et une consolation telles que la langue ni la plume ne sauraient les exprimer, que doit faire celle d'obtenir une grande gloire. Ce ferme espoir donne à toutes les vertus un nouveau développement. Patience, force, tempérance, diligente sollicitude dans les œuvres saintes de la foi, de l'espérance et de la charité, habitudes vertueuses de toutes sortes, puisent, dans cette confiance, un continuel accroissement. Tout ce qui était d'abord difficile devient facile. L'âme peut tout accomplir et tout supporter pour Celui qui lui notifie l'éternelle élection dont elle est l'objet et lui apporte ainsi un inexprimable réconfort. Dès maintenant ce que vous venez d'apprendre peut vous donner l'idée de quelques-uns des privilèges de notre sainte; mais je crois que la suite vous en montrera de plus grands et de plus extraordinaires. Continuons le sujet commencé.

Une autre fois, la vierge aimée de Dieu, brûlant sans cesse intérieurement du feu de la compassion, apprit qu'un pauvre, qui s'était volontairement privé des biens temporels pour l'amour de Dieu, souffrait de la faim. Elle remplit d’œufs une bourse de toile qu'elle portait cousue à l'intérieur de sa robe, pour de semblables cas et s'en alla nourrir le Christ, dans la personne de son pauvre. En approchant de la demeure du pauvre, elle entra dans une église. Bientôt son esprit, saisi de la pensée que c'était là la maison de la prière, commença de s'élever, dans son oraison, vers Celui auquel il restait toujours uni, de sorte que la vierge eut un de ces ravissements, dont nous avons parlé au chapitre précédent. Dans cette extase, son corps s'affaissa par hasard du côté où pendait la bourse pleine d'oeufs. Tout le poids du corps porta sur cette bourse, de sorte qu'un dé à coudre, qui s'y trouvait avec les oeufs, fut écrasé et brisé en trois morceaux; mais les oeufs, que la charité y avait mis, furent plus forts que le cuivre, il n'y en eut aucun d'endommagé, comme s'ils n'eussent pas été là. Merveille étonnante à raconter et beaucoup plus étonnante encore dans son accomplissement; pendant plusieurs heures, ces oeufs supportèrent la pression de tout le corps de la vierge; leurs coquilles si frêles n'en reçurent pas la moindre déformation : ce qu'un anneau de cuivre n'avait pu porter, de fragiles coques d'oeufs purent le soutenir. Et qu'on ne dise pas que le poids du corps virginal portait tout entier sur l'anneau, car cela paraîtra impossible à quiconque se donnera la peine de comparer la surface des oeufs et du corps qui les pressait avec la surface de l'anneau.

La charité versée par l'Esprit-Saint au coeur de notre sainte produisait donc presque continuellement non seulement des oeuvres de miséricorde, pour le secours du prochain, mais encore des oeuvres miraculeuses et divines, à l'honneur du Très-Haut. Pour vous le montrer plus clairement, je vais vous raconter un miracle qui a eu autant de témoins qu'il y avait alors d'hommes et de femmes habitant la maison paternelle de la sainte, c'est-à-dire à peu près une vingtaine de personnes, si j'en crois des témoignages dignes de foi. Je tiens ce récit de Lapa, mère de Catherine, de Lysa sa belle-sœur, de Frère Thomas son premier confesseur, et de plusieurs autres personnes qui vivaient alors dans la maison de Jacques son père.

C'était au temps où, grâce aux larges permissions de Jacques, Catherine faisait aux pauvres d'abondantes aumônes. Il arriva que le vin du tonneau où l'on puisait la boisson de toute la famille se trouva gâté. En fait de pain, de vin, et de tout aliment destiné à soutenir la vie du corps, la vierge avait coutume de ne pas donner aux pauvres ce qu'il y avait de plus mauvais, mais, autant qu'elle le pouvait, elle choisissait pour l’honneur de Dieu ce qu'il y avait de meilleur. Voyant donc que le vin était mauvais, elle alla en puiser du bon à un autre tonneau, d'où personne n'en avait encore tiré, et en servit chaque jour aux pauvres. De l'avis de tous, et à en juger par ce que l'on consommait habituellement, ce tonneau contenait autant de mesures de vin qu'il en fallait pour subvenir aux besoins de la maison pendant quinze jours, tout au plus pendant vingt jours. en l'économisant beaucoup. Mais avant que la famille puisât à ce même fût, la vierge du Seigneur en avait, pendant longtemps, servi chaque jour abondamment aux pauvres, car rien de ce qu'il y avait à la maison ne pouvait lui être refusé. Bien des jours après que Catherine eut commencé à donner de ce vin, celui qui était chargé du cellier en prit enfin au même tonneau pour le service ordinaire de la table. Notre sainte ne cessa pas pour cela d'en donner aussi largement que d'habitude; elle en donnait même d'autant plus qu'elle se croyait moins remarquée, car elle pensait attirer moins sur elle l'attention des domestiques, en puisant au tonneau où l'on prenait la boisson de toute la famille. Non seulement quinze jours, mais vingt jours se passent, et l'on buvait toujours de ce même vin. Un mois tout entier s'écoule, sans que le fût où l'on tirait paraisse se désemplir. Les frères de notre sainte et tous les gens de la maison commencent à s'étonner; ils en parlent à Jacques, et se réjouissent d'avoir un tonneau, qui, après avoir suffi si longtemps aux besoins de la famille, ne paraissait pas être près de s'épuiser. Ce qui ajoutait encore au joyeux étonnement de tous, c'est qu'aucun d'eux ne se rappelait avoir bu vin si bon, de goût si agréable et si exquis. Ce vin réjouissait le cœur de tous ces hommes (Ps 103,15) ,non seulement par son étonnante quantité, mais encore par ses délicieuses qualités. Ils ignoraient la cause de cette merveille; mais la vierge qui avait reconnu la source bienfaisante d'où provenait un si grand prodige, se mit à distribuer de ce vin à pleine mesure, et publiquement, à tous les pauvres qu'elle pouvait trouver. Même alors le contenu du tonneau ne diminua pas, et le goût du vin ne fut en rien modifié. Un second mois s'écoula, puis un troisième, le tonneau était toujours aussi rempli. Les vendanges approchaient, on commença à préparer les fûts pour le vin nouveau. Ceux qui étaient chargés des affaires de la maison désiraient que ce tonneau fût complètement vidé afin qu'on pût le remplir du vin nouveau, dont les pressoirs regorgeaient. Mais la munificence divine ne tarissant pas encore, on prépara les autres pièces, on les remplit, et les pressoirs avaient encore du vin. Le jeune homme qui dirigeait ce travail envoie alors demander qu'on vide l'inépuisable fût, et qu'on le prépare. On lui répond que, la veille au soir, on en avait encore tiré un grand fiasco de vin pur, limpide et clair et qu'il ne paraissait pas moins rempli que d'ordinaire. Sur quoi le jeune homme répliqua du ton d'un homme à bout de patience : " Tirez tout ce vin, mettez-le quelque part et préparez ce tonneau pour recevoir le vin nouveau, car nous ne pouvons attendre davantage. " O merveille, en quelque sorte inouïe pour notre temps ! On ouvrit le fût d'où était sorti, la veille, du vin clair en abondance, on n'en trouva cette fois plus trace, comme s'il n'en fût pas resté une seule goutte, depuis plusieurs mois. Le bois parut à tous tellement desséché que personne ne pouvait douter qu'il eût été impossible, depuis longtemps, de puiser du vin à ce tonneau, et certainement ce ne fut pas un petit sujet d'étonnement, pour tous les témoins de ce prodige. En voyant de leurs propres yeux combien le bois de ce fût était sec, ils commencèrent à mieux reconnaître le caractère miraculeux de l'augmentation et de l'amélioration d'un vin, qui avait suffi jusqu’alors à un si long usage. Ce miracle, publiquement accompli, fut connu de tout Sienne, en ce temps-là. Il eut autant de témoins qu'il y avait d'habitants dans cette maison. J'ai cité les noms propres de ceux-là seulement qui m'ont rapporté le fait. C'est par ce récit que je finis ce chapitre.
 

CHAPITRE IV

MERVEILLES ACCOMPLIES PAR CATHERINE
AU SERVICE DES MALADES.

Admirable était la compassion qu'éprouvait pour les pauvres l'âme de notre vierge, mais plus admirable encore et plus excellente était la tendresse, qui remplissait son cœur vis-à-vis des infirmes. Cette tendresse lui fit accomplir des œuvres inouïes qui paraîtront incroyables à ceux qui n'en ont pas encore entendu parler. Ce n'est pas une raison pour les passer sous silence; nous devons au contraire, pour la plus grande gloire du Dieu Tout-Puissant, en faire le récit complet. Les relations verbales et écrites de Frère Thomas déjà cité et de Frère Barthélemy Dominique de Sienne, maintenant Maître en théologie et Provincial de la province romaine, aussi bien que les témoignages de nombreuses dames tout à fait dignes de foi, sans compter ceux de Lapa et de Lysa nommées plus haut, m’imposent l'obligation de vous raconter ce qui suit.

Il y avait dans la cité de Sienne une pauvre infirme nommée Cecca. Sa pauvreté l'obligea de chercher quelque hôpital où elle pût trouver, pour son infirmité, des remèdes qu'il lui était impossible de se procurer elle-même. Mais il arriva que l'hôpital où elle fut reçue était si pauvre qu'il lui procurait à peine le nécessaire. Sa maladie empira tellement que la lèpre lui couvrit tout le corps, ce qui ajouta encore à sa misère, car, par crainte de la contagion, personne ne voulait plus s'approcher d'elle pour la servir. On se disposait même à la conduire en dehors de la ville, comme on a coutume de le faire pour de tels malades. Quand notre sainte l’eut appris, remplie des ardeurs de la charité, elle accourut en toute hâte audit hôpital pour visiter, servir et toucher la lépreuse. Non seulement elle lui apporta le secours de ses aumônes, mais elle lui offrit ses propres services, l'assurant qu'ils ne lui feraient pas défaut, jusqu'à la fin de la maladie. Ce que sa parole avait promis, ses actes l'accomplirent avec une parfaite fidélité. Chaque matin et chaque soir, elle visitait personnellement l'infirme, lui préparait et lui servait elle-même tout ce qui était nécessaire à sa nourriture. Avec le regard de l'esprit elle voyait son l’Epoux dans cette épreuve et le servait en toute diligence et révérence.

Cet acte, qui, dans notre vierge, procédait d'une vertu bien haute et bien consommée, engendra cependant, chez la malade, le vice de l'orgueil et de l'ingratitude. Il en arrive souvent ainsi pour les âmes qui ne sont pas sous l'empire de la vertu d'humilité, elles s'enorgueillissent de ce qui aurait dû les humilier davantage, et ce qui méritait leur reconnaissance provoque leurs injures. L'humilité et la charité de notre bienheureuse vierge rendirent donc Cecca arrogante et colère. Voyant Catherine si complètement dévouée à son service, la lépreuse commença d'exiger comme une dette ce qu'une charitable liberté lui accordait. Elle réprimandait sa servante en termes fort blessants et joignait des injures à ses réprimandes, quand elle ne recevait pas à souhait tout ce qu'elle désirait. Il arrivait parfois que la vierge du Seigneur prolongeait un peu plus que de coutume sa prière du matin à l'église et se présentait par conséquent un peu plus tard pour soigner l'infirme. Celle-ci saluait la sainte, à son arrivée, par des paroles irritées et moqueuses: "Soyez la bienvenue, lui disait-elle, dame et reine de Fonte-Brande ! " (Ainsi appelait-on le quartier où était et où est encore la maison paternelle de la vierge.) Est-elle assez glorieuse, cette reine qui se tient tout le jour dans l'église des Frères! C'est avec les Frères que vous avez sans doute passé toute votre matinée, Madame? Vous ne paraissez pas pouvoir vous rassasier de ces moines ! " C'est ainsi que, par ces paroles et d'autres semblables, elle provoquait, autant qu'elle le pouvait, la servante du Christ. Celle-ci n'en était que bien peu ou nullement émue; elle consolait humblement et doucement la malade et lui disait, comme si elle eût répondu à sa propre mère: " Très douce mère, pour l'amour de Dieu, ne vous troublez pas ;j'ai un peu tardé, mais j'aurai vite fait tout ce que demande votre service. " Et, se hâtant, elle allumait le feu, mettait la marmite au foyer, préparait les aliments pour celle qui l'accueillait toujours si mal et pourvoyait à tout le nécessaire, avec un soin si expéditif et si admirable, que l'impatiente malade elle-même en était tout étonnée.

Cela dura longtemps, sans que l'âme de la vierge pût se laisser envahir par le dégoût, sans que, dans la ferveur de son service accoutumé, se glissât le moindre relâchement. Beaucoup l'admiraient, mais Lapa sa mère était fort mécontente de cette conduite et récriminait en disant: " Certainement, ma fille, tu gagneras la lèpre, je ne veux pas absolument que tu serves cette malade. " Catherine, qui avait mis toute sa confiance en Dieu, calmait, par de douces paroles, la colère de sa mère, essayait de lui enlever toute crainte d'infection contagieuse et lui assurait ne pouvoir abandonner un service que le Seigneur lui avait confié. Eloignant ainsi tous les obstacles qui s'opposaient à son charitable dévouement, elle persévérait dans sa sainte entreprise. L'antique ennemi eut alors recours à un autre stratagème. Avec la permission du Seigneur, qui voulait rendre ainsi plus glorieux le triomphe de son épouse, il fit passer la lèpre aux mains de la vierge. Ces mains, qui touchaient le corps de la malade, commencèrent à être si manifestement infectées que le mal apparaissait évident à quiconque les regardait. Catherine n'en abandonna pas pour autant sa sainte résolution. Elle aimait mieux être toute couverte de lèpre que de laisser l’œuvre charitable qu'elle avait commencée. Elle n'estimait pas plus que de la boue son propre corps, et ne s'inquiétait pas de ce qui pouvait lui arriver, pourvu qu'elle pût offrir à son éternel Epoux un service agréé. Cette lèpre dura d'assez longs jours, que la sainte trouva bien courts, dans l'ardeur de sa céleste charité. Enfin, Celui qui guérit en frappant, élève en abaissant, et fait tout conspirer au bien de ceux qui l'aiment (Rm 8,28), s'étant suffisamment complu dans le spectacle du courage de son épouse, ne permit pas qu'elle souffrît davantage de ce mal. Quelque temps après, en effet, la lépreuse vit arriver l'heure de sa mort; elle s'en alla de ce monde, assistée et efficacement réconfortée par notre sainte. Son cadavre était horrible à voir. Catherine le lava cependant elle-même avec beaucoup de soin; elle l'habilla, le déposa avec respect dans le cercueil, puis, après les funérailles, elle l'ensevelit de ses propres mains. Cette sépulture achevée, toute lèpre disparut. Non seulement les mains de la vierge ne paraissaient pas avoir jamais été infectées, mais elles surpassaient en beauté tout le reste du corps, comme si la lèpre leur eût donné un éclat tout particulier.

Voyez-vous, lecteur, comment, rien que dans cette oeuvre de notre sainte, on voit agir toutes les vertus. La charité, qui en est la reine et la forme, pousse Catherine à se charger d'un pareil service et à en remplir toutes les charges. A la charité s'associe l'humilité, qui soumet complètement la vierge à une infirme si méprisée. La patience lui permet en même temps de supporter joyeusement toutes les injures de sa maîtresse et lui fait souffrir avec calme, qu'une si hideuse maladie infecte son propre corps. Il faut, sans aucun doute, ajouter à cela les certitudes d'une foi toute lumineuse, dont le regard contemple continuellement, non pas la lépreuse elle-même mais l'Epoux, auquel Catherine s'efforce de plaire. Enfin la force de l'espérance ne lui fait pas défaut, puisqu'elle persévère jusqu'à la fin. Le saint concours de toutes ces vertus eut pour couronnement un miracle manifeste. La lépreuse, vivante, avait communiqué son mal aux mains de sa servante; quand la malade fut morte et ensevelie, le Christ guérit instantanément son épouse. Qu'y a-t-il en tout cela qui ne fasse l'admiration de quiconque a l'intelligence de la vérité? Ce sont là de grandes choses, mais en voici qui vous paraîtront plus grandes encore, ô bon lecteur, si vous leur donnez votre attention.

Au temps où la vierge du Christ s'était consacrée pour Dieu au soin des pauvres et des infirmes, il y avait en cette même cité de Sienne, si souvent nommée, une Sœur de la Pénitence de saint Dominique, qui s'était offerte, elle et ses biens, à l'hôpital de la Miséricorde, conformément à la coutume du pays. Malgré le double lien religieux, que s'était créé Palmerina, elle était retenue par le démon, en des chaînes bien odieuses et extraordinairement fortes. Sous l'influence d'un secret sentiment d'envie et d'orgueil, elle avait conçu pour Catherine une haine profonde. Non seulement il lui était désagréable de la voir, mais elle ne pouvait entendre prononcer son nom sans en avoir le cœur troublé. Elle la décriait en particulier et en public, autant qu'elle le pouvait; elle ne se lassait pas de la calomnier et de la maudire, et donnait tous les signes d'une haine consommée. Notre sainte, qui s en était aperçue, s'efforçait d'apaiser son ennemie par toutes sortes de procédés pleins d'humilité et de douceur. Palmerina méprisa toutes ces avances. La vierge du Seigneur, pressée par les saintes exigences de sa ferveur, eut alors recours à son Epoux et fit monter vers Dieu des prières toutes spéciales pour son ennemie. C'était sans aucun doute amasser sur la tête de celle-ci des charbons ardents, comme nous le dit l'Apôtre, car ses prières s'envolant comme la flamme montaient vers le Seigneur et demandaient miséricorde et justice. La servante du Christ ne demandait, il est vrai, que miséricorde pour sa calomniatrice, mais la justice et la miséricorde étant ensemble la gloire de Celui qu'elle priait, sans justice, il ne devait pas y avoir de miséricorde. Le Seigneur se fit donc grande justice; mais, tout en jugeant, il accorda aux prières de sa bien-aimée une miséricorde beaucoup plus grande encore. Il frappa d'abord le corps de Palmerina, pour guérir ensuite son âme. Par ce juste châtiment, il montra tout à la fois combien la coupable était endurcie dans son obstination, et combien douce était la charité, dont il avait revêtu son épouse. Il augmenta aussi le zèle de Catherine pour les âmes, en lui manifestant l'inestimable beauté de cette âme, déjà justement condamnée et qu'elle avait sauvée par ses propres mérites et prières.

La maladie qui frappa le corps de Palmerina ne guérit pas, en effet, la blessure de son coeur; cette blessure parut au contraire s'aggraver, et la malade manifesta, plus encore qu'au temps où elle était en santé, la haine toute gratuite qu'elle avait conçue contre notre sainte. Celle-ci s'appliquait à adoucir, par des actes d'humilité et de mansuétude, une aussi cruelle passion. Elle se présentait souvent et humblement devant Palmerina et faisait tous ses efforts pour consoler sa persécutrice par des paroles et des actes d'amitié. Elle s'ingéniait à lui rendre tous les services qu'elle pouvait imaginer. Palmerina, dont l'âme était devenue plus dure que la pierre, ne se rendait pas à ces paroles et à ces signes de charitable dilection; elle restait insensible à tous ces actes de respectueuse déférence ; son coeur corrompu avait horreur de tout ce que faisait la vierge, et dans sa rage elle recommandait qu'on chassât Catherine de la maison. Ce que voyant, le très juste Juge appesantit encore davantage la main de sa justice sur cette ennemie de la charité, si bien que la malade, ayant perdu subitement presque toutes ses forces corporelles, s'en allait, sans être munie des sacrements du salut, à une mort misérable pour le corps et pour l'âme.

Aussitôt que Catherine l'eut appris, elle s'enferma dans sa cellule, et ses prières anxieuses et répétées s'en vinrent frapper aux oreilles de son Epoux, le suppliant de ne pas permettre qu'elle fût l'occasion de la perte de cette âme. Voici comme elle parlait en son esprit, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé : " O Seigneur, est-ce que moi, malheureuse, je serais née pour qu'à mon sujet, des âmes créées à votre image fussent envoyées aux feux éternels! Voudriez-vous donc permettre que, devant être pour ma soeur un instrument de salut éternel, je lui sois une occasion d'éternelle damnation? Non, la multitude de vos miséricordes ne saurait accepter si effroyable jugement, et vos éternelles bontés ne sauraient tolérer si lamentable ruine. Mieux vaudrait peut-être pour moi n'être pas née qu'être cause de damnation pour des âmes rachetées de votre sang. O malheureuse que je suis! Est-ce que ce sont là les promesses que votre générosité m'avait faites, quand vous m'annonciez que, selon mes désirs, je serais très utile au salut des âmes? Voilà donc les fruits de salut, dont je devais être entre vos mains l'instrument, ma sœur mourant de la mort éternelle à cause de moi. Ah! je n'en doute pas, tout cela est l'ouvrage et la conséquence de mes péchés, et je ne mérite pas d'obtenir d'autres fruits pour mes œuvres. Mais je ne cesserai pas pour autant d'implorer vos éternelles pitiés, je ne cesserai pas d'invoquer votre infinie bonté, jusqu'à ce que les maux, par moi mérités, soient convertis en bien, jusqu'à ce que ma soeur soit délivrée de la mort éternelle. " Tandis qu'elle disait ces paroles et autres semblables, bien plus avec son cœur qu'avec sa voix, Dieu, voulant l'exciter à une compassion plus grande encore pour l'âme qui périssait, lui révéla la misère de la pauvre pécheresse et le danger qui la menaçait. Et, comme l’Epoux éternel répondait, qu'en justice, il ne pouvait tolérer qu'une haine, si implacable et si méchamment conçue, demeurât impunie, la vierge, prosternant dans la prière son corps et son âme, lui disait : " O mon Seigneur, je ne sortirai pas vivante de ce lieu, tant que vous ne m'aurez pas accordé pour ma sœur le pardon que j'ai demandé. Punissez sur moi son péché, quel qu'il soit, c'est moi qui suis la cause de son mal, c'est moi qui dois être punie et non pas elle. " Puis elle ajoutait : " Je vous en supplie, par toute votre bonté et votre clémence, ô très miséricordieux Sei gneur, ne laissez pas l'âme de ma soeur quitter son corps, avant qu'elle ait reçu votre grâce et obtenu votre indulgence. "

Pourquoi en dire davantage? L'efficacité de cette prière fut telle que l'âme de la malade ne pouvait sortir de son corps, bien que l'agonie durât depuis trois jours et trois nuits. Toutes les personnes qui connaissaient Palmerina s'étonnaient et la plaignaient en voyant ses dernières souffrances si longuement prolongées. Catherine, pendant tout ce temps, continuait de prier; elle finit, s'il m'est permis de parler ainsi, par vaincre l'Invincible, et ses humbles larmes arrêtèrent le Tout-Puissant. Comme si le Seigneur n'eût pas pu résister plus longtemps, il envoya du ciel un rayon de Sa lumière, éclaira miséricordieusement l'âme agonisante, lui fit reconnaître sa faute et lui accorda une salutaire contrition. Notre sainte en eut révélation et accourut aussitôt à la maison de la mourante. Dès que celle-ci aperçut Catherine, elle témoigna par signes, comme elle put, sa joie et son respect à celle qu'elle avait auparavant en horreur; de la voix et du geste, elle accusa sa faute, et ayant reçu les sacrements, elle mourut dans des sentiments de grande contrition.

Après ce trépas, Notre-Seigneur montra à son épouse cette âme ainsi sauvée. Sa beauté était telle, m'a dit la sainte, que nulle parole ne saurait l'exprimer. Et cependant l'âme qui lui était ainsi apparue n'avait pas encore revêtu la gloire de la vision béatifique, mais elle avait l'éclat que donnent la création et la grâce du Baptême. " Très douce fille, disait le Seigneur, voici que par toi j'ai recouvré cette âme déjà perdue ", puis il ajoutait: " Ne te semble-t-elle pas bien gracieuse et bien belle! Qui donc n'accepterait pas n'importe quelle peine pour gagner une créature si admirable? Si Moi, qui suis la souveraine Beauté, Moi, de qui vient toute autre beauté, je me suis épris d'amour pour la beauté des âmes, au point de vouloir descendre sur terre et répandre mon propre sang pour les racheter, combien plus devez-vous travailler les uns pour les autres, afin de ne pas laisser perdre de si belles créatures. Si je t'ai montré cette âme, c'est pour te rendre plus ardente à procurer le salut de tous, et pour que tu entraînes les autres à cette œuvre, selon la grâce qui te sera donnée. "

Catherine remercia le Roi des cieux, son Epoux, et le supplia humblement, avec tout le désir de son cœur, de vouloir bien lui accorder la grâce de voir toujours dans la suite la beauté des âmes qui vivaient avec elle, afin d'avoir plus d'ardeur à procurer leur salut. Le Seigneur y consentit et lui dit : " Parce que, méprisant la chair, tu t'es attachée totalement à moi qui suis l'Esprit souverain, et parce que tu as si laborieusement et si fructueusement prié pour le salut de cette âme, voici que je donne à ton intelligence une lumière qui lui permettra de voir la beauté ou la repoussante laideur des âmes qui se présenteront devant toi. Tes sens intérieurs percevront l'état des esprits, comme tes sens extérieurs perçoivent l'état des corps. Et lu auras cette connaissance non seulement pour ceux qui te seront présents, mais pour toutes les personnes dont ton zèle cherchera le salut, et pour lesquelles tu prieras avec ferveur, quand même jamais elles n'auraient été ou ne devraient être présentes à tes sens corporels " La grâce de ce don fut si efficace et si persévérante que, dès lors, Catherine connut les actes et l'état des âmes, mieux que ceux des corps, dans toutes les personnes qui venaient à elle. Aussi, comme l'avertissais secrètement un jour que certains murmuraient en voyant nombre de personnes fléchir le genou devant elle sans qu'elle les en empêchât, elle me répondit:" Le Seigneur sait bien que je ne vois pas ou bien peu les attitudes corporelles de ceux ou de celles qui sont autour de moi. Je suis tellement occupée à considérer leurs âmes que je ne remarque rien des corps. " Je lui dis alors : " Voyez-vous donc leurs âmes? " Elle reprit : " Mon Père, c'est sous le sceau du secret que je vous fais cette révélation. Depuis le jour où mon Sauveur a été pour moi si gracieux, que, sur mes instantes prières, il a arraché aux horreurs de l'éternelle damnation, une âme déjà vouée aux flammes de l'enfer pour ses propres démérites; depuis le jour où il m'a ensuite montré la beauté de cette âme, personne ne s'est jamais ou bien rarement présenté devant moi sans que je ne connaisse son état intérieur. " Et elle ajoutait : "  O mon Père, si vous aviez vu la beauté de l'âme raisonnable, je ne doute pas que, pour le salut d'une seule âme, vous ne soyiez prêt à subir cent fois la mort corporelle, si c'était possible. Rien, dans ce monde sensible, n'est comparable à cette beauté. " C'est après l'avoir entendue parler ainsi que je lui demandai de me raconter en détail cette histoire : et c'est alors qu'elle m'a donné toute la suite du récit que je viens d'écrire. Elle ne m'avait parlé que brièvement et en termes adoucis du péché commis contre elle par Palmerina. J'ai seulement appris plus tard combien ce crime de haine avait été grave par plusieurs Sœurs dignes de foi, qui avaient connu la sainte et son ennemie.

Au reste, pour plus ample confirmation de ce que nous venons de dire, je consigne ici un souvenir personnel. Plusieurs fois je servis d'interprète entre notre vierge et le Souverain Pontife, seigneur Grégoire XI, d'heureuse mémoire. Catherine ne connaissait pas le latin et le Saint-Père ne connaissait pas l'italien. Dans un de ces entretiens, la sainte se plaignit de trouver à la cour romaine, qui devrait être un paradis de vertus célestes, la puanteur de vices infernaux. Quand j'eus traduit cette plainte au Souverain Pontife, il me demanda depuis combien de temps Catherine était arrivée à la cour, et, ayant appris qu'elle y était depuis peu de jours, il lui répondit: " Comment avez-vous pu, en si peu de temps, vous rendre compte des mœurs de la cour romaine? " La sainte, se relevant alors de la posture humblement inclinée qu'avait son corps, prit tout à coup un air de majesté que mes yeux purent très bien saisir alors, et, debout, le front haut, elle lança cette protestation : " A l'honneur du Dieu Tout-Puissant, j'ose dire, qu'étant encore dans ma cité natale, j'ai mieux senti l'infection des péchés commis à la cour romaine que ceux-là même qui les ont commis et les commettent encore tous les jours. " A ces mots, le Pape se tut, et moi, tout interdit, je considérais dans mon cœur et notais tout spécialement avec quelle autorité elle osait tenir pareil langage devant un si grand pontife.

Voici de même ce qui nous arrivait fréquemment, tant à moi qu'à d'autres, quand nous accompagnions la vierge dans ses voyages, à travers des pays où nous n’avions jamais été auparavant, pas plus elle que nous. Certaines personnes, qui lui étaient inconnues aussi bien qu'à nous, se présentaient avec un habit décent et l'apparence de mœurs honnêtes, bien qu'étant en réalité obstinément plongées dans leurs péchés. Reconnaissant aussitôt leurs crimes, Catherine ne pouvait ni leur répondre, ni même leur montrer son visage, et, si ces visiteurs insistaient par trop, elle leur disait d'une voix rude: " Nous devrions d'abord corriger nos vices, sortir des filets du démon et seulement ensuite parler de Dieu. " C'est par ces paroles ou d'autres semblables qu'elle se délivrait le plus vite possible de la présence de ces personnes; nous apprenions bientôt qu'elles étaient souillées de crimes honteux, auxquels leur coeur impénitent ne voulait pas renoncer. Un jour, nous avons rencontré une femme, qui, oh douleur! vivait criminellement avec un grand prélat de l'Eglise.Elle parlait à la sainte en ma présence; sa tenue et ses vêtements annonçaient une personne honnête, et cependant jamais elle ne put voir en face le visage de la vierge, qui se détournait toujours. Tout surpris, je m'informai de l'état de cette femme, et j'appris ce que je viens de dire. Je le racontai ensuite à Catherine, qui me répondit confidentiellement: "A sentir l'infection que je sentais moi-même, pendant que cette femme me parlait, vous auriez été pris de vomissements. " Je vous dis tout cela, lecteur, pour que vous sachiez quels dons excellents notre sainte avait reçus d'En-Haut. Ne vous étonnez pas si je m'égare un peu dans ces récits; vous voyez bien que le sujet le demande.

L'ennemi du genre humain, s'apercevant donc que la vierge acquérait au service des malades une pleine mesure de mérites et ne produisait pas peu de fruit spirituel dans les âmes, imagina une nouvelle ruse, pour lui faire quitter cette bonne oeuvre. Mais l'iniquité se mentit à elle-même ( Ps 26,12); le moyen qu'elle trouva pour rendre stérile l'arbre planté près du courant des eaux célestes (Ps 1,3) 2 fut précisément celui qui le fit se développer davantage sous l'accroissement que lui donnait le Seigneur (1 Co 3,6). En ce temps-là donc, une autre Sœur de la Pénitence de saint Dominique tomba malade. On la nommait Andrée, l'usage du pays donnant quelquefois aux femmes un nom d'homme. Elle avait au sein un ulcère, appelé chancre en terme de médecine. Cet ulcère rongeait peu à peu les chairs, et, s'étendant toujours comme le font les chancres, il avait gangrené presque toute la poitrine. Cette plaie exhalait une si mauvaise odeur, que personne ne pouvait approcher sans se boucher les narines. Aussi Andrée ne trouvait-elle que peu ou point de femmes, qui consentissent à l'assister, ou seulement à la visiter. La vierge du Seigneur l'ayant su, comprit que cette infirme, abandonnée de presque tout le monde, lui était par Dieu réservée. Elle vint aussitôt la trouver, l'encouragea d'un air joyeux, et lui offrit de bon cœur ses services personnels pour toute la durée de la maladie. Andrée les accepta avec d'autant plus de reconnaissance qu'elle se sentait privée désormais de tout autre service.

Voilà donc la vierge au service de la veuve, la jeunesse secourant la vieillesse, et celle qui languissait d'amour pour le Sauveur, soignant dans une femme les langueurs de la nature, et n'omettant rien de ce que ces soins exigeaient, bien que l'odeur du cancer devienne de jour en jour plus insupportable. Catherine se tient assidûment près de la malade, les narines toutes grandes ouvertes; elle découvre l'ulcère, elle l'essuie, elle le lave, elle le panse, sans donner un signe, sans faire un geste de dégoût. Ce service se prolonge, et se fait de plus en plus lourd; elle ne se lasse pas. Elle continue de pourvoir à tout, avec l'esprit joyeux et un visage souriant. La malade elle-même, au comble de l'étonnement, admire dans cette jeune fille une telle constance d'âme, une telle plénitude de dilection et de charité.

A la vue de ce dévouement, l'ennemi du genre humain et de toute vertu a recours à ses artifices accoutumés, pour annihiler, autant qu'il le peut, un acte de charité qui lui est si odieux. Il s'adresse d'abord à la sainte elle-même. Un jour qu'elle venait de découvrir l'ulcère de la malade, il en sort une odeur suffocante. La volonté de la sainte, solidement établie sur cette pierre qu'est le Christ, n'en est point émue, mais son cœur de chair se soulève, son estomac tout bouleversé par cette infection va être pris de vomissements. A peine la servante du Christ s'en est-elle aperçue, qu'elle s'emporte contre elle-même, d'une sainte colère,et, s'adressant à sa propre chair, elle lui dit: "Aurais-tu donc en abomination ta soeur, rachetée du Sang du Sauveur, alors que, toi aussi, tu peux tomber dans une infirmité pareille et même pire? Par le Dieu vivant! Tu ne resteras pas impunie. " Aussitôt elle incline son visage sur le sein de l'infirme. Elle applique sa bouche et ses narines sur l'horrible ulcère, et les y maintient ainsi fort longtemps, jusqu'à ce qu'il lui semble avoir comprimé le mouvement nerveux, qui refusait ce dégoût, et brisé la résistance de la chair, qui disait non à l'esprit. A ce spectacle, la malade s'écrie : " Cessez, ma fille. Cessez, ma très chère fille, ne vous laissez pas empoisonner par l'odeur d'une si horrible pourriture. " Mais Catherine ne se releva qu'après avoir triomphé de l'ennemi, qui, vaincu, la laissa tranquille pendant quelque temps.

Voyant qu'il ne pouvait rien contre elle, il se tourna du côté de la malade et multiplia d'autant plus autour de celle-ci ses ruses et ses embûches qu'il trouva son esprit moins bien gardé et défendu. Ce semeur de zizanie commença donc à jeter, dans l'âme d'Andrée, un certain dégoût des services de la vierge. Peu à peu, le mal allant croissant dans le coeur de l'infirme, ce dégoût se changea en haine. Mais, comme Andrée savait parfaitement qu'elle n'aurait service et assistance de personne, si ce n'est de Catherine, elle ne manifesta au dehors sa secrète haine que sous la forme d'un zèle désordonné pour celle qui en était l'objet. Et, comme la haine croit facilement au mal, dans ceux qu'elle poursuit, cette vieille infirme, infirme surtout dans son âme, se laissa tellement séduire par l'antique serpent, qu'elle commença à soupçonner, dans notre vierge immaculée, de honteuses souillures, et à s'imaginer que Catherine ne s'absentait d'auprès d'elle que pour se livrer à de mauvaises actions. Ainsi en arrive-t-il aux âmes qui ne sont pas vigilantes. Elles commencent par s'ennuyer des bonnes actions du prochain, qui faisaient habituellement leur joie. Puis elles les haïssent, elles en arrivent à juger mauvais ces actes et leurs auteurs; et, comme le prophétisait Isaïe, "leur esprit aveuglé appelle mal ce qui est bien et bien ce qui est mal (Is 5,20).Pendant ce temps notre sainte tenait ferme, inébranlable comme une colonne; elle n'avait devant les yeux que son Epoux et elle continuait, avec sa joie habituelle, le service qu'elle avait entrepris. Elle voyait bien d'où venait cette persécution, et, armée d'une forte patience, elle se riait de l'antique serpent. Mais, plus elle accomplissait joyeusement l'acte de charité que celui-ci haïssait, plus elle provoquait la violence de sa colère. Maître désormais de l'esprit de la vieille, qu'il aveuglait, le démon y excita un tel emportement qu'elle accusa ouvertement d'infamie la très pure vierge. Cette accusation trouva tant d'écho parmi les Sœurs que quelques-unes des plus anciennes, présidentes de la communauté, vinrent trouver Andrée pour s'informer de ce qu'il y avait de vérité dans la rumeur qui était arrivée jusqu'à elle. Comme la malade, obéissant aux suggestions de l'antique ennemi, diffamait, aussi honteusement que faussement, notre sainte, les Sœurs ne purent rester sourdes à ces provocations; elles firent comparaître la vierge et commencèrent à l'insulter et à l'accabler des plus grosses injures, lui demandant comment elle avait pu se laisser séduire au point de perdre sa virginité. Catherine leur répondit en toute patience et modestie : "En vérité, Mesdames et mes Sœurs, par la grâce de Jésus-Christ, je suis vierge. " A toutes ces accusations mensongères, elle n'opposait pas d'autre réponse, et, pour sa défense, elle se contentait de répéter toujours cette même affirmation: "En vérité, je suis vierge; en vérité, je suis vierge. "

Cet événement ne lui fit pas quitter le service d'Andrée. Bien qu'elle n'ait pas entendu si honteuse infamie, sans que son cœur en fût grandement affligé, elle n'en continua pas moins de soigner avec les mêmes attentions qu'auparavant celle qui l'avait diffamée. Ces soins une fois donnés, elle rentrait dans Sa cellule, et se mettait sans retard à la prière, son refuge habituel. Elle prononçait alors, bien plus d'esprit que de bouche, ces paroles ou d'autres semblables : " O très puissant Seigneur! O mon Époux souverainement aimant! vous savez combien est délicate la bonne renommée de toute vierge, et comme la moindre tache met en grand péril la pudeur de vos épouses. C'est pour cela que vous avez voulu, pour votre très glorieuse Mère, un époux qui parut tel aux yeux des hommes. Vous savez aussi que le père du mensonge a tissé toutes ces calomnies pour m'arracher à une oeuvre commencée par amour pour Vous. Aidez-moi donc, Seigneur, mon Dieu ! Ne laissez pas l'antique serpent, abattu par votre Passion, prévaloir contre moi. " Voilà comment, dans sa prière, Catherine parlait au Seigneur en versant d'abondantes larmes. A ce moment, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, le Sauveur monde lui apparut, ayant, dans sa main droite, un diadème d'or orné de perles et de pierres précieuses, et, dans sa main gauche, une couronne d'épines, et lui adressa ces paroles: "Sache bien, ma très chère fille, qu'il te faudra nécessairement recevoir l'une après l'autre, ces deux couronnes. Choisis ce que tu préfères. Veux-tu, pendant cette vie, porter la couronne d'épines, je te réserverai l'autre et sa beauté pour la vie éternelle. Veux-tu, au contraire, avoir dès maintenant la couronne de prix et tu recevras après ta mort celle d'épines. " Catherine répondit : " Depuis longtemps, Seigneur, j'ai renoncé à ma volonté, préférant faire uniquement la vôtre. Par conséquent il ne m'appartient pas de rien choisir. Mais, puisque vous voulez une réponse, je vous dis donc que je veux avant tout me conformer toujours pendant cette vie à votre bienheureuse Passion et mettre ma consolation à souffrir pour vous. " Cela dit, dans sa ferveur, elle arrache à deux mains le diadème d'épines de la main du Sauveur et se le met si rudement sur la tête que celle-ci, transpercée de partout par ces épines, garda toujours, depuis cette vision, la douloureuse sensation de leurs piqûres; c'est Catherine elle-même, qui l'a attesté de vive voix. Le Seigneur lui dit alors : " Toutes choses sont en mon pouvoir; de même que j'ai laissé ce scandale s'élever, ainsi puis-je tout aussi facilement l'étouffer. Pour toi, persévère dans le service que tu as entrepris, et ne cède pas au diable, qui voudrait y mettre obstacle. Je te donnerai pleine victoire sur le Malin. Toutes ses machinations contre toi retomberont sur sa tête et tourneront à ta plus grande gloire. " Cette vision laissa la servante du Christ toute consolée et fortifiée.

Pendant ce temps, Lapa, sa mère, apprit la rumeur que la bouche de la malade avait répandue parmi les Sœurs. Cette nouvelle ne la fit nullement douter de la pureté de sa fille, mais l'excita au plus haut point contre Andrée. Elle vint trouver notre sainte et, le cœur tout gonflé de colère, elle se mit à crier et à lui dire: " Ne t'ai-je pas dit bien des fois déjà de ne plus servir cette puante vieille? Vois maintenant de quel prix elle a payé tes soins ! Elle t'a honteusement diffamée auprès de toutes tes Sœurs. Si tu continues de la soigner ou seulement d'en approcher, je ne t'appellerai plus ma fille. " Tout cela n'était qu'artifice de l'ennemi, qui voulait empêcher une œuvre aussi sainte, Catherine, en entendant sa mère, se tut un instant, puis elle s'approcha et, se mettant à genoux devant elle, lui dit humblement: " Très douce mère, est-ce que l'ingratitude des hommes empêche Dieu d'exercer tous les jours Sa miséricorde envers les pécheurs ? Est-ce que Notre-Seigneur, sur la croix, a cessé d'opérer le salut du monde, à cause des injures qu'on lui a dites? Votre charité sait bien que, si j'abandonnais cette malade, personne d'autre ne l'assisterait et qu'elle mourrait faute de secours. Devons-nous être l'occasion de sa mort? Elle a été séduite par le diable, peut-être va-t-elle être éclairée par le Seigneur, et reconnaître son erreur. " Ayant demandé en ces termes la bénédiction de sa mère, Catherine revint à la malade et la servit aussi joyeusement que si Andrée n'en eût jamais dit le moindre mal. Celle-ci en fût tout interdite, et, ne surprenant dans la vierge aucune trace de trouble, elle fut obligée de s'avouer complètement vaincue. Alors elle commença de rentrer en elle-même, et son repentir fut d'autant plus vif qu'elle éprouvait mieux chaque jour la persévérance de sa bienfaitrice.

Le Seigneur eut enfin pitié de cette vieille, et lui envoya, pour glorifier son épouse, la vision suivante:Un jour que la servante du Christ était entrée dans la chambre et s'était approchée de la malade, celle-ci vit se répandre tout autour de son lit une lumière qui descendait d'en-haut, et dont le charme et la douceur lui faisaient oublier complètement toutes ses peines. Tandis qu'ignorant la cause d'une telle nouveauté, elle regardait de tous les côtés, elle vit le visage de la vierge transfiguré et transformé. Ce n'était plus Catherine, fille de Lapa, c'était une majesté angélique, que la lumière enveloppait de toute part, comme un vêtement. A cette vue, Andrée sentit de plus en plus son cœur pénétré de componction, et se reprocha intérieurement d'avoir donné libre cours à sa mauvaise langue contre une vierge si sainte. Cette vision, qui était matérielle (par opposition à imaginaire), et éclatait aux yeux de l'infirme, dura quelques instants, puis s'évanouit comme elle était venue. Après la disparition de cette lumière, notre vieille se sentit tout à la fois consolée et triste, mais de cette tristesse qui rend juste, au témoignage de l'Apôtre (2Co 7,10) Bientôt elle demande pardon à la vierge, avec des sanglots et des gémissements, elle s'accuse de l'avoir gravement offensée et très faussement diffamée.

On eût dit que la lumière extérieure de la vision avait apporté avec elle une lumière intérieure, qui avait révélé à la malade toutes les tromperies de Satan. En entendant ces aveux, la vierge du Seigneur se précipite dans les bras de celle qui l'avait calomniée et la console de son mieux. Elle l'assure qu'elle n'a jamais songé à l'abandonner, qu'elle ne s'est pas sentie offensée le moins du monde, et lui dit: " Je le sais bien, très douce Mère, c'est l'ennemi du genre humain qui a perpétré tous ces scandales; votre esprit a été trompé par ses prodigieuses illusions, ce n'est pas à vous, c'est à lui que je dois en vouloir; à vous, je ne dois que remerciements pour le zèle que vous mettiez, comme la meilleure des amies, à veiller sur ma vertu. " C'est par ces paroles et autres semblables que Catherine consolait sa calomniatrice, puis, ayant fait avec soin tout ce que son service demandait, elle se hâta de rentrer dans sa cellule, pour ne pas perdre de temps.

Mais Andrée, reconnaissant de tout cœur sa faute, dit à tout venant, avec larmes et sanglots, combien elle s'est trompée et comment elle a été persuadée et séduite par le démon. Elle se proclame coupable. Elle affirme que la vierge, contre laquelle elle a parlé, est non seulement pure, mais sainte et remplie de l'Esprit de Dieu. Certaines visiteuses lui demandent plus secrètement et avec plus d'insistance comment elle peut être sûre de ce qu'elle atteste, au sujet de la sainteté de la vierge. Elle répond toujours, avec une chaleureuse conviction, qu’elle n'a jamais senti, ni connu ce qu'étaient les douceurs et les consolations spirituelles, avant d'avoir vu Catherine transfigurée devant elle et entourée d'ineffable lumière. On la presse de dire si elle a vu cela des yeux du corps; elle l'affirme, mais elle avoue ne trouver nulle parole qui puisse exprimer la beauté de cette lumière et la suavité qui remplit alors son âme. Ce fut, pour notre sainte, la cause d'une renommée plus grande et plus éclatante parmi les hommes, et l'antique ennemi, qui avait cru dénigrer Catherine, vit tous ses efforts aboutir, malgré lui, sous l'intervention de l'Esprit-Saint, à l'exaltation de notre vierge. Au milieu de ce triomphe, la sainte ne se laissa pas plus enorgueillir par le succès, qu'elle ne s'était laissée abattre par l'adversité. Elle continua, sans se lasser, son oeuvre de charité et s'appliqua de tout son cœur à connaître son néant. Toute sa beauté ne venait-elle pas de Celui-là seul qui a l’Etre. Cependant l'infatigable ennemi, qu'on peut bien vaincre, mais non pas tuer, revint à ses premières tentatives, et essaya d'abattre par de nouvelles révoltes de l'estomac la jeune athlète triomphante.

Un jour que la servante du Christ avait découvert l'horrible ulcère pour le laver, la plaie, rendue plus infecte encore par une action du démon, répandit une odeur tellement suffocante que le cœur de la sainte en fut tout soulevé, et des nausées insurmontables s'emparèrent de son estomac. La vierge du Seigneur en eut l'âme d'autant plus affligée qu'eu ces jours-là la grâce de l'Esprit-Saint avait donné, par de nouvelles victoires, de nouvelles perfections à ses vertus. Elle s'emporte d'une sainte colère contre son propre corps et lui dit: " Par la vie du Très-Haut, le très doux Époux de mon âme, tu vas recevoir dans tes entrailles ce qui te fait tant d'horreur. " Elle recueille aussitôt dans une écuelle la lavure et le pus de cette hideuse blessure, et, se retirant à l'écart, elle avale tout ce breuvage. Cela fait, elle vit cesser aussitôt toute tentation de dégoût. Je me rappelle qu'un jour où, en sa présence, on eut l'occasion de me raconter cette histoire, elle la compléta en me disant secrètement à voix basse: " Jamais, depuis ma naissance, je n'ai pris nourriture ou boisson si suave et de si bon goût. " J'ai trouvé dans les écrits du Frère Thomas qu'elle avait eu pareille impression quand elle avait appliqué son visage sur l'ulcère, comme nous l'avons raconté plus haut. Elle a secrètement avoué à ce Frère, qu'en ce moment elle sentit une odeur des plus douces et fort délectable. Je ne sais, lecteur, si vous pèserez bien tout ce qui vient d'être dit; pour moi, je vais ajouter à ce récit, aussi brièvement que possible, les enseignements que le Seigneur a donnés à la suite de ce fait.

