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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 




LETTRES







OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

LETTRES *

LETTRE CCCXLVI. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXLVII. Au MÊME PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXLVIII. AU MÊME PAPE INNOCENT. *

LETTRE CCCXLIX . AU MÊME PAPE. *

LETTRE CCCL. AU MÊME PAPE. *

LETTRE CCCLI. AU MÊME PAPE. *

LETTRE CCCLII. OU PRIVILÈGE (a) ACCORDÉ A SAINT BERNARD PAR LE PAPE INNOCENT II. *

LETTRE CCCLIII. A GUILLAUME (a), ABBÉ DE RIDAL. *

LETTRE CCCLIV. A MÉLISENDE, REINE DE JÉRUSALEM, FILLE DU ROI BAUDOIN ET FEMME DU ROI FOULQUES. *

LETTRE CCCLV. A LA MÊME REINE DE JÉRUSALEM. *

LETTRE (a) CCCLVI. A MALACHIE ARCHEVÊQUE D'IRLANDE. *

LETTRE CCCLVII. AU MÊME ARCHEVÊQUE. *

LETTRE CCCLVIII. AU PAPE CÉLESTIN. *

LETTRE CCCLIX. LES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX AU PAPE CELESTIN. *

LETTRE CCCLX. A GUILLAUME ABBÉ DE RIDAL. *

LETTRE CCCLXI. A L'ARCHEVÊQUE THIBAUT (c) POUR JEAN DE SALISBURY. *

LETTRE CCCLXII. A ROBERT LENOIR (a), CARDINAL ET CHANCELIER DE L’EGLISE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCLXIII. AU PEUPLE ET AU CLERGÉ DE LA FRANCE ORIENTALE (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCLXIV. A PIERRE, ABBÉ DE CLUNY. *

Notes de Horstius et de Mabillon. *

LETTRE CCCLXV. A HENRI, ARCHEVÊQUE DE MAYENCE. *

Notes de Horstius et de Mabillon. *

LETTRE CCCLXVI. A L'ABBESSE HILDEGARDE. *

Notes de Horstius et de Mabillon. *

LETTRE CCCLXVII. A G. (a), CHANCELIER DE L’ÉGLISE ROMAINE. *

LETTRE CCCLXVIII. AU CARDINAL-DIACRE G... *

LETTRE CCCLXIX. A L'ABBÉ SUGER. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCLXX. AU MÊME. *

LETTRE CCCLXXI. AU MÊME. *

LETTRE CCCLXXII. A P... (a), ÉVÊQUE DE PALENCIA, EN ESPAGNE. *

LETTRE CCCLXXIII. L'ABBE D'ESP... (a) A SAINT BERNARD. *

LETTRE CCCLXXIV. AUX RELIGIEUX D'IRLANDE A L'OCCASION DE LA MORT DE L'ÉVÊQUE SAINT MALACHIE (a). *

LETTRE CCCLXXV. A IDA, COMTESSE DE NEVERS. *

LETTRE CCCLXXVI. A L'ABBÉ SUGER. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCLXXVII. AU MÊME. *

LETTRE CCCLXXVIII. AU MÊME. *

LETTRE CCCLXXIX. AU MÊME. *

LETTRE CCCLXXX. AU MÊME. *

LETTRE CCCLXXXI. AU MÊME. *

LETTRE CCCLXXXII. A LÉONIUS ABBÉ DE SAINT-BERTIN (a). *

LETTRE CCCLXXXIII. AU MÊME ABBÉ DE SAINT-BERTIN. *

LETTRE CCCLXXXIV. AUX RELIGIEUX DE SAINT-BERTIN. *

LETTRE CCCLXXXV. AUX MÊMES. *

LETTRE CCCLXXXVI. JEAN DE CASAMARIO A L'ABBÉ BERNARD. *

LETTRE CCCLXXXVII. A PIERRES ABBÉ DE CLUNY. *

LETTRE CCCLXXXVIII. PIERRE LE VÉNÉRABLE À BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX. *

LETTRE CCCLXXXIX. A PIERRE LE VÉNÉRABLE, ABBÉ DE CLUNY. *

LETTRE CCCXC. A ESKILE, ARCHEVÊQUE DE LUNDEN (a) ET LÉGAT DU SAINT SIÈGE EN DACIE ET EN SUÈDE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCXCI. A L'ABBESSE DE FAVERNAY (b). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCXCII. A RAOUL, PATRIARCHE D'ANTIOCHE. *

LETTRE CCCXCIII . A G. (a), PATRIARCHE DE JÉRUSALEM. *

LETTRE CCCXCIV. A L'ARCHEVÊQUE DE LYON. *

LETTRE CCCICV. A L'ÉVÊQUE D'ARRAS, ALVISE. *

LETTRE CCCXCVI. A RICUIN (a), ÉVÊQUE DE TOUL. *

LETTRE CCCXCVII. A EUDES (a), ABBÉ DE MARMOUTIERS PRÈS TOURS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCXCVIII. A L'ABBÉ GUY ET AUX RELIGIEUX DE MONTIER-RAMEY. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CCCXCIX. A LELBERT, ABBÉ DE SAINT-MICHEL, (a). *

LETTRE CD. A L'ABBÉ DE LIESSE (a). *

LETTRE CDI. A BAUDOUIN, ABBÉ DE CHATILLON. *

LETTRE CDII. A BAUDOUIN (a), ÉVÊQUE DE NOYON. *

LETTRE CDIII. A L'ARCHIDIACRE HENRI. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CDIV. A ALBERT, MOINE RECLUS. *

LETTRE CDV. A L'ABBÉ G... *

LETTRE CDVI. A L'ABBÉ DE SAINT-NICOLAS . *

LETTRE CDVII . A EUDES, ABBÉ DE BEAULIEU *. *

LETTRE CDVIII. A L'ABBÉ G *.., DE TROYES. *

LETTRE CDIX. A RORGON (b) D'ABBEVILLE. *

LETTRE CDX. A GUILDIN (b), ABBÉ DE SAINT-VICTOR. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CDXI. A THOMAS, PRÉVÔT DE BÉVERLA *. *

LETTRE CDXII. *

LETTRE CDXIII. A L'ABBÉ RENAUD (a). *

LETTRE CDXIV. AU MOINE ALARD, SUR LE MEME SUJET. *

LETTRE CDXV. A UN HOMME QUI AVAIT MANQITÉ A SA PAROLE DONNÉE. *

LETTRE CDXVI. A UN INCONNU. *

LETTRE CDXVII. A L'ABBÉ DE SAINT-TRON. *

CHARTE DE SAINT BERNARD POUR L'ABBAYE DE SAINT-TRON. *

APPENDICE DES LETTRES DE SAINT BERNARD. *

LETTRE CDXVIII. A DES PERSONNES NOUVELLEMENT CONVERTIES (b). *

LETTRE CDXIX. A ALPHONSE, ROI DE Portugal (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CDXX (a). A JEAN CIRITA. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CDXXXII. HAIMON ARCHIDIACRE DE CHALONS-SUR-MARNE (a), A BERNARD. *

LETTRE CDXXXIII. DU MÊME AU MÊME. *

LETTRE CDXXXIV. G..... A SAINT-BERNARD. *

LETTRE CDXXXV. SAMSON, ARCHEVÊQUE DE REIMS, A SAINT BERNARD. *

LETTRE CDXXXVI. HENRI ÉVÊQUE DE TROYES, A SAINT BERNARD, AU SUJET DE L'ABBAYE DE BOULENCOURT. *

LETTRE CDXXXVII. HUGUES (a), ÉVÊQUE D'OSTIE, AU CHAPITRE DE CÎTEAUX. *

LETTRE CDXXXVIII. BARTHÉLÉMI, ARCHEVÊQUE DEVENU MOINE, A SAMSON, ARCHEVÊQUE DE REIMS. *

LETTRE CDXXXIX (b). TURSTIN, ARCHEVÉQUE D'YORK, A GUILLAUME, ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY, *

LETTRE CDXL. FASTRED, TROISIÈME ABBÉ DE CLAIRVAUX, A UN ABBÉ DE SON ORDRE. *

LETTRE CDXLI. PIERRE DE ROYA, NOVICE DE CLAIRVAUX, A C...., PRÉVOT DE NOYON. *

LETTRE CDXLII (a). LE CHAPITRE GÉNÉRAL DES RELIGIEUX NOIRS AU PAPE ADRIEN IV. *

LETTRE CDXLIII. LES MÊMES AU PAPE ALEXANDRE III. *

LETTRE CDXLIV (a). A L'ABBÉ DU TRÈS-SAINT MONASTÈRE DE RIÉTI. *


 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCXLVI. AU PAPE INNOCENT.

L’an 1141

Saint Bernard engage le pape Innocent à ne pas se montrer favorable à l'archevêque d'York, dont la cause est mauvaise.

A son très-cher père et seigneur Innocent, souverain Pontife par la grâce de Dieu, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.

Il est dit : Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus (Matth. XX, 16 ; et XXII, 14). Ce n'est donc pas un argument fort concluant de la bonté d'une chose que le nombre de ceux qui la jugent bonne et l'approuvent. L'archevêque d'York dont j'ai déjà eu plusieurs fois occasion de parler à Votre Sainteté dans mes lettres, est allé vous trouver; c'est un homme qui fait beaucoup plus de fond sur ses immenses richesses que sur l'aide de Dieu. Sa cause ne vaut pas grand'chose, elle est même bien mauvaise; car, si, j'en crois le témoignage de personnes dignes de foi, il n'y a absolument rien de bon en elle. Je me demande en conséquence ce que cet homme, étranger à tout sentiment de justice, espère obtenir de celui qui veille sur la justice et protége l'équité. Espérait-il, par hasard, faire de la justice, à Rome, ce qu'il en a fait en Angleterre? Après l'avoir engloutie là où elle coule comme un fleuve ordinaire, il se figure qu'il n'aura qu'à ouvrir la bouche pour l'engloutir encore là où elle est large comme le Jourdain. Il vous arrive suivi d'une foule de gens gagnés par son or ou ses instances. Il n'y en a qu'un qui ait échappé à ses filets pour vous informer de tout ce qui s'est passé. Seul au péril de ses jours, celui-là a osé se lever contre lui, pour servir de mur et de rempart à la maison d'Israël. Seul, il n'a pas voulu fléchir le genou avec les autres devant l'idole pour l'adorer, selon l'ordre du roi. Mais j'ai tort de dire qu'il s'est échappé seul, puisque la justice est avec lui, l'a pris dans ses bras comme son fils bien-aimé et l'a reçu comme devait le faire une mère qu'il avait comblée d'honneur (Eccl., XV, 2). Je me demande ce que fera le vicaire de saint Pierre dans une pareille conjoncture; agira-t-il autrement que le fit saint Pierre lui-même à l'égard de celui qui pensait pouvoir acheter le don de Dieu à prix d'argent ( Act., VIII, 20) ? Il ne saurait le faire. C'est pour que les portes de l'enfer ne prévalent point contre l'Église qu'elle a été fondée sur ce roc ( Matth., XVI, 18). Si je m'exprime ainsi, ce n'est que d'après ceux qui ne parlent que sous l'inspiration de l'esprit de Dieu.

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LETTRE CCCXLVII. Au MÊME PAPE INNOCENT.

L’an 1141.

Saint Bernard recommande au pape Innocent les députés de l'Église d'York qui se rendent à Rome à cause de l’affaire de l'archevêque Guillaume.

A son bien-aimé père et seigneur le pape Innocent, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'hommage de son néant.

Les personnes qui se présentent en ce moment devant vous sont des hommes simples, droits et craignant Dieu; il n'y a que l'esprit de Dieu qui les amène à vos pieds, ils n'ont en vue que la justice; toute leur ambition se borne à obtenir qu'elle leur soit rendue. Daignez, je vous en prie, jeter un regard favorable sur ces pauvres religieux a fatigués de la route qu'ils ont faite. Il n'a fallu rien moins que le motif, qui les pousse pour les déterminer à entreprendre un si long voyage, afin d'arriver jusqu'à vous, à braver la longueur du chemin par terre et ses périls sur mer, à ne compter pour rien enfin ni la neige des Alpes, ni les dépenses d'un pareil voyage, qui sont énormes pour de pauvres religieux comme eux. Je vous conjure donc, très-saint Père, de ne pas permettre que les intrigues ni l'ambition de qui que ce soit réussissent à rendre vaines de pareilles fatigues, surtout quand on songe que ces bons religieux ne recherchent en toutes choses que l'intérêt de Jésus-Christ et ne comptent le leur pour rien; car je ne pense pas que leurs ennemis mêmes, s'ils en ont, les soupçonnent de s'être embarqués dans cette affaire par un motif personnel de haine ou d'amour qui ne soit pas le pur amour de Dieu. Que ceux donc qui tiennent pour Dieu se mettent de leur côté. Si l'arbre infructueux occupe plus longtemps la terre, à qui s'en prendra-t-on, sinon à celui qui tient la coignée en main?

a C'étaient fort probablement l'abbé et quelques religieux de Wells, car ils se montrèrent, ainsi que les religieux de Ridat dont il est question dans les deux lettres suivantes, fortement opposés à l'intrus Guillaume.

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LETTRE CCCXLVIII. AU MÊME PAPE INNOCENT.

L’an 1141

Pour Arnoulphe (a), élu évêque de Lisieux.

A son bien-aimé père et seigneur Innocent, parla grâce de Dieu souverain pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.

1° Béni soit Dieu le père de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour avoir de nos jours consolé son Église, l'épouse sans tâche de son Fils bien-aimé, et l'avoir affranchie de l'oppression des méchants et rendue à la liberté. Les schismes (b) sont éteints, les hérésies exterminées, et la tête orgueilleuse des grands abaissée à vos pieds. Je me rappelle avoir vu, pendant le schisme, l'impie marcher la tète haute, aussi haute que les cèdres du Liban, je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus; et pendant le règne de l'hérésie, je vis une multitude d'erreurs renaître de leurs cendres, et maintenant la bouche des hérétiques est réduite au silence. Le tyran de Sicile se trouve à présent aussi profondément humilié sous la main du Tout-Puissant, qu'il s'était jadis montré fier et hautain; enfin, de quelque côté qu'on jette les yeux, partout on voit les fruits de la victoire que l'Église a remportée par vos soins, avec le puissant secours dit bras du Très-Haut.

2° Il reste pourtant une ombre au tableau, c'est le comte c d'Anjou, ce puissant oppresseur des gens de bien, cet ennemi de la paix et de la liberté de l'Église. Il dirige maintenant ses coups contre l'Église de Lisieux, dont il veut que le pasteur entre dans sa bergerie par une autre entrée que celle de la porte légitime. Mais on ne saurait annuler ce qui a été fait, et si un juge sage et prudent examine et pèse la manière dont les choses se sont passées, il est impossible qu'il ne conclue pas à la confirmation de tout ce qui s'est fait, tant il est évident qu'il ne s'est rien fait que pour le bien. D'ailleurs, tout concourt à le prouver : le sujet élu, la forme qu'on a observée dans son élection, celui qui l'a conduite et même l'adversaire qui la combat. En effet, s'il s'agit de la personne de celui qui a

a Arnoulphe était archidiacre de Séez quand il fut élu, en 1141, évêque de Lisieux en Neustrie; c'était un homme instruit qui s'était fait un nom par ses lettres; Pierre le Vénérable écrivit au pape Innocent à l'occasion de son élection, une lettre qui est la septième du livre IV. Cette lettre de saint Bernard commença par être placée la dernière, c'est-à-dire la ;trois cent soixante-septième dans l'édition de Jean Picard. Horstius l'omit dans la sienne ; mais elle se retrouve dans le tome III du Spicilège. Il a déjà été question de cet Arnoulphe dans la deux cent quarante-huitième lettre.

b D'Anaclet et de Victor, et l'hérésie de Pierre Abélard.

c Geoffroy Plantagenet fils de roulque, roi de Jérusalem et père de Henri II, roi d'Angleterre.

été élu, il se trouve que vous avez en lui un de vos fils les plus chers et les plus goûtés. Si on ne considère que la marche suivie dans cette élection, il ne s'en peut voir où les règles établies et les saints canons aient été observés avec une plus entière liberté. Faut-il parler de celui qui a conduit toute cette affaire? C'est un homme pieux et craignant Dieu. Enfin, si on se demande quel adversaire rencontre cette élection. on est forcé de reconnaître que c'est un homme qui n'a pas Dieu pour lui dans ce qu'il fait; un ennemi déclaré de l'Église et de la croix de Jésus-Christ. D'ailleurs, toutes les fois qu'il y a doute sur le jugement qu'on doit porter d'une chose, il n'est guère de meilleur moyen pour savoir à quoi s'en tenir que de voir si elle a les sympathies des gens de bien et si elle dépilait aux méchants. On objecte que le comte d'Anjou en a appelé à Rome; mais pour quel sujet, je vous le demande, a-t-il interjeté cet appel? quel tort, quel dommage lui a-t-on fait? Loin d'être opprimé, il est oppresseur; aussi n'est-ce point pour repousser une injustice qu'il a recours à cet appel, mais pour entraver la consécration d'un évêque.

3. Puisque tout dans cette affaire, non-seulement la piété de celui qui l'a conduite, mais votre affection pour la personne de l'élu et la justice de sa cause, concourent à la même conclusion, il semblera peut-être inutile que j'intercède auprès de vous en faveur de celui dont l'humilité a déjà eu recours à votre autorité; je le ferai pourtant et je parlerai à mon Seigneur, quoique je ne sois que cendre et poussière; oui, je parlerai, moi l'humble serviteur de l'Epouse, à l'ami de l'Epoux et je le prierai de ne pas trouver mauvais ce que je me permettrai de lui dire. Du levant au couchant, l'Eglise est commise à vos soins, vous devez lui servir de mur et de rempart contre toutes les attaques de ses ennemis, et, à l'ombre de vos ailes, abriter tous ses enfants. Recevez donc l'évêque de Lisieux comme le propre fruit des entrailles maternelles de l'Eglise romaine, et renvoyez-le comblé de joie et de bénédictions afin que ses ennemis ne puissent se vanter de l'avoir emporté sur lui. Armez-vous de votre glaive, ô mon père, et défendez la cause d'un de vos fils qu'on opprime; terrassez son ennemi et assurez la liberté de l'Église, car nous ne sommes pas les enfants d'une mère esclave, mais de celle qui, comme nous, est libre de la liberté du Christ.

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LETTRE CCCXLIX . AU MÊME PAPE.

L’an 1141.

Saint Bernard recommande un de ses amis au pape Innocent.

A son bien-aime père et seigneur Innocent, par la grâce de Dieu souverain pontife, le frère B..., abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.

Je ne veux point profiter seul du crédit dont je jouis auprès de vous, il faut que je le partage avec mes amis, d'autant plus que je ne crains pas que ce trésor ne puisse suffire en même temps à eux et à moi : il est si grand que je puis convier une foule d'amis à venir y puiser sans appréhender de le trouver vide quand j'irai moi-même. C'est pour mol un bien gratuit, j'en fais part, avec la même libéralité que vous me le donnez. Je vous recommande donc celui qui doit vous remettre cette lettre, et qui d'ailleurs se recommande assez de lui-même. C'est un ami des pauvres de Jésus-Christ et le serviteur de vos serviteurs ; aussi prié je Votre Excellence, s'il a affaire avec vous, de l'accueillir avec votre bonté habituelle pour l'amour de moi, ou plutôt à cause de son propre mérite qui est assez grand pour que vous l'écoutiez d'une oreille favorable.

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LETTRE CCCL. AU MÊME PAPE.

L’an 1141

Saint Bernard demande ait Pape sa bénédiction pour un de ses parents.

Le jeune homme qui vous remettra cette lettre passe pour un brave et vaillant militaire; il se rend à Jérusalem pour combattre de meilleurs combats que dans nos contrées. II veut que je vous prie de bénir sa sainte entreprise, de l'honorer de votre faveur et de le soutenir de vos prières. Il est mon parent, or, comme dit le Prophète, je dois prendre intérêt aux membres de ma famille.

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LETTRE CCCLI. AU MÊME PAPE.

Saint Bernard recommande quelques pauvres au pape Innocent.

Il ne se passe presque pas de jour que je ne vous écrive pour vous présenter quelque requête; je me trouvé dans la nécessité ou de manquer au devoir de l'amitié en refusant de vous écrire, ou de vous importuner en me laissant aller à vous solliciter; en même temps que la voix de l'amitié m'excite à vous prier, la crainte d'être importun me dissuade de le faire, et peu s'en faut que la dernière ne l'emporte sur la première. Riais, après tout, je me dis que l'Épouse de Jésus-Christ n'a pas d'autre asile où reposer sa tête et recourir dans ses tribulations et ses misères due l'ami de son Epoux. Les pauvres que vous voyez devant vous vous sont envoyés par des pauvres comme eux, ils ont bravé les dangers d'un long voyage par terre et par mer pour venir s'abriter à l'ombre de vos ailes et se reposer sur le roc même de la foi catholique, dans le sein charitable du successeur des apôtres. Ils ont eu beaucoup à souffrir des méchants, qui ne leur ont guère épargné les peines et les tribulations; mais la manière dont vous entendez les devoirs de votre charge apostolique et dont vous agissez depuis longtemps m'est un sûr garant que vous ne ferez acception de personne en faveur du riche contre le pauvre qui a recours à vous; aussi n'est-ce que pour être agréable aux religieux de notre ordre qui vous envoient ces pauvres, que je vous prie de prêter l'oreille à leurs voeux, en raison de la justice de leur cause et en vue de celui qui ne rejette jamais la prière du pauvre.

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LETTRE CCCLII. OU PRIVILÈGE (a) ACCORDÉ A SAINT BERNARD PAR LE PAPE INNOCENT II.

Le pape Innocent accorde de très-grands privilèges à saint Bernard et à l'ordre de Cîteaux, à cause des éminents services rendus au saint Siège par saint Bernard.

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très-cher fils Bernard, abbé de Clairvaux, et à tous ses successeurs légitimes à perpétuité...., etc.

C'est à vous, l'abbé Bernard (b), mon très-cher fils en Dieu, c'est à l'inébranlable et infatigable constance, au zèle pieux et au discernement dont vous avez fait preuve pour la défense de l'Église romaine pendant le schisme de Pierre de Léon, c'est à l'énergie avec laquelle vous vous êtes posé comme un mur d'airain autour de la maison d'Israël, c'est au zèle avec lequel, par de nombreuses et pressantes raisons, vous avez fait entrer dans l'unité catholique et replacé sous l'autorité du successeur de Pierre, les rois, les princes et toutes les puissances tant ecclésiastiques

a Il nous a semblé que nous devions placer après toutes les lettres de saint Bernard au pape Innocent ce privilège que nous trouvons dans le Spicilège, tome X, page 353, à l'histoire de l'abbaye de Fontaines-Blanches, du diocèse de Tours.

b Geoffroy rapporte ces paroles au livre III de la Vie de saint Bernard, n. 22.

que séculières, que sont dus les grands et précieux avantages dont l'Eglise de Dieu et nous-mêmes jouissons à présent. Pour reconnaître de si grands services et répondre à vos justes désirs, nous plaçons sous la protection du saint Siège apostolique la maison de la bienheureuse vierge Marie, dont vous êtes présentement abbé, ainsi que toutes celles qui en dépendent; nous ordonnons que tous les biens qu'elle possède actuellement, conformément au droit et aux canons, et tous ceux qu'elle acquerra désormais soit de la munificence du saint Siège, soit de la libéralité des princes et des rois, soit enfin de la générosité des fidèles ou à tout autre titre légitime, vous appartiennent à perpétuité, à vous et à vos successeurs légitimes. Nous défendons de plus à tous, soit évêques ou archevêques, de citer ni vous, ni vos successeurs, ni aucun abbé de l'ordre de Cîteaux, à comparaître devant quelque concile ou synode que- ce soit, excepté dans les causes qui concernent la foi. Et, comme l'abbaye de Cîteaux est le principe et la source de l'ordre tout entier, nous voulons qu'elle ait le privilège, à la mort de son abbé, d'en élire un parmi tous les abbés et religieux de l'ordre, sans que personne puisse faire opposition à l'exercice de ce droit ; nous accordons de même à toutes les autres abbayes de l'ordre de Cîteaux, qui en ont une ou plusieurs autres sous leur dépendance ou fondées par elles, la faculté, à la mort de leur propre abbé, de s'en choisir un à leur gré parmi ceux qui dépendent d'elles, ou parmi tops les religieux de l'ordre de Cîteaux ; enfin les abbayes qui n'en ont pas d'autres sous leur dépendance pourront se choisir un abbé parmi tous les religieux de l'ordre sans aucune exception. De plus, nous voulons qu'aucun archevêque, évêque ou abbé ne puisse recevoir ou retenir, sans votre consentement, aucun frère convers qui aura fait profession dans une de vos maisons, bien qu'il ne soit point religieux. Nous vous exemptons aussi de payer la dîme des terres que les religieux de votre ordre font valoir de leurs propres mains ou à leurs frais et des animaux qu'ils nourrissent. Que personne donc....

La paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec tous ceux qui conserveront à vos maisons les biens qui en dépendent; qu'ils reçoivent ici-bas la récompense de cette bonne action, et que plus tard le souverain Juge leur donne le prix de l'éternelle félicité. Ainsi soit-il. Innocent, évêque de l'Eglise catholique; Matthieu, évêque d'Albano; Romain, cardinal diacre de Sainte-Marie-du-Portique; Jean, cardinal prêtre du titre de Saint-Chrysogone; Grégoire, cardinal diacre du titre des saints Sergius et Bacchus. Donné à Lyon, de la main d'Haimeric, cardinal diacre et chancelier de la sainte Eglise romaine, le 17 février, indiction XI, l’an de grâce 1131 , la troisième année du pontificat du pape Innocent II.

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LETTRE CCCLIII. A GUILLAUME (a), ABBÉ DE RIDAL.

L’an 1141

Saint Bernard exhorte l'abbé Guillaume à supporter patiemment l'injuste ordination de l'archevêque d'York.

A son très-cher frère et confrère Guillaume, abbé de Ridal, le frère Bernard de Clairvaux, salut avec l'esprit de conseil et de force.

