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Saint Bernard de Clairvaux
Traité des Degrès de l'Orgueil
AVIS SUR L'OPUSCULE SEPTIÈME DE SAINT BERNARD.

RÉTRACTATION DE SAINT BERNARD SUR SON TRAITÉ DES DEGRÉS DE l’HUMILITÉ.

TRAITÉ DE SAINT BERNARD DES DEGRÉS DE L'HUMILITÉ ET DE L'ORGUEIL.

PRÉFACE.

CHAPITRE I. Jésus-Christ est la voie de l'humilité qui conduit à la vérité.

CHAPITRE II. Avantages de monter les degrés de l'humilité.

CHAPITRE III. Dans quel ordre les degrés de l'humilité conduisent à la récompense de la vérité et comment le Christ a appris la miséricorde par sa Passion.

CHAPITRE IV. Le premier degré de la vérité c'est de se connaître soi-même, c'est-à-dire, de connaître sa propre misère.

CHAPITRE V. Le second degré de la vérité est de compâtir aux misères dit prochain quand on connaît sa propre infirmité.

CHAPITRE VI. Le troisième degré de la vérité, c'est de purifier l'oeil de l'âme pour contempler les choses célestes et divines.

CHAPITRE VII. Comment la sainte Trinité opère en nous ces trois degrés de la vérité

CHAPITRE VIII. On retrouve ces degrés dans le ravissement de saint Paul.

CHAPITRE IX. Saint Bernard gémit et soupire d'ardeur après la vérité.

 

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AVIS SUR L'OPUSCULE SEPTIÈME DE SAINT BERNARD.
 

1. Le livre suivant, intitulé des Degrés de l'humilité est le premier ouvrage sorti de la plume de saint Bernard, qui le nomme en effet le premier, ainsi que Geoffroy, l'auteur de sa Vie. Voici en quels termes saint Bernard en parle dans sa lettre XVIII au cardinal Pierre: « Pour vous aider dans votre choix, je vous dirai que j'ai écrit un petit livre sur l'humilité, quatre homélies, etc. » Cette lettre est de l'année 1127. Quant à Geoffroy, voici ce qu'il en dit dans sa Vie de saint Bernard, livre III, chapitre VIII: « Si l'on veut savoir à quel point, dès le commencement de sa carrière, Bernard s'est montré scrutateur vigilant et juge sévère de lui-même, qu'on jette les yeux sur le premier de ses ouvrages, touchant les divers degrés de l'humilité. » Notre saint Docteur nous fait connaître lui-même la raison de ce titre dans la censure ou rétractation qu'il en a faite et placée en tête de son opuscule. Il lui était arrivé de citer un mot comme étant de l'Écriture sainte et de donner, sur les Séraphins, une explication qu'il n'avait point vue clans les Pères de l'Église; dès qu'il s'en fut aperçu, il s'empressa de corriger son erreur, tant il avait d'amour pour la vérité et de respect pour les Pères! A ce sujet Manrique rappelle avec force l'exemple de saint Bernard, « à tous ces auteurs mystiques et théologiens qui, non contents d'introduire des nouveautés dans les sens littéraux et les plus profonds de la théologie sacrée, ne craignent pas de les professer hautement, tandis qu'un saint Bernard qui avait, par une grâce du Ciel, la théologie infuse dans son âme, tient pour suspect tout sens mystique inconnu aux Pères de l'Église et n'a de repos qu'après avoir rétracté ce qu'il a inventé. » Il est vrai que, dans d'autres endroits, et particulièrement vers la fin de ses homélies sur ce texte : Missus est, il se donne un peu plus de latitude; car, dit-il, « s'il m'est arrivé d'aller plus loin que les Pères, sans aller contre ce qu'ils ont dit, je ne crois pas avoir

fait en cela rien qui déplaise ni aux Pères ni à personne : » et, dans sa lettre LXXVII, il continue: « Chacun peut abonder dans son sens en toute sûreté de conscience, dès que son opinion n'est contraire ni à une raison certaine ni à une autorité respectable. » En s'exprimant ainsi, notre saint Docteur adoucit son premier sentiment et blâme moins les sens nouveaux, s'ils s'appuient sur la raison, que l'affectation à les rechercher.

II. On peut présumer de l'époque où cet opuscule fut écrit par la lettre XVIII, dont nous avons parlé plus haut, et qui porte la date de l'année 1127. A cette époque, saint Bernard n'avait encore écrit que quatre opuscules et quelques lettres. Or le premier de ces opuscules étant le traité sur les Degrés de l'humilité, on doit le placer avant l'année 1125. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il l'a adressé à son parent Geoffroy, prieur de Clairvaux, qui devint plus tard évêque de Langres, à qui il écrivit aussi la lettre CCCXX, en lui donnant les noms « de fils, de frère, de compagnon, et en disant qu'il participait à ses propres progrès. » Dans le manuscrit de la Colbertine inscrit sous le n° 3964, le titre de cet. opuscule se lit ainsi à la suite des Livres de la Considération : « Livre du même auteur sur les Degrés de l'humilité, à Geoffroy alors prieur de Clairvaux, et depuis évêque de Langres.» On ne trouve pas dans ce manuscrit la Rétractation; mais on la voit en tête de ce livre dans quatre autres manuscrits; c'est ce qui nous a engagé à lui donner la même place dans cette édition, quoique Horstius l'ait reléguée à la fin de la sienne.

 

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RÉTRACTATION DE SAINT BERNARD SUR SON TRAITÉ DES DEGRÉS DE l’HUMILITÉ.
 

Il m'est arrivé dans cet opuscule (n.      11), en citant le passage de l'Evangile où Notre-Seigneur dit qu'il ne connaît pas le jour du jugement dernier, pour prouver et confirmer une opinion que j'émettais, d'ajouter, sans y faire attention, quelque chose que j'ai vu plus tard ne se point trouver dans l'Evangile. En effet le texte porte seulement: «Le Fils ne le connaît pas non plus; » me trompant bien plus que voulant tromper les autres et me rappelant plutôt le sens que la lettre de ce passage, j'ai cité comme s'il y avait eu: « Le Fils de l'homme lui-même l'ignore. » J'ai établi tout un raisonnement sur cette citation inexacte pour arriver à prouver une assertion qui l'était également. Mais quand je reconnus mon erreur, il y avait déjà bien longtemps que ce petit livre avait paru, et comme il en avait déjà été fait plusieurs copies, il ne m'était plus possible de réparer mon erreur dans tous les exemplaires qui en existaient; c'est ce qui me fit regarder l'aveu de ma faute comme une nécessité. Dans un autre endroit (n. 35), il dit encore : Il m'est arrivé également d'avancer, sur les Séraphins, une opinion que je n'ai vue ni entendue ailleurs. Je prie le lecteur de vouloir bien remarquer que j'ai, en cet endroit, ajouté ces mots, je pense, comme correctifs à ma pensée; parce que je ne donnais que comme une simple opinion ce que je ne pouvais appuyer sur aucun texte de la sainte Ecriture. Quant au titre même de cet opuscule, des Degrés de l'humilité, on pourra peut-être la critiquer, parce qu'il est plutôt question, dans ce traité, des degrés de l'orgueil que de ceux de l'humilité, mais je ne le crains que de la part des lecteurs qui ne comprendront pas bien la raison de ce titre, ou qui n'y feront pas assez attention, car j'ai eu soin de l'indiquer en quelques mots vers la fin de cet opuscule.

 

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TRAITÉ DE SAINT BERNARD DES DEGRÉS DE L'HUMILITÉ ET DE L'ORGUEIL.
 

PRÉFACE.
 

Vous m'avez demandé, mon frère Geoffroy, de reproduire d'une manière plus complète, dans un traité, ce que j'ai dit devant nos frères, ai sur les différents degrés de l'humilité; je voudrais bien répondre comme il convient à votre prière, mais je crains de ne le pouvoir point; car, selon le conseil de l'Évangile, je n'ai point osé me mettre à l'oeuvre, je l'avoue, avant d'avoir commencé par m'asseoir et par considérer si je pourrais mener cette entreprise à bonne fin. Mais la charité ayant dissipé la crainte que j'avais d'être raillé si j'échoue, je me sentis pris d'une autre appréhension, en sens contraire, la gloire du succès ne sera-t-elle pas pour moi plus dangereuse que la honte de l'insuccès? Alors placé entre la crainte et la charité, comme entre deux routes, j'ai longtemps hésité quelle voie je ferais mieux dé suivre, j'appréhendais, tout en disant d'excellentes choses sur l'humilité, de me trouver moi-même sans humilité, ou bien, en gardant un humble silence, de me rendre inutile. Ne trouvant aucune des deux voies sûres pour moi, et néanmoins étant obligé de préférer l'une ou l'autre, j'ai choisi celle qui me permettait de vous être de quelque utilité si je le pouvais, plutôt que celle qui me conduisait seul par le silence au port du salut. D'ailleurs j'espère bien que si je réussis, par hasard, à dire quelque chose qui soit digne de votre approbation, vous saurez, par vos prières, me préserver des atteintes de l'orgueil, et que si au contraire, ce que je crois plus probable, je ne produis rien qui mérite votre attention, du moins je n'aurai pas lieu de m'enorgueillir.

 

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CHAPITRE I. Jésus-Christ est la voie de l'humilité qui conduit à la vérité.
 

1. Avant de parler des degrés de l'humilité que saint Benoît nous donne à gravir plutôt qu'à compter (S. Bened. Reg., cap. VII), je veux vous montrer, si je le puis, où ils doivent nous conduire, afin que connaissant le but à atteindre, la montée semble moins pénible. Dieu donc en nous proposant les difficultés de la route, nous en montre aussi la récompense, car il dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie (Joan., XIV, 6). » La voie, c'est l'humilité qui conduit à la vérité; l'une représente le travail et l'autre en est le fruit. Mais qui me dit, me répondez-vous, qu'il est question dans ce passage, de l'humilité, puisque le Seigneur se contente de dire en général : « Je suis la voie? » Ecoutez, c'est lui-même qui vous le dit assez clairement quand il ajoute : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Matth., XI, 29). » Il se donne donc comme exemple d'humilité et modèle de douceur. Si on l'imite, on ne marche point dans les ténèbres et on a la lumière de vie (Joan., VIII, 12). Or qu'est-ce que la lumière de vie, sinon la vérité, la vérité, dis-je, qui illumine tout homme venant en ce monde et montre la vraie voie? Lors donc qu'après avoir dit : « Je suis la voie et la vérité, » il ajoute, « et la vie,'» c'est comme s'il disait : « Je suis la voie qui conduit à la vérité, la vérité qui promet la vie et la vie même que je donne. En effet, « la vie éternelle, dit-il, c'est de vous connaître, ô mon Dieu, et de connaître Jésus-Christ votre envoyé (Joan., XVII, 3). » Ou bien encore, c'est comme si on disait : Je considère la voie, c'est-à-dire, l'humilité, et j'en désire le fruit, je veux dire la vérité. Mais à quoi sert de se fatiguer à parcourir la voie, si on ne peut arriver au but désiré? Ecoutez sa réponse : « C'est moi qui suis la voie, » c'est-à-dire, le viatique. Aussi crie-t-il à ceux qui s'égarent ou qui ne connaissent point le chemin : « C'est moi qui suis la voie; » à ceux qui doutent ou qui n'ont pas la foi : « C'est moi qui suis la vérité; » et à ceux qui gravissent la route mais qui déjà se fatiguent : « C'est moi qui suis la vie. » Quoique je croie avoir suffisamment montré, d'après ce verset de l'Évangile, que la connaissance de la vérité est un fruit de l'humilité, je veux que vous entendiez encore celui-ci : « Je vous rends gloire, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché la connaissance de ces choses — c'est-à-dire de la vérité, — aux sages et aux prudents, — c'est-à-dire aux orgueilleux, — et que vous les avez révélées aux petits, — c'est-à-dire aux humbles (Luc., X, 21). » On voit par là que la vérité est cachée aux superbes et révélée aux humbles.

2. Or on peut définir l'humilité, une vertu par laquelle l'homme devient méprisable à ses propres yeux en raison de ce qu'il se connaît mieux. Cette définition convient à ceux qui se sont fait des degrés dans leur coeur, et montent de vertu en vertu comme s'ils s'élevaient de degrés en degrés jusqu'à ce qu'ils arrivent au comble de l'humilité d'où, comme de Sion, c'est-à-dire comme d'un lieu d'observation, ils ont l'œil sur la vérité. « Le Législateur, est-il dit, donnera la bénédiction (Psalm. LXXXIII, 8), » parce que celui qui a donné la loi donnera aussi la bénédiction; en d'autres termes, celui qui a prescrit l'humilité conduira à la vérité. Or quel est ce Législateur, sinon le Seigneur plein de droiture et de douceur qui a donné la loi à ceux qui pèchent dans la voie (Psalm., XXIV, 8) ? Or, qui est-ce qui pèche en route? N'est-ce pas celui qui s'éloigne de la vérité ? Le doux Seigneur s'éloignera-t-il de lui comme lui s'éloigne de la vérité ? Nullement, mais dans sa droiture et dans sa bonté il lui donne, la voie de l'humilité qui doit les ramener à la connaissance de la vérité. Il lui donne donc l'occasion  de recouvrer le salut parce qu'il est bon, mais il ne la lui donne point sans lui imposer le joug de la loi, parce qu'il est plein de droiture. Sa bonté ne lui permet pas de le laisser périr, ni sa justice de ne le point punir.

 

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CHAPITRE II. Avantages de monter les degrés de l'humilité.
 

3. Or, dans cette loi par laquelle on revient à la vérité, saint Benoît fait douze degrés, en sorte que, de même qu'on va à Jésus-Christ par les dix commandements de la loi et par les deux circoncisions (Genes., XXVIII) qui complètent le nombre douze, ainsi, en passant par les douze degrés de l'humilité, on arrive à la vérité; et lorsque, au haut de l'échelle qui apparut à Jacob comme le type de l'humilité,nous voyons le Seigneur s'appuyer; qu'est-ce à dire sinon que la connaissance de la vérité se trouve au haut de l'échelle de l'humilité ? En effet, le Seigneur qui regardait du haut de l'échelle de Jacob sur les enfants des hommes, c'est la vérité, dont les yeux ne sauraient ni se tromper ni tromper celui qui regarde pour voir si elle en trouvera un qui ait de l'intelligence ou qui cherche Dieu. Ne vous semble-t-il pas l'entendre de là-haut crier et dire à ceux qui la cherchent, car elle connaît ceux qui sont à elle : « Venez à moi, vous tous qui brûlez du désir de me posséder et vous serez remplis de mes fruits (Eccli., XXIV, 26), » ou bien encore: « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés et je vous soulagerai (Matth., XI, 28) ? » Venez, dit-elle; mais oit? A moi, la Vérité. Par où? par la voie de l'humilité. Et pourquoi? pour que je vous soulage. Mais quelle espèce de soulagement la vérité promet-elle à ceux qui montent vers elle et leur donne-t-elle quand ils sont arrivés? Ne serait-ce point, par hasard, la charité même? car selon saint Benoît (S. Bened. Regul., cap. VII, grad. 12), c'est à la charité que doit arriver le religieux qui gravit tous les degrés de l'humilité. S'il est une nourriture douce et agréable, c'est bien la charité qui soulage ceux qui sont fatigués, fortifie ceux qui sont faibles et réjouit ceux qui ont le coeur triste; c'est elle enfin qui rend le joug de la vérité agréable et son fardeau léger.