L'épouse du Christ, après avoir reçu de son Époux toutes des victoires, vit apparaître, pendant sa prière, dans la nuit qui suivit son dernier triomphe, le Sauveur du monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il lui montra les cinq plaies sacrées de son corps, reçues au jour où il fut crucifié pour notre salut, et lui dit: " Ma bien-aimée, tu as soutenu pour moi bien des combats, et jusqu'ici, avec mon secours, tu as toujours eu la victoire. Aussi m'es-tu devenue bien gracieuse et bien agréable. Mais hier en particulier, tu as mérité tout l'excès de mes complaisances. Car non seulement tu as méprisé les délectations des sens, tenu pour rien l'opinion des hommes, et triomphé des tentations de l'ennemi, mais tu as vraiment foulé aux pieds l'instinct naturel de ton propre corps, quand, dans l'ardeur de ta charité, tu as pris si joyeusement un si horrible breuvage. C'est pourquoi, je te le dis, de même que dans cet acte tu t'es élevée au-dessus de la nature, ainsi vais-je te donner une boisson qui dépasse tout ce qui est habituellement accordé à la nature humaine. " Et, mettant la main droite sur le cou de la vierge, il approcha celle-ci de la blessure de son divin côté : "Bois, lui dit-il, ma fille, bois à mon côté, un breuvage qui remplira ton âme de tant de suavité que cette suavité fera sentir ses admirables effets jusque dans ton corps méprisé à cause de moi. " Catherine, se voyant ainsi placée à l'ouverture de la fontaine de vie, appliqua, sur la plaie sacrée, la bouche de son corps, mais bien plus encore celle de son âme; et, pendant un assez long espace de temps, elle puisa à cette source, avec autant d'avidité que d'abondance, un ineffable breuvage, dont on ne saurait expliquer les merveilleuses propriétés. Enfin, sur un signe du Seigneur, elle se détacha de cette fontaine sacrée. Elle était tout à la fois rassasiée et altérée, et la satiété ne mettait pas de dégoût dans son âme, pas plus que la soif n'y engendrait de peine.

O Seigneur d'ineffable miséricorde, combien vous êtes doux à ceux qui vous aiment! combien vous êtes suave à ceux qui savent vous goûter! mais que n'êtes vous pas pour ceux que vous abreuvez si merveilleusement! Je pense, Seigneur, que ceux qui n'ont pas fait l'expérience de pareilles merveilles ne peuvent pas, plus que moi, les comprendre pleinement. Elles nous sont aussi inconnues que les couleurs aux aveugles, que les sons de la mélodie aux sourds. Cependant, pour n'être pas tout à fait ingrats, nous contemplons et nous admirons, comme nous pouvons, les grandes grâces que vous accordez libéralement à vos saints, et dans la mesure de nos forces nous remercions bien pauvrement Votre Majesté.

Quant à vous, lecteur, je vous en prie, ne passez pas inattentif sur un acte où notre aimable vierge a montré une vertu si grande et si extraordinaire. Considérez, je vous le demande, cette charité, racine de tout bien, qui a décidé Catherine à prendre un service si répugnant pour les sens. Contemplez, je vous en conjure, la ferveur de cette même charité, cause d'une si longue persévérance dans ce service, malgré les révoltes de la nature. Remarquez, je vous en supplie, la fermeté de cette incomparable constance, qu'une diffamation si honteuse n’a pu briser, et que les procédés odieux de la calomniatrice n'ont pu ébranler. Voyez enfin comment cette âme, fermement établie dans le Christ, ne s'est point laissé enorgueillir par la louange, et comment elle a su s’élever au-dessus de la chair, non pas en quittant cette chair, mais en s'opposant à ses instincts naturels, et en obligeant ses entrailles à recevoir ce qui faisait horreur à sa vue. Non seulement des actes aussi héroïques ne sont pas communs, mais on trouverait à peine, je crois, un petit nombre de fidèles qui en soient capables, surtout en notre temps, où ceux qui en font de semblables sont rares comme les phénix. Aussi écoutez encore quel fut le résultat de tout cela. Après s'être abreuvée au côté du Sauveur, l'âme de notre sainte vierge fut remplie d'une grâce si abondante que son corps éprouvant les effets de cette surabondance, ne prit jamais et ne put jamais prendre depuis ce moment de nourriture matérielle, comme auparavant. Mais nous parlerons plus au long et plus spécialement tout à l'heure de cette merveille, car, ce chapitre quoique aussi bien important, sa longueur m'oblige de le finir.

J'ai déjà cité ses témoins, inutile de répéter leurs noms. Cependant je tiens à protester, tant pour le présent que pour l'avenir, que j'ai pris tous mes renseignements, dans les confessions que la sainte m’a faites à moi personnellement, dans les écrits de Frère Thomas son premier confesseur, et dans les récits des Frères de mon Ordre, ou de personnes tout à fait dignes de foi, compagnes de Catherine. J'ai déjà donné plus haut les noms de ces personnes, et quand ce sera nécessaire, je les donnerai encore.

CHAPITRE V

CATHERINE VIT D'UNE MANIÈRE TOUT A FAIT EXTRAORDINAIRE.
JUSTIFICATION DE SON JEUNE.

L'incomparable et éternel Epoux avait éprouvé son épouse bien-aimée au creuset de tribulations multipliées ; il ne lui restait plus qu'à la couronner d'une manière digne de sa munificence. Mais les âmes, que la sainte devait aider dans leur pèlerinage, n'avaient pas encore reçu le fruit de ses œuvres, dans la mesure que l'Epoux avait éternellement voulue et qu'il avait promise à la vierge. La divine Providence, pour accomplir parfaitement son œuvre, fut donc obligée de laisser, à cette fin, l'épouse sur la terre, tout en lui donnant des arrhes de l'éternelle récompense. C'est pourquoi Notre-Seigneur fit entrer dès cette vallée de larmes celle qui était à la fois son épouse et sa servante, dans un genre de vie vraiment céleste, tout en la laissant en compagnie Ces habitants de la terre. Voici par quelle révélation il l'instruisit de ses volontés.

Un jour que la sainte priait dans l'intérieur de sa petite chambre, le Sauveur et Seigneur du genre humain lui apparut et lui annonça, en ces termes, les nouvelles merveilles qu'il allait accomplir en elle : " Apprends donc, ma très douce fille, que désormais les jours de ton pèlerinage seront remplis de mes dons. Ces dons seront si nouveaux et si merveilleux qu'ils provoqueront l'étonnement et l'incrédulité des hommes ignorants et charnels. Beaucoup même de ceux qui t'aiment seront hésitants et soupçonneront quelque illusion; tout cela arrivera à cause de l'excès de mon amour. Car j'infuserai dans ton âme une telle abondance de grâces que, dans son débordement, cette grâce rejaillira merveilleusement sur ton Corps, qui en recevra et gardera un mode de vivre tout à fait extraordinaire. De plus ton cœur s’enflammera d'un zèle si impétueux pour le salut du prochain qu'oublieuse de ton sexe, tu changeras complètement toutes tes habitudes. Non seulement lu ne fuiras plus, comme tu avais coutume de le faire, la compagnie des hommes et des femmes, mais, pour le salut de leurs âmes, tu t'exposeras dans la mesure de tes forces à toutes les fatigues. Beaucoup en seront scandalisés, de là des contradictions qui révéleront les pensées de bien des cœurs (Lc 2,25). Pour toi, reste toujours sans trouble et sans crainte. Toujours je serai avec toi et délivrerai ton âme de la langue perfide et des lèvres de ceux qui disent le mensonge ( Ps 119, 2). Accomplis virilement ce que l'Onction (L’Esprit-Saint, 1 Jn 2,27) t'enseignera, car, pour toi, j'arracherai beaucoup d'âmes à la gueule de l'enfer, et je les conduirai, avec le secours de ma grâce, jusqu'au royaume des cieux. "

Catherine m'a secrètement confessé que le Seigneur lui avait très fréquemment répété ces paroles, surtout celles qui lui disaient: " Sois sans crainte et sans trouble. " La sainte répondit : "Vous êtes mon Seigneur et moi je suis votre vile servante ; que votre volonté se fasse toujours ; mais souvenez-vous de moi, selon la grandeur de vos miséricordes et secourez-moi. " La vision disparut et laissa là la servante du Christ toute pensive, se demandant en son cœur ce que serait ce changement de vie.

Dès lors la grâce de Jésus-Christ alla de jour en Jésus, jour croissant dans l'âme de Catherine. Elle avait en telle abondance l'Esprit du Seigneur qu'elle en était elle-même toute surprise et que, dans son étonnement, elle partageait pour ainsi dire les défaillances du Prophète et chantait avec lui: " Mon coeur et ma chair ont défailli, Dieu de mon coeur, mon partage et mon Dieu pour l'éternité (Ps 72,26) " ; et encore : "Je me suis souvenue de Dieu, et j'ai été inondée de joie, j'ai médité, et mon esprit à défailli (Ps 76,4) " La vierge du Christ languissait d'amour pour Lui, sans autre remède que les larmes de l'esprit et du corps. Aussi c'était chaque jour des gémissements, chaque jour des pleurs, sans que cette langueur pût y trouver son plein soulagement. Obéissant à une inspiration que le Seigneur envoya à son âme, notre sainte trouva bon d'aller fréquemment à l'autel de Dieu ( Ps 72,4) recevoir le plus souvent possible, des mains du prêtre, dans le sacrement d'Eucharistie, le Seigneur Christ, dans lequel exultaient son coeur et sa chair ( Ps 73,3). Ne pouvant pas encore s'en rassasier au gré de ses désirs dans la patrie, elle en ferait du moins, par le sacrement, la joie de son pèlerinage. Mais c'était là semence de plus grand amour, et par conséquent de plus de langueur. La foi lui donnait cependant dans l'Eucharistie de quoi mieux alimenter la fournaise de charité, dont les ardeurs allaient croissant chaque jour en son cœur, sous le souffle de l'Esprit-Saint. De là vint et s'enracina chez elle l'habitude de communier presque chaque jour. Toutefois ses infirmités corporelles et ses travaux pour le salut des âmes y mettaient souvent obstacle. Mais son désir de recevoir fréquemment la sainte Communion était si grand qu'aux jours où il n'était pas satisfait, son corps était durement éprouvé et comme défaillant. Ce corps, qui avait part à l'abondance de l'esprit, ne pouvait aucunement éviter d'en partager l'angoisse. Mais nous traiterons ailleurs ce sujet plus au long ; revenons à l'exposé de l'admirable genre de vie, qui était devenu celui du corps de la sainte.

Je rapporte ici ce qu'elle m'a secrètement confessé, et ce que j'ai trouvé dans les écrits du confesseur qui m'a précédé. Après la vision racontée plus haut, les grâces et les consolations célestes, qui descendaient dans l'âme de Catherine, devinrent si abondantes, surtout aux jours de communion, que ces grâces débordant et rejaillissant sur le corps, en consumaient et en desséchaient les sucs vitaux. L'estomac de la sainte fut si profondément modifié que non seulement elle n'avait plus besoin de nourriture matérielle, mais qu'elle ne pouvait en prendre sans douleur physique. Si on la forçait à en accepter, elle éprouvait de très vives souffrances, et les aliments étaient violemment rejetés au dehors. La plume ne saurait rapporter tout ce que le vierge eut à souffrir à cette occasion.

Dans les commencements, ce genre de vie parut en effet inadmissible à tout le monde, même aux personnes de la maison, qui vivaient plus continuellement avec la sainte. Ils traitaient un don de Dieu si singulier de tentations et de mirage de l'ennemi. Le confesseur, que j'ai déjà souvent nommé, partagea l'erreur commune. Inspiré par un zèle qui était bien intentionné, mais qui n'était pas éclairé, il craignait que Catherine n'eût été séduite par le démon, transfiguré en ange de lumière (2 Co 11,14),et il lui ordonna de prendre chaque jour de la nourriture et de ne pas croire aux visions qui lui conseillaient le contraire. Catherine en appela à l'expérience: quand elle ne prenait pas de nourriture, elle avait plus de santé et de force, quand, au contraire, elle mangeait, elle était malade et languissante. Son confesseur ne s'émut point de cette observation, il lui renouvela et lui maintint l'ordre de manger. En vraie fille d'obéissance, elle fit tout son possible pour se soumettre à cet ordre, et en vint à un tel point d'affaiblissement qu'on craignait. presque pour sa vie. S'en allant alors trouver son confesseur, elle lui dit: "Père, si, par un jeûne excessif, j'exposais mon corps à la mort, ne me défendriez-vous pas de jeûner, pour m’empêcher de mourir et d'être homicide de moi-même ? - Oui, sans aucun doute, lui répondit le confesseur. Elle reprit : "N'est-il pas plus grave de s'exposer à la mort en mangeant qu'en jeûnant ? " et, sur la réponse affirmative du prêtre, elle ajouta " Puisqu'une expérience répétée vous a appris que la nourriture me rend malade, pourquoi ne me défendez-vous pas de manger comme vous me défendriez de jeûner en pareil cas? " A ce raisonnement, il ne sut que répondre et, voyant dans la sainte les signes manifestes d'un vrai danger de mort, il lui dit: "Agissez désormais d'après les inspirations de l'Esprit-Saint, car bien grandes sont les merveilles que Dieu semble opérer en vous. "

Et maintenant, lecteur, notez ici, je vous prie, ce qui fut l'occasion des grandes souffrances que la sainte dut éprouver de la part des personnes de sa maison et de sa famille, souffrances que la parole et la plume sont impuissantes à raconter. Catherine me les a révélées confidentiellement, dés les premiers jours où je méritai d'être admis dans son intimité, et elle m'en a souvent parlé dans la suite, quand le sujet de l'entretien l'exigeait. Les gens de son entourage mesuraient ses actes et ses paroles, soit à la mesure des leurs, soit à la mesure commune des actions humaines et non pas à la mesure des grâces spéciales versées par le Seigneur dans l'âme de son épouse. Perdus au fond de la vallée, ils prétendaient donner les limites du sommet des monts. Ils tiraient les dernières conclusions d'un art, dont ils ignoraient les principes et, dans l'aveuglement que leur apportait l'éclat d'une lumière qui les dépassait, ils jugeaient témérairement du jeu de ses couleurs. De là des mécontentements déraisonnables,qui les faisaient se plaindre du rayonnement de cette étoile. Ils voulaient enseigner celle dont ils ne pouvaient comprendre les enseignements ; et, tout ensevelis dans les ténèbres, ils reprochaient au jour sa clarté. Leur langue mordait sans bruit, mais pour autant, leurs secrètes détractions, présentées sous couleur de beau zèle, n'en atteignaient pas moins cette sainte, qui était leur proche. Ils poussaient et contraignaient le confesseur de la vierge à la réprimander.

Il ne m'est pas facile de dire les multiples angoisses par lesquelles l'âme de la sainte dut alors passer; je ne pourrais l'exposer aisément, même en un long discours. Tout entière à l'obéissance et toute pénétrée du mépris d'elle-même, Catherine ne savait pas s'excuser et n'osait aucunement résister à la volonté et aux avis de son confesseur. Cependant elle constatait clairement que la volonté du Très-Haut allait à l'encontre des manières de voir de sa famille et de son directeur; dans sa crainte du Seigneur, elle ne voulait ni déserter l'obéissance, ni scandaliser son prochain, et par suite elle ne savait à quoi se résoudre. C'était de toute part de nouveaux sujets d'angoisse: se réfugier dans la prière était son seul soulagement. Elle répandait devant le Seigneur des larmes de douleur et de confiance, le conjurant humblement et instamment de vouloir bien, Lui le Maître, manifester directement sa volonté à ses contradicteurs, surtout au confesseur, qu'elle craignait particulièrement d'offenser. Il ne lui était pas permis d'alléguer la parole des Apôtres disant aux Princes des prêtres : " Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (Act 5,29)" Car aussitôt se présentait à son esprit cette réponse, que le démon se transfigure souvent en ange de lumière, qu'elle ne devait, ni croire à toute inspiration, ni s'appuyer sur sa propre prudence, mais suivre les conseils qu'on lui donnait. Cependant, le plus souvent, le Seigneur l'exauçait comme d'habitude, illuminait l'esprit du confesseur, et lui faisait modifier ses décisions. Mais, malgré ce secours, aile prêtre, ni les autres personnes qui murmuraient contre la sainte, ne surent se laisser diriger par l'esprit de discrétion.

Notre sainte avait été souvent et très bien instruite par le Seigneur de toutes les ruses de l'ennemi ; elle était habituée à lutter fréquemment avec ce même ennemi; elle avait triomphé complètement et dans d'innombrables rencontres de l'adversaire du genre humain; elle avait reçu du Seigneur le don surnaturel d'intelligence qui lui permettait de crier avec l'Apôtre: "Nous n'ignorons pas les ruses de Satan (2 Co 2,14). " Si ses contradicteurs avaient donné quelque attention à ces considérations, ils auraient mis un doigt sur leurs lèvres (Job 19, 9); disciples imparfaits, ils ne se seraient pas élevés présomptueusement au-dessus d'une maîtresse aussi parfaite ; petits ruisseaux, ils n'auraient pas osé prétendre à remplir de leur goutte d'eau un si grand fleuve. Voilà, avec d'autres semblables, les réponses qu'en ce temps-là je jetais à la face de tous ceux qui murmuraient, et je les note ici à l'intention de certaines personnes qui ont connu ces faits.

Mais, revenons au point où nous avons laissé notre récit, et apprenez, lecteur, que le premier jeûne extraordinaire de la sainte dura depuis le Carême, pendant lequel arriva la vision racontée plus haut, jusqu'à la fête de l'Ascension. Pendant tout ce temps, la Vierge, remplie de l'Esprit de Dieu, ne prît aucune nourriture ou boisson matérielle, sans cesser d'être toujours alerte et joyeuse. Ce n'est pas étonnant, puisque l'Apôtre nous assure, que " les fruits de l'Esprit sont charité, joie et paix (Gal 5,22) ". La Vérité première nous dit elle-même, que "l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4). Et n'est-il pas encore écrit, que " le juste vit de la foi (Rm 1,17) ". Au jour de l'Ascension, Catherine put manger, ainsi que le Seigneur le lui avait annoncé, avertissement dont elle avait fait part à son confesseur. Elle mangea du pain, des légumes cuits et des herbes crues, c'est-à-dire des aliments de Carême, car il était impossible au miracle aussi bien qu'à la nature de faire pénétrer dans ce corps une nourriture plus délicate. Après quoi, elle se remit au simple jeûne ordinaire; puis, après quelques interruptions, elle reprit peu àpeu ce jeûne continu, inouï pour notre temps. Mais pendant que le corps jeûnait, l'esprit était fréquemment et abondamment nourri, car au temps où se passait tout ce que nous racontons ici, Catherine s'approchait avec ferveur de la sainte Communion le plus souvent qu'elle le pouvait. Elle y trouvait tant de grâces que, dans cette mort de tous les sens corporels et de toute activité naturelle pour ainsi dire, son corps et son âme vivaient exclusivement de la vertu surnaturelle de l'Esprit-Saint. C'est pourquoi, quiconque a l'intelligence des choses spirituelles, en conclura que toute cette vie était surnaturelle et miraculeuse. J'ai vu moi-même, et non pas une fois, mais plusieurs, j'ai vu ce faible corps, que ne fortifiait aucune nourriture matérielle, aucune boisson, si ce n'est de l'eau froide, je l'ai vu réduit à la dernière faiblesse, si bien que moi et les autres, nous attendions tremblants son dernier souffle. Se présentait-il alors quelqu'occasion de procurer la gloire du nom divin ou le salut des âmes, immédiatement, sans aucun remède, ce corps défaillant recouvrait non seulement la vie, mais les forces, et des forces plus qu'ordinaires, des forces vraiment robustes et résistantes pour sa condition. Catherine se levait, marchait, travaillait sans difficulté, plus que les personnes bien portantes qui l'accompagnaient, et défiait toute lassitude.

D'où venait cela, je vous prie, si ce n'est de l'Esprit qui se délecte en de telles oeuvres ? Il suppléait miraculeusement à l'impuissance de la nature et vivifiait non seulement l'âme, mais le corps. Au temps où la sainte commença de vivre ainsi sans aliments corporels. le confesseur, souvent cité plus haut, lui demanda si parfois elle avait quelque désir de manger. Elle lui répondit: " Le Seigneur me rassasie tellement dans la réception de son très vénérable Sacrement que je ne puis plus désirer aucune nourriture matérielle. " Et, comme le prêtre lui demandait ensuite, si elle sentait la faim, quand elle ne communiait pas, elle ajouta: " Quand je ne puis recevoir le Sacrement, sa seule présence et sa seule vue me rassasient. Bien plus, non seulement la présence de l'hostie consacrée, mais aussi celle du prêtre que je sais l'avoir touchée, m'apporte une telle consolation que tout souci de nourriture disparaît. " C'est ainsi que la vierge du Seigneur était tout à la fois rassasiée et à jeun, l'estomac vide et le cœur plein, toute desséchée extérieurement, et intérieurement tout arrosée d'un fleuve d'eau vive, alerte et joyeuse en tout événement.

Mais l'antique et tortueux serpent ne pouvait supporter un si grand don de Dieu, sans une envie furieuse, toute pleine de venin. Il souleva contre Catherine, au sujet de ce jeûne, tous ceux qui l'entouraient, âmes spirituelles ou charnelles, religieux ou séculiers. Et ne vous étonnez pas, lecteur, de voir au nombre de ces personnes séduites, des âmes spirituelles et religieuses. Croyez-moi, quand l’amour-propre n'est pas complètement éteint en elles, l'envie y règne souvent plus dangereusement qu'en toute autre âme, surtout quand elles voient quelqu'un faire ce qu'elles savent bien leur être impossible. Etudiez les actes et les faits des Pères de la fameuse Thébaïde. Un jour, un des disciples de Macaire, vêtu d'un habit séculier, se rendit dans une nombreuse communauté de moines, que dirigeait Pacôme. Après beaucoup d'instances, il fut admis par ce dernier à revêtir l'habit de cette religion. Mais, quand les moines eurent vu l'admirable et inimitable austérité de sa pénitence, ils se rassemblèrent tous un certain jour, et, tout près de se révolter contre Pacôme, ils lui dirent: " Enlève-nous ce moine, ou bien sache que nous quitterons tous le monastère aujourd'hui même. " Et ceux qui parlaient ainsi étaient des hommes réputés parfaits. Que pensez-vous des spirituels de nos jours? Si je ne craignais d'être trop long, je vous dirais à leur sujet bien des choses que l'expérience seule a pu m'apprendre.

Je vous dis tout cela à propos du murmure général soulevé par le jeûne de la sainte. Les uns disaient: "Nul n'est plus grand que son Maître. Le Christ Seigneur a mangé et bu, sa glorieuse Mère a fait de même, et les Apôtres ont aussi mangé; le Seigneur leur avait même dit " Mangez et buvez ce qui se trouve chez vos hôtes (Lc 10,7). " Qui peut les surpasser ou même les égaler! " D'autres affirmaient que, d'après l'enseignement donné par tous les saints, dans leurs paroles et leurs exemples, il n'était jamais permis de se singulariser par son genre de vie, mais qu'on devait garder en tout la voie commune. Certains murmuraient discrètement, que tous les excès ont toujours été et sont toujours mauvais, et qu'une âme craignant Dieu les fuit. Il s'en trouvait aussi, dont nous avons déjà dit un mot, qui, pour ne pas se départir de leurs charitables intentions, attribuaient cette conduite aux illusions de l'antique ennemi. Enfin, les hommes charnels et les détracteurs notoires répétaient que c'était là pure feinte, pour acquérir de la gloire. A tous ce jugements, aussi faux qu'absurdes, et qui n'avaient aucune raison de se produire, je dois répondre, dans la mesure où je le puis, et selon que le Seigneur me l'a appris, sinon je me croirais justiciable au Tribunal de la Vérité première. Prêtez-moi donc, je vous prie, bon lecteur, toute votre attention.

Si les premiers contradicteurs, qui mettent en cause le Sauveur, sa glorieuse Mère et les saints Apôtres, disaient la vérité, il s'ensuivrait aussitôt, que Jean-Baptiste eût été plus grand que le Seigneur Christ lui-même. Car Notre-Seigneur nous apprend de sa propre bouche, que Jean-Baptiste est venu, ne mangeant ni ne buvant, tandis que lui-même, Fils d'une humanité virginale, mangeait et buvait (Mt 11,18). Il s'ensuivrait de même, qu'Antoine, les deux Macaires, Hilarion, Sérapion et d'autres saints innombrables, ayant jeûné presque continuellement, et par conséquent plus longtemps que ne l'ont fait communément les Apôtres, les auraient dépassés en sainteté. Peut-être ceux qui murmurent ainsi, voudront-ils répondre que Jean dans le désert et les Pères d'Egypte ne gardaient pas un jeûne absolu, mais mangeaient quelque chose à certaines heures. Que diront-ils alors de Marie-Madeleine, qui demeura trente-trois ans sur un rocher (La Sainte Baume), sans aucune nourriture matérielle. Son histoire le dit clairement, et ce témoignage est manifestement confirmé par le site du lieu qu'elle habitait, alors inaccessible. Madeleine est-elle plus grande que la glorieuse Vierge, qui n'est point demeurée sur un rocher, et n'a pas observé pareil jeûne? Que diront-ils aussi de plusieurs saints Pères, qui sont restés pendant un temps plus ou moins long sans prendre aucune, nourriture? On lit même de l'un d'eux en particulier, qu'après avoir reçu le Sacrement du Seigneur, il ne prenait aucun autre aliment pour se soutenir (Le P. Jean, Vie des Pères, par Rufin). Qu'ils apprennent donc, s'ils ne le savent pas encore, que la sainteté ne se mesure pas aux jeûnes, mais au degré de la charité! Qu'ils apprennent, que personne ne doit se constituer juge de ce qu'il ignore! Qu'ils écoutent la Sagesse incarnée de Dieu le Père, disant d'eux et de leurs pareils : " A qui comparerai-je cette génération et à qui ces hommes ressemblent-ils? Aux enfants, auxquels leurs camarades répètent en jouant sur la place publique: " Nous vous avons chanté des chants de fête et vous n'avez pas dansé, des chants de deuil et vous n'avez pas pleuré (Lc 7,32). " Et Notre-Seigneur ajoutait les paroles que nous avons déjà citées : "Jean-Baptiste est venu, ne mangeant pas de pain, ne buvant pas de vin, et vous dites... il est possédé du démon. Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites: " C'est là un homme vorace, et qui aime le vin (Lc 7, 33.34). " Cette seule réflexion du Sauveur doit suffire à fermer la bouche à ceux qui font la première objection, que nous avons rapportée.

Quant aux seconds, qui détestent les voies extraordinaires, il est facile de leur répondre. L'homme ne doit pas rechercher de lui-même les singularités; mais quand ces singularités sont l’œuvre de Dieu, il doit les recevoir avec reconnaissance. Autrement il faudrait mépriser tous les dons extraordinaires de Dieu. La sainte Ecriture nous enseigne que " l'homme juste ne doit pas rechercher ce qui est au-dessus de lui " , mais elle ajoute immédiatement: " Plusieurs des révélations qui te sont faites dépassent ton, intelligence (Eccl 3,22.239). " Cela veut dire : " De toi-même, tu ne dois pas chercher ce qui est au-dessus de toi; mais, si Dieu te le révèle, tu dois recevoir cette révélation avec action de grâces. " Or, dans le cas dont nous parlons, le jeûne de la sainte était l’œuvre d'une providence toute spéciale du Seigneur: qui pourrait donc objecter ici la loi prohibant la singularité? C'était cette même pensée, revêtue du voile d'une humilité sincère, que notre vierge opposait à ceux qui lui demandaient pourquoi elle ne prenait pas, comme les autres, d'aliments corporels. Elle disait: " Dieu m'a frappée, à cause de mes péchés, d'une infirmité toute particulière, qui m'empêche absolument de prendre aucune nourriture. Et moi aussi, je voudrais bien manger, mais je ne puis pas. Priez pour moi, je vous en conjure, afin que Dieu me pardonne les péchés pour lesquels je souffre tout ce mal. " C'était dire ouvertement : " C'est là l’œuvre de Dieu et non la mienne. " Mais, pour éloigner toute apparence de vanité, elle attribuait tout à ses péchés. Et, en cela, elle ne parlait pas contre sa propre pensée, car elle croyait fermement que Dieu l'avait ainsi exposée aux murmures des hommes, pour la punir de ses péchés. C'est à ses fautes qu'elle imputait tout le mal qui lui arrivait, tandis qu'elle rapportait tout bien à Dieu Cette règle, pleine de vérité, lui servait en tout événement. La même réponse vaut contre ceux qui arguent du devoir d'éviter les excès. Un excès ne peut être mauvais, quand il est l’œuvre de Dieu, et l'homme, alors, ne peut pas l'éviter. Que ce soit là notre cas, nous l'avons assez montré.

Et maintenant je prie ceux qui prétendent reconnaître ici les illusions de l'ennemi de vouloir bien me répondre. Est-il vraisemblable que Catherine se soit laissé tromper, après avoir triomphé de toutes les ruses de Satan et de toutes les tentations que nous avons décrites? Mais, en admettant qu'elle ait été séduite, quel était donc celui qui gardait au corps de la sainte toute sa vigueur? S'ils veulent que ce soit l'ennemi, qu'ils me disent quel était alors celui qui maintenait l'esprit de la vierge dans une joie et une paix si grandes, au temps ou elle était privée de toute délectation sensible. Le fruit de l'Esprit-Saint ne peut être l’œuvre du diable, et la charité, la joie et la paix, sont le fruit de l'Esprit, l'Ecriture nous le dit (Gal 5,22). Moi, je ne pense pas qu'on puisse rester dans la vérité, et attribuer tout cela au démon; et si nos contradicteurs persistent dans leurs méchantes interprétations, qui nous assurera, qu'en parlant ainsi, ils n'obéissent pas eux-mêmes aux séductions de l'antique serpent? D'après eux, l'ennemi peut tromper et séduire une vierge, qui l'a si souvent vaincu, dont le corps vit et se soutient dans des conditions qui dépassent toute vertu naturelle, et dont l'âme goûte la paix continue d'une joie toute spirituelle et non charnelle. Mais alors combien plus facilement encore cet ennemi peut-il tromper et séduire ceux qui n'ont jamais connu aucun de ces dons? Ceux qui parlent ainsi paraissent bien plutôt être les victimes des illusions de l'ennemi qu'une vierge, que nous n'avons pas encore vue séduite.

Quant aux calomniateurs notoires, qui ont instruit leur langue à l'école du mensonge, mieux vaut leur opposer le silence que la parole. Ils n'ont droit qu'au mépris des hommes prudents et vertueux, et doivent être jugés indignes de toute réponse. Quel est l'homme, si parfait qu'il soit, qu'ils ne puissent accuser de la même façon? Si leurs pareils ont appelé faussement Béelzébub (Mt 10,25), Notre-Seigneur et Père, quoi d'étonnant à ce qu'ils diffament aussi faussement sa servante? Que notre seul silence les oblige donc à se taire. Nous avons ainsi répondu, autant que le Seigneur nous l'a permis, à tous ceux qui ont accusé l'extraordinaire genre de vie de la sainte.

Quant à Catherine, toute remplie de l'esprit de discrétion, elle ne désirait qu'imiter en tout son Epoux. Elle se souvint de ce qu'avait fait Notre-Seigneur et Maître, quand on demanda pour lui à Pierre l'impôt du didrachme. N'étant point obligé de le payer, et l'ayant bien fait comprendre à l'Apôtre, il ajouta cependant : " Pour ne pas les scandaliser, va à la mer et jette l'hameçon, prends le premier poisson que tu tireras, ouvre-lui la bouche, tu y trouveras un statère, que tu donneras pour toi et pour moi (Mt 17,26) Après avoir médité cette action du Sauveur, notre sainte résolut de faire cesser les murmures autant qu'elle le pourrait. Elle se décida donc à venir à la table commune, une fois chaque jour, et à faire tous ses efforts pour essayer de manger comme les autres, afin que personne ne se scandalisât plus de son jeûne. Quoiqu'elle ne mangeât alors ni viande, ni vin, ni poisson, ni œufs, ni laitage, ni même de pain, le peu de nourriture qu'elle prenait, ou plutôt qu'elle essayait de prendre, devenait pour son corps un tel tourment que quiconque la voyait, si impitoyable fût-il, se sentait le cœur ému de compassion. Ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, son estomac ne pouvait rien digérer, sa chaleur n'absorbait plus les principes aqueux des aliments, et il rendait tout ce qu'on y faisait pénétrer. Il s'ensuivait d'intolérables douleurs et des gonflements de tout le corps. La sainte ne faisait cependant que mâcher les herbes ou les autres aliments, et en détournait tout l'élément solide, niais elle ne pouvait empêcher qu'un peu de leur suc ne descendît jusqu'à son estomac, et elle buvait en même temps très volontiers un peu d'eau froide, pour se rafraîchir la gorge. Ce qu'elle avait ainsi avalé, elle était chaque jour obligée de le rendre, et avec de très grandes souffrances. Encore fallait-il introduire jusqu'à son estomac une tige de fenouil ou d'autre herbage, et avec une peine inouïe; sans cela il était impossible, la plupart du temps, de le débarrasser du peu d'aliments dont il était chargé. Elle se soumit à cette pratique, jusqu'à la fin de sa vie, à cause des mécontents et de ceux que son jeûne scandalisait. Ayant un jour vu moi-même tout ce qu'elle souffrait pour rendre ce qu'elle avait essayé de prendre, je fus saisi de compassion et voulus lui persuader de laisser murmurer tous ses détracteurs, sans s'imposer, à cause d'eux, pareil tourment. Elle me répondit joyeuse et souriante : " Ne vaut-il pas mieux, mon Père, que mes péchés soient punis dans ce temps limité que de me voir réservée à une punition éternelle. Tous ces murmures me sont grandement utiles. A leur occasion, j'acquitte à mon Créateur une peine finie, alors que je lui en dois une infinie. Dois-je donc fuir la Justice divine? Jamais. Ce m'est grande grâce que justice me soit faite en cette vie. " Que pouvais-je répondre à pareil langage? ne pouvant le faire dignement, je préférai me taire.

C'est pour ces motifs, que Catherine appelait justice cet acte du repas, si pénible pour elle. Elle disait à ses compagnes: " Allons faire justice de cette misérable pécheresse. " Elle tirait ainsi parti de tout, et des embûches du démon et des persécutions des hommes, nous apprenant chaque jour à faire de même. De là vient que, en parlant avec moi des dons de Dieu, elle disait : " Celui qui saurait utiliser la grâce que le Seigneur met en tout ce qui nous arrive, ferait continuel profit. " Puis elle ajoutait : " Je voudrais que vous agissiez ainsi en tout événement heureux ou malheureux, et que vous rentriez alors en Vous-même, pour vous dire: , Je veux gagner à cela quelque chose. " A vous conduire de cette façon, vous seriez bientôt riche. Et moi, malheureux, je n'ai pas assez gravé dans ma mémoire ces paroles de la sainte et d'autres semblables. Pour vous, lecteur, n'imitez pas mon apathie et souvenez-vous de ce vers :

Heureux l'homme prudent par le malheur des autres ( Felix quem faciunt aliena cautum).

Je prie cependant l'Auteur même de toute piété de vous éclairer, et de m'envoyer, à moi aussi, un rayon de sa lumière, qui m'entraîne enfin à une imitation réelle et persévérante de notre vierge. C'est par là que je termine ce chapitre. Il a tout entier pour témoin la sainte elle-même, ses paroles et ses actes accomplis au grand jour, puis les assertions d’un confesseur qui m'a précédé auprès d'elle, ainsi que je l'ai exposé plus haut.
 

CHAPITRE VI

MERVEILLEUX RAVISSEMENTS DE CATHERINE.
LE SEIGNEUR LUI FAIT DE GRANDES REVELATIONS.

En même temps que le Seigneur élevait la vie corporelle de son épouse à une perfection si extraordinaire, il visitait et consolait son âme par de grandes et admirables révélations. La vigueur surnaturelle du corps procédait bien de cette abondance de grâces spirituelles. C'est pourquoi, après avoir raconté ce qu'il y avait de prodigieux dans la vie corporelle de la sainte, je crois utile de parler des ivresses de son âme.

Vous vous rappelez, lecteur, que la vierge consacrée à Dieu avait puisé un breuvage de vie au côté du Sauveur. Depuis ce jour elle déborda d'une telle plénitude de grâce que sa contemplation devint pour ainsi dire continuelle. Son esprit était si fortement attaché à la considération de son Créateur, Créateur aussi de l'univers, que les facultés inférieures en perdaient, la plupart du temps, l'exercice de leurs fonctions. Nous l'avons déjà dit dans la première partie, et nous en avons fait mille fois l'expérience. Nous avons vu et palpé avec nos mains ses bras et ses mains, tellement raidis qu'on les eût brisés plutôt qu'arrachés aux lieux qu'ils touchaient pendant ses ravissements. Ses yeux étaient complètement fermés, ses oreilles ne percevaient plus aucun son, si fort qu'il pût être. Tous les sens de son corps étaient alors privés de leur activité propre. En cela, rien d'étonnant pour quiconque considérera attentivement ce qui suit.

Depuis la vision rapportée plus haut, le Seigneur se montrait à découvert et familièrement à son épouse, non seulement dans les lieux retirés comme auparavant, mais même en public, soit que la sainte marchât ou qu'elle fût arrêtée. L'amour qui enflammait le cœur de Catherine était tel qu'elle-même, en éprouvant les divins effets, avouait à son confesseur n'avoir pas de parole pour les exprimer. Un jour qu'elle répétait avec plus de ferveur la prière du Prophète : " Créez en moi, mon Dieu, un coeur pur, et renouvelez au plus intime de mon être l'esprit de droiture (Ps 50, 42), elle suppliait tout particulièrement le Seigneur de lui enlever son cœur à elle et sa volonté propre. Celui-ci vint en personne la consoler par la vision suivante Elle crut voir son éternel Epoux venir à elle comme de coutume, lui ouvrir le côté gauche, en enlever le cœur, et s'en aller, de sorte qu'elle demeurât sans coeur. L'impression de cette vision fut telle, et le témoignage des sens extérieurs la confirma si bien, que Catherine, en se confessant, disait à son directeur qu'elle n'avait plus de cœur en son corps. Son confesseur se mit à rire de ce propos, et, tout en riant, le reprocha à la sainte, qui lui répéta ce qu'elle venait de dire et l'expliqua en disant : " En vérité, mon Père, autant que j'en puis croire le témoignage de mes sens, il me semble que je n'ai absolument plus de cœur. Le Seigneur m'est apparu, m'a ouvert le côté gauche, en a enlevé le cœur et s'en est allé. " Le confesseur eut beau lui affirmer qu'il était impossible qu'elle pût vivre sans cœur, la vierge du Seigneur continua d'assurer que rien de concevable n'était impossible à Dieu, et qu'elle croyait fermement n'avoir plus de cœur. Pendant plusieurs jours elle répéta la même chose, affirmant qu'elle vivait sans cœur. Quelque temps après, elle se trouvait dans la chapelle des Frères Prêcheurs de Sienne, lieu habituel de réunion pour les Sœurs de la Pénitence de saint Dominique, et elle y était restée en prière après le départ des autres Soeurs. Quand enfin elle s'éveilla du sommeil de son extase habituelle pour se lever et rentrer à la maison, elle se vit tout à coup environnée d'une lumière qui descendait du ciel. Dans cette lumière, le Seigneur lui apparut, ayant dans ses mains sacrées un cœur humain, vermeil et resplendissant. A la vue de son Créateur et de cette lumière, elle tomba effrayée la face contre terre. Le Seigneur, s'approchant alors, lui ouvrit à nouveau le côté gauche, et, y introduisant le cœur qu'il avait dans les mains, lui dit : " Ma très douce fille,. de même que, l'autre jour, je t'ai enlevé ton coeur, de même à cet instant je te livre le mien, qui te fera vivre toujours. " Cela dit, il referma l'ouverture qu'il avait faite dans la chair de la sainte; mais, en témoignage du miracle, cet endroit resta marqué d'une cicatrice que les compagnes de Catherine et plusieurs autres personnes ont vue très souvent, ainsi qu'elles me l'ont assuré. Catherine elle-même n'a pas pu le nier quand je l'ai interrogée à ce sujet, et son aveu m'a confirmé la vérité de ce fait. Elle ajouta que depuis cette heure elle ne put jamais redire l'invocation suivante, qui lui était auparavant habituelle : " Seigneur, je vous recommande mon cœur. "

La grâce qui remplissait ce coeur, acquis par un don non moins aimable que merveilleux, fut la source d'oeuvres extérieures qui dépassent toute louange et d'une foule de révélations intérieures qui défient toute admiration. Jamais Catherine ne venait au saint autel sans avoir plusieurs de ces visions suprasensibles, surtout quand elle recevait la sainte Communion. Souvent elle voyait, caché dans les mains du prêtre, un enfant nouveau-né ou un peu plus grand, ou bien encore une fournaise d'ardente flamme, dans laquelle le prêtre semblait entrer quand il consommait les saintes Espèces. Très fréquemment elle trouvait dans la Communion un parfum si fort et si suave que son corps en était près de défaillir. Toutes les fois qu'elle voyait ou recevait le Sacrement de l'autel, elle sentait son âme envahie de nouveaux et indicibles transports, son coeur en bondissait de joie et faisait résonner son corps d'un bruit assez fort pour être entendu de toutes les compagnes qui entouraient la sainte. Après s'être aperçues plusieurs fois de ce bruit, elles en parlèrent au confesseur de Catherine, Frère Thomas, qui, s'en étant soigneusement informé, put constater la vérité de ce fait, et le consigna par écrit pour en perpétuer le souvenir. Ce son ne ressemblait à aucun des bruits qu'on entend habituellement dans les poitrines humaines. Sa singularité indiquait assez une cause préternaturelle ou plutôt surnaturelle, la vertu même du Créateur de la nature. Rien d'étonnant au reste à ce qu'un cœur donné surnaturellement eût un mouvement surnaturel. Le Prophète ne chantait-il pas déjà: " Mon coeur et ma chair ont tressailli dans le Dieu vivant (Ps 83, 3) ", c'est-à-dire ont été saisis d'un mouvement extraordinaire. Le Prophète donne ici à Dieu le nom particulier de Dieu vivant, parce que ces tressaillements, ces palpitations de cœur produites par la vie, donnent la vie à l'homme qui les éprouve, au lieu de lui apporter la mort, ainsi que le voudraient les lois de la nature. D'ailleurs, depuis ce merveilleux changement de coeur, il semblait à Catherine qu'elle n'était plus la même. Aussi, disait-elle à Frère Thomas, son confesseur : " Père, ne voyez-vous pas que je ne suis plus la Catherine d'hier, j’ai été changée en une autre personne. " Et elle ajoutait: " O Père, si vous saviez ce que j'éprouve; oui, je le crois fermement, en éprouvant ce que je ressens en moi-même, il n'est pas de dureté qui ne dût s'amollir, d'orgueil qui ne dût s'humilier. Tout ce que je dis n'est rien en comparaison de ce que je sens. " Elle l'exposait cependant comme elle pouvait : " Mon âme est possédée d'une telle joie, d'une telle jubilation, que je suis grandement étonnée qu'elle puisse rester en mon corps. " Puis elle ajoutait : " Mon ardeur intérieure est si grande qu'auprès d'elle le feu matériel extérieur me semble plutôt rafraîchir que brûler. Cette ardeur produit dans mon âme un tel renouveau de pureté et d'humilité que je me crois revenue à l'âge de quatre ou cinq ans; et mon amour pour le prochain en est tellement enflammé que, pour n'importe qui, je souffrirais volontiers la mort avec une grande allégresse de cœur. a Elle racontait ces choses secrètement à son confesseur et les cachait le plus possible à tout autre. Mais ces paroles, ainsi que beaucoup d'autres et de nombreux prodiges, ont assez montré quelle abondance extraordinaire de grâces le Seigneur versait dans l'âme de cette sainte vierge. Si je voulais parler de tout en détail, il me faudrait écrire plusieurs volumes. Aussi ai-je résolu de ne recueillir que quelques faits, rendant plus spécialement témoignage à la sainteté de Catherine.

Je veux donc que vous sachiez, bien-aimé lecteur, qu'au temps où cette abondance de grâces descendit du ciel dans l'âme de notre sainte, du ciel aussi lui vinrent de nombreuses et remarquables visions. Il en est quelques-unes que je ne puis passer sous silence. C'est tout d'abord celle du Roi des rois, de la Reine du ciel sa Mère, et de Marie-Madeleine, qui apparurent une fois à la sainte pour la consoler et la confirmer dans ses saintes résolutions. Le Seigneur lui dit alors : " Que veux-tu que je veuille? " Elle lui fit humblement et tout en pleurant la même réponse que Pierre (Jn 21,15.16): Seigneur, vous savez ce que je veux, vous savez que je n'ai d'autre volonté que la vôtre, d'autre cœur que le vôtre. " Il lui vint alors en mémoire que Marie-Madeleine s'était donnée tout entière au Christ quand elle pleura à ses pieds, et elle commença à ressentir les douces impressions de suavité et d'amour qui furent alors celles de Madeleine, ce qui lui fit arrêter son regard sur cette sainte. A ce moment Notre-Seigneur, comme pour répondre à son désir, lui dit : " Ma très douce fille, voici que, pour ta plus grande consolation, je te donne Marie-Madeleine pour mère, tu pourras recourir à elle en toute confiance, je la charge spécialement de toi. " Notre vierge accepta ce don avec toute la reconnaissance dont elle était capable, et se recommanda dévotement, avec une grande humilité et révérence, à Marie-Madeleine, la suppliant humblement et instamment de vouloir bien veiller avec soin au salut d'une âme que le Fils de Dieu lui avait ainsi confiée. Depuis cette heure, elle considéra Madeleine comme sa mère et l'appela toujours de ce nom.

Ce fait est, à mon avis, d'un symbolisme significatif. Marie-Madeleine, en effet, est restée trente-trois ans sur un rocher, sans aucune nourriture matérielle, et dans une continuelle contemplation, nombre d'années qui représentent toute la vie du Sauveur. De même, notre sainte, à partir des événements que nous venons de rapporter, jusqu'à la trente-troisième année de son âge, date de sa mort, s'appliqua avec tant de ferveur à la contemplation du Très-Haut qu'elle n'eut besoin du secours d'aucun aliment corporel et trouva pour son âme des forces suffisantes dans l'abondance des grâces qu'elle recevait. Sept fois le jour Madeleine était enlevée dans les airs par les anges, et elle entendait alors les secrets de Dieu. La plupart du temps l'esprit de Catherine était si fortement saisi par la contemplation des choses du ciel que la sainte entrait en ravissement; elle chantait alors le Seigneur avec les esprits angéliques, et souvent son corps était soulevé de terre. Beaucoup de personnes l'ont vu et en ont été, en groupes ou individuellement, les témoins oculaires. Nous en parlerons tout à l'heure plus au long. Pendant ces ravissements, Catherine voyait les merveilles de Dieu, et murmurait alors quelquefois des paroles admirables et des pensées bien profondes, dont quelques-unes ont été consignées par écrit, ainsi que nous le verrons en son lieu.