J'ai appris avec une vive douleur ce qui s'est fait su sujet de votre archevêque; aussi, connaissant votre zèle et craignant qu'il ne s'enflammât beaucoup trop et ne dépassât les bornes au détriment de notre ordre et de votre maison, j'ai cru que je devais vous écrire quelques mots de consolation et vous rappeler que nous devons supporter avec patience les maux où notre conscience n'est point engagée, car je sais très-bien que vous n'êtes pour rien dans le mal qui s'est fait et que vous n'avez rien à vous reprocher de ce côté-là; vous vous y êtes même opposé de toutes vos forces. Or d'après saint Augustin * , les fautes d'autrui ne nous sont point imputables si nous n'y consentons point, elles le sont bien moins encore si nous les condamnons; ne vous tourmentez et ne vous découragez donc point. Pour ce qui est des ordinations et des autres sacrements, rappelez-vous bien que celui qui baptise et consacre n'est autre que Jésus-Christ même, le vrai pontife de nos âmes; toutefois, il n'y a pas lieu de contraindre à recevoir les ordres de sa main ceux qui auraient de la répugnance à le faire. Mais je n'en tiens pas mains pour certain qu'on n'a rien à craindre dès que les sacrements qu'on reçoit sont administrés selon les règles de l'Eglise. S'il en était autrement, il faudrait sortir clé ce monde; car je ne connais pas d'autre moyen d'éviter tous les méchants que l'Eglise tolère. Pour en finir, le Pape ne tardera pas à être informé de toute cette affaire, vous pourrez régler sans crainte votre conduite sur ce qu'il aura décidé ou prescrit; mais en attendant son jugement, sachez souffrir avec calme et patience.

a Ce Guillaume, abbé de Ridal, monastère de l'ordre de Cîteaux, situé dans le diocèse d'York, est le même que celui qui écrivit la première lettre de saint Bernard sous sa dictée. Voir sur l'abbaye de Ridal le Monasticon d’Angleterre, page 727.

* Sermon 18, sur les paroles du Seigneur, chap. 18. Deux circonstances où le péché d’autrui ne nous peut être imputé. Que penser des ordinations faites par un évêque intrus. Voir sa lettre 321.

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LETTRE CCCLIV. A MÉLISENDE, REINE DE JÉRUSALEM, FILLE DU ROI BAUDOIN ET FEMME DU ROI FOULQUES.

L’an 1142

Saint Bernard donne à cette reine des conseils sur la conduite qu'elle doit tenir après la mort du roi Foulques, son mari.

A l'illustrissime reine de Jérusalem, M..., Bernard, abbé de Clairvaux, salut et valu qu'elle trouve grâce auprès de Dieu.

Si je n'envisageais que voire titre de reine, votre puissance et votre naissance illustre, je pourrais me croire indiscret de vous écrire au milieu des soins multipliés et des embarras sans nombre qui vous assiègent au sein de votre cour; tous les titres que vous avez jettent un vif éclat. aux yeux des bommes, et ceux qui ne les possèdent pas portent envie à ceux qui les ont et ne trouvent d'heureux que ceux dont ils sont le partage. Hélas! quel bonheur véritable peut- il y avoir dans la possession de biens qui ont moins de durée que l'herbe des champs et sont aussi fragiles et périssables qu'elle? Ce sont des biens, je le veux, mais pourtant comment appeler ainsi des choses qui n'ont rien de stable, qui changent tous les jours et sont destinées à passer et à périr, parce qu'elles participent en quelque chose à la chair dont il est dit : " Toute chair n'est que de l'herbe et toute sa gloire est pareille à la fleur des champs (Isa., XL, 6) ? " Ce ne sont donc pas tous ces titres qui devaient m'empêcher de vous écrire, puisque l'éclat en est fugitif et la beauté vaine. Pourtant la pensée des soins nombreux qui vous assiègent fera que je renfermerai en quelques lignes ce que j'ai à vous dire et que je vous prie de vouloir bien écouter. Mes conseils seront courts mais salutaires; daignez les recevoir des lointains pays d'où ils vous viennent comme une petite semence qui produira un jour une moisson abondante; ce sont les conseils d'un ami qui n'a point en vue ses propres intérêts et qui ne pense qu'à votre gloire; vous savez que vous n'aurez jamais de meilleurs conseillers que ceux qui ne songent qu'à vous, sans regarder aux faveurs dont vous pourriez les combler. Le roi votre époux est mort; le roi votre fils est trop jeune pour supporter le poids de la couronne; tout le monde a les yeux tournés vers vous, car c'est à vous que reviennent tous les embarras du gouvernement. Armez-vous donc de courage, montrez dans un corps de femme l'énergie d'un homme qui ne s'inspire dans toutes ses actions que de pensées de force et de sagesse. Conduisez-vous en toute occasion avec tant de prudence et rte modération que chacun s'imagine que ce n'est glas une reine mais un roi qui continue à gouverner; ne donnez point lieu aux étrangers de se demander où est le roi de Jérusalem. Je ne le puis, direz-vous, cela dépasse mes forces et ma capacité. Il faut être homme pour agir comme vous me le conseillez; or je ne suis qu'une pauvre femme faible, impressionnable, inhabile et tout à fait novice dans les affaires. Je le sais, ma fille, et tout cela est sérieux, mais je sais aussi que. si les flots soulevés de la mer sont puissants, Celui qui de là-haut les calme est plus puissant encore. Oui certainement, les devoirs que vous avez à remplir sont grands, mais Dieu qui est notre aide et notre soutien est bien grand aussi et sa puissance est infinie.

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LETTRE CCCLV. A LA MÊME REINE DE JÉRUSALEM.

L’an 1142

Saint Bernard recommande à la reine de Jérusalem des religieux de Prémontré qui se rendaient en terre sainte.

Je présume tellement de vos bontés que je me permets de vous recommander les religieux de Prémontré : cette recommandation ne vous paraîtra peut-être pas moins présomptueuse de ma part qu'inutile à ces bons frères qui se recommandent assez par eux-mêmes pour n'avoir pas besoin que j'intercède pour eux. Vous trouverez en eux, si je ne me trompe, des hommes de conseil, des religieux aussi fervents pour leurs devoirs et patients dans l'épreuve que puissants en oeuvres et en paroles. S'ils vous arrivent recouverts des armes de Dieu et les flancs ceints du glaive de l'esprit, c'est-à-dire du glaive de la parole, ce n'est pas pour combattre les combats de la chair et du sang, mais c'est pour faire la guerre aux puissances mauvaises de l'air. Recevez-les comme des guerriers pacifiques, doux aux hommes et redoutables seulement aux démons; ou plutôt recevez en eux Jésus-Christ même, la cause unique du voyage qu'ils entreprennent.

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LETTRE (a) CCCLVI. A MALACHIE ARCHEVÊQUE D'IRLANDE.

L’an 1141.

Saint Bernard renvoie à Malachie les religieux qu'il lui avait contés et s'excuse sur la multitude de ses affaires de ne les avoir point dressés et formés aussi parfaitement qu'il l'eût désiré aux pratiques de la vie religieuse.

A Malachie, évêque par la grâce de Dieu et légat du saint Siège, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peuvent la prière d'un pécheur et le dévouement d'un pauvre religieux.

J'ai fait ce que Votre Sainteté m'a demandé, sinon comme je l'aurais voulu, du moins aussi bien que le peu de temps dont je dispose me l'a permis. Je suis accablé d'affaires si nombreuses et si difficiles, que je ne sais même pas comment j'ai pu réussir à faire le peu que j'ai fait. Je ne vous envoie due quelques grains, comme vous le voyez ; vous en aurez à peine assez pour ensemencer un petit coin du champ où le véritable Isaac s'était retiré pour donner un libre cours à ses pensées, la première fois qu'il aperçut la jeune Rébecca, que le serviteur d'Abrabant son père lui amenait pour l'unir à jamais à lui par les liens d'un éternel mariage (Gen., XXIV, 61). Mais ne méprisez pas cette faible semence, sans elle nous verrions aujourd'hui s'accomplir au milieu de vous ces paroles du Prophète : " Si le Seigneur ne vous l'avait ménagée nous serions devenus semblables à Sodome et à Gomorrhe (Isa., I, 9). " Je l'ai répandue dans votre champ, c'est à vous de l'arroser maintenant, et Dieu la fera croître. Je vous prie de saluer tous les saints religieux qui sont auprès de vous et je me recommande à leurs prières ainsi qu'aux vôtres. Adieu.

a Usber, pour qui cette lettre est la quarante-troisième des lettres irlandaises, en prend occasion d'entrer dans quelques détails sur l'abbaye de Monaster-Mohr et sur plusieurs autres maisons de Cisterciens de la même province.

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LETTRE CCCLVII. AU MÊME ARCHEVÊQUE.

L’an 1142

Saint Bernard prie Malachie non-seulement de lui continuer son affection, mais de redoubler même d'amitié pour lui, et lui demande de lui en donner des preuves dans le boit accueil qu'il le prie de faire aux religieux qu'il lui envoie.

A son bien-aimé père et très-révérend seigneur Malachie, évêque par ta grâce de Dieu, et légat du saint Siége apostolique, le serviteur de Sa Sainteté, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses humbles prières.

1. Vos paroles, mon très-cher Père et seigneur, me semblent aussi douces à entendre que le miel à goûter, et c'est pour moi un bonheur de penser à Votre Sainteté. Si je suis capable de quelques sentiments d'affection, de dévouement et de reconnaissance, vous les méritez tous par l'amitié que vous me témoignez. Mais je crois toute protestation superflue en présence de sentiments qui débordent; l'esprit de Dieu qui est en vous, vous rend témoignage, j'en suis sûr, que dans mon néant je vous suis entièrement dévoué. Mais vous, de votre côté, Père bien-aimé et vivement regretté, ne perdez pas le souvenir d'un pauvre religieux qui vous est attaché du fond de son âme et par tous les liens de l'affection, daignez ne pas l'oublier. Je ne vous demande pas de m'accorder votre amitié, comme si depuis longtemps déjà mon néant n'en fût honoré dans le Seigneur; mais je voudrais voir augmenter tous les jours une affection déjà ancienne pour moi. Je vous recommande mes enfants ou plutôt les vôtres, d'autant plus vivement qu'ils se trouvent maintenant plus loin de moi. Vous savez qu'après Dieu je n'ai pas eu autre chose en vue que de céder, en vous les envoyant, à vos désirs; c'étaient pour moi des ordres auxquels il me semblait que je n'aurais pu résister sans offenser Dieu. Agissez donc maintenant comme il est juste que vous le fassiez, ouvrez-leur les entrailles de votre charité et qu'ils ressentent les effets de votre protection; ne vous lassez jamais de cultiver avec sollicitude et diligence ce jeune plant que votre main a planté, si vous ne voulez pas qu'il périsse.

2. J'ai appris par votre lettre et par le récit de nos frères que votre maison est déjà dans un état prospère et qu'elle grandit en même temps au temporel et au spirituel, je vous en félicite de tout mon coeur et j'en rends de grandes actions de grâces à Dieu, ainsi qu'à votre paternelle sollicitude. Mais, comme les nouveaux établissements religieux réclament une plus grande vigilance, surtout dans un pays et au milieu de populations où la vie monastique a été inconnue jusqu'à présent, je vous conjure, au nom de Dieu, de ne pas cesser de soutenir cette maison et de. travailler à mener à bonne fin une œuvre que vous avez si heureusement commencée. J'aurais vu avec satisfaction nos religieux rester chez vous; mais il peut se faire que ceux de votre pays, dont les moeurs sont moins régulières et qui ont témoigné une plus grande répugnance pour nos observances qui étaient nouvelles pour eux, aient été en grande partie la cause que nos religieux sont revenus ici.

3. Je vous ai renvoyé le religieux Chrétien, mon très-cher fils et le vôtre, après l'avoir instruit le mieux qu'il m'a été possible, de tout ce qui concerne notre ordre,et j'espère qu'il sera encore plus exact à le faire observer. Ne soyez pas étonné que je ne vous envoie point d'autres religieux avec lui; il n'est pas facile d'en trouver qui soient tels qu'il vous les faut et qui consentent à se rendre dans votre pays; or je n'ai pas cru devoir forcer personne à le faire. Notre très-cher frère Robert a a bien voulu, en fils obéissant, consentir sur ma demande à se rendre auprès de vous; vous voudrez bien l'aider de tout votre pouvoir soit pour les constructions qu'il aura à faire, soit pour tout ce qu'exigera l'établissement que vous projetez. Je vous conseille aussi de suggérer aux religieux sur lesquels vous comptez pour la maison que vous fondez, la pensée de s'unir aux nôtres; la maison y gagnera et votre autorité n'en deviendra que plus respectée. Que Votre Sainteté se souvienne toujours de moi devant le Seigneur et jouisse d'une parfaite santé.

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LETTRE CCCLVIII. AU PAPE CÉLESTIN.

L’an 1142

Saint Bernard implore le secours et l'intervention du Pape pour procurer la paix à Thibaut, comte de Champagne.

Je m'unis au comte Thibaut pour vous faire la même prière que lui; il est un enfant de paix, il ne désire rien tant que la paix et c'est à vous que nous nous adressons pour l'obtenir. Vous n'êtes le successeur des apôtres et vous n'occupez leur place que pour travailler au règne de la paix; mais il y a peu de gens qui s'en montrent dignes. On ne peut nier que votre serviteur ne soit du nombre de ceux qui aiment la paix, est-il

a On ne sait pas bien quel est ce Robert. Peut-être est-ce le même que celui dont a parlé Serlon dans l’histoire de l'abbaye de Wells, tome I du Monasticon d'Angleterre, pages 742 et 749. Après avoir été religieux de l'abbaye de Witteley, il avait fait cause commune avec les religieux sortis du monastère d'York, dont il est question dans la lettre quatre-vingt-quinzième et suivantes. Peut-être aussi ce Robert n'est-il autre que le parent de saint Bernard. Ce serait alors le même que celui à qui est adressée la première lettre de notre Saint.

aussi de ceux qui méritent d'en jouir? C'est à vous d'en juger; mais quand ni lui ni moi n'en serions dignes, le bien de l'Epouse du Christ, qui n'est autre que l'Église, la réclame pour nous, et l'ami de l'Epoux ne saurait contrister son Epouse. D'ailleurs, c'est au saint Siège qu'il appartient d'étendre sa sollicitude à toutes les Eglises du monde et de travailler à les tenir unies sous son autorité; c'est donc pour lui aussi un devoir de faire en sorte qu'elles conservent toutes entre elles l'unité d'un même esprit dans les liens de la paix. Procurez-nous donc la paix, travaillez à nous en faire jouir, sinon pour vous acquitter d'une dette à notre égard, du moins pour agir selon l'esprit de votre ministère. Je m'arrête de peur de paraître vous donner un ordre.

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LETTRE CCCLIX. LES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX AU PAPE CELESTIN.

L’an 1153

Les religieux de Clairvaux désirent que le Pape détourne l'abbé de Morimond de faire le pèlerinage de Jérusalem.

Au souverain Pontife C..., le petit troupeau de Clairvaux, l'hommage du plus humble et

entier dévouement et tout ce que peut la prière des pauvres.

Nous sommes heureux de vous voir occuper la place de celui qui disait que sa préoccupation quotidienne était le soin de toutes les Eglises; malgré l'importance de vos occupations et notre indignité, poussés par une impérieuse nécessité, nous osons réclamer un moment d'attention de votre bonté paternelle et nous avons la confiance que nous n'essuierons pas un refus. Vous en serez bien récompensé par celui qui vous dira un jour : " Ce que vous avez fait au plus petit des miens, c'est à moi même que vous l'avez fait (Matth., XXV, 40)." Ce n'est pas seulement notre communauté, mais notre ordre tout entier, que la cause dont il s'agit intéresse. Certainement si notre supérieur général, votre fils, ne s'était pas trouvé absent (a) au moment où cette supplique vous a été adressée, il serait allé en personne se plaindre à Votre Majesté, ou du moins il vous aurait écrit de sa propre main cette lettre de gémissements et de larmes. Pour ne pas tenir plus longtemps votre charité en suspens, nous vous dirons qu'un de nos frères, l'abbé de Morimond (b), a eu la légèreté de quitter le monastère dont il était chargé, sous prétexte d'en

a Un glossème s'était glissé eu cet endroit pour faire entendre que ce supérieur se trouvait alors absent par une circonstance toute fortuite et ne connaissait pas encore ce qui s'était passé.

b C'était Rainaud, quatrième abbé de Morimond, depuis l'abbé Arnold qui fut le premier et qui abandonna aussi son poste. Voir la lettre quatrième. Rainaud avait été abbé pendant quinze ans.

d’entreprendre le pèlerinage de la terre sainte; on dit qu'il a fintentioni avant de passer outre, d'essayer de surprendre votre prudence et d'extorquer de Votre Sainteté l'approbation de son dessein. Si par malheur il réussit à l'obtenir, il en résultera certainement les plus désastreuses conséquences pour notre ordre tout entier. A son exemple, on verra d'autres abbés se décharger du poids de leur charge quand il leur semblera trop lourd, dès qu'ils croiront le pouvoir sans pécher, d'autant plus que parmi nous la supériorité est plutôt un fardeau qu'un Honneur. Cet abbé., pour achever de désoler la maison qui lui avait été confiée, a fait partager ses projets de voyage aux plus exemplaires et aux plus saints de ses religieux et les a emmenés avec lui, ainsi qu'un jeune homme de distinction qu'il a enlevé jadis de Cologne comme vous le savez, non sans donner un scandale qui n'est dépassé que par celui qu'occasionne aujourd'hui ce second enlèvement.. Il alléguera peut-être comme on l'a dit, qu'il a l'intention d'observer dans ces pays toutes les règles de l'ordre, et due c'est dans cette pensée qu'il se fait suivre d'un certain nombre de religieux; mais il n'est personne qui ne sache que la Palestine a plus besoin de soldats pour combattre, que de moines pour chanter ou pleurer. Quel préjudice ne résultera-t-il pas de là pour notre ordre en particulier? En effet, dès qu'un religieux se mettra en tète de courir le monde, il ne s'en fera plus scrupule, et entreprendra le pèlerinage d'un pays où il pourra trouver à pratiquer sa règle. Nous ne serons pas assez présomptueux pour vous suggérer le parti qu'il vous convient de prendre et ce que vous devez ordonner; mais nous vous supplions de tout examiner avec votre discernement habituel.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCLX. A GUILLAUME ABBÉ DE RIDAL.

L’an 1143

Saint Bernard exhorte de nouveau l'abbé Guillaume à la résignation et à la patience.

A son très-cher frère et confrère Guillaume, abbé de Ridal, le frère B..., abbé de Clairvaux, salut et esprit de conseil.

Tout ce que j'ai pu tenter pour faire cesser le mal dont tout le monde souffre avec nous, je l'ai tenté; si je n'ai pas réussi, je n'ai pourtant pas perdu mes peines auprès de Celui qui ne laisse pas une bonne oeuvre sans récompense, car la vraie et solide consolation de ceux qui combattent pour la vérité, c’est l'assurance qu'un jour le juste juge leur donnera la couronne qu'ils ont méritée. D'ailleurs, vous n'avez pas oublié, je pense, qu'il a été dit: Heureux ceux qui souffrent quelque chose pour la justice, et que les fautes des autres ne sauraient retomber sur nous dès que nous les réprouvons au lieu d'y consentir. Dans ces pensées consolantes, possédons notre âme dans la patience et attendons de Dieu, car ceux qui mettent en lui leur confiance ne sont jamais confondus, attendons de Dieu le secours que les hommes nous refusent. Je ne doute pas un seul instant que le Père de toutes miséricordes n'arrache un jour toute plante qu'il n'a point plantée et ne fasse sécher, en le maudissant, le figuier stérile, afin qu'il n'occupe pas plus longtemps la terre inutilement. Je conjure donc Votre Fraternité de se calmer et de ne pas jeter le trouble au milieu du troupeau confié par Dieu à ses soins: du courage plutôt et de la confiance; adonnons-nous tout entiers au service de Dieu, dans la sainteté de notre état; un jour il nous délivrera de nos ennemis. Quant à Monseigneur l'évêque (a) de Frascati qui est chargé des fonctions de légat du saint Siège dans vos contrées, j'ai fait tout ce que j'ai pu auprès de lui, et il m'a promis qu'en tous cas aucune considération ne lui ferait donner le pallium à l'archevêque, tant que le doyen (b), qui maintenant est devenu évêque, ne fera pas le serment dont dépend toute la cause, et de renvoyer au Pape le jugement de cette affaire.

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LETTRE CCCLXI. A L'ARCHEVÊQUE THIBAUT (c) POUR JEAN DE SALISBURY.

L’an 1144

Saint Bernard, confiant dans l’amitié de Thibaut, lui recommande Jean.

Rien ne me fait plus d'honneur et n'augmente autant ma reconnaissance que de voir mes amis devenir, à cause moi, les objets de votre bienveillance. Toutefois je vous assure que ce n'est pas ma propre gloire que je recherche dans votre amitié; mais le royaume de Dieu et sa justice, et c'est dans cette vue que je vous envoie Jean (d), qui doit vous remettre cette lettre ; c'est mon ami et l'ami de mes amis, voilà pourquoi je me permets, en l'adressant à Votre Grandeur, de le recommander à la bienveillance dont je vous sais rempli pour moi. Tous les gens de bien font le plus grand éloge de son savoir et de ses vertus; je ne le tiens pas de témoins sans valeur, mais de mes propres enfants, dont le témoignage est pour moi aussi certain que celui de mes yeux. Je vous l'ai déjà recommandé quand je vous ai vu, je vous le recommande encore aujourd'hui d'autant plus vivement, que c'est par lettre, et avec une confiance d'autant plus entière, que sa vie et ses moeurs me sont connues par des témoignages plus dignes de foi. Si donc j'ai quelque crédit auprès de Votre Grandeur, comme on se plaît à le dire, je vous supplie de lui procurer de quoi vivre honorablement; veuillez le faire sans retard, car il ne sait où donner de la tète ; et, en attendant, je vous prie de subvenir à ses besoins. Vous me convaincrez ainsi, mon bien-aimé Père, de l'affection que votre coeur nourrit pour moi.

a C'était Ymar, qui fut légat du saint Siège en Angleterre et 1142, daté de cette lettre. C'est à ce légat que les lettres deux cent dix-neuvième et cieux cent trentième sont adressées.

b C'était Guillaume de Sainte-Barbe, qui, de doyen de la cathédrale d'York devint évêque de Durham. II est question de lui dans la lettre deux cent trente-cinquième.

c Il a déjà été question plus haut, dans la lettre deux cent trente-huitième, de ce Thibaut qui devint archevêque de Cantorbéry après avoir été abbé du Bec. Orderic place sa promotion en 1138. Voir page 919.

d Il était originaire de Salisbury, d'où lui vient son surnom, et avait été étroitement lié d'amitié avec saint Thomas; archevêque de Cantorbéry, à qui il se disait redevable de l’évêché de Chartres, comme le prouve le commencement de la plupart de ses lettres, conçu en ces termes : à Jean, par la gràee de Dieu et les mérites du bienheureux martyr Thomas, très-humble serviteur de l'église de Chartres... a Voir 1e Spicilège, tome X, page 391, où le mot mérites se trouve omis.

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LETTRE CCCLXII. A ROBERT LENOIR (a), CARDINAL ET CHANCELIER DE L’EGLISE.

L’an 1145

Saint Bernard exhorte Robert Lenoir à soulager de tout son pouvoir, dans le gouvernement de l'Église, le pape Eugène, nouvellement élu.

A son très-cher seigneur et ami Robert, par la grâce de Dieu cardinal prêtre et chancelier de l'Eglise romaine, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses plus ferventes prières.

1. Votre lettre m'a causé d'autant plus de plaisir que j'ai plus de bonheur à me rappeler votre souvenir. Je vous assure qu'il est tout à fait superflu que vous ayez recours, avec moi, à des lettres de recommandation et au patronage de qui que ce soit; car s'il est une chose qui ne fasse point de doute à mes yeux, c'est que l'esprit de vérité, cet esprit qui répand la charité dans nos âmes, vous fait tenir pour certain que je vous aime aussi sincèrement qu'il me dit que vous m'aimez vous-même. Je rends grâce au Seigneur qui, dans sa miséricorde, a prévenu mon fils, ou plutôt son serviteur Eugène, de l'abondance de ses grâces en lui donnant une lumière pour éclairer ses pas, un serviteur fidèle pour partager ses fatigues, et me comble moi-même de consolation. Je comprends clairement aujourd'hui que lorsqu'il attristait son âme en le séparant d'un ami qui faisait tout son bonheur, le Seigneur, loin de vouloir affliger son coeur, n'avait pour lui que des pensées de bénédiction et aurait pu dire : " Si vous ne comprenez pas ce que je fais en ce moment, vous le comprendrez plus tard (Joan. XIV, 28). " Entrez donc dans les desseins de Dieu, mon bien cher ami, soyez le consolateur et le conseiller de celui auquel il vous attache; faites servir la sagesse qu'il vous a départie à garantir Eugène des piéges des méchants, où la multitude et l'agitation des affaires l'exposent à tomber; et des surprises qui pourraient déshonorer le successeur des apôtres.