4. oui la charité est une excellente nourriture; placée au milieu du plateau de Salomon (Gant., nr, 9), elle restaure les faméliques à l'odeur des différentes vertus comme au parfum d'assaisonnements variés, et remplit de joie en même temps qu'elle restaure. En effet, sur le plateau de la charité on trouve servies en même temps la paix, la patience, la bénignité, la longanimité, la joie du Saint-Esprit et toutes les autres filles de la charité qu'on pourrait encore citer; on trouve aussi, sur ce plateau, les mets de l'humilité, qui sont le pain de la douleur et le vin des larmes, c'est en effet ce que la vérité commence par offrir à tous les commençants, car c'est à eux qu'elle s'adresse quand elle dit: « Levez-vous après vous être reposés, vous qui mangez le pain de la douleur (Psalin. CXXVI, 2). » On y voit également pour la contemplation une nourriture solide que la sagesse lui a préparée avec la fine fleur de froment, et du vin qui réjouit le coeur de l'homme; la vérité convie en ces termes les parfaits à en prendre leur part: « Mangez, mes amis, et buvez; enivrez-vous, vous qui êtes mes meilleurs amis (Cant., V, 1); n elle en a orné,, dit-il, le milieu, de charité, pour les filles de Jérusalem (Cant., III, 10), » c'est-à-dire, pour les âmes imparfaites qui, ne pouvant pas encore supporter une nourriture forte et solide, doivent se nourrir, en attendant, du lait de la charité au lieu de pain, et boire de son huile, au lieu de vin. Ce n'est pas sans raison qu'elle dit: « Qu'elle en a orné le milieu, de la charité » dont les commençants ne peuvent point encore goûter la douceur parce qu'ils en sont empêchés par la crainte et dont les parfaits ne goûtent jamais assez, parce que plus ils la contemplent, plus ils lui trouvent de charmes. Les uns ont encore besoin d'être purgés des humeurs mauvaises, des délectations charnelles par l'amère potion de la crainte, et ne sont point en état de sentir la douceur du lait; les autres déjà sevrés ont comme un avant-goût de la gloire; il n'y a que ceux qui sont au milieu, c'est-à-dire ceux qui font des progrès, qui éprouvent enfin combien sont douces et sucrées les potions de la charité et, en attendant, eu égard à leur jeunesse, s'en tiennent pour satisfaits.

5. Il y a donc pour l'âme une première nourriture, celle de l'humilité, elle est amère et purgative; il y en a une seconde, celle de la charité, elle est douce et calmante; enfin il y en a une troisième, celle dg la contemplation, et celle-ci est solide et forte. Hélas, Seigneur, Dieu  des armées, jusques à quand serez-vous irrité contre votre serviteur sans vouloir écouter sa prière; jusques à quand me nourrirez-vous d'un pain de larmes et me ferez-vous boire l'eau de mes pleurs? Qu'est- qui m'invitera à prendre ma part du festin plein. de douceur de la charité, qui se trouve servi au milieu du plateau et dont les justes se partagent les délices dans la joie, en présence de Dieu ? Cessant alors de m'adresser à Dieu avec l'amertume dans l'âme, je lui dirai : Seigneur tic me condamnez pas, mais que je me nourrisse des pains sans levain de la sincérité et de la vérité et que, dans mon bonheur et dans ma joie, je chante, dans les voies du Seigneur, la grandeur de sa gloire. C'est donc une bonne voie que la voie de l'humilité par laquelle on marche à la recherche de la vérité, on arrive à l'acquisition de la charité et à la possession des filles de la sagesse. De même que la fin de la loi est Jésus-Christ, ainsi la perfection de la charité est la connaissance de la vérité. Le Christ ne va point sans apporter la grâce, et la vérité ne peut être connue sans donner la charité ; or elle ne peut être connue que des humbles, il n'y a donc qu'aux humbles qu'elle donne la grâce.

 

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CHAPITRE III. Dans quel ordre les degrés de l'humilité conduisent à la récompense de la vérité et comment le Christ a appris la miséricorde par sa Passion.
 

6. J'ai dit, comme j'ai pu, quel avantage attend celui qui' gravit les degrés de l'humilité; je vais dire maintenant, du mieux que je pourrai, dans quel ordre ils conduisent au but que nous nous proposons qui est la vérité. Mais comme il y a aussi trois degrés dans la connaissance de la vérité, je vais essayer de les indiquer en peu de mots, afin de montrer auquel des trois conduit le douzième degré de l'humilité. Or nous recherchons la vérité en nous d'abord, puis dans les autres et enfin en elle-même. Nous la recherchons en nous, en nous jugeant nous-mêmes; dans les autres, en compatissant à leurs maux; et en elle-même en la contemplant avec un coeur pur. Après avoir compté les degrés, remarquez en quel ordre ils se succèdent. La Vérité même vous apprendra d'abord pourquoi vous devez la chercher dans les autres avant de la chercher en elle-même, et ensuite pourquoi en vous, avant que de la chercher dans les autres. En effet, dans la béatitude dont le Seigneur parle dans son sermon (Matth., V, 7), il place les coeurs miséricordieux avant les coeurs purs, c'est parce que ceux qui sont miséricordieux découvrent plutôt la vérité dans les autres; attendu qu'ils en partagent les sentiments en leur devenant tellement semblables par la charité qu'ils ressentent les biens et les maux des autres comme si c'étaient les leurs propres. En effet, ils se sentent faibles avec les faibles, et ils ne peuvent voir quelqu'un scandalisé sans brûler avec lui (II Corinth., XI, 29); ils sont dans la joie avec ceux qui s'y trouvent et versent des larmes avec ceux qui pleurent (Rom., XII, 15). Cette charité fraternelle purifie l'œil de leur coeur et leur permet de goûter ensuite le bonheur de contempler en elle-même cette vérité, pour l'amour de laquelle ils souffrent avec le prochain. Au contraire, ceux qui, au lieu de compatir aux peines de leurs frères, insultent à leurs larmes ou s'affligent de leur joie et ne ressentent point en eux ce que souffrent les autres, parce qu'ils ne partagent point leurs sentiments, ne sauraient découvrir la vérité dans les autres. On peut leur appliquer le proverbe Qui se porte bien ne sent pas le mal d'autrui, et qui a bien dîné ne connaît pas les tourments de celui qui n'a pas même déjeûné. Mais plus un malade se rapproche d'un autre malade et un famélique d'un autre famélique, plus aussi ils compatissent profondément à leurs maux. Car si la `pure vérité ne peut être perçue que par un coeur pur, ainsi la misère de nos frères ne peut être ressentie que par un coeur malheureux. Mais pour se sentir malheureux du malheur d'autrui, il faut commencer par sentir son propre malheur à soi; ce n'est qu'en nous connaissant nous-mêmes que nous pourrons retrouver l'âme de notre prochain dans la nôtre, et savoir comment lui venir en aide, à l'exemple de notre Sauveur qui voulut souffrir afin de savoir compatir à la souffrance, être malheureux pour apprendre ainsi la pitié pour le malheur et la miséricorde, de même que nous lisons « qu'il apprit l'obéissance par tout ce qu'il a souffert (Rom., V, 8) : » ce qui ne veut pas dire que, avant cela, il ne sût point être miséricordieux, puisque sa miséricorde est éternelle ; mais il voulut apprendre par sa propre expérience dans le temps ce qu'il savait par sa nature de toute éternité.

7. Peut-être trouvez-vous que je vais un peu loin quand je dis que le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, a appris la miséricorde, comme si celui par qui tout a été fait pouvait ignorer quoi que ce soit de ce qui est, d'autant plus qu'on pourrait entendre dans un sens qui n'aurait rien d'absurde, le passage de l'Epître aux Hébreux que j'ai cité plus haut pour prouver ce que j'avançais et appliquer ces mots : « Il a appris » non à la tête, dans son corps, mais à son corps, qui est l'Eglise, en sorte que le sens de ces paroles: « Il apprit l'obéissance» serait : il l'apprit dans son corps parce qu'il a souffert dans son chef. Car la mort, la croix, les opprobres, les crachats et les fouets qu'a soufferts Jésus-Christ, notre chef, qu'est-ce autre chose pour son corps, c'est-à-dire pour nous, que d'admirables leçons d'obéissance? Aussi saint Paul dit-il : « Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix (Philipp., II, 8.) » Pourquoi cela? Saint Pierre nous le dit : « Jésus-Christ a souffert pour nous afin de vous laisser un exemple et pour que vous marchiez sur ses pas (I Petr., II, 21), » c'est-à-dire, pour que vous imitiez son obéissance. Ainsi tout ce qu'il a souffert nous apprend, à nous qui ne sommes que des hommes, combien nous devons souffrir pour l'obéissance, puisqu'un Dieu n'a pas hésité à endurer la mort pour elle. Entendu ainsi, il n'y a rien de choquant à dire que le Christ a appris l'obéissance, la miséricorde ou tout autre chose, puisque c'est dans son corps, pourvu qu'on ne croie pas qu'il a pu, dans le temps, apprendre quoi que ce soit qu'il eût ignoré dans l'éternité. De cette manière ce sera lui qui enseignera la miséricorde ou l'obéissance, et lui aussi qui l'apprendra, attendu que tête et corps ne font qu'un seul et même Jésus-Christ.

8. Je ne dis pas que ce sens n'est pas bon, mais un autre passage de la même lettre me fait préférer le premier : on lit en effet ailleurs : « Il ne s'est pas fait le libérateur des anges, mais des descendants d'Abraham; voilà pourquoi il a dû ressembler en tout, le péché excepté, à ses frères, afin qu'il devînt compatissant (Rom., II, 16). » Or il me semble que ces paroles conviennent tellement au chef, qu'elles ne peuvent absolument point s'appliquer au corps. En effet, il n'y a que du Verbe même de Dieu qu'il est dit: « Il ne s'est point fait le libérateur des anges, » c'est-à-dire, il ne se les est point unis personnellement, « mais des descendants d'Abraham.» Aussi ne lit-on pas que le Verbe se soit fait ange, plais qu'il « s'est fait chair (Joan. I, 14), » c'est-à-dire, homme de la race d'Abraham, selon la promesse faite à ce patriarche. «Voilà pourquoi,» c'est-à-dire parce qu'il est de la race d'Abraham, «il a dû ressembler en tout à ses frères : » en d'autres termes, il fallut, il a été nécessaire qu'il fût comme nous, sujet à la douleur et; qu'à l'exception du péché, il passât par toutes nos misères. Si vous demandez pourquoi il fallait qu'il en fût ainsi, l'Apôtre vous répond : « Pour qu'il devint compatissant. » Que si vous voulez savoir pourquoi ces dernières paroles ne pourraient point s'entendre de son corps mystique, je vous prie d'écouter la raison que saint Paul en donne un peu plus loin : « C'est des peines et des souffrances même par lesquelles il a été tenté et éprouvé, qu'il tire la vertu et la force de secourir ceux qui sont aussi tentés (Hebr., II, 18). » Or, ces paroles, pour moi, ne signifient point autre chose que ceci; il a voulu souffrir et être tenté et partager toutes nos misères, à l'exception du péché, ce qui n'est autre que de se rendre semblable à ses frères, afin d'apprendre par sa propre expérience à avoir de la compassion et de la pitié pour ceux qui se trouvent éprouvés et tentés de même.

9. Cette expérience ne l'a point rendu plus savant; ce n'est pas ce que je dis, mais afin qu'il parût plus près de nous, en sorte que les faibles enfants d'Adam qu'il n'a pas dédaigné d'appeler et de rendre ses frères, n'éprouvassent aucune peine à lui confier leurs infirmités, qu'il peut, vent et sait guérir; puisqu'il est Dieu, qu'il est devenu notre prochain et qu'il a souffert ce que nous souffrons nous-mêmes. Voilà pourquoi Isaïe l'appelle « un homme de douleur, qui connaît l'infirmité (Isa., LIII, 3) et pourquoi aussi l'Apôtre dit : « Le pontife que nous avons n'est pas tel qu'il ne puisse compatir à nos faiblesses (Hebr., IV, 15), » mais pour nous faire comprendre pourquoi il le peut, « c'est, dit-il, parce qu'il a éprouvé, comme nous, toutes sortes de tentations, hormis le péché (Philipp., II, 6). » En effet Dieu est heureux, le Fils de Dieu est heureux dans cette forme et cette nature qui font qu'il n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu son Père; il était certainment impassible; et, jusqu'à ce qu'il se fût anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de l'esclave (Id., ibid., 7), de même qu'il n'avait point éprouvé par lui-même ce que c'est que misère et assujettissement, ainsi il ne savait point par sa propre expérience ce que c'est que compassion et obéissance; il le savait par sa nature; non point pour l'avoir éprouvé. Mais lorsqu'il se fut, pour quelque temps, rendu inférieur non-seulement à lui-même, mais aux anges qui, tout impassibles qu'ils soient par l'effet d'une grâce, ne le sont point par nature, et qu'il eut pris cette forme dans laquelle fil pût souffrir et obéir, ce qu'il ne pouvait faire dans sa propre nature, comme je l'ai déjà dit, il a fait alors l'expérience de la miséricorde dans sa passion, et de l'obéissance dans sa sujétion. Mais cette expérience, comme j'en ai déjà fait la remarque, n'a rien ajouté à sa science, elle a seulement augmenté notre confiance, en rapprochant de nous, par cette triste connaissance, celui dont nous nous étions si fort éloignés. Aurions-nous jamais osé nous approcher de lui s'il était resté dans son éternelle impassibilité? Maintenant au contraire, l'Apôtre lui-même nous engage« à nous présenter avec confiance devant le trône de la grâce (Hebr., IV,16), » de celui dont les saintes lettres disent « qu'il s'est chargé de nos langueurs, » et que nous savons avoir pris a nos douleurs » sur lui (Isa., I, LIII, 4), parce que nous ne saurions douter qu'il peut compatir à nos misères, les ayant lui-même éprouvées.

10. Il ne doit donc point sembler absurde de dire que le Christ n'a jamais commencé à apprendre quoi que ce soit qu'il n'eût pas su auparavant, et pourtant qu'il connaît d'une manière, de toute éternité, en tant que Dieu, la miséricorde qu'il a apprise dans le temps d'une autre manière en tant qu'homme. Peut-être est-ce dans ce sens que, répondant à ses disciples au sujet du jugement dernier, le Seigneur a dit qu'il n'en connaissait ni le jour ni l'heure (Matth., XXIV, 36); autrement, comment celui en qui tous les trésors et les secrets de la science et de la sagesse sont renfermés (Coloss., II, 3), aurait-il pu ignorer quand sera ce jour? Pourquoi donc disait-il qu'il ne le savait pas, quand il est bien certain qu'il ne pouvait l'ignorer? N'a-t-il pas voulu, par un mensonge, leur dérober la connaissance d'une chose qu'il ne leur était pas bon de savoir? Loin de moi une telle pensée; car de même qu'il ne saurait rien ignorer, attendu qu'il est la science même, ainsi il ne saurait mentir, parce qu'il est aussi la vérité même; mais voulant couper court aux questions curieuses et inutiles de ses Apôtres, il leur dit qu'il ne savait pas ce qu'ils lui demandaient, non pas dans un sens absolu, mais dans le sens où il pouvait le dire sans mentir. Or, si, en tant que Dieu, il embrasse d'un seul regard tous les temps également, aussi bien l'avenir que le présent et le passé, il voyait aussi ce dernier jour, mais il ne le connaissait point pour l'avoir vu des yeux de la chair, ce qui ne peut être, tant que du souffle de sa bouche il n'aura pas fait périr l'Antéchrist, tant qu'il n'aura point entendu de ses oreilles corporelles, la voix de l'archange et le son de la trompette qui doit ressusciter les morts et n'aura point vu, de ses yeux de chair, les brebis et les boucs qu'il doit séparer les uns des autres.