Un jour, où je la voyais dans une de ces extases dont je viens de parler, je l'entendis murmurer à mi-voix, et, m'étant approché, je perçus fort distinctement ces paroles latines : " Vidi arcana Dei " (j'ai vu les secrets de Dieu). Elle n'ajoutait rien autre chose et ne faisait que répéter ces quelques mots. Quand, après un long espace de temps, elle eut repris ses sens, elle ne cessa pas de redire la même chose et répétait continuellement: " Vidi arcana Del. " Je voulus lui en demander la raison, et je lui dis: " Ma Mère, je vous en prie, pourquoi répétez-vous avec tant d'insistance ces mêmes mots, sans nous les expliquer comme à l'ordinaire et sans y rien ajouter. " Il m'est absolument impossible, me répondit-elle, de dire autrement ou autre chose. " Je repartis : " Et d'où vient une telle nouveauté? Même quand je ne le demandais pas, vous aviez l'habitude de m'expliquer beaucoup de choses, parmi celles que le Seigneur vous avait montrées. Pourquoi ne répondez-vous plus de la même manière à mes questions? " Elle me dit alors: " J'ai tellement conscience de n'avoir que des mots insuffisants pour vous exposer cette vision que je croirais en quelque sorte blasphémer contre le Seigneur et le déshonorer par mes paroles. Il y a une telle distance entre les concepts de l'intelligence ravie, illuminée, fortifiée par Dieu, et ce que les paroles peuvent exprimer qu'il me semble y voir une contradiction. Aussi rien ne pourrait me décider à vous dire, pour cette fois, quelque chose de ce que j'ai vu. C'est ineffable. C'était donc avec raison que la Providence du Seigneur tout-puissant avait donné Catherine pour fille à Madeleine, et Madeleine pour mère à Catherine. Il était en effet convenable d’associer ainsi celles qu'avaient sanctifiées un même jeûne, un même amour, une même contemplation. Mais, en racontant cette adoption, notre sainte ajoutait confidentiellement, ou plutôt elle disait seulement qu'une pécheresse avait été donnée pour fille à celle qui avait été autrefois pécheresse. Cette mère, se souvenant des fragilités de la nature et des largesses miséricordieuses qu'elle-même avait reçues de Dieu, devait mieux compatir à la fragilité de sa fille et lui obtenir la même abondance de miséricordes.

J'ai trouvé ce récit de la vision de Madeleine dans les écrits de Frère Thomas, premier confesseur de Catherine. Il raconte ensuite, pour l'avoir appris de la sainte en confession, qu'après toutes ces visions il semblait à la vierge que son coeur entrait dans le côté du Sauveur et ne faisait plus qu'un avec le coeur du Christ.

Elle sentait alors son âme se fondre totalement, sous la violence de l'amour divin, et elle s'écriait mentalement: " Seigneur, vous avez blessé mon coeur, Seigneur vous avez blessé mon cœur (Ct 6,9) ". " Frère Thomas dit que cette vision eut lieu en l'an du Seigneur 1370, le jour de la fête de sainte Marguerite, vierge et martyre.

La même année, le lendemain de la Saint-Laurent, ce même confesseur, craignant que les soupirs et les gémissements de Catherine n'apportassent quelque gêne aux prêtres qui célébraient, avait prié la sainte de contenir autant que possible ses gémissements, pendant qu'elle était près de l'autel. En vraie fille d'obéissance, elle se plaça loin de l'autel et pria le Seigneur d'éclairer son confesseur et de lui faire comprendre combien il était impossible de comprimer ces mouvements de l'Esprit de Dieu. Frère Thomas atteste par écrit que cette impossibilité lui fut si parfaitement montrée qu'il n'osa plus, dans la suite, faire à la sainte de pareilles recommandations. Il n'a dit qu'un mot de ce fait, pour ne pas se louer lui-même, mais je suppose qu'il a dû apprendre par Sa propre expérience qu'on ne peut retenir à l'intérieur de telles ferveurs d'âme.

Mais revenons à notre vierge. Elle se tenait donc eucharistiques, loin de l'autel, brûlant d'un souverain désir de recevoir le très saint Sacrement, et son esprit disait de toutes ses forces, et la voix de son corps répétait doucement: " Je voudrais le Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. " Le Sauveur lui-même, en réponse à ce désir, lui apparut, comme il avait souvent coutume de le faire. Il appliqua les lèvres de la sainte à la plaie de son divin côté, et lui fit signe de se rassasier à volonté de son corps et de son sang. Catherine ne se fit pas prier et but longtemps des torrents de vie à la source de cette poitrine sacrée. Ce breuvage apporta tant de charme à son coeur qu'elle pensa mourir d'amour. Quand son confesseur lui demanda comment elle se trouvait et ce qu'elle sentait, elle répondit qu'il lui était impossible de raconter ou de dire ses impressions.

Un fait pareil était arrivé la même année, à peu près un mois auparavant, en la fête du bienheureux Alexis. La nuit précédente, Catherine étant en prière, éprouva dans son oraison un ardent désir de la communion. Il lui fut révélé qu'elle communierait infailliblement ce matin-là même, car souvent la communion lui était refusée, à cause du manque de discrétion des Frères et des Sœurs, qui dirigeaient la Congrégation à cette époque. Après cette révélation, elle se mit à prier le Seigneur de vouloir bien purifier son cœur, et le préparer à recevoir dignement un si vénérable Sacrement. Elle priait encore et répétait plus instamment sa demande, quand elle sentit tomber sur son âme une sorte de pluie, abondante comme un fleuve, et qui n'était pas une pluie d'eau ou de liquide quelconque, mais uniquement de sang mêlé de feu. Elle fut si fortement saisie par le sentiment de la purification qu'opérait cette pluie qu'elle en éprouva les effets jusque dans son corps. Son corps, lui aussi, reçut et ressentit une purification nouvelle, qui atteignait non pas les souillures matérielles, mais le foyer même de la concupiscence. Quand vint le jour, le mal dont elle souffrait alors se trouva tellement aggravé qu'il paraissait impossible à toute personne raisonnable qu'elle pût faire un seul pas. Elle n'eut cependant aucun doute au sujet de l'accomplissement de la divine promesse, et, se confiant dans le Seigneur, elle se leva et se dirigea vers l'église, au grand étonnement de tous ceux qui étaient là.

Arrivée à l'église, elle se plaça près de l'autel d'une chapelle et se souvint alors que ses supérieurs lui avaient défendu de recevoir indistinctement la communion de tout prêtre qui célébrait. Aussi désirait-elle que son confesseur vînt dire la messe à cet autel; elle eut bientôt révélation qu'il y viendrait, comme elle le désirait, ce dont elle ne fut pas peu consolée. Or le confesseur, qui a consigné ce fait dans ses notes, avoue que, ce matin-là, il ne s'était pas disposé à célébrer et n'avait pas dessein de le faire. Il ne s'avait pas non plus que la vierge fût à l'église. Tout à coup le Seigneur lui toucha le cœur et lui fit ressentir un désir ardent de célébrer. Pour satisfaire à ce désir et conduit encore par une inspiration de Dieu, il se rendit à l'autel, où la sainte attendait la réalisation de la promesse divine. Ce prêtre n'avait cependant pas l'habitude de dire la messe à cet autel; mais, ayant trouvé là sa sainte fille, désireuse de communier, il comprit pourquoi Dieu l'avait fait revenir sur sa première intention de ne pas célébrer, et l'avait conduit à son insu à cette chapelle, où il ne disait pas la messe habituellement. Catherine s'approcha de l'autel, le visage tout empourpré et resplendissant, couvert de larmes et de sueurs, et, se soulevant à la rencontre du Sacrement, elle le reçut avec une telle ferveur que son confesseur en fut tout stupéfait, et en ressentit lui-même une très vive dévotion. Après cette communion, elle demeura tout absorbée en Dieu et tellement remplie des ivresses divines que, pendant toute cette journée, même après avoir recouvré l'usage de ses sens, elle ne put dire mot à personne.

Dans la suite, son confesseur lui demanda ce qu'elle avait éprouvé, pour que son visage ait paru si empourpré au moment où elle recevait la communion. " J'ignore, dit-elle, mon Père, quelle couleur j'avais ; mais sachez qu'au moment de recevoir de vos mains l'ineffable Sacrement, je n'ai plus rien vu de corporel ou de coloré pour les sens. Mais ce que j'ai vu m'a si fortement attirée que tous les autres biens que nous avons ici-bas me sont devenus comme d'abominables ordures. Et je ne parle pas seulement des richesses temporelles, des plaisirs du corps, mais de toutes nos consolations, de toutes nos complaisances quelles qu'elles soient, même de celles de l'esprit. Je souhaitais donc, dans ma prière, d'être privée de toutes ces consolations, même des spirituelles, pourvu qu'il me fût donné de plaire à mon Dieu et, finalement, de le posséder. C'est pourquoi je suppliais le Seigneur de m'enlever toute volonté propre et de me donner seulement la sienne. Et sa miséricorde l'a fait, car il m'a dit dans sa réponse: "Voici, ma très douce fille, que je te livre ma volonté, elle te rendra si forte qu'aucun événement, quel qu'il soit, ne pourra t'émouvoir ou te faire changer. Et, de fait, cette promesse s'est bien réalisée; car nous tous qui avons vécu dans la familiarité de la sainte, nous avons appris par expérience que, depuis cette année-là, elle était contente de tout et ne ressentait aucun trouble, quoi qu'il arrivât.

Après avoir ainsi parlé à son confesseur, la vierge ajouta: " Père, savez-vous comment Dieu a traité mon âme ce jour-là ? il l'a traitée comme une mère traite son petit enfant tendrement aimé. Elle lui présente le sein, mais l'en tient éloigné pour qu'il pleure; alors elle sourit aux pleurs de son enfant, elle l'embrasse et, dans ce baiser, elle lui donne son sein, pour qu'il y puise joyeusement et à satiété. C'est ainsi, disait-elle, que le Seigneur a agi avec moi. Ce jour-là, il me montrait son côté sacré, mais de loin, et moi, dans le désir de coller mes lèvres à la sainte plaie, je versais d'abondantes larmes. Après avoir ri un instant de mes pleurs, il me parut enfin accourir à moi, il reçut mon âme entre ses bras, et plaça mes lèvres à côté de sa blessure sacrée, ou plutôt à la blessure de son côté. A ce moment, mon âme, dans l'ardeur de son désir, entrait tout entière dans ce côté divin. Elle y trouvait une connaissance si pleine de la Divinité et une telle douceur que, si vous pouviez vous en faire une idée, vous vous étonneriez que mon cœur ne se fût pas brisé sous la force de cet amour, et vous ne comprendriez pas qu'il me fût possible de vivre dans un corps avec un tel excès d'ardente charité. "  Ces faits se passèrent en la fête de saint Alexis.

En cette même année, le 18 du mois d'août, le Seigneur accorda à Catherine un autre prodige, pendant la communion qu'elle reçut au matin de ce jour. Le prêtre, tenant en main la sainte Hostie, disait au nom de notre sainte la prière: " Je ne suis pas digne que vous entriez en moi " ; elle entendit une voix qui répondait: " Et moi, je suis digne d'entrer en toi ". Quand elle eut reçu le Sacrement, il lui sembla que son âme entrait en Dieu et Dieu en elle, comme le poisson entre dans l'eau et l'eau dans le poisson. Elle se sentait tout attirée par Dieu; elle put à peine rentrer dans sa cellule, et, se jetant sur le lit de planches dont nous avons parlé, elle y demeura longtemps sans mouvement Après un assez long espace de temps, son corps fut élevé en l'air, et y resta suspendu sans soutien matériel, ainsi que les trois témoins nommés plus loin attestent l'avoir vu. Quand elle fut redescendue sur son lit, elle se mit à murmurer des paroles de vie, plus douces qu'un miel (Ps 18,11) de choix et, en même temps, si profondes qu'elles faisaient pleurer toutes les compagnes de Catherine, qui les entendaient. Puis elle pria pour plusieurs personnes, en nommant quelques-unes et en particulier son confesseur. Celui-ci, à la même heure et à ce même moment, était dans l'église des Frères et ne pensait actuellement à rien qui pût exciter particulièrement sa ferveur ; bien plus, ainsi qu'il l'écrit lui-même, il ne se trouvait pas, pour l'heure, disposé à la dévotion. Mais pendant que Catherine priait pour lui à son insu, il sentit que l'état de son âme devenait subitement meilleur, il éprouva une dévotion admirable, qu'il n'avait jamais connue jusque-là et qui était pour son cœur une nouveauté inaccoutumée. Tout stupéfait, il considérait attentivement d'où pouvait lui venir une pareille grâce. Pendant qu'il était préoccupé de cette pensée, une des compagnes de la sainte vint à lui et lui dit: " Soyez sûr, mon Père, qu'à telle heure Catherine a beaucoup prié pour vous. " Sur cette parole, il reconnut aussitôt, à l'indication de 1heure, quelle était la cause des ardeurs d'âme extraordinaires qu'il avait ressenties au même moment. En poursuivant ses interrogations, il apprit que la vierge avait demandé à Dieu, tant pour lui que pour les autres personnes aux intentions desquelles elle priait, l'assurance de leur salut éternel. Pour cela, elle avait étendu la main en disant: " Promettez-moi de faire qu'il en soit ainsi. " Pendant qu'elle tenait ainsi la main étendue, elle parut ressentir une vive douleur, et, poussant un profond soupir, elle dit: " Que le Christ Seigneur soit loué! " ainsi avait-elle coutume de dire, quand elle souffrait de ses infirmités. Son confesseur vint alors la trouver et lui demanda le récit de toute cette vision; obligée d'obéir, elle raconta ce que nous venons de dire, puis elle ajouta: " Je demandais instamment la vie éternelle pour vous et pour les autres aux intentions desquels je priais, le Seigneur me promit de l'accorder. " Alors, non pas par incrédulité, mais pour avoir meilleur souvenir de cette grâce, je lui dis: " Quel signe me donnerez-vous, Seigneur, que vous les sauverez ? " Il me répondit : " Étends la main vers moi. " Je le fis et il me présenta un clou, dont il appuya la pointe au milieu de ma main, en le pressant si fortement qu'il me sembla avoir la main percée de part en part. J'en ai ressenti une douleur aussi vive que si l'on m'eût percé la main avec un clou de fer, enfoncé par un marteau. Ainsi, par la grâce de mon Seigneur Jésus-Christ, j'ai ses stigmates à la main droite; et quoique personne ne voie cette plaie, elle me cause cependant une douleur sensible et continuelle. "

La suite du même sujet m'oblige, ô bon lecteur, de vous raconter un autre fait, qui est arrivé longtemps après, en ma présence et sous mes yeux, dans la ville de Pise. Catherine y était arrivée avec une suite nombreuse, dont je faisais partie. Elle reçut l'hospitalité dans la maison d'un Pisan, qui habitait près de l'église de la sainte vierge Christine. Je célébrai la messe un dimanche dans cette église, à la demande de Catherine, que je communiai, comme on dit vulgairement. Après quoi, la sainte resta longtemps, selon son habitude, privée de l'usage de ses sens, car, dans sa soif du Créateur qui est souverain Esprit, son esprit à elle se séparait de son corps autant qu'il le pouvait. Nous attendions qu'elle revint à elle, pensant en recevoir quelque consolation spirituelle, ainsi que nous y étions habitués, lorsque nous vîmes tout à coup son corps étendu par terre se soulever un peu, se redresser sur les genoux, et étendre les bras et les mains. Son visage était resplendissant. Elle demeura longtemps ainsi, complètement raidie et les yeux fermés. Enfin, comme si elle eût été mortellement blessée, elle s'affaissa subitement sous nos yeux et, peu de temps après, son âme revint à ses sens. Elle me fit appeler presque aussitôt et me dit à voix basse: " Sachez, Père, que, par la miséricorde du Seigneur Jésus, je porte ses stigmates dans mon corps. " Je lui repartis, que je l'avais supposé, d'après les mouvements de son corps pendant cette extase, et je lui demandai comment cette grâce lui avait été faite par le Seigneur. " J'ai vu, me dit-elle dans sa réponse, le Seigneur attaché à la croix, descendant sur moi au milieu d'une grande lumière. Sous l'effort que fit mon âme pour aller à la rencontre de son Créateur, mon corps fut obligé de se relever. Je vis alors descendre sur moi, des cicatrices des très saintes plaies, cinq rayons de sang, dirigés vers les mains, les pieds et le coeur de mon pauvre corps. Comprenant le mystère, je me suis aussitôt écriée : " Ah! Seigneur mon Dieu, je vous en prie, que les cicatrices n'apparaissent pas extérieurement sur mon corps. " Je parlais encore, et voilà qu'avant de m'atteindre les rayons changèrent leur couleur de sang en un éclat resplendissant. C'est sous la forme de pure lumière qu'ils arrivèrent à ces cinq endroits de mon corps, qui sont les mains, les pieds et le coeur. " Je lui demandai: " Quelque rayon n'est-il pas arrivé au côté droit? " " Non, me dit-elle, mais au côté gauche, directement sur le coeur; car le trait de lumière, sortant du côté droit du Christ, ne m'a pas frappée obliquement, mais directement. " Je l’interrogeai encore : " Avez-vous senti, en ces parties du corps, quelque douleur sensible? " Après un grand soupir, elle me répondit: "La douleur que je ressens en ces cinq endroits et particulièrement au cœur est si grande que, sans un nouveau miracle du Seigneur, il me semble impossible de garder longtemps la vie du corps, et de ne pas voir bientôt finir mes jours sous un tel tourment. "

Tout en notant ces paroles, et en y réfléchissant, non sans compassion, je me tenais attentif à saisir quelque signe d'une telle douleur. Catherine, ayant fini de me raconter ce qu'elle voulait me dire, nous sortîmes de la chapelle, pour rentrer à la maison où nous étions logés. A peine y étions-nous arrivés que la vierge, entrant dans sa chambre, sentit son cœur défaillir et tomba évanouie. On nous appela tous, et, à la vue de ce nouvel accident, nous pleurions et nous craignions de nous voir abandonnés par celle que nous aimions dans le Seigneur. Nous avions souvent été témoins des ravissements que lui causait sa ferveur intérieure, et de l'affaiblissement considérable qu'occasionnait à son corps la surabondance de l'esprit, mais nous ne l'avions jamais vue jusqu'alors en pareil évanouissement. Au bout d'un instant cependant elle revint à elle, et, quand tous eurent pris quelque nourriture, elle m'appela de nouveau, et m'affirma qu'elle voyait bien qu'à moins d'un nouveau remède apporté par le Seigneur elle allait bientôt quitter son corps. J'eus garde de négliger cet avertissement. Je rassemblai aussitôt tous les enfants spirituels de la sainte, les suppliant et les conjurant avec larmes de s'unir tous dans une même prière pour obtenir du Seigneur qu'il voulût bien nous laisser encore notre Mère et Maîtresse. Dans notre infirmité et notre faiblesse, nous ne voulions pas rester orphelins, au milieu des tempêtes du monde, avant d'être confirmés par la grâce d'En-Haut dans la pratique des saintes vertus. Tous, d'une seule âme et d'une seule voix, promirent de le faire. Tous, alors, nous nous approchons de Catherine, nous lamentant, pleurant et disant: " Mère, nous savons, il est vrai, que vous désirez le Christ votre Epoux; mais votre récompense est assurée, ayez plutôt pitié de ceux que vous allez laisser encore bien faibles au milieu des flots. Nous savons aussi que le très doux Epoux, aimé par vous d'amour si ardent, ne vous refusera rien. Nous vous supplions donc de le prier qu'Il vous laisse encore quelque temps avec nous, de peur que nous ne vous ayons inutilement suivie, si vous nous quittez si tôt. Nous le demandons nous-mêmes de toutes nos forces, et cependant nous craignons que nos prières soient rejetées, à cause de nos démérites, car, hélas! notre indignité est bien grande. Mais vous, qui désirez si ardemment notre salut, obtenez-nous ce que nous ne pouvons obtenir par nous-mêmes. " A ces paroles et à d'autres semblables, entrecoupées de sanglots, elle répondit: " Depuis longtemps j'ai renoncé à ma propre volonté; sur ce point, aussi bien qu'en toute autre chose, je ne veux que ce que Dieu veut. Je désire de tout mon cœur votre bonheur éternel, mais je sais que Celui-là même, qui est votre salut et le mien, saura mieux y pourvoir que toute autre créature. Que sa volonté se fasse donc en tout. Je le prierai cependant volontiers de faire ce qui sera le meilleur. " Ces paroles nous laissèrent tout effrayés, dans la désolation et les pleurs.

Mais le Très-Haut ne méprisa pas nos larmes. Le samedi suivant, Catherine, m'ayant fait appeler, me dit : " Il me semble que le Seigneur se dispose à condescendre à vos prières, et j'espère que vous obtiendrez bientôt ce que vous voulez. " Elle dit et il en arriva ainsi qu'elle avait dit. Le lendemain dimanche, elle reçut la communion de mes indignes mains, et rentra dans un ravissement pareil à celui du dimanche précédent; mais il sembla, cette fois-ci, que son corps, au lieu d'être frappé d'un mal qui le brûlait, retrouvait de nouvelles forces. Ses compagnes étaient tout étonnées de ne pas la voir souffrir, en cette extase, les mêmes douleurs que d'habitude. Elle paraissait plutôt reprendre de nouvelles énergies et une nouvelle vigueur, comme dans le repos d'un sommeil naturel. Je répondis à leur étonnement : " J'espère que Dieu réalisera la promesse que Catherine m'a faite hier. Nos larmes, qui demandaient la conservation de sa vie corporelle, sont montées devant le Seigneur, et celle qui se hâtait vers son Epoux revient à nous, pour soulager notre misère. " Un instant après, ce que je venais de dire nous parut pleinement se vérifier. L'esprit de la sainte ayant repris possession de ses sens, l'absence de toute trace de fatigue ne permit à aucun de nous le moindre doute sur le plein succès de notre prière. O Père d'ineffable miséricorde! que ne ferez-vous pas pour vos serviteurs fidèles et vos fils bien-aimés, quand votre condescendance est si bonne pour les afflictions de ceux qui vous offensent! A ce spectacle, et pour avoir encore une plus grande certitude, je dis à la sainte : " Mère, souffrez-vous toujours des plaies que votre corps a reçues? - Le Seigneur a exaucé vos prières, me dit-elle, mais en affligeant mon âme. Non seulement ces plaies n'épuisent pas mon corps, mais elles le soutiennent et le fortifient; et je sens même que ce qui m'était une cause d'abattement m'est devenu source de réconfort. " C'était pour continuer le sujet commencé, que je vous ai donné maintenant, Ô lecteur, tout ce récit. Vous saurez ainsi de quelle excellence de grâce fut dotée l'âme de notre bonne vierge, et vous aurez appris, que les pécheurs eux-mêmes, priant pour le salut de leur âme, sont exaucés par Celui qui veut le salut de tous les hommes et de toutes choses. Mais, si je voulais raconter toutes les extases de notre sainte, le temps me manquerait plus tôt que la matière. J'en viens donc bien vite au récit d'un seul de ces ravissements, qui, à mon avis, l'emporte sur tous les autres faits qu'on pourrait raconter à ce sujet. Avec la grâce de Dieu, nous finirons par là notre chapitre. J'ai trouvé, en effet, quatre volumes écrits par Frère Thomas, le confesseur de Catherine, si souvent cité, volumes tout remplis de visions magnifiques et de révélations inouïes. Quelques fois le Sauveur lui-même semblait introduire dans son propre côté l'âme de notre sainte, et là il lui accordait des révélations, qui s'élevaient jusqu'au mystère de la sainte Trinité. D'autres fois la glorieuse Mère du Christ paraissait abreuver elle-même Catherine du lait de son sein virginal, et la remplissait d'ineffable douceur. Puis, c'était Marie-Madeleine qui, venant converser familièrement avec sa fille adoptive, lui faisait partager les ravissements qu'elle avait eus elle-même dans le désert, sept fois le jour. A certains jours, le Christ, sa Mère et Madeleine apparaissaient ensemble, se promenaient et parlaient amicalement avec Catherine et apportaient à son âme toutes sortes d'indicibles consolations. Il y avait aussi d'aimables apparitions d'autres saints, en particulier de l'Apôtre Paul, dont Catherine ne prononçait jamais le nom sans une grande et visible joie. C'était encore Jean l'Evangéliste, quelques fois le bienheureux Dominique, assez souvent saint Thomas d'Aquin, très fréquemment et le plus souvent Agnès, la vierge de Monte Pulciano. J'ai écrit la vie de cette sainte, il y a quinze ans. Catherine avait eu révélation qu'elle serait sa compagne dans le royaume des cieux, révélation dont nous parlerons plus loin, avec la grâce du Seigneur.

Mais les reproches de ma conscience ne me permettent pas de passer au dernier récit, dont je vous ai parlé, avant que je n'aie signalé, pour l'utilité de mes lecteurs, quelques incidents très importants des visions de l'Apôtre Paul. Il arriva qu'une fois, en la fête de la Conversion de cet Apôtre, la vierge eut un ravissement, où son esprit fut si violemment emporté dans les mondes supérieurs que, pendant trois journées et trois nuits tout entières, elle resta sans mouvement, privée de l'usage de ses sens. Plusieurs de ceux qui se trouvaient présents la croyaient morte ou près de mourir, mais d'autres, plus avisés, pensaient qu'elle était ravie au troisième ciel, avec l'Apôtre. Au bout de trois jours, à la fin de cette sainte extase, l'esprit de Catherine, charmé de ses visions célestes, revenait avec tant de regret à la vie d'ici-bas que la vierge en demeurait dans un état de somnolence continue, à la façon d'une personne ivre, qui, sans pouvoir s'éveiller, ne dort cependant qu'à moitié. Sur ces entrefaites, Frère Thomas, son confesseur, et un Frère Donat de Florence, ayant l'intention d'aller visiter un religieux bien connu de l'Ordre des Ermites, qui habitait le voisinage, vinrent d'abord à la maison de Catherine. L'ayant trouvée dans cet état de sainte somnolence et comme tout enivrée de l'esprit de Dieu, ils lui dirent pour l'éveiller: " Nous allons visiter tel ermite dans sa solitude, voulez-vous venir avec nous? " Notre vierge, toujours amie des saints et des serviteurs de Dieu, répondit: " Oui ", tout en dormant. Mais à peine eut-elle prononcé cette parole qu'un violent remords s'éleva dans sa conscience, au sujet de ce léger mensonge, et l'affecta si douloureusement qu'elle en recouvra l'usage de ses sens. Elle avait été trois jours et trois nuits en extase; elle passa le même temps à pleurer continuellement cette faute, s'accusant et disant: " O femme perverse et méchante entre toutes! est-ce là ce que t'avait montré, en ces jours de grâces, l'infinie bonté du Très-Haut? Voilà donc les enseignements que tu as reçus dans les cieux? Etait-ce pour mentir à ton retour sur la terre que tu avais été si grandement honorée des instructions de l'Esprit-Saint? Tu savais bien, cependant, que tu ne voulais pas accompagner ces Frères, et tu as répondu oui, tu as menti à tes confesseurs et aux Pères de ton âme. O crime! ô iniquité des iniquités! " Elle pleura ainsi, sans manger ni boire, autant de temps qu'avait duré l'extase précédente.

Voyez-vous, lecteur, comme la divine Providence a des voies qui surpassent toute admiration, et des procédés qui défient la louange ! Pour que la sublimité des nouvelles révélations qu'elle avait reçues n'enorgueillît pas notre vierge, Dieu permit qu'elle tombât dans cette espèce de mensonge de politesse, où il n'y avait aucune intention de tromper; car le vrai sens de ses paroles fut bien saisi par ceux qui les entendirent. Mais cette humiliation, comme le couvercle d'un vase au précieux contenu, servit à la conservation des grâces reçues; et cet abaissement de l'esprit rendit au corps les forces que l'élévation de ce même esprit lui avait ravies. Car, bien que la joie de l'âme rejaillisse sur le corps, à cause de leur union substantielle, la vie végétative (Celle des fonctions inférieures de nutrition, de respirations, etc…) est bien affaiblie par un ravissement de l'âme jusqu'au troisième ciel, c'est-à-dire par une grâce de vision purement intellectuelle. Sans le secours d'un nouveau miracle de Dieu, le corps n'y résisterait pas longtemps et serait bientôt complètement désorganisé. L'acte d'intelligence, en effet, ne requiert de lui-même aucun instrument corporel, si ce n'est pour la présentation de l'objet intelligible. Si donc, par une grâce spéciale, Dieu, dans sa toute-puissance~ présente surnaturellement à l'intelligence son objet, celle-ci, trouvant ainsi dans le Christ sa perfection connaturelle, s'efforce aussitôt de s'unir à Lui, en abandonnant son corps. Mais le Dispensateur souverainement bon qui, par la révélation de sa lumière, entraîne vers les sommets l'intelligence qu'Il a créée, sait aussi, par l'aiguillon de quelque humiliation, la replonger dans les sphères inférieures. L'âme, ainsi ballottée entre la connaissance de la divine perfection et celle de sa propre imperfection, vole d'une aile sûre entre l'un et l'autre abîme, et traverse sans atteintes la mer de ce monde, pour aborder joyeuse, et saine et sauve, au rivage de l'éternelle vie. C'est là, je pense, ce que l'Apôtre voulait dire, quand il écrivait aux Corinthiens: " De peur que la grandeur de mes révélations ne m’exalte, il m'a été donné de sentir l'aiguillon de ma chair (2 Co 12,7) ", et plus loin : " La vertu se parfait dans la faiblesse (2 Co 12,9). " Mais revenons à notre sujet et apprenez, bon lecteur, que notre vierge, contre son habitude, n'a rien dit à son confesseur de ce qu'elle avait vu alors. Ainsi qu'elle me l'a avoué dans la suite, elle n'avait pas trouvé de mots pour exprimer une vision qu'il n'est donné à personne de raconter en langage humain, comme l'Apôtre lui-même l'enseigne. Mais les ardeurs de son cœur, la continuité de son oraison, l'efficacité de ses avertissements, attestaient manifestement qu'elle avait vu les secrets de Dieu, secrets communicables à ceux-là seuls qui les voient.

Une autre fois, ainsi qu'elle l'a raconté à son confesseur, qui l’a consigné par écrit, le bienheureux Apôtre, dans une apparition, l'avertit de s'appliquer assidûment et sans relâche à la prière. Elle accueillit avec empressement cet avis, le mit en pratique, et il arriva qu'en la vigile du bienheureux Dominique, la sainte priant à l'église eut de grandes révélations au sujet du bienheureux Patriarche et d'autres saints de son Ordre. L'impression de ces révélations et de ces visions fut si profonde et si durable que souvent elle se renouvelait au récit que Catherine en faisait à son confesseur. C'était là, je pense, un signe divin indiquant à notre vierge que Dieu voulait qu'elle fît part de ces révélations à ses confesseurs, pour l'utilité des fidèles.

En ce jour-là donc, un peu avant les Vêpres, tandis que la sainte était tout attentive à ces communications surnaturelles, Frère Barthélemy Dominique de Sienne, aujourd'hui Maître en théologie, entra par hasard dans l'église. Il était alors soeurs du confesseur de Catherine et jouissait pour toutes choses, auprès d'elle, d'une confiance pareille à celle qu'elle avait pour son confesseur. C'était même à lui qu'elle s'adressait en l'absence de Frère Thomas. Son esprit plus que son corps s'étant aperçu de l'approche du religieux, elle se leva aussitôt et, allant à sa rencontre, lui dit qu'elle avait quelques secrets à lui communiquer. Ils s'assirent tous deux dans l'église et elle lui rapporta ce que le Seigneur lui montrait alors, au sujet du bienheureux Dominique: " En ce moment, disait-elle, je vois plus clairement et plus parfaitement le bienheureux Dominique que je ne vous vois vous-même, il m'est plus présent que vous. " Elle parlait ensuite de la singulière excellence de ce saint, comme nous le dirons plus loin. A cet instant, vint à passer un de ses frères, qui s'appelait lui aussi Barthélemy; son ombre ou le bruit de ses pas attira l'attention de notre vierge, qui tourna un peu la tête et les yeux de ce côté; à peine eut-elle reconnu son frère qu'elle reprit sa première position; mais aussitôt de son âme et de son corps s'échappa un tel flot de larmes qu'elle se tut complètement. Frère Barthélemy Dominique attendit longtemps la fin de ces pleurs, et finit par prier la sainte de continuer le récit commencé. Mais elle était toujours si oppressée de soupirs et de sanglots qu'il n'en pouvait avoir aucune réponse. Ce n'est que longtemps après qu'elle put à peine, d'une voix entrecoupée, proférer les quelques paroles qui suivent ou d'autres semblables. " O malheureuse et misérable que je suis! Qui donc tirera vengeance de mes iniquités! Qui donc punira un si grand péché! " Le Frère lui demanda quel était ce péché, si c'était une faute qu'elle venait de commettre. Elle répondit: " N'avez-vous donc pas vu la plus inique des femmes détourner la tête et les yeux, et regarder les passants, au moment même où Dieu lui montrait ses merveilles. " Mais c'est à peine si vous avez détourné les yeux un moment, un instant, je ne m'en suis même pas aperçu ", lui dit le religieux. – " Ah, si vous saviez, reprit Catherine, de quelle façon la bienheureuse Vierge me l'a reproché, vous aussi, vous pleureriez ce péché. " Et elle ne parla plus du sujet de sa vision, mais elle continua de pleurer pendant tout le temps de la confession sacramentelle, qu'elle fit aussitôt, puis elle rentra, toujours en pleurant, à la maison paternelle, dans sa petite chambre. Là, ainsi qu'elle l'a rapporté dans la suite à son confesseur, elle eut une apparition du bienheureux Paul, qui lui reprocha durement la perte du très court instant où elle avait tourné la tête; et elle assurait qu'elle aimerait mieux être couverte d'ignominie devant tous les hommes actuellement vivant en ce monde que de souffrir à nouveau la honte qu'elle éprouva, sous les reproches de l'Apôtre. Cette dernière vision de Paul est peut-être arrivée à une autre époque, ainsi que je l'ai trouvé récemment mentionné dans certains écrits; mais, quelle qu'en soit la date, il reste absolument vrai que le bienheureux Paul n repris très durement Catherine, au sujet de ce qui était plutôt une distraction, de durée bien minime, qu'une vraie perte de temps; et ce reproche lui causa vraiment toute la confusion dont nous avons parlé. Elle disait dans la suite à son confesseur : " Imaginez l'effet qu'auront les reproches du Christ au Jugement dernier, alors que ceux d'un seul de ses Apôtres m'ont ainsi couverte de honte. " Elle ajoutait que, sous le poids d'une telle confusion, le cœur lui eût complètement manqué, si, pendant tout le temps que l'Apôtre lui parlait, elle n'avait pas eu la vision d'un agneau très doux et tout resplendissant. Rendue par cet incident plus prudente et plus humble, elle garda avec le plus grand soin les dons magnifiques qu'elle avait reçus, et n'en soupira qu'avec plus de ferveur et d'avidité après des grâces meilleures encore. J'ai voulu, cher lecteur, pour le banquet qu'offre à votre âme ce chapitre, réunir ces deux récits, parce que je les ai trouvés tout à fait propres à enseigner l'humilité, tant aux parfaits qu'aux imparfaits.

Mais puisqu'à dire vrai je suis entré moi-même indigne dans un Ordre, où le bienheureux Dominique m'a miraculeusement appelé, je paraîtrais bien ingrat envers un Père si grand, si je passais sous silence la révélation de Sa gloire, faite à notre sainte. Je vais donc encore insérer ici la vision mentionnée plus haut. Frère Barthélemy, déjà nommé, et qui demeure actuellement avec moi, m'a raconté que la vierge, en lui parlant ce jour-là, affirmait avoir en même temps sous les yeux la vision imaginative suivante. Elle voyait le Père tout-puissant et éternel, de la bouche duquel semblait, sortir le Fils coéternel, apparaissant lui aussi manifestement avec la nature humaine qu'il s'est unie. Pendant que la sainte était attentive à cette apparition, elle vit d'autre part sortir de la poitrine du Père le bienheureux Patriarche Dominique, tout resplendissant de lumière, et elle entendit de la bouche du Tout-Puissant une voix qui prononçait les paroles suivantes: " Ma très douce fille, j'ai engendré ces deux fils, l'un par l'acte générateur de ma nature, l'autre par une adoption toute de charme et d'amour. " Et comme elle s'étonnait grandement, que même un saint pût être l'objet d'une telle comparaison et d'une assimilation si sublime, pour mettre fin à cet étonnement, Celui qui venait de prononcer les paroles que nous avons rapportées en donna l'explication suivante: " Le Fils que j'ai engendré par nature et de toute éternité, ayant pris une nature humaine, m'a obéi parfaitement en toutes choses, jusqu'à la mort. Dominique, mon fils adoptif, a mis lui aussi, dans toutes ses œuvres, depuis son enfance jusqu'à la fin de sa vie, la règle de l'obéissance à mes préceptes. Il n'a jamais une seule fois transgressé aucun de mes commandements, il a gardé intacte la virginité de son corps et de son âme, et toujours conservé la grâce du Baptême, en laquelle il avait trouvé sa renaissance spirituelle. Mon Fils par nature, Verbe éternel de ma bouche, a publiquement annoncé au monde les enseignements dont je l'avais chargé. Il a rendu témoignage à la Vérité, ainsi qu'il l'a dit à Pilate (Jn 18,37). Dominique, mon fils adoptif, a de même prêché publiquement aux hommes la vérité de mes paroles, tant aux hérétiques qu'aux catholiques, par lui-même ou par d'autres, non seulement pendant Sa vie, mais par ses successeurs, car par eux il prêche et prêchera encore. Mon Fils par nature a envoyé ses disciples, mon fils adoptif a envoyé ses Frères. Mon Fils par nature est mon Verbe, mon fils adoptif est le héraut, le porte-parole de mon Verbe. Voilà pourquoi, par une grâce toute spéciale, il lui a été donné, ainsi qu'à ses Frères, de comprendre la vérité de mes paroles et de ne s'en point écarter. Mon Fils par nature a consacré toute sa vie, toutes ses actions, ses enseignements comme ses exemples, au salut des âmes. Dominique, mon fils adoptif, a mis toute sa passion, tous ses efforts, à délivrer les âmes des lacets de l'erreur et du vice. Sauver les âmes, telle est la fin principale pour laquelle il a plante et arrosé son Ordre. Voilà pourquoi je te dis qu'en tous ses actes il peut être comparé à mon Fils par nature; voilà pourquoi je te montre aujourd'hui l'image de son corps, qui a eu beaucoup de ressemblance avec le très saint Corps de mon Fils unique. n C'est pendant ce récit de la sainte à Frère Barthélemy qu'arriva l'incident exposé plus haut tout au long. Venons-en maintenant à la dernière vision dont le récit doit clore ce chapitre.

Je tiens à vous apprendre, bien-aimé lecteur, qu'à cette époque la sainte eut l'âme remplie d'une telle abondance de grâces, et qu'elle fut favorisée de tant de révélations et de visions des plus manifestes que, sous le poids de son amour, elle devînt toute languissante et maladive. Cette langueur augmenta au point que la vierge ne pouvait plus se lever de son lit, bien qu'elle ne souffrît pas d'autre mal que de sa charité pour sou éternel Epoux. Elle en était comme folle et le nommait continuellement en disant: " O très doux et très aimant jeune homme! O Fils de Dieu " et elle ajoutait quelquefois: " Fils de Marie ". Au milieu de ces pensées, qui s'échappaient en paroles tout embaumées de fleurs d'amour, elle restait sans sommeil et sans nourriture. Mais l'Epoux qui, lui avait envoyé ce feu sacré, pour l'enflammer davantage, la visitait sans cesse. Toute brûlante des ardeurs de la charité, elle lui disait: "O mon Seigneur souverainement aimant! pourquoi permettez-vous que ce corps si vil me prive plus longtemps de vos embrassements? Hélas, en cette vie, rien ne peut plus me plaire, je ne cherche rien, si ce n'est Vous, je n'aime rien, en dehors de Vous, car tout ce que j'aime, je l'aime uniquement à cause de Vous. Pourquoi donc ce corps si misérable suffit-il à m'empêcher de jouir de Vous. O Maître clément entre tous, arrachez mon âme à cette prison, délivrez-moi de ce corps de mort. " A cette prière et à d'autres semblables qu'elle entrecoupait de sanglots, le Seigneur répondait: " Ma très chère fille, quand j'étais parmi les hommes je n'ai pas eu souci de faire ma volonté, mais celle de mon Père. Ainsi que je l'ai attesté à mes disciples, j'ai désiré d'un grand désir manger la dernière Pâque avec eux (LC 21,15), et cependant j'ai attendu avec patience jusqu'au temps fixé d'avance par mon Père. C'est pourquoi, toi aussi, malgré ton souverain désir de m'être parfaitement unie, tu dois attendre patiemment jusqu'au temps que j'ai moi-même fixé. " Catherine lui dit alors: " Puisque tel n'est point votre bon plaisir, que votre volonté soit faite, mais je vous en supplie, daignez exaucer seulement une toute petites demande. Puisque vous avez décrété que je resterais encore quelque temps en ma chair, accordez-moi de partager pendant ce temps toutes les douleurs que vous avez supportées, jusqu'à la dernière. " Le Seigneur lui fit gracieusement une réponse affirmative, qui eut son plein effet, on n'en peut pas douter, car, à partir de ce moment, Catherine éprouva chaque jour, tant en son cœur qu'en son Corps, les tourments que le Seigneur Sauveur avait autrefois endurés; c'est elle-même qui me l'a secrètement avoué. Pour plus ample explication, je vais raconter ce qu'elle avait coutume de me dire à ce sujet.

Souvent elle me parlait des souffrances du Sauveur, et m'assurait qu'il avait porté la croix dans son âme, dès le premier instant de sa conception, à cause du désir sans mesure qu'il avait du salut des hommes. " Il est en effet certain, me disait-elle, que le Médiateur entre Dieu et les hommes, cet homme qui est le Christ Jésus, a été, dès le premier instant de sa conception, rempli de grâce, de sagesse et de charité. Sous ce rapport, pas de progrès possible, pour Celui qui était parfait dès le commencement. Mais parce qu'il aimait très parfaitement Dieu et le prochain et parce qu'il voyait Dieu privé de son honneur et le prochain de sa fin, il fut cruellement tourmenté, jusqu'à ce que sa Passion eût rendu à Dieu le culte de l'obéissance et le salut au prochain. Ce tourment du désir, disait encore la sainte, n'était pas légère affliction; ceux qui l'ont expérimenté le savent bien; c'était la plus grande croix du Sauveur. De là vient qu'en la dernière Cène il disait à ses disciples : " J'ai désiré d'un grand désir ", paroles qu'il leur adressa à ce moment, parce que, dans cette Cène, il leur donna les arrhes du salut, qu'il allait opérer pour eux avant de manger de nouveau avec eux (Lc 22,15). A ce propos Catherine citait encore les paroles de la prière du Sauveur, avec un commentaire que je ne me rappelle pas avoir lu ou entendu autre part. Elle disait que les forts et les parfaits ne doivent pas donner à ces mots: " Mon Père, faites que ce calice s'éloigne de moi (Mt 26, 39) " le sens qu'y trouvent les âmes faibles et craintives. Le Sauveur ne demandait pas que sa Passion fût différée ou éloignée; dès l'instant de sa conception, il avait bu au calice du désir de sauver l'humanité, et plus le terme approchait, plus il y buvait, avec la soif de voir bientôt s'accomplir, ce qu'il souhaitait avec tant d'ardeur, depuis si longtemps, et de vider la coupe, à laquelle il s'était abreuvé toute sa vie. Il ne demandait donc pas que sa Passion et sa mort fussent différées, mais hâtées. Il s'en est au reste, lui-même, assez clairement expliqué, quand il a dit à Judas: " Ce que tu fais, fais-le promptement (Jn 13,27) ". Ce calice du désir était pour Notre-Seigneur bien amer à boire, et néanmoins, en Fils très obéissant, il ajoutait : " Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui s'accomplisse (Lc 22,42) ". Il s'offrait ainsi à souffrir tous les retards qu'il plairait à son Père d'apporter à l'accomplissement de son désir. D'après ce commentaire, les paroles de Notre-Seigneur, " Eloignez ce calice ", ne devraient donc pas s'entendre du calice de sa Passion future, mais de celui de ses souffrances passées et présentes. Je fis observer à Catherine que les Docteurs donnaient habituellement une autre explication de ce passage. D'après eux, Notre-Seigneur aurait ainsi prié, comme quelqu'un qui est vraiment homme, et dont la sensibilité craint naturellement la mort. Chef de tous les élus, des faibles comme des forts, il devait servir d'exemple à tous et prévenir le désespoir, auquel seraient exposés les faibles, quand leur sensibilité éprouverait une frayeur naturelle de la mort. La sainte me répondit: " Les actions du Sauveur sont si fécondes en enseignements, pour qui les considère attentivement, que chaque âme, selon son point de vue, peut y trouver la part de nourriture qu'il lui faut pour sou salut. Puisque les faibles trouvent, dans la prière du Sauveur, la consolation de leur faiblesse, il semble bien que les parfaits et les forts doivent pouvoir y trouver la confirmation de leur force. Mieux vaut donc en donner plusieurs explications profitables à tous, qu'une seule, pour une seule classe de fidèles. " A ces paroles, j'ai gardé le silence, n'ayant rien à répliquer dans mon admiration pour la sagesse et la grâce qui étaient en Catherine.

En lisant les écrits de Frère Thomas sur les paroles et les actions de notre sainte, j'ai trouvé encore un autre commentaire des mêmes paroles. A ce qu'il raconte, Catherine apprit dans une extase que le Sauveur avait éprouvé sa tristesse, sué le sang, et prié au Jardin des Oliviers pour ceux qu'il prévoyait ne devoir pas participer aux fruits de Sa Passion (Saint Ambroise expose la même idée en son commentaire sur saint Luc, Livre X, chap. 21 : On peut affirmer, sans s'éloigner de la vérité, que Jésus était triste à cause de ses persécuteurs et des peines qu'ils auraient à subir pour leur horrible sacrilège. Il avait donc dit: " Éloignez de moi ce calice ", non parce qu’il craignait la mort, Lui, qui était Dieu et Fils de Dieu, mais parce qu'il ne voulait pas que les méchants eux-mêmes périssent à son occasion.). Mais, dans son amour pour la justice, il ajouta à sa prière cette condition : " Que votre volonté soit faite et non la mienne. " S'il ne l'avait pas ajoutée, au dire de la sainte, tous les hommes auraient été sauvés, car il était impossible que la prière du Fils de Dieu restât sans effet. Cette pensée est pleinement d'accord avec la parole de l'Apôtre aux Hébreux: " Il a été exaucé à cause du respect qui lui est dû (Hb 5,7) ", parole que les Docteurs entendent communément de la prière faite au Jardin des Oliviers.