2. Montrez-vous donc, mon bien cher ami, ce que vous devez être dans le poste que vous occupez et dans le haut rang où vous êtes élevé. Déployez pour la gloire de Dieu, pour votre salut et pour le bien de l'Église, un zèle plein de force et de prudence, et mettez-vous dans le cas de pouvoir dire : "La grâce de Dieu n'a point été stérile en moi (I Cor., XV, 10). " Vous avez jusqu'à ce jour prodigué avec exactitude vos utiles leçons à une foule d'auditeurs, comme le ciel et la terre en rendent témoignage; le temps est venu maintenant de travailler pour Dieu, d'employer toutes vos forces à empêcher que les méchants ne violent sa loi, et de montrer, dans le nouveau poste que vous occupez, mon très-aimable et très-regretté père, toutes les qualités d'un serviteur prudent et fidèle; ayez pour vous la simplicité de la colombe, et pour l'Épouse de Jésus-Christ, maintenant confiée à votre sollicitude et à votre fidélité, la prudence du serpent, afin de la préserver des atteintes envenimées de son antique ennemi, et de glorifier Dieu par la réunion de ces deus vertus. J'aurais bien des choses encore à vous dire, mais il est inutile que je vous écrive plus longuement, puisque vous entendrez de vive voix ce due je ne vous dis point dans cette lettre, pour épargner vos moments et les miens. J'ai chargé de vous parler en mon nom les religieux qui sont en ce moment en votre présence, vous pouvez les écouter comme vous m'écouteriez moi-même. Adieu.

a Plusieurs éditions et quelques manuscrits, contrairement à celui de Cîteaux, donnent pour titre lie cette lettre à Roland. Celui dont il est ici question était depuis longtemps lié d'amitié avec saint Bernard ; c'était un homme remarquable par son érudition, et qui avait été nommé chancelier de la cour de Rome avant que le pape Eugène montât dans la chaire de saint Pierre. Toutes ces particularités conviennent beaucoup mieux à Robert Lenoir qu'à Roland, qui ne devint chancelier de la cour de Rome que la dixième année du pontificat d'Eugène, comme on peut le voir dans Onuphre. L'erreur vient de ce que son nom n'était désigné que par la première lettre R. Voir les notes placées à la fin du volume.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCLXII.

210. Au Chancelier Roland. Un manuscrit de Cîteaux porte, au lieu de ce titre, à Robert Lenoir, ce qui me paraît être le véritable titre de cette lettre, alitant qu'il m'est permis de le conjecturer. D'abord nous savons non-seulement par cette lettre trois cent soixante-deuxième, mais encore par la deux cent cinquième à l'évêque de Rochester que Robert Lenoir était lié d'une étroite amitié avec saint Bernard; en second lieu, nous voyons dans cette lettre trois cent soixante-deuxième, que celui à qui elle est adressée " a jusqu'alors prodigué ses utiles leçons à une foule d'auditeurs, comme le ciel et la terre en rendent témoignage; " or cet éloge ne convient à personne mieux qu'à Robert Lenoir, qui professa les lettres à Paris et institua une académie à Oxford, en Angleterre. Enfin le chancelier dont il est ici question est représenté comme ayant été élevé à la chancellerie de la cour romaine, avant qu'Eugène le fût au souverain pontificat, par une secrète disposition de Dieu, qui voulait ménager un aide à Eugène dans la personne de ce chancelier. Or, d'après Onuphre, Robert Lenoir fut fait chancelier sous le pontificat de Luce II, et en remplit les fonctions pendant les trois ou même, d'après Chacon, pendant les cinq premières années du pontificat d'Eugène.

Au contraire, Roland surnommé Blandinel ou Paparon, originaire de la ville de Sienne, et qui devint pape sous le nom d'Alexandre III, fut créé cardinal-diacre du titre des saints Cosme et Damien, par le pape Eugène, et ne fut chancelier que la huitième année du pontificat de ce pape.

Pour plus de détails sur Robert Lenoir, on peut consulter les notes de la lettre deux cent cinquième. Quoi qu'il en soit, pour ce qui est de l'époque où Robert remplit la charge de chancelier, je préfère l’opinion d'Onuphre, attendu que je vois, tome I du Monastère d'Angleterre, page 108, année 1147, que Guy a signé en qualité de chancelier au bas des lettres apostoliques, en date de l'année 1146. Voir les notes à Guibert de Nogent, page 620 (Note de Mabillon).

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LETTRE CCCLXIII. AU PEUPLE ET AU CLERGÉ DE LA FRANCE ORIENTALE (a).

L’an 1146

Saint Bernard exhorte la France orientale à prendre les armes pour défendre l'Église d'Orient contre les attaques des infidèles ; il combat ensuite la fougue d'un religieux qui prêchait aussi la croisade, et ne veut pas qu'on persécute, encore moites qu'on fasse mourir les Juifs.

A messeigneurs et très-chers pères les archevêques et évêques, à tout le clergé et aux fidèles de la France orientale et de la Bavière, Bernard, abbé de Clairvaux, que l'esprit de force abonde en eux.

1. Je vous écris pour une affaire qui regarde le christ et intéresse votre salut; je vous en avertis, afin que l'autorité tee celui au non de qui je m'adresse é, volts et la pensée de votre propre intérêt vous fassent oublier l'indignité de celui qui vous parle. Je suis bien pets de chose, il est vrai, mais je ne vous en aime pas avec moins d'ardeur dans les entrailles de Jésus-Christ. Tels sont les motifs qui nie portent à vous écrire et les raisons qui m'engagent à vous adresser cette circulaire. J'aurais bien préféré vous parler de vive vois, mais il m'est impossible de donner suite à ce désir. Voici, mes frères, voici un temps favorable et des jours de salut. Le inonde chrétien s'est ému à la nouvelle que le Dieu du ciel allait perdre sa patrie sur la terre, oui, sa patrie, puisque c'est le pays où on l'a vu, lui, le Verbe du Père, instruire les hommes et vivre au milieu d'eux, dans sa forme humaine, pendant plus de trente ans; et que c'est la contrée qu'il a illustrée par ses miracles, arrosée de son sang, embellie des premières fleurs de la résurrection. Aujourd'hui nos péchés l'ont fait tomber aux mains des fiers et sacrilèges ennemis de la croix, leur glaive dévorant sème partout la mort sur cette terre des anciennes promesses. Bientôt, hélas! si on ne s'oppose à leur fureur ils

a Dans quelques manuscrits, cette,circulaire a peur titre: Au peuple anglais; dans quelques autres elle est adressée à Mainfrède, évêque de Brixen,etc., comme on peut le voir dans les notes placées à la fin du volume. On pourrait nommer cette lettre le coup de trompette qui appelle les chrétiens à la croisade. Guillaume de Tyr en parle en ces termes : Le premier et le plus zélé des prédicateurs de l'expédition sainte fut un homme dont le souvenir ne périra jamais et dont la vie fut un modèle de sainteté; c'était dom Bernard, abbé de Clairvaux, religieux de pieuse mémoire dans le Seigneur. Suivi de quelques compagnons aussi saints que lui, on le vit, malgré les défaillances d'un corps miné par les maladies, accablé par le poids des ans qui commençaient déjà à se faire sentir et exténué par une abstinence rigoureuse et des jeunes excessifs, parcourir les provinces et les empires et premier partout le royaume de Dieu..., etc. " Voir dans la Vie de saint Bernard les chapitres qui ont rapport à cette époque et la lettre trois cent cinquante-cinquième.

s'abattront sur la ville même du Dieu vivant, renverseront les monuments sacrés de notre rédemption et souilleront les lieux saints que le sang de l'Agneau sans tache a jadis arrosés. Déjà, dans leur ardeur sacrilège, ils étendent la main pour s'emparer, ô douleur! du lit sur lequel celui qui nous a donné la vie s'est endormi pour nous, dans les bras de la mort.

2. Eh quoi, généreux guerriers, serviteurs de la croix, abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux? Que de pécheurs pénitents ont, dans ces lieux, lavé leurs iniquités dans les larmes et obtenu leur pardon, depuis que l'épée de vos pères en a éloigné les païens qui les déshonoraient! L'ennemi du salut le voit et en sèche de douleur; ce spectacle est pour lui un tourment, il en grince les dents de rage, mais en même temps il soulève les peuples qui sont ses vases d'iniquité, et se prépare à détruire jusqu'aux derniers vestiges de tant de saints mystères. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, il réussit à s'emparer de ces lieux saints entre tous, ce malheur irréparable serait là pour tous les siècles à venir une source d'intarissables douleurs, et pour le nôtre, une cause de honte et d'infamie.

3. Quoi qu'il en soit, mes frères, faut-il penser que le bras de Dieu s'est raccourci, que sa main est devenue impuissante à nous sauver, et qu'il a besoin du secours de misérables vers de terre tels que nous, pour rétablir et protéger son héritage ? N'a-t-il pas plus de douze légions d'anges à son service, et ne peut-il d'un seul mot délivrer sa patrie ? Il le peut, la chose est certaine, car il lui suffit de le vouloir; mais laissez-moi vous dire qu'il veut vous éprouver aujourd'hui et s'assurer que, parmi les enfants des hommes, il sen trouve encore quelques-uns qui comprennent ses voies, cherchent à s'y engager, et déplorent le triste état où sa cause est tombée; car dans sa miséricorde il se plaît à offrir à son peuple le. moyen de réparer les fautes énormes dont il s'est rendu coupable.

4. Jetez, pécheurs, jetez un regard d'admiration sur les moyens de salut que le Seigneur vous offre, et sondez avec confiance les abîmes de sa miséricorde. Rassurez-vous, au lieu de vouloir votre mort, il vous prépare des moyens de conversion et de salut, car son désir est de vous sauver et non point de vous perdre. Il n'y a que Dieu, en effet, qui puisse trouver une pareille occasion de salut pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes, en leur donnant le moyen de coopérer à ses desseins tout-puissants comme s'ils étaient un peuple innocent et juste. Je vois donc dans cette conduite du Dieu des miséricordes un grand sujet de confiance pour vous, pécheurs; car si Dieu voulait. vous punir, il rejetterait vos services au lieu de les réclamer. Encore une fois, considérez les trésors de bonté du Très-Haut et faites réflexion sur ses desseins pleins de miséricorde: Il dispose tellement les choses qu'il a, ou feint d'avoir besoin de votre concours, afin de vous venir en aide; il veut être votre débiteur afin de payer vos services par la rémission de vos péchés et par le don de la vie éternelle. Je ne saurais donc trop féliciter la génération qui a vu se lever un temps si propice pour le salut, et paraître cette année de propitiation facile et de jubilé. Déjà une multitude de chrétiens en ressentent les effets et vont en foule demander le signe du salut (a).

5. C'est à vous maintenant, peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à vous dont le monde entier connaît la gloire et célèbre le courage, c'est à vous, dis-je, de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des, armes bénies des chrétiens. Renoncez à ce genre de milice, pour ne pas dire de malice invétérée parmi vous, qui vous arme si souvent et vous précipite les uns contre les autres pour vous exterminer de vos propres mains. Quelle fureur n et quelle cruauté, malheureux que vous êtes, de plonger votre glaive dans le sein dé votre semblable et de lui faire perdre peut-être la vie de l'âme en même temps que cela du corps ! Hélas ! le vainqueur, dans ces luttes, n'a pas lieu de se glorifier d'une victoire oit il a frappé son âme à mort du même glaive dont il a tué son ennemi. Ce n'est point un acte de bravoure, mais un véritable accès de folie qui vous jette dans les hasards de pareils combats. Je vous offre aujourd'hui, peuple aussi belliqueux que brave, une belle occasion de vous battre sans vous exposer à aucun danger, de vaincre avec une véritable gloire et de mourir avec avantage. Si, au contraire, vous êtes adonné au négoce, si vous recherchez les spéculations avantageuses, je ne saurais vous indiquer une plus belle occasion de trafic fructueux, ne la laissez point passer. Croisez-vous, mes frères, et vous êtes assurés de gagner l'indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un coeur contrit. Cette crois d'étoffe ne vaut pas grand'chose si on l'estime à prix d'argent; mais, placée sur un coeur dévoué, elle ne vaut rien moins: que le royaume dés cieux. Heureux donc ceux qlui se sont déjà croisés, heureux aussi, dirai-je, ceux qui, à l'exemple des premiers, se bâteront de placer aussi sur leur poitrine le signe du salut !

6. D'ailleurs, mes frères, je vous engage, ou plutôt l'Apôtre de Jésus-Christ vous engage avec moi à ne pas vous fier à tout esprit (I Joan., IV,1).

a C'était le signe de la croix; c'est d'elle encore que saint Bernard parle dans le numéro suivant, quand il dit que ceux qui se croiseront a sont assurés de gagner l'indulgence de tous leurs péchés après qu'ils les auront confessés avec un cœur contrit. Voir la lettre quatre cent-vingt-troisième.

b La plaie du duel rongeait la France depuis bien des siècles. Longtemps l'Église et les princes essayèrent de la guérir, if était réservé à l'inflexible religion de Louis le Grand de réussir à la cicatriser: Voir la lettre trois cent soixante-seizième ainsi que les notes qui y ont rapport.

J'ai été bien heureux d'apprendre à quel point vous êtes dévorés du zèle de la gloire de Dieu; mais n'oubliez pas qu'il doit être tempéré par les inspirations de la sagesse. Ainsi, au lieu de. persécuter les Juifs et de les mettre à mort, vous ne devez pas même, selon l'Écriture, les chasser du milieu de vous (a). Interrogez les saintes Lettres, et le livre des Psaumes vous répondra d'accord avec l'Église qui emprunte ses paroles au Prophète: "Dieu me fait connaître que vous ne devez pas massacrer ses ennemis, de peur que son peuple n'oublie son origine (Psalm. LVIII, 12). " En effet, les Juifs ne sont-ils pas pour nous, le témoignage et le memento vivant de la passion de Notre-Seigneur ? Pourquoi, par un juste châtiment, sont-ils aujourd'hui dispersés dans tout l'univers, si ce n'est pour rendre témoignage à notre rédemption? Voilà pourquoi l'Église, empruntant encore le langage du Psalmiste, dit en s'adressant à Dieu: " Dispersez-les par un acte de votre puissance, humiliez-les, Seigneur mon Dieu (Psalm. LVIII). " C'est ce qu'il a fait, il les a dispersés et humiliés en même temps; car il les a réduits à un pénible esclavage sous les princes chrétiens. Cependant ils se convertiront un jour, et il viendra un temps vit le Seigneur abaissera sur eux un regard propice; car lorsque toutes les nations seront entrées dans l'Église, " Israël sera sauvé à son tour, dit l'Apôtre (Rom., XI, 26). " Mais en attendant tous ceux qui meurent dans leur endurcissement sont perdus pour l'éternité.

7. Si je ne me retenais, je pourrais dire que, dans les pays où il n'y a pas de Juifs, on a la douleur de trouver des chrétiens, si tant est que ce soient des chrétiens et non pas des Juifs baptisés, qui en remontreraient aux Juifs eux-mêmes en matière de prêts usuraires (b). Au reste, s'il faut exterminer les Juifs, que deviendront, à la fin du monde, les promesses de conversion et de salut qui leur ont été faites ? Quand ce seraient des idolâtres, il faudrait les supporter plutôt due de les massacrer ; s'ils nous attaquent les premiers, c'est à ceux qui ont reçu en main l'épée du pouvoir de repousser leurs injustes agressions; si la loi chrétienne veut qu'on rabaisse l'insolence et l'orgueil, elle fait un devoir d'épargner ceux qui se montrent humbles et soumis, surtout quand il s'agit du peuple qui a jadis reçu le dépôt de la loi et des promesses, "qui a eu les patriarches pour pères (Rom., IX, 5), " et dont le Christ, le Messie béni dans les siècles des siècles descend selon la

a La raison et la religion inspiraient également saint Bernard quand il s'exprimait ainsi surtout en parlant de ceux qu'il appelle le témoignage et le memento vivants de la passion de Notre-Seigneur, en même temps qu'ils sont les gardiens fidèles des Livres saints. Voir sur ce sujet la lettre suivante, le sermon soixante-quatrième sur le Cantique des cantiques et le livre Aux Chevaliers du Temple, chapitre X.

b En cet endroit, saint Bernard condamne l'usure, non-seulement chez les clercs, mais dans tous les chrétiens sans distinction.

chair. Cela n'empêche pas que suivant l'ordre émané du saint Siège on ne les contraigne à n'exiger aucune usure de ceux: qui se sont croisés.

8. J'ai encore une recommandation à vous faire, mes frères bien-aimés; c'est que nul d'entre vous, en vue de commander en chef, ne cherche à devancer avec sa troupe le gros de l'armée; je vous avertis chie quiconque se dira autorisé par moi à le faire, ne dit pas la vérité; c'est en vain qu'il montrerait une lettre à l'appui de son dire, ce ne pourrait être qu'une lettre fausse ou contrefaite. Il est nécessaire de donner le commandement des troupes à des capitaines expérimentés et de faire marcher toute l'armée en un seul corps, afin que les croisés soient partout en force et à l'abri de toute violence. Il y eut, comme vous le savez, à l'époque de la première expédition, qui se termina par la prise de Jérusalem, un homme dit nom de Pierre n qui, s'étant mis à la tète d'une troupe de gens pleins de confiance en lui, l'exposa, pendant sa marche à tant de périls, loin du reste ale l'armée, qu'elle périt presque tout entière par le fer ou par la famine. Je craindrais pour vous le même sort si vous procédiez de la même manière. Je prie le Seigneur Dieu béni dans les siècles des siècles, de vous préserver de ce malheur.

Ainsi-soit-il.

a C'était un ordre émané sans doute du pape Eugène; on peut voir les termes de ce mandement apostolique dans les notes d'Horstius à la fin du volume.

b Cet homme est bien connu sous le nom de Pierre l'Ermite. Guillaume de Tyr en parle dans son premier livre de l'Histoire de la guerre sainte et dans plusieurs autres endroits encore. Jacques de Vitry en fait aussi mention dans son Histoire d'Occident, chap. 17. Nous trouvons dans le Nécrologe de Corbie un prieur du Mont-Saint-Quentin, près Péronne, du nom de Pierre l'Ermite. Nous ne saurions dire s'il est le même que celui dont il est question ici et qu'on a aussi surnommé d'Acher.

FIN DU PREMIER VOLUME.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCLXIII.

211. A mes Seigneurs et très-chers Pères. Dans toutes les éditions qui ont paru jusqu'à présent, — c'est Horstius qui parle, — l’intitulé de cette lettre m'a paru trop restreint, eu égard au but que saint Bernard s'est proposé en l'écrivant, car elle n'est adressée, d'après toutes ces éditions, qu'à l'évêque de Spire, à son clergé et aux fidèles de son diocèse. Voilà pourquoi nous lui avons donné l'intitulé actuel, que nous trouvons d'ailleurs tout entier dans Othon de Freisingen, livre I des Faits et Gestes de Frédéric, chapitre XLI. Plus tard j'ai de couvert que cette même lettre a été adressée à peu près dans les mêmes termes et pour le même sujet, avec de légers changements dans l'intitulé seulement, à diverses villes, provinces ou nations. En effet, dans un manuscrit qui m'a été envoyé d'Angleterre, je vois qu'elle est adressée " au peuple anglais; " je la retrouve avec le même titre dans un manuscrit de Coblentz. Un manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor à Paris porte le même titre. — Baronius reproduit également cette lettre avec de légers changements, et cette épigraphe : " A Mainfrède, évêque de Brixen, et à tous les consuls et hommes d'armes, ainsi qu'à toutes les populations placées sous sa dépendance, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, souhaite que l'esprit de force abonde en eux. " Voir Baronius, à l'année 1146, n° 15.

Il se fit à Spire de nombreuses réunions de princes, à l'occasion de la croisade, et on ne saurait douter que la lettre de saint Bernard n'y fût lue ; c'est probablement ce qui la lit regarder comme étant adressée aux habitants de cette ville et lui valut ce titre : " A monseigneur et très-cher Père l'évêque de Spire, au clergé et aux fidèles de son diocèse, Bernard de Clairvaux, souhaite que l'esprit de force abonde en eux. "

Sigonius, dans son Histoire d'Italie à l'année 1147, et Othon de Freisingen, loco citato, nous apprennent que l'abbé d'Eberach lut cette lettre, en même temps que celle du pape Eugène, dans une assemblée de seigneurs qui se tint et Bavière, peu de temps après le congrès de Spire. D'ailleurs, on la trouve sous le nom de saint Bernard parmi les lettres de Nicolas de Clairvaux, tome XII de la Bibliothèque des Pères, édition de Cologne. A la suite des lettres de saint Bernard, on en trouvera une sur le même sujet que celle-ci adressée au comte et aux seigneurs de Bretagne.

Selon l'ordre émané du saint Siège...., etc. On trouve la lettre du pape Eugène III pour la croisade dans Othon de Freisingen, livre I, des Faits et Gestes de Frédéric, chapitre XXXVIII. On y voit que le souverain Pontife remet aux croisés les dettes de l'âme en même temps qu'il les dispense de payer les intérêts usuraires. Voici en quels termes il s’explique : " Tous ceux qui, grevés de dettes, prendront avec un cœur pur l'engagement de se croiser, seront dispensés de payer les intérêts usuraires échus au moment où ils recevront la croix, et s'ils ont pris avec serment et sur l'honneur, par eux-mêmes ou par un tiers, l'engagement de payer des intérêts usuraires, nous les délions de leur serment, en vertu de notre autorité, apostolique. " (Note de Horstius).

FIN DES NOTES.








LETTRE CCCLXIV. A PIERRE, ABBÉ DE CLUNY.

L’an 1146

Saint Bernard engage Pierre le Vénérable à se rendre à l'assemblée qui doit se réunir à Chartres pour l'expédition de la terre sainte.

A son très-aimable et vénérable père Pierre, par la grâce de Dieu abbé de Cluny, le frère Bernard, salut et l'assurance de ses indignes prières.

1. Je pense due les tristes gémissements et les cris lamentables (a) de l'Eglise d'Orient sont arrivés jusqu'à vos oreilles et ont percé votre âme de douleur; il est digne du haut rang que vous occupez de témoigner votre compassion pour l'état où se trouve réduite cette Eglise qui fut le berceau de toutes les Eglises, surtout en ce moment-ci, où elle est cruellement affligée et exposée aux plus grands périls. Oui, plus vous êtes élevé dans la maison de Dieu, plus vous devez être dévoré de zèle pour l'Eglise de Celui qui vous a fait ce que vous êtes Oit sera notre amour pour Dieu, notre charité pour le prochain si nous demeurons froids, si notre coeur et nos entrailles sont insensibles à la vue de semblables malheurs et de pareils désastres ? Ne serions-nous pas les plus ingrats des hommes, nous que le Seigneur a, pendant ces jours mauvais, mis à l'abri des épreuves, à l'ombre de ses tentes, de ne pas rechercher, avec toute l'ardeur possible, un moyen de remédier à tant de maux et de conjurer de si grands périls ? ne mériterions-nous pas alors d'être d'autant plus sévèrement traités que nous aurions montré moins de zèle

a Après la prise d'Edesse, dont les Sarrasins venaient de se rendre maîtres de la manière qu'on peut voir dans les notes placées à la fin du volume.

pour sa gloire et pour le salut de nos frères ? Vous voyez avec quelle confiance et quelle familiarité je vous fais part de mes pensées; je me trouve porté à agir de la sorte par les témoignages de bienveillance dont Votre Excellence daigne combler mon indigne personne.

2. Or nos pères les évêques de France, le roi notre maître, et les grands du royaume doivent se réunir à Chartres a le troisième dimanche après Pâques pour traiter ensemble de cette grande affaire: puissions-nous être assez heureux pour vous voir assister à cette assemblée; car, dans des conjonctures aussi délicates, on a besoin des conseils des hommes les plus éminents. Vous ferez certainement une oeuvre agréable à Dieu si vous prenez cette chose à coeur et si votre charité déploie tout son zèle, dans un moment aussi opportun et en face de pareilles tribulations, Vous savez, père bien-aimé, que c'est surtout dans le besoin qu'on éprouve ses amis. Je suis convaincu que votre présence sera d'un grand poids en faveur de l'expédition sainte, non-seulement à cause du prestige qui s'attache à votre titre d'abbé de la sainte maison de Cluny, mais encore et beaucoup plus à cause de la sagesse profonde et de l'ascendant que vous tenez du Ciel et que Dieu ne vous a donnés que pour sa gloire et le bien des hommes. Puisse ce même Dieu vous inspirer la volonté de vous rendre à cette assemblée et de vous unir à tous les serviteurs que l'amour de son nom et le zèle de sa gloire y appelleront et qui tons ont le plus grand désir de vous y voir !

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Notes de Horstius et de Mabillon.

LETTRE CCCLIV.

212. Je pense que les tristes gémissements et les cris lamentables de l'Eglise d'Orient......., etc. En 1144, la ville d'Edesse, une des plus remarquables de la Mésopotamie, située au delà de l'Euphrate, convertie au christianisme du temps de Constantin le Grand, et devenue célèbre par la possession des reliques de saint Thomas qui avaient été rapportées des Indes dans ses murs, tomba au pouvoir des infidèles, qui en passèrent la population chrétienne au fil de l'épée. Voici en quels termes s'exprime à ce sujet Guillaume de Neubridge, dans son histoire d'Angleterre: " Par un secret dessein de la Providence, les Sarrasins avaient partout le dessus sur les Chrétiens. Après s'être emparés successivement des villes les plus importantes, telles qu'Alexandrie, Antioche, Jérusalem et Damas, ils s'étaient rendus maîtres de l'Egypte, de la Syrie et de toutes les autres contrées de l'Orient occupées par les Chrétiens, seule Edesse avait tenu constamment éloigné de ses murs et même de son territoire, avec un invincible courage, les innombrables et féroces ennemis dont elle était entourée de toutes parts, et s'était maintenue libre jusqu'au temps de la première Croisade, qui remit les Chrétiens en possession d'Antioche et de Jérusalem arrachées au joug des Sarrasins. "

Un peu plus loin il raconte en ces termes la prise d'Edesse par les infidèles : " Un certain Arménius, habitant et citoyen d'Edesse, qui occupait une tour bâtie près des murs de la ville, profita de cette circonstance pour se venger du commandant d'Edesse qui avait violé sa fille; il s'entendit secrètement avec les Turcs et les introduisit dans la ville la nuit même de Noël; ils se précipitèrent sur la population, qu'ils trouvèrent rassemblée dans les églises et plongée dans la plus profonde sécurité. Ils massacrèrent tous les habitants avec leur évêque au pied même des autels. La surprise fit tomber les armes des mains à ceux qui auraient pu opposer quelque résistance, et les Sarrasins les passèrent tous au fil de l'épée. Voilà comment Edesse, l'antique nourrissonne de la Foi, fut prise et tomba aux mains souillées des infidèles, après avoir pendant tant de siècles résisté victorieusement à leurs armes. La rage des ennemis sévit avec fureur sur toute la contrée, dont ils se rendirent également maîtres, et la foi chrétienne disparut des pays situés au delà de l'Euphrate. A la nouvelle d'un si grand désastre, les Chrétiens émus....., etc. " Voir Guillaume de Neubridge, livre I de son Histoire d'Angleterre, chapitre XVIII.