11. Mais pour vous convaincre qu'il ne parlait que de la connaissance qui vient des sens, lorsqu'il disait qu'il ne savait pas quand sera ce jour, remarquez avec quel soin il s'exprime dans sa réponse; il ne dit pas en effet : Ni moi non plus je ne connais point quand sera ce jour, mais seulement : Le Fils de l'homme lui-même l'ignore. Or qu'est-ce que le Fils de l'homme sinon le Fils de Dieu, en tant que fait chair? Ce nom même montre bien qu'en disant qu'il ignorait quelque chose, ce n'est pas comme Dieu qu'il parlait; mais comme homme. Eu effet, partout où il parle de lui en tant que Dieu, il ne dit plus le Fils ou le Fils de l'homme, mais il dit, Je, ou moi, comme quand il s'écrie: «En vérité, en vérité, je vous déclare que je suis avant qu'Abraham fût, (Joan., VIII, 58) : » Je suis, dit-il, et non pas : Le Fils de l'homme est, en parlant évidemment de cette essence par laquelle il est avant Abraham, avant même tout commencement, non point de celle par laquelle il descend d'Abraham. Dans une autre occasion, demandant à ses disciples l'opinion qu'on avait de lui, il leur dit: « Qui les hommes disent-ils, non pas que je suis, mais qu'est le Fils de l'homme (Matth., XVI, 13) ? » Au contraire lorsqu'il leur demande ce qu'eux-mêmes ils pensent aussi de lui, il ne leur dit pas : «Et vous, qui pensez-vous — qu'est le Fils de l'homme, mais bien, — que je suis?» Lorsqu'il s'enquiert de l'opinion d'un peuple charnel sur lui, en tant qu'homme, il se désigne par son nom d'homme et s'appelle le Fils de l'homme; mais quand c'est à ses disciples qui sont spirituels qu'il s'adresse, pour savoir ce qu'ils pensent de lui, en tant que Dieu, il ne dit plus : Que pensez-vous du Fils de l'homme, mais «de moi. » Pierre comprit bien le sens de ces mots

« de moi » qui leur étaient adressés, comme il le fit voir par sa réponse quand il s'écria: « Vous êtes, — non Jésus le fils de la Vierge, mais-le Christ, Fils de Dieu. » Il aurait pu faire la première réponse sans blesser la vérité, c'est évident, mais comme il avait admirablement saisi, dans les paroles de Jésus-Christ, le sens de sa question, il répondit précisément et directement à ce qui lui était demandé : « Vous êtes le Christ, Fils de Dieu. »

12. En voyant donc en Jésus-Christ, deux natures en une seule personne; l'une. par laquelle il a commencé d'être, et que, en tant qu'il a toujours été, il a toujours su toutes choses, tandis que, en tant que né dans le temps, il a appris beaucoup de choses dans le temps, pourquoi ne pas reconnaître que, de même qu'il a commencé d'être selon la chair, ainsi il à commencé à connaître les misères de la chair, mais de ce genre de science qui vient de la faiblesse même de la chair, et qu'il eût été plus heureux et plus sage pour nos premiers parents de ne point acquérir, puisqu'ils ne pouvaient se la procurer que par la folie et la misère. Mais leur Créateur venant rechercher ce qui s'était perdu, eut pitié de son oeuvre et vint la trouver en descendant lui-même miséricordieusement là où elle avait péri misérablement. Il a voulu éprouver, dans sa propre personne, ce qu'ils souffraient justement pour avoir péché contre lui; il n'y était point poussé par une curiosité semblable à la leur, mais par une admirable charité; ce n'était pas simplement pour partager leur malheur, mais pour devenir miséricordieux et pour les délivrer de leur misère, oui, dis-je, pour devenir miséricordieux, non point de cette miséricorde qu'il ressent dans le bonheur immuable de son éternité, mais de celle qu'il a trouvée sous notre forme, par le moyen de la misère. La première l'a conduit à commencer son oeuvre de bonté, et la seconde la lui a fait achever: ce n'est pas que celle-là fût incapable de l'achever toute seule; mais c'est que, sans celle-ci, elle ne pouvait rien qui nous profitât. L'une et l'autre étaient également nécessaires, mais la dernière seule allait à notre nature. O ineffable invention de la charité de Dieu. Aurions-nous jamais songé à cette admirable miséricorde que la misère n'a point formée, ou conçu même la pensée de cette compassion qui nous était inconnue, que la passion n'a point éveillée et qui subsiste dans son impassibilité? Et pourtant, si la miséricorde qui ne connaît point la misère n'avait point été avant celle qui la connaît, elle ne se serait point approchée de celle dont la misère est la mère; mais, si elle ne s'en était point approchée, elle ne l'aurait point attirée à elle, et, si elle ne l'avait point attirée, elle ne l'aurait point tirée; mais tirée d'où? de l'abîme de sa misère et des profondeurs de son bourbier (Psalm. XXXIX, 3). Jésus-Christ ne s'est point pour cela dépouillé de sa première miséricorde, mais il en a fait le vêtement de la seconde; il ne l'a point changée, mais multipliée, selon ces paroles: « Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, selon l'abondance de votre infinie miséricorde (Psalm. XXXV, 7). »

 

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CHAPITRE IV. Le premier degré de la vérité c'est de se connaître soi-même, c'est-à-dire, de connaître sa propre misère.
 

13. Mais revenons à notre sujet. Si donc celui qui ne connaissait pas la misère s'est fait misérable, afin d'apprendre, par sa propre expérience, ce qu'il ignorait jusqu'alors, à combien plus forte raison devez-vous, vous, je ne dis pas devenir ce que vous n'êtes pas, mais considérer attentivement ce que vous êtes, car vous êtes véritablement misérable, pour apprendre du moins par cette voie à être miséricordieux, puisque vous ne pouvez l'apprendre par un autre? Car il est à craindre, si vous ne voyez que la misère du prochain sans faire attention à la vôtre, que vous n'éprouviez de l'indignation plutôt que de la commisération, que vous ne vous sentiez moins porté à secourir qu'à juger et plus disposé à détruire avec fureur qu'à instruire en esprit de douceur, selon ces paroles de l'Apôtre: « Vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de les relever dans un esprit de douceur (Gal., VI, 1). » L'Apôtre nous conseille donc ou plutôt nous ordonne de secourir notre frère malade dans cet esprit de douceur avec lequel nous voudrions qu'on nous secourût nous-mêmes en pareil cas, et il nous dit comment nous apprendrons la douceur envers les pécheurs, c'est, dit-il, « en faisant réflexion sur vous-mêmes et en craignant d'être tentés aussi bien que lui. »

14. Examinons avec quel soin le disciple de la vérité observe l'ordre qu'a suivi le Maître. Dans les béatitudes dont j'ai parlé plus haut (n. 6), nous voyons que les coeurs miséricordieux sont placés avant les cours purs et les doux avant les miséricordieux; de même l'Apôtre, en exhortant les hommes spirituels à instruire ceux qui sont charnels, a soin de dire « en esprit de douceur. » Attendu que s'il faut être miséricordieux pour instruire ses frères, il faut être doux pour le faire en esprit de douceur. C'est comme s'il avait dit : Nul ne saurait être compté parmi les hommes miséricordieux, s'il n'est doux au fond de son coeur. Voilà donc que l'Apôtre nous montre clairement lui-même ce que je vous avais promis un peu plus haut de vous faire voir moi-même, c'est-à-dire, qu'il faut rechercher la vérité en vous avant que de la chercher dans les autres, « en faisant réflexion, dit-il, sur vous-mêmes, » c'est-à-dire, en remarquant comme vous êtes accessibles à la tentation et enclin au péché; en vous considérant ainsi, vous apprendrez à devenir doux et vous pourrez ensuite secourir les autres en esprit de douceur. Mais si le conseil du disciple ne vous suffit point, écoutez les invectives du Maître : «Hypocrite, commencez par ôter la poutre de votre oeil, vous verrez ensuite comment vous pourrez retirer la paille de l'oeil de votre frère (Matth., VII, 5). » Or cette poutre grande, énorme, qui se trouve dans notre oeil, c'est l'orgueil qui est dans notre esprit, l'orgueil, dis-je, dont l'embonpoint excessif, qui n'est pas la santé mais une vaine enflure sans consistance, obscurcit 1'œi1 de l'âme et projette une ombre sur la vérité; c'est au point que s'il règne dans votre âme, au lieu de vous voir et de vous sentir tel que vous êtes ou que vous pouvez être, il vous montre à vous-même tel que vous aimez à vous voir ou tel que vous croyez ou que vous espérez être. Qu'est-ce en effet que l'orgueil, sinon, comme un saint l'a défini (S. August. lib. II, de Genes. ad litt. cap. XIV, et alibi), l'amour de notre propre excellence? D'où nous pouvons dire en sens contraire, que l'humilité est le mépris de notre propre excellence. L'amour et la haine sont également ennemis du jugement. Voulez-vous entendre le jugement de la Vérité par excellence? Nous jugeons selon ce que nous entendons, mais ni la

haine ni l'amour ni la crainte ne sauraient juger. Que dis-je? la haine sait juger, en preuve ce jugement: «Nous avons une loi, et selon cette loi, il doit mourir (Joan., XIX, 7). » La crainte a aussi sa manière de juger, comme on le voit quand elle s'écrie: «Si nous le laissons faire ainsi, les Romains viendront et détruiront notre ville et notre nation (Joan., XI, 48). » L'amour juge également, comme il le fit par la bouche de David au sujet de son fils parricide, quand il lui inspira cet ordre « Epargnez mon fils Absalon (II Reg., XVIII,1). » Aussi les lois humaines ont-elles décidé que dans les causes, soit ecclésiastiques, soit laïques, on n'admettrait point parmi les juges, les parents et les amis particuliers de ceux qui sont en jugement (L. Qui jurisd., de jurisd. omn. judic.), de crainte que l'amour ne les aveugle ou ne les rende injustes. Mais si l'amour que nous avons pour un ami peut diminuer ou faire disparaître sa faute à nos yeux, à combien plus forte raison l'amour-propre faussera-t-il notre jugement, dans notre propre cause.

15. Il s'ensuit que tout homme qui veut connaître la vérité en lui-même, doit écarter la poutre de l'orgueil qui empêche la lumière d'arriver jusqu'à ses yeux, puis disposer des degrés dans son cœur afin de pouvoir monter au dedans de soi à sa propre recherche et parvenir au premier degré de la vérité en gravissant les douze de l'humilité. Lorsqu'après avoir trouvé la vérité en lui, ou plutôt après s'être trouvé lui-même dans la vérité, il pourra s'écrier : «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, car je suis arrivé aux dernières limites de l'humilité (Psalm., CXV, 1); » qu'il monte au haut de son coeur, afin d'exalter la vérité, et que dans son transport il s'écrie, en arrivant au second degré de la vérité: « Tout homme est menteur. » N'est-ce point la marche qu'a suivie David? N'est-ce point ce qu'a senti le Prophète, ce que le Seigneur, ce que les Apôtres ont senti, ce que nous avons senti nous-mêmes après eux et par eux ? « J'ai cru, » dit-il, quand la vérité disait: « Celui qui me suit, ne marchera pas dans les ténèbres (Joan., VIII, 12). » C'est donc en la suivant que «j'ai cru, » et c'est en la confessant que « j'ai parlé, » mais que confessai-je ? La vérité que j'ai connue en croyant; et après avoir cru pour obtenir la justice et parlé pour obtenir le salut, « je suis arrivé aux dernières limites de l'humilité, » tout est donc pour le mieux. C'est comme s'il avait dit: N'ayant pas rougi de confesser contre moi la vérité que j'avais découverte en moi, je suis arrivé au comble de l'humilité, car c'est la perfection de l'humilité qu'il faut entendre par ces mots « les dernières limites de l'humilité (Psalm. CXI, 2), » ainsi que les commentateurs semblent l'établir. D'ailleurs ce n'est pas faire violence aux paroles du Prophète que de penser que le sens de ses paroles soit celui-ci: Quand je ne connaissais pas encore la vérité, je m'estimais quelque chose, quoique je ne fusse rien; mais lorsque je crus dans le Christ, c'est-à-dire, quand j'imitai son humilité, je connus la vérité, et elle fut exaltée en moi par ma propre bouche, mais quant à moi, je me suis trouvé alors « arrivé aux dernières limites de l'humilité, » c’est-à-dire, je suis devenu on ne peut plus vil à mes yeux, lorsque je me fus considéré.

 

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CHAPITRE V. Le second degré de la vérité est de compâtir aux misères dit prochain quand on connaît sa propre infirmité.
 

16.  Le Prophète étant donc arrivé par l'humilité au premier degré de la vérité, comme il le dit lui-même en ces termes: « Vous m'avez humilié dans votre vérité (Psalm. CXVIII, 75), » fait un retour sur lui-même, comprend la misère du reste des hommes par la sienne propre, et, passant ainsi au second degré de l'humilité, il s'écrie dans son transport: « Tout homme est menteur, » mais de quel transport parlé-je? Sans doute de celui par lequel étant hors de lui et s'attachant à la vérité, il se juge lui-même. Oui, c'est dans ce transport qu'il s'écrie, non pas avec indignation et dans un sentiment d'insultant reproche, mais dans un mouvement de pitié et de compassion : « Tout homme est menteur (Psalm. CXV, 11.)» Qu'est-ce à dire, « Tout homme est menteur? » C'est-à-dire tout homme est faible, misérable et impuissant, aussi incapable de se sauver que de sauver les autres. Ainsi quand on dit que « le cheval trompe celui qui attend de lui son salut (Psalm. XXXII, 17), » cela ne signifie pas que le cheval trompe personne, mais que celui qui se confie dans sa force se trompe lui-même. Il en est ainsi de l'homme, quand on dit qu'il est menteur, on veut dire qu'il est fragile, changeant, aussi incapable de se sauver que de sauver les autres; c'est au point que celui qui met son espérance dans l'homme est maudit (Jerem., XVII, 5). Le Prophète, dans son humilité, s'avance à la suite de la vérité; et, en voyant dans les autres, ce qu'il déplore en lui, il compatit en même temps qu'il s'éclaire, et s'écrie en général avec vérité : « Tout homme est menteur. »

17. Quelle différence entre lui et le Pharisien superbe! Que trouve-t-il à dire dans son transport, celui-ci ? « Mon Dieu, je vous remercie de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes (Luc., XVIII, 11). » Ainsi, en même temps qu'il s'exalte seul à l'exclusion des autres, il accable les autres de son orgueilleux dédain. Quelle différence dans le langage de David ! car s'il dit : « Tout homme est menteur, » il n'excepte personne, afin de ne tromper personne, parce qu'il sait bien que « tout homme est pécheur et a le plus grand besoin de la gloire de Dieu (Rom., III, 12). » Le Pharisien en s'exceptant seul, tandis qu'il condamne tous les autres, ne trompe que lui; le Prophète, au contraire, ne fait point une exception dans la commune misère pour n'être point excepté de la miséricorde; mais le Pharisien a éteint toute miséricorde en dissimulant sa propre misère. Ce que David affirme, il ne l'affirme pas moins, de lui que des autres: « Tout homme, dit-il, est menteur; » le Pharisien, au contraire, fait une exception en sa faveur, dans ce qu'il affirme de tout le monde, « Je ne suis pas, dit-il, comme le reste des hommes : » Et s'il rend grâces à Dieu, ce n'est pas tant de ce qu'il est bon que de ce qu'il l'est seul; c'est moins du bien qu'il trouve en lui, que du mal qu'il remarque clans les autres. Il n'avait pas encore retiré la poutre de son oeil et il se permet de compter les pailles qu'il voit dans l'oeil des autres, car il ajoute : « Qui sont injustes, voleurs (Luc., XVIII, 10). » Si vous avez bien compris la différence de ces deux transports, je trouverai que ma digression n'a point été inutile.

18. Mais revenons à notre sujet. Ceux à qui la vérité a une fois appris à se connaître, et par conséquent à se trouver méprisables, ne peuvent manquer de trouver amer tout ce qu'ils ont aimé jusqu'alors. En effet, se plaçant eux-mêmes sous leurs propres yeux, ils se forcent à se voir tels qu'ils sont et qu'ils rougissent de se voir. Mais en même temps qu'ils cessent d'aimer ce qu'ils sont et soupirent après ce qu'ils ne sont pas et qu'ils ne peuvent espérer d'être jamais par leurs propres forces, ils versent des larmes abondantes sur eux, et n'ont plus d'autre consolation que de se juger avec sévérité, comme des juges à qui l'amour de la vérité donne faim et soif de la justice; et, dans leur mépris pour eux-mêmes, ils s'imposent les plus rigoureuses pénitences, en même temps qu'ils cherchent à se corriger. Mais comprenant bien qu'ils ne sauraient seuls y réussir, car après avoir accompli tous les ordres qui leur sont donnés, ils savent qu'ils ne sont plus que des serviteurs inutiles (Luc., XVII,10), ils se jettent des mains de la justice dans les bras de la miséricorde. Pour obtenir qu'il leur soit fait miséricorde, ils suivent le conseil de la Vérité qui leur dit: « Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (Matth., V, 6). » Or le second degré de la vérité est précisément de la rechercher dans le prochain, d'apprendre par ses propres misères à connaître celles des autres et, par ce qu'on souffre, la compassion pour les souffrances d'autrui.

 

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CHAPITRE VI. Le troisième degré de la vérité, c'est de purifier l'oeil de l'âme pour contempler les choses célestes et divines.
 