Catherine me disait encore et enseignait qu'aucun homme ne pourrait supporter les souffrances endurées pour notre salut par Celui qui était Fils de Dieu et Fils de l'homme sans mourir mille fois si c'était possible. L'amour que le Sauveur nous portait, et qu'il nous porte encore, étant au-dessus de ce que nous pouvons penser, les souffrances endurées sous les ordres et la motion de cet amour dépassent, elles aussi, notre imagination. Ces souffrances n'ont pas eu seulement pour mesure les forces de la nature et la malice des bourreaux, elles sont allées beaucoup plus loin. Qui croirait qu'un homme pût vivre avec des épines pénétrant à travers le crâne jusqu'au cerveau, ou avec des os tirés jusqu'à en être disjoints. Il est cependant écrit " Ils ont compté tous mes os. " L'amour souverain qui était l'unique motif de ces souffrances a su trouver de souveraines douleurs pour se manifester parfaitement à nous. Car une des principales causes de la Passion fut la manifestation de l'amour très parfait du Fils de Dieu pour nous, et cet amour ne pouvait mieux nous être montré. Ce ne sont pas les clous qui ont tenu Notre-Seigneur attaché à la croix, c'est l'amour; ce ne sont pas les hommes qui ont vaincu, c'est l'amour; comment les hommes auraient-ils vaincu Celui qui, d'un mot, les aurait tous renversés par terre.

Voilà, avec d'autres pensées encore, ce que notre très prudente vierge disait de la Passion du Sauveur en termes aussi profonds que bien choisis. Elle ajoutait qu'elle avait expérimenté dans son propre corps quelque chose de chacune des douleurs du Seigneur; mais elle croyait impossible qu'on en fît l'épreuve complète. Elle affirmait que le plus grand supplice du Sauveur en croix avait été la dislocation des os de la poitrine. En preuve et en signe de cette affirmation, elle assurait qu'ayant éprouvé elle-même en son corps, à certains moments, toutes les douleurs de la Passion, elle ne sentait de façon permanente que celles de la poitrine. C'était là qu elle souffrait le plus, disait-elle, quoique, chaque jour, elle fût tourmentée de douleurs d'entrailles et de tête, et je le crois facilement, pour elle aussi bien que pour le Seigneur Sauveur, à cause du voisinage du cœur. Les os du thorax, dont la fonction naturelle semble être de protéger le cœur et les poumons, ne peuvent se disjoindre sans une grande souffrance de ces mêmes organes; et peut-être faudrait-il un miracle pour que tout autre homme pût souffrir, sans mourir, pareille violence.

Quoi qu'il en soit, revenons à notre sainte. Après que son corps eut été ainsi tourmenté pendant plusieurs jours, il perdit sans doute une partie de ses forces; mais, dans l'âme de Catherine, L'amour fut de beaucoup augmenté. Elle avait appris, par une expérience sensible, combien le Sauveur l'avait aimée, elle et tout le genre humain; de là, dans son cœur, une telle impétuosité d'amour et de charité que cet organe ne pouvait plus garder son intégrité, et qu'il devait se briser complètement. Ainsi en arrive-t-il d'un vase plus faible que la force expansive de la liqueur qui le remplit, il cède à la poussée du liquide qu'il contient, et la force qu'il avait un instant comprimée se répand en brisant les parois qui l'enfermaient, le contenant n'étant pas proportionné au contenu., Mais pourquoi en dire davantage et m'attarder plus longtemps? La force de l'amour fut telle en notre sainte que son cœur se fendit du haut en bas, oui, d'une extrémité à l'autre; et ces veines qui portent la vie s'étant rompues, elle expira sous la seule violence de l'amour divin, sans l'intervention d'aucune autre cause naturelle. Cela vous étonne, lecteur? Eh bien, sachez qu'il y a eu et qu'il y a encore plusieurs témoins de ce fait, témoins qui ont assisté au dernier soupir de Catherine, qui m'ont tout raconté, et dont je citerai plus loin les noms. Encore hésitant malgré leur témoignage, je me suis adressé à la vierge elle-même, je me suis informé avec soin de ce qu'elle pensait à ce sujet, et je l'ai suppliée de me dire la vérité. Eclatant en soupirs et en sanglots, elle a longtemps refusé de me répondre, puis elle a fini par me dire : " Père, n'auriez-vous pas compassion d'une âme, qui, après avoir été délivrée de son obscure prison et avoir joui d'une lumière des plus agréables, aurait été enfermée à nouveau dans ses ténèbres habituelles? Je suis, me dit-elle, la malheureuse à qui cela est arrivé; la providence de Dieu en ayant ainsi disposé à cause de mes fautes. " En entendant ces paroles, je n'en devins que plus avide d'apprendre, de la bouche même de la sainte, la vérité sur tous les détails d'un fait aussi étonnant; c'est pourquoi je continuai : " Est-il bien vrai, Mère, que votre âme ait été séparée du corps. " - " Ah! me dit-elle, le feu de l'amour divin et de mon désir d'union à mon Bien-Aimé était si ardent, que même un cœur de pierre ou de fer se fût pareillement fendu et ouvert. Non, nulle force créée, je crois, n'eût permis à mon cœur de résister à la poussée d'un tel amour. Tenez donc pour certain que le cœur de ce chétif corps s'est fendu de haut en bas et complètement ouvert sous la seule violence de la charité. Il me semble encore sentir en mon corps les marques de ce déchirement. De là il vous est facile de conclure que mon âme a été complètement séparée de mon corps. J'ai vu alors les secrets de Dieu, que nul homme en ce monde ne peut raconter, car la mémoire n'a pas la puissance de les garder, et les mots humains ne suffisent pas à exprimer convenablement de si hautes réalités. Tout ce que je dirais serait de la boue à côté de cet or. Ce qui me reste, c'est une grande affliction toutes les fois que j'entends parler de ce sujet. Quand je considère combien j'ai dû descendre pour revenir d'un état si sublime à ma bassesse actuelle, je ne puis dira ma douleur que par des larmes et des sanglots. "

A l'entendre parler ainsi, je n'en devins que plus désireux d'être instruit de tous les détails, et je lui dis: " Ma Mère, je vous en prie, puisque vous me révélez vos autres secrets, ne me cachez pas celui-ci, mais daignez me raconter comment s'est passé un fait si surprenant. " - " En ces jours-là, me dit-elle, j'avais reçu du Seigneur plusieurs visions spirituelles et corporelles, et d'innombrables consolations d'âme. Sous le seul poids de l'amour, je tombai languissante sur mon lit, ne cessant de prier le Seigneur qu'il voulût bien m'enlever à ce corps de mort (Rm 7,24), pour me permettre de m'unir plus parfaitement à Lui. Je ne pus l'obtenir, mais j'obtins au moins de partager ses souffrances, autant que cela m'était possible. " C'est alors qu'elle me raconta ce que j'ai rapporté plus haut tout au long au sujet de la Passion du Sauveur, puis elle ajouta : " Cette expérience de la Passion me fit comprendre plus clairement et plus parfaitement combien mon Créateur m'avait aimée. Mon amour grandit et me rendit encore plus languissante. Mon âme n'avait plus qu'un désir, sortir du corps. Mais pourquoi en dire davantage? Le Seigneur activait chaque jour le feu qu'il avait envoyé dans mon cœur; ce cœur de chair succomba, l'amour devint fort comme la mort (Ct 7,6), et mon cœur s'étant brisé comme je l'ai dit, mon âme fut délivrée de sa chair, mais hélas! pour un temps bien trop court! " - Je demandai alors : " Combien de temps, ma Mère, votre âme est-elle demeurée hors du corps? " - " Ceux qui ont été témoins de ma mort, me répondit-elle, disent qu'il s'est écoulé quatre heures entre mon dernier soupir et ma résurrection. Les voisines vinrent en grand nombre consoler ma mère et les autres personnes que cette mort affectait; quant à mon âme, elle se croyait entrée dans l'éternité et ne pensait plus au temps. "

Je lui dis encore : " Qu'avez-vous vu, ma Mère, pendant ce temps? et pourquoi votre âme est-elle revenue à son corps? Je vous en prie, ne me cachez rien. " Elle me répondit: " Sachez, Père, que mon âme a vu et compris tout ce qui nous attend dans cet autre monde que nous ne voyons pas, c'est-à-dire la gloire des saints et les peines des pécheurs. Mais, comme je vous l'ai dit, ma mémoire ne se souvient pas de tout, et mes paroles ne sauraient tout exprimer. Je vous dirai cependant ce que je pourrai. Tenez donc pour certain que mon âme a vu l'Essence divine, et c'est la raison pour laquelle je souffre si impatiemment d'être retenue dans la prison de ce corps. Si je n'étais pas liée par l'amour de Dieu et du prochain, pour lequel le Seigneur m’a renvoyée à mon corps, je mourrais de chagrin. Mais ma suprême consolation, quand je souffre de quelque mal, est de savoir que cette souffrance me procurera une vision plus parfaite de Dieu. Voilà pourquoi les souffrances, bien loin de m'être à charge, sont la joie de mon âme, ainsi que vous pouvez vous en apercevoir chaque jour, vous et les autres qui vivez avec moi. J'ai vu aussi les peines des damnés et de ceux qui sont en purgatoire. Nulle parole ne saurait les exprimer parfaitement. Si les pauvres humains voyaient ce qu'est un seul de ces tourments, le plus léger, ils aimeraient mieux mourir dix fois, si c'était possible, que de l'endurer un seul jour. J'ai vu punir tout spécialement ceux qui ont péché dans le mariage, en n'en observant pas les lois, mais en y cherchant les satisfactions de leur concupiscence. " Je demandai pourquoi ce péché, qui n'est pas plus grave que les autres, était si durement puni. Elle me répondit qu'on en avait moins de remords, par conséquent moins de contrition, et qu'on y retombait plus souvent. Elle ajouta : " Une faute, si petite qu'elle soit, est toujours très dangereuse, quand celui qui la commet, n'a pas souci de s'en défaire par la pénitence. " Puis elle poursuivit en ces termes, le récit commencé: "Pendant que mon âme considérait tout cela, l'Époux éternel que je croyais pleinement posséder lui dit :  " Tu vois de quelle gloire sont privés et de quelles peines sont punis ceux qui m'offensent. Retourne donc à eux, pour leur montrer leur erreur, leur péril, et le tort qu'ils se font. " Et comme mon âme avait grande horreur de revenir à la vie, le Seigneur ajouta : " Le salut de beaucoup demande ton retour ; tu n'auras plus le genre de vie que tu as gardé jusqu'ici, tu ne te confineras plus dans une cellule; il te faudra même, pour le salut des âmes, quitter ta ville natale; mais je serai toujours avec toi, je te conduirai et te ramènerai (2 R 5,2). Tu porteras l'honneur de mon nom devant les petits et les grands, devant les laïcs comme devant les clercs et les religieux; car je te donnerai une parole et une sagesse, auxquelles personne ne pourra résister. Je te présenterai aux Pontifes, à ceux qui gouvernent l'Église et le peuple chrétien, car je veux, selon mon habitude, avec ce qui est faible, confondre l'orgueil des forts. " Pendant que Dieu disait à mon âme ces choses et d'autres semblables, dans un langage tout intellectuel ; elle se trouva tout à coup ramenée en son corps, de quelle façon? Je n'en sais rien, impossible de m'en rendre compte. Mais aussitôt que j'ai eu conscience de ce retour, ma douleur a été si intolérable que j'ai passé trois jours et trois nuits à pleurer continuellement, sans aucune interruption. Il ne m'est pas possible d'arrêter mes larmes, chaque fois que ce souvenir me revient en mémoire. Ce n'est pas étonnant, mon Père, ce qui l'est bien davantage, c'est que mon coeur ne se brise pas à nouveau chaque jour, quand je considère l'excellence de la gloire que je possédais à ce moment et qui, hélas, est aujourd'hui bien loin de moi. C'est le salut du prochain qui est cause de tout cela. Que personne donc ne s'étonne, si j'aime à l'excès ceux et celles que le Très-Haut m'a chargée d'avertir et de convertir du mal au bien. Ils m'ont coûté assez cher; car, à cause d'eux, je suis devenue anathème pour le Seigneur, et la jouissance de sa gloire a été pour moi remise à une époque que je ne connais pas encore. C'est pourquoi, comme le disait saint Paul, ces fidèles sont ma gloire, ma couronne et ma joie (Phil 4,1). Je vous dis cela pour que votre coeur ne partage pas la peine de ceux qui murmurent en me voyant devenue la servante de tous. "

Ayant entendu ces paroles, et les ayant comprises autant que la grâce me le permit, je pensai, après les avoir pesées dans mon cœur, qu'il ne fallait pas les publier, à cause de l'aveuglement de nos temps et de l'incrédulité de tous les esclaves de l'amour-propre. Je défendis donc aux Frères et aux Soeurs d'en rien dire, du vivant de la sainte. J'en ai même vu quelques-uns, jusque-là dociles aux avis de Catherine, la quitter au récit de ce fait, parce qu'ils étaient incapables de comprendre une telle révélation. Mais maintenant qu'elle a été emportée en paradis, d'où elle ne doit plus revenir avant la résurrection générale, maintenant qu'elle a terminé le cours de cette vie fragile, je me suis cru et me crois obligé de parler, pour qu'un miracle si grand et si éclatant, don de la divine piété, ne reste pas caché, à cause de ma négligence. D'ailleurs, pour que vous voyiez, lecteur, comment la puissance de Dieu a su mettre en pleine lumière la réalité de ce prodige, je vais vous apprendre ce qui s'est passé à l'heure de cette mort. Les femmes qui se trouvaient là, et qui étaient les compagnes de Catherine et ses filles dans le Seigneur, appelèrent son confesseur, Frère Thomas del Fonte, déjà souvent nommé, pour assister l'agonisante, comme on a coutume de le faire, et recommander l'âme qui s'en allait ainsi au Seigneur. Frère Thomas prit avec lui un religieux nommé Frère Thomas d'Antonio, accourut au plus vite, et, tout en pleurant, il se mit en prière auprès de la sainte. Un autre Frère, nommé Frère Barthélemy de Montucio, en eut connaissance, et prenant pour compagnon Frère Jean, convers du couvent de Sienne, et qui est encore actuellement en cette ville, il vînt lui aussi en toute hâte. Ces quatre Frères, qui tous ont survécu et vivent encore, assistaient, l'âme navrée, à l'agonie de la vierge. Quand elle eut expiré, le Frère convers Jean en ressentit au cœur une telle douleur que la violence de ses sanglots et de ses gémissements lui rompit et lui ouvrit complètement une veine de la poitrine. Dans l'accès de toux qui s'ensuivit, ainsi qu'il arrive en pareil cas, il rendait par la bouche de nombreux et gros caillots de sang. On craignait, et avec raison, une suffocation du cœur ou quelque lésion interne incurable. A la douleur des assistants, s'ajouta une nouvelle douleur : Ceux qui pleurent la vierge morte durent pleurer en même temps le Frère qui allait bientôt mourir. C'est alors que Frère Thomas, confesseur de Catherine, dit à Frère Jean ces paroles pleines de foi : " Je suis sûr que cette vierge est d'un grand mérite auprès de Dieu, prends la main de son corps sacré et pose-la sur l'endroit où tu souffres si horriblement, tu seras certainement guéri. " Le malade le fit sous les yeux de tous les assistants, et il fut aussitôt si pleinement guéri qu'il ne lui resta pas trace de son mal. Frère Jean raconte encore ce fait à tous ceux qui veulent l'entendre, et le confirme par serment toutes les fois qu'il en est besoin.

Outre les Frères nommés plus haut, il y avait à cette agonie une compagne de Catherine, nommée Alexia, sa fille spirituelle, qui vit aujourd'hui dans les cieux avec la sainte, je le crois fermement, car elle a survécu peu de temps au trépas de la vierge. A cette mort miraculeuse assistaient aussi presque toutes les voisines, et même une foule de personnes de connaissance, hommes et femmes, qui accoururent aussitôt, ainsi qu'on le fait en pareil cas, et personne ne douta que la défunte n'eût définitivement quitté ce monde.

J'ai raconté aussi, au commencement de ce chapitre, que le corps de la sainte avait été miraculeusement élevé et soutenu en l'air; j'en ai pour témoins quelques Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, en particulier, Catherine, fille d'un certain Thecco de Sienne, longtemps compagne intime de notre vierge, puis, si ma mémoire est fidèle, Lysa sa cousine, encore vivante aujourd'hui, et enfin, Alexia, déjà nommée plus haut.
 

CHAPITRE VII

MIRACLES OBTENUS DE DIEU PAR L'INTERCESSION
DE CATHERINE POUR LE SALUT DES AMES.

Soyez absolument sûr, je le désire, ô lecteur, qu'il me faudrait non pas un chapitre, mais plusieurs volumes, pour vous raconter les seuls miracles que le Seigneur a opérés par l'intermédiaire de notre sainte depuis l'époque ou j'ai mérité de la connaître, miracles dont j'ai été le plus souvent témoin oculaire. Mais, pour ne pas ennuyer mes lecteurs, j'ai réuni, dans l'abrégé d'un seul chapitre, le plus grand nombre possible de ces faits. Vous jugerez, par ce que vous apprendrez, de ce que je passe sous silence pour être bref.

La supériorité de l'esprit sur la matière entraîne la supériorité des miracles d'ordre spirituel sur ceux qui atteignent le corps. Je vais donc exposer d'abord les oeuvres que le Seigneur a opérées, par Catherine, pour la délivrance des âmes et ensuite celles qui ont apporté la santé aux corps. Autant que possible j'observerai dans mon récit l'ordre chronologique ; je ne puis cependant le respecter complètement, si je veux garder la distinction que je viens de poser. Il me faudra, en effet, parler tout d'abord d'âmes miraculeusement sauvées par la sainte à la fin de Sa vie, et ne dire qu'ensuite des miracles qu'elle a faits pour les corps, tout au début de sa carrière. C'est ainsi que les œuvres les plus dignes garderont sur celles qui le sont moins la préséance à laquelle elles ont droit. Au reste, tout en ayant l'intention d'observer cet ordre de dignité, je m'efforcerai de suivre dans chaque série l'ordre des temps autant que mes informations me le permettront. A vrai dire, certains de ces miracles, surtout parmi ceux d'ordre spirituel, ont été secrets et inconnus du public. Ils n'ont d'autre témoignage qu'une confidence faite à moi-même ou à quelqu'autre personne. Mais ils ont eu cependant des conséquences extérieures, qui les manifesteront suffisamment à l'a foi des âmes fidèles et dévotes.

Je veux donc, ô excellent lecteur, vous parler d'abord de Jacques, le père de notre sainte. Nous avons dit, dans la première partie, comment il avait reconnu que sa fille s'était dévouée de tout cœur au service du Seigneur. Depuis lors il l'avait toujours traitée avec une respectueuse tendresse. Il recommandait continuellement à tous les membres de la famille de ne se permettre aucune opposition aux volontés de la vierge Catherine, sa fille. Aussi l'amour qui unissait le père et la fille allait-il chaque jour croissant. Catherine demandait continuellement dans ses prières le salut de son père; Jacques se réjouissait dans le Seigneur des vertus de sa fille et espérait obtenir grâce devant Dieu par les mérites et les prières de cette enfant. Les jours du pèlerinage de Jacques en c~ monde arrivèrent enfin à leur terme, et il tomba sur son lit, accablé sous le poids de la maladie. Quand elle le vit en cet état, sa fille eut aussitôt recours à la prière, son refuge habituel, et elle demanda à son Epoux la santé de son père. A sa demande, il fut répondu que Jacques était arrivé à la fin de sa vie, et qu'il ne lui était pas avantageux de vivre plus longtemps. Catherine se rendit alors vers son père, et ayant sondé les sentiments intimes du malade, elle lui trouva l'âme si bien disposée à quitter ce monde et si libre de toute attache à cette vie qu'elle en rendit à son Sauveur d'infinies actions de grâces.

Mais cette première faveur ne lui suffisait pas, voilà que de nouveau elle recueille tout son esprit et prie le Seigneur, source de toutes grâces, d'en accorder une nouvelle. Puisqu'il avait déjà fait au père et nourricier de notre sainte la grâce si précieuse de mourir de bon cœur, pur de toute faute (Pur de toute " coulpe ", c'est-à-dire de toute affection mauvaise, actuelle ou habituelle, mais non pas libéré de toute dette vis-à-vis de la Justice divine pour les fautes du passé, puisqu'il n'avait pas l'âme parfaitement purifiée.), ne daignerait-il pas emporter au ciel l'âme du défunt sans qu'elle eût à souffrir les peines du purgatoire? Il lui fut répondu que nécessairement la justice devait obtenir au moins quelque satisfaction. Il était impossible qu'une âme imparfaitement purifiée possédât la splendeur d'une gloire telle que celle du ciel. " Sans doute, disait le Seigneur, ton père, au milieu des autres hommes mariés, a été de bonne vie; j'ai eu pour agréables nombre de ses actions, en particulier ce qu'il a fait pour toi; et cependant il n'est pas possible que la justice soit sauvegardée sans que son âme n'aille à son salut par le feu (1 Co 3,15), à cause de la poussière qu'a amassée et fixée sur elle le commerce du monde. O Seigneur, souverainement aimant, répondit Catherine, comment pourrais-je souffrir que ces atroces flammes tourmentent, même un instant, l'âme de celui que vous m'avez donné pour père, de celui qui m'a nourrie et élevée avec tant de soins et m'a prodigué pendant sa vie tant de consolations. Je vous en prie, je vous en supplie par toutes vos bontés, ne laissez pas cette âme sortir de son corps avant d'être, d'une manière ou d'une autre, si parfaitement purifiée qu'elle n'ait nul besoin du feu du purgatoire. " O merveille ! le Seigneur Dieu obéit en quelque sorte à cette voix humaine et au désir qu'elle exprimait. Les forces de Jacques étaient complètement éteintes, mais son âme ne quitta pas son corps avant la fin de la sainte et pieuse lutte qui dura longtemps, entre le Seigneur alléguant sa justice et la vierge qui en appelait à la grâce. Après bien des supplications, Catherine finit par dire: " Si cette grâce ne peut être accordée sans que la justice n'obtienne quelque satisfaction, que justice se fasse sur moi. Pour mon Père, je suis prête à souffrir toute peine qu'aura décrétée votre bonté. " Le Seigneur y consentît et lui dit: " Puisque tu m'as livré tout ton amour, j'agrée ta demande, je dispenserai de toute expiation l'âme de ton père ; mais, à sa place, tu souffriras toute ta vie la peine que je t'infligerai. " Joyeuse de cette réponse, la sainte s'écria : " O Seigneur, votre parole est souverainement bonne, que vos ordres s'accomplissent. "

Elle revint ensuite au lit de son père qui agonisait et qu'elle sut admirablement réconforter et réjouir en l'assurant de la part du Très-Haut qu'il obtiendrait pleine grâce de salut. Elle ne le quitta qu'après l'avoir vu rendre le dernier soupir. Que dire encore? A l'instant même où l'âme de Jacques sortait de son corps, la vierge fut saisie de douleurs d'entrailles qui ne lui laissèrent plus, jusqu'à la fin de sa vie, un seul moment de relâche, ainsi qu'elle même et ses compagnes me l'ont cent fois affirmé. D'ailleurs ces souffrances se manifestaient en dehors par des signes extérieurs que tous ceux qui vivaient avec la sainte voyaient aussi bien que moi. Mais sa patience était non seulement aussi forte que ses douleurs, elle l'était incomparablement plus, comme nous le verrons tout à l'heure, avec la grâce de Dieu. C'était par compassion pour les souffrances dont je parle que je lui demandai, un jour, la cause d'un si grand mal, et c'est alors qu'elle me révéla confidentiellement tout ce que je viens d'écrire. Je ne dois pas non plus passer sous silence ce fait qu'au dernier soupir de son père Catherine laissa voir une grande joie, disant avec un modeste sourire: " Béni soit le Seigneur ! puissé-je être comme vous, mon père ! " Pendant tout le temps des funérailles, alors que tout le monde pleurait, elle resta joyeuse et contente, consolant sa mère et les autres comme si elle eût été complètement étrangère à ce deuil. C'est qu'elle avait vu l'âme du mourant passer immédiatement des ténèbres du corps aux lumières de l'éternité. Cette vision avait rempli la vierge d'un bonheur d'autant plus ineffable qu'elle-même avait expérimenté peu de temps auparavant, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, ce qu'on éprouvait en entrant au sein de ces clartés. Quant aux douleurs qui étaient le prix de cette faveur, elle les reçut joyeusement, sachant qu'elles mettraient le comble à sa propre gloire.

Voyez-vous, lecteur, comment la Providence a fait ici oeuvre de souveraine sagesse. Elle aurait pu, de bien des manières, purifier l'âme de Jacques et la rendre digne d'entrer immédiatement au ciel comme elle l'a fait pour l'âme du larron confessant Notre-Seigneur sur la croix. Mais elle n'a pas voulu accorder cette grâce à la prière de notre sainte sans lui imposer une peine corporelle qui ne devait pas être pour la patiente un vrai mal, mais servir à l'augmentation de son trésor surnaturel. Il était bien juste en effet qu'une vierge si remplie de charité pour l'âme de son père gagnât quelque chose à cet amour et qu'après avoir préféré pour Jacques le salut de l'âme à la vie du corps, elle trouvât pour elle-même, dans une peine corporelle, pleine mesure de grâces spirituelles. Aussi appelait-elle ces douleurs, douleurs bien douces, et non sans raison, car elle savait bien qu'elle y trouvait une augmentation continuelle de ce don si doux qui est, en ce monde, la grâce du mérite et dans l'autre la gloire de la récompense. Voilà pourquoi elle ne me parlait jamais que de ses chères souffrances. Elle m'a confié que longtemps encore après la mort de Jacques son âme la visitait très souvent, la remerciait de son heureuse médiation, lui révélait beaucoup de secrets, l'avertissait des progrès de l'ennemi et la gardait de tout mal.

Après avoir écouté ce que Catherine a fait pour une âme de juste, considérez maintenant avec attention, je vous prie, ce qui est arrivé à une âme de pécheur. C'était en l'an du Seigneur 1370. Il y avait à Sienne un citoyen nommé André de Naddino, riche des biens extérieurs et passagers, mais complètement dépourvu des biens intérieurs et durables. Totalement privé de la grâce qu'apportent la crainte et l'amour de Dieu, il était le prisonnier de presque tous les vices et de tout péché. Livré tout entier à la passion du jeu de dés, il avait continuellement à la bouche les blasphèmes les plus odieux, contre Dieu 'et les saints. E1è cette année donc, la quarantième de son âge, au mois de décembre, il fut pris d'une grave maladie et obligé de garder le lit. Abandonné des médecins impuissants à le soulager, il s'en allait à cette mort du corps et de l’âme, que méritait l'impénitence de son cœur. Son curé l'ayant appris, s'en vint le trouver et l'avertit de faire pénitence avant sa mort et de prendre ses dernières dispositions, comme on le fait en pareil cas. Mais André qui, à aucune époque de sa vie, n'avait été homme d'église, et bien disposé pour les prêtres, n'eut que mépris pour celui qui l'avertissait et pour ses avis. Informés de ce refus, l'épouse et les parents du malade, dans leur zèle pour son salut, firent venir plusieurs personnes religieuses et dévouées à Dieu, hommes et femmes, qui s'efforcèrent de vaincre son obstination. Mais ni les menaces des flammes éternelles, ni les promesses de la divine Miséricorde, aucun avis ne put le fléchir et le décider à se confesser. Il descendait donc aux enfers, n'emportant avec lui que ses crimes. Son curé, douloureusement affecté d'un pareil endurcissement, et craignant pour le malade une mort prochaine, revint le visiter de grand matin, lui répéta ses premiers avertissements et en ajouta de plus pressants encore. Mais, cette fois-ci comme la première, le malheureux n'eut que mépris pour le prêtre et ses paroles. Quoi encore ! Esclave de l'impénitence finale, il commettait continuellement ce péché contre le Saint-Esprit, qui n'est remis, ni en ce monde ni en l'autre, et il s'en allait très justement condamné, à des tourments sans fin.

On en parla à Frère Thomas, confesseur de Catherine, déjà souvent nommé. Emu de compassion pour cet homme, qui allait se damner, il accourut en toute hâte auprès de la sainte, pour la presser, au nom de l'obéissance et de la charité, de prier le Seigneur, jusqu'à ce qu'il daignât miséricordieusement secourir cette âme et lui épargner une mort éternelle. Arrivé chez Catherine, il la trouva en extase et ne put l'arracher pour le moment à ses contemplations intérieures. Dans l'impossibilité de lui parler, et la nuit qui approchait, ne lui permettant pas d'attendre plus longtemps, il donna à une compagne de la vierge, appelée aussi Catherine, et encore vivante aujourd'hui, l'ordre très exprès de profiter du premier instant où la sainte retrouverait l'usage de ses sens pour lui dire tout au long quelle cause digne de pitié il était venu lui confier. La jeune fille reçut humblement cet ordre et promit de l'exécuter, ce qu'elle fit en effet. Notre vierge n'étant sortie de son extase que vers la cinquième heure de la nuit, Catherine se hâta donc de répéter à Catherine tout ce qu'avait dit le confesseur et lui enjoignit, au nom de la sainte obéissance, d'employer tout son crédit à recommander l'âme du mourant au Seigneur.

A cette nouvelle, la vierge, toute brûlante du feu de la charité et de la compassion, se remit aussitôt à prier. Les voix toutes-puissantes de son âme criaient vers le Seigneur, et lui disaient qu'elle ne voudrait jamais laisser périr un de ses semblables, un concitoyen, un frère racheté lui aussi, au prix d'un sang si précieux. Le Seigneur lui répondit : " Les iniquités de cet homme et ses horribles blasphèmes sont déjà montés jusqu'au ciel. Non seulement sa bouche a blasphémé contre Moi et contre mes saints, mais il a jeté au feu un tableau, où se trouvaient mon image, celle de ma très sainte Mère et d'autres saints. Il est donc bien juste qu'il brûle dans les flammes éternelles. Ne t'occupe plus de lui, ma bien-aimée, car il est digne de mort. " Mais Catherine, se prosternant tout éplorée, aux pieds de son très doux Époux, lui disait: "O mon Seigneur souverainement aimant, si vous observez nos iniquités, qui donc évitera l'éternelle damnation? Est-ce donc pour examiner et punir nos péchés, et non pas plutôt pour les effacer, que vous êtes descendu dans le sein d'une Vierge, que vous avez souffert le supplice d'une mort bien cruelle? Pourquoi me parler des crimes de cet homme, qui va périr, alors que vous avez porté tous les crimes sur vos épaules très saintes ? Suis-je donc venue discuter avec Vous sur Sa justice, et non pas implorer votre miséricorde? Souvenez-vous, Seigneur, de ce que Vous m'avez dit, quand Vous m'avez affirmé expressément que j'avais la mission de sauver les âmes. Je n'ai plus ici-bas d'autre consolation que celle de voir mes frères se convertir à Vous; c'est le seule chose qui me fasse supporter patiemment votre absence. Si Vous ne m'accordez pas cette joie, que deviendrai-je, malheureuse? Ne me repoussez pas, ô Seigneur très clément, rendez-moi mon frère, à ce moment englouti dans l'abîme de l'obstination de son cœur. " Mais pourquoi en dirais-je davantage? Depuis la cinquième heure de la nuit, jusqu'à l'aurore, Catherine continua de veiller et de pleurer, discutant avec le Seigneur le salut de cette âme. Le Seigneur alléguait les crimes énormes et si nombreux d'André, et sa justice demandait vengeance. La vierge en appelait à la miséricorde, cause de l'Incarnation et de la Passion. D'ailleurs, son Époux ne lui avait-il pas promis à elle-même le salut de beaucoup d'âmes. Le divin Maître, source inépuisable de miséricorde, finit par la laisser triompher de la justice, et dit à la sainte " Ma très douce fille, voici que j'ai agréé tes larmes, je vais convertir celui pour lequel tu m'invoques avec tant de ferveur. "

A cette même heure, il apparut au malade et lui dit: " Pourquoi, mon très cher, ne veux-tu pas confesser les péchés que tu as commis contre Moi. Fais donc cette confession, car je suis prêt à te pardonner libéralement tes fautes. " Ces paroles amollirent si complètement ce cœur endurci que le moribond cria d'une voix forte à ceux qui le soignaient: " Envoyez chercher le prêtre, car je veux confesser mes péchés. Je vois Jésus-Christ, mon Seigneur et Sauveur, qui m'engage lui-même à faire cette confession. " Les personnes présentes accueillirent avec joie cette demande et firent bien vite appeler le prêtre. Aussitôt qu'il fut arrivé, le pécheur fit, avec un profond repentir, une excellente confession, prit toutes ses dispositions testamentaires, puis s'en alla, avec grande contrition et dévotion, de la lumière de ce monde, au sein de Dieu.

O Père d'ineffable miséricorde! que votre clémence est infinie! que votre providence est profonde ! Vos voies nous sont à jamais insondables! Vous aviez laissé cet homme s'endurcir dans ses péchés, jusqu'au dernier instant; vous paraissiez n'en avoir nul souci, et cependant vous pensiez toujours à assurer sa conversion. Vos serviteurs et vos servantes étaient allés le trouver et ils semblaient n'avoir pu lui ouvrir aucune porte de salut. Mais vous avez inspiré au confesseur de Catherine la pensée d'obliger la sainte à intervenir, et vous avez embrasé le cœur de votre servante, pour qu'elle triomphât par ses humbles larmes, de vous qui êtes l'Invincible et pour qu'elle parût, en quelque sorte, enchaîner votre toute-puissance. Et qui donc a pu lui donner ce feu et cette audace, si ce n'est vous? Qui a jeté dans cette âme ces ardeurs de fraternelle compassion? Quel était celui qui alimentait ces larmes, auxquelles devait céder votre clémence? Quel autre, dis-je, en dehors de vous? Vous éleviez à vous votre épouse, pour qu'elle vous inclinât vers elle. Ce sont bien là vos œuvres, ô Jésus-Christ! c'est ainsi que vous glorifiez vos saints. Pour montrer de quel mérite était auprès de vous cette vierge, votre épouse, vous lui avez révélé le péril d'un homme qu'elle ne connaissait pas, mais qui était chrétien et son compatriote; et vous n'avez accordé qu'à la seule intercession de celle que vous aviez choisie d'avance pour cette œuvre le salut de l'infortuné, que vous aviez refusé à toute autre médiation. Qui donc pourrait se dispenser de s'attacher à vous par les doux liens de l'amour ? Vous venez de voir, lecteur, combien grandes ont été les miséricordes du Seigneur, pour un seul pécheur, que les mérites de notre sainte ont sauvé, considérez-en maintenant de plus grandes, dont deux autres pécheurs ont bénéficié, alors qu'ils semblaient bien déjà condamnés.

En ce temps-là, dans la même cité de Sienne, deux fameux brigands furent pris par le chef de la justice, et condamnés à la mort la plus dure, à cause de l'énormité de leurs forfaits. On les avait placés sur des charrettes portant un poteau, auquel ils furent liés, et les bourreaux, avec des fourchettes et des tenailles brûlantes, leur faisaient sur tout le corps, tantôt sur un membre et tantôt sur l'autre, des blessures dont le feu avivait violemment la douleur. Pas plus dans leur prison qu'au moment où on les en sortit pour les conduire au supplice, on n'avait pu décider ces condamnés à faire pénitence de leurs crimes et à les confesser au prêtre. Bien plus, pendant qu'on les promenait, selon l'usage, à travers la ville, pour la terreur des méchants, non seulement ils ne se recommandaient pas aux prières des fidèles, mais ils blasphémaient à haute voix Dieu et ses saints. Ces malheureux allaient donc passer, des tourments et du feu temporels, au feu et aux peines qui ne finissent pas. Mais l'éternelle Bonté, qui ne veut la perte de personne, et qui ne punit pas deux fois le même crime, résolut d'arracher ces âmes infortunées au gouffre de l'enfer par l'intermédiaire de notre vierge, son épouse bien-aimée. Ce jour-là, par une disposition spéciale de la divine Providence, Catherine était allée prendre un instant de repos plus complet, dans la maison d'une de ses compagnes et filles dans le Seigneur, qu'on appelait Alexia et qui règne aujourd'hui dans les cieux avec la sainte. Cette maison était sur une des rues de la ville, par où passaient habituellement les condamnés de ce genre. Alexia, ayant entendu ce matin-là le bruit de la foule tumultueuse, s'approcha de la fenêtre, d'où son regard put apercevoir non loin de chez elle les malheureux conduits sur leurs charrettes, et brûlés par les bourreaux, de la façon que nous avons dite. Elle courut aussitôt vers Catherine " O ma Mère, lui dit-elle, quel douloureux spectacle devant la porte de notre maison! voilà qu'on traîne sur leurs charrettes deux condamnés aux tenailles. "

A cette parole, la sainte, poussée par la compassion et non par la curiosité, s'approche de la fenêtre, elle voit ces malheureux, se retire à l'instant, et se réfugie dans la prière. Elle avait aperçu, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, autour de chacun des suppliciés, une grande troupe d'esprits mauvais, qui brûlaient intérieurement les âmes des condamnés, bien plus que les bourreaux ne brûlaient extérieurement leurs corps. Voilà pourquoi, émue d'un double sentiment de pitié, elle s'était hâtée de recourir à la prière, et pressait avec non moins de hâte la bonté de son Epoux de secourir ces âmes qui périssaient. " Ah, disait-elle, Seigneur très clément, pourquoi abandonnez-vous ainsi votre créature, formée à votre image et à votre ressemblance, miséricordieusement rachetée par votre Sang très précieux? Pourquoi permettez-vous qu'à de tels tourments corporels viennent se joindre encore les vexations si cruelles et si funestes d'esprits immondes. Le larron crucifié avec vous ne recevait que la peine due à ses crimes; vous l'avez cependant si pleinement éclairé qu'il vous a confessé sur le gibet, alors que les Apôtres doutaient, et qu'il a mérité d'entendre cette parole " Aujourd'hui, tu seras avec Moi, en paradis. " Pourquoi cela, si ce n'est pour donner à ses pareils l'espoir du pardon; vous n'avez pas abandonné Pierre qui vous reniait, mais vous avez eu pour lui un regard de miséricorde. Vous n'avez pas méprisé Marie la pécheresse, mais vous l'avez attirée à vous. Vous n'avez repoussé ni Matthieu le publicain, ni la Cananéenne, ni Zachée, chef des publicains; au contraire, vous les avez appelés. Je vous en conjure donc, par toutes vos miséricordes, hâtez-vous de secourir ces âmes. " Mais pourquoi m'attarder à en dire davantage. Catherine sut fléchir Celui qui voulait se laisser fléchir, et fit merveilleusement couler sur ces malheureux les sources toujours ouvertes du pardon. Elle obtint la grâce d'assister en esprit les suppliciés et de les accompagner, sans les quitter un instant, jusqu'aux portes de la ville, pleurant et demandant pour eux que leur cœur s'amollit et se convertît. Ce que voyant, les démons montraient toute leur fureur, en criant contre elle et en disant: " Si tu ne cesses pas, nous saurons bien, nous et les âmes de ces réprouvés, te persécuter jusqu'à te rendre possédée. " A quoi la sainte répondait: " Tout ce que Dieu veut, je le veux; mais je n'abandonnerai pas, à cause de vos menaces, l'œuvre que j'ai commencée. "

Arrivés aux portes de la ville, les misérables condamnés virent apparaître notre très miséricordieux Sauveur, tout couvert de blessures, tout inondé de sang, qui les invitait à se convertir et leur promettait le pardon. Cette vision fit pénétrer dans leurs cœurs un rayon de lumière divine; ils demandèrent très instamment un prêtre et confessèrent leurs péchés, avec une vive contrition. Ils changèrent alors leurs blasphèmes en louanges, et s'accusant continuellement eux-mêmes, se proclamant dignes de leurs supplices et de plus grands encore, ils s'en allaient à la mort, aussi joyeux que s'ils eussent été invités à un festin. Au lieu de blasphémer comme tout à l'heure, quand les bourreaux les tenaillaient, ils redoublent maintenant leurs prières au Sauveur, ils crient que ces peines les feront sûrement parvenir à la gloire éternelle, et qu'elles sont pour eux l'instrument d'une grande miséricorde. Les assistants sont tout stupéfaits de voir un tel changement. Le cœur des bourreaux eux-mêmes s'adoucit, et, devant une telle dévotion, ils n'osent continuer leurs tortures. Mais nul ne pouvait savoir comment la droite du tout-puissant Sauveur avait opéré une telle transformation, ou qui pouvait avoir intercédé auprès de Dieu, pour des âmes si endurcies. Le prêtre pieux qui avait accompagné les condamnés, pour essayer de vaincre leur inflexible obstination, raconta plus tard, sous la foi du serment, tous les détails de leur conversion, à Frère Thomas, confesseur de la sainte. Celui-ci, ayant interrogé Alexia, constata que les suppliciés avaient rendu l'âme, à l'heure même où la vierge avait terminé son oraison et était sortie de son ravissement. Un aveu confidentiel de Catherine vint enfin lui apprendre tout ce qui s'était passé; c'est elle-même qui lui a raconté toute la suite des faits que je viens de rapporter, comme je les ai trouvés consignés dans les écrits de Frère Thomas. Ces écrits disent encore que, quelques jours après la mort de ces criminels, les compagnes de la sainte l'entendirent, qui disait dans sa prière " Je vous rends grâces, ô Seigneur, de ce que vous les avez délivrés d'une seconde prison. " Frère Thomas en fut informé et lui demanda ce qu'elle voulait dire par là. Elle répondit que les âmes de ces brigands étaient alors Ca paradis, qu'elles avaient dû passer en purgatoire au moment de leur mort, mais qu'elle venait d'obtenir leur complète délivrance.

Peut-être, lecteur, ne comprenez-vous pas l'importance de ces faits qui ne tombent pas sous les sens; mais si vous réfléchissez à ce que nous disent saint Augustin et saint Grégoire, vous verrez qu'il a fallu un miracle plus grand, pour convertir ces condamnés, que pour les ressusciter après leur supplice. En effet, suivant l'expression même de saint Grégoire, la chair, dans une résurrection corporelle, n'eût retrouvé la vie que pour la perdre à nouveau, tandis que l'âme est ici ressuscitée pour vivre éternellement. De plus, à ressusciter un corps, la puissance divine ne trouve nul obstacle, tandis que, pour la résurrection d'une âme, elle semble se heurter aux lois qu'elle-même a données au libre arbitre, puisque le pécheur peut ne pas vouloir se convertir. Voilà pourquoi on dit que la conversion d'un pécheur manifeste mieux que la création d'un monde la toute-puissance de Dieu. Les prédicateurs louent saint Martin, et non sans raison, d'avoir mérité la grâce magnifique de ressusciter trois morts, par la vertu de la divine Trinité. On lit de saint Nicolas qu'il sauva miraculeusement trois innocents, voués à la mort, et on célèbre grandement ce fait. Mais que dirons-nous de ce prodige tout nouveau de notre vierge Catherine, qui, par ses prières, a ressuscité si instantanément, si merveilleusement, et a délivré des flammes éternelles deux hommes perdus de crimes, déjà morts quant à l'âme, et absolument voués à l'enfer. Est-ce que d'après les considérations exposées plus haut, cette résurrection spirituelle n'est pas un miracle plus grand que les autres. Croyez-moi, lecteur, j'ai vu de mes yeux bien des merveilles opérées par la sainte sur les corps de diverses personnes; mais tout cela n'est rien, il me semble, à côté du prodige que nous venons de rapporter. Ici, la majesté du Très-Haut a dû mettre en oeuvre tout l'infini de sa puissance, et sa générosité a dû, sans mesure, distiller la myrrhe de sa grâce. Ces hommes livrés à toute espèce de mal et qui, jusqu'à l'instant suprême, dans cet instant même, avaient persévéré et persévéraient dans leur iniquité; ces hommes, que personne n'exhortait plus, que personne n'espérait plus sauver, avaient en effet besoin d'une grâce aussi miraculeuse, pour s'attendrir, se convertir, et retrouver dans une courageuse pénitence finale leur salut et leur gloire.

Voici une autre grâce extraordinaire de conversion, que je ne crois pas non plus devoir passer sous silence. Catherine l'a obtenue du Seigneur pour quelqu'un qui vit encore. En cette même ville de Sienne, habitait un certain François de Tholomei, qui vit encore aujourd'hui, et avait eu de Rabès, son épouse, plusieurs enfants, garçons et filles. L'aîné s'appelait Jacques et menait une vie des plus criminelles. L'orgueil de ce monde le rendait Si turbulent et sa férocité était si dangereuse que, malgré sa jeunesse, il avait déjà tué deux hommes de ses propres mains. Ses crimes et sa cruauté le faisaient redouter de tous ceux qui le connaissaient. Pour lui, nul souci et nulle crainte de Dieu; ne connaissant aucun frein, il s'enfonçait chaque jour plus profondément dans le mal. Il avait une sœur nommée Ginoccia, qui s'était donnée tout entière au monde. Elle avait, il est vrai, gardé la virginité de son corps, mais c'était bien plus par peur du mépris des hommes que par crainte de Dieu. Aucune des pratiques de la vanité ne lui était étrangère, et elle s'occupait avec passion du soin et de la parure de son corps. Rabès, la mère de ces enfants, redoutait de les voir se damner, car elle était profondément pénétrée de la crainte du Seigneur. Elle vint donc trouver notre sainte et la supplia de vouloir bien parler un peu des choses du salut, à ses deux filles, en particulier à Ginoccia. Catherine, dont le zèle était ardent pour toutes les âmes, y consentit bien volontiers et s'acquitta à la perfection de cette mission. Ses prières et ses avis achevèrent si bien de former le Christ dans l'âme de Ginoccia que celle-ci renonça complètement aux vanités du siècle. Elle rasa Sa chevelure, dont elle s'était jusque-là glorifiée, et reçut ensuite très dévotement l'habit des Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique. Pendant tout le reste de Sa vie, comme j'ai pu le constater très facilement, elle persévéra dans la pratique de la méditation et des saintes oraisons, et se livra à de très dures pénitences; j'ai dû. même lui faire à' ce sujet plusieurs observations. Sa soeur Françoise l'imita en tout et prit avec elle l'habit religieux C'était vraiment plaisir de voir ces deux sœurs, peu de temps avant, si passionnées pour les vanités du siècle, mépriser avec un si parfait courage le monde et leur propre corps. Leur frère Jacques était absent de Sienne, au début de cette conversion; à peine en fut-il informé qu'il revint à la ville, furieux, et ramenant avec lui son plus jeune frère. Son orgueil blessé vomissait les plus terribles menaces. Il promettait d'arracher à sa sœur l'habit qu'elle avait revêtu et de la conduire dans la maison qu'il habitait en dehors de la ville, loin de tous ceux qui lui donnaient de pareils conseils. Son petit frère lui répondit, sous une inspiration du Ciel: " En vérité, Jacques, si tu vas à Sienne, tu te convertiras aussi et tu confesseras tes péchés. " Jacques éclata alors en horribles malédictions contre l'enfant et assura qu'il tuerait les Sœurs, les Frères et les prêtres, plutôt que de se confesser à qui que ce soit. L'enfant n'en répétait pas moins sa véridique prophétie, tandis que Jacques redoublait ses imprécations et ses menaces; cette discussion dura jusqu'à leur arrivée à Sienne. Jacques ne se possédait plus de fureur, en entrant dans la maison paternelle, et déclara qu'il se livrerait aux dernières violences, si sa sœur ne le suivait pas, après avoir quitté l'habit religieux. A ces menaces, que Catherine connut immédiatement, Rabès, la mère de Jacques, répondit en calmant son fils et en lui demandant de patienter jusqu'au lendemain, puis, le matin venu, elle fit mander Frère Thomas, le confesseur de la sainte. Frère Thomas prit avec lui, comme compagnon, Frère Barthélemy Dominique, choix qui semble bien providentiel, et s'en vint trouver Jacques; mais il eut beau l'exhorter, il parut n'en pouvoir rien obtenir.