Telle fut la cause des tristes gémissements, des cris lamentables de l'Eglise d'Orient, dont parle saint Bernard. (Note de Horstius.)

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LETTRE CCCLXV. A HENRI, ARCHEVÊQUE DE MAYENCE.

L’an 1146

Saint Bernard blâme un moine nommé Raoul qui prêchait aux chrétiens le massacre des Juifs.

A son vénérable seigneur et très-cher père Henri, archevêque de Mayence, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et souhait qu'il trouve grâce devant le Seigneur.

1. J'ai reçu avec le respect qui lui était dû la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire; je vais y répondre, mais en peu de mots, à cause des nombreuses affaires dont je suis accablé. La plainte que vous déposez dans mon cœur est pour moi un gage et une preuve de votre

a C'est dans cette assemblée que saint Bernard fut élu généralissime de l'expédition, titre qu'il refusa comme étant incompatible avec la profession religieuse et tout à fait étranger à ses habitudes. Voir la lettre deux cent cinquante-sixième au pape Eugène, n. 4 et sa trois cent soixante-troisième au clergé et aux fidèles de la France orientale, ainsi que les lettres de Suger dont la cent trente-troisième est de Pierre le Vénérable qui s'excuse de ne pas se rendre à l'appel de saint Bernard, sur ce que le chapitre général de Cluny se tenait le même jour que l'assemblée de Chartres.

affection et de votre extrême humilité. Qui suis-je en effet et d'où suis-je sorti, pour qu'un archevêque me choisisse pour confident du mépris qu'on fait de son autorité archiépiscopale et du peu de compte qu'on tient des droits de sa métropole? Je ne suis guère plus qu'un enfant qui ne sait ni d'où il vient ni où il va, mais qui toutefois n'a point oublié ces paroles pleines de vérité sorties de la bouche du Très-Haut: " Il est impossible qu'il n'y ait pas des scandales, mais malheur à celui par qui ils arrivent ( Matth., XVIII, 7). " Celui a dont vous me parlez dans votre lettre n'a reçu sa mission ni de Dieu, par le ministère des hommes; ni des hommes eux-mêmes : s'il prétend que le titre de religieux ou d'ermite dont il se pare, lui donne plein pouvoir et entière liberté d'exercer le ministère de la prédication, il doit savoir que l'office d'un religieux est de pleurer et non pas d'enseigner (saint Jérôme contre Vigilance, c. 6); Car pour un vrai religieux les villes sont des prisons et la solitude un paradis. Il n'en est pas ainsi pour celui dont vous me parlez: pour lui, c'est la solitude qui est une prison, et les villes un paradis. Cet homme sans coeur et sans honneur se trouve placé sur le chandelier pour que son extravagance paraisse plus clairement à tous les regards.

2. Je le trouve répréhensible en trois points considérables : d'abord, il s'ingère à prêcher; en second lieu, il ne tient aucun compte de l'autorité épiscopale, et enfin il pousse à l'homicide. Quelle est donc cette puissance d'un nouveau genre? Se croirait-il plus grand que notre père Abraham (Gen., XXII), qui s'abstint de frapper du glaive dès que celui qui en avait armé sa main le lui défendit? A-t-il quelque chose de plus que le prince des apôtres, qui demandait au Seigneur " s'il devait frapper de l'épée (Luc., XXII, 49) ? " Il est sage de la sagesse des Égyptiens, je veux dire, de la sagesse de ce monde qui n'est que pure folie aux yeux de Dieu, et il se charge de répondre à la question que l'Apôtre faisait au Sauveur, mais bien différemment de Celui qui dit à Pierre " Remettez votre épée au fourreau, car tous ceux qui se serviront de l'épée périront par l'épée (Matth. XXVI, 52,). " Eh quoi! l'Eglise ne triomphe-t-elle donc pas mille fois mieux des Juifs en les convainquant tous les jours d'erreur ou en les convertissant à la foi que si elle les exterminait tout d'un coup par un massacre général? Pourquoi fait-elle entendre du couchant à l'aurore cette prière pour les Juifs perfides (b) " Seigneur Dieu, déchirez le voile de leurs coeurs et faites-les passer de leurs ténèbres à la lumière de la vérité? " Il serait inutile de prier pour eux, si elle n'espérait pas qu'ils se convertiront un jour. Mais elle sait que celui qui se plait à rendre le bien pour le mal et l'amour pour la

a Il se nommait Raoul, comme on le voit dans Othon de Freisingen et dans les notes placées à la fin du volume.

b L'Eglise récite cette prière tous les ans, le vendredi saint, dans les mêmes termes que ceux dont saint Bernard se sert ici.

haine, a dans son coeur des trésors de grâce et de conversion. Que deviendraient donc ces mots du Psalmiste: " Ne les tuez point (Psalm. LVIII, 12), " et cette autre parole de l'Apôtre : " Quand toutes les nations seront entrées dans le bercail, ce sera le tour d'Israël d'être sauvé (Rom., II, 26); ou bien cette assurance du Prophète: " Le Seigneur reconstruira Jérusalem et rassemblera les enfanta dispersés d'Israël (Psalm. CXLVI, 2) ? " Sera-ce cet homme qui fera mentir les prophètes, et qui tarira la source des grâces et. des miséricordes de Jésus-Christ? Sa doctrine n'est pas sa doctrine, c'est celle de son père, de celui de qui il tient sa mission; on comprend alors qu'il veuille marcher sur les traces de son maître, de celui qui " fut homicide dès le commencement du monde (Joan., VII, 44), " qui aime le mensonge et en fut le premier auteur. Quelle science monstrueuse ! Quelle infernale sagesse que celle qu'on voit en opposition avec les paroles des prophètes, en contradiction avec la doctrine des apôtres et en hostilité avec la grâce et la charité ! Quelle honteuse hérésie, quelle sacrilège doctrine ! Elle est grosse de l'esprit de mensonge et d'erreur et ne saurait enfanter que l'iniquité (Psalm. VII, 15). J'ai envie et je crains d'en dire davantage; mais pour me résumer en peu de mots, je vous déclare qu'à mes yeux, c'est un homme qui se croit un grand personnage et qui est rempli d'une haute opinion de sa personne. On voit assez à ses paroles et à sa conduite qu'il aspire à se faire un nom illustre dans le monde; mais les fonds lui manquent pour élever un pareil monument. Adieu.

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Notes de Horstius et de Mabillon.

LETTRE CCCLXV.

213. Celui dont vous me parlez dans votre lettre, etc. Il se nommait Raoul ou Rodolphe; Othon de Freisingen en trace le portrait dans le livre I des Faits et gestes de Frédéric, chap. XXXVII. II excita une violente persécution contre les Juifs; mais il vit ses doctrines séditieuses réfutées par saint Bernard. En voyant l'immense popularité dont il jouissait à Mayence, notre Saint l'engagea à ne pas mener une vie errante et vagabonde contraire à toutes règles monastiques et à ne point s'ingérer, de sa propre autorité, dans les fonctions de prédicateur. Il finit par le décider, en vertu de la sainte obéissance, à se retirer dans un monastère, au grand mécontentement de la populace, qui se serait certainement mutinée si la réputation de sainteté dont jouissait saint Bernard ne lui eût imposé. Voir Othon de Freisingen, livre I des Faits et gestes de Frédéric, chap. XXXIX.

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LETTRE CCCLXVI. A L'ABBESSE HILDEGARDE.

Vers l’an 1147

Saint Bernard repousse avec modestie les louanges dont l'abbesse Hildegarde le comble; il l'engage à reconnaître ce qu'elle doit à la grâce de Dieu et lui demande ses prières pour lui et pour les siens.

A sa très-chère fille en Jésus-Christ, Hildegarde (a), le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

Il me semble que bien des personnes ont de mon mérite une opinion que le jugement de ma propre conscience est loin de ratifier; leur sentiment n'ajoute rien au peu que je vaux réellement, il prouve seulement

a Elle était abbesse du monastère de Mont-Saint-Rupert, près de Bingen, diocèse de Mayence, et célèbre par ses révélations. Parmi les lettres qu'on a d'elle dans la Bibliothèque des Pères, il en est une où elle félicite saint Bernard du zèle qu'il déploie dans la prédication de la croisade; c'est dans cette lettre qu'elle dit à notre Saint "qu'elle l'a vu comme un homme dans le soleil deux ans auparavant. " Jean de Salisbury demande quelque part le recueil de ses visions à maître Girard, et dit que cette abbesse était très-goûtée du pape Eugène.

avec quelle légèreté jugent les hommes. Je me hâte de répondre à la douce et bonne lettre que vous avez eu la charité de m'écrire; mais à cause des nombreuses affaires qui me pressent, je ne le ferai pas aussi longuement que je le voudrais. Je vous félicite des grâces dont Dieu se plait à vous combler et je vous rappelle qu'elles sont un don que vous ne sauriez recevoir avec trop de dévotion et d'humilité, car vous n'ignorez pas que " Dieu résiste aux superbes et prodigue sa grâce aux humbles (Jac., IV, 6). " C'est le conseil que je vous donne et la prière que je vous fais. D'ailleurs, quelle leçon et quels avis attendez-vous de moi, quand vous avez, au fond de votre âme, un maître intérieur qui vous parle sur toutes choses avec onction ? On dit en effet que l'Esprit-Saint vous découvre les secrets du ciel et vous révèle des choses qui passent la portée de l'homme. Aussi vous prierai-je et vous supplierai-je même instamment de vouloir bien vous souvenir devant Dieu de moi et de tous ceux qui me sont attachés par des liens spirituels; car dans les moments où votre esprit s'unit à Dieu, je ne cloute pas que vous ne puissiez nous être d'un grand secours et d'un puissant appui auprès de lui, puisque l'Apôtre nous assure que " la prière assidue du juste peut beaucoup sur Dieu (Jac., V, 16). " Quant à moi, je ne cesse de demander au Seigneur pour vous, qu'il vous affermisse dans le bien, éclaire votre âme et vous fasse parvenir au bonheur éternel, de peur que ceux qui mettent leur espérance en Dieu ne fussent exposés à chanceler dans la voie du salut s'ils vous voyaient chanceler vous-même ; qu'ils soient au contraire raffermis dans le bien et ne cessent de marcher de perfection en perfection à la vue des grâces et des bénédictions dont le Ciel vous comble.

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Notes de Horstius et de Mabillon.

LETTRE CCCLXVI.

214. A l'abbesse Hildegarde. Elle était à la tête de l'abbaye de Bénédictines de Saint-Rupert, confesseur, en face de Bingen, dans le diocèse de Mayence. Voir Trithemius, livre Des écrivains ecclésiastiques.

C'est sans doute de l'abbesse Hildegarde que le moine d'Auxerre a voulu parler quand il a dit à l'année 1146 : " Il y avait à cette époque en Allemagne, une fille déjà avancée en âge et fort extraordinaire. Elle était d'une obscure naissance et n'avait reçu aucune instruction ; mais elle était l'objet de si grandes faveurs du Ciel, qu'on la vit souvent ravie en extase; dans cet état, elle apprenait dans le Ciel des choses dont elle faisait part ensuite à la terre; et ce qu'il y a de plus surprenant et d'inouï même, c'est qu'elle le dictait souvent en latin, pour en faire des recueils de la doctrine catholique. Voir notre chronologie à l'année 1418. (Note de Mabillon.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCLXVII. A G. (a), CHANCELIER DE L’ÉGLISE ROMAINE.

Vers l’an 1147.

Saint Bernard lui recommande l'évêque de Metz.

Votre prédécesseur le chancelier Haimeric, de bonne mémoire, affectionnait l'évêque (Etienne) de Metz d'une manière toute particulière, accueillait avec une extrême bienveillance et protégeait avec ardeur tous ceux qui le venaient trouver de sa part. Je vous prie de vouloir bien marcher sur ses traces et de venir, les armes de l'Église en main, au secours d'un noble évêque qui se trouve en ce moment dans le plus grand embarras.

a C'était Guy Moricot de Vico, né a Pise, qui devint chancelier de la cour romaine, après Robert Lenoir, en 1146, comme on le voit dans les notes sur la lettre trois cent trente-quatrième.

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LETTRE CCCLXVIII. AU CARDINAL-DIACRE G...

Vers l’an 1147

Saint Bernard lui témoigne toute sa reconnaissance pour la lettre affectueuse et les aimables présents qu'il en a reçus, et l'engage à ne pas se laisser dominer par l'amour des choses de ce monde et des richesses d'ici-bas.

A son seigneur et très-cher ami G..., par la grâce de Dieu cardinal-diacre de la sainte Eglise romaine, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses plus ferventes prières.

1. Je vous remercie dans le Seigneur des témoignages de bienveillance et d'amitié dont vous avez daigné me prévenir; je ne saurais dignement reconnaître les sentiments affectueux et dévoués que votre grande âme a l'humilité de me prodiguer la première, qu'en l'assurant du dévouement, de l'affection et de la tendresse dont mon coeur est capable. Je savais déjà, par le récit de plusieurs de mes frères, le zèle dont vous êtes animé, je m'en réjouissais et vous en félicitais en esprit; mais aujourd'hui je me sens d'autant plus redevable envers vous sur le chapitre de l'affection, que vous avez plus fait par vos avances, aussi humbles que dévouées, pour me rendre votre obligé; je voudrais être assez puissant auprès de Dieu pour m'acquitter à votre égard. Je n'ai rien eu de plus pressé que de lire à mes frères la lettre où votre âme se peint tout entière, clans les sentiments de dévouement affectueux, de bienveillance et de,piété dont elle est remplie, et de leur montrer le présent a que vous nous faites, en leur recommandant de ne pas célébrer les saints mystères avec les précieux vases que vous nous avez envoyés, sans prier Dieu pour vous et pour les vôtres, comme vous le demandez. Que le Seigneur fasse de vous, dans son Église qui est sa demeure, un vase de prix dont nous entendions dire un jour, c'est notre voeu le plus ardent : " Celui-là est pour moi un vase d'élection (Act., IX,15); " car je prends à témoin des sentiments d'affection que je ressens pour vous, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, cet Esprit de vérité qui a lui-même répandu la charité dans nos âmes.

2. Comme c'est en Dieu seul que je ressens pour vous l'affection dont mon coeur est plein, non-seulement je le prie pour vous, mais je veux vous prier vous-même de ne jamais perdre de vue la manière dont vous devez vous conduire dans la maison de Dieu et vous acquitter des fonctions

a étaient des vases sacrés, comme on le voit plus bas, destinés à la célébration des saints mystères dans la chapelle de Clairvaux. Ils étaient certainement d'or ou d'argent.

de votre charge. Ce n'est pas que j'oublie le peu que je suis, Dieu m'en est témoin, mais j'éprouve pour vous une affection véritable, voilà pourquoi je me permets de vous rappeler que ceux qui sont au-dessus des autres seront jugés avec plus de rigueur, s'ils ne s'appliquent à leur faire du bien (Sapien., IV, 6), et ne seront élevés à un plus haut rang de gloire, que s'ils s'acquittent bien des devoirs de leur charge présente (I Tim., III, 13). Je vous engage donc de toutes mes forces, mon trèscher et très-humble seigneur, à fuir le mal et à pratiquer le bien tous les jours avec plus d'ardeur; qu'on ne vous voie pas, dans l'héritage du Seigneur, rechercher votre avantage; rappelez-vous constamment ces paroles de l'Apôtre : " Nous n'avons rien apporté en venant en ce monde, il est certain que nous n'en emporterons rien en le quittant (I Tim., VI, 7). " Veillez à la conservation de votre âme, puisque vous n'avez qu'elle d'immortelle; que rien ne puisse effacer de votre esprit, ces paroles du Sauveur dans son Evangile : " Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il se perd lui-même (Matth., XVI, 26) ? " Malheur! bien des fois malheur à ceux qui coulent leurs jours dans la prospérité, pour tomber en un instant au fond de l'enfer! ils n'emporteront rien de ce qu'ils possèdent en s'en allant, et laisseront, en descendant au tombeau, tout ce prestige de gloire et de grandeur qui s'évanouira en un moment, comme une vapeur légère et fugitive. Pensez à cela, mon bien cher ami, méditez sérieusement ces vérités, gravez-les au fond de votre coeur, et qu'elles ne s'effacent jamais de votre mémoire. Adieu.

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LETTRE CCCLXIX. A L'ABBÉ SUGER.

Vers l’an 1147

Saint Bernard félicite l'abbé Suger d'avoir mené à bonne fin la réforme de l'abbaye de Sainte-Geneviève, et l'engage à persévérer dans son entreprise.

A son bien-aimé père et seigneur Suger, par la grâce de Dieu vénérable abbé de Saint-Denys, le frère Bernard de Clairvaux, salut et prières (a).

Je remercie le Seigneur d'avoir fait choix de vous pour rétablir le règne salutaire (b) de la discipline et de la règle dans la maison de Sainte-

a C'est la formule de salut dont saint Bernard se sert ordinairement en écrivant à l'abbé Suger.

b Suger avait établi des chanoines réguliers de saint Augustin dans cette maison, à la place des religieux que le pape Eugène y avait fait venir pour succéder à des chanoines séculiers qui l'occupaient. Il est question de cette affaire dans la lettre suivante où la même maison est appelée Sainte-Geneviève-du-Mont; car l'endroit qu'elle occupait était jadis désigné sous ce nom. Voir les notes qui sont à la fin du volume, ainsi que les lettres de Suger, parmi lesquelles cette trois cent soixante-neuvième lettre de saint Bernard ainsi que les suivantes se trouvent citées.

Geneviève; Rome elle-même vous sait gré d'avoir mené à si bonne fin une oeuvre de cette importance, et je vous en félicite avec tous ceux qui aiment Dieu en vérité. Je supplie instamment Votre Grandeur de faire exécuter fidèlement la bulle du Pape et de tenir la main à ce qu'une si belle entreprise progresse de jour en jour et soit couronnée d'un plein succès. Je crois inutile de prier longuement votre charité pour l'abbaye de Saint-Victor, car je sais que votre sollicitude s'étend à toutes les maisons religieuses ; pourtant elle doit se tenir particulièrement éveillée sur celles dont l'esprit religieux laisse le plus à désirer.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCLXIX, A SUGER.

215. ..... Pour rétablir le règne salutaire de la discipline et de la règle dans la maison de Sainte-Geneviève, etc. Un évêque de Tournay, nommé Etienne, qui avait été abbé de Sainte-Geneviève, nous apprend, dans un sermon sur la réforme de la discipline que l'abbé Suger, opéra dans cette maison, comment il y rétablit le règne salutaire de la règle. " L'an de Notre-Seigneur 1147, dit-il, il fut question, dans le palais du roi, d'un projet qui, mûrement examiné et soigneusement pesé, reçut une heureuse exécution. On envoya donc à l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul, où repose le corps de sainte Geneviève, sur le mont qui porte son nom, des hommes chargés de dire qu'elle menaçait ruine sinon quant aux murailles, du moins quant au triste état où se trouvaient les moeurs de ses chanoines; que vivant chacun à leur guise et comme des chanoines séculiers, ils songeaient uniquement à leurs propres intérêts et menaient la même conduite que leurs pareils, consommant comme ils l'entendaient les revenus de l'Eglise, qui sont la rente des pauvres; se partageant ce qu'ils devaient employer en commun, tout en se donnant bien de garde de mener la vie commune; qu'ils n'avaient enfin ni dévotion ni piété dans la célébration des saints mystères, et que, pour tous ces motifs et beaucoup d'autres qu'il n'était pas nécessaire de dire, il y avait lieu à changer l'état du personnel de cette église, de purifier le Saint des saints et de mieux ordonner les choses. Ce dessein plut au Seigneur Dieu des armées et à la cour céleste : tout le monde applaudit à ce qui s'était fait. (Note de Horstius.)

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LETTRE CCCLXX. AU MÊME.

Vers l’an 1147.

Saint-Bernard recommande l'abbaye de Sainte-Geneviève-du-Mont à l'abbé Suger.

A son très-cher frère et seigneur Suger, abbé de Saint-Denys, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et amitié.

Vous devez remplir les devoirs de celui qui vous a mis à sa place a, on plutôt vous devez faire l'oeuvre du Seigneur votre Dieu, qui vous a choisi pour les fonctions dont vous êtes chargé. Or, s'il est une oeuvre qui soit évidemment celle de Dieu, c'est bien certainement de rendre à l'abbaye de Sainte-Geneviève-du-Mont toute sa ferveur et tout son éclat cette vigne nouvellement plantée n'a que vous qui la soutienne et la cultive; continuez donc ce que vous avez si bien commencé en elle, et soyez, par rapport à cette maison, comme le rempart d'Israël que les ennemis ne peuvent renverser. Veuillez, je vous prie, relever le courage de son abbé, il se laisse facilement abattre; c'est particulièrement ce que réclament de vous aujourd'hui le soin de votre gloire et le salut de votre âme.

a Louis le Jeune, en partant pour la croisade, avait confié la régence du royaume à l'abbé Suger, c'est ce qui fait dire à saint Bernard dans la lettre précédente que sa sollicitude et ses soins s'étendent à toutes les maisons religieuses de France, et, dans la lettre trois cent soixante-seizième, qu'il est " le plus grand personnage de France. " C'est également ce qui lui fit donner le nom de " Majesté " par Ulger, évêque d'Angers, dans sa lettre qui est la troisième de la collection des lettres de l'abbé Suger.

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LETTRE CCCLXXI. AU MÊME.

Vers l’an 1147

Saint Bernard combat le mariage projeté entre le fils du comte d'Anjou et la fille du roi de France en se fondant sur l'empêchement de consanguinité.

Au seigneur abbé de Saint-Denys, le frère Bernard de Clairvaux, salut et prières..

Voici la copie de ma lettre au Roi: " Vous êtes engagé dans une entreprise importante et difficile que personne ne saurait mener à bonne fin sans le secours de l'assistance divine. Oui, l'expédition que vous préparez (a) est au-dessus des forces humaines, mais ce qui surpasse le pouvoir des hommes n'excède pas celui de Dieu (Luc., XVIII, 27). Que cette pensée vous fasse éviter tout ce qui peut offenser Dieu et vous priver, dans la conjoncture présente, du concours de sa grâce et d'un appui aussi nécessaire que le sien; il y va de votre intérêt non moins que de celui de l'Eglise entière, car l'un et l'autre n'en font qu'un maintenant. Si vous voulez savoir où je veux en venir, écoutez, le voici. Pressé de me rendre auprès de vous, comme je le suis de vous faire parvenir cette lettre, j'ai formé le projet d'aller passer la vigile de la Sainte-Madeleine à Laon. Vous savez déjà, par une autre lettre, ce dont je veux vous entretenir et le péril où je désire vous empêcher de tomber. J'ai appris que le comte d'Anjou vous presse de prendre, avec serment, l'engagement de donner votre fille en mariage à son fils. Or non-seulement cette union ne saurait vous convenir, mais de plus elle est absolument impossible à cause d'un empêchement de consanguinité qui lie les deux parties. En effet, des témoignages dignes de foi établissent que la mère de la reine et le jeune fils du comte d'Anjou sont parents au troisième degré. Je vous engage donc à ne point consentir à cette alliance : que la crainte de Dieu vous empêche de commettre cette faute. Vous m'avez promis que pour rien au monde vous ne termineriez cette affaire sans me consulter; je serais donc tout à fait dans mon tort si je vous déguisais ma pensée et si je vous laissais ignorer que mon avis, à moi, c'est que vous ne devez pas faire ce mariage, à moins que vous ne teniez à agir contre mon sentiment, contre celui d'une infinité de gens soucieux de votre gloire et contré Dieu même. Ne croyez pas, après cela, que le sacrifice que vous lui faites en prenant

a Il s'agit ici de l'expédition en Palestine, ce qui ne permet pas de douter que cette lettre ne s'adresse à Louis le Jeune qui avait promis la main de sa fille aînée, nommée Marie, au fils de Foulques, comte d'Anjou, qui partit aussi pour la croisade. Ce mariage ne se fit pas; Marie épousa le comte de Champagne fleuri.

la croix, soit pour lui un sacrifice d'agréable odeur, puisque vous ne le faites qu'à moitié, et qu'en même temps due vous allez combattre pour sauver un royaume étranger, vous ne craignez pas d'exposer le vôtre, dont vous disposez contre la volonté de Dieu en dépit du droit et des lois, sans profit aucun et contre toute bienséance. Quant à moi, j'ai mis ma conscience à couvert et je prie Dieu de vous préserver de la séduction des gens pervers qui vous poussent au mal par leurs mauvais conseils. "
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCLXXII. A P... (a), ÉVÊQUE DE PALENCIA, EN ESPAGNE.

Vers l’an 1147

Saint Bernard le félicite de son humilité et de son amour pour la lecture.

A son vénérable seigneur et très-cher père P..., par la grâce de Dieu, évêque de Palencia, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et vau sincère que le Seigneur le comble de grâces.