19. C'est en persévérant dans les trois choses que j'ai dites, dans les larmes clé la pénitence, dans les désirs de la justice et dans les oeuvres de miséricorde, qu'on peut dégager la vue de son coeur des trois obstacles qui proviennent de notre ignorance, de notre faiblesse et de notre amour-propre, et qu'on parvient, par la contemplation, au troisième. degré de la vérité. Voilà les voies qui semblent bonnes aux hommes, mais à ceux seulement qui ne savent point se réjouir, lorsqu'ils ont fait le mal, ni triompher dans les choses les plus criminelles (Prov., II, 14), et qui ne mettent en avant ni leur ignorance ni leur faiblesse pour s'excuser de leurs péchés; car c'est en vain que ceux qui sont faibles et ignorants, parce qu'ils le veulent bien, afin de pouvoir pécher à leur aise, invoquent comme une excuse leur faiblesse ou leur ignorance. A quoi a-t-il servi au premier homme, quoiqu'il n'eût pas péché de son plein gré, de s'excuser de la faute sur la femme comme sur la faiblesse de la chair (Gen. III) ? Et ceux qui ont lapidé le premier martyr de la foi, sont-ils excusables parce qu'ils se sont bouché les oreilles pour ne point l'entendre (Act., VII) ? Que ceux donc qui se sentent éloignés de la vérité par le désir et l'amour du mal et accablés par la faiblesse et l'ignorance, changent leurs désirs mauvais en gémissements, leur amour du mal en chagrin ; qu'ils triomphent de la faiblesse de la chair par le besoin de la justice et de leur ignorance par une instruction solide, s'ils ne veulent point, après avoir méconnu la vérité, quand elle était pauvre, nue et faible, être forcés de la reconnaître à leur honte, mais trop tard quand elle viendra avec une grande puissance et une grande vertu, terrible et accusatrice, et n'avoir que cette inutile excuse à lui faire entendre: « Quand vous avons-nous vu dans le besoin et avons-nous manqué à vous assister (Matth., XXV, 44) ? » Il faudra bien reconnaître le Seigneur quand il viendra rendre la justice, si on le méconnaît aujourd'hui qu'il ne veut que la miséricorde. Ils verront alors celui qu'ils ont percé (Joan., XIX, 37) ; et les avares pourront contempler celui pour qui ils n'ont eu que du mépris. C'est donc par les larmes, par le désir de la justice et par les oeuvres de miséricorde que l'oeil de l'âme, auquel la vérité l'a promis en ces termes : « Bienheureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu (Matth., V, 8), » de se montrer dans toute sa pureté, de se débarrasser de toutes les souillures que la faiblesse, l'ignorance et la passion lui ont fait contracter. La vérité a donc trois degrés ou états; nous montons au premier par le , travail de l'humilité, au second par le sentiment de la compassion et au troisième par le transport de la contemplation. C'est la raison qui nous conduit au premier degré, en jugeant ce que nous sommes ; le sentiment de compassion pour les autres nous fait gravir le second et nous ne parvenons au troisième que par la pureté qui nous élève aux choses invisibles.

 

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CHAPITRE VII. Comment la sainte Trinité opère en nous ces trois degrés de la vérité
 

20. Mais ici je vois briller à mes yeux, d'un éclat surprenant, les diverses opérations de l'indivise Trinité; si tant est pourtant qu'un homme assis dans les ténèbres puisse saisir la division des opérations dans la coopération des personnes divines. Il me semble que c'est le Fils qui opère au premier degré, le Saint-Esprit au second et le Père au troisième. Voulez-vous connaître l'opération du Fils ? entendez-le dire: «Si je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Seigneur et votre maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres (Joan., XIII, 14).» C'est ainsi que le Maître de la vérité enseignait à ses disciples la forme de l'humilité qui les devait conduire au premier degré de la connaissance de la vérité. Quant à l'opération du Saint-Esprit, la voici: « L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom., V, 3). » En effet, la charité est un don du Saint-Esprit qui fait que quiconque, à l'école du Fils, s'est élevé par l'humilité jusqu'au premier degré de la vérité, parvient au second par la compassion, sous la conduite du Saint-Esprit. Pour ce qui est de l'opération du Père, écoutez ces paroles: « Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean, car ce n'est ni la chair ni le sang qui vous ont révélé cela; mais mon Père qui est dans le ciel (Matth., XVI, 17), » et ces autres : « Le Père annoncera sa vérité à ses enfants (Isa., XXXVIII, 19),» puis celles-ci encore: « Je vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et les avez révélées aux petits (Matth., XI, 25). » Vous voyez que le Père finit par recevoir dans la gloire ceux que le Fils a d'abord formés à l'humilité par ses paroles et ses exemples et sur lesquels ensuite le Saint-Esprit est venu répandre la charité? Le Fils en fait des disciples, le Paraclet les console, comme des amis, et le Père les exalte comme des enfants. Ce qui montre que ce n'est pas le Fils seul, mais le Saint-Esprit et le Père avec lui, qui sont avec vérité appelés la Vérité par excellence; c'est qu'il n'y a qu'une seule et même Vérité, sauf la propriété des personnes qui opère ces trois choses dans les trois degrés; au premier elle instruit comme un maître, au second elle console comme un frère et un ami, et au troisième elle attire à elle comme un père attire ses enfants.

21. En effet, c'est le Fils de Dieu, le Verbe et la sagesse du Père,qui, ayant trouvé cette puissance de notre âme qu'on appelle la raison écrasée par la chair, captive sous le péché, aveuglée par l'ignorance et adonnée tout entière aux choses extérieures, la prend avec clémence, l'élève par sa puissance, l'instruit par sa prudence, la ramène en elle-même et, l'établissant là comme son vicaire, la fait juge d'elle-même, et la contraint par le respect qu'elle doit au Verbe à qui elle est unie, à se faire sa propre accusatrice, son propre témoin et son juge et à remplir ainsi contre elle l'office de la Vérité suprême. Voilà comment de l'union du Verbe et de la raison est née l'humilité. Il est une autre puissance de l'âme, qu'on appelle la volonté; elle était infectée par le venin de la chair, mais une fois secouée par la raison, le Saint Esprit lui fait la grâce de la visiter, la purifie doucement, lui redonne de l'ardeur et lui fait miséricorde, en sorte que, semblable à une peau qui s'étend quand on la frotte d'huile, sous l'influence de l'onction du ciel, elle s'étend jusqu'à embrasser ses ennemis. Voilà aussi de quelle manière, de l'union de l'Esprit de Dieu et de la volonté de l'homme est née la charité. Lorsque de ces deux puissances de l'âme la raison et la volonté, l'une est instruite à l'école de la vérité et l'autre ranimée par elle, l'une arrosée avec l'hysope de l'humilité et l'autre enflammé par le souffle de la charité, il s'en forme une âme parfaite, où l'humilité ne laisse plus subsister de souillures, ni la charité de rides, car sa volonté cesse de lutter contre la raison et sa raison de son côté cesse de cacher la vérité à la volonté; alors le Père se l'attache comme une belle et glorieuse épouse, en sorte que la raison de cette heureuse âme, oubliant de penser à soi et sa volonté de s'occuper du prochain, elle n'a plus d'autre bonheur que de s'écrier : « Le Roi m'a fait entrer dans sa tente (Can., I, 3).» Certainement après avoir appris à rentrer en elle-même à l'école de l'humilité où elle a eu Jésus-Christ pour maître et à craindre de s'entendre dire: « Si vous ne vous connaissez pas, sortez et allez faire paître vos chevreaux (Gant., I, 7), » après, dis-je, être sortie de cette école de l'humilité et s'être laissé conduire par l'amour et le Saint-Esprit dans les celliers de la charité, c'est-à-dire dans le coeur du prochain, elle a bien mérité, en sortant de là couronnée de fleurs et chargée de fruits, c'est-à-dire de bonnes moeurs et de vertus, d'être enfin admise dans la tente du Roi dont l'amour la consume. Mais une fois arrivée là, bientôt, dans le court espace de temps d'une demi-heure, lorsque le silence s'est fait dans les cieux, elle s'endort doucement au milieu des embrassements qu'elle a si ardemment désirés, mais son coeur veille et scrute pendant ce temps-là les mystères de la vérité, dont le souvenir la nourrira bientôt, quand elle reviendra à elle. Là elle voit les choses invisibles, elle entend des choses ineffables qu'il n'est pas donné à l'homme d'exprimer dans son langage, car elles sont bien au-dessus de toute cette science que la nuit annonce à la nuit; mais le jour parle au jour, et il est permis aux sages de parler de sagesse entre eux, et aux spirituels de s'entretenir mutuellement des choses spirituelles.

 

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CHAPITRE VIII. On retrouve ces degrés dans le ravissement de saint Paul.
 

22. Pensez-vous que saint Paul ne soit point passé par ces différents degrés, quand il a été ravi au troisième ciel? Mais pourquoi ravi au lieu de conduit? C'est afin qu'en voyant que ce grand Apôtre a été, selon ses expressions, ravi là où il ne put ni apprendre à s'élever ni être conduit pas à pas, je n'aie point la présomption, moi qui lui suis évidemment bien inférieur, de penser que je pourrais, par ma vertu et mon propre travail, m'élever à ce troisième ciel, et que j'apprenne à ne pas trop compter sur ma propre vertu et à ne point désespérer de mon travail. Car l'homme qui est instruit ou conduit, par cela même qu'il suit son maître ou son guide, a évidemment travaillé et fait lui-même quelque chose pour atteindre le but ou le lieu désiré, en sorte qu'il peut dire : « Ce n'est pas moi seul qui agis, mais la grâce de Dieu avec moi ( I Corinth., XV, 10). » Quant à celui qui est enlevé, il ne l'est point par ses propres forces mais par les forces d'un autre, comme s'il ne savait point où on le porte, de sorte qu'il ne se glorifie ni peu ni beaucoup, attendu que non-seulement il ne peut pas dire que ce qui lui arrive soit son teuvre, il ne saurait même prétendre que du moins il y a contribué pour sa part. L'Apôtre a bien pu, avec la conduite ou l'aide d'un autre, monter au premier et même au second ciel, mais pour arriver au troisième il a fallu qu'il y fût ravi. On lit bien en effet que le Fils est descendu du ciel pour appeler à lui et aider ceux qui devaient monter au premier ciel, et que le Saint-Esprit a été envoyé pour les conduire au second, mais quant au Père, bien qu'il ne cesse jamais de coopérer avec le Fils et le Saint-Esprit, il n'est pourtant pas descendu du ciel, et on ne voit pas qu'il ait jamais été envoyé sur la terre. Je lis bien, il est vrai, que « la terre est pleine de la miséricorde du Seigneur (Psalm. XXXII, 5), » que « la terre et les cieux sont remplis de sa gloire, » et beaucoup d'expressions semblables; mais c'est du Fils qu'il est dit : «Quand les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils (Galat., IV, 4), » et le Fils de Dieu dit lui-même, en parlant de soi : « L'Esprit de Dieu m'a envoyé (Isa., LXI, 1), » de même qu'il avait déjà dit par le même Prophète : «Maintenant c'est le Seigneur et l'Esprit du Seigneur qui m'ont envoyé (Isa., XLVIII,12).» Quant à l'Esprit-Saint on lit ces paroles : «Mais le Consolateur, qui est le Saint-Esprit, que mon Père enverra en mon nom (Joan., XIV, 26), » et ces autres: « Lorsque j'aurai été enlevé, je vous l'enverrai (Joan., XVI, 7), » c'est sans doute le Saint-Esprit. Quant à la personne du Père, bien qu'elle soit partout, je ne la trouve que dans le ciel; si je consulte l'Évangile, j'y lis ces mots : « Et mon Père qui est dans les cieux (Matth., XVI,17); » et si je répète l'Oraison dominicale, je dis : « Notre Père qui êtes dans les cieux (Matth., VI, 9). »

23. D'oit je conclus que, puisque le Père n'est pas descendu, l'Apôtre, pour le voir, n'a pu monter au troisième ciel où il dit toutefois qu'il a été ravi. Enfin nous lisons que « personne n'est monté au ciel, que celui qui est descendu du ciel, c'est-à-dire le Fils de l'homme (Joan., III, 13) : » n'allez pas croire qu'il n'est question ici que du premier ou du second ciel, car David vous dit: « Il est venu du plus haut des cieux (Psalm. XVIII, 6). » Aussi, quand il y retourne n'est-ce point ravi tout à coup ou enlevé furtivement qu'il y remonte, « mais c'est à leurs yeux, — aux yeux des apôtres, — qu'il s'y est élevé (Act., I, 9). » Ce ne fut donc point à la manière d'Elie, à la vue d'un seul témoin, ni, comme saint Paul, en l'absence de tout témoin, presque en l'absence de lui-même et sans avoir conscience de lui, comme il le dit lui-même: « Je ne sais — si ce fut avec ou sans mon corps , — Dieu seul le sait (II Corinth., XII, 2), » mais comme pouvait le faire le Tout-Puissant, qui descendit quand il voulut et qui remonta quand il lui plut, après avoir choisi à son gré, non-seulement le lieu, mais ses spectateurs et ses témoins et attendu son jour et son heure, car « c'est à leurs yeux » c'est-à-dire aux yeux de ceux qu 'il a daigné honorer d'un pareil spectacle, « qu'il s'est élevé dans les airs. » Mais Paul fut ravi, Elie fut ravi, Enoch fut enlevé (IV Reg., II, et Eccli. XLIV ). Notre Rédempteur, au contraire « s'est élevé, » comme il est dit, est monté par sa propre vertu, non avec l'aide d'un autre. En effet, il n'était ni monté dans un char, ni appuyé sur le bras d'un ange, mais il se soutenait par sa propre vertu, quand « il entra dans une nuée qui le déroba à leurs yeux (Act., I, 9). » Pourquoi cette nuée ? Vint-elle soulager sa fatigue, activer son pas ralenti, le soutenir dans sa chute? Gardons-nous bien de le croire; elle vint le dérober aux yeux charnels de ses disciples qui le connaissaient sans doute selon la chair, mais qui ne voyaient point au delà. Ainsi le Père appelle jusqu'au troisième ciel, par la contemplation, ceux que le Fils a appelés au premier par l'humilité et que le Saint-Esprit a conduits au second par la charité. D'abord ils s'humilient dans la vérité et s'écrient : « Vous m'avez humilié, Seigneur, dans votre vérité (Psal. CXVIII, 75). » En second lieu ils se réjouissent avec la vérité et chantent: « Quelle bonne et agréable chose que des frères unis entre eux (Psalm. CXXXII, 1) ! » car c'est de la charité qu'il est dit: « Elle se réjouit de la vérité (I Corinth., XIII, 6) ; » troisièmement enfin, ils sont ravis jusque dans les mystères de la vérité et s'écrient : « Mon secret est pour moi, mon secret est à moi (Isa., XXIV, 16). »

 

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CHAPITRE IX. Saint Bernard gémit et soupire d'ardeur après la vérité.
 