Cependant Catherine, instruite de tout, non point par une voix humaine, mais par le Seigneur, priait instamment, à cette même heure, pour la conversion de Jacques. Que dire encore? Pendant cette prière, Dieu toucha le cœur du jeune homme. J'ai dit que Frère Thomas avait providentiellement choisi comme compagnon Frère Barthélemy. Aux instances de ce religieux, Jacques accorda tout ce que, dans son endurcissement, il avait refusé à Frère Thomas. Non seulement il permit à sa sœur de servir le Seigneur, mais, s'humiliant lui-même, il se confessa avec un cœur grandement contrit; et, pour me servir d'une expression familière à la sainte, il vomit tout le poison qu'il avait dans l'âme, y compris certains péchés, qu'il n'avait jamais voulu confesser à personne. Ce loup transformé en agneau, ce lion devenu petit chien docile, fit, en un instant, l'admiration de tous ceux qui le connaissaient. Sa mère Rabès en était dans la stupéfaction, ses sœurs ne pouvaient assez s'en féliciter, toute la famille en louait Dieu, tandis que les Frères Barthélemy et Thomas, bénissant joyeusement le Seigneur, accouraient en toute hâte, annoncer à Catherine ce qui venait d'arriver.

Celle-ci avait déjà vu en esprit tout ce qui s'était passé, et c'était elle qui avait obtenu de Dieu cette grâce. Toujours en extase, elle n'avait pas encore quitté les embrassements de l'Epoux éternel, pour reprendre la vie des sens. Elle sortit cependant de son ravissement avant l'entrée des Frères dans sa petite chambre et dit alors à sa compagne: "Nous avons à louer le Créateur, car Jacques de Tholomei, que le diable retenait dans ses chaînes, a été délivré ce matin. " Quand les religieux entrèrent, racontant joyeusement ce même fait, la compagne de Catherine leur répondit: "Elle me disait à l'instant même ce que vous m'annoncez. " La vierge du Seigneur leur tint alors ce langage, si plein d'une sage maturité: " Mes Pères, nous devons louanges et grâces à notre Sauveur, qui n'a jamais méprisé les prières de ses serviteurs et sait combler les désirs que lui-même inspire. L'antique ennemi avait pensé nous enlever notre brebis, et c'est le Père de miséricorde qui lui a arraché sa proie. Le démon a cru ravir au Christ Ginoccia, et il a perdu Jacques, son captif. Ainsi en arrive-t-il toujours, quand Satan lève la tête contre les élus de Dieu, car il n'est pas possible d'enlever de la main de Jésus-Christ les brebis qu'il a choisies, c'est lui-même qui nous l'affirme dans l’Evangile (Jn 10,28)

Remarquez maintenant, lecteur, que cette Ginoccia, souvent nommée, a continué de servir le Seigneur jusqu'à la mort, tout adonnée aux pratiques d'une très dure pénitence, à la méditation et aux exercices de piété. Après avoir supporté avec beaucoup de patience et de joie une longue maladie, elle s'en est allée à Dieu dans les sentiments d'une indicible allégresse. Sa sœur, Françoise, l'a imitée en tout ce que nous venons de dire et lui a survécu peu de temps; toujours gaie au milieu de ses souffrances corporelles, c'est avec un doux sourire qu'elle aussi a quitté cette vie. Matthieu, leur frère, qui venait le premier après Jacques, a dit à son tour un adieu définitif au monde et est entré dans l'Ordre des Prêcheurs, où il vit encore dévotement et religieusement. Jacques enfin est resté dans l'état ordinaire du mariage, mais il n'est plus jamais retourné à ses mauvaises habitudes, et il se montre pacifique et doux envers tout le monde. Tout ce bien fut l'œuvre d'un seul et même Esprit, qui se servait de son épouse Catherine pour offrir et distribuer ses dons à tous ceux pour lesquels elle priait.

Afin de mettre encore cette vérité plus en lumière, je vais vous raconter un fait merveilleux, dont j'ai été l'unique témoin; mais je vous jure devant Dieu que je ne mens pas; au reste, ce miracle a eu des effets extérieurs publics. Toujours en cette même ville de Sienne, vivait un homme fameux parmi les mondains. Il était rempli de cette prudence de la chair qui ne se soumet pas à Dieu, et s'appelait Nannès ou Vannés. Il gardait et entretenait, comme on le fait trop souvent en ce pays, des inimitiés particulières ou vendettas contre plusieurs de ses concitoyens, et savait leur préparer secrètement des embûches, tout en feignant de passer son chemin inoffensif. Plusieurs fois il s'en était suivi mort d'homme, de sorte que les exécuteurs mêmes de ces crimes craignaient encore plus Nannès que la vengeance de leurs victimes, car ils connaissaient son astuce. Des médiateurs s'étaient souvent interposés pour l'amener à faire la paix. Mais le rusé répondait toujours à tous les solliciteurs que cette affaire ne le regardait pas, que la paix ne dépendait pas de lui, alors que lui seul cependant mettait obstacle à toute pacification, afin de pouvoir se venger à son gré. Informée de cet état de choses, notre vierge désirait vivement parler à Nannès, pour mettre fin à un si grand désordre. Mais Nannès la fuyait comme le serpent fuit le charmeur. Enfin, pressé parles exhortations d'un saint homme, Guillaume d'Angleterre, de l'Ordre des Ermites de saint Augustin, il promit d'aller voir et entendre Catherine, mais sans vouloir s'engager à observer aucun des avis qu'elle lui donnerait. Il tint sa promesse et vint faire cette visite, à une heure ou je venais moi-même d'arriver chez la sainte. Je l'avais trouvée absente; elle était sortie pour quelque affaire intéressant le salut des âmes. Pendant que j'attendais son retour, on vint annoncer que Nannès était là et demandait à lui parler. Cette nouvelle me remplit de joie, car je savais combien notre vierge désirait cette entrevue. Je descendis donc en hâte vers le visiteur, je l'avertis de l'absence de Catherine et le priai de ne pas s'impatienter de quelques minutes d'attente. Puis, je le fis entrer dans la cellule de pénitence de la servante du Christ pour qu'il attendît plus patiemment. Il fut bien vite fatigué et me dit: " J'avais promis à Frère Guillaume de venir ici et d'entendre cette dame; mais, comme elle n'est pas là, mes multiples affaires ne me permettant pas de rester plus longtemps, je vous supplie de m'excuser auprès d'elle, je suis très occupé. "

J'eus grand regret alors de l'absence de Catherine, et je me mis à parler à cet homme de la paix désirée. Il me répondit: " Voyez, vous êtes prêtre et religieux, et je sais aussi que cette pieuse dame est en grand renom de sainteté; je ne dois donc pas vous mentir ; je vous dirai la vérité, mais j'entends bien ne rien faire de ce que vous désirez. Oui, c'est moi qui mets obstacle à la paix, et je me garde bien de le dire à d'autres; si seulement je donnais mon consentement, tout serait apaisé; mais je ne veux en aucune façon le donner. Inutile de me prêcher sur ce point, jamais je ne céderai. Contentez-vous d'avoir obtenu de moi aujourd'hui un aveu que j'ai refusé à tout autre, et ne me tracassez pas davantage. " J'allais répondre, il refusa de m'entendre ; mais le Seigneur permit qu'à ce moment même la vierge rentrât. Elle revenait de travailler à quelque oeuvre semblable de conversion. Nannès fut bien contristé de la voir, et moi j'en fus tout réjoui. Catherine salua avec sa charité du ciel cet homme qui était tout à la terre, puis elle s'assit et lui demanda l'e motif de sa visite. Il répéta exactement tout ce qu'il venait de me dire, y compris sa dernière protestation. La sainte se mit alors à lui montrer le péril où il se trouvait, et à le presser de toute façon, employant tour à tour les paroles qui blessent et celles qui mettent l'huile sur la blessure; mais lui, comme un aspic qui n'entend pas (Ps 77,5), fermait complètement l'oreille de son cœur. Alors notre vierge, dans sa sagesse, commença de prier intérieurement et d'implorer l'aide de Dieu. Dès que je m'en fus aperçu, je me tournai vers Nannès, et, plein d'espoir dans le secours du Ciel, j'engageai la conversation avec cet homme pour le retenir. Mais pourquoi plus de détails? Au bout de quelques minutes, il me dit: " Je ne veux cependant pas être assez mal élevé pour tout vous refuser. Je vais me retirer; mais, des quatre inimitiés que j'ai actuellement, je vous en abandonne une, décidez-en ce qu'il vous plaira. " A ces mots, il se levait déjà pour sortir, quand il s'écria tout en se levant : " O mon Dieu! quelle consolation je ressens dans mon âme pour cette seule parole de paix. " Puis il ajouta : " Ah! Seigneur Dieu, quelle force me saisit et me retient? je ne puis plus m'en aller ni rien refuser. Qui donc me presse ainsi? Quel est celui qui me captive? " Et tout en parlant il se met à fondre en larmes. " Je m'avoue vaincu, dit-il, je ne puis plus respirer. " Et, tombant à genoux, il disait en pleurant : " O vierge très sainte, je ferai tout ce que vous m 'ordonnerez, non seulement pour la paix, mais pour tout le reste. Je vois que le diable me retenait enchaîné; je veux suivre tous vos conseils, dites à mon âme comment elle se libérera des mains du démon. "

A ces mots, la sainte, que sa prière avait comme d'habitude ravie en extase, revint à elle, et, rendant grâce au Seigneur : " Frère bien-aimé, dit-elle, la miséricorde du Sauveur vous a fait enfin connaître votre danger. Je vous ai parlé et vous avez méprisé mes paroles ; je me suis alors adressée au Seigneur, qui n'a pas méprisé ma prière. Faites pénitence de vos péchés, de peur que vous ne soyez surpris par l'épreuve. " Pourquoi m'attarder à en dire davantage? Nannès me confessa tous ses péchés avec une grande contrition. Il fit la paix entre les mains de notre vierge avec tous ses ennemis, et, docile à mes avis, il se réconcilia avec le Très-Haut, qu'il avait si longtemps offensé. Mais, peu de jours après sa conversion, il fut arrêté par ordre du gouverneur de la ville, et jeté dans une étroite prison. Le bruit courut même qu'il devait être décapité. A cette nouvelle, je vins, tout attristé, trouver la vierge : " Eh bien! lui dis-je, rien de fâcheux n'arrivait à Nannès au temps où il servait le diable, et maintenant, qu'il est revenu à Dieu, le ciel et la terre semblent conjurés contre lui. Je crains bien, ma Mère, que cette plante si jeune ne soit complètement broyée sous une telle tempête, et que cet homme ne tombe dans le désespoir. Priez pour lui le Seigneur, je vous en conjure, afin de protéger contre l'adversité celui que vos prières ont délivré du péché. Elle me répondit: " Pourquoi vous attrister de ce qui devrait plutôt vous réjouir. Vous avez maintenant la certitude que Dieu lui a fait remise de la peine éternelle, puisqu'il l'afflige de peines temporelles. Comme nous le dit le Sauveur, hier, le monde aimait celui qui lui appartenait (Jn 15, 19) aujourd'hui, il commence de haïr celui qui le quitte; hier, le Seigneur réservait au coupable une peine éternelle, aujourd'hui sa miséricorde commue cette peine temporelle. Ne craignez pas pour lui le désespoir. Celui qui a sauvé ce malheureux de l'enfer saura bien l'arracher au péril présent. "

Ce qu'elle avait dit arriva. Peu de jours après, Nannès fut libéré de sa prison, mais non sans avoir éprouvé dans ses biens des pertes assez importantes. Notre vierge s'en réjouissait en disant: " Le Seigneur lui a enlevé le venin qui l'empoisonnait. " Sous les coups du malheur, la dévotion du converti allait croissant. Il avait un très beau palais à deux milles de la cité. Il le donna par testament public à la sainte pour y construire un monastère de religieuses. Avec la permission spéciale, et par l'autorité de Grégoire XI, d'heureuse mémoire, Catherine jeta les fondations de ce monastère, le bâtit et le dédia à sainte Marie Reine des anges. J'assistais à la bénédiction avec toute la famille spirituelle de notre sainte. Le commissaire délégué par le Souverain Pontife était Frère Jean, abbé du monastère de Saint-Anthime, au diocèse de Clusi, je crois, et de l'Ordre de saint Guillaume. C'était bien la main du Très-Haut qui, à la prière de notre vierge, avait ainsi transformé Nannès: Je puis en rendre témoignage, moi, qui ai confessé ce pénitent pendant plusieurs années, car je sais qu'il a corrigé la plus grande partie des écarts de sa vie, du moins pour le temps où je l'ai connu.

D'ailleurs il me faudrait écrire plusieurs volumes, et des volumes considérables, si je voulais raconter toutes les merveilles que le Seigneur a opérées par l'intermédiaire de cette vénérable vierge, son épouse, pour la conversion des méchants, l'avancement et le progrès des justes dans leurs bonnes dispositions, l'encouragement des faibles, la consolation des cœurs troublés et désolés et l'avertissement des âmes en danger de périr. Qui pourrait compter les criminels qu'elle a arrachés à la gueule de l'enfer, les endurcis qu'elle a fait rentrer en eux-mêmes, les mondains qu'elle a amenés au mépris du monde, les âmes diversement tentées qu'elle a délivrées des lacets du diable par ses prières et ses enseignements, les élus qu'elle a dirigés dans les voies de la vertu, les âmes déjà saintement résolues qu'elle a poussées à la poursuite de dons meilleurs encore, les malheureux qu'elle a sauvés de l'abîme de leurs péchés, qu'elle a soutenus en souffrant et en priant pour eux, qu'elle a pour ainsi dire portés sur ses propres épaules le long du chemin de la vérité, et qu'elle a conduits ainsi jusqu'au terme de la vie éternelle. Je pourrais répéter ici ce que disait saint Jérôme dans l'éloge de sainte Paule: "Quand même tous mes membres deviendraient des langues, je ne saurais raconter tous les fruits de salut qu'a portés cette tige virginale, plantée par le Père céleste. n J'ai vu quelquefois, moi-même, mille personnes et plus, hommes et femmes, accourir comme à l'appel d'une trompette invisible, et arriver des montagnes ou autres régions du comté de Sienne, pour voir et entendre la sainte. Non seulement sa parole, mais sa seule vue suffisait à leur donner le repentir de leurs crimes. Ils pleuraient, gémissaient sur leurs péchés et se pressaient autour des confesseurs. J'étais un de ces confesseurs, et j'ai trouvé dans ces pénitents une si vive contrition que personne ne pouvait douter de la grande abondance de grâces descendue du ciel dans leurs coeurs. Et cela n'est pas arrivé seulement une ou deux fois, mais très souvent. Le Souverain Pontife Grégoire XI, d'heureuse mémoire, réjoui et charmé de tout le bien qui s'opérait ainsi dans les âmes, nous avait donné pour ce motif, à moi et à mes compagnons, par lettres apostoliques spéciales, des pouvoirs égaux à ceux de l'évêque diocésain pour absoudre ceux qui venaient trouver Catherine et demandaient à se confesser. J'en appelle au témoignage de cette Vérité souveraine, qui ne trompe pas et n'est pas trompée, nous avons vu venir à nous un certain nombre de grands coupables, bien lourdement chargés de vices, qui ne s'étaient jamais confessés ou n'avaient jamais reçu le sacrement de Pénitence avec les dispositions requises. Mes compagnons et moi, nous restions fréquemment à jeun, jusqu'à l'heure des Vêpres, sans pouvoir suffire à entendre tous ceux qui voulaient se confesser. Je dois même avouer à ma honte et à la gloire de Catherine, que la foule des pénitents était si considérable que plusieurs fois je me suis senti accablé et lassé de cet excès de travail. Mais Catherine ne cessait pas de prier, et comme le vainqueur qui vient de capturer ses prisonniers, elle débordait d'allégresse dans le Seigneur, recommandant à ses fils et à ses filles d'avoir soin de nous qui tenions en main le filet qu'elle avait jeté pour cette capture. La plume ne saurait dire la plénitude de joie qui remplissait l'âme de la sainte et les manifestations extérieures de cette joie. Nous en étions tellement charmés intérieurement que nous en oubliions toute tristesse.

Je ne m'étendrai pas davantage au sujet des merveilles que le Dieu tout-puissant a opérées, par notre vierge, pour le salut des âmes. Ce chapitre paraîtra long à qui n'y prendra pas intérêt; pour moi, je le trouve trop court en comparaison des œuvres de Catherine, car il en est beaucoup dont je n'ai rien dit. Il nous faudrait parler maintenant des miracles accomplis pour le soulagement des corps; mais, comme le récit des merveilles d'ordre spirituel nous a demande d'assez longs développements, pour ne pas trop allonger le présent chapitre, je le finis ici.
 

CHAPITRE VIII

GUERISON5 MIRACULEUSES OPEREES PAR CATHERINE
PENDANT SA VIE.

Je vais vous raconter, bien-aimé lecteur, un prodige bien surprenant pour notre temps, mais d'exécution facile, pour Celui qui ne connaît rien d'impossible. La mère de notre sainte, Lapa, dont nous avons souvent parlé, était, comme nous l'avons dit tout d'abord, une femme de grande innocence et simplicité; mais, à cette époque de sa vie, elle connaissait et désirait peu les biens invisibles et avait une grande répugnance à quitter ce monde, comme le récit qui va suivre vous l'apprendra. Après la mort de son mari, elle tomba elle-même malade, et son mal paraissait empirer de jour en jour. Catherine, s'en apercevant, se hâta de recourir comme d'habitude à l'oraison et ne cessa plus de prier le Seigneur, pour qu'il voulût bien accorder à celle qui l'avait enfantée et nourrie les secours nécessaires au salut. Il lui fut répondu du ciel que Lapa serait plus sûrement sauvée, si elle mourait à ce moment, avant de voir tous les malheurs dont l'avenir la menaçait. Après avoir entendu et compris cette réponse, notre vierge alla trouver sa mère et lui fit les plus douces exhortations, pour la disposer à répondre à l'appel du Seigneur et à accepter sans regret les arrêts de la volonté divine. Mais Lapa, trop attachée encore aux choses de ce monde, refusait de les quitter et, dans sa frayeur de mourir, elle conjurait sa fille de faire auprès de Dieu de nouvelles instances pour sa guérison et de ne plus lui parler de mort.

L'épouse du Christ fut tellement affligée de ces dispositions de la malade que son âme entra dans une sorte d'agonie. Sa prière devint alors extrêmement fervente. La vierge demandait à voir l'âme de sa mère parfaitement soumise à la volonté divine, avant que Dieu ne permît à cette âme de quitter ce monde. Le Seigneur obéit, si je puis parler ainsi, à la voix de cette humanité virginale. La maladie de Lapa put encore s'aggraver pendant quelques jours; mais la mort n'osait pas approcher. Catherine s'était interposée comme médiatrice entre Dieu et sa mère. Elle priait Dieu et exhortait sa mère. Elle priait Dieu d'attendre le consentement de Lapa pour l'enlever de ce monde, et elle demandait avec instance à sa mère de consentir au bon plaisir de Dieu. Mais, tandis que ses prières liaient en quelque sorte l'action du Tout-Puissant, ses exhortations ne purent fléchir l'obstination de la malade. Le Seigneur dit alors à son épouse: " Annonce à ta mère, qui ne veut pas aujourd'hui quitter son corps, qu'un temps viendra, où elle demandera la mort à grands cris, sans pouvoir l'obtenir. " Cette prophétie, je puis l'attester et bien d'autres avec moi, s'est si bien réalisée qu'on ne peut soulever contre sa vérité aucune objection. Lapa parvint à une extrême vieillesse, et eut tant à souffrir à l'occasion de tout ce qu'elle aimait, aussi bien des personnes que des choses, qu'elle disait à qui voulait l'entendre: " Dieu m'a-t-il donc chevillé l'âme au corps, pour qu'elle n'en puisse pas sortir! J'ai déjà perdu tant de fils et de filles! Tant de petits-enfants de tout âge! Moi seule je ne puis mourir, et dois souffrir et porter les douleurs de tous ! "

Mais continuons le récit commencé. Le coeur de Lapa était tellement endurci qu'elle ne voulut ni se confesser, ni songer au salut de son âme. C'est alors que le Seigneur, dans le dessein de faire éclater davantage ses merveilles en son épouse, refusa à celle-ci ce qu'il lui avait tout d'abord accordé. Après avoir longtemps retardé, sur les instances de la sainte, la mort de Lapa, il permit que la malade mourût sans se confesser, mais ce n'était que pour montrer le crédit qu'avait Catherine auprès de Lui. Quand cette sainte fille eut vu sa mère expirer, elle leva vers le ciel ses yeux pleins de larmes et s'écria : " Ah! Seigneur mon Dieu, est-ce donc là ce que vous m'aviez promis, quand vous m'aviez assuré que personne de cette maison ne périrait! Dans votre miséricorde, ne vous étiez-vous pas engagé vis-à-vis de moi à ne pas retirer ma mère de ce monde sans qu'elle y consentît ! Et voilà que je l'ai vue mourir sans les sacrements de l'Eglise! Je vous en conjure et j'en appelle à toutes vos bontés, ne souffrez pas que mes espérances soient ainsi trompées! Non, je ne sortirai pas d'ici vivante, avant que vous ne m'ayiez rendu ma mère! " Trois femmes de Sienne, dont nous donnerons les noms plus bas, furent les témoins de cette mort et de cette prière. Elles virent, à n'en pas douter, Lapa rendre le dernier soupir, elles examinèrent et palpèrent son corps, qui n'offrait plus aucun signe de vie, et elles lui auraient donné les soins qu'on donne aux cadavres en pareille circonstance, si elles n'avaient attendu que la vierge eût fini son oraison. Mais, en voyant prier Catherine, elles firent comme les porteurs qui s'étaient arrêtés, quand Notre-Seigneur toucha le cercueil du fils de la veuve, et, laissant agir la puissance du même Sauveur, elles n'osèrent commencer aucun des préparatifs de l'ensevelissement. Pourquoi m'attarder davantage à ce récit?

La sainte priait toujours, les grandes clameurs de son âme montaient jusqu'au plus haut des cieux, l'anxiété de son cœur et les larmes humbles et ferventes qu'elle répandait en abondance arrivaient jusqu'en présence du Très-Haut. Une pareille prière ne pouvait rester sans effet; elle fat donc exaucée par le Dieu de toute consolation et de toute miséricorde. En présence, et sous les yeux des témoins dont je viens de parler, et que je nommerai tout à l'heure, le corps de Lapa commença de se ranimer. Il revint en un instant complètement à la vie et put en exercer librement tous les actes. Lapa vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, au milieu de bien des chagrins, car elle eut à souffrir toutes les indigences et toutes les épreuves, que sa fille lui avait annoncées sur l'ordre du Seigneur.

Les témoins de ce miracle furent Catherine Gelli et Angelina Vannini, maintenant Soeur de la Pénitence du bienheureux Dominique, puis, Lysa, parente de la sainte et belle-fille de Lapa. Elles ont vu Lapa expirer, après plusieurs jours de maladie grave, son corps était sans mouvement, sa fille priait; elles ont entendu distinctement les paroles de Catherine disant au Seigneur: " Est-ce là ce que vous m'aviez-promis? " Au bout d'un instant assez court, elles ont constaté que le corps inanimé s'agitait et reprenait, avec la vie, l'usage de tous ses sens. Quant au resto de l'histoire de Lapa, nous sommes plus d'un millier à en témoigner. Vous pouvez voir par tout ceci, ô bon lecteur, quel était, auprès du Seigneur tout-puissant, le crédit de cette vierge, qui a pu épargner à l'âme de son père les peines du purgatoire, et rappeler si miraculeusement à la vie le corps de sa mère déjà morte. Mais notez bien les faits qui ont suivi cette résurrection, afin de ne pas vous imaginer que ce dernier prodige n'a eu pour objet que la santé du corps; et, pour que vous accordiez plus de créance encore à mon récit, sachez que j'ai appris de notre vierge elle-même, dans un entretien confidentiel, les paroles prophétiques que lui a dites le Seigneur. J'ai trouvé tous les autres détails dans les écrits de Frère Thomas, le confesseur déjà si souvent nommé. Il raconte que ce miracle est arrivé en l'année 1370, au mois d'octobre, en présence des témoins que j'ai cités.

Et maintenant je passe au récit d'un fait, que je rapporte avant les autres, non pas à cause de sa date, mais parce qu'il m'est plus connu. Personne même ne l'a mieux connu que moi, si ce n'est celui qui a été l'objet de ce prodige. C'était dix-sept ans à peu près avant cette année 1390, en laquelle nous sommes aujourd'hui. L'obéissance religieuse que j'ai promise m'avait appelé au couvent de mon Ordre à Sienne, où j'exerçais la charge de Lecteur. J'y servais Dieu bien lâchement, quand arriva cette maladie épidémique de l'intestin, qui a si souvent, de nos jours, ravagé le monde entier et cruellement sévi en cette même ville de Sienne. La mort frappait de ses traits des personnes de tout sexe et de tout âge, et le poison de sa blessure était si violent qu'il lui suffisait quelquefois d'un seul jour, et ordinairement de deux ou trois seulement, pour conduire au trépas des victimes atteintes en pleine santé. La terreur et l'épouvante étaient générales. Le zèle des âmes, raison d'être de l'Ordre où j'ai fait profession, m'obligea d'exposer alors ma vie, pour venir au secours des âmes de mes frères. Je parcourais donc nuit et jour les maisons des malades, et, pour me reposer un peu le corps et l'esprit, je m'arrêtais souvent à la Maison de Sainte-Marie de la Miséricorde, qui est aussi à Sienne. J'y allais surtout, parce que cette maison avait, comme Recteur et Président, un certain Matthieu qui vit encore, homme de vie fort recommandable et d'excellente réputation, qui avait pour notre sainte une affection très vive et toute de charité. Je l'aimais et je l'aime encore tendrement, à cause des vertus que le Ciel lui a données. J'avais donc l'habitude de lui rendre visite une fois le jour, pour le motif que j'ai dit, et aussi pour veiller aux besoins de quelques-uns des pauvres de sa maison.

Un matin que j'étais sorti, après la messe conventuelle, pour visiter les malades, je m'arrêtai, en passant, à cet hospice de la Miséricorde, afin de m'informer si le mal si terrible de la peste avait atteint quelqu'un de ceux qui y habitaient. Tout en entrant, je trouvai le recteur Matthieu, que les Frères et clercs de l'hospice emportaient dans leurs bras, comme un mort, depuis l'église jusqu'à sa chambre. Son visage paraissait tout décoloré, ses forces l'avaient tellement, abandonné qu'il ne parlait plus et ne put me répondre quand je lui demandai ce qu'il souffrait. M'adressant alors à ceux qui le portaient et l'accompagnaient, je les questionnai, tout effrayé, sur ce qui était arrivé à mon cher Matthieu : "Cette nuit même, me dirent-ils, vers onze heures, il a été frappé de la peste, tandis qu'il veillait un malade, et il a été bien vite réduit à cet état de faiblesse où vous le voyez. " Cette réponse me rendit bien triste. Je les suivis jusqu'au lit sur lequel on étendit le malade. Une fois couché, il reprit connaissance, m'appela et se confessa comme il le faisait souvent. Après l'avoir absous, je lui demandai ce qu'il souffrait: " Je ressens, me dit-il, une affreuse douleur à l'aine, comme si le haut de la jambe allait se briser, et je souffre tellement de la tête qu'elle me semble être fendue en quatre. Je lui tâtai alors le pouls et constatai, à n'en pas douter, qu'il avait une fièvre brûlante. Je fis donc signe à ceux qui le soignaient de porter au plus tôt de ses unies à son médecin, qui était aussi de ses amis, très habile docteur, qu'on appelait et qu'on appelle encore Maître Senso; et j'allai moi-même lui rendre visite peu de temps après ces gens. Le médecin, après avoir examiné les urines, me déclara bientôt que son ami était atteint de la peste, et m'assura que le malade offrait tous les symptômes d'une mort prochaine: " Cette eau, me dit-il, vous indique que le sang est en fermentation dans le foie. C'est le caractère commun de tous les accès épidémiques. Aussi je crains fort que la Maison de la Miséricorde ne soit bientôt veuve de son bon Recteur. - Ne croyez-vous pas, lui répondis-je, que l'art de la médecine ne puisse trouver quelque remède à ce mal. " Il me dit alors : " Nous essaierons, la nuit prochaine, de purger ce sang avec du suc de cannelle; mais j'ai peu confiance en ce remède, car le mal est trop grave. "

Sur cette réponse du médecin, je me retirai bien triste, et je me dirigeai vers la maison du malade, ne cessant d'invoquer en mon âme le Seigneur et lui demandant de vouloir bien laisser encore en ce monde un homme dont l'exemple était si profitable au salut de ses frères. Entre temps la sainte avait appris la maladie de son ami Matthieu. Sa charité en fut grandement émue; elle parut tout irritée contre ce mal et accourut aussitôt vers le malade. Avant même d'être arrivée près de lui, elle commença à lui crier de loin : " Levez-vous, seigneur Matthieu, levez-vous, car ce n'est pas le temps de vous reposer sur ce lit de paresse. " A cet appel de Catherine, immédiatement, la fièvre et les bubons de la peste disparurent instantanément, Matthieu ne souffrait pas plus que s'il n'eût jamais été atteint par le mal. " La nature avait obéi à l'ordre de Dieu, notifié par la bouche de la sainte; et, à cette voix, le corps de l'infirme avait recouvré parfaite santé. Matthieu se leva souriant de son lit et le quitta tout joyeux, ayant bien senti que la vertu divine habitait en Catherine. Celle-ci s'en alla bien vite afin de fuir les félicitations des hommes; mais, au moment où elle sortait de la maison, j'y entrais moi-même tout chagrin, ignorant ce qui s'était passé, et croyant que mon ami souffrait encore de la peste. Sous l'impression de la tristesse qui me serrait le cœur, je dus à la sainte, tout en la voyant, et sur un ton mécontent: " Laisserez-vous donc, ma Mère, mourir cet homme qui nous est si cher et si utile? " Elle savait bien ce qu'elle venait de faire; mais, dans sa profonde humilité, elle parut très fâchée de ma façon de parler et me répondit : " Que dites-vous là? suis-je donc comme Dieu, pour délivrer un mortel de la mort? " Et moi, qui ne me possédais plus de douleur, je répliquai: " Dites cela à qui vous voudrez, mais ne me le dites pas à moi, qui connais vos secrets; je sais fort bien que vous obtenez de Dieu tout ce que vous lui demandez du fond du coeur. " Baissant la tête, elle eut alors un léger sourire, et, me regardant d'un air joyeux, elle me dit : "Ayez bon espoir, il ne mourra pas cette fois-ci."

Cette assurance m'enleva toute tristesse, car j'avais compris que le Ciel avait accordé à la sainte un miracle; je la laissai continuer son chemin et, sans plus m'inquiéter, j'entrai vers le malade. Je le trouvai assis sur son lit et racontant avec grande joie le prodige que la vierge venait d'opérer. Je lui dis qu'elle m'avait promis qu'il ne mourrait pas de cette maladie. " Vous ignorez donc, me dit-il, le résultat de sa visite? " Je lui répondis que je l'ignorais, que la sainte ne m'en avait pas parlé. Alors il se leva tout joyeux et parfaitement dispos, et me raconta ce que j'ai écrit plus haut. Que dire encore? Afin de mieux constater le miracle, on prépare la table, nous nous asseyons pour le repas et Matthieu avec nous; on nous sert des légumes et de l’oignon cru, mets qui ne sont pas à l'usage des malades, mais seulement des estomacs sains et bien portants. Matthieu en mange comme nous, alors que peu de temps avant il ne pouvait prendre la nourriture la plus délicate. Il est gai, il rit, alors que, le matin même, il arrivait à peine à proférer quelques paroles. Nous en sommes tous dans l'admiration et dans la joie, nous louons le Seigneur qui nous a accordé par son épouse une grâce si merveilleuse, et dans notre étonnement nous nous redisons les uns aux autres les louanges de la sainte.

J'ai avec moi, pour témoin de ce miracle, Frère Nicolas André de Sienne, qui est encore vivant, et qui, ce matin-là, m'a accompagné partout. D'ailleurs, tous les gens de l'hospice, clercs, prêtres et autres, c'est-à-dire une vingtaine de personnes et plus, ont vu de leurs yeux tout ce que je raconte. Et cependant je vous prie, lecteur, de veiller à ne pas vous laisser circonvenir par le manque de foi de ceux dont les oreilles et le cœur incirconcis (Actes 7,51) ne veulent rien entendre.

Ceux dont Dieu n'a point touché le cœur diront peut-être en effet : - " Qu'y a-t-il de merveilleux à ce qu'un homme guérisse d'une maladie, si grave qu'elle soit? La nature fait cela tous les jours. " Je leur répondrai, en leur demandant ce qu'il y eut de merveilleux à ce que le Seigneur guérît la belle-mère de Simon, de la forte fièvre dont elle souffrait, comme nous le raconte l’Evangéliste. C'est un fait tout naturel que les hommes soient guéris de la fièvre, même de la plus violente. Pourquoi l'Évangéliste nous donne-t-il cela comme un miracle? Un peu d'attention, ô homme sans foi, qui ne voyez rien au-delà de ce que perçoivent vos sens, considérez ce qu'a voulu nous signaler l'Evangéliste. Il nous dit: " Et debout auprès du lit, le Seigneur commanda à la fièvre, et la fièvre quitta la malade, qui, se levant aussitôt, les servait (Lc 4,39). " La fièvre a donc disparu instantanément, sans remède naturel, au seul commandement du Seigneur, dont la parole a suffi pour réconforter et faire lever immédiatement celle qui était alitée, toute fiévreuse, et sans force. Voilà où est le miracle. Or ce même caractère miraculeux vous apparaîtra clairement dans le fait qui nous occupe, à moins que votre esprit ne soit complètement aveuglé. Elle était aussi debout, la vierge dont la poitrine était l'habitacle du Seigneur. Il était donc présent, ce même Seigneur qui avait guéri la belle-mère de Simon; seulement, pour cette fois, il ne se tenait pas tout près du malade, mais à distance; il commanda en même temps à la fièvre et à la peste, et à l'instant même, sans le secours d'aucun remède, Matthieu fut délivré de ce double mal. Il se leva immédiatement, et put manger avec nous, sans en être incommodé, des légumes et de l'oignon cru, comme s'il n'avait jamais souffert de cette maladie. Ouvrez donc les yeux de votre esprit et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (Jn 20,27).

Et puisque nous parlons de la Maison de la Miséricorde, laissez-moi vous dire un autre miracle, antérieur, il est vrai, à celui que nous venons de rapporter, mais accompli par notre vierge dans le voisinage de ce même hospice. Je l'ai appris dans une conversation avec Matthieu. Voici donc ce qu'il m'a raconté, et son récit m'a été confirmé par Frère Thomas, déjà si souvent nommé, et par tous ceux qui étaient au courant des actes de Catherine. Près de la Maison de la Miséricorde, habitait une femme très pieuse, qui portait, si ma mémoire n'est pas infidèle, l'habit des Sœurs de la Pénitence du bienheureux Dominique. Cette femme ayant connu, peut-être par son expérience personnelle, les vertus de Catherine, devint une dés familières de notre sainte. Elle écoutait volontiers ses avis, était attentive à ses exemples et avait pour elle une pieuse Vénération. Or, un jour qu'elle était sur la terrasse de sa maison, les murs croulèrent et la terrasse s'effondra, entraînant avec elle la pauvre femme, qui eut les muscles et les os tout froissés, et fut très gravement blessée et contusionnée. Les voisins accoururent et, l'ayant retirée de dessous le bois et les pierres, ils annoncèrent dans tout le quartier qu'elle était morte ou mourante. Cependant, grâce à Dieu, elle vivait encore, quand on la plaça sur son lit. S'étant ranimée peu à peu, elle sentit alors la douleur de ses contusions, et ses cris et ses sanglots disaient assez aux personnes présentes tout ce qu'elle souffrait. On appela les médecins et on lui donna tous les soins possibles; mais, malgré ces soins, elle n'arrivait pas à pouvoir se remuer seule dans son lit, et elle endurait dans tous ses membres un vrai martyre.

Notre sainte ayant appris cet accident sentit son cœur ému de compassion pour celle qui était sa sœur et sa familière. Elle vint la visiter et lui apporter de saintes paroles, pour l'exhorter à la patience; mais voyant que l'affliction de la malade dépassait toute mesure, elle se mit à toucher les membres endoloris, comme pour panser et adoucir leurs plaies. La pauvre femme la laissa faire volontiers, sachant bien que pareil attouchement ne pouvait être que bienfaisant. En effet la main de la vierge eut à peine effleuré une des parties blessées que toute douleur en disparut. La malade, se sentant soulagée, pria Catherine de toucher une autre plaie. Dans son grand désir de consoler. son amie, la sainte y consentit de bon cœur, et voilà que, cette fois encore, la douleur cessa. Mais pourquoi en dire davantage? Notre vierge, se prêtant à tous les désirs de la malade, toucha successivement toutes les parties endolories, et guérit complètement ce corps brisé. Dès ce moment, celle qui tout à l'heure ne pouvait remuer d'elle-même, ni ses membres, ni son corps, commença à se tourner et à se retourner, donnant ainsi aux personnes présentes des signes manifestes de sa guérison. Elle garda cependant le silence, jusqu'au départ de Catherine, pour ne pas froisser l'humilité de la sainte; mais elle dit ensuite à tous ceux qui étaient là, médecins et voisins : " Catherine, la fille de dame Lapa, ma guérie en me touchant. " L'admiration fut générale, et tous louèrent le Créateur, qui avait accordé la grâce d'un tel pouvoir à la vierge Catherine, car il leur était manifeste que cette guérison ne pouvait être que l'œuvre de la puissance divine. J'ai appris ce miracle par le récit qu'on m'en a fait, car il est arrivé, alors que je ne connaissais pas la sainte et n'habitais pas encore à Sienne. Mais, pour la gloire de Dieu et de nôtre vierge, passons maintenant à des faits, dont j'ai été le témoin oculaire.

Durant la peste dont nous avons parlé, la contagion de atteignit un anachorète, qu'on appelait saint et qui l'était de fait, ayant longtemps mené dans la ville de Sienne une vie pauvre et fort louable. Catherine, l'ayant appris, le fit transférer, de son ermitage, à la Maison de la Miséricorde, vint avec ses compagnes le visiter, s'occupa de lui faire donner tous les soins nécessaires, et, s'approchant du malade, lui dit tout bas à l'oreille: " Si grave que vous sentiez votre mal, ne craignez pas, vous ne mourrez pas cette fois-ci. " Mais elle ne nous dit rien à nous, qui lui demandions cependant de prier pour la guérison du bon ermite. Elle paraissait même craindre sa mort avec nous, ce qui augmentait notre tristesse, car notre amitié pour le saint homme nous faisait partager ses souffrances. Son mal s'aggravant d'heure en heure, nous commençâmes à désespérer du salut de son corps et à ne plus songer qu'à celui de son âme. Bientôt il fut à bout de forces et nous attendions tristement son trépas. A ce moment, la vierge du Seigneur revint, et, s'étant approchée de l'agonisant, lui dit encore à l'oreille: " Ne craignez pas, car vous ne mourrez pas. " Quoiqu'il semblât privé de l'usage de ses sens, il la comprit parfaitement et crut bien plus à ses paroles qu'à la mort, dont il sentait déjà les atteintes. Et en effet la parole de la sainte triompha des lois de la nature; et la vertu divine, plus sûre dans son action que toutes les inventions de nos expériences, ressuscita, contre toute espérance humaine, ce corps qui semblait déjà mort. Tandis que nous attendions son dernier soupir, et que nous préparions ce qu'il fallait pour les funérailles, l'agonie se prolongea au-delà du terme au bout duquel meurent ordinairement de pareils malades et nous tint plusieurs jours en suspens. Enfin, dans une dernière visite, Catherine dit à l'oreille du mourant: " Je vous commande, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de ne pas mourir. " Aussitôt l'âme du malade ranima son corps, et le saint, reprenant vigueur, se leva sur son lit et demanda à manger. Quelques instants avaient suffi pour le guérir complètement, et il vécut encore longtemps après. Il assista à la mort de Catherine et lui survécut plusieurs années. Ce saint, de fait et de nom, que tous appelaient " Frate Santo ", nous raconta après sa guérison ce que notre vierge lui avait dit à l'oreille, et comment il avait senti que son âme, prête à s'en aller, avait été retenue par la vertu du pouvoir de la sainte. Il affirmait à tout le monde qu'il ne devait son salut à aucune cause naturelle, mais à la seule intervention de la puissance divine, et il ajoutait que ce miracle ne lui paraissait pas moins grand qu'une résurrection. La sainte vie et la prudence naturelle de cet homme ne permettent pas de récuser son témoignage. Pendant les trente-six ans qu'il a mené la vie d'anachorète à Sienne, personne n'a eu à s'en plaindre, et tous ceux qui le connaissaient l'avaient en grande vénération, à cause de ses vertus.

Mais après avoir parlé des autres, je ne dois pas taire les miracles que notre vierge a opérés pour moi-même. J'ai déjà dit qu'au moment où la peste éclata à Sienne, je n'hésitai pas à exposer mon corps à la mort pour le salut des âmes et ne voulus fuir le contact d'aucun pestiféré. Il était évident que ce mal était contagieux, qu'il viciait l'atmosphère des malades, et menaçait tous ceux qui vivaient autour d'eux. Mais je considérai que le Christ était plus puissant que Gallien et la grâce plus forte que la nature. D'ailleurs, les autres s'enfuyaient et les âmes des mourants allaient rester sans conseil et sans secours. La charité ne m'obligeait-elle pas dès lors à préférer l'âme du prochain à mon propre corps? Obéissant à son inspiration et aussi aux conseils de Catherine, je pris la ferme résolution de voir, d'encourager et d'instruire tous les malades que je pourrais visiter, et avec l'aide de Dieu j'ai tenu cette résolution dans la mesure où la grâce m'en a été donnée. Mais, comme j'étais presque seul pour une si grande ville, je pouvais à peine respirer un peu aux heures des repas et du sommeil, tellement étaient nombreux les envoyés des malades qui m'appelaient en dehors du couvent. Or une nuit où, après avoir pris mon repos habituel, je voulais me lever pour réciter l'office divin, je sentis une grande douleur à l'aine. J'y portai la main et pus constater l'enflure de l'abcès pestilentiel. J'en fus fort effrayé et, n'osant plus me lever, je commençai à penser à la mort. Je désirais que le jour vînt bien vite, afin de pouvoir aller trouver la sainte, avant que le mal ne s'aggravât; mais je fus presqu'aussitôt pris de la fièvre et des maux de tête, qui accompagnent ordinairement l'accès épidémique. Mon abattement était extrême; je m'efforçai quand même d'achever la récitation du l'office divin, et, dès qu'il fit jour, j'appelai un compagnon et me rendis, comme je pus, à la maison de Catherine. Je n'y trouvai pas notre vierge à ce moment, elle s'était absentée pour aller visiter un malade. Absolument décidé à l'attendre, et ne pouvant plus me soutenir, je fus obligé de m'étendre sur un lit qui se trouvait là, et je priai les gens de la maison d'envoyer chercher la sainte, ce qu'ils firent aussitôt. Quand elle fut arrivée et m'eut trouvé dans cet état d'accablement, ayant appris ce que je souffrais, elle s'agenouilla devant le lit, couvrit mon front de sa main, et se mit à prier mentalement, selon son habitude. Je la vis bientôt entrer en ravissement pendant son oraison, ainsi que je l'avais vue souvent d'autres fois; et je m'attendais à en recevoir quelque bienfait extraordinaire, pour mon âme et pour mon corps. Quand elle eut ainsi prié pendant une demi-heure ou à peu près, je sentis, dans tous mes membres, une vive commotion, et je crus être pris de vomissements, comme plusieurs de ceux qui étaient morts de cette maladie. Mais il n'en fut rien, il me sembla, au contraire, qu'on m'arrachait violemment quelque chose de toutes les extrémités du corps; et je commençai à éprouver une amélioration, qui augmentait à chaque instant. Que dire encore? avant que la sainte n'eût recouvré l'usage de ses sens, j'étais complètement guéri. Il ne me restait qu'un peu de faiblesse, témoignage du mal, dont je venais d'être délivré, ou effet de mon peu de foi. La vierge du Seigneur, ayant ainsi obtenu de son Époux la grâce qu'elle demandait et sachant que je devais être guéri, sortit alors de son ravissement, et me fit préparer de la nourriture, comme on en donne habituellement aux malades. Quand ces aliments furent prêts, elle me les servit elle-même, et m'ordonna ensuite de me reposer un peu. Je lui obéis, puis je me levai, aussi fort que si je n'eusse rien souffert. En me voyant ainsi rétabli, elle me dit: " Allez travailler au salut des âmes, et rendez grâces au Très-Haut, qui vous a délivré de ce danger. " Voilà comment je repris mes travaux ordinaires, en glorifiant le Seigneur, qui avait donné un tel pouvoir à cette vierge, fille d'un homme.

Durant cette même peste. Catherine a encore fait un miracle semblable, en faveur de Frère Dominique Barthélemy de Sienne, qui était alors et est encore aujourd'hui mon compagnon, et qui gouverne actuellement la Province Romaine. Cette guérison est d'autant plus merveilleuse que ce religieux avait été plus gravement et plus longtemps malade. Cependant, pour abréger, je ne raconterai pas au long ce prodige, car je dois passer à des œuvres plus éclatantes encore, et, à mon avis, plus grandes. Encore en devrai-je omettre beaucoup, pour cette même raison d'être bref. Je veux du moins que vous sachiez, ô bien-aimé lecteur, que la vierge du Seigneur n'a pas seulement opéré des guérisons miraculeuses, au temps de l'épidémie et dans la seule ville de Sienne, mais qu'elle en a obtenu encore ailleurs et à d'autres époques. Je vais de suite vous en raconter une, qui pourra suffire, si vous êtes attentif, à vous apprendre ce que furent beaucoup d'autres faits du même genre.