Qui me donnera des ailes comme à la colombe pour que je puisse prendre mon vol et aller me proposer là où m'attire la bonne odeur qu'exhalent la sainteté de votre coeur et la pureté de vos moeurs ? Elle me semble si douce qu'elle me paraît s'élever d'un champ fertile que le Seigneur aurait béni (Gen., XXVII, 27), ou d'une table chargée de mets succulents. Mon coeur se dilate à cette excellente odeur. Comment pourrait-il en être autrement, quand j'entends parler d'un homme qui sait allier l'humilité à la grandeur et tant de recueillement à tant d'occupations, d'un homme enfin qui écoute les paroles du Seigneur avec crainte et tremblement? Il est bien rare de trouver sur la terre une grandeur si humble, une activité si recueillie. Que le Seigneur vous rende la joie dont vous avez inondé mon âme en me montrant cette merveille! Je puis bien dire que j'ai été transporté de bonheur en entendant de la bouche véridique de mes frères les religieux qui vous remettront cette lettre, tout ce qu'ils m'ont appris sur vous: votre zèle à mortifier votre chair et à la réduire en servitude, votre habitude de la contemplation, votre amour de la lecture, la douceur de vos moeurs, votre bienveillance pour tout le monde et particulièrement pour les domestiques de la foi. Néanmoins, mon bien cher père, ne croyez pas que je parle ainsi dans le but de vous exalter par mes louanges; non, car je n'ai pas oublié que le Prophète a dit : " Ecoute, mon peuple, quiconque te comble de louanges te trompe (Isa., IX, 16). " Tout pécheur

a Il se nommait Pierre : on voit son nom au bas de l'acte de donation de l'abbaye d'Espina, faite par Sanche à saint Bernard. Voir Manrique, à l'année 1147, chap. XVIII, n. 3.

que je suis, je ne veux pas verser sur votre tête ce qu'on appelle l'huile du péché, mais plutôt celle de la sainte joie qui s'écoule d'un coeur pur, d'une conscience irréprochable et d'une foi sincère. D'ailleurs, comment ferais-je trafic de mon huile? c'est à peine si j'en ai suffisamment pour en oindre mes membres et les rendre souples et dispos pour les luttes de ce siècle; mais je n'ai pas voulu passer sous silence des vertus qui font la gloire de Jésus-Christ. Voilà ce qui me fait parler ainsi, c'est pour louer le Créateur et non la créature; pour exalter celui qui donne, non celui qui reçoit; le Dieu de qui vient l'accroissement et non pas cette sorte de néant qui plante et qui arrose. Je n'ai eu, en vous louant, d'autre pensée, que de faire l'éloge de la main qui dispense ses dons, non de celle qui les reçoit, et je n'ai voulu qu'exalter le maître sans m'occuper du serviteur. Par conséquent, mon bien cher ami, si, ou plutôt, puisque vous êtes sage, reconnaissez que la grâce qui est en vous ne vient pas de vous; tout don excellent et parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières (Jacob., I, 17). J'en connais qui, sous prétexte de ne point donner lieu à l'orgueil et d'éviter les piéges du démon, n'osent s'avouer à eux-mêmes les grâces qu'ils ont reçues de Dieu; pour moi, je pense au contraire que je ne saurais trop constater ce que j'ai reçu, afin de mieux me convaincre de tout ce qui me manque. Je crois, avec l'Apôtre, qu'il est bon que nous sachions tout ce que nous tenons de Dieu, pour mieux connaître ce que nous devons lui demander encore. Quand on reçoit quelque chose sans le savoir, on est exposé au double danger de ne montrer ni reconnaissance de ce qu'on a reçu, ni souci de le conserver. Comment, en effet, pourrions-nous témoigner notre reconnaissance à celui dont nous ignorons que nous avons reçu quelque chose, et comment chercher à conserver avec soin un présent dont nous n'avons pas la moindre idée? Préservez-moi, Seigneur, de l'ingratitude de ce peuple dont il est dit: " Il a perdu la mémoire de vos bienfaits et n'a plus aucun souvenir des merveilles que vous avez opérées en sa faveur (Psalm. LXXVII, 11). " C'est un principe admis même des gens du monde, qu'on doit graver profondément dans sa mémoire le souvenir d'un bienfait; c'est donc pour nous un devoir de nous rendre compte de tout ce que nous avons reçu de Dieu et de ne pas fermer les yeux sur les dons du Ciel, et, pour les conserver toujours, d'en rendre sans cesse des actions de grâces à Dieu. J'ajouterai une observation qui ne me paraît pas sans importance, c'est qu'il y a trois degrés pour arriver au salut c'est l'humilité, la foi et la crainte. L'humilité attire la grâce, la foi la reçoit et la crainte la conserve; si nous voulons, sans l'une de ces trois vertus, nous approcher de la source de la grâce et du salut, j'ai bien peur qu'on ne nous dise: " La source est profonde et vous n'avez rien pour y puiser (Joan., IV, 11). " Ne venons donc puiser l'eau de la sagesse qu'avec la corde de l'humilité des lèvres, du coeur et des oeuvres. Si elle est triple, il sera plus difficile de la rompre; pour urne, ayons la foi, mais bien grande, afin de puiser le plus abondamment possible aux sources de la grâce; enfin, que la crainte soit le couvercle de l'urne et la ferme si bien que l'eau de la sagesse ne puisse être souillée par les impuretés de la vaine gloire. D'ailleurs il est écrit que tout vase sans couvercle est réputé impur (Nomb., XIX, 15). L'avidité avec laquelle vous lisez non-seulement les écrits des grands hommes, mais même les faibles productions de mon humble génie, est cause que j'ai mis la main à la plume afin de vous dire combien je suis sensible à vos bontés pour ceux-là mêmes qui m'en ont fait le récit.

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LETTRE CCCLXXIII. L'ABBE D'ESP... (a) A SAINT BERNARD.

Cet abbé gémit de la charge qu'on lui impose.

Au très-regretté seigneur et bien-aimé père, Bernard, abbé de Clairvaux, son fils N.... serviteur inutile de ses frères les religieux d'Esp..., salut et voeu sincère de toute espèce de bénédictions.

Le plus ardent de mes voeux est que cette lettre vous trouve, s'il est possible, libre et dégagé de toute autre affaire; je pense avec crainte, en l'écrivant, à cet homme qui brûlait du désir de voir Jésus et ne pouvait y réussir parce qu'il était trop petit et que la foule l'en empêchait. Mais c'est peu que vous soyez libre de tous soins quand elle vous arrivera, il faut encore que je trouve grâce à vos yeux, car il ne suffit pas que vous ayez le loisir de m'entendre si vous ne me consolez. Que Dieu vous pardonne ce que vous avez fait quand vous m'avez placé ici, moi dont les forces sont si peu proportionnées au fardeau que je dois porter! Car ce n'est rien moins que l'océan qui pèse sur mes épaules. Qui suis-je et qu'est la maison de mon père? Je ne suis qu'un enfant qui ne sait ni où il va ni d'où il vient. Est-ce moi qui pourrai avec mes seules forces soutenir ou plutôt relever le couvent dont on m'a chargé ? il ressemble à une masure qui s'écroule, à un mur en ruines. Une pareille mission est au-dessus de mes forces, et je me consume dans un travail inutile. Pourtant j'ai fait ce que j'ai pu au milieu de mes gémissements, mais quel fruit ai-je recueilli de mes larmes et de mes efforts? Le mal s'est aggravé,

a On ne peut douter que ce ne soit l'abbé d'Espina. Ce monastère situé dans le diocèse de Palencia, fut fondé par la soeur du roi Alphonse, nommée Sanche, la même que celle à qui est adressée la lettre trois-cent-unième. Cette princesse le donna à saint Bernard, qui envoya dans cette abbaye son frère Nivard avec quelques religieux. Manrique ignore le nom du premier abbé de cette maison. Voir aux notes de la fin du volume.

la plaie s'est envenimée, le mal est sans remède, à moins qu'on n'ait recours à une main plus forte que la mienne. Le vice est entré dans les moeurs, s'est changé en habitude, est devenu comme une seconde nature, il est maintenant une nécessité. Le seul remède à un pareil état serait d'arracher cette triste nécessité du mal, mais, hélas, je le dis les larmes aux yeux, elle a poussé de telles racines que je suis trop faible pour tenter de l'appliquer avec quelque chance de succès: je manque absolument de tout ce qu'il faut pour cela, et pour comble de malheur, voici que je vois s'éloigner de moi le religieux qui vous portera cette lettre. C'était le seul qui pût m'être de quelque secours, il était chargé des novices, qui faisaient de grands progrès sous sa direction; je m'en félicitais, espérant qu'un jour, avec la grâce de Dieu, la vie renaîtrait enfin dans ces lieux qui ne respirent plus que la mort. Je me plais à lui rendre ici le témoignage que sa vie parmi nous, autant qu'il est possible à l'homme de juger son semblable, a été sainte aux yeux de Dieu, édifiante et douce aux nôtres. Voilà pourquoi je ne puis le voir s'éloigner sans douleur. Mais vous, mon seigneur, vous pouvez, si j'ai trouvé grâce devant vous, changer mes larmes de tristesse en larmes de joie et de bonheur. Je m'arrête, le porteur de la présente vous dira le reste plus longuement que je ne pourrais le faire.

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LETTRE CCCLXXIV. AUX RELIGIEUX D'IRLANDE A L'OCCASION DE LA MORT DE L'ÉVÊQUE SAINT MALACHIE (a).

L’an 1148.

On doit plutôt se réjouir que pleurer à la mort des saints: c'est par une disposition particulière de la Providence que la maison de Clairvaux reçut le dernier soupir et conserve les précieux restes d'un si grand homme.

Aux religieux d'Irlande et particulièrement aux maisons que l'évêque Malachie, de sainte mémoire, a fondées, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et les consolations du Paraclet.

1. Si la cité permanente était pour nous ici-bas, nous n'aurions jamais assez de larmes pour pleurer la perte d'un tel concitoyen; mais elle est ailleurs, et si nous la cherchons comme il faut, nous pourrons bien ressentir une grande douleur de la mort d'un guide aussi précieux; mais la foi en modérera la vivacité, et l'espérance en adoucira l'amertume. On ne doit point s'étonner fille le coeur soupira et que les yeux versent des

a Cette mort arriva le 2 novembre 1145. Voir la Vie de saint Malachie, par saint Bernard, ainsi que ses deux sermons sur le même saint.

larmes dans la douleur, mais la foi, en nous découvrant les biens invisibles, ne met pas seulement des bornes à notre affliction, elle nous it donne encore d'abondantes consolations; car ce qui se voit est passager, et ce qui ne se voit pas est éternel. Nous devons d'abord féliciter cette sainte âme du bonheur dont elle jouit, de peur qu'elle ne nous reproche notre peu de charité en nous disant comme le Seigneur à ses apôtres: "Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père (Joan., XIV, 28)." En effet, elle n'a fait que nous précéder en allant se réunir au père de tous les esprits. Ne serait-ce pas manquer de charité et de reconnaissance pour notre père et notre bienfaiteur que de ne pas nous réjouir avec lui de ce qu'il est passé du travail au repos, d'une mer pleine d'écueils au port du salut, de ce monde à son Père ? Si donc c'est l'aimer que de pleurer sa mort, c'est l'aimer bien plus encore que de nous réjouir de sa nouvelle vie avec lui. Qui doute qu'il vive et qu'il vive de la vie bienheureuse? Il n'y a que pour les insensés qu'il est mort, mais nous savons bien qu'il est entré dans la paix éternelle.

2. Si nous envisageons cette mort par rapport à nous, nous trouverons en elle un grand motif de nous consoler et de nous réjouir, puisqu'elle nous donne un puissant protecteur auprès de Dieu, nu avocat d'autant plus dévoué à notre cause que son ardente charité ne saurait oublier ses enfants, et d'autant plus précieux que sa sainteté éprouvée est plus sùre d'être exaucée du Seigneur. Personne, bien certainement, n'osera dire que ce saint évêque a moins de pouvoir auprès de Dieu ou moins d'amour pour ses enfants après sa mort qu'il n'en avait auparavant; car s'il était aimé de Dieu avant de quitter la terre, il reçoit maintenant dans les cieux des marques plus certaines de cet amour, et s'il a aimé ses enfants, il n'a pas cessé de les aimer en arrivant au terme de ses espérances. A Dieu ne plaise que je pense, âme sainte, que vos prières sont moins efficaces maintenant que vous les adressez à Dieu avec d'autant plus d'ardeur que vous le faites de plus près, et que vous contemplez sa majesté, non plus à la lumière de la foi, mais à découvert dans le royaume où vous régnez maintenant avec lui! Non, jamais je ne pourrai croire que votre active charité soit affaiblie à présent que vous êtes à la source même de l'éternelle charité où vous vous enivrez à longs traits de cet amour dont vous ne receviez qu'à peine quelques gouttes pour étancher la soif qui vous consumait ici-bas. Non, non, l'amour, qui est aussi fort, plus fort même que la mort, n'a pu s'éteindre au souffle de la mort. Or en mourant il avait votre souvenir présent à la pensée, il vous recommandait affectueusement à Dieu, et même avec sa douceur habituelle et son humilité ordinaire, il me priait, tout indigne que je suis, de ne vous oublier jamais. Voilà pourquoi je me crois obligé de vous dire que je suis tout à vous, que vous me trouverez toujours disposé à vous rendre service, soit dans vos besoins spirituels, si les mérites de votre père me mettent en état de vous en rendre de cette sorte; soit dans vos affaires temporelles, si jamais l'occasion s'en présente.

3. Que vous dirai-je encore; mes bien-aimés? C'est que je ressens bien vivement la perte immense que l'Eglise d'Irlande vient de faire, et que je partage votre peine d'autant plus complètement que le coup qui vous frappe m'impose de plus grands devoirs à votre égard. Dieu, il est vrai, nous a fait une grande grâce quand il a permis que notre maison fût édifiée par le spectacle de sa mort et enrichie de sa précieuse dépouille. Ne soyez pas jaloux, mes très-chers frères, de ce qu'il repose chez nous après sa mort; c'est Dieu qui, dans son infinie miséricorde, a voulu que nous possédassions après sa mort celui que vous avez possédé pendant toute sa vie. D'ailleurs n'est-il pas notre père aussi bien que le vôtre ? Il a voulu nous montrer en mourant qu'il l'était en effet; regardez-nous comme des frères spirituels et rendez-nous à ce litre l'amour que nous ressentons si vivement pour vous comme pour les enfants du même père que nous.

4. Je termine en vous exhortant à marcher sur les traces de notre commun père, avec d'autant plus d'empressement et d'ardeur qu'elles sont depuis plus longtemps creusées parmi vous. Voulez-vous qu'on vous reconnaisse pour ses véritables enfants, observez scrupuleusement ses ordonnances. Suivez tous les exemples et les conseils qu'il vous a prodigués quand il était au milieu de vous, pratiquez ses leçons pour vous perfectionner dans la piété; car vous savez que la sagesse des enfants fait la gloire de leur père (Prov., X, 1). Quant à moi, je puis bien dire que le spectacle d'une si grande perfection secouait rudement mon engourdissement et m'inspirait le plus profond respect. Plaise à Dieu que la bonne odeur de ses vertus qui se fait sentir encore dans toute sa force parmi nous, non-seulement nous fasse courir avec plus d'entraînement et d'ardeur à sa suite, mais encore nous attire et nous conduise jusqu'à lui. Priez pour moi et que le Christ vous ait tous en sa sainte garde.

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LETTRE CCCLXXV. A IDA, COMTESSE DE NEVERS.

L’an 1148.

Saint Bernard se plaint à la comtesse Ida des vexations que quelques-uns de ses vassaux faisaient souffrir aux moines de Vézelay.

A sa très-chère fille en Jésus-Christ, la comtesse de Nevers, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l’assurance de ses prières.

Le vénérable abbé (Ponce) de Vézelay se plaint que vos vassaux et vous-même vous empêchez les marchands et d'autres personnes de se rendre à Vézelay. Or le comte Guillaume (a), d'heureuse mémoire, et le prince son fils ont reconnu devant monseigneur l'évêque d'Auxerre et en ma présence, qu'on ne le pouvait faire sans impiété et sans injustice, je vous prie donc instamment de veiller à ce que cela ne se renouvelle plus désormais. Si vous ne le faites pas, je crains bien que vous ne compromettiez beaucoup vos intérêts en ce monde et ceux de votre mari en l'autre où il est maintenant. Epargnez-moi ce chagrin, suivez mon conseil et faites cesser toutes ces injustices.

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LETTRE CCCLXXVI. A L'ABBÉ SUGER.

L’an 1149

Saint Bernard le prie d'empêcher certains seigneurs de se battre en duel.

A son vénérable père et seigneur, Suger, par la grâce de Dieu abbé de Saint-Denys, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses prières.

Il est temps, il est urgent même due vous vous armiez du glaive de l'esprit, c'est-à-dire du glaive de la parole de Dieu pour empêcher de renaître un usage diabolique qui nous menace de nouveau. A peine de retour de la croisade, les princes Henri, fils du comte de Champagne, et Robert, frère du roi, acharnés l'un contre l'autre, convoquent pour après les fêtes de Pâques, une de ces réunions maudites (b), où ils se proposent d'en venir aux mains et de se battre jusqu'à la mort. Jugez dans quelles dispositions ils ont fait le voyage de la terre sainte, par celles où ils sont à leur retour. Ne pourrait-on pas leur appliquer ces paroles du Prophète : " Nous avons voulu guérir Babylone, mais son mal est incurable (Jerem., LI, 9). " Les revers n'ont laissé aucun souvenir dans leur âme, et les désastres qu'ils ont partagés ne les ont point non plus soumis èt la loi. Après les dangers sans nombre qu'ils ont courus et les fatigues infinies, les souffrances et les maux qu'ils ont endurés, ils ne reviennent dans un royaume qui jouit d'une paix profonde, malgré l'absence de son roi, que pour mettre le pays en désordre et en feu. Aussi vous prié-je avec tontes les instances imaginables de vous opposer en qualité de régent du royaume, de toute l'énergie de votre âme, par la

a Il s'était retiré cher. les Chartreux, comme nous l'avons déjà vu : son fils Guillaume lui avait succédé en 1147.

b C'étaient des réunions solennelles où on se rendait pour assister à quelque combat singulier. Il en a été parlé dans la lettre trois cent soixante-troisième. Cet Henri dont il est question ici, était fils du comte de Champagne, Thibaut, à qui est adressée la lettre cent soixante-dix-neuvième. Quant à Robert, c'était un frère de Louis le Jeune, dont il a déjà été plusieurs fois parlé dans les lettres de saint Bernard. Une lettre pareille était adressée à l’archevêque de Reims, etc.

raison ou même, au besoin, par la force, à un pareil malheur: votre honneur, le bonheur de la France, l'intérêt de l'Église l'exigent absolument de vous. Si je fais appel à la force, vous savez que ce n'est qu'à l'emploi des armes de l'Église. J'écris en ce sens à messeigneurs les archevêques de Reims et de Sens, et aux évêques de Soissons et d'Auxerre, ainsi qu'aux comtes Thibaut et Raoul. Prévenez les maux affreux dont nous sommes menacés, je vous en prie au nom du roi et du souverain Pontife, dont la sollicitude veille à la paix de la France.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCLXXVI.

246. Ils convoquent:... une de ces réunions Maudites..... que faut-il entendre par là? C'est ce que Guillaume, abbé de Saint-Thierry, livre I de la Vie de saint Bernard, chapitre XI, nous fait connaître en ces termes : " Un jour arriva à Clairvaux une foule de personnages de distinction portant les armes… le Carême approchait, et tous ces jeunes seigneurs, engagés dans le métier des armes, parcouraient le pays, en quête de ces réunions exécrables qu'on appelle tournois. "

Matthieu Paris, dans son Histoire d'Angleterre, page 258, ne croit pas qu'il faille entendre par les expressions dont saint Bernard s'est servi en cet endroit, cette espèce de lutte à la lance qu'on appelle tournoi; mais plutôt cet autre jeu militaire connu sous le nom de la Table ronde. C'était une sorte d'exercice militaire institué dans le but de développer l'agilité et la dextérité des jeunes recrues et de leur donner l’expérience du métier des armes. " C'est ce qui suggéra au roi d'Angleterre, Richard, la pensée d'exercer ses hommes de guerre dans des tournois, comme cela se pratiquait en France, pour leur apprendre par cette image de la guerre l'art de la guerre véritable. " Voir Neubridge, livre V, chapitre IV. Mais il arrivait souvent que ces jeux dégénéraient en rixes sérieuses et se terminaient par un carnage véritable; c'est ce qui fit que trois conciles généraux, comme le rapporte le même auteur, sous trois souverains Pontifes différents, prohibèrent ces sortes d'exercices militaires. Ainsi, dans le concile de Latran, le pape Alexandre dit à ce sujet : " Voulant marcher sur les traces de nos prédécesseurs les papes Innocent et Eugène, nous interdisons ces réunions détestables appelées vulgairement tournois, auxquelles des hommes de guerre ont l'habitude de se donner rendez-vous pour se livrer entre eux de véritables combats où il y a mort d'hommes et péril très-grand pour les âmes. Quiconque y aura pris part sera privé de la sépulture chrétienne; quand bien même il aurait reçu de sa faute, avant de mourir, l'absolution qui ne lui sera pas refusée, s'il la demande. " (Tiré de Guillaume de Neubridge). Mais les menaces ne servirent à rien, comme le remarque le même écrivain, et la jeunesse avide de la gloire des armes ne s'en montra pas moins ardente pour ces sortes d'exercices. On peut juger. après cela quelle espèce de réunions provoquèrent le comte Henri, fils de Thibaut le grand, comte de Champagne, et Robert, frère du roi de. France, quand ils furent de retour de la croisade. (Note de Horstius.)

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LETTRE CCCLXXVII. AU MÊME.

L’an 1149

Saint Bernard loue le zèle et l'ardeur de l'abbé Suger à procurer le bien public, il l'approuve d'avoir convoqué les états généraux du royaume pour remédier à quelques désordres et l'engage à travailler toujours avec la même ardeur au bien de l'État.

A son très-cher père et seigneur, Suger, par la grâce de Dieu, abbé de Saint-Denys, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et les dons de l'Esprit de conseil et de consolation.

1. J'ai vu avec une extrême joie et un véritable bonheur la lettre que Votre Grandeur a écrite à Monseigneur de Tours. Que le Très-Haut a vous bénisse pour le soin que vous prenez du royaume de notre très-glorieux prince et pour le zèle avec lequel vous le préservez des épreuves et des maux qui le menacent et qui fondraient certainement sur lui, si vous n'y mettiez bon ordre. C'est Dieu même qui vous a inspiré. la pensée de convoquer les princes de l'Église et les grands de l'État. L'univers entier peut voir que la France et son roi ont en vous un ami dévoué, un conseiller sage et prudent, un soutien plein de force pendant que ce roi est au service du Roi qui 'règne dans les siècles des siècles, et met les peuples et les nations en mouvement pour empêcher que le Roi du ciel ne perde la patrie qu'il s'est donnée sur la terre, le pays que ses pieds ont foulé; au moment, dis-je, où ce roi qui vivait plein de gloire et de richesses au sein de la paix et dans une sécurité complète, jeune et victorieux au milieu de son peuple, s'exile volontairement de ses Etats et porte ses armes dans des pays étrangers, au service, il est vrai, d'un prince qui fait régner ceux qui le servent, est-il possible qu'il se trouve un homme assez audacieux pour oser entreprendre de troubler la paix de son royaume, assez impie pour lever l'étendard de la révolte contre Dieu en s'élevant contre son Christ? Ah, grand roi, puissions-nous voir les auteurs de ces troubles et tous

a On retrouve la même pensée au commencement de la lettre cent quarante-septième.

ceux qui vous veulent du mal ainsi qu'à vos fidèles sujets, pendant que vous allez au milieu des nations étrangères reconquérir un pays que le Seigneur s'est choisi sur la terre pour y être connu et adoré au milieu de son peuple, puissions-nous, dis-je, les voir retranchés du nombre des vivants!

2. Du courage donc! que votre coeur soit fort de la force du Seigneur qui est avec nous et qui protège le roi dans l'exil volontaire auquel il se condamne pour lui. Celui qui commande aux vents et à la mer apaisera facilement cette tempête. De plus, l'Eglise entière est avec vous; elle saura contenir ceux qui seraient tentés de se soulever et d'entraîner Israël au mal. Elle fera plus encore, si votre fardeau pèse trop lourd sur vos épaules, elle en chargera les siennes. Mais pour vous le moment est venu d'agir, il est temps de faire ce qu'exige le poste que vous occupez : faites usage de l'autorité dont vous avez été investi, déployez le pouvoir que vous avez entre les mains, vous ferez ainsi bénir votre mémoire et admirer votre administration non-seulement de nos contemporains, mais encore de la postérité. Mettez tout en oeuvre pour que cette noble portion de l'Eglise ne s'assemble point. au prix de nombreuses fatigues, sans qu'il en résulte un bien considérable et qu'on ait pris des mesures propres à déconcerter et à réduire à l'impuissance les coupables projets des révoltés. J'ai l'intention, malgré mon néant, d'écrire aux états généraux quand ils seront assemblés au nom du Seigneur, sinon pour enflammer leur zèle, du moins pour leur témoigner le mien. Je prie celui qui vous a inspiré le dessein de faire cette convocation de couronner vos projets d'un plein succès, et de mettre Satan sous vos pieds, pour sa gloire et celle de son Église, pour l'affermissement du royaume et la confusion de ceux qui cherchent à le troubler.

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LETTRE CCCLXXVIII. AU MÊME.

Vers l’an 1149

Saint Bernard lui demande un secours en blé pour des religieux du diocèse de Bourges.

A son très-cher seigneur Suger, par la grâce de Dieu, vénérable abbé de Saint-Denys,le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses prières.

Nous avons dans l'archevêché de Bourges des religieux qui manquent de pain; ce sont ceux de la Maison-Dieu. J'ai entendu dire que le roi possède dans ces contrées une grande quantité de grains dont il ne peut trouver le débit; je vous prie de vouloir bien en faire donner à ces religieux la quantité que vous jugerez convenable, d'autant plus que le roi ne venait jamais dans ces contrées salis faire quelques gratifications à cette maison.

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LETTRE CCCLXXIX. AU MÊME.

L’an 1149.

Saint Bernard prie l'abbé Suger de venir en aide à un abbé dans le besoin.

A son très-cher seigneur et père, Suger, par la grâce de Dieu, honorable abbé de Saint-Denys, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses plus ferventes prières en Jésus-Christ.

A un abbé riche j'en adresse un pauvre, afin que l'abondance de Fuit supplée à la disette de l'autre, et je vous donne la meilleure part en agissant ainsi, puisqu'il est plus heureux de donner que de recevoir (Act., XX, 35), s'il faut en croire la Vérité même. Je suis certain que vous seriez encore plus volontiers libéral envers ce pauvre de Jésus-Christ, si vous connaissiez comme moi, ses sentiments délicats et pieux et toute l'étendue de sa misère. Il est accablé de dettes et n'a pas même de pain à manger, attendu que les champs n'ont produit que des herbes mauvaises au lieu de blé. Comme vos campagnes n'ont pas été frappées de la mètre stérilité, je fais appel à votre charité en faveur de son indigence, en vous assurant qu'il vous est impossible de mieux placer vos dons.