24. Mais quoi, malheureux homme que je suis; pourquoi, au lieu de m'épuiser en un flux d'inutiles paroles sur les deus: cieux supérieurs, ne point m'y élever plutôt par l'ardeur de mes désirs, quand je rampe si loin encore du ciel même inférieur, sur les pieds et sur les mains? Et pourtant, avec la grâce de celui qui m'a appelé, j'ai dressé mon échelle, et je vois la route qui doit me montrer le Sauveur que Dieu nous a donné; déjà même j'aperçois le Seigneur qui s'appuie au haut ad cette échelle, et la voix de la vérité me fait tressaillir. Il m'a appelé, et moi je lui ai répondu: « Seigneur, vous tendez la main à l'ouvrage, de vos mains (Job, XIV, 15). » Vous comptez mes pas, Seigneur, et moi je ne monte à vous qu'avec lenteur, je me fatigue de la route et je cherche à me distraire. Ah! malheur à moi, si les ténèbres viennent à me surprendre, ou si ma fuite ne s'accomplit que pendant l'hiver ou le jour du sabbat, puisque je retarde à partir, maintenant qu'il fait jour encore, que le temps est favorable et que nous sommes encore dans des jours de salut. Ah! pourquoi tardé je donc à partir ? Priez pour moi, vous, mon fils, mon frère, mon compagnon, vous enfin qui vous avancez avec moi vers Dieu, si toutefois j'avance en effet. Priez le Tout-Puissant qu'il rende la vigueur à mon pied ralenti, mais que je n'aie jamais le pied de l'orgueil. Car bien que le pied qui se ralentit dans sa marche ne peut gravir les degrés de la vérité, pourtant il vaut mieux encore que celui sur lequel on ne peut même plus se poser, W que celui dont il est parlé quand il est dit. « On les a poussés et ils n'ont pu se tenir debout (Psalm. XXXV, 13). »

25. C'est des orgueilleux qu'il est question en cet endroit. Mais que sera-ce de leur chef, de celui qui est appelé « le roi de tous les enfants de l'orgueil (Job, XII, 25) ? » Or, est-il dit, « il ne s'est point tenu ferme dans la vérité (Joan., VIII, 44) ; » et ailleurs, il est dit encore, en parler de lui : « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair (Luc., X, 18). » Pourquoi tombait-il ainsi? N'est-ce pas à cause de son orgueil? Ah! malheur à moi, si celui qui voit de loin ce qui s'élève me voyait m’enorgueillir ! Il me ferait entendre ces terribles paroles: Tu étais le file du Très-Haut et voici que tu vas mourir comme les autres hommes et tomber comme l'un des princes (Psalm. LXXXI, 7). Qui est-ce qui né tremblerait à cette voix de tonnerre? Ah! certes, il est heureux pour Jacob que ce fut le bon ange qui le toucha, le nerf de sa cuisse ne fut que flétri; il se serait gonflé pour retomber ensuite et périr, s'il eût été touché par l'ange de l'orgueil. Je demande à Dieu que le même, ange touche aussi le nerf de ma jambe et le flétrisse, si, au prix de cette infirmité, je puis commencer à faire quelques progrès, puisque dans ma force je ne puis que reculer. Je lis bien « ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force de tous les hommes (I Corinth., I, 25) ; » et l'Apôtre qui se plaint de ce que l'ange de Satan, non pas Celui du Seigneur, soufflette son nerf à lui, reçut de Dieu cette réponse : « Ma grâce te suffit, car ma vertu paraît davantage dans la faiblesse de l'homme (II Corinth., XII, 9). » De quelle vertu parlait-il? L'Apôtre lui-même va nous le dire, en s'écriant: « Je prendrai donc plaisir à me glorifier dans mes infirmités, afin que la vertu du Christ habite en moi (II Corinth., XII, 9). » Peut-être ne comprenez-vous pas bien encore précisément dit quelle vertu l'Apôtre veut parler ici, puisque Jésus-Christ a eu toutes les vertus, c'est-à-dire toute les puissances en même temps. Il les eut toutes, cela est vrai, mais il en est une, l'humilité, qu'il a signalée en lui plus particulièrement à notre attention en ces termes: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cour (Matth., IX, 29). »

26. Je me glorifierai donc volontiers aussi, Seigneur Jésus, dans ma faiblesse, si je le puis, et dans l'abattement de mes nerfs, afin que votre vertu c'est-à-dire l'humilité, se perfectionne en moi, car votre grâce me suffit, si ma vertu fait défaut. M'appuyant sur le pied de la grâce qui est fort et solide, et traînant doucement le mien qui est faible, je gravirai sans crainte les échelons de l'humilité, jusqu'à ce que, m'attachant à la Vérité, j'arrive à la longueur de la charité; alors rendant grâces à Dieu, je m'écrierai: « Vous m'avez fait poser le pied dans un endroit spacieux (Psalm. XXX,10). » Voilà comment on peut effleurer sans crainte la voie étroite, comment on peut gravir à pied et en toute sécurité les difficiles degrés de l'échelle. Voilà comment enfin d'un pas peut-être un peu lent et d'un pied boiteux mais sûr, on parvient à la vérité. Mais hélas! mon exil est bien long (Psalm. CXIX, 5) ! Qui me donnera les ailes de la colombe, afin que je puisse m'envoler plus vite vers la vérité et me reposer enfin dans la charité (Psalm. LIV, 6) ? Mais puisque mil ne me les donne, Seigneur; veuillez me conduire vous-même dans vos Voies et je finirai par entrer dans votre vérité et votre vérité me délivrera. Quel malheur pour moi que j'en sois descendu! Si je n'avais pas commencé par en descendre avec autant de légèreté que de vanité, je n'éprouverais point maintenant tant et de si longues fatigues pour y remonter. Que dis-je, j'en suis descendu? Il serait peut-être plus . juste de dire que j'en suis' tombé, mais ce qui fait que je m'exprime de la sorte, c'est que de même qu'on n'est pas tout d'un coup au faite et qu'on n'y arrive que pas à pas, ainsi on ne tombe point en un instant au fond de l'abîme du mal, on y descend peu à peu. Autrement, comment Job aurait-il pu dire: » L'impie croît tous les jours en orgueil (Job, XV, 20) ? » D'ailleurs, il y a des voies qui paraissent bonnes aux hommes et qui ne laissent point pourtant de les conduire au mal.

27. Il y a donc une voie qui monte et une voie qui descend ; l'une qui mène au bien et l'autre au mal; gardez-vous donc de prendre la mauvaise; choisissez la bonne, et si vous ne le pouvez par vos propres forces, dites avec le Prophète: « Seigneur, éloignez de moi la voie du mal.» — Comment cela? — «En me faisant la grâce de vivre selon votre loi (Psalm. CXVIII, 29), » cette loi que vous donnez à ceux qui pèchent dans la voie, c'est-à-dire à ceux qui abandonnent la vérité; or je suis de. ce nombre puisqu'il est vrai que je suis tombé de la vérité. Mais celui qui est tombé ne pourra-t-il donc point se relever? C'est pour me relever que j'ai choisi « la voie de la vérité (Psalm. CXVIII), » par laquelle je dois m'élever, en m'humiliant, au point d'où je suis déchu en m'enorgueillissant. Oui, je m'élèverai et je m'écrierai: « Vous avez bien fait de m'humilier, Seigneur; la loi qui sort de votre bouche est pour moi préférable à des millions d'or et d'argent (Psalm. CXVIII, 71, 72).» Il semblerait que David parle de deux voies, et il n'y en a qu'une; elle ne diffère que par son point de départ et par le nom qu'on lui donne; en effet, c'est la voie « de l'iniquité » pour ceux qui la descendent, et celle « de la vérité» pour ceux qui la montent; en effet les degrés gui conduisent au trône sont les mêmes que ceux qui en descendent; c'est la même route qui nous mène à la ville et nous en ramène, et la même porte qui donne accès dans la maison en permet aussi la sortie, enfin c'était sur la même échelle que Jacob vit les anges monter et descendre. Qu'est-ce à dire? C'est que si vous voulez retourner vers la vérité, il n'est pas nécessaire que vous cherchiez une voie nouvelle et inconnue qui vous y mène, prenez celle que vous connaissez et par laquelle vous êtes descendu; suivez pas à pas vos traces et remontez avec humilité les mêmes degrés que l'orgueil vous a fait descendre; le douzième degré de l'orgueil sera le premier de l'humilité; le onzième sera le second; le dixième, le troisième; le neuvième, le quatrième; le huitième, le cinquième; le septième, le sixième; le sixième, le septième; le cinquième le huitième; le quatrième, le neuvième; le troisième, le dixième; le second, le onzième, et le premier, le douzième. Quand une fois vous aurez bien retrouvé ou plutôt reconnu en vous les degrés de l'orgueil, vous n'aurez pas de mal à trouver la voie de l'humilité.

SECONDE PARTIE DU TRAITÉ DES DOUZE DEGRÉS DE L'ORGUEIL.

CHAPITRE X. Le premier degré de l'orgueil est la curiosité.

CHAPITRE XI. Second degré de l'orgueil, la légèreté d'esprit.

CHAPITRE XII. Troisième degré de l'orgueil, la sotte joie.

CHAPITRE XIII. Quatrième degré de l'orgueil, la jactance .

CHAPITRE XIV. Cinquième degré de l'orgueil, la singularité.

CHAPITRE XV. Sixième degré de l'orgueil, l'arrogance.

CHAPITRE XVI. Septième degré de l'orgueil, la présomption.

CHAPITRE XVII. Huitième degré de l'orgueil, la défense du péché.

CHAPITRE XVIII. Neuvième degré de l'orgueil; un aveu qui n'est qu'une feinte.

CHAPITRE XIX. Onzième degré de l'orgueil, la révolte.

CHAPITRE XX. Onzième degré de l'orgueil, la liberté de pécher.

CHAPITRE XXI. Douzième degré de l'orgueil, l'habitude de pécher.

CHAPITRE XXII. Faut-il et comment faut-il prier pour les vîmes désespérées et mortes?

 

SECONDE PARTIE DU TRAITÉ DES DOUZE DEGRÉS DE L'ORGUEIL.
 

CHAPITRE X. Le premier degré de l'orgueil est la curiosité.
 

28. Le premier, degré de l'orgueil est la curiosité. Vous la reconnaîtrez à ces signes. Si vous voyez un moine dont jusqu'alors vous étiez parfaitement sûr, commencer, partout où il se trouve, debout, en marche ou assis, à tourner les yeux de côté et d'autre, à lever la tête et à avoir s l'oreille au guet, tenez pour certain que ces changements extérieurs sont le signe d'un changement intérieur ; car « l'homme qui se pervertit, fait des signes des yeux, frappe du pied et parle avec les doigts (Prov., VI, 12); » cette agitation inaccoutumée du corps est l'indice d’une maladie de l'âme qui débute et qui la rend moins circonspecte, insouciante de ce qui la concerne et curieuse, au contraire, de ce qui a rapport aux autres. Comme elle ne se tonnait plus elle-même, elle est poussée dehors pour paître les chevreaux, c'est-à-dire les yeux et les, oreilles, car chevreaux est synonyme de péchés. Or, de même que la mort est entrée dans le monde par le péché, ainsi entre-t-elle dans l'âme par ces deux ouvertures. C'est donc à les faire paître que l'homme curieux s'occupe, pendant qu'il néglige de rechercher ce qu'il est dans son coeur, où il s'est laissé lui-même. Car je serais bien surpris, ô homme, que tu trouvasses le moyen de t'occuper d'autre chose, si tu veillais soigneusement ;sur toi. Ecoute donc, ô curieux, ce que dit Salomon; insensé, prête l'oreille aux paroles du Sage : « Appliquez-vous, dit-il, avec tout le soin -possible, à la garde de votre coeur (Prov., IV, 23). » C'est-à-dire, que tous vos sens veillent sur celui d'où coule la vie et le gardent. Où vas-tu donc, ô curieux, quand tu sors de toi et, pendant ce temps-là, à quel gardien te confies-tu? D'ailleurs comment oses-tu bien lever les yeux au ciel contre lequel tu as péché ? Regarde la terre pour apprendre à te connaître; elle te remettra en face de toi, car tu n'es que de la terre et tu retourneras à la terre.

29. Cependant il y a deux circonstances dans lesquelles on peut lever les yeux sans pécher; c'est lorsqu'on le fait pour appeler du secours ou pour en accorder. Ainsi, c'est pour en demander que David lève les yeux vers les montagnes (Psalm., CXX, 1), et c'est pour en envoyer que Dieu les lève sur son peuple (Joan., VI, 5). Le premier agit ainsi s dans la détresse et le second, dans la miséricorde; il est évident qu'ils 'le font l'un et l'autre sans pécher. Ainsi en sera-t-il de celui qui, considérant les circonstances de lieu, de temps et de cause où il se trouve, lèvera les yeux dans la pensée de sa propre faiblesse ou de celle du prochain; non-seulement je ne le blâmerai point, mais encore je trouverai des louanges à lui décerner; car dans le premier cas sa détresse est son excuse, et dans le second c'est la pitié qui le justifie. Mais si on agit dans un autre sentiment, pour moi ce n'est ni le Prophète ni le Seigneur, mais Dina, Ève ou même Satan qu'on imite. En effet, c'était pour faire paître les chevreaux que Dina était sortie, quand elle perdit en même temps son innocence et devint fatale à son père (Gen., XXXIV, 1). O Dina, quel besoin y avait-il pour toi d'aller voir les femmes étrangères? Où en était la nécessité? où même en était l'utilité? N'est-ce point la seule curiosité qui te guidait? Je veux bien que tu les regardes innocemment; mais toi, es-tu regardée de même? Tu regardes par simple curiosité; mais toi, on te considère avec un excès de curiosité. Qui aurait dit alors que ta curieuse oisiveté ou ton oisive curiosité allait être sitôt, non plus innocente, mais fatale, aussi bien pour toi et pour les tiens que pour un peuple étranger ?

30. Et toi, ô Eve, tu as été placée dans le paradis terrestre pour y travailler et pour le garder avec ton mari ; si tu accomplis ta mission, tu passeras un jour dans un endroit où tu n'auras plus rien à faire, plus rien à garder avec sollicitude. Tu peux manger du fruit de tous les arbres du paradis terrestre, à l'exception de celui de l'arbre qui est appelé «l'arbre de la science du bien et du mal (Gen., II, 17). » Si les autres fruits sont tous bons et ont le goût du bien, pourquoi irais-tu manger d'un fruit qui a aussi celui du mal? « Il ne faut pas être plus sage que de raison (Rom., XII, 3) ; » or goûter le mal, ce n'est point être sage, mais insensé. Conserve donc le dépôt et attends la promesse; prends garde de toucher au fruit défendu si tu ne veux perdre celui auquel il t'est permis de toucher. Pourquoi jettes-tu un regard si attentif sur ce qui sera ta mort? Pourquoi tes yeux se portent-ils sans cesse de ce côté ,et pourquoi te complais-tu à considérer ce qu'il t'est défendu de manger? Je n'y porte que les yeux, non les mains, me réponds-tu, il ne m'est point interdit de le regarder, s'il m'est défendu d'en manger. Ne puis-je jeter les yeux où il me plaît? Dieu ne m'a-t-il pas laissé la libre disposition de mes regards ? Je te répondrai par ce mot de l'Apôtre: « Tout ce qui m'est permis ne m'est pas bon à faire (I Corinth., VI, 12) : » si ce te n'est point une faute c'en est du moins l'indice, et ta curiosité n'aurait pas le temps de se satisfaire, si ton âme était plus curieuse de se garder elle-même. Ce n'est pas encore une faute, mais c'est une occasion de faute, c'est le signe qu'elle est commise ; elle est aussi la cause qui la fait commettre, car tandis que tu es tout entière appliquée à autre chose, le serpent se glisse secrètement dans ton coeur et te fait entendre de séduisantes paroles, qui imposent silence à ta raison, en même temps qu'elles dissipent tes craintes. « Non, dit-il, non, vous ne mourrez point (Genes., III, 4). » Puis il l'occupe en éveillant sa gourmandise, et il excite sa curiosité en faisant naître le désir dans son âme. Enfin il lui présente ce qui est défendu et lui ravit ce qui lui est accordé, il lui offre un fruit et lui enlève le paradis. Tu bois le poison qui va te donner la mort, à toi qui es la mère d'enfants destinés à la mort; tu perds le salut, mais tu ne perds point en même temps ta fécondité. Nous naissons et nous mourons, mais nous ne naissons que pour mourir, parce que nous sommes morts avant même de mitre. Voilà d'an vient, ô Ève, le joug accablant qui pèse depuis lors jusqu'à ce jour, sur tous tés enfants,

31. Mais toi qui étais le sceau et l'image du Très-Haut, non pas dans la paradis terrestre, mais dans les délices du paradis même de Dieu (Ezech., XXVIII, 12), que peux-tu désirer de plus ? Au comble de la sagesse, de la perfection et de la beauté, ne cherche rien au-dessus de toi et ne scrute point ce qui dépasse tes forces. Reste en toi, prends garde de déchoir de ce que tu es, si tu te laisses aller à des pensées de grandeur et d'élévation qui te dépassent. Mais d'où vient, pendant que je te parle, que tu t'élances par un détour vers l'Aquilon? Déjà je te vois jeter un regard de curiosité sur je ne sais quoi plus haut que toi: «J'irai, dis-je, placer mon trône à l'Aquilon (Isa., XIV, 13)?» Pendant que les autres habitants du ciel se tiennent debout, tu affectes d'être seul assis et tu troubles ainsi, non-seulement la concorde de tes frères et la paix générale de la céleste paix, mais encore, autant qu'il est en toi, le repos même de la Trinité. Ah! malheureux, où ta curiosité te conduit-elle, puisque, dans ta présomption sans imitateur, tune crains point de scandaliser tes frères et d'insulter ton Roi; des millions d'anges sont à son service et des centaines de millions se tiennent debout en sa présence; car nul n'est assis que Celui qui a son trône sur les chérubins et qui a le reste des anges pour serviteurs, et toi en regardant je ne sais quoi autrement que les autres, en l'examinant avec plus de curiosité et en t'y portant avec plus d'irrévérence, tu vas placer ton trône dans le ciel pour égaler le Très-Haut? Dans quel but et dans quelle espérance ? Insensé, mesure donc tes forces, pèse les conséquences, songe à te modérer. Présumes-tu que le Tout-Puissant le sache ou l'ignore, le veuille ou ne le veuille pas? Comment celui dont la volonté est souverainement bonne et la science parfaite, pourra-il vouloir en ignorer le mal que tu médites ? Aurais-tu la pensée que s'il le sait et ne le veut point, il ne saurait du moins s'y opposer? A moins que tu ne croies que tu n'as pas été créé, jamais je ne pourrai croire que tu révoques en doute la toute-puissance, la science infinie et la bonté de ton créateur, de celui qui a pu te tirer du néant , qui a su et voulu te faire tel que tu es. Comment peux-tu donc croire que Dieu consentira à une chose qu'il ne veut pas qu'on fasse et qu'il peut empêcher? Est-ce que par hasard je ne verrais pas déjà s'accomplir, ou plutôt, commencer en toi ce que, après toi et par toi ceux qui te ressemblent ont fait dire sur la terre : Tout maître nourrit des insensés ? Ton oeil est-il mauvais, parce que lui est bon? Sa bonté t'inspire une confiance criminelle et te donne l'impudence de dédaigner sa science et l'audace de braver sa puissance.