C'était après la peste dont nous venons de parler. Beaucoup de Pisans, hommes et femmes, religieux ou laïcs, et en particulier certaines religieuses, ayant entendu célébrer les louanges de Catherine, brûlaient d'un ardent désir de la voir et d'entendre ses enseignements qu'on disait et qui étaient admirables. Comme beaucoup de ces personnes n'avaient ni la permission, ni la possibilité de venir trouver notre vierge, elles lui envoyèrent à maintes reprises des lettres et des messagers, pour la prier de bien vouloir se rendre à Pise. Elles lui promettaient, dans leurs lettres, que nombre d'âmes étaient disposées à tirer grand fruit de Sa présence, et que le Seigneur en recueillerait un grand honneur. La sainte avait toujours évité les voyages; mais pressée par tant de prières si souvent répétées, elle fut obligée de recourir à son Époux et de lui demander humblement, comme d'habitude, ce qu'elle devait faire, car certaines personnes de sa famille lui conseillaient ce voyage, tandis que d'autres l'en dissuadaient complètement. Au bout de quelques jours, ainsi qu'elle me l'a secrètement avoué, le Seigneur lui apparut et lui ordonna de répondre sans retard aux désirs des serviteurs et des servantes qu'il avait dans la ville de Pise. Catherine, en vraie fille d'obéissance, reçut humblement cet ordre, et, après me l'avoir communiqué, se mit en route avec ma permission et se rendit à Pise. Je l'y suivis moi-même avec quelques Frères de mon Ordre, pour entendre les confessions; car beaucoup de ceux qui venaient la trouver avaient le cœur tout contrit en entendant ses ferventes exhortations ; et, pour ne pas laisser l'antique ennemi les lui arracher des mains, elle leur ordonnait d'aller sans retard trouver un prêtre et de faire immédiatement leur confession. Comme le manque de confesseur aurait pu différer et empêcher quelquefois la réalisation de son désir, elle aimait à avoir auprès d’elle des prêtres qui pussent donner à ses visiteurs ce remède du sacrement de Pénitence. Voilà pourquoi le seigneur pape Grégoire XI, d'heureuse mémoire, nous avait accordé, à moi et à mes deux compagnons, une Bulle apostolique, qui nous conférait tous les pouvoirs des évêques et prélats diocésains, pour absoudre tous ceux que les exhortations de la sainte auraient décidés à se confesser.

Arrivés à Pise, nous reçûmes l'hospitalité dans la maison d'un nommé Gérard de Buonconti. Un jour, ce Gérard, hôte de Catherine, lui amena un jeune homme d'une vingtaine d'années, et le lui présenta, en la suppliant de vouloir bien prier pour sa santé. Il lui raconta en effet, que, pendant dix-huit mois, ce jeune homme n'avait pas été un seul jour sans souffrir de la fièvre. Il n'en souffrait plus, il est vrai, à ce moment. Mais ces fièvres avaient été si longues et si continues qu'elles avaient épuisé complètement les forces du malade, qui auparavant était cependant très robuste. Aucune médecine ne pouvait le faire sortir d'un état de délabrement' qu'indiquait assez son visage pâle et défait. Le cœur de la vierge eut compassion de ce jeune homme. Elle lui demanda depuis combien de temps il n'avait pas lavé ses péchés dans le bain sacramentel de la confession, et, sur sa réponse qu'il y avait déjà plusieurs années: "Voilà pourquoi dit-elle, le Seigneur vous a envoyé cette épreuve, vous êtes resté trop longtemps sans purifier votre âme. Allez donc vite vous confesser, mon fils bien-aimé, et vomir la pourriture des, péchés, qui vous ont empoisonné le corps et l'âme. " Cela dit, elle fit appeler Frère Thomas son premier confesseur, et lui confia le malade, pour qu'il lui donnât l'absolution après avoir entendu l'aveu de ses fautes. Ce devoir accompli, le jeune homme revint vers Catherine, qui lui mit la main sur l'épaule en disant: " Allez, mon fils, avec la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je ne veux plus que vous souffriez désormais de ces fièvres. " Et il en arriva comme elle avait dit. Depuis cette heure, le jeune homme ne sentit plus le moindre mouvement de fièvre. En Catherine se trouvait cachée la vertu mystérieuse de Celui qui n'a eu qu'à parler, pour tout faire, à commander, pour tout créer (Ps 158,5). Plusieurs jours après, le malade guéri vint remercier la sainte et il nous assura que, depuis sa première visite, il n'avait pas en la moindre indisposition. J'ai été moi-même un des témoins de cette guérison, et je puis dire comme Jean: " Celui qui a vu, en rend témoignage (Jn 14,35). " Je puis citer avec moi, comme autres témoins, l'hôte de la sainte, ainsi que la mère de cet homme et tout le personnel de la maison, puis Frère Thomas confesseur de Catherine et du malade, Frère Barthélemy Dominique, qui était alors comme aujourd'hui mon compagnon, et enfin toutes les femmes qui étaient venues de Sienne avec notre vierge. Le miraculé lui-même a publié ce prodige dans toute la ville. Quand je passai à Pise, quelques années après, il vint me voir, et j'eus peine à le reconnaître, tant il était devenu gros et fort. De nouveau il rendit grâces à Dieu et à la sainte devant plusieurs personnes qui m'accompagnaient et raconta le miracle, comme je viens de le rapporter.

Pareil prodige avait eu lieu à Sienne quelque temps avant, avec un caractère d'autant plus merveilleux que le mal guéri était plus dangereux. Une Sœur de la Pénitence du bienheureux Dominique, nommée Gemma, et intimement liée avec Catherine, fut un jour atteinte à la gorge, de ce mal que les médecins appellent esquinancie. Cette esquinancie, suite d'un rhume de cerveau négligé, devint si grave que les remèdes, qui eussent été utiles au début, ne pouvaient plus la guérir. Les parties malades de la gorge se contractaient chaque jour davantage, Si bien qu'un étouffement complet et prochain était fort à craindre. Gemma, se rendant compte de son état, réunit tout ce qui lui restait de force et, violentant sa faiblesse, s'en vint trouver Catherine, qui pour lors n'habitait pas très loin. Dès qu'elle vit notre sainte, elle lui dit comme elle put: " Ma Mère, je meurs, si vous ne venez à mon aide. " Catherine, ayant vu la gravité du mal, eut compassion de cette Sœur, qui pouvait à peine respirer. Pleine de confiance, elle lui mit aussitôt la main sur la gorge et, y traçant le signe de la Croix, elle chassa et dissipa instantanément toute douleur. Celle qui était venue dans la tristesse et dans l'angoisse s'en retourna donc joyeuse et complètement guérie, et, pour ne point paraître ingrate, elle s'en alla raconter à Frère Thomas ce miracle qu'il consigna par écrit. C'est dans cet écrit, que j'ai pris ce que je viens de raconter brièvement en cette page.

Mais puisque j'en suis aux miracles opérés par Catherine sur les corps des personnes de sa famille et de son intimité, il m'en revient en mémoire quelques-uns de fort notables, dont j'ai été moi-même témoin avec d'autres personnes encore vivantes, ainsi que je le dirai plus loin. C'était au temps où le seigneur pape Grégoire XI, d'heureuse mémoire, revint d'Avignon à Rome. La sainte, précédant le Pontife, vint à Gênes avec les personnes de sa suite, dont j'étais, et y demeura quelques jours pour se reposer, jusqu'à ce que le Pontife lui-même fût arrivé dans cette ville avec la Cour romaine. Ce séjour à Gênes fut d'un peu plus d'un mois. Nous avions alors en notre compagnie, comme secrétaires de l'aimable vierge, deux jeunes Siennois très pieux, qui vivent encore aujourd'hui religieusement et vertueusement. L'un s'appelle Néri Landoccio de Pagliaresi; il a méprisé le monde et ses vanités et mène la vie solitaire des anachorètes. L'autre, Etienne Corradi de Maconi, est entré dans l'Ordre des Chartreux, ainsi que la sainte le lui a ordonné quand elle s'en est allée de ce monde au sein du Père. La grâce de Dieu lui a fait faire tant de progrès dans la vie spirituelle qu'il dirige et gouverne par ses visites, ses avis et ses exemples, une grande partie de son Ordre en Italie. Il a été successivement Prieur de plusieurs monastères, et il l'est actuellement de la Chartreuse de Milan; partout il est considéré comme un homme de grandes œuvres et de grand renom. Ces deux témoins peuvent attester avec moi et avec toutes les personnes déjà citées, la plus grande partie des faits merveilleux que j'ai rapportés jusqu'ici, et tous ceux que j'ai racontés dans cette seconde partie. Mais, à l'époque où nous en sommes, dans cette ville de Gênes, l'un et l'autre furent personnellement l'objet d'un prodige mémorable que le Seigneur opéra par l'intermédiaire de la sainte, son Epouse.

Il arriva donc que, pendant notre séjour à Gênes, Néri fut pris d'un mal affreux qui n'a pas tourmenté que lui, mais nous a tous fait souffrir d'incroyable façon. Il était torturé jour et nuit de douleurs d'entrailles qui lui arrachaient des cris et des gémissements continuels. Il ne pouvait ni rester tranquillement couché, ni se tenir debout, mais, rampant sur les mains et sur les genoux, il se traînait d'un lit à l'autre à travers toute la chambre, comme pour fuir ses douleurs, et nous rendait aussi malheureux que lui. J'en parlai à Catherine, et les autres aussi; elle parut émue de compassion; mais elle ne pria pas, comme elle le faisait en pareil cas, pour demander un adoucissement à ces souffrances; elle ne donna même aucune de ces promesses de guérison qui lui étaient ordinaires. Au contraire, elle m'ordonna de faire venir es médecins et de recourir aux remèdes. Je mis tous mes soins à exécuter ses ordres, et j'appelai deux médecins auxquels on obéit ponctuellement. Le malade n'en fut en rien soulagé, il allait même plus mal. Le Seigneur permettait tout cela, je pense, pour faire éclater davantage ses merveilles en son épouse. Les médecins, se retirant sans avoir obtenu aucune amélioration, me dirent qu'ils n'avaient plus d'espoir de sauver le jeune homme.

Je fis part du résultat de cette consultation aux Frères et compagnons pendant que nous étions à table. A cette nouvelle, Étienne Maconi, tout hors de lui et l'âme pleine d'amertume, se leva de table, entra dans la chambre de la sainte, se prosterna en pleurant à ses pieds et lui demanda humblement et instamment de ne pas laisser mourir et ensevelir en terre étrangère un Frère et compagnon de route qu'elle avait emmené au nom de Dieu et de son amour. La vierge, doucement compatissante, lui répondit avec une charité toute maternelle : " Pourquoi vous troubler et vous désoler, mon fils? Si Dieu veut donner à Néri, votre frère, la récompense de ses travaux, vous ne devez pas vous en affliger, mais vous en réjouir. " A quoi Étienne répartit : " Très douce Mère, je vous en prie, écoutez ma voix et secourez-le ; je suis sûr que si vous le voulez, vous le pouvez. " Catherine ne put contenir plus longtemps sa tendresse de mère. " Je vous exhortais, dit-elle, à vous conformer à la volonté divine; mais, puisque je vous vois si désolé, rappelez-moi votre prière, demain, quand j'irai à la messe pour recevoir la sainte Communion, et je vous promets de présenter votre demande au Seigneur. Quant à vous, priez Dieu qu'il m'exauce." Étienne, satisfait et joyeux de cette promesse, revint trouver la sainte le lendemain matin, au moment où elle allait à la messe et, fléchissant humblement le genou devant elle : " Ma Mère, lui dit-il, je vous supplie de ne pas tromper mon attente. " Catherine communia donc à cette messe et y resta assez longtemps en extase comme d'habitude; mais, dès qu'elle eut recouvré l'usage de ses sens, elle sourit à Étienne qui attendait auprès d'elle, et elle lui dit : " Vous avez la grâce que vous demandez. " - " Ma Mère, repartit Étienne, Néri sera-t-il sauvé? - Certainement, répondit-elle, il sera sauvé, car le Seigneur nous l'a rendu. " Étienne s'en vint alors d'un pas rapide trouver le malade et lui porter cet encouragement du Seigneur. Les médecins étant revenus quelque temps après et ayant examiné à plusieurs reprises l'état de Néri, commencèrent à dire qu'on pourrait le guérir, alors que la veille ils en désespéraient absolument. Et, en effet, ainsi que l'avait annoncé Catherine, la convalescence alla se continuant jusqu'à complète guérison.

Mais quand Néri fut rétabli, Étienne, accablé par les fatigues corporelles et les souffrances morales qu'il avait endurées en soignant son ami, fut pris à son tour de violents accès de fièvre, accompagnés de vomissements et d'insupportables maux de tête. Il fut donc obligé de garder le lit, et, comme nous avions tous beaucoup d'affection pour lui, nous lui prodiguions nos soins et nos consolations. La nouvelle de cette maladie affligea vivement notre vierge, qui vint aussitôt visiter Étienne, s'informa de la nature de son mal, et s'aperçut, rien qu'en le touchant, qu'il avait une fièvre brûlante. Sous l'impulsion d'un mouvement surnaturel, elle lui dit alors: " Je vous commande, au nom de la sainte obéissance, de n'avoir plus cette fièvre. " O prodige la nature obéit à la voix de la vierge, comme si du haut du ciel eût retenti la voix du Créateur de toutes choses. Sans aucun remède naturel, et avant même que la sainte eût quitté le lit du malade, la fièvre avait disparu et Etienne était guéri. Nous faisions tous joyeuse fête à notre Étienne rétabli, et nous rendions grâces au Seigneur qui, en quelques jours, avait ainsi fait deux miracles sous nos yeux, par l'intermédiaire de son épouse.

A ces deux miracles, j'en ajoute un troisième dont je n'ai pas été témoin oculaire; mais la personne qui en a été l'objet vit encore et l'atteste publiquement. C'est d'elle-même que j'ai appris ce que j'écris, et son témoignage est absolument confirmé par d'autres femmes qui étaient alors les compagnes de la sainte. Ce récit me vient donc d'une Sœur de la Pénitence du bienheureux Dominique, Siennoise d'origine, mais qui n'habite plus la ville et qu'on appelle Jeanne de Capo. Le seigneur pape Grégoire XI, d'heureuse mémoire, étant de retour à Rome, avait chargé la sainte d'aller à Florence négocier la paix entre le Père des pères et ses enfants rebelles. Catherine y réussit, comme nous l'exposerons plus au long dans un chapitre particulier. Mais l'infernal dragon, qui sème et nourrit la discorde, et qui est l'ennemi de toute union, fit éclater- à cette occasion bien des scandales dans la cité florentine, et l'épouse de Jésus-Christ, qui travaillait à la paix, ne fut pas épargnée. Le récit de ces désordres serait bien long et nous entraînerait, pour le moment, trop loin de notre sujet; nous y consacrerons d'ailleurs un chapitre spécial, en réponse aux détracteurs de la sainte. Se trouvant donc à Florence par ordre du Pape, elle se vit menacée par des soulèvements populaires que l'antique ennemi excitait contre elle; et ses amis les plus fidèles et les plus dévoués lui conseillèrent, en conséquence, d'aller habiter pendant un certain temps à quelque distance de la ville, en attendant que cette sédition s'apaisât. Catherine, toujours humble et discrète, se rendit à leurs raisons; mais elle affirma en même temps que, par ordre de Dieu, elle ne sortirait des limites du territoire florentin qu’après la publication du traité de paix entre le Souverain Pontife et ce peuple, et l’événement justifia cette assurance. Elle se préparait donc à quitter momentanément la ville pour se retirer dans un lieu qui se voit encore sur le territoire de la république. Mais, à ce moment, Jeanne de Capo se trouva gravement indisposée. Depuis qu’elle était à Florence, son pied avait considérablement enflé et, de plus, elle souffrait d’une assez forte fièvre: en cet état, il lui était absolument impossible de se mettre en route. Catherine, qui se rendait bien compte de cette impossibilité, ne voulut cependant pas laisser Jeanne seule en ville, exposée aux mauvais traitements des impies. Elle eut donc recours comme d’habitude à la prière, et, invoquant le secours de son l’époux, elle le supplia de pourvoir miséricordieusement à cet accident. Le Seigneur, très clément, ne laissa pas longtemps son épouse dans cette douloureuse perplexité. Pendant l’oraison de Catherine, Jeanne s’endormit doucement. Quand on la réveilla, elle se trouva si parfaitement guérie qu’il lui semblait n’avoir rien souffert. Elle se leva immédiatement, fit ses préparatifs de voyage, et, le matin même, elle suivait la sainte et ses autres compagnes, en marchant avec l’agilité de ses meilleurs jours de jeunesse. Les autres, qui l’avaient vue si souffrante, en étaient dans la stupéfaction, et toutes ensemble louaient le Seigneur de ce qu’il donnait à son épouse le pouvoir de soulager miraculeusement les corps de ses suivantes.

A ce miracle, j’en ajoute un autre que Dieu a opéré par l’intermédiaire de Catherine à Toulon, ville du comté de Provence. C’était pendant notre retour d’Avignon, au temps ou le pape Grégoire XI se rendait à Rome. En arrivant à Toulon, nous avions été reçus dans un hospice, avec notre vierge, qui s’était aussitôt retirée dans sa chambre, selon son habitude. Mais, alors que nous nous taisions, les pierres elles-mêmes, si je puis ainsi parler, crièrent qu’une sainte venait d’arriver dans la ville ~. Les femmes d’abord, puis les hommes, commencèrent d’affluer audit hospice, demandant où était la sainte dame, qui revenait de la Cour Romaine. L’hôte le leur ayant dit, nous ne pouvions plus le cacher, et il fallut au moins laisser entrer les femmes. Une de ces femmes introduisit alors avec elle un enfant, dont le corps et surtout le ventre était tellement enflé qu’il avait un aspect de monstre. Les visiteuses prièrent la vierge du Seigneur de vouloir bien prendre ce pauvre enfant dans ses bras. Catherine refusa d’abord, pour fuir les louanges humaines; mais, cédant enfin à un sentiment de compassion, et voyant la foi de ces femmes, elle se prêta à leurs désirs. A peine eût-elle pris l’enfant dans ses mains virginales, que le corps du malade rejeta îes gaz qui le gonflaient, tous les assistants virent l’enflure disparaître, et l’infirme fut bientôt complètement guéri. Je n’assistais pas à cette guérison miraculeuse et ne l’ai pas vue; mais le fait en est si certain et a eu tant d’éclat que l’Évêque de Toulon lui-même, m’ayant envoyé chercher, m’a raconté ce prodige, en m’affirmant que cet enfant était le neveu de son vicaire général, et m’a prié de lui obtenir une entrevue avec la sainte, ce qui lui a été accordé.

Le Seigneur Jésus s’est encore servi de son épouse pour opérer sur les corps des hommes beaucoup d’autres miracles, qui ne sont pas consignés dans ce livre. Mais le peu que j’en ai écrit, bon lecteur, doit suffire à vous donner juste motif de croire qu’en notre sainte habitait Jésus Fils de Dieu et de la Vierge. C’est lui qui était l’agent principal de toutes ces merveilles. Avec ces guérisons corporelles, je devrais raconter les délivrances de possédés; mais, la sainte ayant eu pour ce genre de prodiges une grâce toute spéciale, et notre chapitre étant déjà bien long, je le finis ici et remets au chapitre suivant le récit de ces délivrances de possésédé du démon.
 

CHAPITRE IX

MIRACLES OPERES PAR CATHERINE POUR LA DÉLIVRANCE
DES POSSEDES DU DEMON

Les chapitres précédents ont dû vous faire comprendre, aimable lecteur, comment l’éternel Époux ne cessait pas de faire éclater au dehors la grâce, dont il comblait intérieurement son épouse. Nul ne peut tenir caché le feu qu’il porte dans son sein, et l’arbre planté au bord des eaux courantes ne peut manquer de produire du fruit en son temps ( Ps 1,3). La vertu du Seigneur Jésus, ou plutôt le Seigneur Jésus lui-même, qui habitait caché dans le coeur de notre vierge, se manifestait donc chaque jour davantage et de diverses façons, non seulement en obtenant du Ciel la grâce divine pour toutes sortes de pécheurs, comme je l’ai dit au chapitre VII, non seulement en rendant vie et santé aux corps malades ou morts, comme vous l’avez vu au chapitre VIII, mais aussi en commandant aux esprits infernaux et en les chassant du corps des possédés. C’est ainsi qu’au nom du Seigneur Jésus habitant en son coeur, Catherine voyait s’incliner devant elle, toutes les puissances du ciel, de la terre et de l’enfer (Phil 2,10) . Pour vous en assurer davantage, considérez attentivement ce qui suit.

Il y avait à Sienne un homme appelé dans le pays Ser Michel ou Ser Monaldo, et très entendu dans la pratique du notariat et des écritures publiques. Je l’ai vu cent fois, et c’est de sa bouche que j’ai appris ce que j’écris. Étant déjà avancé en âge, et ayant eu de son mariage deux filles, il résolut, avec le consentement de sa femme, de se donner tout entier au service de Dieu et de consacrer les vierges, ses filles, au Christ Seigneur. Il s’adressa donc à un monastère, fondé dans la ville sous le patronage de saint Jean-Baptiste, et confia ses filles aux religieuses, qui y vivaient cloîtrées, puis il s’établit lui-même, avec son épouse, tout près du couvent, dont il administra, pour l’amour de Dieu, les affaires temporelles. Il demeurait là depuis quelque temps, quand, par un juste mais incompréhensible jugement de Dieu, une de ses filles devint possédée du démon. Elle s’appelait Laurence et avait à peu près huit ans. L’antique ennemi la tourmentait souvent et cruellement, et jetait ainsi le trouble et l’effroi dans tout le monastère. Les Sœurs refusèrent alors de garder plus longtemps avec elles la jeune fille et obligèrent Ser Michel à la reprendre avec lui, en dehors du couvent. Quand elle fut sortie du monastère, on s’aperçut que l’esprit mauvais, qui la tourmentait, parlait fort bien latin, par la bouche de sa victime, qui cependant ignorait complètement cette langue. Il répondait aux questions les plus profondes et les plus difficiles, et révélait souvent les péchés et l’état secret des cœurs. D’ailleurs beaucoup d’autres signes encore montraient évidemment, que c’était bien un esprit démoniaque, qui, par la permission de Dieu et pour un motif ignoré des hommes, persécutait l’innocente enfant.

Les parents et les proches de Laurence en étaient bien et cherchaient partout quelque moyen de chasser l’esprit mauvais. Ils conduisirent la possédée aux reliques de plusieurs saints dont les mérites et l’intercession pouvaient mettre cri fuite le démon. Ils avaient surtout confiance en la vertu des reliques du bienheureux Ambroise, des Frères-Prêcheurs. Ce saint s’est illustré depuis plus de cent ans et s’illustre encore par de nombreux miracles; il a un pouvoir tout spécial pour chasser les esprits immondes, et sa chape et son scapulaire, encore intégralement conservés, font fuir habituellement les démons du corps des possédés, ainsi que je l’ai vu quelquefois, de mes propres yeux. Les parents de Laurence la conduisirent donc à l’église des Prêcheurs, la placèrent sur le sépulcre du bienheureux Ambroise, et lui imposèrent la chape et le scapulaire du saint, en suppliant le Très-Haut de venir au secours de l’innocente possédée. Mais, pour cette fois, il ne furent pas exaucés. Si la jeune fille était ainsi tourmentée, ce n’était, je crois, ni à cause de ses péchés, ni à cause des péchés de ses parents (Jn 9,3 ), dont j’ai connu la vie très recommandable; mais Dieu voulait se servir de cette possession pour glorifier notre sainte. Voilà pourquoi Ambroise, déjà arrivé au terme de la béatitude, laissa faire ce miracle à Catherine, qui était encore sur la terre. La puissance de notre sainte devait ainsi se manifester aux fidèles, avant sa mort. Que dire encore ? Des personnes qui connaissaient Catherine conseillèrent aux malheureux parents de lui présenter Laurence. Ils accueillirent ce conseil avec empressement et se firent annoncer à la vierge, qui répondit au messager : " Hélas! je suis moi-même fort tourmentée chaque jour par les esprits mauvais, qu’ai-je besoin d’entrer encore en lutte avec ceux qui tourmentent les autres? " Sur cette réponse, au lieu de sortir par la porte où elle devait nécessairement rencontrer ses importuns visiteurs, elle monta sur une terrasse, et s’enfuit secrètement de la maison, si bien qu’il fut impossible de la trouver. Les suppliants n’obtinrent donc rien pour cette fois; mais l’humilité de la sainte, et sa crainte des louanges humaines, n’avaient fait qu’augmenter leur confiance en son pouvoir, et les rendre plus ardents à implorer son secours.

Ne pouvant plus arriver jusqu’à elle, puisqu’elle avait défendu à toutes ses compagnes qu’on lui parlât de cette affaire, ils eurent recours à Frère Thomas, son confesseur, sachant bien que la sainte lui obéirait en tout. Ils le supplièrent donc d’employer son autorité pour obliger Catherine à leur venir on aide dans leur malheur. Frère Thomas compatit de tout cœur à leur affliction; mais il savait bien n’avoir aucun pouvoir sur la vertu miraculeuse de sa pénitente, et comme d’autre part il craignait son humilité, il imagina l’expédient suivant. Il vint un soir à la maison de la sainte, alors que celle-ci s’était momentanément absentée, et introduisit avec lui la jeune possédée jusque dans l’oratoire de Catherine; il y rencontra une des compagnes de la sainte et lui dit: " Vous avertirez Catherine que je lui demande, au nom de l’obéissance, de laisser cette jeune fille passer la nuit ici, et de la garder jusqu’au matin. " Cela dit, il se retira en laissant là Laurence. Quelque temps après, Catherine rentra, trouva l’enfant dans sa chambre, et reconnut bien vite qu’elle était remplie de l’esprit du démon. Soupçonnant que c’était bien la possédée qu’elle fuyait, elle dit à sa compagne: " Qui donc a amené ici cette enfant? " Elle apprit alors quel était l’ordre de son confesseur et, ne pouvant y échapper, elle se réfugia comme d’habitude dans l’oraison et obligea la petite malade à s’agenouiller et à prier avec elle. Notre vierge passa toute cette nuit à veiller dans la prière, et à lutter avec l’ennemi. Mais pourquoi en dire davantage? Le jour ne brillait pas encore que déjà le démon, vaincu dans la lutte, avait été obligé par la vertu divine d’abandonner le corps de la jeune fille, sans lui causer aucun dommage. Alexia, la compagne de Catherine, ayant constaté cette guérison. courut annoncer, dès l’aurore à Frère Thomas, que la possédée était délivrée de toute obsession diabolique. Frère Thomas amena alors les parents de Laurence, qui, trouvant leur fille complètement guérie, remercièrent en pleurant la sainte et le Dieu tout-puissant. Ils voulaient emmener immédiatement leur enfant mais la vierge du Seigneur, sachant par révélation ce qui devait arriver, leur dit : " Laissez-la demeurer quelques jours avec nous ; il le faut pour son parfait rétablissement. " Ils acceptèrent cette proposition avec beaucoup de reconnaissance et se retirèrent bien Joyeux.

Catherine donna alors à l’enfant de salutaires avis, lui apprit, par sa parole et son exemple, à prier souvent et dévotement, et lui défendit de sortir de la maison, pour aucun motif, avant le jour où ses parents devaient revenir la chercher. Laurence observa fidèlement ces avis, et se montrait de jour on jour mieux disposée. Or la maison où elle se trouvait était celle d’Alexia, assez voisine, il est vrai, de la maison de la sainte. Celle-ci, ayant voulu venir passer un jour dans sa propre demeure, y emmena avec elle Alexia, ne laissant avec Laurence qu’une domestique. Ce jour-là, après le coucher du soleil, alors qu’il faisait déjà sombre et que la nuit tombait, Catherine appela Alexia et lui ordonna de prendre en hâte son manteau, pour revenir avec elle à la maison où était restée l’enfant. Alexia objecta qu’il n’était pas convenable pour des femmes de voyager à travers la ville à cette heure. " Allons vite, lui répondit Catherine, car le loup infernal a de nouveau attaqué notre brebis, qui, une fois déjà, avait été arrachée à ses griffes. " Quand elles arrivèrent auprès de Laurence, elles lui trouvèrent le visage bien changé, tout rouge, avec un air furieux. " Ah! infernal dragon, s’écria la sainte, tu as osé t’emparer une seconde fois de cette innocente vierge! mais j’ai confiance au Seigneur Jésus, mon Sauveur et mon Époux; tu seras chassé, cette fois, de telle façon que tu ne reviendras plus. A ces mots, elle entraîna Laurence à l’oratoire, et, au bout de quelques minutes, la ramena complètement guérie, ordonnant qu’on la conduisît se coucher. Le matin venu, elle envoya chercher les parents et leur dit. " Emmenez maintenant, en toute sécurité, votre fille avec vous, elle n’aura plus jamais à souffrir de l’esprit mauvais. " Et cette prophétie s’est pleinement réalisée, car Laurence, rentrée dans son monastère, a continué d’y servir Dieu, sans avoir été tourmentée jusqu’à aujourd’hui, alors que plus de seize ans se sont écoulés depuis sa délivrance.

J’ai appris tous ces détails de Frère Thomas, puis d’Alexia, et enfin du notaire Ser Michel, père de Laurence. Cet homme a vénéré toute sa vie notre sainte, comme un ange de Dieu, et pouvait à peine contenir ses larmes quand il racontait ce prodige. Le récit de ces témoins me rendit curieux de connaître plus à fond la manière dont cette délivrance s’était accomplie, et je le demandai confidentiellement à Catherine. Je tenais surtout à savoir pourquoi ce démon avait reçu de Dieu si grande liberté d’action qu’il pût résister à la vertu des reliques et aux exorcismes. La vierge me répondit qu’il avait été très difficile à vaincre, et qu’elle avait dû poursuivre la lutte jusqu’à la quatrième heure de la nuit. Elle avait beau lui ordonner de sortir, au nom du Sauveur, il refusait avec une extrême insolence. Après avoir longtemps résisté, cet esprit mauvais, voyant qu’il allait être obligé de partir, dit à la sainte:

" Si je sors d’ici, j’entrerai en toi. " A quoi notre vierge répondit aussitôt : " Si telle est la volonté du Seigneur, sans la permission de qui je sais que tu ne peux rien faire, je me garderai bien d’y mettre obstacle et d’accepter le moindre désaccord avec cette sainte volonté. " Ce trait de véritable humilité abattit l’esprit superbe, et lui enleva tout le pouvoir qu’il avait pris sur l’enfant. Cependant il tenait encore sa victime à la gorge, qu’il soulevait convulsivement et faisait enfler. Catherine y porta la main et, y traçant avec grande foi le signe de la Croix, acheva d’en chasser le démon. Voilà, lecteur, ce que fut ce prodige, comment il s’accomplit et quels ont été ses témoins, témoins oculaires, qui m’ont eux-mêmes rapporté tous ces détails.

J’ai maintenant l’intention de vous raconter un autre fait, qui vous montrera plus clairement encore comment notre bonne sainte avait reçu du Seigneur plein pouvoir de chasser les démons. Je n’étais pas présent à ce miracle, car, à cette époque, Catherine m’avait envoyé auprès du Vicaire du Christ, le seigneur pape Grégoire XI, pour certaines affaires de la sainte Église. Mais je tiens mes renseignements de Frère Santo, l’anachorète dont nous avons dit plus haut la miraculeuse guérison. Alexia et d’autres personnes, alors compagnes de la sainte, m’ont aussi rapporté ce que je vais écrire. Catherine se trouvait chez la noble et vénérable dame Bianchina, veuve de Jean Angelino de Salimbeni, au château vulgairement appelé Rocca, où j’ai passé moi-même plusieurs semaines, avec notre vierge. Une femme du château fut saisie de l’esprit malin et si terriblement tourmentée que tout le personnel de la maison s’en aperçut bien vite. A cette nouvelle, dame Bianchina, compatissant au malheur de sa servante, désirait vivement prier la sainte de venir au secours de cette misère. Mais, sachant combien de pareilles demandes affligeaient son humilité, et sur l’avis des compagnes de Catherine, elle lui fit simplement présenter la possédée, espérant qu’en voyant cette malheureuse notre vierge aurait le cœur ému de compassion et se déciderait à la délivrer. Au moment où on lui conduisit la malade, Catherine était occupée à réconcilier deux ennemis et se disposait à se rendre dans un lieu tout voisin, pour achever cette œuvre de paix. A la vue de la possédée qu’on lui amenait, et qu’il lui était impossible d’éviter, elle se tourna vers dame Bianchina et lui en exprima sa peine, en disant: " Que le Seigneur tout-puissant vous pardonne, Madame, qu’avez-vous fait? Ne savez-vous pas que je suis très souvent tourmentée par les démons; pourquoi me faites vous amener encore les autres personnes qu’ils font souffrir ? " Elle ajouta cependant, en se tournant vers la démoniaque: " Pour que tu ne sois pas un obstacle au bien de la réconciliation commencée, mets ta tête, ô ennemi, sur le sein de cet homme, et attends mon retour. " A cette parole, la femme possédée vint docilement poser sa tête sur la poitrine de Frère Santo, l’anachorète dont nous avons parlé. Il assistait à cette scène, c’est lui que la sainte avait désigné à la possédée, et c’est de lui que je tiens ce récit. La vierge du Seigneur s’en alla ensuite terminer son œuvre de paix. Pendant ce temps, le démon criait par la bouche de sa victime, " Pourquoi me retenez-vous ici? De grâce, laissez-moi partir, car je suis trop durement torturé. - Pourquoi ne sors-tu pas, répondaient les personnes présentes, voici que la porte est ouverte. " - Et l’esprit mauvais répliquait: " Je ne puis pas, car cette maudite me tient ici enchaîné. " Et comme on lui demandait quelle était cette maudite, il refusait absolument de la nommer, peut-être parce qu’il ne le pouvait pas; mais il disait: " C’est mon ennemie. — Est-ce donc une grande ennemie pour toi ? interrogea Frère Santo. - C’est, dit le démon, la plus grande ennemie que j’aie dans le monde entier. " - Les assistants qui l’entendaient lui dirent alors pour l’empêcher de crier : " Tais-toi, voici Catherine qui revient. " - Une première fois, il répondit: " Elle ne vient pas encore, mais elle est à tel endroit ", désignant d’une façon tout à fait précise le lieu où elle se trouvait. On l’interrogea sur ce qu’elle faisait. " Ce qu’elle fait habituellement, répondit-il, une œuvre qui m’est souverainement odieuse. " Après quoi, il criait plus fort: " O pourquoi suis-je retenu ici? Mais il ne déplaçait pas la tête de la pauvre femme du lieu où la vierge du Seigneur lui avait ordonné de la maintenir. Après quelque temps, il reprit: " Voici que cette fois la maudite revient." Et à cette question: "Où est-elle?" il répondit : " Elle n’est plus en cet endroit, mais en tel autre ",et peu après, il ajouta: " Elle se trouve maintenant en tel lieu ", décrivant successivement et exactement tout le chemin parcouru par la sainte. Il dit enfin: " La voici qui franchit le seuil de la maison. " Et en effet Catherine entrait au même moment. Quand elle pénétra dans la chambre, le démon se mit à crier plus fort : " Ah! pourquoi me retiens-tu ici? - Lève-toi misérable, lui dit notre vierge, sors bien vite, laisse en paix cette créature de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et désormais n’aie plus l’audace de l’affliger de tes vexations.

A ces paroles, l’esprit mauvais abandonna toutes les parties du corps de la possédée, sauf la gorge, qu’il agitait convulsivement et faisait horriblement enfler. La sainte posa sur cette gorge sa main virginale, y traça le signe de la Croix, en chassa complètement le démon, et acheva ainsi de guérir la pauvre femme, sous les yeux de tous ceux qui étaient là. Et comme la malade était encore abattue et toute brisée par suite de la possession qu’elle venait de souffrir, Catherine la soutint quelques instants dans ses bras, la pressa sur sa poitrine, puis elle ordonna qu’on apportât à la miraculée un peu de nourriture, afin qu’elle pût, ainsi réconfortée, rentrer chez elle. Cette femme, au premier moment de sa délivrance, avait ouvert les yeux après quelques minutes de repos. Quand elle se vit au milieu d’une telle foule dans les appartements et le château de sa dame, elle demanda à ceux des siens qui l’entouraient: " Qui donc m’a amenée ici et quand y suis-je venue?" Et, comme ses parents lui disaient qu’elle avait été tourmentée par le démon, elle répondit: " Je n’en ai nul souvenir, mais je me sens le corps absolument brisé, comme si on m’avait durement bâtonnée sur tous les membres. " Puis elle rendit d’humbles actions de grâces à sa libératrice, et rentra, sans le secours de personne, dans sa propre maison, d’où peu de temps avant on avait dû l’emporter.

Ce miracle a eu pour témoins oculaires non seulement dame Bianchina qui vit encore, mais Frère Santo déjà nommé, Alexia et Françoise compagnes de Catherine, Lysa sa parente encore vivante, et enfin plus de trente personnes, hommes et femmes, dont je n’ai pas recueilli les noms et que par conséquent je ne cite pas îcî. Le Seigneur Jésus s’est encore servi de la sainte, son épouse, pour opérer sur des possédés beaucoup d’autres délivrances miraculeuses qui ne sont pas consignées dans ce chapitre : mais celles que j’ai rapportées doivent suffire, lecteur, a vous donner une idée de la puissante grâce accordée par le Ciel à notre vierge pour chasser les démons. Pareil pouvoir convenait bien à celle qui, avec l’aide du Christ, avait remporté si pleine victoire dans ses luttes courageuses contre les ruses mauvaises de ces mêmes démons. Nous terminerons donc ici le présent chapitre.
 

CHAPITRE X

CATHERINE JOUIT DU DON DE PROPIIETIE ET S’EN SERT POUR ARRACHER PLUSIEURS PERSONNES AUX PERILS QUI MENAÇAIENT LEURS CORPS ET LEURS AMES.

Ce que j’ai l’intention de vous raconter maintenant, lecteur, vous paraîtra peut-être incroyable; mais la Vérité suprême, qui ne trompe pas et n’est point trompée, sait quelle expérience j’ai eu moi-même de ces faits; je pourrais les affirmer avec plus de certitude que mes actes personnels délibérés. L’esprit prophétique était en notre sainte à un état si parfait et si continuel qu’elle paraissait ne rien ignorer de ce qui la concernait et intéressait ceux qui vivaient avec elle, ou recouraient à elle pour le salut de leurs âmes. Il ne nous était pas possible, à nous qui demeurions en sa compagnie, de faire en son absence aucune action bonne ou mauvaise un peu importante, sans qu elle en eût connaissance. Nous l’avons expérimenté très souvent, à chaque instant, pour ainsi dire. Merveille plus étonnante encore, elle nous exposait si parfaitement nos pensées les plus intimes que ces pensées semblaient avoir été siennes et non pas nôtres. Voici des faits qui me sont personnels, et que je confesse devant toute l’Église militante du Christ. Souvent, lorsque Catherine me reprochait certaines pensées qui me troublaient l’esprit, j’essayais de trouver quelques excuses mensongères; je ne rougis pas d’avouer à la gloire de la sainte, qui me répondit : " Pourquoi me niez-vous ce que je vois plus clairement que vous-même, qui le pensez? " Elle ajoutait ensuite sur le sujet en question des enseignements très salutaires, qu’elle confirmait par son exemple. Cela m’est arrivé très souvent, je l’ai déjà dit et j’en prends à témoin Celui qui n’ignore rien. Entrons maintenant dans quelques détails, et, pour y mettre l’ordre qui convient, commençons par les prophéties relatives aux âmes.

Il y avait dans la ville de Sienne un chevalier très fort à la guerre, que tous appelaient seigneur Nicolas de Sarraceni. Il avait passé la plus grande partie de sa vie à guerroyer au service de différents partis. Rentré dans ses foyers, il s’occupait d’administrer ses biens, faisait de joyeux festins avec ses concitoyens, et croyait vivre encore longtemps. Mais l’éternelle et toute-puissante Bonté, qui ne veut la perte de personne, mit au cœur de l’épouse du chevalier et de quelques-unes de ses parentes la pensée d’exhorter Nicolas à confesser ses péchés passés. Elles le pressèrent donc de faire pénitence des fautes commises à la guerre et dans les combats qui avaient occupé une si grande part de sa vie. Le chevalier, tout entier plongé dans les jouissances de ce monde, et prisonnier de leurs chaînes, tournait en dérision tant de bons avis, faisait la sourde oreille à toutes ces exhortations, et se souciait fort peu de son salut. C’était le temps où notre sainte se signalait dans la ville de Sienne par ses nombreux miracles, et tout spécialement par son étonnante puissance pour la conversion des pécheurs endurcis. Il était reconnu que tous ceux qui lui parlaient en arrivaient le plus souvent à une conversion complète, ou, tout au moins, s’abstenaient ensuite d’un certain nombre de leurs péchés habituels. Connaissant cette vertu de la sainte, et voyant que leurs propres efforts n’obtenaient rien, les personnes qui s’intéressaient au salut du chevalier le pressaient d’accepter au moins un entretien avec Catherine. Mais il répondit avec plus d’ironie encore: " Qu’ai-je à faire à votre bonne femme? qu’ai-je à gagner avec elle, même en cent ans? " L’épouse de Nicolas, amie de notre vierge, vint alors la trouver, lui lit connaître l’endurcissement de son mari, et la supplia de vouloir bien intercéder pour lui auprès du Seigneur.

Que dire encore ? Sur ces entrefaites, il arriva qu’une nuit, notre sainte apparut en songe au soldat et l’avertit que, pour éviter l’éternelle damnation, il devait suivre les avis de son épouse. Nicolas, en s’éveillant, dit alors à sa femme : " Cette nuit, j’ai vu réellement en songe cette Catherine, dont tu m’as parlé tant de fois. Oui, je veux l’entretenir et voir si elle est bien telle qu’elle m’est apparue." Toute joyeuse d’entendre ces paroles, la bonne épouse s’en vint trouver la sainte et lui demanda l’heure où son mari pourrait lui rendre visite et lui parler. Mais qu’est-il besoin de m’étendre davantage? Nicolas fit cette visite, s’entretint avec notre vierge, se convertit tout à fait au Seigneur, promit de confesser au plus tôt ses péchés à Frère Thomas, et, docile à la grâce qui lui avait été accordée, il accomplit cette promesse. Il venait de faire cette confession quand il me rencontra, un matin que je rentrais en ville et hâtais mes pas vers le couvent. Ce soldat, que je connaissais déjà, me demanda où il pourrait, à ce moment, trouver Catherine : " Je pense qu’elle est dans notre église, lui dis-je. Je vous an prie, me répondit-il, conduisez-moi vers elle et faites que je puisse en obtenir un entretien dont j’ai absolument besoin. " J’y consentis bien volontiers, et, entrant avec lui dans l’église, j’appelai une des compagnes de la sainte et lui demandai d’avertir Catherine du désir de ce chevalier. Elle le fit, et Catherine se levant aussitôt de l’endroit où elle priait, vint à la rencontre de Nicolas et le reçut fort gracieusement. De son côté, le soldat la salua d’une profonde révérence et lui dit : "Madame, j’ai exécuté vos ordres, j’ai confessé mes péchés à Frère Thomas, comme vous me l’aviez demandé, et il m’a donné une salutaire pénitence, que j’ai bien la résolution d’accomplir, telle qu’il me l’a imposée. ". "Vous avez parfaitement agi pour le salut de votre âme, lui dit la vierge, quittez maintenant vos anciennes habitudes et soyez à l’avenir un soldat de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme vous avez été jusqu’à aujourd’hui un soldat du siècle. " Puis elle ajouta : Seigneur, avez-vous bien dit tout ce que vous avez fait?" Il répondit qu’il avait certainement confessé tout ce qui lui était revenu en mémoire; mais elle répliqua de nouveau : "Voyez encore si vous avez tout dit. " Il assura une seconde fois qu’il avait déclaré au confesseur tous les péchés dont il s’était souvenu. Catherine, l’ayant alors renvoyé, le laissa s’éloigner un peu, puis elle le fit bientôt rappeler par une de ses compagnes et lui dit : " Je vous en prie, examinez votre conscience, n’avez-vous pas oublié quelqu’un de vos péchés passés? " et comme le soldat affirmait toujours qu’il avait tout avoué, elle le prit à part et lui remit en mémoire une faute qu’il avait commise très secrètement pendant une campagne en Apulie. Le chevalier fut tout stupéfait de cette révélation, en reconnut la vérité, assura qu’il avait oublié de bonne foi ce péché, et, s’en allant trouver son confesseur, lui en fit l’aveu sacramentel. Mais il ne put taire le prodige qu’il venait de constater. Il le racontait à qui voulait l’entendre et en faisait une sorte de prédication, disant comme la femme de Samarie : " Venez et voyez une vierge, qui m’a dit tous les péchés que j’ai commis en pays lointain. N’est-ce pas une sainte et une prophétesse ? Oui, certainement, c’en est une, car la faute qu’elle m’a rappelée ne fut jamais connue d’aucun homme, si ce n est de moi seul. " Depuis ce moment, il obéit toujours à la sainte comme un disciple à son maître, et j’ai été moi-même témoin de cette docilité. Sa mort, arrivée peu de temps après, montra combien cette conversion était nécessaire. Il tomba malade la même année, et termina le cours de sa vie temporelle, en s’en allant à Dieu dans d’excellentes dispositions. En ce qui précède, vous venez de voir, lecteur, une apparition miraculeuse, la révélation prophétique d’un crime, et la conversion d’un pécheur endurci, finalement sauvé par le Seigneur, qui annonce et accorde cette grâce à notre sainte; mais continuez-moi votre attention, et vous verrez comment, dans une autre circonstance, Catherine a, tout à la fois, joui des lumières prophétiques et obtenu du Ciel un secours miraculeux.