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LETTRE CCCLXXX. AU MÊME.

L’an 1149.

Sur le malheureux état de l'Eglise d'Orient.

A son bien-aimé père et seigneur, Suger, par la grâce de Dieu, abbé de Saint-Denys, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses indignes prières.

La nouvelle que m'ont apportée le grand maître des Templiers et le frère Jean m'a causé autant de joie que si elle m'était venue de Dieu même; car l'Église d'Orient pousse en ce moment de tels cris de détresse qu'il est impossible de n'en avoir pas l'âme percée, si on est enfant de l'Église.. Mais si d'un côté je me suis réjoui de la nouvelle que vous me. faisiez parvenir, de l'autre j'ai été vivement contrarié de voir que vous me fixiez un délai trop court pour qu'il me fût possible de me trouver au rendez-vous que vous m'assignez. J'ai précisément promis à l'évêque de Langres de me rendre ce jour-là même à une conférence qu'il n'a acceptée que parce qu'il comptait sur moi, et dans laquelle il doit être question de choses de la plus haute importance. Je vous ai dit l'époque où je pourrais aller vous voir, si vous l'acceptez, en compagnie de cet évêque qui nous sera peut-être d'une grande utilité pour les affaires que nous avons à traiter.

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LETTRE CCCLXXXI. AU MÊME.

Vers l’an 1150

Saint Bernard proteste que bien loin de lui attribuer les maux de l’État, il gémit de voir qu'on les lui impute, et il l'engage vivement à éviter le commerce de ceux qui en sont la véritable cause.

A son révérend père et très-cher ami Suger, par la grâce de Dieu, abbé de Saint-Denys, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses humbles prières.

Je réponds en quelques lignes et à la hâte à la lettre de Votre Paternité; il était presque nuit quand on me l'a remise, et je dois partir demain pour le chapitre général de Cîteaux. Je vous prierai donc en deux mots d'être bien persuadé qu'il ne m'est jamais venu à la pensée que vous fussiez la cause des désordres qui nous font gémir. Il est vrai que dans mon zèle je vous ai parlé avec un certain feu, mais ce n'était que pour faire partager mes sentiments à Votre Sainteté et l'enflammer de la même ardeur que moi. De plus, bien que je fusse intimement convaincu des sentiments de votre âme, j'étais vivement peiné des mauvais bruits qu'on répandait contre vous et du scandale qui en résultait pour l'Eglise de Dieu. D'ailleurs je me demande pourquoi vous continuez à avoir des rapports avec des gens qui ne veulent point déférer à votre manière de voir, surtout dans les choses dont il s'agit? Pourquoi se couvrent-ils de votre nom? Vous devriez rompre ouvertement avec ces hommes sacrilèges et vous séparer d'eux, afin de pouvoir dire avec le Psalmiste: "Je hais l'assemblée des méchants et je ne veux point m'asseoir avec les impies (Psalm. XXV, 5), " et de montrer à l'Eglise entière que vous n'avez rien de commun avec eux. Rappelez-vous ces paroles du Prophète au commencement du premier psaume: " Heureux celui qui n'a point pris part au conseil des méchants (Psalm. I, 1), " et veuillez être bien persuadé que je n'ai jamais conçu de vous une opinion désavantageuse; je vous connais trop bien et je suis trop assuré de la pureté de vos intentions pour cela. Adieu, priez pour moi.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCLXXXII. A LÉONIUS ABBÉ DE SAINT-BERTIN (a).

Vers l’an1150.

Saint Bernard le remercie de ses bontés à son égard et à l'égard de ses religieux, et l'engage à ne point empêcher Thomas de Saint-Omer d'entrer à Clairvaux.

A son cher et vénérable seigneur Léonius, abbé de Saint-Bertin, et à toute sa communauté, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'Esprit de vérité que le monde ne saurait recevoir.

1. Mes bien-aimés frères, j'ai reçu la lettre où vous me faites part de ce que vous désirez, je dis plus, de ce que vous attendez de moi. Certainement, je n'oublierai de ma vie les services que vous avez rendus sans compter, de bon coeur, et avec grâce, tant à moi qu'aux miens; mais suffit-il de s'en souvenir pour n'être point ingrat? n’est-ce pas, au contraire, la pire ingratitude que de se les rappeler et d'en rester là? Tel n'est pas mon fait, car si je m'en souviens, j'en témoigne aussi toute ma reconnaissance; et si je ne le fais pas autant que je le devrais, eu égard à ce que je tiens de vous, permettez à mon insuffisance de vous dire qu'elle charge le Seigneur lui-même d'acquitter sa dette. Il sait, lui qui sonde les coeurs, l'intérêt que je porte à votre maison qui est la sienne, car il habite parmi vous; il sait, car c'est la vérité, que je paie de retour tous ceux qui ont quelque affection pour moi; mais en cela je, ne fais que ce que ferait un païen. Aussi n'ai-je pas grand mérite à vous rendre affection pour affection, je serais même bien coupable de ne le pas faire. D'ailleurs, puisque je vous aimais avant que vous m'eussiez rendu aucun service, comment pourrais-je ne point vous aimer maintenant que vous avez acquis un droit à mon affection? Ce serait à moi le comble de l'injustice de n'aimer point, après les bienfaits que j'en ai reçus, ceux que je devrais aimer indépendamment de tout bienfait. Je vous aimerai donc toujours en Dieu, mes très-chers frères, et je vous serai affectueusement dévoué en toutes choses, pour l'amour de celui dont vous êtes les serviteurs, ou plutôt, pour être plus exact, j'honorerai constamment en vous Jésus-Christ même dont vous êtes les membres.

2. Toutefois, comme l'honneur qu'on doit à ce Roi des rois doit être

a Il a déjà été question de ce monastère dans la lettre cent quarante-neuvième, et de Thomas, dans lacent huitième. Quant à l'abbé Léonius, il est représenté par le moine de Laon, Hermann, livre III des Merveilles de la vierge Marie, chap. IV, comme un II homme très-religieux, non moins versé dans la connaissance des lettres profanes que dans celle des lettres sacrées. Il fut abbé de 1148 à 1163,

fondé sur la raison, je suis obligé de garder des mesures et de me renfermer clans les limites de la prudence, pour vous servir et vous honorer comme je le dois et de manière à éviter tout reproche (Psalm. XCVIII, 4). Voilà pourquoi je vous dirai, pour répondre à votre lettre, que je n'oserais jamais me permettre, de même que votre charité ne saurait prendre sur elle, d'empêcher de bien faire celui qui en a l'intention: autrement qu'aurions nous à dire à l'Apôtre, qui nous recommande de " ne point éteindre l'esprit ( I Thess., V, 45), " attendu qu'il n'est pas prudent d'éteindre ce qu'on ne saurait rallumer? Que lui répondre encore quand il dit : " Que chacun suive sa vocation (I Cor., VII, 24) ? " Or Thomas a été appelé non par moi, mais par celui qui sait appeler ce qui n'existe pas aussi bien que ce qui existe (Rom., IV, 17). Pourquoi ne voir que moi et ne vous en prendre qu'à moi dans cette circonstance, comme s'il s'agissait du fait d'un homme et non de celui de Dieu? Or dans le cas présent, Dieu seul a agi, les hommes n'y sont pour rien, car il n'y a que Dieu qui puisse incliner la volonté de l'homme dans le sens qui lui plaît, nul autre ne saurait le faire. C'est donc le Seigneur qui a tout fait en cette circonstance, voilà pourquoi nous devons non-seulement admirer, mais encore respecter et maintenir ce qui est arrivé. Qu'est-ce que l'homme, en effet, pour qu'il prétende venir en aide à l'Esprit de Dieu et mettre la main à son oeuvre? Il n'y a que celui qui court après la brebis égarée qui sache non-seulement ce qu'il cherche et où il le cherche, mais encore de quelle manière, en quel lieu il doit chercher sa brebis, et la déposer ensuite pour ne la point perdre de nouveau. Gardez-vous clone de rappeler à vous celui que Dieu appelle à lui, de faire descendre celui qu'il invite à monter et de placer une pierre d'achoppement devant les pas de celui à qui le Seigneur tend la main pour l'aider à s'élever vers lui.

3. Examinons maintenant la valeur de la raison que vous mettez en avant quand vous faites valoir qu'il a été offert à votre maison par ses parents. Je m'en rapporte à votre bon sens, que préférez-vous de la disposition que les parents ont faite de leur enfant à son insu, ou de celle qu'il a faite de lui-même en pleine connaissance de cause? A laquelle reconnaissez-vous plus de force et de valeur? Et encore quand je dis qu'il a disposé de lui-même, je m'exprime d'une manière inexacte, car je devrais dire que c'est la grâce de Dieu qui a disposé de lui, car c'est elle qui a prévenu sa volonté et lui a fait agréer ce qu'il était loin de goûter d'abord; c'est elle enfin qui l'a soutenu ensuite pour qu'il n'eût pas voulu en vain ce qu'elle lui avait fait vouloir. D'ailleurs je soutiens que le voeu des parents, au lieu d'être annulé, demeure entier et reçoit même son couronnement. En effet, si ce qu'ils ont offert reste offert, et offert au même Dieu, il ne l'est plus seulement par les parents à l'insu fils, mais par le fils lui-même. Après tout, je n'ai point d'ordre à vous donner sur ce point, mais je vous conseille, et Dieu vous conseille avec moi, de ne pas entraver la marche de la grâce, et de ne point étouffer les premiers élans de son bon vouloir, car ils ne sont rien moins que l'impulsion du Saint-Esprit. D'ailleurs avouez franchement que vous avez tort de m'accuser de vouloir vous enlever les religieux que Dieu vous envoie. Au surplus, je vous déclare que si jamais le frère Thomas transgresse les voeux qu'il a faits entre mes mains, je m'élèverai un jour contre lui et me ferai l'accusateur au tribunal de Dieu de quiconque l'aura porté à les transgresser. Mais il vaut mieux, pour lui, pour vous et pour moi, que nous soyons toujours unis dans les liens de la paix. Adieu.

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LETTRE CCCLXXXIII. AU MÊME ABBÉ DE SAINT-BERTIN.

Vers l’an 1150.

Saint Bernard le prie de vouloir bien continuer ses bontés aux religieux de son ordre.

A son très-cher ami Léonius, vénérable abbé de Saint-Bertin, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Celui qui veut que Jacob soit sauvé.

Votre Charité montre assez combien j'ai raison de compter sur vous, puisqu'elle ne laisse passer aucune occasion de se manifester. Je ne saurais vous dire toute ma reconnaissance pour les services que vous rendez à nos frères qui demeurent dans votre voisinage (a), car je regarde comme fait à moi-même tout ce que vous faites pour eux, je vous dirai même que j'en ai plus de reconnaissance que si c'était à moi. Je vous prie de leur continuer cette bienveillance, d'autant plus qu'ils sont trop loin de moi pour que je leur rende tous les services que je devrais ; remplacez-moi auprès d'eux, servez-leur de père et regardez-les comme vos enfants. Si jamais l'occasion se présente de vous témoigner ma reconnaissance, veuillez croire que je tâcherai de vous en donner des preuves convaincantes. Adieu.

a C'étaient les religieux de Clairmarets, près Saint-Omer. Manrique rapporte l'origine de cette maison à l'année 1138.

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LETTRE CCCLXXXIV. AUX RELIGIEUX DE SAINT-BERTIN.

Vers l’an 1150.

Saint Bernard leur dit toute sa reconnaissance pour la bienveillance qu'ils témoignent aux religieux de son ordre et leur assure que Dieu les en récompensera au centuple.

A tous ses bien-aimés frères en Jésus-Christ de l'abbaye de Saint-Bertin, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et encouragement à servir le Seigneur avec joie.

Vos bienfaits m'obligent à vous témoigner ma vive et affectueuse reconnaissance. S'il est vrai qu'on doit conserver un éternel souvenir des bienfaits reçus, je ne saurais oublier ceux dont vous m'avez comblé dans la personne des religieux de mon ordre, et ne pas vous en dire toute ma gratitude; car je tiens comme fait à moi-même tout ce que vous faites aux miens, et vous avez des droits sur mon coeur dès que vous vous montrez généreux envers le fruit de mes entrailles. Je sais à qui j'ai affaire, et ma sécurité est entière; je sais, dis-je, que vous nous aimez, non pas seulement en parole, mais effectivement, vous le prouvez par vos oeuvres ; votre affection est d'autant plus pure aux yeux de Dieu et agréable à ceux des hommes, qu'elle est tout à fait désintéressée de votre part, et que nous n'avons rien fait pour la mériter. Voilà pourquoi je rends mille actions de grâces à votre communauté tout entière; il n'est rien dont nous ne vous soyons redevables. Mais que suis-je et que puis-je, ou plutôt que sommes-nous et que pouvons-nous, mes frères et moi, pour nous acquitter à votre égard? Au reste, c'est à Dieu et non-seulement à nous qui ne sommes que des hommes, que vous avez rendu service, car s'il regarde comme fait à lui-même tout ce qu'on fait au moindre des siens (Matth., XXV, 40), à plus forte raison en est-il ainsi de ce qu'on fait à un grand nombre des siens. Hélas! je suis trop pauvre et trop dénué de tout pour vous témoigner ma reconnaissance, mais Dieu acquittera ma dette, car je le prie, lui qui récompense tout le bien qu'on fait, de vous payer au centuple ce que vous avez fait de votre propre mouvement à ses pauvres, les bienfaits dont vous les avez comblés et les exemples de charité que vous leur avez prodigués les premiers. Mais en vous remerciant du passé, je vous prie de continuer vos bontés dans l'avenir: un jour vous recueillerez de cette semence de bonnes oeuvres une moisson de paix et de gloire que je prie le Seigneur de nous faire partager avec vous. Ainsi soit-il.

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LETTRE CCCLXXXV. AUX MÊMES.

Saint Bernard les félicite de leur plus grande régularité et les engage à tendre tous les jours davantage vers la perfection religieuse et d s'efforcer de faire des progrès continuels dans cette voie.

A la très-chère communauté de Saint-Bertin,le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l’assurance de ses prières.

1. Du courage, mes chers amis! continuez dans la voie où vous êtes engagés, rien ne fait honneur au maître comme les progrès du disciple; quiconque n'en fait point à l'école de Jésus-Christ est indigne d'un tel maître, surtout quand on considère que dans la vie présente il n'y a rien qui demeure constamment dans le même. état, et qu'on ne peut que descendre dès lors qu'on cesse de monter. Que personne ne dise : Je veux demeurer comme je suis, il me suffit d'être aujourd'hui ce que j'étais hier. Parler ainsi, c'est vouloir rester en chemin et s'arrêter sur l'échelle où tous les anges que le patriarche y voyait, montaient ou descendaient (Gen., XXVIII, 12). Pour moi, je vous dis: " Prenez garde de tomber en ne croyant que vous arrêter (I Cor., X, 12). " La route que nous parcourons est étroite et montante, pas un endroit où se fixer; il n'y a que dans la maison du père de famille que nous pourrons trouver où nous arrêter tous; car celui qui dit qu'il demeure en Jésus-Christ doit marcher comme Jésus-Christ a marché (I Joan., II. 6). Or, l'Évangéliste nous dit en parlant de lui: "Il croissait et avançait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes (Luc., II, 52). " Vous le voyez bien, au lieu de s'arrêter " il s'est élancé à pas de géant dans la carrière qu'il avait à parcourir (Psalm. XVIII, 6). " Si nous sommes bien inspirés, nous courrons après lui, nous le suivrons à l'odeur de ses parfums, et nous ne lui laisserons pas prendre une trop grande avance sur nous, de peur que la route ne devienne plus dangereuse et plus pénible à parcourir pour notre âme paresseuse et attardée, quand elle ne pourra presque plus sentir de loin l'odeur de ses parfums et reconnaître la trace de ses pas.

2. Courez donc, mes frères, mais de telle sorte que vous arriviez au but (I Cor., IX, 24). Or vous n'y arriverez qu'en vous persuadant bien que vous n'y êtes point encore, en ne comptant pour rien la route déjà faite, pour ne songer qu'à marcher en avant (Philip., III, 13), et en pratiquant enfin votre règle de manière à apaiser la colère de Dieu et à ne point périr en route. Vous savez ce que dit la Sagesse: " Celui qui me mange ne cessera d'être affamé, et celui qui me boit sera toujours altéré (Eccli., XXIV, 20). " Cela s'adresse au paresseux, qui mériterait d'être lapidé avec de la fiente de bœuf, comme dit le Sage (Eccli., XXII, 2), et qui doit comprendre à ces paroles que s'il n'éprouve plus les aiguillons de la faim, cela ne vient pas de ce qu'il est rassasié, mais uniquement de ce qu'il est engourdi par la paresse.

3. Enfin, puisque toute chose doit profiter aux élus, jetons les yeux sur la conduite des gens du monde et instruisons-nous à leur école. Vit-on jamais parmi eux un ambitieux borner ses voeux et ses désirs aux honneurs auxquels il était parvenu? entendit-on jamais un homme vain et envieux s'écrier: Mes yeux sont las de voir et mes oreilles fatiguées d'entendre? Quelle leçon pour notre tiédeur et notre insouciance que les insatiables désirs des hommes passionnés pour la richesse, les plaisirs ou la gloire ! N'est-ce point, en effet, une honte pour nous de voir que nous avons moins d'ardeur à nous procurer les biens spirituels que les gens du monde n'en ont à s'assurer les biens de la terre? Oui, toute âme qui s'est donnée à Dieu doit se sentir couverte de confusion en voyant qu'elle a moins d'attrait pour le bien qu'elle n'en avait jadis pour le mal. Et pourtant quelle différence entre l'un et l'autre! la mort est le prit du péché, et la vie éternelle la récompense de la vertu (Rom., VI, 23). Nous ne saurions donc jamais éprouver trop de honte en voyant que nous courons à la vie avec bien moins d'ardeur que nous ne volions jadis à la mort, et que nous sommes moins ardents à nous sauver que nous ne l'étions à nous perdre. Nous sommes même d'autant plus inexcusables que plus on s'avance dans les voies de la perfection, plus elles deviennent praticables et faciles, et que le joug du Sauveur est plus léger à mesure qu'on semble l'aggraver davantage. Il en est ainsi des petits oiseaux, les plumes qu'ils portent sont loin d'être un ire fardeau qui leur pèse. Si on les leur arrache, ils tombent de tout leur poids sur la terre. Ainsi en est-il de la discipline du Christ, à peine secouons-nous le fardeau léger de son aimable joug que nous sommes entraînés vers la terre, parce qu'il nous porte bien plus que nous ne le portons. Si le silence, par exemple, est pénible à quelques-uns, le Prophète leur apprend qu'il est au contraire à ses yeux un principe de force plutôt qu'une source d'accablement. " Votre force, dit-il, sera dans le silence et dans l'espérance (Thren., III, 26), " dans le silence, dit-il, et l'espérance, parce qu'il est bon d'attendre le Seigneur dans le silence. En effet, il n'est rien qui énerve l'âme autant que la douceur de la vie présente et qui la fortifie plus que l'attente des biens qui lui sont promis.

4. Je vous approuve donc beaucoup, mes très-chers frères, d'avoir enchéri sur le silence que la règle prescrit (a), puisque; d'après le Prophète,

a Saint Bernard regardait la pratique du silence comme éminemment favorable à la perfection religieuse, ainsi qu'on peut le voir dans la lettre quatre-vingt-onzième aux abbés assemblés à Soissons, et dans plusieurs autres endroits de ses écrits. Il n'y a pas lieu de s'en étonner beaucoup. Il serait plus surprenant an contraire que la vie religieuse pût subsister sans la pratique rigoureuse du silence. Aussi saint Bernard ne craint-il pas de l'appeler le gardien de la vie religieuse, clans son deuxième sermon pour le jour de l'octave de l'Epiphanie, n. 7. Mais hélas ! que l'amour du silence s'est refroidi depuis ce temps-là parmi la plupart des religieux!

le silence fait l'oeuvre de la justice (Isa., XXXII, 17), et de vous éloigner tous les jours davantage des pratiques du siècle, attendu que c'est cet éloignement même qui fait la pureté de la vie religieuse (I Cor., V, 6). Il faut si peu de levain pour que la pâte fermente, et si peu de mouches mortes pour enlever à l'huile son parfum (Eccle., X, 1) ! Ne serait-il pas dommage de ternir les mérites d'une vie remplie de tant d'exercices corporels et spirituels, par le mélange d'une indigne consolation, ou pour mieux dire d'une véritable désolation, et de s'exposer même à perdre ces trésors? On sait quel obstacle mettent aux douceurs des consolations intérieures et aux visites du Saint-Esprit des amusements aussi fugitifs qu'une légère vapeur qui s'évanouit en un moment. Pour nous qui faisons profession de la vie religieuse et qui devons, bon gré mal gré, passer notre existence dans un travail et des efforts continuels, nous sommes incontestablement les plus malheureux des hommes, si nous compromettons pour si peu le fruit de tant de peines. Quelle imprudence, ou, plutôt quelle folie de conserver encore une attache dangereuse pour clos bagatelles, quand on a renoncé à clos choses bien autrement importantes! Si nous avons foulé le monde aux pieds et rompu tous les liens de la chair et du sang, si en renonçant à notre propre volonté, nous sommes venus dans le cloître; comme dans une prison, nous soumettre à la volonté des autres, que ne devons-nous point faire pour ne pas perdre par notre tiédeur ou notre folie les fruits de pareils sacrifices ?

5. Courage donc, mes très-chers frères, apportez tous vos soins à persévérer jusqu'au bout dans la voie où vous êtes entrés ; faites tous les jours de nouveaux progrès et multipliez vos mérites sans trêve ni repos. Rappelez-vous que " celui qui sème peu récoltera peu, tandis que celui qui sème à pleines mains moissonnera de même (I Cor., IX, 6). " Pour peu que vous prodiguiez la semence, la récolte s'accroît au-delà de toute proportion. Pour moi, j'ai été si sensible à la bonne nouvelle de vos progrès, que j'ai cru, dans la joie et l’allégresse de mon âme, devoir écrire à votre charité dans les termes où je viens de le faire, pour vous exciter à la pratique des saintes et salutaires observances que vous avez embrassées; car, vous savez, " Dieu aime ceux qui lui donnent de bon coeur " ce qu'ils lui offrent. Priez pour moi et que Jésus-Christ vous ait en sa sainte garde.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCLXXXVI. JEAN DE CASAMARIO A L'ABBÉ BERNARD.

L’an 1150

Jean console saint Bernard de l'insuccès de la croisade.

A son cher père et vénérable seigneur Bernard, par la volonté et la grâce de Dieu, très-révérend abbé de Clairvaux, le frère Jean, son serviteur, très-humble abbé de Casamarie (a), salut et voeu sincère qu'il parcoure heureusement la carrière, et, par la grâce de Jésus-Christ, parvienne plus heureusement encore au but.

1. Je n'ai pas oublié l'affection que vous avez daigné me témoigner autrefois, tout indigne que j'en fusse, et ce souvenir m'engage à vous ouvrir mon coeur et à vous parler comme si j'étais auprès de vous. Je compte trop sur votre bonté pour appréhender d'être indiscret et de vous blesser: je suis d'ailleurs bien convaincu que vous n'ignorez pas les sentiments d'affection, d'amour même que j'ai pour vous, et que s'il m'échappe quelque mot déplacé, vous l'excuserez avec la bienveillance et la bonté d'un père. On m'a dit que l'insuccès de l'expédition de la terre sainte, qui a tourné tout autrement que vous ne l'aviez espéré, vous pénètre de la plus vive douleur; vous croyez peut-être qu'il n'en est pas résulté pour la gloire de Dieu et l'intérêt de son Église tout le bien et profit que vous en attendiez. J'ai bien souvent médité sur toute cette affaire, et je viens vous faire humblement part des pensées que Dieu même, si je ne me trompe, m'a suggérées sur ce sujet. Vous savez comme moi qu'il lui arrive bien souvent de révéler aux petits ce qu'il a tenu caché aux grands, à ceux même qu'il a le plus comblés de ses dons; ainsi on vit autrefois un étranger, Jéthro, donner un conseil à Moïse lui-même, à ce saint homme qui parlait face à face au Seigneur (Exod., XXXIII, 11).

2. Eh bien donc, il me semble que la gloire de Dieu a beaucoup profité de cette expédition, bien que ce ne soit pas de la manière que pensaient ceux qui l'ont entreprise. S'ils avaient voulu la conduire à sa fin avec la piété et la sainteté qui conviennent à des chrétiens, Dieu aurait été avec eux et ils auraient certainement remporté les plus grands avantages; mais il se laissèrent aller à toutes sortes de désordres, et Dieu, qui savait qu'il en serait ainsi, avant même que l'expédition dont il était l'auteur, fût en marche, voulut, par une disposition par

a Casamario était une abbaye de Bénédictins des environs de Veroli, en Italie. Fondée en 1005, elle eut un religieux nommé Benoit pour premier abbé. Saint Bernard la visita plusieurs fois et se lia d'amitié avec l'abbé Jean, auteur de cette lettre. Cet homme, d'une insigne piété, affilia, en 1140, son monastère à l'ordre de Cîteaux, de l'observance de Clairvaux. Voir Ughel, tome I de l'Italie sacrée, col. CCLXXXIX.

particulière de sa providence, que les mauvaises dispositions des croisés servissent à prouver du moins sa miséricorde; il les purifia et leur fit conquérir le royaume du ciel par les épreuves et les revers dont il les accabla. Aussi avons-nous entendu plusieurs de ceux qui sont revenus de la croisade rapporter qu'ils avaient vu bien des moribonds protester qu'ils étaient heureux de mourir, et que pour rien au monde ils ne voudraient revenir à la vie, de peur de retomber dans leurs anciens péchés.