32. Oui, telles sont tes pensées, ô impie, telle est l'iniquité que tu médites sur ta couche en disant : Est-ce que vous pensez que le Créateur anéantira son oeuvre ? Je sais bien qu'aucune de mes pensées n'échappe à Dieu, puisqu'il est Dieu; je sais bien aussi qu'elles ne sauraient lui plaire, attendu qu'il est bon, et que, s'il le veut, je ne saurais lui échapper parce qu'il est puissant. Est-ce donc pour moi une raison de craindre ? Si, à cause de sa bonté, le mal ne peut lui plaire dans les autres, à combien plus forte raison lui déplaira-t-il en lui ? Je veux bien que ce soit mal à moi de vouloir quelque chose qu'il ne veut point, ce sera mal aussi à lui de se venger. Il sera donc aussi éloigné de vouloir se venger de n'importe quel crime qu'il l'est de vouloir et de pouvoir se dépouiller de sa bonté. Malheureux, ce n'est pas Dieu, C est toi-même, oui, c'est toi que tu trompes, et ton iniquité s'est déçue elle-même et n'en a point imposé à Dieu. Ta conduite est pleine de fourberie, mais c'est sous ses yeux que tu agis; c'est donc toi, non Dieu, que tu trompes, et comme tu tournes contre lui les biens immenses que tu as reçus de lui, tu n'en es que plus odieux dans ton iniquité. Est-il en effet iniquité plus grande que de te servir, pour mépriser ton Créateur, précisément des dons qui devaient te le faire aimer davantage? Non, il n'en est pas de plus grande pour toi, qui ne peux douter de la puissance de Dieu et qui sais bien qu'il peut te détruire s'il le veut, puisqu'il a pu te créer, de compter que, à cause de son excessive bonté, il ne voudra point se venger et de lui rendre ainsi le mal pour le bien et la haine pour l'amour.

33. Ce n'est point d'un courroux momentané , mais d'une haine . éternelle que tu te rends digne par ton iniquité, toi qui désires et qui es pères t'égaler à ton très-doux et très-haut Seigneur, en sorte qu'il ait sans cesse sous les yeux un spectacle qui l'afflige et la vue d'un égal qu'il ne voudrait point avoir et qu'il ne renverse point, quoiqu'il puisse le faire; toi qui, bien plus, espères qu'il aimera mieux souffrir que de te laisser périr. Il pourrait certainement t'abattre s'il le voulait, mais à cause de son excessive bonté, tu penses qu'il ne saurait jamais le vouloir. Assurément s'il est tel que tu te le représentes, tu en es d'autant plus coupable de ne le point aimer, et s'il arrive qu'en effet il aime mieux     souffrir lui-même tes attentats que de te frapper , quelle n'est pas ta malice de ne point épargner du moins celui qui ne s épargne pas afin de. t'épargner? Mais il s'en faut bien que sa perfection ne lui permette point d'être juste, parce qu'il est bon, comme s'il ne pouvait être l'un et l'autre en même temps ; la bonté alliée à la justice est meilleure au contraire que séparée d'elle, ou plutôt la bonté sans la justice ne serait même plus une vertu. Quand tu te montres ingrat envers la bonté gratuite de Dieu, qui t'a créé sans aucun mérite de ta part, tu ne crains pas sa justice parce que tu ne l'as point encore éprouvée, et tu te laisses audacieusement aller à commettre une faute dont tu te promets à tort l'impunité ; mais tu ne tarderas point, en tombant dans la fosse que tu prépares à ton Créateur, à reconnaître qu'il n'est pas moins juste que bon. Pendant que tu médites contré lui une peine dont il pourrait se garantir s'il le voulait, mais à laquelle il ne saurait vouloir se soustraire, à ce que tu penses, parce que tu t'imagines qu'il n'a pas ce genre de bonté avec laquelle tu ne l'as point encore vu punir personne, ce Dieu plein de justice, qui ne peut ni ne doit souffrir que sa bonté soit impunément offensée, fera retomber sur toi une peine pareille ; cependant il tempère tellement sa sentence de vengeance, que tu n'as qu'à te repentir pour obtenir de lui ton pardon. Mais ton coeur endurci et impénitent ne saurait songer au repentir; aussi ne pourras-tu éviter ton châtiment.

34. Mais écoutez son audace : « Les cieux, dit-il, sont mon trône, et la terre est l'escabeau de mes pieds (Isa., LXVI, I). » Il ne dit pas : L'Orient ou l'Occident ou tout autre endroit du ciel, mais les cieux tout entiers sont mon trône. Cependant tu ne peux aller t'asseoir à aucun endroit dans le ciel, puisque le Seigneur se l'est réservé tout entier pour lui; tu ne saurais non plus te poser sur la terre, il se l'est donnée pour escabeau; c'est un endroit stable où l'Église est fondée et repose sur le roc. Que feras-tu donc chassé du ciel et ne. pouvant demeurer sur la I terre? Il ne te reste plus que l'air, non pour y fixer ta demeure d'une manière stable, mais pour le parcourir en volant, afin d'expier par un perpétuel changement de lieu ton désir d'une éternelle stabilité. Tu flotteras donc entre le ciel et la terre; car le Seigneur étant assis dans les cieux, comme sur un trône élevé, et la terre étant pleine de sa majesté, il ne te reste plus que les airs en partage.

35. A mon avis, si les Séraphins volent sur deux de leurs ailes, c'est-à-dire, avec les ailes de la contemplation, du trône de Dieu à l'escabeau de ses pieds, et de l'escabeau de ses pieds à son trône; si, en même temps, de deux autres ailes ils voilent la tête et les pieds du Seigneur, ce n'est que pour écarter les regards de ta curiosité, de même que le Chérubin placé à l'entrée du paradis terrestre en éloigne l'homme devenu pécheur. De cette manière tu ne saurais désormais scruter, dans ton audace ou dans ta prudence, les secrets des cieux non plus que pénétrer sur la terre les mystères de l'Église, obligé de te contenter du coeur des orgueilleux qui ne peuvent demeurer sur la terre comme le reste des hommes et sont incapables de s'élever dans les cieux avec les anges. Mais si la tête du Seigneur dans les cieux et ses pieds sur la terre sont dérobés à tes regards, il te reste pourtant comme un certain entre-deux à voir ou plutôt à envier; car, dans les airs ou tu flottes, tu peux voir passer près de toi les anges qui descendent ou qui montent, mais tu ne sais ni ce qu'ils entendent là-haut ni ce qu'ils rapportent ici-bas.

36.  O  toi qui te levais le matin, Lucifer, ou plutôt Noctifer et même Mortifer, jadis tu prenais ton essor de l'Orient au Midi, et voilà que, changeant de direction, je te vois tendre vers l'Aquilon! Mais plus ton vol est rapide pour t'élever, plus je te vois tomber vite vers le Couchant. je voudrais bien pourtant, ô ange curieux, examiner moi-même de plus près la pensée intime de ta curiosité : «J'élèverai, dis-tu, mon trône à l'Aquilon (Isa., XIV, 13). » Il ne peut être question dans ta bouche d'un Aquilon ni d'un trône matériels, puisque tu es un pur esprit; « l'Aquilon » pourrait donc bien signifier les futurs réprouvés et « ce trône, »le pouvoir qui t'est accordé sur eux. Plus ta science te rapproche de la prescience de Dieu, en comparaison du reste des anges, plus aussi tu distingues avec perspicacité ceux qui ne reçoivent pas un rayon de la sagesse et ne se font point remarquer par la ferveur de l'esprit. Les trouvant vides, tu établis en eux ton empire, tu les remplis de la lumière de ton astuce, tu les enflammes des ardeurs de ta malice et, de même que le Très-Haut se trouve par sa sagesse et sa bonté à la tète de tous les fils de l'obéissance, ainsi tu te trouves à la tête de tous les fils de l'orgueil; tu es leur roi, tu les gouvernes par ton astucieuse perversité et par ta perverse fourberie, et voilà comment tu prétends ressembler à Dieu. Mais je me demande si tu as prévu ta chute en présence de Dieu aussi bien que tu avais prévu ta principauté sous ses yeux? Si tu l'as prévue, quelle ne fut point ta folie de vouloir dominer au prix de semblables malheurs et d'aimer mieux régner à des conditions si misérables que de servir dans la félicité? Ne valait-il pas mieux pour toi participer à ces plaies lumineuses que d'être le prince des ténèbres? Mais j'aime mieux croire que tu n'as rien prévu, soit, comme je l'ai dit plus haut, que ne songeant qu'à la bonté de Dieu, tu te sois dit: Il ne me punira point, et que cette pensée impie t'ait porté à l'irriter ou, qu'à la vue du premier rang à occuper, la poutre de l'orgueil se soit tout à coup tellement accrue dans ton oeil qu'elle t'ait empêché de voir le précipice.

37. Ainsi arriva-t-il à Joseph de prévoir son exaltation, sans toutefois prévoir qu'il commencerait par être vendu, quoique sa vente dût précéder son exaltation. Ce n'est pas que je croie que ce patriarche se soit laissé aller à l'orgueil, mais je pense que cela est arrivé ainsi, pour nous empêcher de croire que les prophètes n'ont rien prévu, parce que sous l'inspiration de l'esprit de prophétie ils n'ont pas tout prévu. Si on veut voir un sentiment de vanité dans le seul fait de cet enfant, qui racontait les songes qu'il avait eus et dont il ignorait encore le sens, je pense, moi, qu'il ne faut attribuer son récit qu'à la simplicité de son âge ou y voir quelque mystère caché, plutôt qu'un mouvement de vanité qu'il a pu d'ailleurs suffisamment expier plus tard, par tout ce qu'il a souffert. Il arrive en effet quelquefois que les prophètes connaissent par révélation des choses agréables, que la faiblesse humaine ne peut sans doute apprendre sans un mouvement de vanité, et qui n'en arriveront pas moins comme il leur a été révélé, mais non point de manière à ce que la vanité, quelle qu'elle, soit, qu'ils ont ressentie intérieurement de la grandeur de la promesse ou de la révélation qui leur était faite demeure impunie. De même qu'on voit un médecin recourir non-seulement aux emplâtres, mais encore au fer et au feu pour brûler et couper toutes les excroissances qui se sont produites dans la plaie qu'ils veulent cicatriser, afin qu'elles n'empêchent point l'effet salutaire de l'emplâtre qui doit la guérir, ainsi voyons-nous Dieu, le médecin des âmes, envoyer des épreuves

et des tentations aux prophètes, afin que dans leurs afflictions et dans leurs humiliations leur joie se change en tristesse et qu'ils regardent leur révélations comme des illusions de leur esprit. De la sorte, ils sont délivrés de toute vanité sans que la révélation de la vérité en souffre. Voilà pourquoi saint Paul ressentait l'aiguillon de la chair qui l'empêchait de s'enorgueillir des nombreuses révélations dont il était honoré (II Corinth., XIII, 7), et comment il se fit que l'incrédulité de Zacharie fut punie par la perte de l'usage de la langue, sans que pour cela il y eût rien de changé dans la manifestation de la vérité qui devait se faire en son temps (Luc., I, 20). Mais, dans la gloire comme dans l'ignominie, , les saints ne laissent point de profiter par les tentations mêmes de la vanité qui les éprouvent comme les autres hommes jusque dans les dons singuliers dont ils sont l'objet, et qui ne leur laissent point oublier ce qu'ils sont, malgré les choses surnaturelles qu'il leur est donné de voir.

38. Mais quel rapport y a-t-il entre la curiosité et les révélations dont je me suis trouvé amené à parler? Je me proposais, par cette digression, e de montrer que le mauvais ange a pu prévoir, avant sa chute, la domination qu'il devait exercer un jour sur les hommes réprouvés, sans toutefois prévoir sa propre damnation. Mais terminons en peu de mots une digression qui a plutôt soulevé que résolu toutes ces questions secondaires touchant le mauvais ange : c'est donc par la curiosité qu'il est déchu de la vérité, parce qu'il a fini par commettre la faute de désirer et par être assez présomptueux pour espérer ce qu'il n'avait d'abord commencé à regarder qu'avec curiosité. C'est donc avec raison que de tous les degrés de l'orgueil qui est lui-même le commencement de tout péché, nous attribuons le premier à la curiosité; mais si elle n'est promptement réprimée, elle conduit promptement à la légèreté de l'esprit qui en est le second degré.

 

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CHAPITRE XI. Second degré de l'orgueil, la légèreté d'esprit.
 

39. En effet, quand un religieux se négligeant lui-même commence e à jeter un regard de curiosité sur les autres, il arrive qu'il porte les yeux te sur ses supérieurs et sur ses inférieurs et que, dans les uns il trouve matière à envie et dans les autres, matière à dédain : alors son esprit n comme aiguisé par la mobilité de ses yeux et dégagé d'ailleurs du poids de tout souci personnel, tantôt, par un mouvement d'orgueil, s'élève bien haut dans ses pensées et tantôt se laisse tomber bien bas, par un mouvement d'envie, en sorte que d'un côté il sèche misérablement de jalousie et de l'autre il sourit dans son orgueil à de puérils sentiments de grandeur; vain ici, mauvais là, il est partout orgueilleux ; car ce n'est que par amour de sa propre excellence qu'il ne peut voir sans douleur qu'il a des supérieurs, de même qu'il ne peut songer qu'il a des inférieurs sans en ressentir de la joie. Or toutes ces vicissitudes de l'âme se trahissent par un langage aussi bref que mordant ou par des paroles aussi multipliées que vaines, et par des discours, tantôt mêlés de rires et tantôt mêlés de larmes, mais toujours déraisonnables. Maintenant vous pouvez comparer, si bon vous semble, ces deux degrés de l'orgueil aux deux degrés correspondants de l'humilité et vous verrez que, dans le dernier, c'est la curiosité et, dans l'avant-dernier, la légèreté qui se trouvent réprimées. Vous pourrez faire une remarque pareille à tous les autres degrés si vous les comparez entre eux. Mais revenons au troisième degré de l'orgueil non en le descendant, mais en le faisant connaître.

 

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CHAPITRE XII. Troisième degré de l'orgueil, la sotte joie.
 