C’était il y a déjà bien des années, je n’avais pas encore mérité de connaître particulièrement la sainte, elles brigands et j’habitais une petite place forte qu’on appelle Monte Pulciano. J’y ai dirigé pendant à peu près quatre ans un monastère de religieuses de mon Ordre, dont on m’avait confié le soin. Comme on n’avait pas bâti de couvent de Frères Prêcheurs dans cette ville, je n’avais pour compagnons qu’un seul religieux. Aussi c’était toujours avec plaisir que je recevais la visite de mes Frères des couvents voisins, surtout de ceux que je connaissais plus familièrement. Pour me donner cette joie et goûter avec moi les consolations d’un entretien spirituel, Frère Thomas, confesseur de Catherine et Frère George Naddi, aujourd’hui Maître en sacrée théologie, voulurent un jour venir me voir depuis le couvent de Sienne. Afin d’être plus tôt de retour vers la sainte, qui avait toujours besoin de Frère Thomas, ils empruntèrent des chevaux à des Siennois de leurs amis. Au cours du chemin, ils firent halte à six milles de Monte Pulciano pour se reposer et reposer leurs bêtes. Ce fut une imprudence. Il y avait en cet endroit des brigands qui, sans faire profession d’être voleurs de grands chemins, se permettaient volontiers d’arrêter les voyageurs qu’ils trouvaient isolés et sans défiance. Ils les conduisaient en des lieux solitaires, les y dépouillaient et quelquefois même leur ôtaient la vie, afin de mieux cacher leur brigandage à la justice publique. Ces voleurs, ayant donc vu que les Frères n’étaient pas accompagnés, se réunirent au nombre de dix ou de douze, pendant que les religieux se reposaient dans une auberge. Ils prirent les devants par des chemins de traverse à eux connus, et allèrent s’embusquer dans un défilé fort sombre. Nos voyageurs ne se doutaient de rien. Quand ils arrivèrent au défilé, ils furent brusquement attaqués par les voleurs, qui, formidablement armés comme toujours de lances et d’épées, les tirèrent à bas de leurs chevaux et les conduisirent, en les maltraitant, en des lieux couverts de bois épais, où les malheureux furent dépouillés et presque mis à nu. Les religieux virent ensuite les brigands se réunir plusieurs fois à l’écart pour tenir conseil, et ils comprirent très bien que ces malfaiteurs voulaient les tuer et cacher soigneusement leurs cadavres pour empêcher que ce crime fût jamais divulgué. Frère Thomas, en particulier, surprit, à n’en pas douter, des signes manifestes de celte intention. Les prières, les supplications, les promesses de silence absolu semblaient être inutiles. Chaque jour on les conduisait plus avant dans la forêt. Privé de tout secours humain, Frère Thomas s’adressa intérieurement au Seigneur. Sachant combien sa fille spirituelle était en faveur auprès de Dieu, il dit en lui-même : " O ma très douce fille, Catherine, vierge toute dévouée à Dieu, secourez-nous en ce cruel péril." A peine avait-il achevé mentalement cette prière que le voleur qui était le plus près de lui et lui paraissait devoir être son bourreau, s’écria tout aussitôt: " Pourquoi voulons-nous tuer ces bons Frères, qui ne nous ont jamais fait de mal? Ce serait vraiment un grand crime. Laissons-les aller, au nom du Seigneur, ce sont de braves gens, qui ne nous trahiront pas. " Tous les autres accèdent à cette proposition avec tant d’unanimité et de bonne volonté que non seulement ils laissent aux religieux la vie sauve, mais leur rendent d’abord tous leurs effets, puis aussi leurs chevaux et tout ce qu’ils leur avaient pris, sauf une modique somme d’argent. Remis en liberté, Frère Thomas et son compagnon m’arrivèrent le même jour et me racontèrent tout ce que je viens d’écrire. Voici maintenant ce que Frère Thomas apprit à son retour à Sienne; notez-le bien, lecteur; il a consigné par écrit ces détails, et, de plus, il me les a lui-même racontés de vive voix. A l’heure, à l’instant même où il invoquait en son âme le secours de Catherine, celle-ci dit à la compagne présente alors auprès d’elle: " Mon Père m’appelle, et je sais qu’il est en grand péril. " Ce disant, elle se leva et se rendit à son oratoire. Or je ne doute pas qu’en prononçant ces paroles elle n’ait intérieurement prié pour secourir celui qui l’invoquait. C’est la vertu de cette prière qui a si merveilleusement changé les dispositions des brigands; aussi la vierge n’a-t-elle pas cessé son oraison, avant qu’ils n’eussent rendu aux Frères, avec la liberté, tout ce qu’ils leur avaient enlevé. Comprenez-vous cette fois, lecteur, à quel degré de perfection notre sainte possédait en son âme l’esprit de prophétie? On l’invoque à une distance de vingt-quatre milles, par une prière tout intérieure; elle en a immédiatement, connaissance, et, avec autant de hâte que de succès, elle arrache au péril celui qui l’appelle. Voyez-vous aussi combien il est utile de vivre en union avec de pareilles âmes. Douées d’une perspicacité tout angélique, elles veillent de loin sur nous, et, disposant de la Puissance divine, elles préviennent tous les malheurs qui nous menacent, et nous aident dans nos besoins. Enfin, tout ceci pourra vous permettre d’imaginer ce que doivent être, dans les cieux, la vision et la puissance de notre vierge qui déjà, sur la terre, avait tant de lumières et tant de pouvoir.

Voici maintenant un autre fait dont j’ai été moi-même témoin avec Frère Pierre de Velletri de mon Ordre, actuellement pénitencier à Saint-Jean-de-Latran. Tout lecteur intelligent y verra facilement comment l’esprit de prophétie éclatait merveilleusement en notre sainte. C’était en l’année 1375, époque où la méchanceté de beaucoup d’Italiens avaient soulevé contre le Pontife romain, Grégoire XI, presque toutes les cités et tous les pays sur lesquels l’Église romaine avait cependant des droits incontestables. La sainte se trouvait alors à Pise et j’y étais avec elle; nous habitions un hospice nouvellement fondé, près de ces petites maisons qu’on voit encore sur la place qui entoure le couvent et l’église des Frères Prêcheurs en cette ville. On nous annonça la révolte de la ville de Pérouse. Cette nouvelle remplit mon âme d’une grande amertume; car je voyais bien que, parmi les chrétiens, on ne trouvait plus de crainte de Dieu, plus de respect pour sa sainte Église, et par conséquent nul souci des sentences d’excommunication, nul scrupule de violer les droits d’autrui, que dis-je, les droits de l’Épouse du Christ. Le coeur tout pénétré de douleur, je m’en allai donc triste et chagrin en compagnie de Frère Pierre de Velletri à l’hospice où se trouvait notre vierge et je lui annonçai cette nouvelle rébellion, avec des larmes qui disaient assez ma désolation intérieure. Après m’ avoir entendu, elle s’associa tout d’abord à ma douleur et manifesta sa compassion pour la ruine des âmes et le grand scandale qui affligeait l’Église de Dieu. Mais, voyant que j’accordais trop à mes pleurs et voulant y mettre un terme, elle ajouta : " Ne commencez pas sitôt à pleurer, car vous auriez trop de larmes à verser. Ce que vous voyez maintenant est lait et miel, en comparaison de ce qui suivra. A l’entendre parler ainsi, je cessai de pleurer, non que je fusse consolé, mais en raison même de l’excès de mon affliction et de mon étonnement, et je lui demandai : " Pouvons-nous donc, ma Mère, assister à de plus grands malheurs, puisque nous voyons que les chrétiens ont perdu toute dévotion, tout respect envers la sainte Église, dont ils ne craignent plus les sentences, comme si, en pratique, ils l’avaient déjà publiquement et tout à fait reniée. Il ne leur reste plus. maintenant qu’à renier complètement la foi au Christ lui-même. - O Père, me dit-elle alors, ce sont aujourd’hui les laïcs qui agissent ainsi, mais vous verrez bientôt combien les clercs feront pire. De plus en plus stupéfait, je lui dis : " Quel malheur! les clercs se révolteraient-ils donc contre le Pontife romain? - Vous le verrez bien, me répondit-elle, quand le Pontife voudra réformer leurs mœurs, ils susciteront dans toute la sainte Église de Dieu un scandale universel, qui la divisera et la troublera comme le ferait la peste de l’hérésie. " - Ne me possédant plus d’étonnement, j’ajoutai: "Nous aurons donc une hérésie, ma Mère, de nouveaux hérétiques? Ce ne sera pas, me dit-elle, une hérésie proprement dite, mais quelque chose qui ressemble à une hérésie, une division de l’Église et de toute la chrétienté. Préparez-vous donc à la patience, vous verrez ces malheurs. "

A ces paroles, je gardai le silence; tout attentif à celle qui me parlait, je vis bien qu’elle était disposée à en dire davantage, mais elle se tutelle aussi pour ne pas augmenter mon angoisse. J’avoue ne pas l’avoir comprise à ce moment, à cause du peu de lumières de mon intelligence, car je crus que tout cela devait arriver au temps du Souverain Pontife Grégoire XI, alors régnant. Le seigneur pape Urbain VI lui ayant succédé, j’avais oublié déjà cette prophétie, quand je vis commencer dans l’Église le schisme actuel, c’est alors que mes yeux se sont ouverts et que j’ai pu voir se vérifier tout ce que Catherine m’avait prédit. Me reprochant à moi-même mon peu d’intelligence, je désirais rencontrer encore la sainte pour l’entretenir à nouveau de ce sujet. Le Seigneur m’a accordé cette faveur, quand, sur l’ordre d’Urbain VI, au commencement du schisme, Catherine est venue à Rome. Je lui rappelai alors ce qu’elle m’avait dit à Pise, quelques années auparavant. Elle s’en souvint parfaitement et ajouta: Je vous avais dit que les malheurs de cette époque étaient lait et miel, eh bien, je vous affirme que ce que vous voyez aujourd’hui n’est que jeu d’enfant, en comparaison de ce qui doit arriver, surtout dans les pays qui nous entourent."  Elle me désignait par là le royaume de Sicile, l’État romain et les pays adjacents. Cette prophétie s’est dans la suite complètement réalisée. La reine Jeanne vivait alors; mais depuis, que de malheurs se sont abattus sur cette reine, sur son royaume, sur son successeur et sur tons ceux qui sont venus dc régions lointaines pour envahir ce pays! Que de terres ont été ravagées! Personne ne l’ignore, parmi ceux qui connaissent l’Italie. A moins d’être complètement dépourvu d’intelligence, vous voilà donc obligé, lecteur, de reconnaître à notre sainte des lumières prophétiques si abondantes qu’elle n’ignorait presque rien de ce qui devait avoir dans l’avenir quelque importance et quelque retentissement.

Et ne dites pas, nouvel Achab, ce que celui-ci disait de Michée((3 ?)2eR 22,18) : Ses prophéties n’annoncent jamais le bien, mais toujours le mal. " Après vous avoir rapporté ce qui est amer, je vous servirai ce qui est doux, et, du trésor très pur de notre vierge, je tirerai pour vous des enseignements nouveaux et anciens (Mt 13,52). Apprenez donc qu’après avoir entendu Catherine me faire la dernière prédiction que je viens d’écrire, je devins curieux d’en savoir davantage, et lui fis cette question " Mère bien-aimée, dites-moi, je vous prie, après tous ces malheurs, qu’en arrivera-t-il de la sainte Église de Dieu ? - Quand ces tribulations et ces angoisses seront passées, me dit-elle, Dieu saura, par des moyens invisibles aux hommes, purifier sa sainte Église, il donnera une nouvelle vie à l’esprit de ses élus, il s’ensuivra une si grande réforme dans l’Église de Dieu, et un tel renouveau de sainteté parmi ses pasteurs, qu’à cette seule pensée, mon esprit exulte dans le Seigneur. Comme je vous l’ai déjà souvent répété, l’Épouse du Christ, aujourd’hui défigurée et vêtue de loques, sera alors toute belle, ornée de précieux joyaux et couronnée du diadème de toutes les vertus. Les peuples fidèles se réjouiront de la gloire que leur apporteront d’aussi saints pasteurs, et les infidèles, attirés par la bonne odeur de Jésus-Christ, rentreront au bercail du catholicisme et reviendront au vrai Pasteur, à l’Évêque de leurs âmes. Rendez donc grâces au Seigneur, car après cette tempête il accordera un grand calme à son Église (Cette prophétie ne trouve-t-elle pas sa réalisation dans l’heureuse réforme de la hiérarchie catholique commencée par le concile de Trente et continuée par les saints prêtres et les saints pontifes, suscitée de Dieu cette époque pour diriger ce grand mouvement de régénération du corps pastoral. Si le calme accordé à l’Église n’a jamais été que relatif, ne voyons-nous pas de nos jours toutes les âmes chrétiennes qui se trouvent encore dans les Eglises séparées désirer le retour a l’union catholique?) . Cela dit, elle se tut; et moi qui sais combien le Dieu tout-puissant nous sert plus volontiers le doux que l’amer, j’espère très fermement que les malheurs prédits par la sainte étant arrivés seront infailliblement suivis de jours heureux; et ainsi tout Israël., depuis Dan jusqu’à Bersabée (Expression souvent employée dans la Bible pour désigner l’ensemble du peuple fidèle), saura que la vierge Catherine de Sienne a été la véridique interprète des fidèles oracles du Seigneur.

Mais il ne suffit pas d’affirmer la vérité, il faut la défendre contre ceux qui la calomnient; et puisque je parle des véridiques prophéties de Catherine, je crois utile de confondre l’ignorance perfide de ceux qui, ne comprenant même pas ce qu’ils disent, osent attaquer la vérité de ses prédictions et imaginer contre sa sainteté les plus fausses accusations. Pour colorer leurs allégations mensongères, ils se servent ordinairement de l’argument suivant: Catherine a annoncé une croisade de toute la chrétienté contre les musulmans d’outre-mer; elle avait même dit qu’elle-même y prendrait part avec ses disciples. Or bien des années déjà se sont écoulées depuis la mort de la sainte, beaucoup de ses disciples, hommes et femmes, sont morts eux aussi et l’ont rejointe au ciel, comme on le croit pieusement, tous ceux-là assurément ne feront pas la croisade. On prétend en conclure qu’il ne faut pas prendre les paroles de Catherine pour des prophéties, mais les mépriser comme rêves de femme. Les plus méchants de ses détracteurs vont encore plus loin: ils attaquent non seulement les paroles, mais les actes de notre vierge et refusent de leur accorder grande estime et de les compter parmi les actes des saints. Je suis donc obligé de répondre à de si énormes calomnies. Je montrerai tout d’abord la fausseté de la raison fondamentale sur laquelle s’appuient toutes ces accusations; puis, dans la mesure où le Seigneur m’en fera la grâce, je dénouerai quelques-unes des difficultés, qui empêchent de comprendre les prophéties de Catherine, et j’espère que cette double réponse soulèvera le voile dont se couvraient la parole de péché et la langue de mensonge.

Oui, je l’avoue, il est bien vrai que la sainte a toujours désiré la croisade et travaillé beaucoup à la réalisation de ce désir. C’est en quelque sorte le motif principal pour lequel elle est allée trouver à Avignon le seigneur pape Grégoire XI; elle voulait le presser d’organiser une croisade, et, j’en suis témoin, elle s’est servie en ma présence de tous les arguments possibles. Je me souviens en particulier de ce qui arriva un jour, où elle insistait beaucoup sur ce sujet, auprès du Souverain Pontife. J’assistais à l’entretien et j’ai tout entendu puisque je servais d’interprète entre le Pape, qui parlait latin, et notre vierge, qui s’exprimait en dialecte toscan. Le Pontife lui avait répondu: " Il nous faudrait d’abord faire la paix et nous organiserions ensuite la croisades. " Elle répliqua: "Très saint Père, vous ne trouverez jamais, pour mettre la paix entre les chrétiens, meilleur moyen que la croisade. Tous ces gens d’armes, qui entretiennent la guerre entre les fidèles, iront volontiers guerroyer au service de Dieu. Peu d’hommes, en effet, sont assez mauvais pour ne pas consentir de bon cœur à donner à Dieu un service qui, tout en leur plaisant, leur permet de racheter leurs péchés. Une fois le foyer de discordes éteint, il ne pourrait plus y avoir d’incendie. C’est ainsi, très saint Père, que vous obtiendrez d’un seul coup plusieurs excellents résultats. Vous donnerez la paix aux  chrétiens qui la demandent; vous sauverez en les perdant ces gens de guerre tout emprisonnés dans les filets de leurs péchés; s’ils remportent quelque victoire, vous interviendrez avec les autres princes chrétiens pour en affermir le succès, et s’ils succombent dans la lutte, vous aurez gagné à Jésus-Christ leurs âmes, qui semblent aujourd’hui presque vouées à la perdition. De cette croisade sortiront donc trois biens: la paix de la chrétienté, la pénitence de ces gens de guerre, et le salut de beaucoup de Sarrazins. " Je vous ai rapporté tout ceci, pieux lecteur, pour que vous compreniez avec quel zèle notre sainte employait tous ses efforts à poursuivre l’organisation d’une croisade.

Cela dit, je puis répondre aux hommes de mensonge que je ne me souviens pas avoir jamais entendu ni dans l’intimité, ni en public, Catherine déterminer l’époque d’aucun des événements qu’elle annonçait. Je l’ai même trouvée si réservée à ce sujet que mes interrogations, sur le temps où se réaliseraient certaines de ses prédictions, n’ont jamais pu obtenir de réponse précise; elle abandonnait le tout à la Providence divine. Il est vrai cependant qu’elle parlait souvent de la croisade, qu’elle excitait et encourageait tous ceux qu’elle pouvait à y prendre part. Elle exprimait l’espoir que le Seigneur, jetant un regard de miséricorde sur son peuple, sauverait par ce moyen beaucoup d’âmes, tant de fidèles que d’infidèles. Mais personne ne peut affirmer avec vérité qu’elle ait indiqué l’époque de cette croisade, ou assuré qu’elle y prendrait part avec ses disciples. Il en est, à la vérité, qui ont conclu de ses paroles, que la croisade serait bientôt organisée; mais il faut attribuer cette affirmation, aussi bien que d’autres propositions du même genre, au défaut d’intelligence de ceux qui écoutaient, et non pas à la langue de celle qui parlait. C’est de là cependant qu’on prend occasion de se scandaliser, parce qu’il s’est écoulé déjà beaucoup de temps sans que les préparatifs de l’expédition aient été commencés. Maintenant que nous avons fait justice de l’allégation mensongère sur la quelle reposent toutes les accusations de ceux qui poursuivent la sainte, de leurs aboiements, réfléchissez à tour ce que je vous ai déjà raconté. Vous verrez clairement, ô bon lecteur, que notre vierge pourrait dire ce qu’au témoignage de saint Matthieu le Sauveur disait aux disciples de Jean-Baptiste, en leur rappelant les miracles accomplis sous leurs yeux : " Bienheureux celui pour qui je ne serai pas une cause de scandale (Mt 11,6) " Pourquoi Notre-Seigneur parle-t-il en même temps de miracles et de scandale, si ce n’est parce que les méchants sont condamnés, par leur propre malice, à se scandaliser même de la bonté de Dieu et de ses merveilles? Voilà comment ceux dont nous parlons, ne comprenant ni les paroles, ni les œuvres de notre bonne sainte, se scandalisent de ce qui devrait les édifier. Mais admettons encore que Catherine ait annoncé la croisade comme prochaine; peut-on vraiment l’accuser d’erreur? L’Évangéliste Jean rapporte dans l’Apocalypse que le Seigneur lui a dit: " Voici que je vais bientôt venir (Apoc 3,11) " Or il en est qui entendent cette prophétie du second avènement du Seigneur, au dernier jour, sans contester cependant que cette parole soit toute vérité. Ecoutez, je vous en prie, Augustin commentant le psaume "Noli aemulari in malignantibus,… ne jalousez pas les méchants. ". " Ce qui vous semble tardif, dit-il, est tout proche pour Dieu, ne faites qu’un avec Dieu, et ce sera tout proche pour vous aussi. " C’est ainsi qu’un autre prophète a encore écrit: " Si le Seigneur vous fait attendre, attendez-le, car il viendra sûrement et ne tardera pas. " Notre pauvre intelligence peut donc trouver que Dieu nous fait attendre, alors qu’en réalité il ne peut pas tarder. Considérez encore avec quel empressement les Prophètes annonçaient la venue du Sauveur et l’annonçaient comme prochaine. L’un d’eux, Isaïe, allait même jusqu’à dire: " Tout proche est le tempe de sa venue, ses jours ne sont pas éloignés (Is 14,1). " Et cependant plusieurs siècles se sont écoulés entre cette prophétie et son accomplissement. Pourquoi donc nos adversaires murmurent-ils contre Catherine, pour un retard de dix ou douze années, alors qu’ils voient les Prophètes de l’Ancien et du Nouveau Testament, annoncer comme très prochains de si profonds mystères, dont ils sont séparés par des centaines d’années. Si un retard de douze années leur suffit pour juger fausses les prédictions de la sainte, ils seront bien obligés de traiter de même des prophéties, dont l’accomplissement s’est fait attendre plusieurs siècles.

Et qu’auraient dit ces mauvaises langues, je vous le demande, si Catherine avait annoncé à un roi ou à un Pape malades qu’ils mourraient de leur maladie, comme on lit qu’Isaïe le prédit à Ézéchias alors que ce roi s’est ensuite rétabli (IVe L. des Rois, ch.20)! et si elle avait prophétisé la ruine complète d’une cité, sans que cela fût arrivé, comme Jonas le fit pour Ninive (Jon 3)? C’est alors qu’on lui aurait rappelé, avec force railleries, ses prédictions. Et cependant il n’y a rien de faux dans les oracles des saints Prophètes que nous venons de citer ; et leurs auteurs ne les ont prononcés que sous l’inspiration de la souveraine et infaillible Vérité. Les maîtres de la science sacrée nous expliquent comment une prophétie, tout en étant vraie, peut annoncer un événement qu’on ne voit pas ensuite se réaliser. Ils disent qu’il suffit à la vérité de la prophétie qu’elle exprime avec fidélité l’enchaînement des causes secondes, tel que Dieu le révèle au Prophète, pour le lui faire prédire. L’histoire du roi Ézéchias nous en donne un exemple fort clair. Sa maladie était certainement mortelle, et toutes les forces vives de son corps étaient mortellement atteintes, bien qu’il espérait peut-être encore trouver sa guérison dans quelque remède naturel. Le prophète lui annonça donc qu’aucun secours naturel ne pouvait lui éviter la mort; mais cela n’empêchait pas que la Puissance divine ne pût miraculeusement guérir le malade, comme elle le fit après qu’il eut pleuré et dévotement prié. Isaïe a donc dit la vérité, en affirmant que, selon l’ordre des causes naturelles, Ézéchias devant infailliblement mourir, et son affirmation n’est pas contredite par ce fait, que le roi a été surnaturellement arraché à la mort. De même, le prophète Jonas, annonçant la ruine de Ninive et en fixant le terme à quarante jours, n’a fait qu’exprimer, dans cette prédiction, la gravité des fautes des Ninivites, et la sentence ou jugement que ces fautes leur méritaient. Mais l’Esprit-Saint n’a pas voulu dire par là que, s’ils renonçaient à leurs péchés, ce jugement serait maintenu. D’où vous pouvez manifestement conclure qu’il faut toujours recevoir avec un grand respect et entendre avec discrétion les paroles des Prophètes, surtout de ceux dont l’union avec Dieu est attestée par d’autres œuvres saintes; et l’application de ce principe s’impose, je crois, dans le cas qui nous occupe.

Qui sait, en effet, si notre sainte n’a pas prévu que la croisade n’aurait lieu que plusieurs années après sa mort? Cela n’empêche pas qu’elle puisse y concourir par ses mérites et ses prières, plus efficaces aujourd’hui au ciel qu’autrefois sur la terre. Qui sait encore si, absente corporellement, elle ne sera pas envoyée par Dieu pour être présente en esprit, soutenir et fortifier les croisés, au temps de l’expédition, ou obtenir soulagement et consolation à ceux qui travaillent à cette œuvre? Ce ne sont pas là voies nouvelles et extraordinaires pour l’éternelle Bonté, qui, pouvant tout faire par elle-même, veut cependant, pour se communiquer davantage à des créatures de son choix, nous gouverner et nous régir par leur ministère, et nous conduire ainsi, par des moyens créés, au Bien sans limite qui est notre fin. Mais en voilà assez, lecteur, pour répondre aux calomnies mentionnées plus haut ; nous allons passer maintenant à d’autres récits se rattachant à ce même sujet des prophéties de Catherine.

Nous l’avons déjà dit, en parlant des miracles, la supériorité de l’esprit sur le corps entraîne la supériorité des miracles qui sauvent l’âme sur ceux qui apportent la santé au corps. Il en est de même des prophéties, qui méritent surtout d’être notées, quand elles ont rapport au salut des âmes. En voici donc encore une, que raconte chaque jour, à qui veut l’entendre, celui qui en a été l’objet et à qui elle a été faite. Il y avait à Sienne, au temps où j’ai mérité de connaître notre sainte, un jeune homme de noble naissance, mais de mœurs méprisables, qu’on appelait et qu’on appelle encore aujourd’hui François de Malavolti. Orphelin dès son jeune âge, il avait abusé de la trop grande liberté qui lui avait été laissée pour s’abandonner à une foule de vices bien dégradants. Bien que son mariage avec une jeune femme eût dû mettre un frein à de tels désordres, il ne sut pas renoncer à ses mauvaises habitudes. C’est alors qu’un de ses amis, disciple de notre sainte, eut compassion de l’âme de ce malheureux; il l’invitait à venir entendre les avis de Catherine et l’y amenait quelquefois. A la suite de ces entretiens, François se repentait de ses fautes, cessait pendant quelque temps de se livrer à ses vices habituels, mais n’y renonçait jamais complètement. Je l’ai vu souvent ainsi partager notre compagnie, prendre goût aux pâturages qu’offraient à son âme les salutaires enseignements et les vivifiants exemples de la vierge, y trouver même pendant quelque temps sa Joie ; mais il revenait ensuite à ses mauvaises habitudes, surtout au jeu de dés qu’il aimait passionnément.

La sainte, qui demandait fréquemment à Dieu le salut de cet homme, l’ayant vu tant de fois retomber, lui dit un jour, dans un mouvement de spirituelle ferveur : " Tu viens souvent à moi; puis tu t’envoles comme un oiseau effarouché, et tu retournes à tes vices habituels; mais va, vole où tu voudras, un jour viendra où, par la permission du Seigneur, je t’attacherai au cou un lien si fort que tu ne pourras plus t’envoler. " François et tous ceux qui étaient présents retinrent cette prédiction. Elle n’était pas encore accomplie quand la vierge s’en alla de ce monde. François, retombé dans ses crimes ordinaires, semblait bien avoir perdu, cette fois, le secours qui l’aidait habituellement à se relever. Mais Catherine fit plus pour lui dans les cieux qu’elle n’avait fait, par ses avertissements, sur la terre. Après la sainte, François vit mourir sa propre femme, sa belle-mère et quelques-uns de ceux qui étaient un obstacle à son salut. Il rentra tout à fait en lui-même, dit un adieu définitif au monde et prit très dévotement l’habit religieux dans l’Ordre des Olivétains, où il a persévéré jusqu’à aujourd’hui, par la grâce de Dieu et les mérites de Catherine. Il reconnaît toujours qu’il doit cette faveur aux prières de la sainte; il rend hommage à la voix prophétique qui lui a prédit sa conversion et parle de cette prédiction à tous ceux qui veulent l’entendre. C’est ainsi qu’il me l’a racontée bien des fois, en rendant grâces à Dieu et à notre vierge.

Enfin, pour grouper ensemble les merveilles d’ordre spirituel, je vais en raconter une, que le Seigneur a fait éclater en ma présence. Il est cependant quelqu’un, comme on le verra, qui a pu mieux l’apprécier que moi; c’est dom Barthélemy de Ravenne, religieux d’une piété et d’une prudence consommées, alors comme aujourd’hui Prieur de la Chartreuse de l’île de Gorgone, à trente milles du port de Pise (Livourne). Par ses admirables enseignements et ses miracles, Catherine s’était complètement gagné l’affection de ce religieux, dont elle avait souvent encouragé les saints projets. Il la supplia donc à plusieurs reprises, et même très fréquemment, de vouloir bien se rendre à l’île de Gorgone. Il voulait pouvoir lui présenter ses Frères et leur faire entendre la parole si édifiante de notre vierge. Il me supplia d’appuyer sa demande de toute mon influence auprès de Catherine. Celle-ci, l’ayant enfin agréée, nous nous rendîmes avec elle à l’île de Gorgone, au nombre d’environ vingt personnes, hommes et femmes. Pour la nuit de notre arrivée, le Prieur avait logé la vierge et ses compagnes à un mille du monastère, et il nous avait reçus, moi et mes compagnons, dans le monastère même. Le matin venu, il voulut enfin satisfaire son désir, et conduisît tous ses religieux à Catherine, en lui demandant pour eux quelques paroles d’édification. Catherine refusa d’abord et s’excusa sur son incapacité, son ignorance et son sexe, disant qu’il lui siérait beaucoup mieux d’écouter l’enseignement des serviteurs de Dieu que de parler en leur présence. Mais, vaincue par les très instantes prières du Père et des Fils, elle prit enfin la parole et leur dit ce que l’Esprit-Saint lui inspirait. Elle traita des multiples et diverses tentations et illusions que l’ennemi envoie habituellement aux solitaires, et des moyens d’éviter ces pièges pour arriver à une victoire définitive. Il y avait dans son discours un si bel ordre que nous tous qui l’entendions nous en étions stupéfaits. Quand elle eut fini de parler, le Prieur se tourna vers moi et, rempli d’admiration, il me dit: " Mon très cher Frère Raymond, vous savez que, d’après la coutume de mon Ordre, je suis le seul confesseur de tous mes religieux. Je sais donc ce en quoi chacun d’eux manque ou progresse. Eh bien, je vous l’affirme à ce moment, si la sainte avait entendu comme moi toutes ces confessions, elle n’aurait pas pu tenir un langage mieux approprié aux besoins de chacun de mes Fils. Elle n’a oublié aucun de leurs besoins et n’a rien dit qui leur fût inutile; d’où je vois clairement qu’elle est remplie du don de prophétie et que le Saint-Esprit parle par sa bouche. "

Je sais aussi, et de science certaine, que Catherine a fait à mon sujet plusieurs prédictions, que j’ignorais tout d’abord, mais qui se sont aujourd’hui manifestement réalisées. Je n’en parlerai pas cependant en détail, car mn langue et ma plume paraîtraient trop odieuses à ceux qui me liraient. Je laisse donc ce soin aux autres enfants spirituels de la sainte. Elle a annoncé aussi de graves châtiments à certains persécuteurs de la sainte Église ; je n’en dirai rien non plus, pour ne pas exciter davantage contre la glorieuse mémoire de notre vierge le venin de ses détracteurs. Je finis donc ici ce chapitre pour passer à un autre sujet.
 

CHAPITRE XI

CATHERINE REÇOIT DU SEIGNEUR UN POUVOIR MIRACULEUX
SUR LES CRÉATURES INANIMEES.

La Justice suprême veut que tout obéisse à qui obéit parfaitement à Dieu. Pour vous montrer clairement que Catherine donnait à son Créateur cette parfaite obéissance, j’ai donc résolu d’insérer dans ce chapitre quelques faits où vous verrez comment les créatures étaient soumises aux volontés de notre sainte.

Catherine habitait alors à Sienne, et je n’avais pas encore le bonheur de la connaître. Une jeune veuve nommée Alexia s’éprit tellement d’affection pour elle qu’elle ne voulait plus vivre sans notre sainte; elle demanda pour ce motif à recevoir le même habit religieux, et, abandonnant sa propre maison, elle en loua une dans le voisinage de la maison de Catherine, afin de pouvoir jouir plus souvent de ses entretiens. La vierge du Seigneur, en profitant pour échapper au bruit des travaux de la maison paternelle, venait souvent passer dans la demeure d’Alexia plusieurs jours consécutifs, quelquefois même plusieurs semaines. Or il y eut, une année, telle disette de froment à Sienne que les Siennois, pour la plupart, ne pouvaient acheter que du grain desséché, ayant un mauvais goût de terre, qu’il avait pris dans les fosses où on l’avait conservé. Impossible de se procurer d’autre froment, à quelque prix que ce fût. Alexia fut donc obligée d’en acheter, pour ne pas manquer complètement de pain. Mais, aux approches de la moisson, on apporta sur le marché du blé nouveau excellent. Alexia, qui n’avait pas encore épuisé sa provision de mauvaise farine, voulut alors jeter le peu qui lui en restait et acheter de ce blé nouveau pour faire le pain, et elle dit à Catherine, qui habitait à ce moment avec elle: "Ma Mère, cette farine nous donne un pain tellement amer et de mauvais goût que je vais jeter le peu qui me reste, puisque le Seigneur a eu compassion de nous. " La vierge lui répondit: "Allez-vous donc jeter ce que Dieu a produit pour la nourriture de l’homme? Si vous ne voulez pas manger vous-même de ce pain, donnez-le du moins aux pauvres qui n’en ont pas. " Alexia répliqua qu’elle se ferait scrupule de donner aux pauvres un pain si gâté et de si mauvais goût, et qu’elle préférait leur servir généreusement du pain de bon froment. " Préparez de l’eau, dit alors la sainte, et apportez la farine que vous vous disposez à jeter; je veux en faire du pain, pour les pauvres de Jésus-Christ. " Quand ce qu’elle demandait fut préparé, elle se mit à pétrir la pâte, et, avec le peu de farine gâtée qui restait, elle fit si promptement tant de pains, sous les yeux d’Alexia et de sa servante, que celles-ci en furent tout étonnées. Ce n’est pas avec une quantité de farine quatre fois, et peut-être cinq fois plus considérable qu’on aurait pu faire autant de pains que les mains virginales de Catherine en présentèrent à Alexia, pour les ranger sur les planchettes; et ces pains ne dégageaient plus de mauvaise odeur, comme ceux qu’on avait faits tout d’abord avec la même farine. Quand elle eut achevé de les pétrir, la sainte les envoya au four, puis les fit rapporter à la maison d’Alexia et servir sur la table. Ceux qui en mangèrent n’y trouvèrent alors nulle amertume, nulle mauvaise odeur, et durent avouer qu’ils n’avaient jamais mangé de pain qui eût si bon goût. On avertit Frère Thomas, qui vint avec quelques religieux aussi instruits que pieux. Après examen de ce fait, tous furent très étonnés de voir comment le nombre de ces pains s’était multiplié, et comment leur qualité s’était merveilleusement améliorée. Mais voici qu’à. ces deux miracles s’en ajouta un troisième. Conformément aux ordres de Catherine, on servait très largement de ce pain aux pauvres, on en donnait beaucoup aux religieux, et on n’en mangeait pas d’autre à la maison; et cependant il en restait toujours en grande abondance dans la huche. Que dire encore ? Le Seigneur s’était servi de son épouse pour opérer sur cette seule matière du pain trois grands prodiges. Il avait tout d’abord enlevé à la farine gâtée son mauvais goût, puis augmenté la pâte qu’on en avait formée, et enfin il avait tellement multiplié les pains dans la huche qu’on en distribua pendant plusieurs semaines, de la façon que nous avons dite, avant de les avoir tous consommés. A la vue de ce miracle, des personnes, pieusement inspirées, détournèrent de ce pain pour le garder comme reliques. Quelques-unes en ont encore aujourd’hui, alors que vingt ans, ou à peu près, se sont écoulés depuis ce fait miraculeux.

La première fois que j’entendis parler de cette merveille, du vivant de Catherine, je devins très curieux et très désireux de mieux savoir ce qui s’était passé, et j’interrogeai confidentiellement la sainte sur les détails et la cause du prodige. Elle me répondit: " Je me sentais jalouse de ne pas laisser mépriser le don de Dieu, et pressée d’une vive compassion pour les pauvres. Tandis que, sous l’impulsion de ce double sentiment, je me dirigeais vers le coffre à farine, je vis se présenter à moi ma très douce Dame Marie accompagnée de saints et d’anges. Elle m’ordonna de faire ce que je projetais;  et daigna, dans sa bonté, se mettre à pétrir avec moi ces petits pains, dont la vertu de ses très saintes mains multipliait le nombre. Notre-Dame me présentait les pains qu’elle façonnait, et moi je les tendais à Alexia et à la servante. — Ma Mère, lui dis-je alors, je ne m’étonne plus que ces paîns aient paru si doux à tous ceux qui les mangeaient, s’ils avaient été pétris par les gracieuses mains de cette très sainte Reine; car son corps sacré a été l’arche sainte où la Trinité a pour ainsi dire pétri, avec un art souverain, le Pain descendu du ciel pour donner la vie à tous les croyants." Et vous, lecteur, donnez à ce fait toute votre attention, et remarquez une fois de plus de quel mérite était Catherine, pour que la Reine des saints daignât l’aider à confectionner le pain de ses enfants. La Mère du Verbe de Dieu nous signifiait par là qu’elle voulait, pour nous donner le pain spirituel de la parole du salut, se servir de cette même vierge, dont elle s’était servie, pour nous présenter un pain matériel de si grande vertu. Voilà pourquoi l’esprit de Dieu nous avait à tous inspiré d’appeler Catherine notre Mère; et ce n’était pas une vaine dénomination, car elle était en toute vérité notre Mère. Elle nous portait dans les entrailles de son âme, et non sans gémissements et sans angoisses, jusqu’à ce qu’elle eût formé le Christ en nous, et elle nous distribuait continuellement le pain d’une saine et utile doctrine.

Mais puisque nous en sommes aux multiplications de pains, je vais, pour continuer le même sujet, sacrifier l’ordre chronologique et passer à des faits qui sont arrivés dans les dernières années de la vie de Catherine. J’en appelle aux témoignages de deux Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, qui vivent encore et sont actuellement à Rome. L’une s’appelle Lysa, elle est belle-soeur et parente de notre vierge, dont elle a épousé le frère, l’autre est Jeanne de Capo. Toutes les deux sont Siennoises. Elles avaient accompagné la sainte quand le seigneur pape Urbain VI, d’heureuse mémoire, lui ordonna de venir à Rome. Catherine habitait au quartier Colonna, avec une assez nombreuse famille spirituelle qu’elle avait engendrée dans le Christ, et dont elle nourrissait les saintes mœurs. Ces personnes l’avaient suivie depuis la Toscane, un peu contre son gré, les unes pour le pèlerinage et la visite aux lieux saints, d’autres pour obtenir du Pape quelque grâce spirituelle, toutes afin de pouvoir jouir des douceurs d’une familiarité qui charmait merveilleusement ceux qui y avaient une fois goûté. La suite de Catherine s’augmentait encore par le fait que la sainte, dans son amour pour la vertu d’hospitalité, recevait d’un cœur joyeux, dans la maison où elle habitait, quelques serviteurs de Dieu que le Souverain Pontife avait, sur ses instances, faits venir à Rome. Elle ne possédait rien sur terre, elle n’avait en sa ceinture ni or ni argent, elle vivait uniquement d’aumônes avec ses familiers, et cependant elle eût reçu une centaine d’hôtes aussi bien qu’un seul, car son cœur avait confiance au Seigneur, et elle ne doutait pas que la divine Générosité ne dût pourvoir aux besoins de tous les arrivants. Aussi sa famille, à cette époque, ne comptait jamais moins de seize hommes et de huit femmes, et ce nombre augmentait quelquefois jusqu’à dépasser la trentaine et atteindre même le chiffre de quarante. Catherine avait pris ses dispositions pour que chacune des femmes se chargeât, pendant une semaine, de la cuisine et des provisions. Pendant ce temps, les autres personnes pouvaient librement vaquer au service de Dieu, aux dévotions et aux pèlerinages pour lesquels elles étaient venues à Rome. Conformément à l’ordre fixé par la sainte, Jeanne de Capo dut à son tour entrer en charge. Gomme le pain qui servait à la nourriture de tous provenait uniquement des quêtes quotidiennes, la vierge avait demandé à être avertie, un jour à l’avance, du manque de pain, par la pourvoyeuse de semaine, afin de pouvoir envoyer quelqu’une de ses autres compagnes mendier ou y aller elle-même. Or Dieu permit que Jeanne oubliât une fois, par hasard, cet avertissement. Un soir, le pain vint à manquer. Jeanne n’avait pas prévenu la sainte et n’en avait pas demandé à d’autres. On était arrivé à l’heure du dîner et il ne se trouvait plus dans le coffre qu’une petite quantité de pain à peine suffisante pour quatre des hommes qu’on devait servir. Jeanne, reconnaissant sa coupable négligence, s’en alla aussitôt, triste et honteuse, trouver la vierge et lui déclara sa faute et son embarras. " Que le Seigneur tout-puissant vous pardonne, ma Soeur, lui répondit Catherine. Pourquoi nous avez-vous réduits à cette extrémité, malgré l’ordre que j’avais donné? Voici que nos gens ont faim, et, à cette heure tardive, où trouver si vite assez de pain? " Jeanne pleurait sa faute, avouant qu’elle méritait une pénitence pour cet oubli coupable. La vierge lui dit alois : " Invitez les serviteurs de Dieu à se mettre à table ", et, comme Jeanne objectait qu’il ne restait que fort peu de pain, pas même assez pour en donner un petit morceau à chacun, Catherine répliqua : " Dites-leur de commencer le repas avec le peu qu’ils ont, jusqu’à ce que le Seigneur y pourvoie ; puis elle se mit à prier. Jeanne obéit et distribua le peu de pain qu’elle avait à ses nombreux convives. Ceux-ci, affamés et épuisés par le jeûne quotidien, qu’ils observaient pour la plupart, trouvaient leur portion bien petite et pensaient en avoir bientôt fini avec ce maigre repas. Que dire encore? Ils eurent beau manger, ils ne venaient pas à bout de ce petit morceau de pain. Après que chacun en eut fait des bouchées avec le ragoût et en eut pris à sa faim, il en restait toujours sur la table. Rien d’étonnant1 c’était l’œuvre de Celui qui, avec cinq pains, rassasia cinq mille hommes. Les seize hommes qui étaient à table ne savaient que penser, chacun s’étonnait de lui-même et de ses voisins; ils demandèrent ce que faisait la sainte; on leur répondit qu’elle priait avec grande ferveur; tous alors n’eurent qu’une même pensée et firent la même réflexion : " C’est cette prière qui nous a fait descendre le pain du ciel, car voici que nous sommes tous rassasiés, et la petite quantité de pain placée sur la table, au lieu de diminuer, s’est augmentée. Le dîner fini, il y eut encore assez de pain pour toutes les Soeurs alors présentes, qui purent à leur tour en manger abondamment, et on en distribua même largement aux pauvres, ainsi que l’avait ordonné Catherine.

Lysa et Jeanne racontent encore un autre fait, en tout semblable à celui-ci, qui leur est arrivé la même année, et dont elles furent également témoins. Le Seigneur opéra ce nouveau prodige par l’intermédiaire de la sainte, dans la même maison, au cours d’une semaine de carême, où la cuisine était confiée à une Soeur de la Pénitence du bienheureux Dominique, nommée Françoise, compagne inséparable de Catherine, avec laquelle elle est maintenant au ciel, comme je le crois pieusement.

Je ne puis pas non plus passer sous silence un fait semblable, qui m’est arrivé à moi-même après la mort de notre sainte, et qui a eu pour témoins tous les religieux alors présents au couvent de Sienne. J’étais allé passer quelques jours dans ce couvent, il y a environ cinq ans, pour être plus à portée de bains d’eau minérale que les médecins m’avaient conseillés, et, sur les instances des enfants spirituels de Catherine, j’avais commencé la rédaction de cette histoire de sa vie. Je me souvins qu’on n’avait pas encore exposé dans un reliquaire, ni solennellement reçu la tête de la sainte, que j’avais apportée de Rome à Sienne et que j’avais ornée de mon mieux. Et cependant, même quand on transfère les restes d’hommes du monde, on leur fait des funérailles, et c’est l’habitude que le clergé et le peuple aillent les recevoir avec des cierges allumés et des prières publiques. J’eus donc l’idée, que je n’ai peut-être pas trouvée seul, de fixer un jour pour faire recevoir solennellement par les religieux la précieuse tête, comme si elle était apportée du dehors. On devait chanter à cette cérémonie des hymnes communes, à la louange de Dieu, puisqu’il n’était pas permis d’en chanter de particulières à Catherine, avant qu’elle fût inscrite par le Pontife romain au Catalogue des Saints. Cette cérémonie se fit un matin, à la grande joie des Frères, du peuple, et en particulier de la famille spirituelle de la sainte. J’invitai à dîner, à cette occasion, ses disciples les plus fidèles et commandai en même temps qu’on soignât mieux que d’habitude le repas conventuel.

L’office divin terminé, à l’heure où l’on devait se mettre à table, le Frère Procureur vint trouver le Prieur et se plaignit tristement qu’il n’y avait plus de pain au cellier que pour la moitié des Frères de la première table. Il n’en resterait donc plus pour le dîner des invités étrangers qui étaient une vingtaine. Le Prieur voulut d’abord constater de ses propres yeux la vérité de ce rapport; puis il se hâta d’envoyer le Frère Procureur lui-même, avec Frère Thomas, confesseur de la sainte, chercher le pain dont on avait besoin chez des amis particulièrement dévoués à l’Ordre. Ils tardèrent tant à revenir que le Prieur, ne voulant pas faire attendre plus longtemps les étrangers qui étaient avec moi, nous fit apporter d’abord ce qu’il nous fallait de pains. Il n’en resta alors qu’un bien petit nombre dans le cellier; mais, comme les Frères envoyés à la quête ne rentraient toujours pas, le Prieur ordonna aux religieux de se mettre quand même à table et de commencer leur repas avec le peu de pain qui restait. Que dire encore? Grâce à l’intercession de Catherine, les pains se multiplièrent, soit au cellier, soit sur la table, soit en l’un et l’autre endroit, si bien qu’on en put servir abondamment à toute la communauté, tant à la première qu’à la seconde table (On entend par première et seconde table deux repas successif, qui permettent aux religieux de service au premier repas d’être eux-mêmes servis au second. ). Quoiqu’il y eût au couvent à peu près cinquante religieux, on dut rapporter des restes au cellier. Quand les Frères quêteurs revinrent avec leur pain, le repas était fini, et on les pria de remettre ce qu’ils apportaient au Procureur, pour une autre fois, puisque ce jour-là le Seigneur avait abondamment pourvu aux besoins de ses serviteurs. Or, après le dîner des invités, j’étais demeuré assis avec eux, et je les entretenais longuement des vertus de la sainte; nous en parlions encore quand le Prieur arriva avec plusieurs Frères et nous raconta le miracle qui venait d’arriver. M’adressant alors à mes hôtes, Fils de Catherine, je leur dis : " La sainte n’a pas voulu nous priver, en cette solennité qui est sienne, d’un miracle qui lui était familier pendant sa vie, car elle a fait souvent ce même prodige, pendant qu’elle vivait encore avec nous. Si elle l’a renouvelé aujourd’hui, c’est pour nous montrer qu’elle agrée nos hommages et nous continue sa protection. Remercions-la donc, ainsi que le Dieu tout-puissant. " Je me souvins alors, grâce à une inspiration d’en-haut probablement, que le bienheureux Dominique avait multiplié deux fois les pains pendant. sa vie. Celle qui était sa Fille parfaite et privilégiée se montrait donc, en toutes ses œuvres, semblable à son Père.

Outre ce que nous venons de raconter, le Seigneur  a fait, par l’intermédiaire de son épouse, bien d’autres miracles, sur les choses inanimées, sur les fleurs, qui étaient la grande joie de notre vierge, cette fleur du paradis, sur les objets de la maison perdus ou brisés, enfin sur toute espèce de créatures qui n’ont point vie. Je ne dis rien de ces prodiges pour être bref, mais je ne puis cependant en taire un, dont j’ai. été moi-même témoin, avec une vingtaine de personnes, hommes et femmes, qui connaissent ce fait, de science certaine, aussi bien que moi. D’ailleurs toute la ville de Pise en a été informée. Ainsi que nous l’avons dit au chapitre des prophéties, la sainte était à Pise, en l’an du Seigneur 1375. Dès son arrivée dans cette ville, elle avait été reçue avec toute sa suite dans la maison d’un Pisan nommé Gérard. Elle se trouvait dans cette maison, quand, un jour, il arriva que, fatiguée par ses extases, elle eut des faiblesses qui nous paraissaient l’avoir réduite à toute extrémité. Craignant qu’elle ne nous fût sitôt enlevée, je cherchais de quelle façon nous pourrions rendre à son corps un peu de force et de vigueur. Elle avait en horreur la viande, les œufs, le vin, et on ne pouvait espérer lui en faire accepter; à plus forte raison devait-elle refuser des liqueurs réconfortantes. Je la priai alors de me laisser mêler un peu de sucre à l’eau froide qu’elle buvait. Elle me répondit aussitôt : " Voulez-vous donc éteindre le peu de vie qui reste en ce pauvre corps. Tout ce qui est doux, m’est un poison. "

Nous nous demandions donc avec inquiétude, Gérard et moi, quel remède nous pourrions employer contre ces défaillances. Je me rappelai que j’avais vu souvent en pareil cas laver et frictionner avec du vin de Vernaccia les poignets et les tempes des malades, qui s’en trouvaient réconfortés. Je dis alors à Gérard : "Puisque nous ne pouvons pas lui faire prendre de remède à l’intérieur, employons du moins celui-ci à l’extérieur. " Il me répondit aussitôt : " J’ai un ami tout voisin qui garde habituellement un petit baril de ce vin, je vais lui en envoyer demander et suis sûr qu’il m’en donnera bien volontiers. "

On envoya aussitôt chez cet ami une personne qui lui raconta la défaillance de la sainte, et lui demanda, de la part de Gérard, une cruche de ce vin. Le voisin, dont je ne me rappelle plus le nom, répondit: "Vraiment, mon cher, je vous donnerais bien volontiers, pour Gérard, le baril tout entier, mais, depuis trois mois, ce baril est absolument vide et je n’ai pas dans ma maison une seule goutte du vin que vous me demandez. J’en suis fort chagrin, et, pour que vous puissiez rapporter à mon ami ce que vous avez vous-même constaté, venez et voyez. " Et il entraîna à la cave le commissionnaire, qui reconnut bien vite que le baril paraissait extérieurement n’avoir pas servi depuis longtemps. Cependant, l’ami voulut montrer mieux encore que, dans ce tonneau vide, il n’y avait absolument plus de vin pour le moment. S’étant donc approché du baril, il en arracha, d’un trou percé vers le milieu, le robinet de bois, qui servait à tirer le vin. Mais voilà qu’il en sortit aussitôt un excellent vin de Vernaccia, et en telle abondance, qu’il s’en fit une mare sur le sol. Au comble de l’étonnement, cet homme se hâta de remettre le robinet, fit appeler immédiatement toutes les personnes de sa maison et les interrogea avec soin, leur demandant si quelqu’un avait appris qu’on ait mis du vin dans ce tonneau. Tous jurèrent qu’ils savaient, au contraire, que ce fût était vide depuis trois mois, et qu’il n’avait pas été possible de le remplir à leur insu d’une liqueur quelconque.