3. Pour que vous ne doutiez pas de ce que j'assure, je vous dirai, comme en confession et à mon père spirituel, que les patrons de notre maison, les apôtres saint Jean et saint Paul, m'ont plusieurs fois apparu; à toutes mes questions sur la croisade, ils ont répondu en disant que tous les vides laissés dans le ciel par la chute des anges se trouvaient comblés par les âmes de ceux qui étaient morts dans l'expédition sainte. Je vous dirai aussi qu'il m'ont beaucoup' parlé de vous et m'ont annoncé votre fin prochaine. Maintenant donc, puisque les choses ont réussi au gré de Dieu, sinon des hommes, vous devez vous consoler dans le Seigneur, d'autant plus que vous ne désirez et ne recherchez que sa gloire Croyez bien qu'il ne vous a donné la grâce de prêcher la croisade avec tant de succès que parce qu'il prévoyait tout le bien qu'il saurait en faire naître. Je le prie de vous conduire heureusement au terme de votre course et de me faire un jour la grâce de partager sa gloire avec vous.

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LETTRE CCCLXXXVII. A PIERRES ABBÉ DE CLUNY.

L’an 1150.

Saint Bernard commence par protester de ses sentiments affectueux et dévoués pour Pierre le Vénérable, puis il le prie de vouloir bien l'excuser s'il lui est échappé dans ses lettres quelque expression un peu trop vive.

A son très-révérend père et très-cher ami Pierre, par la grâce de Dieu abbé de Cluny, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Celui qui est notre véritable salut.

Je voudrais que vous pussiez lire dans mon coeur comme dans la lettre que je vous écris; vous y verriez en caractères bien marqués l'amour que le doigt de Dieu même y a profondément gravé et dont tout mon être est pénétré pour vous. Mais quoi! faut-il que j'entreprenne encore de vous en convaincre ? Je ne saurais le croire, car il y a bien longtemps que nos deux âmes sont étroitement unies, et qu'un égal amour a rendu égaux par le coeur deux hommes d'ailleurs bien inégaux pour le reste; car si votre humilité ne vous faisait descendre jusqu'à moi, quelle proportion y aurait-il entre ma bassesse et votre élévation ? Mais un amour réciproque a su rapprocher ces deux extrêmes et vous faire petit avec moi en me faisant grand avec vous. Voici pourquoi je vous parle de la sorte.

Nicolas, un de mes religieux qui vous est tout particulièrement dévoué, ne m'a pas peu étonné en me disant qu'à sa très-grande surprise il avait pu remarquer, dans une lettre que je vous ai adressée (a), qu'il m'était échappé quelques expressions un peu vives et piquantes à votre adresse; veuillez croire que je vous aime beaucoup trop pour avoir jamais pensé ou dit quoi que ce soit qui pût blesser Votre Béatitude. Si cela est arrivé, ne l'attribuez qu'à la multitude des affaires qui aura empêché l'un de mes secrétaires (b) de saisir exactement ma pensée, et moi-même de relire ce due je lui avais ordonné de vous écrire et de voir qu'il avait poussé trop loin la vivacité de son style. Pardonnez-moi pour cette fois, je relirai désormais toutes les lettres que je vous ferai écrire, et je ne m'en rapporterai qu'à mes yeux et à mes oreilles. Je laisse à notre commun fils, le religieux qui vous porte cette lettre, le soin de vous exposer le reste en détail et de vive voix : veuillez l'écouter comme un autre moi-même et comme une personne qui vous est dévouée non-seulement en paroles et en protestations, mais effectivement et du fond du azur. Saluez pour moi votre sainte communauté et recommandez sou humble serviteur à ses prières.

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LETTRE CCCLXXXVIII. PIERRE LE VÉNÉRABLE À BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

Vers l’an 1150

Après avoir repoussé les éloges et les titres flatteurs que saint Bernard lui décerne, Pierre le Vénérable proteste en termes éloquents de son estime pour saint Bernard et agrée de bon coeur les excuses qu'il lui présente poser les paroles piquantes d'une de ses lettres.

A un illustre et vénérable membre du Christ, le seigneur Bernard abbé de Clairvaux, le frère Pierre, très-humble abbé de Cluny, salut de celui qui est tout à lui en Dieu et après Dieu.

1. Que dirai-je? la parole habituellement ne me fait pas défaut et voici que je me trouve muet en ce moment. A quoi cela tient-il? me

a Cette lettre ne se trouve pas parmi celles qu'on a publiées de saint Bernard. Pierre le Vénérable en donne le sujet dans la lettre suivante, n. 4. On voit par la lettre deux cent soixante-dixième que les Chartreux aussi se sont montrés blessés d'une lettre de saint Bernard.

b On voit par ce que saint Bernard dit ici, que plusieurs de ses lettres, sinon de celles qui nous restent, du moins de celles qui ont été signées de lui, étaient l'œuvre de ses secrétaires. Telles sont celles de Nicolas que nous donnons plus loin dans l'appendice.

demanderez-vous. A votre lettre qui me paralyse au lieu de m'inspirer comme elle aurait dû le faire; elle renferme, dans sa brièveté, de si grandes choses, que si je voulais entreprendre d'y répondre, je ne trouverais certainement pas un mot à dire. Riais j'ai affaire avec un homme grave, avec un religieux, je dois donc me conduire comme le réclament votre gravité et votre profession, quoique différente de la mienne. Mais quoi! n'ai-je pas raison de dire que dans sa sévérité votre lettre renferme une ample matière à répondre ? Faites preuve d'indulgence à mon égard, je vous prie, s'il m'arrive de m'exprimer autrement que je ne le devrais ; un véritable ami est heureux sans doute d'entendre ce que son ami dit avec esprit, mais il sait aussi goûter les paroles même qui sont dépourvues de sel et les entendre encore avec patience. J'ai donc revu, comme je vous le disais en commençant, votre lettre, une lettre unique pour moi et remplie d'un bout à l'autre des témoignages de l'affection la plus douce à mon cœur et des respects les plus disproportionnés avec mon mérite. En effet, vous m'y donnez le titre de très-révérend et les noms de père et d'ami le plus cher; tous ces noms et ces titres me vont droit au cœur, mais par respect pour la vérité qui du Christ est descendue dans votre âme, je dois avouer que pour les deux premiers titres que vous me donnez, je ne puis les accepter, ils ne me conviennent pas ; mais je n'en dis pas autant du troisième; car, si je ne me trouve pas digne du nom ni de révérend, ni de père, du moins placé sur vos lèvres, je revendique bien haut de la bouche et du coeur celui de votre plus cher ami.

2. Mais je laisse de côté le titre de très-révérend, qui ne peut me convenir et celui de votre plus cher ami que j'accepte de tout coeur, pour vous dire ce qu'un homme unique en son temps, la fleur des religieux de son siècle, dom Guy, abbé de la grande Chartreuse, m'écrivit un jour. J'étais avec lui en commerce de lettres très-suivi, et souvent dans ce que je lui écrivais familièrement, de même que clans les entretiens que j'avais le bonheur d'avoir avec lui, je, lui donnais le noua de père. Il me laissa faire d'abord, pensant que notre correspondance finirait peut-être un jour; mais voyant que je continuais à lui écrire et à lui prodiguer les mêmes noms dans mes lettres, ce saint homme éclata enfin et me fit entre autres cette recommandation : " Je vous prie, au nom de l'affection que vous nourrissez pour moi dans votre coeur, de penser au salut de mon âme quand vous me faites l'honneur de m'écrire, et de ne point exposer mon néant aux dangereuses tentations de l'orgueil. " Plus loin, il ajouta : " Je vous prie et vous conjure même à deux genoux, s'il le faut, de ne plus donner désormais le nom de père à un être aussi méprisable que moi; c'est bien assez, je dirais volontiers, c'est presque trop des noms de frère, d'ami et de fils, pour moi qui ne suis pas même digne d'être appelé votre serviteur. " Voilà ce que m'écrivait ce saint homme, et c'est précisément ce qu'à mon tour je vous dirai aujourd'hui. Il me suffit, c'est même presque plus que je ne mérite, d'être pour vous un frère, un ami cher, bien cher même, et de vous entendre me donner ces noms ou tout autre pareil qu'il vous plaira ou que j'aurai le bonheur de recevoir de vous. Mais c'est assez longtemps m'arrêter au salut placé en tête de votre lettre.

3. Passons au texte même de la lettre. "Je voudrais, me dites-vous, que vous pussiez lire dans mon cour comme dans la lettre que je vous écris; vous y verriez, en caractères bien marqués, l'amour que le doigt de Dieu y a profondément gravé, et dont tout mon être est pénétré pour vous. " Assurément on peut bien dire de ces paroles,sans vouloir porter atteinte au sens mystérieux de la sainte Ecriture, qu'elles sont aussi douces à lire que l'est à respirer le parfum qui coule de la barbe d'Aaron sur les franges de son vêtement; aussi agréables au coeur que la rosée qui descend des coteaux d'Hermon l'est à la montagne de Sion (Psalm. CXXXII, 2); elles ont la douceur du miel qui suinte dans les montagnes, et du lait qui ruisselle sur les collines. Ne vous étonnez pas si je recueille vos paroles et les pèse avec tant d'attention et de soin, c'est qu'elles ne tombent pas pour moi des lèvres du premier venu: elles sont nées en vous de la pureté du cour, de la droiture de la conscience et de la sincérité de l'affection que vous ressentez pour moi; car tout le monde sait aussi bien que moi que vous n'êtes pas de ces hommes qui, selon l'expression même du Psalmiste., " ne disent à leurs semblables que des choses vaines et frivoles, dont les lèvres sont le siège de la tromperie, et qui ne parlent qu'avec un coeur double et plein de déguisement (Psalm. XI, 3). " Aussi quand Votre Sainteté veut bien m'honorer d'une lettre, je la reçois, l'embrasse et la lis avec un bonheur et une attention qui montrent assez qu'elle ne me trouve ni indifférent ni distrait. Comment l'être en effet lorsqu'on reçoit et qu'on lit des lignes comme celles que je viens de citer et comme les suivantes où vous me dites: " Il y a bien longtemps que nos deux âmes sont étroitement unies et qu'un égal amour a rendu égaux par le coeur deux hommes d'ailleurs bien inégaux pour le reste; car si votre humilité ne vous faisait descendre jusqu'à moi, quelle proportion y aurait-il entre ma bassesse et votre élévation? Mais un amour réciproque a su rapprocher ces deux extrêmes et vous faire petit avec moi en me faisant grand avec vous." Est-il possible de lire de pareilles choses de sang-froid? On ne peut au contraire en détacher ses yeux, en détourner son coeur, en arracher son âme. Pensez tout ce que vous voudrez de ce que vous m'avez écrit, pour moi je vous déclare, mon bien cher ami, que je prends tout ce que vous me dites au pied de la lettre; pourrais-je faire autrement quand c'est un homme si éminent, si véridique et si saint qui parle? N'allez pas croire en lisant ces protestations que je veuille; moi aussi, suivant vos propres expressions, entreprendre de vous convaincre de mes sentiments pour vous ; nous étions trop jeunes quand nous avons commencé à nous aimer en Jésus-Christ, pour douter, maintenant que la vieillesse est arrivée ou peu s'en faut, d'une affection si sainte et de si longue date. Veuillez croire., vous dirai-je en empruntant encore vos propres paroles, veuillez croire que je vous aime trop pour avoir jamais pensé ou dit quoi que ce soit qui pût faire soupçonner que j'aie eu le moindre doute de la vérité de vos paroles, surtout quand vous parlez sérieusement. Soyez donc bien convaincu que je reçois, dépose et conserve dans mon coeur tout ce que vous me dites au sujet de la lettre en question; il serait plus facile de tirer mille écus de ma bourse vide que de m'ôter de l'esprit la conviction que vous m'avez dit la vérité au sujet de cette lettre. Mais en voilà assez sur se point.

4. Je vais vous dire maintenant ce qui aurait pu causer en moi le sentiment pénible que vous croyez que j'ai ressenti. Votre lettre * au sujet de l'affaire que vous savez, d'un certain abbé d'Angleterre, renferme ce passage: " Ne semblerait-il. pas, disent-ils, que tout jugement est perverti, que la justice a déserté la terre, et qu'il n'y a plus personne pour tirer le pauvre des mains de ses oppresseurs, et soustraire l'indigent aux violences de ceux qui le dépouillent (Psalm. XXXIV, 10)? " Eli bien, je vous dirai, si vous voulez bien me croire, qu'en lisant ces paroles, je ne me suis pas plus senti ému que ne le fut autrefois le Prophète, à qui je suis d'ailleurs bien loin de vouloir me comparer, dans les circonstances dont il parle, quand il dit: " Je faisais la sourds oreille, et, comme si je n'entendais point ce qu'on disait, je n'ouvrais pas plus la bouche qu'un muet pour y répondre, de sorte qu'on m'aurait pris pour un homme qui n'entendait et ne parlait point (Psalm. XXXVII, 14 et 15). " Je puis donc bien vous assurer que dans la phrase citée plus haut je n'ai rien vu qui fût de nature à me blesser; après tout, s'il en avait été autrement, je trouverais une ample satisfaction dans ces paroles de votre lettre: " La multitude des affaires aura empêché l'un de mes secrétaires de saisir exactement ma pensée, et moi-même de relire ce que je lui avais ordonné de vous écrire et de voir qu'il avait poussé trop loin la vivacité de son style. Pardonnez-moi pour cette fois, je relirai désormais toutes les lettres que je vous ferai écrire, et je ne m'en rapporterai qu'à mes yeux et à mes oreilles. " Je n'éprouve donc aucune peine à vous accorder le pardon que vous me demandez ; d'ailleurs je puis bien dire, sans manquer à l'humilité, que si je pardonne et oublie volontiers les torts les plus graves quand les coupables m'en témoignent du regret, à plus forte raison ne m'est-il pas difficile, pour ne las dire qu'il ne m'en coûte pas, de pardonner à ceux qui n'ont que des misères à se reprocher à mon égard.

5. Quant au testament de monseigneur le sous-diacre romain Baron, je me suis conformé pour l'accomplissement de ses dernières volontés par lesquelles, dit-on, il donnait en mourant ce qu'il avait en dépôt chez nous aux abbayes de Clairvaux et de Cîteaux, aux renseignements que m'ont fournis certaines personnes auxquelles Baron avait fait part de ses intentions avant sa mort. Je ne dois pourtant pas vous laisser ignorer qu'en cette circonstance, au dire de personnes dignes de foi, l'abbé de Cluny vous a donné plus qu'il ne devait vous revenir d'après le testament du défunt. Je sais bien, car je ne suis pas assez peu instruit des lois divines et humaines pour l'ignorer, je sais bien, dis-je, que la mort du testateur donne sa pleine valeur au testament qui est le dernier en date, pour tout ce qui concerne les legs et les fidéicommis, mais je sais également " qu'il n'est rien de plus conforme au droit naturel que d'exécuter les dernières volontés d'un mourant, en donnant ses biens à ceux à qui il avait l'intention de les laisser après lui. " Je ne vous dis cela que parce que, au rapport des mêmes témoins dont je vous ai parlé plus haut, le sous-diacre Baron avait l'intention de laisser à Cluny tout ce qu'il y avait mis en dépôt, s'il ne le reprenait pas avant de mourir; mais je n'ai pas voulu me prévaloir du droit qui résultait de là pour nous et je vous ai abandonné à vous et aux religieux de Cîteaux ce qui nous revenait à nous-mêmes au dire de ces témoins. Quant à l'élection de l'évêque de Grenoble, contre laquelle protestent nos frères de la grande Chartreuse, j'ai chargé notre cher et fidèle Nicolas de vous dire de vive voix ce que j'en pense ; écoutez ce qu'il doit vous dire à ce sujet, c'est ma pensée tout entière. S'il m'est échappé de la mémoire quelque chose que j'aurais dû vous communiquer, je ne manquerai pas de réparer cet oubli dès que je m'en apercevrai. Je finis en vous demandant, comme je l'ai déjà fait par plusieurs membres de votre ordre, de vouloir bien rappeler aux vénérables abbés réunis en chapitre à Cîteaux le souvenir de votre tout dévoué serviteur, et me recommander avec ma communauté à leurs ferventes prières.

* Elle est perdue

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LETTRE CCCLXXXIX. A PIERRE LE VÉNÉRABLE, ABBÉ DE CLUNY.

L’an 1150.

Saint Bernard exprime à Pierre le Vénérable tout le plaisir que sa lettre lui a fait, et s'excuse sur ses nombreuses occupations de ne pas lui écrire plus longuement.

A son très-cher père et seigneur Pierre, par la grâce de Dieu, abbé de Cluny, le frère Bernard abbé de Clairvaux, salut avec l'assurance de ses prières.

C'est à peine si j'ai eu le temps de lire votre lettre, mais je l'ai fait avec un extrême bonheur, et quoique je fusse occupé autant et plus que vous ne sauriez l'imaginer, j'ai pu m'échapper un instant et me soustraire à une foule de gens qui avaient affaire avec moi et à qui je devais répondre. M'étant enfermé avec le religieux Nicolas, que vous affectionnez particulièrement, nous lûmes et relûmes votre bonne lettre, si pleine de douces paroles pour moi. A mesure que j'y voyais l'expression de votre affection, je sentais la mienne pour vous redoubler dans mon cœur. Je n'ai qu'un chagrin, c'est de ne pouvoir vous répondre comme je le voudrais, mais il ne se peut voir un plus mauvais jour que celui-ci pour cela. Il est arrivé aujourd'hui des visiteurs de toutes les parties du monde, je crois, et il m'est absolument impossible de ne pas leur répondre à tous. Ce sont mes péchés, sans doute, qui me valent les soins sans nombre dont le poids m'accable et au milieu desquels mon existence se consume. Je veux pourtant vous envoyer deux mots de réponse en attendant que j'aie le loisir de vous écrire plus en détail et de vous ouvrir plus entièrement mon coeur. Je tiens à vous dire d'abord, parce que c'est la plus exacte vérité, que je reçois comme un don de votre part et non pas comme une dette, le legs qui nous a été fait par le sous-diacre romain Baron. Vous m'avez fait plaisir de m'instruire exactement de l'affaire de Grenoble, et je vous assure que j'ai été très-sensible à ce que notre commun fils m'a rapporté de votre part sur ce sujet-là. Soyez persuadé que je suis tout disposé à faire ce qui vous plaira, ce sera pour moi un bonheur. Dans notre chapitre général de Cîteaux, nous avons fait mémoire de vous comme d'un prélat éminent, d'un père et d'un ami bien cher à notre coeur ; nous avons également prié pour tous les religieux de votre ordre morts ou vivants (a). L'évêque élu de Beauvais (Henri) vous présente ses respects et se dit tout à vous, comme il l'est en effet. Quant à moi qui écris cette lettre, je suis votre tout dévoué Nicolas, et je vous salue de tout mon coeur pour le temps et l'éternité, ainsi que toute la sainte famille qui a le bonheur de vivre sous votre autorité et de participer à l'esprit qui vous anime.

a Ces prières étaient d'usage entre tes congrégations religieuses, liées par un mutuel échange de pieux suffrages.
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCXC. A ESKILE, ARCHEVÊQUE DE LUNDEN (a) ET LÉGAT DU SAINT SIÈGE EN DACIE ET EN SUÈDE.

Saint Bernard se montre humblement reconnaissant de son amitié et lui offre la sienne.

A son bien-aimé père et seigneur Eskile, par la grâce de Dieu, archevêque de Lunden, le frère Bernard abbé de Clairvaux, salut en Celui qui est notre vrai salut.

1. L'affection toute particulière que je ressens pour vous et que vous payez de retour, je le sais, fait que j'éprouve toujours le plus grand bonheur à recevoir une de vos lettres où se peignent si bien les sentiments de votre âme; je ne puis y lire le récit de toutes vos tribulations, sans les partager avec vous et les ressentir comme si c'étaient les miennes; car il m'est impossible de vous savoir dans la peine sans y compatir, et je ne puis voir avec le calme de l'indifférence toutes les épreuves et les anxiétés de votre âme. Tout ce qui vous touche et vous blesse a son contre-coup dans mon coeur, et vos persécuteurs me persécutent avec vous; c'est ainsi, pour moi, que des amis absents doivent acquitter la dette de l'amitié, dette dont je me crois redevable à votre égard comme vous l'êtes au mien. Je vais peut-être un peu loin en m'exprimant ainsi, mais je ne dis rien que de parfaitement vrai; d'ailleurs c'est Votre Grandeur qui me donne cette présomption, par les bontés dont elle m'honore. Sans cela aurais-je jamais osé parler ainsi, et pourrais-je me flatter, moi humble et pauvre religieux, de l'amitié d'un si grand prélat? Mais si je ne puis vous payer entièrement de retour, l'Eternel lui-même sera ma caution; vous ne perdrez rien, il vous payera pour moi, lui qui est le principe et la fin de l'affection que vous me témoignez. Je bénis votre ange de vous avoir suggéré la pensée de m'aimer, et Dieu de vous y avoir fait donner suite. Je suis tout fier d'être au rang de vos amis de choix et de prédilection, et j'en ai reçu l'assurance avec le plus grand bonheur de la bouche de mon très-cher frère, votre fils Guillaume, et de celle de votre messager, en même-temps que j'enlisais le témoignage dans votre lettre, et que je l'apprenais par tous ceux qui peuvent venir de chez vous ici ou aller de notre pays dans le vôtre.

a C'était la ville métropolitaine de Danemark, dont Eskile était archevêque. Ce prélat reçut plusieurs lettres de Pierre de Celles, qui, à sa prière, envoya des Chartreux en Danemark, et qui le loue, livre I, lettre vingt-troisième, de ce que, par ses soins l'ordre de Clairvaux ou de Cîteaux, et celui de Prémontré poussaient dans ces contrées, non-seulement en herbe, mais en épis, et voyaient lé nombre de leurs religieux s'augmenter tous tes jours. "

2. Que ne puis-je vous dire tout cela de vive vois plutôt due de vous l'écrire? La parole rendrait mieux ma pensée qu'une lettre, le langage parlé est bien plus explicite que le langage écrit; dans l'homme qui parle, l'éloquence du regard s'ajoute à celle du discours et la rend plus persuasive ; le visage traduit les sentiments de l'âme plus énergiquement que les doigts ne sauraient les peindre sur le papier. Mais puisqu'il faut que je sois éloigné de vous, je supplée à ce que je ne puis faire de vive voix par les lettres qui sont le langage des absents. J'ai reçu votre messager avec bien du plaisir et je me suis empressé d'appuyer votre affaire de tout le crédit que je puis avoir auprès du Pape.

Pour ce qui regarde le secret dessein (a) que votre coeur nourrit avec amour; Guillaume, votre dévoué serviteur en Jésus-Christ, vous dira ce que j'en pense; je le lui ai dit, écoutez-le comme si je vous parlais par sa bouche. Hélas! me voici obligé de vous quitter; on m'enlève, on m'arrache à ce cher entretien, je ne puis le prolonger davantage. Il ne se peut voir un plus mauvais jour que celui-ci pour moi, une foule de visiteurs me réclament et me font interrompre brusquement plutôt que terminer ma lettre. Mais s'ils me forcent de vous écrire moins longuement que je ne le voudrais, ils ne sauraient diminuer mon affection pour vous; ils m'empêchent de vous l'exprimer à loisir, mais ils ne peuvent faire que je ne la sente très-vivement. Je suis libre de mon coeur, sinon de mes moments, et il sera toujours à vous tant qu'il battra dans ma poitrine. Veuillez en recevoir ici l'assurance, mon très-aimable, très-vertueux et très-révérend père.

a Il avait la pensée de prendre l'habit monastique à Clairvaux. Saint Bernard Vivait encore quand Eskile mit ce projet à exécution. Voir la Vie de saint Bernard, livre IV, n. 25 et suivants, où il est aussi question de deux monastères fondés par ce prélat. Pierre de Celles le félicite, livre VII, lettre dix-septième, d'être venu à bout de son dessein. Il mourut à Clairvaux en 1182. On a une lettre de Pierre de Celles au successeur d'Eskile, nommé Absalon, c'est la vingtième du livre VIII. Voir aux notes placées à la fin du volume.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCXC.

217. A son bien aimé père et seigneur Eskile..... Non-seulement archevêque de Lunden, mais encore primat de Suède, en vertu d'un décret du pape Adrien IV. Il entreprit le voyage de France et vint à Clairvaux visiter saint Bernard. Voir l'histoire de sa Vie, qui est fort intéressante, dans la Vie de saint Bernard, livre IV, chapitre IV.

Pour ce qui est du secret dessein que votre cour nourrit..... Quelr était ce dessein? Je ne saurais le dire, mais peut-être ne s'agit-il pas ici d'un autre projet que celui dont Saxon le grammairien parle en ces termes, à propos de notre Eskile, livre XIV de son Histoire du Danemark. " Vers le même temps, Eskile, fatigué par des affaires domestiques qui étaient au dessus de ses forces, songea très-sérieusement. à goûter enfin un peu de repos, et après avoir obtenu du roi de Danemark la permission de quitter le pays, il se rendit en France, au fameux monastère de Clairvaux. " Un peu plus loin, le même historien continue : " Eskile ayant demandé une audience secrète au roi: Valdemare, le pria de ne pas repousser comme intempestive l'exécution d'un projet qu'il nourrissait depuis longtemps et dont il venait l'entretenir. Encouragé par le roi à exposer sa requête, Eskile lui dit que depuis longtemps il avait formé le projet de se démettre de l'épiscopat, qui était devenu un fardeau trop pesant pour son âge. Que loin d'ambitionner de mourir dans les honneurs, il n'avait pas de plus grand désir que de passer le reste de ses jours, libre de toute charge,, après avoir échangé ses habits pontificaux contre le vêtement des simples religieux.

Quelques lignes plus loin, Saxon reprend en ces termes : " Absalon, son successeur dans l'évêché de Lunden, demanda à Eskile pourquoi,à voulait, par son éloignement, plonger son peuple dans la tristesse. Eskile lui répondit que son âge avancé et l'exil de ses neveux lui relaient désormais la patrie insupportable. Ajoutez à cela, disait-il encore, que j'ai fait voeu depuis longtemps entre les mains de Bernard, abbé de Clairvaux, de me démettre de la charge pastorale, pour mener, loin des honneurs, une vin humble et privée. " Voilà, je crois, quel était sou secret.