40. C'est le propre de l'orgueil de se porter avec ardeur vers les choses gaies et de fuir les tristes, ainsi que l'Ecclésiaste en fait la remarque te en ces termes: « Le coeur des insensés est où se trouve la joie (Eccles., VII, 5). » Aussi le religieux qui a descendu déjà les deux premiers degrés de l'orgueil et qui se trouve arrivé par la curiosité à la légèreté d'esprit, voyant que la joie après laquelle il soupire, est souvent troublée par la tristesse qu'il ressent à la vue du bonheur des autres, ne peut plus supporter sa propre humiliation et cherche les adoucissements d'une trompeuse consolation. Il restreint donc sa curiosité, du côté où elle e ne peut lui montrer que son propre néant et l'excellence d'autrui, pour la reporter; tout entière dans le sens opposé, afin de noter avec soin en quoi il lui semble qu'il excelle lui-même sur les autres et de ne rien perdre de sa joie en ne voyant plus rien de ce qui l'afflige. De cette manière, son coeur qui avait commencé par être tour à tour en proie à la joie et à la tristesse, commence à ne plus éprouver qu'une sotte joie. Or voici à quels signes vous la reconnaîtrez soit en vous soit dans les autres. Quiconque est arrivé à ce troisième degré de l'orgueil, ou ne se plaint plus jamais ou du moins ne se plaint que rarement, il est rare aussi qu'on lui voie verser dés larmes. Si vous le considérez, vous serez porté à croire ou qu'il ne pense point à lui ou qu'il est purifié de, toutes ses fautes. Il y a de la bouffonnerie dans ses manières, l'enjouement brille sur son visage et la vanité éclate dans toute sa démarche; il plaisante volontiers, volontiers aussi il s'abandonne au rire ; cela se conçoit, car en même temps qu'il a effacé de sa mémoire le souvenir de tout ce qu'il y a en lui de méprisable et de triste, il a groupé sous les yeux de son âme tout le bien qu'il se connaît ou qu'il se suppose, attendu qu'il ne pense que ce qu'il lui plaît et se met peu en peine du reste, s'il le peut; enfin il ne peut plus ni retenir ses rires ni dissimuler sa sotte joie. Telle on voit une vessie gonflée d'air, si on vient à y faire un petit trou et à la presser ensuite, se dégonfler en sifflant, parce que l'air, en s'échappant par une étroite ouverture, au lieu de se répandre tout à la fois, produit un bruit continu, ainsi voit-on un religieux, quand une fois il a rempli son coeur de pensées vaines et bouffonnes, comme du vent de la vanité que l'heure du silence ne lui permet plus de laisser échapper à pleine bouche, éclater enfin en rires à peine étouffés au fond de sa gorge; dans son embarras il se cache le visage, il se mord les lèvres, il serre les dents, mais le rire lui échappe malgré lui, et les éclats en retentissent, quelques efforts qu'il fasse pour les arrêter; en vais, place-t-il sa main devant sa bouche, le rire éclate par le nez.

 

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CHAPITRE XIII. Quatrième degré de l'orgueil, la jactance .
 

41. Mais quand la vanité a commencé à grandir et la vessie à se gonfler davantage, il faut à l'air un trop plus large, une plus grande ouverture pour s'échapper, autrement la vessie éclaterait. Ainsi en est-il du religieux qui surabonde d'une sotte joie; s'il ne peut laisser un libre cours au besoin qu'il a de rire, ou témoigner sa gaieté par ses manières, il s'écrie avec Eliu : « Ma poitrine est comme remplie de vin nouveau qui n'a point d'air et qui fait rompre les vaisseaux où on le renferme (Job, XXXII, 19). »  Il faut donc ou qu'il parle ou qu'il éclate il est plein de paroles et son esprit est comme en travail pour enfanter toutes les pensées qu'il a conçues (Ibid. 18). Il a faim et soif de gens qui l'entendent, à qui il débite toutes ses vanités; devant qui il répande toutes ses pensées et à qui il dise ce qu'il est et ce qu'il vaut. L'occasion de parler lui est-elle offerte, si la conversation roule sur les lettres, on l'entend citer les anciens et les modernes, les jugements se succèdent sur ses lèvres, et les expressions ampoulées résonnent. Il prévient les questions et répond même à ceux qui ne lui en font point; il fait la demande et la réponse et coupe la parole à son interlocuteur. Si la cloche donne le signal du silence, les minutes lui semblent des heures, et il demande la permission de continuer l'entretien après que le temps est passé, non point pour édifier, mais pour montrer son savoir. Il pourrait édifier mais ce n'est pas ce qu'il se propose; ce qu'il veut, ce n'est ni de vous apprendre quelque chose, ni de s'instruire lui-même auprès de vous de ce qu'il ,ignore, mais c'est qu'on sache qu'il est savant. Est-il question de la religion, aussitôt il vous cite des songes et des visions; il loue les jeûnes, recommande les veilles et fait par-dessus tout l'éloge de l'oraison: il disserté avec autant de talent que de vanité sur la patience, sur l'humilité et sur toutes les vertus; à l'entendre parler, on serait tenté de dire que chez lui « la bouche parle de l'abondance du coeur, et que l'homme de bien tire ces bonnes choses du bon trésor de son coeur (Luc, VI, 45 et Matth., VII, 44).» Si l'entretien tourne au plaisant, alors il est intarissable, ce sujet est précisément son fort Si vous l'entendez, c'est un fleuve de vanités, un torrent de plaisanteries qui s'échappe de ses lèvres, au point que les esprits les plus graves ne peuvent s'empêcher de rire. Pour tout dire en un mot, reconnaissez la jactance à ce flux de paroles. Je vous ai décrit et nommé le quatrième degré de l'orgueil, évitez-le, mais rappelez-vous-en le nom. Venons-en maintenant, mais avec la même précaution, au cinquième degré que j'appelle la singularité.

 

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CHAPITRE XIV. Cinquième degré de l'orgueil, la singularité.
 

42. Celui qui s'élève avec jactance au-dessus des autres, rougirait de ne pas faire quelque chose de plus que ses frères afin de paraître plus qu'eux. Aussi, n'est-ce pas assez pour lui de ce que la règle commune du monastère, ou les exemples des anciens lui prescrivent; ce n'est pas toutefois qu'il travaille à être meilleur que les autres; il veut le paraître et si son ambition ne va point jusqu'à mener effectivement une vie plus sainte, il veut vivre du moins de manière à pouvoir dires : « Je ne suis pas comme le reste des hommes. » Aussi est-il plus satisfait de jeûner une seule fois quand personne ne jeûne due s'il jeûnait tout une semaine avec tout le monde. Il préfère une toute petite oraison faite en particulier, à la psalmodie d'une nuit tout entière. A dîner, il jette les yeux de tous côtés, et s'il aperçoit un religieux qui mange moins que lui, il est tout triste de se voir vaincu et se met aussitôt à se restreindre impitoyablement sur le nécessaire , car il craint plus encore dé perdre quelque chose de sa gloire que d'endurer les souffrances de la faim. S'il voit quelqu'un plus maigre et plus pâle que lui, il se regarde comme n'étant plus rien et n'a plus de repos. Comme il ne peut pas voir de ses propres yeux son juge, tel qu'il apparaît aux yeux des autres, il considère ses mains et ses bras, il se tâte les côtes il se palpe les épaules et les flancs, afin de juger de la pâleur du teint de son visage, selon qu'il trouve ses membres plus ou moins décharnés. Il se montre d'une grande exactitude pour toutes ses pratiques à lui, mais fort peu fervent pour celles de la règle. Dans son lit il veille, mais il dort au choeur, et après avoir sommeillé toute la nuit pendant que les autres chantent les matines, on le voit rester seul en prière dans la chapelle lorsque tous les autres se reposent dans le cloître (a) après l'office. Cependant il crache, il tousse et pousse dans son coin des gémissements et des soupirs qui remplissent les oreilles de ceux qui se trouvent assis dehors. Toute ces pratiques aussi singulières que vaines lui font une grande réputation parmi les plus simples qui approuvent volontiers ce qu'ils voient, sans discerner quel en est le principe, et qui l'égarent en témoignant qu'ils l'estiment bien heureux (Isa., III, 12).

 

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CHAPITRE XV. Sixième degré de l'orgueil, l'arrogance.
 

43. Il croit tout ce qu'on lui dit, il loue tout ce qu'il fait et ne fait point attention où il va; il oublie l'intention qui le pousse, dès qu'il sent qu'il q a frappé l'opinion, et, tandis que pour tout le reste il s'en rapporte plus à lui-même qu'aux autres, pour ce qui est lui au contraire il s'en l' rapporte plus aux autres qu'à soi, en sorte que ce n'est pas en paroles seulement ou par une simple ostentation qu'il préfère sa manière de pratiquer la vie religieuse, mais c'est du fond de l'âme qu'il la croit plus sainte que toutes les mitres, et toutes les louanges qu'il sait qu'on

 

a On voit par là qu'il était d'usage de se reposer dans le cloître après le chant des matines. On lit dans la coutume de Cîteaux, chapitre LXXXIX, « Que ceux qui le voudront peuvent —  pendant l'été — rester assis dans le cloître, tout le temps qui suit les nocturnes; » en hiver on passait le même temps dans la salle du Chapitre, selon le chapitre LXXIV.

 

lui donne, bien loin de les attribuer à l'ignorance ou à la simple bienveillance de ceux qui les lui décernent, il a l'arrogance de les tenir pour effectivement méritées. Ainsi, après la singularité, c'est à l'arrogance que nous donnerons le sixième rang. Après l'arrogance vient la présomption qui est le septième degré de l'orgueil.

 

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CHAPITRE XVI. Septième degré de l'orgueil, la présomption.
 

44. En effet, comment celui qui pense l'emporter sur tout le monde, e ne présumerait-il pas plus de lui que des autres? Il s'assied au premier rang dans les réunions, répond le premier dans les conseils, se présente sans être appelé, et s'ingère là où il n'a pas besoin de se mêler; il remet en ordre ce qui est déjà rangé et refait ce qui est fait, car il ne tient pour bien rangé et bien fait que ce qu'il a rangé et fait lui-même. Il juge les juges eux-mêmes et prévient leur jugement. S'il ne se voit point promu au prieurat, quand le temps est venu pour lui d'aspirer à cette charge, il pense que son abbé lui est hostile ou qu'il a été trompé. Si on ne le charge que d'un médiocre emploi, il s'en offense mais le dédaigne, convaincu qu'il ne doit pas être employé à de si petites choses, quand il se sent capable des plus hautes fonctions. Mais cet homme qu'on voit si empressé à s'ingérer en tout avec plus de présomption encore que de bon vouloir, ne peut certainement manquer de tomber dans quelque faute. Or, c'est au prélat à reprendre ceux qui manquent ; mais comment celui qui ne peut croire qu'il soit ou qu'on le regarde comme étant en faute, conviendra-t-il qu'il a failli en quoi que ce soit? Aussi, quand on lui reproche quelque chose, ses torts au lieu de disparaître, augmentent; et alors, sous le coup d'une réprimande, si vous voyez que son coeur se laisse aller à des paroles de malice, soyez assuré qu'il est tombé au huitième degré de l'orgueil qui est la défense du péché.

 

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CHAPITRE XVII. Huitième degré de l'orgueil, la défense du péché.
 

45. Or il y a plusieurs manières de s'excuser de ses péchés. Ou bien le coupable dit : Je n'ai point fait cela; ou bien il dit: Je l'ai fait il est vrai, mais j'ai bien fait, ou si j'ai eu tort de le faire, la faute n'est pas grande, d'autant plus que je ne l'ai pas fait avec mauvaise intention. Si, comme Adam et Ève, il est convaincu de l'avoir fait, il s'efforce d'en rejeter la faute sur un autre qui l'a conseillé. Or, comment celui qui entreprend avec cette audace de justifier les fautes les plus manifestes, pourra-t-il jamais aller découvrir avec humilité, à son abbé; les mauvaises pensées qui se glissent secrètement dans son coeur?

 

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CHAPITRE XVIII. Neuvième degré de l'orgueil; un aveu qui n'est qu'une feinte.
 

46. Quelque répréhensibles que soient jugées ces sortes d'excuses, puisque le Prophète les appelle des paroles de malice, il est quelque chose de bien pire encore que la défense obstinée et opiniâtre d'une faute, c'en est l'aveu feint et orgueilleux. Il y a des personnes qui, lorsqu'elles s’entendent reprocher des choses par trop manifestes, comprennent que, si elles  entreprennent de se justifier, elles ne réussissent point à se faire croire, ont recours à un moyen plus subtil de se tirer d'affaire, et répondent par un aveu plein de fourberie de leur faute: « Il en est en effet, est-il écrit, qui s'humilient malicieusement et dont le fond du coeur est plein de tromperie (Eccli., XIX, 23). » Ils baissent les yeux, courbent la tête et font briller, s'ils le peuvent, une ou deux larmes ; leur voix est étouffée par les soupirs et leurs paroles sont entrecoupées par les sanglots; non-seulement ils ne trouvent point d'excuse pour la faute qu'oie leur reproche, mais encore ils se plaisent à en exagérer eux-mêmes la grandeur, afin que vous finissiez par douter de ce dont vous croyiez être sûr, en les entendant, de leur propre bouche, s'accuser de fautes impossibles ou à peine croyables. Et en effet, on se met à douter de ce qu'on regardait comme certain, quand on voit quelqu'un s'accuser de fautes qu'on sait très-bien ne pas exister. Voilà comment, en affirmant une chose qu'ils ne veulent point être crue, ils trouvent le moyen d'excuser leur faute tout en l'avouant, et de la couvrir même en la découvrant. Ils ont en apparence le mérite d'avouer ce qu'ils ont fait, mais l'iniquité se cache encore au fond de leur coeur ; aussi celui qui les entend, convaincu qu'ils reconnaissent leur faute plus encore par humilité que par respect pour la vérité, leur applique ce passage de l'Ecriture « Le juste commence par s'accuser lui-même (Prov.,  XVIII, 17). » Ils aiment mieux en effet, aux yeux des hommes; pécher contre la vérité que contre l'humilité, quoique, aux yeux de Dieu, ils pèchent à la fois contre l'une et contre l'autre. Mais si leur faute est si manifeste, qu'ils ne puissent la déguiser en aucune manière aux regards, ils prennent le ton, sinon les sentiments du repentir, pour effacer au moins la tache de leur faute, s'ils ne peuvent effacer la faute elle-même, en rachetant l'ignorance d'une transgression manifeste, par ce qu'il y a de beau à en faire publiquement l'aveu.

47. Il y a de la gloire à être humble; aussi l'orgueil même cherche-t-il à se couvrir du manteau de l'humilité pour échapper au mépris; mais la supercherie ne tarde point à être découverte par un supérieur, pour peu qu'il y ait excès dans cette orgueilleuse humilité, afin de mieux cacher la faute ou d'en éviter plus sûrement le châtiment; car de même que la fournaise éprouve les vases du potier, ainsi les tribulations font reconnaître les vrais pénitents. Quiconque est véritablement pénitent, n'a point de répugnance pour les oeuvres de pénitence; il embrasse au contraire, avec patience et sans se plaindre au fond du coeur, tout ce qui lui est imposé pour sa faute dont il a regret. Bien plus, si, dans son obéissance, il se trouve en présence de choses pénibles ou même contraires, s'il est abreuvé d'injustices, il les souffre avec patience et sans se lasser, afin de pouvoir montrer qu'il sait se tenir sur le quatrième degré de l'humilité. Au contraire celui dont l'aveu n'était qu'une feinte, au plus léger mépris, à la moindre épreuve un peu pénible ne peut plus feindre l'humilité plus longtemps ni dissimuler sa feinte davantage. Il murmure, il se crispe, il s'irrite, et au lieu de se tenir sur le quatrième degré de l'humilité, il tombe manifestement au neuvième de l'orgueil, que, d'après la description que j'en ai donnée, on peut appeler avec raison un aveu qui n'est qu'une feinte. Quelle confusion pour l'orgueilleux, quand sa supercherie est découverte, la paix de son âme et sa gloire amoindrie, sans que sa faute soit effacée pour cela? Il finit par être reconnu de tous et jugé par tous, et l’indignation est d'autant plus violente, alors qu'on découvre en même temps la fausseté de tout ce qu'on avait pensé d'abord de lui. C'est alors qu'un supérieur doit sévir avec d'autant plus de rigueur contre lui qu'il est plus sûr d'offenser davantage tout le monde s'il le ménage.

 

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CHAPITRE XIX. Onzième degré de l'orgueil, la révolte.
 

48. Si celui qui en est arrivé là n'est pas touché de la grâce de Dieu (or ceux qui sont dans cet état en sont bien difficilement touchés), de façon à sa soumettre en silence au jugement que tout le monde porte de lui, il ne tarde point à devenir effronté et impudent, et à tomber par la rébellion, d'autant plus fâcheusement au dixième degré de l'orgueil, qu'il y tombe d'une manière tout à fait désespérée. Alors celui qui s'était contenté dans son arrogance de mépriser ses frères en secret, se mettant en révolte ouverte, méprise son supérieur même.