La nouvelle s’en répandit dans le voisinage, et chacun vit dans ce fait un miracle. L’envoyé, rempli de joie et d’admiration, revint en nous rapportant une petite cruche pleine de vin, et nous raconta tout ce qui venait d’arriver. Toute la famille de la sainte en exulta de joie dans le Seigneur et en rendit grâces à l’Epoux des vierges, auteur de toutes ces merveilles. On en parla bientôt dans toute la ville. Quelques jours après, la vierge convalescente ayant dû sortir pour rendre visite à un Patriarche, nonce apostolique, récemment arrivé à Pise, tous les ouvriers quittaient leur travail et accouraient sur le passage de Catherine, en disant : " Qu’est-ce donc que cette femme, qui, ne buvant pas de vin, a pu remplir d’un vin miraculeux un tonneau qui était vide? "Le coeur de la sainte fut profondément affligé de ce concours de peuple. Quand elle en sut la cause, elle chercha dans l’oraison, comme d’habitude, un soulagement à sa tristesse et à ses larmes. Elle m’a confidentiellement avoué plus tard qu’elle avait fait alors intérieurement plus que des lèvres la prière suivante ou une autre équivalente: "Pourquoi, Seigneur, avez-vous voulu tant affliger le coeur de votre misérable servante et me rendre ainsi le jouet de tout le monde? Tous vos serviteurs peuvent vivre en paix parmi les hommes, excepté moi. Qui donc a demandé du vin à votre générosité? Inspirée par votre grâce, j’ai depuis longtemps privé de vin mon corps, et voilà que, pour du vin, je suis devenue la dérision de tout ce peuple. J’en appelle à toutes vos miséricordes, et conjure votre bonté de vouloir bien tarir ce vin de manière à faire cesser la rumeur qui met en émoi tous ces gens. " Que dire encore? Le Seigneur entendit la voix de Catherine et, comme s’il n’eût pu supporter la tristesse de la sainte, au premier miracle, il en ajouta un second, qui, à mon avis, n’est pas moins admirable, et me semble même l’être davantage. Le tonneau vide avait été, en grande partie, rempli d’un vin miraculeux, dont la quantité ne diminuait pas, quoique beaucoup de Pisans soient venus en chercher pour en boire par dévotion. Or, voilà que ce vin se changea subitement en lie, et en lie si boueuse, qu’on ne pouvait absolument plus boire de cette liqueur, auparavant doublement agréable. Le maître de la cave, et tous ceux qui venaient chercher de ce vin, furent donc obligés de se taire, ayant honte de raconter encore ce dont ils se vantaient la veille. Nous en avons rougi avec eux, nous aussi Fils de la sainte, quand nous l’avons appris; mais Catherine en fut toute gaie et tout heureuse, et remercia son Époux, qui l’avait délivrée des louanges des hommes.

Arrêtez-vous ici un instant, lecteur, je vous en prie, et considérez les merveilles des œuvres de Dieu, merveilles que l’homme privé de sagesse ne sait pas reconnaître, et que l’insensé ne peut comprendre. Le Seigneur, après avoir fait un miracle si public et si grand, à l’insu de notre vierge, qui ne le lui avait pas demandé, semble avoir détruit ce qu’il avait fait, quand la sainte l’a eu invoqué. Pourquoi cela? Quelle peut être la fin de ces deux actes si contraires? Faut-il croire aux mauvaises langues qui, à ce moment, ont dit ouvertement, ou du moins murmuré, que le premier prodige n’était qu’une illusion du démon, comme la corruption de tout le vin l’avait ensuite bien montré. Et quand cela serait vrai? ces mauvaises langues n’en pourraient rien conclure contre la sainteté de notre vierge. Elle a complètement ignoré le premier miracle accompli en son absence; et s’il y a eu tromperie, elle n’en est pas responsable, ni dans ses paroles, ni dans ses actes. Bien plus, le Seigneur, en dévoilant ce prestige quand la sainte l’a prié, a clairement montré qu’il aimait son épouse et l’avait pour agréable, puisqu’il n’a pas permis que l’ennemi s’enjouât plus longtemps. De quelque côté que se tournent les calomniateurs, ils sont donc obligés d’avouer la sainteté de Catherine.

Mais élevons notre coeur bien au-dessus de ces calomnies, pareilles à celles qu’employaient les pharisiens pour décrier les miracles les plus éclatants de Notre-Seigneur Jésus-Christ; et voyons si nous ne pourrions pas glorifier davantage notre Créateur en étudiant ses jugements et leurs témoignages, dont la profondeur dépasse mon pauvre esprit. Le Très-Haut a voulu, si je ne me trompe, montrer son amour pour son épouse, quand, à l’insu de celte-ci; il a produit miraculeusement ce qu’on cherchait en vain pour elle. En apprenant ce prodige, elle pouvait donc répéter au peuple la parole de son Époux: "Ce n’est pas à cause de moi que cette voix du ciel a éclaté, c’est à cause de vous (Jn 12,30); c’est-à-dire, ce n’est pas à moi c’est à vous que le Seigneur a voulu faire connaître ainsi combien je lui étais chère. Pour le savoir, je n’ai besoin, mol, d’aucun miracle; mais il vous convenait à vous de l’apprendre de cette façon, pour que le spectacle de ce prodige vous excitât à chercher avec plus d’ardeur le salut de vos âmes. Cependant, comme j’ai toujours à craindre, tant que je suis en cette vie, que la grandeur de mes dons et de mes révélations ne m’enorgueillisse ( 2Co 12,7), j’ai prié mon Seigneur de m’enlever cette occasion de vanité. Le Seigneur n’a pas méprisé ma prière, il a eu soin tout à la fois, et de vous et de moi, de vous dans le premier miracle, de moi dans le second.

Si maintenant quelqu’un veut à tout prix soutenir que le second miracle a enlevé toute valeur au premier, qu’il dise d’où est venue, et qui a pu apporter dans un vase vide, la matière du second liquide, tout boueux qu’il était. Nous savons que cette boue ne peut pas être tenue pour rien, il y avait donc quelque chose là où auparavant n’existait pas trace de liquide. Qui a fait cela, et à quelle activité faut-il attribuer cette œuvre? Si c’est l’effet d’un ordre du Dieu tout-puissant, nous avons donc ample sujet de le louer, mais si les imitateurs de Bélial veulent lui attribuer l’oeuvre de Dieu, ils doivent reconnaître qu’il y a eu deux miracles, dont l’un a été fait à l’insu de la vierge, et l’autre accordé à ses prières; et ils ne peuvent se servir d’aucun pour accuser la sainte, car elle est complètement étrangère au premier et, dans le second, elle a obtenu ce qu’elle désirait.

Pour moi, je reconnais que le Seigneur a montré dans le premier prodige combien Catherine lui était agréable, et dans le second, combien elle lui était soumise par une profonde humilité. Dans le premier, il nous a donné sujet d’honorer la sainte, et dans le second, de quoi l’imiter. Dans le premier, il nous a fait voir de quelle grâce elle était ornée, dans le second, de quelle sagesse elle avait l’âme remplie, car, où est l’humilité, là est la sagesse. Or le bienheureux Grégoire estime et nous dit, dans le premier livre de ses Dialogues, que la vertu de sagesse l’emporte sur le don des miracles. Qui ne voit, dès lors, que la vertu d’humilité, condition de toute sagesse, et cause du second prodige, est incomparablement au-dessus du premier? Mais l’homme animal ne peut rien entendre à tout ceci, et ce n’est pas étonnant, car le bienheureux Apôtre nous enseigne, que la sagesse de la chair n’est pas et ne peut pas être soumise à Dieu (Rm 8.7).

Il faudrait plusieurs volumes pour raconter en détail toutes les autres merveilles que le Seigneur a opérées par son épouse, sur les créatures inanimées. Mais, comme je veux être bref, pour ne pas ennuyer le lecteur je termine ici ce chapitre.
 

CHAPITRE XII

CATIIERINE REÇOIT TRÈS SOUVENT LA SAINTE COMMUNION
ET LE SEIGNEUR ACCORDE PLUSIEURS MIRACLES
A SA DEVOTION POUR LE TRÈS SAINT SACREMENT
ET LES RELIQUES DES SAINTS.

Le Très-Haut sait, bon lecteur, que je voudrais de grand coeur terminer bien vite cette histoire, surtout à cause des occupations nombreuses qui me pressent de toutes parts; mais, quand je médite la vie de notre sainte, il me revient en mémoire tant de faits admirables et dignes d’être cités, que ma conscience m’oblige de faire à mon récit additions sur additions, et de rendre ainsi ce livre bien plus long que je ne le voulais tout d’abord.

Tous ceux qui ont connu Catherine savent, je ne l’ignore pas, quelles étaient sa vénération toute spéciale et son incomparable dévotion pour le Corps sacré du Seigneur dans l’Eucharistie. Ses communions fréquentes faisaient dire au peuple que la vierge Catherine recevait chaque jour le sacrement d’Eucharistie et ne demandait vie et santé à aucune autre nourriture. Ce n’était pas absolument exact, mais ceux qui parlaient ainsi avaient des intentions pieuses et rendaient honneur à Dieu, qui apparaît toujours admirable dans ses saints. Notre vierge ne recevait pas tous les jours le Sacrement, mais elle le recevait fréquemment, et avec une grande dévotion de cœur. Ces communions fréquentes excitaient même les murmures de certains personnages, vrais satrapes de Philistins plutôt que chefs de chrétiens. J’ai dû prendre contre eux la défense de l’innocente vierge, et ils n’ont su que répondre aux raisons que je leur ai apportées, car elles étaient toutes tirées de la vie et des écrits des Pères et des saints, de l’histoire et de la doctrine de la sainte Église.

Le témoignage de Denys, dans son livre de la Hiérarchie ecclésiastique,, établit qu’au temps de la primitive Église, alors qu’abondait la ferveur de l’Esprit-Saint les fidèles de l’un et l’autre sexe recevaient chaque jour le très vénérable Sacrement. Saint Luc semble aussi nous le dire dans les Actes des Apôtres, quand, parlant à plusieurs reprises de la fraction du pain, il ajoute une fois: " cum exultatione ", " avec allégresse (Ct 2,46)", ce qui ne peut s’appliquer dignement qu’à la manducation du pain eucharistique. On ne doit pas non plus rejeter complètement, mais il faut accepter dévotement, l’interprétation qui entend du très saint Sacrement la quatrième demande de l’Oraison Dominicale, où l’on parle du pain quotidien. D’ailleurs, en témoignage de cette communion quotidienne des fidèles, notre sainte Mère l’Église a inséré dans le canon de la messe la prière suivante, qui est assez significative: "suppliants, nous vous conjurons, ô Dieu tout-puissant, d’ordonner que cette offrande soit portée par la main des anges sur votre sublime autel... afin, continue l’Eglise, que nous soyons remplis de votre céleste bénédiction, nous tous qui, dans cette participation à l’autel, aurons reçu le Corps très saint et le Sang de votre Fils (Supplices te rogamus)" L’enseignement des saints Pères nous affirme de même, que tout fidèle exempt de faute mortelle, et qui s’approche avec dévotion de ce très salutaire Sacrement, le reçoit non seulement licitement, mais avec fruit. Qui donc oserait empêcher une personne, dont la vie est irréprochable et sainte, de faire souvent cet acte méritoire? Lui répondre par un refus, quand elle demande humblement ce viatique de son pèlerinage et ce mémorial de la Passion du Sauveur, serait, je n’en doute pas, lui faire une injustice et une grande injustice, quel que soit celui qui se donne ce tort.

On objectera peut-être à ce que je viens de dire, qu’il n’est permis à aucun fidèle, si parfait et si pieux qu’il soit, de recevoir très souvent ce Sacrement. Quelques-uns même affirment, sans savoir ce qu’ils disent, qu’il n’est permis de communier qu’une fois l’an. C’est là une opinion qui me paraît être plus contraire aux saintes Écritures qu’appuyée sur de bonnes raisons. Pour défendre leurs ineptes propositions, quelques-uns de ces satrapes sans dévotion et tout à fait étrangers à l’intelligence des Écritures invoquent en leur faveur cette parole du bienheureux Augustin, disant qu’il ne loue, ni ne blâme, celui qui reçoit chaque jour le sacrement d’Eucharistie. Ce prince des Docteurs semble vouloir dire, que la communion quotidienne, bonne en elle-même, peut être faite de telle façon qu’elle devienne dangereuse; il en abandonne en conséquence l’appréciation au jugement de Dieu qui connaît tout, et il n’ose se prononcer sur cette pratique. Mais si ce grand Docteur, Docteur entre les Docteurs, ne veut pas porter de jugement sur ce point, je ne puis comprendre comment ceux qui nous citent ses paroles ont l’audace et la présomption de trancher cette même question. Il me revient, à ce sujet, en mémoire, une réponse que Catherine fit en ma présence à un évêque qui alléguait contre la communion quotidienne cette autorité d’Augustin: " Pourquoi donc, Monseigneur, dit la sainte, voudriez-vous blâmer ce que le bienheureux Augustin ne blâme pas? En invoquant ainsi son autorité, vous vous mettez en contradiction avec lui. " Après tous ces témoignages, voici encore celui du saint et célèbre Docteur Thomas d’Aquin. Il se demande, s’il est utile à un chrétien fidèle de communier souvent et chaque jour, et il répond, que cette communion quotidienne augmente la dévotion, mais diminue parfois le respect pour le Sacrement. Or, tout fidèle doit avoir beaucoup de dévotion et de respect pour la sainte Eucharistie. Celui-là donc qui sentirait son respect diminuer par suite de la communion fréquente devrait se priver pendant quelque temps de ce Sacrement, afin de le recevoir ensuite avec plus de révérence. S’il s’aperçoit, au contraire, que cette révérence ne diminue pas, mais augmente, il peut communier en toute sécurité, car une âme bien disposée puise certainement de grandes grâces dans la réception d’un sacrement si excellent et si admirable (Somme théologique, III e partie, question LXXX, article 10). Voilà la pensée et l’avis du Docteur saint Thomas, et notre sainte s’y conformait en tout point. Elle communiait souvent, mais elle s’en abstenait quelquefois, quoique toujours elle désirât s’unir, par l’Eucharistie, à son Epoux, tant était grande l’ardente charité qui l’entraînait à Celui qu’elle avait vu, qu’elle aimait, en qui elle avait toute confiance et qu’elle chérissait de tout son cœur (Office d’une vierge. Répons IXe de Matines ).

Elle avait parfois un tel désir de cette union eucharistique, que, si elle était privée ce jour-là de la sainte Communion, son corps lui-même en souffrait, plus que de plusieurs journées de fièvre ou de violentes douleurs. Et cette souffrance physique avait cependant pour cause unique le tourment de l’âme. C’est une épreuve qui lui fut très souvent et pendant longtemps infligée par des supérieurs religieux indiscrets, par la Prieure des Soeurs, ou encore par certaines personnes de sa famille. J’employai tous mes efforts à faire cesser l’opposition de ceux qui voulaient ainsi l’empêcher de recevoir la sainte Eucharistie, et à lui donner la facilité de goûter à son gré cette joie. C’est une des raisons qui lui firent trouver plus de consolation dans mon ministère que dans celui de mes prédécesseurs. Aussi, quand son âme s’enflammait du désir de la communion, avait-elle pris l’habitude de me dire, si j’étais présent: " Père, j’ai faim, pour l’amour de Dieu, donnez à mon âme sa nourriture. " Pour lui assurer cette consolation, le pape Grégoire XI lui avait accordé une Bulle, qui lui permettait d’avoir toujours avec elle un prêtre pour l’absoudre et lui donner la sainte Hostie. Ce prêtre avait même le privilège de l’autel portatif, afin que partout Catherine pût entendre la Messe et recevoir la Communion, sans aucune autre permission.

Après ces explications, j’en arrive au récit d’un miracle qui n’a été manifesté qu’à moi seul, bien que je ne voie pas en moi-même ou dans mes œuvres ce qui pourrait m’avoir mérité pareille faveur. En l’absence du confesseur choisi par la sainte, j’étais auprès d’elle l’indigne ministre du vénérable Sacrement, quand Dieu a bien voulu me montrer, pour la gloire de son Nom, je pense, combien cette vierge lui était agréable. J’avoue que, s’il ne s’agissait pas de l’honneur de Dieu et de Catherine, il ne me conviendrait pas de raconter et d’écrire ces détails que ma conscience ne me permet pas cependant de passer sous silence; et c’est surtout ici lecteur, que je vous demande d’interpréter pieusement mes paroles.

Nous étions revenus d’Avignon avec la sainte, et rentrés à Sienne, quand un jour nous allâmes rendre visite hors de la ville à quelques serviteurs de Dieu, pour nous consoler ensemble dans le Seigneur. Nous revînmes au matin de la fête de saint Marc l’Evangéliste et l’heure de Tierce était presque passée, quand nous arrivâmes chez Catherine elle se tourna alors vers moi et me dit: " Oh ! Père ! si vous saviez comme j’ai faim ! " La comprenant bien, je lui répondis: "Il est déjà bien tard pour célébrer la Messe, et je suis si fatigué, que je pourrais difficilement me disposer à offrir le saint Sacrifice." Elle garda tout d’abord le silence un instant, mais bientôt, ne pouvant cacher son désir, elle me dit à nouveau qu’elle avait grand’faim. Je lui accordai alors ce qu’elle me demandait. Je me rendis à la chapelle, que le Bref du Souverain Pontife lui avait permis d’avoir dans sa maison, et, après avoir purifié mon âme par la confession sacramentelle (Les anciennes constitutions des Frères Prêcheurs supposent que le Prêtre se confesse toutes les fois qu’il ne prépare a dire la Messe.), je revêtis les ornements sacrés et célébrai, en présence de la sainte, la messe du bienheureux Marc. J’avais consacré une petite hostie pour la communion de Catherine quand j’eus moi-même consommé les saintes Espèces, je me retournai pour réciter les prières habituelles de l’absolution générale (Le " Misereatur " qui répond au "Confiteor " des fidèles ). Je vis alors le visage de la vierge rayonnant et resplendissant comme celui d’un ange. Elle était en quelque sorte transfigurée et je me disais intérieurement: ceci n’est plus la figure de Catherine. j’entendis alors une voix qui disait en mon âme: " Celle-ci est vraiment, Seigneur, votre épouse fidèle et bien-aimée." J’étais tout saisi de cette pensée, quand je me tournai à nouveau vers l’autel et j’ajoutai intérieurement: "Venez, Seigneur, à votre épouse. J’ignore d’où m’est venue cette inspiration, mais à peine mon esprit eut-il formulé cette invocation, que la sainte hostie se mit d’elle-même en mouvement avant que je l’eusse touchée. Je la vis clairement venir à moi, en traversant un espace de trois doigts et plus, et arriver ainsi jusqu’à la patène que j’avais en main. L’éclat dont j’avais vu briller le visage de la sainte, et ce second prodige m’ont tellement troublé, que je ne me rappelle pas si la sainte Hostie est montée d’elle-même sur la patène, ou si c’est moi qui l’y ai placée. Mais, en vérité, quoique je n’ose l’affirmer absolument, je crois bien qu’elle s’y est mise d’elle-même.

Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sait et m’est témoin que je ne mens pas, et je demande à celui qui refuserait de me croire, à cause de mes défauts et de la vie peu vertueuse qu’il me voit mener, de se souvenir que la miséricorde du Sauveur vient au secours des hommes et des bêtes (Ps 35,7), et que Dieu ne révèle pas seulement ses secrets aux grandes âmes, mais parfois encore aux petites. Qu’il n’oublie pas non plus cette parole de la Vérité incarnée: "Ce ne sont pas les justes, mais les pécheurs, que je suis vertu appeler à la pénitence.(Mt 9,13) " Et cette même Vérité disait encore à ceux qui méprisent les pécheurs: "Allez, et apprenez ce que signifie cette parole, je veux la miséricorde et non le sacrifice." Je n’apporterai que ces excuses, qui conviennent à tous les pécheurs. Puissent les justes du Seigneur et les serviteurs de Dieu m’accorder leur indulgence, et je sais qu’ils me l’accorderont, car les serviteurs de Dieu sont miséricordieux. S’il en est d’autres qui veulent me juger, je m’en soucie fort peu. Si je tiens ferme ou si je tombe, c’est à mon Seigneur que j’en dois compte ( Rm 14,4). Celui-là seul a le droit de m’examiner et de me juger, qui connaît mes défaillances et mes relèvements (Ps 138,2) ; car il est le Seigneur et il sait que je dis la vérité. Non, je ne veux pas croire que j’aie été le jouet du démon en face d’un sacrement aussi saint et aussi redoutable. Oui, je le sais, et j’en suis absolument sûr, j’ai vu la très sainte Hostie se mouvoir d’elle-même, sans que rien d’extérieur la touchât et pût être cause de ce mouvement, je l’ai vue venir à moi, alors que ma seule pensée disait: "Venez, Seigneur, à votre épouse. " Que celui qui veut le croire, le croie et loue Dieu; quant à celui qui ne voudra pas croire, un jour viendra, je n’en doute pas, où il reconnaîtra son erreur. Mais passons à d’autres récits, et puisque j’ai commencé par les faits connus de moi seul, je vais continuer en racontant un autre miracle, qui ne me semble ni moins grand, ni moins digne d’être rappelé que le précédent. Si l’on accepte mon témoignage ou du moins pour ceux qui l’accepteront, ce prodige montrera clairement combien le Seigneur Sauveur avait pour agréable l’ardent désir que ressentait l’âme de notre vierge pour la réception du très vénérable Sacrement. J’avoue que, si j ai bon souvenir, le fait que je raconte maintenant est arrivé avant le premier; mais nous n’avons pas à nous inquiéter ici beaucoup de la date, pourvu que le récit soit fidèle.

J’étais à Sienne où une assignation de mes supérieurs m’avait envoyé remplir l’office de lecteur; et il n’y avait pas longtemps que je connaissais Catherine. Je m’efforçais, ainsi que je l’ai dit plus haut, de lui procurer autant que je le pouvais les consolations de la sainte Communion; aussi s’adressait-elle à moi avec plus de confiance qu’aux autres religieux du couvent quand elle voulait s’approcher de la sainte Table. Un matin qu’elle désirait vivement communier, il se trouva que son mal d’entrailles et ses autres infirmités l’accablaient plus encore que d’habitude; mais son pieux désir, au lieu de diminuer, n’en devint que plus ardent.

Elle espérait qu’au bout de quelque temps ses douleurs se calmeraient un peu, et elle m’envoya une de ses compagnes, qui vint me dire au moment où j’entrais à l’église à l’heure de la messe: Catherine vous demande de retarder un peu votre messe, car elle souffre beaucoup à ce moment, et elle voudrait cependant absolument communier ce matin. J’y consentis bien volontiers et me rendis au chœur où, après avoir assisté à tout l’office conventuel, je continuais d’attendre sans savoir que la vierge du Seigneur était venue à l’église vers l’heure de Tierce pour satisfaire son saint désir. Ses compagnes considérant que l’heure était avancée, essayaient de la décider à ne pas communier ce jour-là, pour ne pas donner occasion de scandale aux Frères que cette communion tardive ferait murmurer. Car elles savaient bien que, dans son action de grâces, Catherine restait en extase trois ou quatre heures et même plus sans bouger du lieu où elle se trouvait ; ce qui obligeait à laisser l’église ouverte à une heure où on aurait dû la fermer (Les églises sont généralement fermées en Italie pendant les heures de la méridienne) et provoquait souvent les plaintes de Frères ignorants. Notre sainte, humble et discrète, n’osant pas les contredire, finit par céder à leurs remontrances; mais, toujours désireuse du pain eucharistique, elle eut recours comme d’habitude à la prière. Elle se prosterna près d’un banc placé tout au bas de l’église et se mit à prier avec ferveur son Époux de vouloir bien répondre lui-même au désir qu’il lui avait inspiré, puisqu’elle ne pouvait plus en obtenir satisfaction des hommes. Le Dieu tout-puissant, qui ne méprise jamais les prières de ses serviteurs, répondit non seulement miséricordieusement, mais merveilleusement, au voeu de son épouse, par le miracle que je vais décrire.

Je ne savais absolument rien de ce qui se passait et je croyais Catherine encore chez elle. Quand il eut été décidé qu’elle ne communierait pas, une de ses compagnes vint me trouver à la place où j’étais resté à attendre et me dit : " Catherine vous prie de célébrer la messe quand il vous plaira, car elle ne peut pas communier aujourd’hui. " Je m’en allai alors à la sacristie, je revêtis les ornements sacrés et me rendis à un autel qui se trouve au chevet de l’église et qui est dédié, si je ne me trompe, au bienheureux Paul, puis je commençai la messe comme de coutume. J’étais séparé de Catherine par toute la longueur de 1’édifice et j’ignorais complètement qu’elle fût alors à l’église. Quand, après la Consécration et le Pater, je voulus, conformément au rite de la sainte Église, briser d’abord en deux parts l’hostie consacrée pour diviser ensuite en deux autres une de ces parties, il se trouva qu’à la première fraction je n’eus pas seulement deux parcelles, mais trois, deux grandes et une petite, longue comme une fève ordinaire, mais un peu moins large. Cette petite parcelle était cependant assez considérable pour que je ne doutai point qu’elle ne contînt encore réellement le Corps de Notre-Seigneur ( La présence du corps de Notre-Seigneur cesse quand la parcelle d’hostie est si petite qu’elle n’est plus perceptible aux sens). Mon regard attentif l’avait fort bien vue éclater par-dessus le calice sur lequel je brisais l’hostie comme de coutume et tomber sur le corporal. J’avais parfaitement suivi son mouvement vers le pied du calice, mais je ne pus jamais l’apercevoir sur le corporal même. Je crus que c’était la blancheur du corporal qui m’empêchait de distinguer cette blanche parcelle d’hostie, et je fis la seconde fraction. Après avoir récité l’Agnus Dei et communié, j’étendis la main droite devenue libre (Au rite dominicain, le prêtre tient l’hostie sur le calice, depuis la prière du " Pax Domini " jusqu’à la communion), de l’autre côté du calice à l’endroit du corporal où j’avais vu tomber la petite parcelle; mais j’eus beau toucher et palper en tout sens le corporal, avec mes doigts, je n’y pus rien trouver. J’en fus profondément troublé ; j’achevai alors les cérémonies prescrites pour la communion et, après avoir pris le précieux Sang, je cherchai à nouveau et palpai très soigneusement tout le corporal; mais ni la vue, ni le tact, ne purent rien découvrir, bien que j’eusse cherché longtemps et avec une grande attention. J’en fus encore plus chagrin et affligé jusqu’aux larmes. Je voulus cependant terminer la messe à cause des personnes séculières qui y assistaient, et attendre leur départ pour continuer mes recherches avec tout le soin possible et sur toutes les parties de l’autel. La messe finie, et les assistants partis, je visitai encore une fois minutieusement non seulement le corporal, mais tout l’autel, sans pouvoir rien trouver qui ressemblât en quoi que ce soit à la parcelle cherchée. En face de moi derrière l’autel se dressait un grand retable avec des images des saints; je ne pouvais donc pas supposer que le fragment d’hostie aie pu passer de l’autre côté de ce retable, quoique je l’aie très bien vu prendre cette direction. Pour plus de sûreté, je visitai encore les côtés de l’autel, je descendis sur le pavé cherchant partout avec grand soin et grande attention, mais sans résultat. Ne sachant que faire, je résolus de parler de Cet accident au Prieur du couvent, religieux instruit et craignant Dieu. Je couvris soigneusement l’autel et, appelant le sacristain, je lui commandai de ne laisser personne approcher de cet autel jusqu’à mon retour. Je revins donc à la sacristie bien triste et bien inquiet, et je déposai les ornements sacrés avec l’intention d’aller immédiatement trouver le Prieur et de m’en rapporter à ses conseils.

A peine avais-je ôté mes ornements qu’arriva le Prieur de Saint-Rignardo, dom Christophe, qui fut dans la suite Prieur de la Chartreuse et a raconté ce fait à dom Étienne, son successeur dans le gouvernement de cette même Chartreuse. Je connaissais dom Christophe, et nous étions très liés d’amitié. Il me demanda de lui procurer une entrevue avec Catherine, et, comme je le priais d’attendre un instant et de me laisser traiter d’abord une affaire que j’avais à régler avec mon Prieur, il me répondît: " C’est aujourd’hui jeûne solennel, je dois rentrer promptement au monastère, et vous savez combien de milles le séparent de la ville. Pour l’amour de Dieu, ne tardez pas, car, en conscience, j’ai absolument besoin de parler à Catherine. " Je dis alors au sacristain : " Ne vous éloignez pas d’ici, et gardez cet autel, comme je vous l’ai demandé, jusqu’à mon retour. " Puis, je me rendis avec dom Christophe à la demeure de notre sainte, Mais ceux qui s’y trouvaient me disent que la vierge était partie depuis longtemps pour se rendre à notre église, et qu’elle y était encore. J’en fus bien surpris, et revenant avec dom Christophe à l’église, j’y trouvai tout au bas les compagnes de la sainte. Je leur demandai où était Catherine, elles me la montrèrent prosternée sur le banc et en extase, comme d’ordinaire. J’avais toujours sur le coeur, le malheur qui m’était arrivé. Je priai donc les compagnes de notre vierge d’employer tous les moyens possibles pour la tirer de son extase, car nous étions très pressés. Aussitôt qu’elle eut repris connaissance, je m’assis à côté d’elle avec le Prieur des Chartreux, et, pressé par la douleur qui me tourmentait intérieurement, je commençai le premier à lui raconter à voix basse et brièvement l’accident de la messe et la peine dont j’étais affligé. Elle eut aussitôt un léger sourire, et me répondit comme une personne déjà bien informée " N’avez-vous pas cherché partout? " "Oui", lui répondis-je. Pourquoi dès lors, continua-t-elle, avoir si grand chagrin de cet accident? Et cela dit, elle ne put s’empêcher de sourire à nouveau. Ce sourire me parut significatif, et je me tus, pour laisser la parole au Prieur des Chartreux, qui se retira aussitôt après avoir obtenu l’avis qu’il désirait. Déjà rassuré par la première réponse et soupçonnant ce qui s’était passé, je dis alors à la sainte : " En vérité, ma Mère, je crois bien que c’est vous qui m avez dérobé cette parcelle d’hostie. " Elle me répondit en riant " Ne m’accusez pas, Père, ce n’est pas moi, mais un autre; je puis vous dire seulement, que vous ne trouverez plus. cette parcelle. " Je la pressai alors de m’expliquer clairement tout ce qu’elle savait; et elle continua : " Père, ne vous mettez pas en peine de ce fragment d’hostie, car je vous déclare en toute vérité, comme à mon confesseur et à mon Père spirituel, que Notre-Seigneur Jésus-Christ me l’a apporté et m’a communié de ses propres mains. Mes compagnes ne voulaient pas me laisser faire la sainte communion ce matin, à cause de ceux qui s’en seraient plaint; je n’ai pas voulu les contrister et devenir pour d’autres une occasion de scandale, mais j’ai eu recours à la souveraine bénignité de mon Époux. Il m’est apparu lui-même et m’a offert miséricordieusement la parcelle qui vous a été enlevée. C’est de ses mains sacrées que je l’ai reçue. Réjouissez-vous donc en ce même Seigneur, car il ne vous est rien arrivé de fâcheux; et moi j’ai reçu aujourd’hui si grande faveur que je veux passer toute cette journée à chanter des louanges et des actions de grâces à mon Sauveur.

Ces paroles changèrent ma tristesse en joie, et donnèrent à mon âme une telle sécurité qu’il ne me fut plus possible d’avoir la moindre inquiétude. Réfléchissant à tout ce qui s’était passé, je me disais : " N’ai-je pas bien vu cette parcelle tomber sur le corporal, et cependant je n’ai jamais pu l’y apercevoir. Aucun vent ne soufflait sur l’autel, qui est abrité de partout. D’ailleurs il n’y avait de vent ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’église; et si la parcelle s’était ainsi envolée, j’aurais vu de quel côté elle se dirigeait1 puisque j’avais les yeux fixés sur elle. Mais il n’y avait pas le moindre souffle, ni fort ni léger, quand je l’avais vue tomber; j’examinais attentivement la place où elle devait arriver; c’est pendant ce mouvement qu’elle avait disparu à mes regards, sans que j’aie pu la trouver ensuite, ni à cet endroit ni à côté, et cependant je l’avais cherchée trois fois, avec un soin qui m’aurait permis de retrouver un grain de sénevé. Je me rappelais encore que la vierge ne m’avait témoigné nulle compassion, qu’elle avait même souri quand je lui contai la grande amertume de mon âme. Lorsque je lui eus dit que j’avais perdu une parcelle d’hostie consacrée, elle ne s’en était nullement émue et m’avait répondu d’un air tranquille : " N’avez-vous pas soigneusement cherché sans pouvoir rien trouver, pourquoi dès lors vous attrister? " En pensant à toutes ces circonstances et à d’autres encore, mon esprit fut tellement rassuré que je fus bien obligé de quitter toute tristesse et tout souci de nouvelles recherches. J’ai donc eu parfaite connaissance de ces deux merveilles que le Seigneur a accordées, dans la sainte Communion, aux mérites de Catherine, et je les ai racontées, pour ne pas être exposé à me voir accusé d’ingratitude et de négligence par Dieu ou par les hommes. Passons maintenant à des prodiges de même nature, que j’ai appris d’autres personnes.

Plusieurs témoins, hommes et femmes, qui ont assisté quelquefois aux messes, où Catherine communiait, m ont rapporté qu’ils voyaient parfaitement l’hostie s’envoler des mains du prêtre, pour entrer dans la bouche de la sainte. Ils l’ont même vue s’échapper ainsi de mes propres mains quand je la présentais à la vierge. Pour moi je n’ai pas eu la sensation bien nette de ce mouvement miraculeux, mais je remarquais très bien le bruit que faisait la sainte hostie, en entrant dans la bouche de Catherine, bruit semblable à celui d’une petite pierre, qu’on y aurait fortement lancée d’assez loin. Frère Barthélemy Dominici, alors professeur d’Écriture sainte, et maintenant Prieur Provincial de nos religieux de la Province romaine, dit aussi que les deux doigts qui tenaient l’hostie consacrée la sentaient très bien s’envoler, quand il communiait notre vierge. Je n’ose ni affirmer en toute assurance ces faits, ni les nier, et laisse à la discrétion du pieux lecteur le soin de juger de la créance qu’il faut leur accorder, en les comparant aux miracles bien prouvés que j’ai rapportés tout à l’heure. Enfin, comme il serait inutile de répéter ce que j’ai déjà dit dans des chapitres sur le même sujet, nous terminerons ici le récit des merveilles eucharistiques, pour parler brièvement des miracles qui ont trait aux reliques des saints, et finir par là notre seconde partie.

Catherine avait appris par révélation qu’elle serait placée dans le royaume des cieux avec la bienheureuse sainte Agnès de Monte Pulciano, qu’elle jouirait du même degré de gloire et l’aurait ainsi comme compagne d’éternelle béatitude. Cette révélation, que la sainte nous a confidentiellement avoué, tant à moi qu’à son autre confesseur, lui avait mis au coeur un vif désir de visiter les reliques de cette bienheureuse et de recevoir ainsi, dès cette vie, les premières arrhes du  bonheur sans fin, que pareille compagnie devait lui procurer dans la, vie éternelle. Mais peut-être que l’ignorance des mérites de la bienheureuse vierge Agnès vous empêcherait, lecteur, de bien comprendre les prodiges que je vais raconter. Je vous dirai donc que, par ordre de mes supérieurs, j’ai en pendant plus de trois ans la direction du monastère où repose le corps de cette sainte. C’était au temps de ma jeunesse.

Avec les écrits trouvés dans le monastère et les relations orales de quatre religieuses, disciples d’Agnès et encore vivantes alors, j’ai composé une vie de la bienheureuse; et je vais vous en faire un court résumé pour vous donner une idée de la sainteté et des miracles de cette vierge. Agnès n’est pas encore inscrite au Catalogue des Saints; mais la Bonté divine l’a cependant tellement prévenue de ses grâces et de ses bénédictions que les personnes présentes à la naissance de cette enfant, virent parfaitement des lumières apparaître dans la chambre où sa mère la mit au monde. Ces lumières miraculeuses, qui disparurent après l’enfantement, furent pour tous les assistants le présage des mérites que devait avoir auprès de Dieu la petite fille qui venait de naître. Chaque année de son existence ne fit en effet qu’ajouter à la beauté et à l’excellence de ses vertus. Elle fonda deux monastères et repose aujourd’hui dans le second, qu’elle illustra pendant sa vie et plus encore après sa mort, par de nombreux et éclatants prodiges.

Parmi les miracles qui ont suivi la mort d’Agnès, citons la conservation merveilleuse de son corps virginal, qui n’a jamais été enterré. Les gens du pays voulaient, à cause des prodiges qui avaient illustré la vie de la sainte, embaumer son corps pour le garder intact plus longtemps. Mais alors on vit sortir goutte à goutte, de l’extrémité de ses mains et de ses pieds, une liqueur très précieuse, que les Soeurs ont recueillie conservée dans un vase de verre et qu’elles montrent encore aujourd’hui aux pèlerins. Cette liqueur a la couleur du baume; mais, à mon avis, elle a bien autrement de prix. Le Dieu tout-puissant a voulu montrer par là qu’il n’était pas besoin de baume naturel pour un corps qui produisait surnaturellement un baume si merveilleux. De plus, à l’heure où Agnès mourait au milieu du silence de la nuit, les petits enfants, filles et garçons qui couchaient avec leurs parents, se mirent à crier : " Voilà que soeur Agnès quitte son corps et devient une sainte du ciel. " Au matin, on vit se rassembler, sous la seule impulsion d’une inspiration divine, une troupe de petites filles innocentes. Elles ne voulurent admettre parmi elles aucune enfant corrompue, et, s’étant procuré des cierges, elles s’en allèrent en procession au monastère d’Agnès, offrir à cette vierge leur virginale oblation. Le Seigneur s’est encore servi de cette sainte pour faire éclater aux regards du peuple de ce pays beaucoup d’autres prodiges. Aussi la mémoire d’Agnès est-elle fêtée chaque année, avec des honneurs extraordinaires, par tous les habitants de la région ; on la célèbre très dévotement et on offre en ce jour nombre de cierges, et de grands cierges.

La vierge Catherine, dont nous racontons aujourd’hui la vie, voulut donc aller visiter et vénérer le corps d’Agnès. Mais, toujours fille d’obéissance, elle nous en demanda la permission, à moi et à son autre confesseur. Après la lui avoir accordée, nous la suivîmes pour voir ce qui se passerait, et si le Très-Haut ne ferait pas quelque prodige au moment où ces deux vierges, ses épouses choisies, seraient ainsi réunies. Le miracle eut lieu en effet. La sainte, étant arrivée avant nous, entra aussitôt à l’intérieur du monastère et s’approcha dévotement du corps de la vierge Agnès. Toutes les religieuses étaient présentes, ainsi que les Soeurs du bienheureux Dominique, qui accompagnaient Catherine. Celle-ci se mit à genoux aux pieds du corps de la bienheureuse et commença d’incliner la tête pour les baiser. A ce moment, tous les assistants virent le corps inanimé lever en l’air un de ses pieds et le présenter respectueusement au baiser de celle qui s’inclinait. Aussitôt Catherine s’inclina davantage et ce pied reprit ainsi peu à peu sa première position. Remarquez ici la raison pour laquelle là vierge Agnès n’a levé qu’un seul pied. Si elle les eût levés tous les deux, on aurait pu croire que la partie supérieure de ce corps inanimé et raidi s’était inclinée par suite d’un accident qui aurait en même temps soulevé naturellement les parties inférieures; tandis que ce mouvement d’un seul pied nous apparaît évidemment comme l’oeuvre d’une vertu divine, dépassant les forces de la nature et excluant toute possibilité d’illusion. Et ce n’est pas sans raison que je fais cette remarque, car le lendemain, quand nous arrivâmes à notre tour au monastère, on parlait beaucoup du miracle accordé aux mérites des deux vierges par leur Époux; mais on nous dit en même temps que quelques-unes des religieuses, un petit nombre il est vrai, après avoir été les témoins de ce prodige, calomniaient l’oeuvre de Dieu à l’imitation des Pharisiens, qui disaient du Sauveur : " C’est par Béelzébub, prince des démons, qu’il chasse les démons (Lc 11, 15) " Comme j’avais reçu du Prieur Provincial autorité sur ce monastère, je réunis, selon la règle de l’Ordre, toutes les religieuses au chapitre, et, au nom de la sainte obéissance, je les obligeai de répondre à l’enquête minutieuse que je fis sur ce miracle. Il fut clairement établi par les affirmations de toutes les Soeurs présentes. Je m adressai alors à une de celles qui étaient des plus ardentes à mal interpréter ce prodige, et je lui demandai si le fait s’était bien passé comme les autres l’attestaient. Elle reconnut spontanément, et devant tout le chapitre, que les dires des Soeurs étaient absolument exacts, mais elle voulut donner aux intentions de la bienheureuse Agnès, en cette circonstance, une interprétation différente de celle que nous croyions être la vraie. Je lui répondis " Ma très chère Soeur, nous ne vous interrogeons pas sur ce qu’a voulu faire Agnès, nous savons bien que vous n’êtes ni sa conseillère ni sa secrétaire, nous vous demandons simplement si vous avez vu la miraculeuse élévation du pied. " Oui dit-elle. ", Je lui donnai alors, pour les mauvais propos qu’elle avait tenus, la pénitence que le zèle du Seigneur et le bon exemple de la communauté me firent trouver convenable et cet incident m’a permis d’écrire, avec plus d’assurance encore, ce que je vous raconte.

Quelque temps après, Catherine revint encore une fois au monastère de la bienheureuse Agnès, pour y consacrer au service du Très-Haut deux de ses nièces, filles de son frère. Elle reçut, dans cette nouvelle visite au corps de la vierge Agnès, une nouvelle grâce miraculeuse qu’il ne m’est pas permis de passer sous silence. Aussitôt qu’elle fut arrivée et entrée au monastère, elle se hâta, comme la première fois, d’aller vénérer le corps virginal de la bienheureuse. Elle fut suivie des compagnes qui étaient venues avec elle et de quelques religieuses. Quand elle fut près du corps, elle ne se plaça pas aux pieds, comme à la visite précédente, mais elle s’approcha toute joyeuse de la tête. Peut-être, dans sa parfaite humilité, voulait-elle éviter une nouvelle élévation miraculeuse du pied, peut-être aussi se souvint-elle que Madeleine avait répandu ses parfums, la première fois, sur les pieds du Seigneur, et, la seconde fois, sur la tête de ce même Seigneur, tandis qu’il était à table ( Mt 26, 6). S’étant donc approchée de la tête du saint corps, Catherine mit ses joues sur les tissus d’or et de soie qui recouvraient les joues d’Agnès et les y tint longtemps ainsi. Puis, au bout de quelque temps, elle se retourna joyeuse vers Lysa, sa compagne, encore vivante aujourd’hui, et qui était la mère des deux jeunes filles qu’elle avait amenées, et lui dit humblement: " Pourquoi ne faites-vous pas attention au don qui nous est envoyé du Ciel, et n’en témoignez-vous pas votre gratitude? " A ces mots, Lysa et les autres personnes présentes levèrent les yeux et virent tomber d’en-haut comme une pluie de manne très blanche et très fine, assez abondante pour couvrir non seulement le corps d’Agnés, mais aussi Catherine et tous les assistants. Lysa put ramasser une pleine poignée de cette manne. Ce miracle était significatif, car pareille pluie merveilleuse de manne avait été très souvent accordée à Agnès pendant sa vie, surtout quand elle était en oraison. Les jeunes filles qu’elle formait au service du Seigneur voyaient fréquemment la sainte se relever de sa prière avec un manteau tout blanchi, et comme elles voulaient le secouer, ne soupçonnant pas le prodige, Agnès était obligée de le leur défendre doucement, ainsi que je me rappelle l’avoir écrit dans sa vie. La bienheureuse renouvela donc ce miracle, qui lui était habituel, pour honorer sur la terre et s’associer par avance la vierge Catherine, qu’elle devait avoir pour compagne dans le ciel. Toute âme intelligente pouvait d’ailleurs voir dans les grains petits et blancs de la manne le symbole des vertus d’humilité et de pureté qui brillèrent d’un éclat tout particulier dans la vie de nos deux saintes. Je m’en suis parfaitement rendu compte en écrivant ces vies, oeuvre que je dois à la pure miséricorde du Sauveur, non à mes propres mérites, et dont la valeur se mesure à la grâce qui m’a été donnée.

Ce dernier miracle eût pour témoins toutes les compagnes de Catherine, et, parmi elles, Lysa qui est encore vivante, puis beaucoup de religieuses du monastère, qui toutes ont attesté la vérité de ce fait, à moi et aux religieux qui m’accompagnaient. Elles nous ont raconté et affirmé qu’elles avaient vu de leurs propres yeux le prodige. Beaucoup d’entre elles ont déjà quitté ce monde; mais leur témoignage n’est pas mort, puisque nous vivons encore, nous qui l’avons recueilli, mes compagnons aussi bien que moi. Lysa montra et donna à plusieurs personnes de la manne qu’elle avait ramassée.

Le Seigneur s’est encore servi de son épouse, vivant au milieu des hommes, pour montrer au monde beaucoup d’autres merveilles qui ne sont pas écrites dans ce livre. Ce que j’ai raconté, je l’ai fait pour la gloire de Dieu, l’honneur du nom divin et le salut des âmes. J’ai voulu aussi ne pas être un jour accusé d’ingratitude vis-à-vis des dons du Ciel. Je ne devais pas, Dieu m’en garde, envelopper dans un suaire le talent qui m’avait été confié, mais il me fallait bien employer mes pauvres forces à lui faire rapporter quelque intérêt, afin de pouvoir, au jour fixé, le rendre avec usure au Seigneur tout-puissant ( Mt 25,15). Je termine ici la seconde partie de cette histoire pour passer à la troisième, où nous parlerons de la mort de Catherine et des miracles qui accompagnèrent ou suivirent cette mort. Puissent ces trois parties de notre livre rendre à l’éternelle Trinité, louange, honneur et gloire, dans les siècles des siècles.

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