49. Or il faut savoir que tous les degrés de l'orgueil, que j'ai comptés e au nombre de douze, peuvent se réduire à trois seulement. Les six premiers comprennent le mépris de nos frères; les quatre suivants, le mépris de nos supérieurs, et les deux derniers, le mépris de Dieu. Il faut remarquer aussi que ces deux derniers degrés de l'orgueil qui se trouvent être, en remontant, les deux premiers de l'humilité, doivent être gravis hors de la profession religieuse, de même qu'ils ne peuvent être descendus tant qu'on demeure encore dans l'ordre. Qu'il faille les avoir montés, avant d'avoir fait profession, cela résulte clairement de la manière dont il est parlé du troisième degré de l'humilité dans la règle. « Le troisième degré de l'humilité, y est-il dit, consiste à se soumettre en toute obéissance à son supérieur par amour pour Dieu (Reg. S. Bened., VII, 31). » Si donc on place au troisième degré l'obéissance qui, comme tout le monde le sait, n'oblige le novice que du moment qu'il est entré dans la communauté, il s'ensuit évidemment qu'il est censé avoir déjà gravi les deus premiers degrés de l'humilité. Au contraire, dès qu'un religieux dédaigne de conserver 1a paix avec ses frères et méprise le jugement de son supérieur, que fait-il dans son monastère autre chose que.. d'y causer du scandale?

 

CHAPITRE XX. Onzième degré de l'orgueil, la liberté de pécher.
 

50. Après le dixième degré de l'orgueil qu'on appelle rébellion, le religieux étant sorti de lui-même ou expulsé du monastère, descend à l'instant au onzième degré. En effet, il s'engage alors dans des voies qui semblent bonnes aux hommes, mais qui finissent, si Dieu par hasard ne les garde pas lui-même, par le conduire au fond de l'abîme, c’est-à-dire jusqu'au mépris de Dieu, selon ce qui est écrit: « Quand le pécheur est tombé au fond de l'abîme du péché, il méprise tout (Prov., XVIII, 3). » On peut appeler le onzième degré, la liberté de pécher; en effet le religieux que ni la crainte d'un supérieur qui le voit, ni le respect de ses frères, ne retiennent plus, goûte le plaisir de faire sa volonté, d'au:tant plus complètement qu'il le fait en plus grande sécurité, chose que la crainte et le respect ne lui permettaient pas de faire quand il était dans le cloître. Toutefois, s'il ne craint plus ni ses frères ni ses supérieurs, il n'en est pas encore arrivé tout à fait au point de ne plus avoir même la crainte de Dieu. En effet, sa raison qui murmure encore tout bas, rappelle cette crainte à sa volonté et ne lui permet pas, dans le commencement, de faire le mal sans quelque hésitation; semblable à ceux qui traversent une rivière à gué, il ne s'avance que pas à pas, et ne court point encore dans les sentiers du mal.

 

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CHAPITRE XXI. Douzième degré de l'orgueil, l'habitude de pécher.
 

51. Mais lorsque, par un terrible jugement de Dieu, les premiers crimes ont été suivis de i'impunité, on revient volontiers à ce qui a e procuré du plaisir et plus on y revient, plus on y trouve d'attrait. A mesure que la concupiscence se réveille, la raison s'endort et les chaînes de l'habitude se resserrent. Le malheureux est entraîné dans l'abîme du péché et livré à la tyrannie de ses vices; emporté par le torrent de ses désirs charnels, il oublie sa raison et la crainte de Dieu, et finit, l'insensé! par dire dans son coeur : « Il n'y a pas de Dieu (Psalm. XIII, 1). » Alors on le voit user indifféremment des choses défendues comme de celles qui sont permises, et ne plus interdire à son esprit, à ses mains et à ses pieds les pensées, les actions ou les démarches mauvaises. Tout ce que désire son coeur et tout ce qui lui vient à la bouche ou se trouve à la portée de sa main, il le projette, le dit et le fait, car sa volonté est adonnée au mal, ses lèvres ne s'ouvrent qu'au mal et ses mains ne font que le mal. De même que le juste, après avoir gravi tous les degrés de l'humilité, court dans les sentiers de la vie, d'un coeur dégagé et sans éprouver de fatigue parce qu'il a contracté l'habitude du bien, ainsi le pécheur, quand il les a descendus, ayant cessé, par l'habitude du mal, de suivre la raison pour guide, et ne se trouvant plus retenu par le frein de la crainte de Dieu, s'avance d'un pas rapide et assuré vers la mort. Ceux qui sont au milieu des degrés se fatiguent et sont dans de grandes angoisses; et soit qu'ils descendent, soit qu'ils montent; tantôt ils sont tourmentés par la crainte de l'enfer et tantôt retardés par la force de l'habitude. Il n'y a que ceux qui se trouvent au haut on au bas qui courent sans obstacle et sans fatigue, l'un à la vie, l'autre à la mort, le premier avec joie et le second avec entraînement celui-là est rendu allègre par la charité et celui-ci par la passion; mais s'ils ne ressentent ni l'un ni l'autre la peine et la fatigue, le premier le doit à l'amour et le second à l'endurcissement. Dans l'un c'est la charité parfaite et dans l'autre c'est l'iniquité consommée qui détruit toute crainte; si le premier est en sécurité, c'est parce qu'il voit clair, tandis que la sécurité de l'autre ne vient qui de son aveuglement. Aussi peut-on appeler le douzième degré, l'habitude de pécher qui fait perdre la crainte de Dieu et nous le fait mépriser lui-même.

 

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CHAPITRE XXII. Faut-il et comment faut-il prier pour les vîmes désespérées et mortes?
 

52. Or, dit l'apôtre saint Jean, « je ne vous dis point de prier pour celui qui en est là (I Joan., V, 16). » Eh quoi ! saint Apôtre, voulez-vous donc qu'on désespère de lui? — Ce que je veux, c'est que celui il qui a encore quelque amour pour lui, gémisse sur son sort, qu'il ne songe point à prier pour lui, mais qu'il ne cesse de pleurer sur lui. Qu'est-ce à dire? Reste-t-il quelque ombre d'espérance à celui pour qui il n'y a plus lieu de prier? Ecoutez une âme qui avait la foi, qui avait même encore quelque espérance et qui pourtant avait cessé de prier : « Seigneur, dit-elle, si vous aviez été ici, mon frère ne serait point mort (Joan., XI, 21). » La foi de cette femme était grande, puisqu'elle croyait que le Seigneur aurait pu arrêter la mort par sa seule présence s'il eût été là. Mais après que la mort a frappé son frère, que dit-elle? Il s'en faut bien qu'elle doute que celui qui aurait pu l'empêcher de mourir puisse le rendre à la vie, maintenant qu'il n'est plus; en effet, elle continue en ces termes : «Mais je sais que, présentement même, Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez (Ibid., 22). » Puis, lorsque Jésus lui demande où l'on a déposé son frère, elle lui répond : «Venez et voyez (Ibid., 34). » Pourquoi cela? O Marthe, vous nous donnez de grandes preuves de votre foi, mais pourquoi avec une telle foi, manquez-vous de confiance? « Venez, dites-vous, et voyez. » Si vous n'avez point perdu tout espoir, pourquoi ne l'accompagnez-vous point et ne lui dites-vous point : Ressuscitez-le ? Si, au contraire, vous n'en avez plus, pourquoi tourmentez-vous inutilement le Maître? Est-ce que par hasard la foi pourrait obtenir ce que la prière n'a point osé demander? Et quand le Maître s'approche du cadavre de votre frère, vous l'arrêtez en lui disant : « Seigneur, il sent mauvais à présent, car il y a déjà quatre jours qu'il est mort (Ibid., 39). » Est-ce feinte, est-ce désespoir, quand vous parlez ainsi ? Nous voyons ainsi le Seigneur après sa résurrection feindre d'aller plus loin au moment même où il voulait rester avec ses disciples (Luc., XXIV, 28). O saintes femmes, pieuses amies du Christ, si vous aimez votre frère, pourquoi ne faites-vous point appel à la bonté de celui dont l'amitié et la puissance ne peuvent faire un doute pour vous? Elles me répondent : En feignant de ne point prier, nous prions mieux, et en feignant de n'avoir plus d'espérance, nous espérons avec plus de sécurité. Nous montrons notre foi et nous faisons connaître les dispositions de notre coeur, et celui qui n'a pas besoin qu'on lui parle, pour savoir ce qu'on pense, les connaît parfaitement. Certainement nous n'ignorons point qu'il peut tout, mais si un miracle si grand, si nouveau, si inouï n'est pas au-dessus de ses forces, il dépasse pourtant de beaucoup nos humbles mérites. Il nous suffit d'avoir donné à sa puissance l'occasion de se montrer et à son amitié celle de se faire jour; nous préférons maintenant attendre patiemment ce qu'il lui plaira de faire plutôt que d'être assez indiscrètes pour lui demander une chose que peut-être il ne veut point faire. Il se peut enfin que notre réserve supplée à ce qui manque à nos mérites. De même, je vois bien que saint Pierre, après sa chute, a versé des larmes, mais je ne sache pas qu'il ait proféré une seule prière, et pourtant je ne doute pas qu'elle lui ait été pardonnée.

53. Apprenez aussi, à l'exemple de la Mère du Seigneur, à avoir une grande foi dans les miracles, tout en conservant une grande réserve jusque dans cette grande foi. Apprenez à son école à parer la foi de réserve, et à réprimer la présomption. «Ils n'ont plus de vin (Joan., II, 3), ) » dit-elle; comme sa prière est courte! quelle réserve, quand elle suggère à son Fils les pensées que sa pieuse sollicitude lui inspire ! Aussi, pour que vous sachiez bien qu'en cette circonstance elle gémit plutôt avec bonté qu'elle ne demande avec présomption, la réserve, tempérant de son ombre la pieuse ardeur qui l'anime, supprime par déférence la confiance qu'elle avait dans la prière; aussi n'est-ce point le front haut et en présence de tout le monde qu'elle élève la voix et qu'elle dit avec une sorte d'audace: Je vous en prie, mon fils, le vin manque, les convives sont contristés et l'époux est couvert de confusion, montrez ce que vous pouvez faire. Au contraire, quoique son coeur soit plein de ces sentiments et peut-être de beaucoup d'autres encore, et qu'ils ne demandent qu'à éclater, cependant c'est en particulier que cette femme pieuse invoque la puissance de Jésus et que cette mère s'adresse à son fils; elle se garde bien de vouloir mettre sa puissance à l'épreuve, elle se contente de rechercher quelles sont ses intentions. « Ils n'ont plus de vin, » dit-elle; quoi de plus réservé? quoi de plus confiant? La confiance ne manquait point à sa pitié; la gravité ne faisait point défaut à sa parole, aussi ses voeux ne furent point inutiles. Si donc, cette mère oublie qu'elle est mère et n'ose demander le miracle du vin, de quel front, moi, qui ne suis qu'un esclave et l'esclave très-honoré du Fils et de la Mère, oserais-je me permettre de prier pour obtenir la résurrection d'un homme qui est mort depuis quatre jours?

54. Il y a aussi dans l'Évangile deux aveugles, dont l'un recouvra la vue qu'il avait perdue, et l'autre la reçut, car il n'en avait point joui auparavant; le premier était devenu aveugle et le second l'était dès sa naissance. Or, celui qui avait perdu la vue mérita, par ses cris lamentables et extraordinaires, que le Seigneur eût pitié de lui; mais l'aveugle-né fut de la part de son illuminateur l'objet d'une compassion d'autant plus grande et plus admirable qu'il n'avait fait entendre aucune prière pour l'exciter. Aussi lui fut-il dit, et non pas à l'autre: «Votre foi vous a sauvé (Luc., XVIII, 42). » Je vois également que le Seigneur ressuscita deux morts peu de temps après qu'ils eurent rendu le dernier soupir, et que pour le troisième il y avait déjà quatre jours qu'il était mort quand il le rappela à la vie, mais il n'y a que la fille du prince de la synagogue qu'il ressuscita à la prière de son père, quand elle était encore sur son lit de mort, tandis qu'il rendit les deux autres à la vie, par un mouvement inespéré de compassion de sa part.

55. De même s'il arrive, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'un de nos frères meure, non de la mort du corps, mais de celle de l'âme, tant qu'il sera encore parmi nous, je frapperai pour lui à la pbrte dû ciel, tant par mes prières, quelque grand pécheur que je sois, que par celles de tous mes frères, et s'il revient à la vie, nous aurons sauvé un frère. Mais si je ne mérite point d'être exaucé, du moment qu'il ne pourra plus supporter la présence des vivants, ou que les vivants ne pourront plus le souffrir parmi eux, je ferai toujours entendre avec foi mes gémissements, mais je ne pourrai plus prier pour lui avec la même confiance. Je n'oserai pas me permettre de dire hautement: Seigneur, venez, ressuscitez notre mort; mais le coeur toujours suspendu entre la crainte et l'espérance, je ne cesserai de crier intérieurement: Peut-être, oui, peut-être bien arrivera-t-il que le Seigneur écoutera le voeu des pauvres et que son oreille entendra la disposition de leur coeur: « Peut-être ferez-vous un miracle à l'égard des morts, ou les médecins les rendront-ils à la vie, afin qu'ils chantent vos louanges (Psalm. LXXXVII, 11), » et, à propos des morts de quatre jours, je dirai: « Quelqu'un racontera-t-il dans le sépulcre votre miséricorde, ô mon Dieu, et parlera-t-il de votre vérité dans le tombeau (Ibidem,12)?» Cependant le Sauveur peut, s'il le veut, nous secourir à l'improviste, contre toute attente et, touché des larmes de ceux qui portent leur mort en terre, sinon de leurs prières, rendre ce mort aux vivants ou même rappeler du milieu des morts celui qui déjà est enfermé dans son sépulcre. Or, je regarde comme mort celui qui étant tombé au huitième degré de l'orgueil justifie son péché, attendu qu'il est dit: «La confession ne peut venir d'un mort, car il est comme s'il n'était pas (Eccli., XVII, 26). » Au dixième degré, qui est le troisième en comptant du huitième, déjà le mort est porté dans la liberté de pécher, puisqu'il est expulsé du monastère; a-t-il passé le quatrième degré, à partir du huitième, on peut dire alors qu'il est mort depuis quatre jours, puisqu'il est tombé dans le cinquième degré où il est enseveli dans l'habitude du péché.

56. Toutefois, gardons-nous bien de cesser de prier pour lui au fond de nos cœurs, si nous n'osons plus le faire ouvertement, car nous voyons saint Paul pleurer ceux-mêmes qu'il savait impénitents (II Corinth., XII, 21). Je veux bien qu'ils s'excluent eux-mêmes de nos prières; ils ne peuvent pourtant point être entièrement exclus de notre coeur, Mais pour eux, ils répondront du péril auquel ils s'exposent, en se mettant dans le cas que l'Église n'ose plus prier ouvertement pour eux, quand elle prie avec confiance pour les Juifs mêmes, pour les hérétiques et pour les païens, car si le jour du vendredi saint il est fait une prière nommément pour toute espèce de pécheurs, il n'en est pourtant fait aucune pour les excommuniés.

57. Peut-être, frère Geoffroy, en voyant que j'ai décrit les degrés de l'orgueil, au lieu de ceux de l'humilité, direz-vous que j'ai fait autre chose que ce que vous attendiez de moi et que je vous avais promis. A cela je répondrai que je ne puis vous enseigner que ce que j'ai appris et qu'il ne me semblait pas qu'il m'appartînt de vous décrire les degrés ascendants, quand je sais beaucoup mieux descendre que monter. Que saint Benoît vous propose les degrés de l'humilité tels qu'il les a disposés dans son coeur, moi je ne puis vous proposer que ceux que j'ai dans le mien et qui tous sont descendants. Toutefois, si vous y faites attention, vous verrez que je parle en même temps de ceux qui montent. En effet, si en allant à Rome vous rencontrez un homme qui en revient et que vous lui demandiez la route qui y mène, pourra-t-il vous en enseigner une meilleure que celle par laquelle il en vient? En vous disant par quels châteaux, quelles villas, quelles villes, quels fleuves et quelles montagnes il a passé, il vous indique en même temps le chemin qu'il a parcouru et celui que vous devez suivre à votre tour, en sorte que vous devrez, en allant à Rome, passer par les mêmes endroits qu'il a traversés pour en venir. Ainsi, peut-être, dans mes degrés descendants trouverez-vous les degrés ascendants que vous reconnaîtrez en les gravissant, beaucoup mieux dans votre coeur que dans mon écrit. Ainsi soit-il.
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/index.htm
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