Or, en 1178, Eskile vint à Clairvaux, où il passa dans les exercices do la piété et de la vie religieuse les quatre dernières années de sa vie qu'il termina en 1182. Voir Saxon le grammairien, livre IV; la Vie des hommes illustres de l'ordre de Cîteaux, distinct. III, chapitre XXV; la Vie de saint Bernard, livre IV, chapitre IV; Rrantz, livre VI, Histoire du Danemark, chapitre XLI et XLII ; et Henriquez dans son Ménologe, au 10 avril. (Note de Horstius.)

Sur la retraite d'Eskile à Clairvaux, on peut lire en particulier deux lettres de Pierre de Celles, la dix-septième du livre VII, et la première du livre VIII. Le même auteur, livre I, lettre XXIII loue Eskile d'avoir tenté " de faire de son pays comme une pépinière de toute espèce d'ordres religieux, " et d'avoir en partie réussi dans son entreprise à l'aide des religieux de Cîteaux et de Prémontré qu'il introduisit dans son pays et qui devaient être peu de temps après suivis des Chartreux. (Note de Mabillon.)

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LETTRE CCCXCI. A L'ABBESSE DE FAVERNAY (b).

Saint Bernard l'engage à réparer les brèches faites non-seulement aux murs, mais aux moeurs de la maison, et lui rappelle le soin qu'elle doit prendre de l'Hôtel-Dieu joint à son abbaye.

Bernard, abbé de Clairvaux, à A..., abbesse de Favernay, salut et le double mérite de la pudeur et de la grâce.

Ces religieux qui sont venus nie consulter sur les affaires de leur conscience m'ont fait un sensible plaisir en m'apprenant le zèle que vous déployez pour le rétablissement de la maison dont vous êtes chargée. ; n'oubliez pas cependant, je vous en prie, que vous ne devez pas apporter moins de soin à réformer les moeurs de vos religieuses qu'à réparer les murs de votre monastère. C'est également un devoir pour vous de vous occuper d'une manière toute particulière de l'Hôtel-Dieu que ces religieux gouvernent sous votre direction, et d'empêcher que vos serviteurs et vos vassaux n'en pillent ou dissipent les revenus. On m'a assuré qu'à leur suggestion perverse vous avez repris à cette maison ce que les abbesses qui vous ont précédée lui avaient donné; croyez-m'en, rétablissez les choses dans leur premier état, car vous n'êtes pas moins obligée à conserver et à maintenir, que dis-je? à multiplier même et à étendre le, le bien qu'elles ont fait, qu'à réformer les abus qu'elles ont laissé s'introduire dans votre monastère. Quant au prêtre qui habite cette maint son en conservant les biens qu'il possède en dehors, il doit opter entre ces deux partis: renoncer à ses biens, ou quitter l'Hôtel-Dieu. Je vous souhaite une bonne santé et vous assure, à cause du bien que j'ai entendu dire de vous, que vous pouvez compter sur mon amitié s'il se présente une occasion devons être utile.

b C'était une abbaye de Bénédictins, située dans le diocèse de Besançon ; l'archevêque Anséric en confia la réforme à des religieux de la Chaise-Dieu, en 1132, date de cette lettre. C'est maintenant une maison d'hommes de la congrégation de Saint-Victor. On voit dans la lettre cent quatre-vingt-dix-neuvième, qu'un moine de la Chaise-Dieu fut chargé de l'administration de cette abbaye, où il exerçait, sans doute du consentement de son abbé, les fonctions de supérieur, comme il était autrefois d'usage que cela se fit dans les couvents de femmes.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCXCI.

218. A l'abbesse de Favernay, monastère du diocèse de Besançon dans le comté de Bourgogne. Fondée d'abord pour des religieuses de Saint-Benoît, cette abbaye, par suite des dissensions et de la vie relâchée des religieuses qui l'habitaient, passa en 1132 entre les mains des moines de la Chaise-Dieu, comme on le voit par le diplôme suivant que nous extrayons des Cartulaires de cette dernière abbaye.

" Anséric, par la grâce de Dieu archevêque de Besançon, au vénérable frère Etienne, abbé de la Chaise-Dieu, et à ses successeurs à perpétuité.

" En vertu de la charge pastorale dont nous sommes revêtu, c'est un devoir pour nous de pourvoir, avec une vigilance infatigable, à la paix des maisons religieuses et à l'accroissement de la ferveur dans les âmes qui y habitent. Ayant donc visité l'antique abbaye de Favernay, jadis célèbre par la régularité de ses habitantes, nous avons résolu d'apporter un remède à sa désolation. Nous étant donc adjoint les patrons de cette maison, savoir le consul Rainard, Guy de Joinville et Henri son frère, Thibaut de Rougemont, Humbert de Juillac et Louis son frère, nous avons trouvé cette abbaye abandonnée de ses habitantes, que les dissensions avaient contraintes de se séparer; toute vie religieuse en avait complètement disparu. Les représentations des personnes illustres que nous nous étions adjointes et les efforts de notre sollicitude pastorale eurent pour résultat, par la grâce de Dieu, de mettre fin à toutes les divisions qui désolaient cette abbaye; mais pour arriver à y rétablir la vie religieuse, les patrons susdits ont renoncé, entre les mains du comte Rainard, à toutes les coutumes justes, ou non, dont ils jouissaient dans la terre et les limites de la paroisse de Favernay, et se sont engagés à ne jamais revenir sur cette renonciation. Ils ont renoncé encore de la même manière, entre les mains du même consul, à toutes les coutumes dont ils étaient en possession de jouir dans tous les hameaux dépendant de Favernay, sous la réserve ales dettes. Richard de Montfaucon renonça également entre nos mains, sous la réserve des dettes, à tous ses droits et coutumes sur les mêmes hameaux. Rainard, qui avait reçu la renonciation des susdits patrons à tontes les coutumes dont ils jouissaient, remit entre nos mains les titres de ces renonciations, que nous avons à notre tour déposés sur l'autel de Dieu et de Marie.

" Cela fait avec la grâce de Dieu, les religieuses, le peuple et le clergé, les bénéficiaires et les patrons de l'abbaye demandèrent, tous d'une voix, que l'abbaye de Fayernay fût unie à celle de la Chaise-Dieu et qu'on prît à perpétuité dans le chapitre de cette dernière, l'abbé de Favernay pour qu'il fit fleurir dans cette maison l'ordre et la régularité de la Chaise-Dieu. En conséquence, cédant à la volonté des fidèles, nous avons donné le gouvernement de l'abbaye de Favernay avec toute dépendances, sous la réserve des droits du souverain Pontife et de ses représentants, au monastère de la Chaise-Dieu, et le droit d'en reprendre l'abbé, s'il y a lieu, à celui de la même maison et à tous ses successeurs. En cas de faute grave et de nature à provoquer là. destitution de l'abbé, on nous exposera le cas à Nous ou à nos successeurs, et si le dit abbé résiste et ne veut point se corriger, nous donnons à celui de la Chaise-Dieu plein pouvoir de le déposer.

" Voulant due cet acte demeure à perpétuité, nous l'avons scellé de notre sceau et nous défendons sous peine d'anathème qu'on entreprenne jamais rien contre. Les témoins ont été Guillaume de Arguel, l'archidiacre Guy de Martigny, Pierre de Trèves, doyen de Saint-Etienne, Hugues, archidiacre de Favernay, l'archidiacre Gobert, Huges de Déle, Hugues, abbé de Lisieux, Guy, abbé de Charlieu, Lambert, abbé de Claire-Fontaine, l'abbé de Morimont, le chapelain Guérin, le comte Rainard, Frédéric, comte de Fontenay, Guy de Joinville et Henri son frère, Thibaut de Rougemont, Humbert de Vassy et Louis son frère.

" Donné à Besançon, dans le chapitre de Saint Jean, l'an de N.-S. J.-C. MCXXXII. Indiction XII, le 17 septembre. (Note de Mabillon.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CCCXCII. A RAOUL, PATRIARCHE D'ANTIOCHE.

Saint Bernard s'efforce de lui inculquer des sentiments d'humilité.

A son très-révérend père et seigneur B..., par la grâce de Dieu patriarche d'Antioche, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce qu'on peut attendre du dévouement d'un pauvre religieux et de la prière d'un pécheur.

Si malgré mon néant j'ose écrire à Votre Grandeur, ne l'imputez point à présomption de ma part, mais à une confiante simplicité. Le frère Hatton m'en a suggéré la pensée et la charité m'a déterminé à le faire. Après vous avoir témoigné en deux mots mon dévouement et mon respect, et vous avoir rendu mes hommages, laissez-moi vous dire que je n'adresse pas d'autre voeu pour vous au Tout-Puissant que de faire de vous un digne successeur de Pierre sur le siège qu'il a occupé; d'ailleurs vous êtes trop éclairé pour ignorer que vous ne recevrez la même couronne que lui, que si vous combattez selon les règles; c'est pourquoi celui à qui j'ai emprunté ces paroles ne parle de la couronne qui l'attend qu'après avoir dit: "J'ai combattu le bon combat (II Tim., IV, 7). " S'il est vrai, comme le dit Job, "que la vie de l'homme soit une guerre continuelle sur la terre,(Job., VII, 1), " que doit-ce être de la vie d'un évêque qui doit combattre pour lui-même d'abord, et pour son troupeau ensuite ? Il faut en effet qu'il lutte contre la chair et ses révoltes, le monde et ses artifices, les puissances de l'air et leur perversité. Je me demande quel homme est capable de rompre les mailles de ce triple filet, il n'est pas facile d'en trouver un qui le puisse. On peut dire de ces trois sortes d'ennemis que ce sont ces trois troupes de Chaldéens qui fondirent sur les troupeaux de Job et s'en emparèrent; oui, ce qu'elles figurent n'est autre que la chair, ses vices et ses concupiscences. Mais que Dieu se lève, et ses ennemis seront dispersés (Psal. LXVII, 2). Oui, qu'il se lève, celui qui dit: " Sans moi vous ne pouvez rien (Joann. XV, 5)," et dont l'Apôtre disait: " Je puis tout en celui qui est toute ma force (Philip., IV, 13). " Qu'il soit donc la vôtre aussi , mon père, et ne pliez pas dans la lutte : ceignez vos reins, tenez ferme dans la mêlée, combattez avec courage pour sauver les brebis qui ont été confiées à votre garde et les représenter toutes un jour à celui de qui vous les tenez, c'est là votre devoir d'évêque; mais combattez également pour vous, car il vous sera aussi demandé compte de votre âme. Vous êtes élevé en dignité, n'en soyez que plus vigilant, peut-être pourriez-vous tomber et la chute serait d'autant plus grave qu'elle aurait lieu de plus haut. Si vous occupez un poste élevé, n'en concevez pas de sentiments de complaisance. Suivez le conseil de l'Apôtre : " Tremblez là-haut et ne vous enorgueillissez pas d'y être (Rom., XI, 20); " en effet, pour un homme sensé, l'élévation est bien plutôt un sujet de crainte que d'orgueil. Si l'Eglise confère des dignités, elle n'en redoute pas moins la chute de ceux qu'elle élève ; toutefois, ce n'est pas le rang, mais l'orgueil du rang qu'elle reprend et blâme. Or l'homme n'est humble au sommet des honneurs et ne baisse les yeux que lorsqu'il craint le précipice placé à ses pieds. Supprimez cette crainte de son coeur et vous le verrez tout entier en proie aux orgueilleuses pensées du pouvoir. D'ailleurs montrons-nous pour les autres ce que nous voulons que les autres soient à notre égard. Nous réclamons la soumission de nos inférieurs, remplissons le même devoir envers nos supérieurs, et ne soyons pas de ces gens qui ont deux poids et deux mesures, c'est une chose abominable aux yeux de Dieu (Prov., XX, 10). Or nous sommes dans ce cas si nous ne rendons pas à nos supérieurs les mêmes devoirs que nous réclamons de nos inférieurs. Je ne puis assez admirer la sage et humble réponse du centurion qui disait au Sauveur: " De même que je suis soumis à d'autres, ainsi j'ai des soldats qui me sont soumis (Luc. VII, 8). " Quel coeur humble! Quelle âme prudente! avant de parler de son propre pouvoir, il commence par s'humilier en rappelant celui qu'un autre a sur lui, pour montrer qu'il fait passer sa dépendance avant son propre droit de commander. Sa phrase même est composée de manière à mettre l'une en évidence avant l’autre. Je m'étendrais volontiers davantage sur ce sujet, mais je n'ose me le permettre; je vous en écrirai plus long une autre fois si vous me dites que ces lignes ne vous ont pas trop déplu. Je finis en vous priant, si je jouis auprès de vous du crédit qu'on me croit généralement, de vouloir bien en donner des preuves aux chevaliers du Temple et par considération pour moi-même les considérer davantage. En agissant ainsi, soyez sûr de vous rendre agréable à Dieu et aux hommes en même temps.

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LETTRE CCCXCIII . A G. (a), PATRIARCHE DE JÉRUSALEM.

Saint Bernard lui recommande l'humilité.

A son vénérable seigneur et très-cher père, par la grâce de Dieu patriarche de Jérusalem, Bernard, abbé de Clairvaux, salut avec l'esprit de vérité qui procède du Père.

1. Je profite de l'occasion que me fournit notre ami commun, le fidèle messager qui doit vous remettre cette lettre, pour vous écrire quelques mots; mes nombreuses occupations ne me permettent pas de faire plus. Si ma démarche paraît indiscrète, la charité qui m'inspire de la tenter sera du moins mon excuse : mais pour ne pas dépasser les bornes que je me suis prescrites, permettez-moi d'en venir de suite au fait. Le Créateur., voulant montrer la profondeur de ses desseins de salut pour les hommes, les aima au point de leur donner son Fils unique; fait homme pour les hommes, ce Fils appela à lui ceux d'entre nous qu'il voulut, et ce choix de prédilection leur valut en même temps un amour privilégié de sa part; mais dans le nombre, il y en eut de plus aimés les uns que les autres, qu'il s'attacha par un choix particulier. Or, parmi ces derniers, c'est-à-dire parmi les élus d'entre les élus, Jésus en distingua encore un plus que tous les autres, pour le faire le favori de son coeur, et le substituer à sa place du haut de la croix où, les mains étendues vers le ciel, il consommait le sacrifice du soir avant de remettre son âme entre les mains de son Père, et tel qu'un frère plein de confiance en son frère, Dieu vierge il recommanda la vierge mère au disciple vierge. Peut-être me demandez-vous où je veux en venir avec ce préambule; écoutez, le voici.

a Il se nommait Guillaume; c'est le même que celui à qui est adressée la lettre cent soixante-quinzième. Voir la note qui accompagne cette lettre.

2. De tant de prélats que le Seigneur honore de son sacerdoce et place à la tête de son peuple comme des chefs qui doivent le conduire, c'est vous que par une faveur particulière, il a placé dans la vraie maison de David son serviteur. Oui, de tous les évêques du monde, vous êtes le seul à qui il ait confié la garde de l'heureux pays où naquit l'arbre de vie par excellence, celui qui se couvre de fruits selon sa nature, et au pied duquel poussent les fleurs des champs et les lis de la vallée. Oui, vous êtes entre tous son pontife intime, celui qui tous les jours entre dans sa tente et l'adore à l'endroit même qu'il a marqué de l'empreinte de ses pieds. Il est dit que Moïse reçut un jour du Seigneur l'ordre de dire aux Israélites : " Otez la chaussure de vos pieds, car le lieu où vous êtes est saint (Exod., III, 5.) " Quelle différence en faveur de celui où vous habitez! Si l'un était saint, l'autre l'est deux fois plus; si le premier fut sanctifié par des figures et des ombres, le second l'a été par la Vérité même. Quelle proportion y a-t-il entre la figure et la vérité, entre ce qu'on ne voit qu'en énigme et comme une figure réfléchie par un miroir, et cette splendeur qui se manifeste enfin à découvert et sans voile? Néanmoins, quoique toutes ces choses ne se passassent alors qu'en ombres et en figures, Dieu disait à Moïse : " Ote la chaussure de tes pieds, car le lieu où tu te trouves est saint. " N'ai-je pas plus de raison de vous dire également : Déposez vos sandales, la terre que vous foulez aux pieds est sainte! Ce qui veut dire: Si votre coeur est empêché dans sa marche par les lourdes chaussures des oeuvres de péché, hâtez-vous de les débarrasser de leurs entraves, en vous rappelant que la terre où vous êtes est sainte. Qui ne se sentirait ému d'une crainte respectueuse en foulant aux pieds ces contrées où les entrailles de la miséricorde de Dieu se sont ouvertes sur nos têtes et ont permis au vrai Soleil levant de venir du haut du ciel à nous pour nous visiter (Luc., I, 78) ; où le Père a tendu les bras à son Fils bien-aimé et l'a comblé de ses plus doux baisers quand il est revenu d'un monde si peu fait pour lui? Il me semble impossible de se défendre d'un secret tremblement en touchant cette terre où le Père de toutes consolations et d'infinies miséricordes a daigné verser sur nos blessures le vin et l'huile qui devaient les cicatriser, ce pays qui l'a vu sceller son alliance avec nous. Soyez à jamais béni, Seigneur, d'avoir opéré le salut des hommes au sein de cette heureuse contrée et au milieu des temps et de nous y avoir montré un visage apaisé. N'est-ce pas le cas de dire avec le Prophète : " Votre colère cédera le pas à la miséricorde (Habac., III, 2) ? " On ne peut nier que cette terre ne soit bien autrement ennoblie et sanctifiée que celle où se trouvait Moïse, car c'est vraiment la patrie du Seigneur, c'est là qu'est né Celui qui est venu dans l'eau et dans le sang (I Joan., V, 6), non pas seulement dans l'eau comme Moïse, mais dans l'eau et dans le sang. On peut dire en montrant cette contrée aux hommes: Voilà où l'on a déposé son corps. Après cela je me demande qui est-ce qui osera monter sur la montagne du Seigneur et s'arrêter à l'endroit même qu'il a sanctifié? Ce ne peut être qu'un homme qui, à l'école du Seigneur Jésus, est devenu doux et humble de coeur comme lui.

3. Oui, il n'y a que les humbles qui puissent monter sans crainte sur la montagne du Seigneur, par la raison qu'ils ne sauraient tomber. L'orgueilleux monte et s'élève certainement aussi, mais ce n'est pas pour longtemps, il semble qu'il ne peut se tenir d'aplomb sur ses jambes; il est vrai qu'il n'a qu'un pied, encore n'est-il même pas à lui, car c'est le pied dont le Prophète a dit: " Dieu me garde à jamais d'avoir le pied de l'orgueil (Psalm. XXXV, 12) ! " On peut bien dire, en effet, qu'il n'en a qu'un, l'amour de sa propre excellence; on comprend donc qu'il ne puisse se maintenir longtemps debout sur ce pied unique; aussi voyez comme sont tombés tous ceux qui n'en avaient pas d'autres, les anges dans le ciel et l'homme sur la terre. Dieu n'a point épargné l'arbre qu'il destinait à faire touche, il a puni l'homme qu'il avait créé plein de gloire et de grandeur, pour lui donner l'empire du monde au sortir de ses mains divines; bien plus, il a sévi sur les anges eux-mêmes, ses premières créatures, qu'il s'était plu à faire riches en sagesse, admirables de beauté, et je ne craindrais pas d'être puni pour la même faute, moi obscur habitant d'une vallée de larmes, bien différente, hélas ! du paradis de délices et située si loin du ciel ! Voulez-vous donc être sûr de ne pas tomber, soyez humble, appuyez-vous non sur l'unique pied de l'orgueil, mais sur les deux pieds de l'humilité ; rien ne pourra vous ébranler en quelque endroit que vous vous posiez. De ces deux pieds, l'un est la pensée de la puissance de Dieu, l'autre est la conviction de notre propre faiblesse. Que ces pieds-là sont beaux à voir, qu'ils sont fermes à la marche ! Ils ne savent ce que c'est que de s'avancer au milieu des ténèbres de l'ignorance ou de se souiller de la boue des passions. Au lieu donc de vous laisser aller à des sentiments de vaine gloire et d'orgueil, à cause du poste élevé que vous occupez, ne cessez de vous humilier sous la main puissante de celui qui foule aux pieds la tête des hommes glorieux et superbes. Songez que l'Eglise qui vous est confiée a été remise entre vos mains, non comme une esclave dans celles d'un maître, mais, pour en revenir au début de ma lettre, comme une mère à son fils, comme Marie à saint Jean, et faites en sorte qu'on puisse dire à cette Eglise en parlant de vous: " Femme, voilà votre fils; " et à vous, en parlant de votre Eglise : "Voici votre mère. " Il n'est pas de plus sûr moyen pour vous de remplir dignement tous les devoirs de votre place et de vous élever vers le royaume de celui qui, tout grand qu'il est, jette ses regards de prédilection sur tout ce qu'il y a de plus petit dans le ciel et sur la terre.

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LETTRE CCCXCIV. A L'ARCHEVÊQUE DE LYON.

Pour l'abbé d'Aisnay près de Lyon,

A l'archevêque de Lyon, légat du saint Siège, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeu sincère qu'il songe à s'enrichir de bonnes œuvres aux yeux de Dieu et des hommes.

Je ne puis voir sans une profonde douleur la bonne réputation dont vous jouissez et la sainteté que vous répandez dans l'Eglise où vous poussez et fleurissez comme un lis odorant, sur le point de s'évanouir. Ce qu'est le cèdre sur le Liban, vous l'êtes dans votre Eglise; vous y êtes aimé, estimé, chéri de tous; vous avez déjà fait de grandes choses dans votre diocèse, nous en espérons de plus grandes encore; mais en attendant, gardez-vous bien de perdre ce que vous avez déjà acquis; ne laissez pas se ternir une réputation aussi belle que celle dont vous jouissez, car il n'est pas de trésors comparables à un tel bien. Or comment avez-vous traité l'abbé d'Aisnay (a)? Il ne vous a fallu qu'un instant pour le juger, le condamner, le déposer et lui enlever en même temps son titre et ses fonctions! Vous avez agi en cette occasion avec beaucoup de précipitation, tout cela ne vous a demandé qu'un moment: en un clin d'oeil, tout a été fini; absolument comme les choses se passeront à la résurrection générale. Souffrez que je vous parle avec la franchise que permet l'amour que je vous porte. Or, je vous le demande, qu'a fait ce pauvre abbé ? quelle faute lui reprochez-vous ? Tout le monde sait qu'il est universellement estimé, il n'y a qu'une voix sur son compte, et elle lui est favorable; les gens du dehors sont d'accord sur ce point avec ses propres religieux. Aussi n'est-il rien moins que prouvé qu'il soit coupable; on n'a pas examiné sa cause selon les formes prescrites par les canons. Or il me semble qu'il n'y avait que deux choses à faire à son égard, le déposer dans les formes, sinon le laisser à sa place. En effet, il ne se reconnaît pas coupable, personne ne l'accuse, nul ne le convainc de quelque faute que ce soit, et vous le condamnez ! Il n'avait, me direz-vous, qu'à se défendre quand il fut mis en demeure de le faire. Or il a si bien reconnu que sa cause était mauvaise qu'il s'est gardé de produire les témoins que je lui demandais. Fort bien! Selon vous, ce sont ses propres adversaires qui auraient dû déposer en sa faveur ; mais c'était évidemment leur dire: Si vous ne déposez maintenant contre vous, il ne peut manquer d'être condamné. D'ailleurs à la place de ces témoins il eût pu en produire d'autres tout aussi dignes de foi que les vôtres. Envisageons à présent cette affaire à un autre point. de vue. Je vous accorde qu'il soit coupable, il a fait défaut à l'appel de sa cause, il n'a plus le droit de se dire innocent, il est jugé. Mais la voie de l'appel ne lui restait-elle pas ouverte pour soumettre toute son affaire à un autre tribunal, et si vous avez pu ne tenir aucun compte de cet appel quand il l'interjeta, au moins vous auriez dû cesser toutes vos procédures dès que le juge auquel il avait appelé évoqua sa cause à lui. Il ne sied pas au chef d'une Eglise de parler d'une manière inconsidérée et de rendre des jugements précipités; la précipitation, surtout dans une cause de cette nature qui ne saurait demeurer secrète et dont tout le monde est instruit, ne peut que nuire singulièrement à un prélat. Permettez-moi de vous dire que votre conduite dans cette affaire a blessé bien des gens qui ne voient pas d'un oeil indifférent la persécution dont cet abbé est l'objet; et pour ne vous rien cacher, je vous dirai que j'ai été vivement pressé d'écrire à Rome en faveur de cet abbé d'Aisnay, par un certain nombre de personnes dont les prières sont pour moi presque des ordres; mais comment aurais-je pu me résoudre à le faire sans m'être adressé directement à vous, mon seigneur et mon père bien-aimé ? Je vous supplie donc, dans l'intérêt de la paix et de votre honneur, dont l'intégrité me préoccupe, de révoquer la malencontreuse sentence que vous avez portée, de rétablir cet homme dans son poste en attendant que son procès soit fait selon toutes les règles. Si votre très-humble serviteur se permet de vous écrire comme il le fait, ce n'est pas parce qu'il est contre vous, au contraire, c'est parce qu'il est tout entier pour vous; car soyez sûr que je me déclarerai toujours en votre faveur devant Dieu et devant les hommes.

a Aisnay était une abbaye de Bénédictins non moins ancienne que fameuse, située au confluent de la Saône et du Rhône. Ce fut plus tard une abbaye de chanoines séculiers.

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LETTRE CCCICV. A L'ÉVÊQUE D'ARRAS, ALVISE.

Saint Bernard représente à cet évêque ce qu'il y a d'injuste dans sa demande de rendre aux religieux de Saint-Bertin, Thomas de SaintOmer, qui était venu faire profession à Clairvaux, et qu'ils réclamaient comme ayant été, dans son enfance, voué par ses parents à l'abbaye de Saint-Bertin.

A son vénérable père et ami Alvise (a), par la grâce de Dieu évêque d'Arras, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses humbles prières.

1. Vous sollicitez de moi une grâce pour l'abbaye de Saint-Bertin que vous affectionnez et que (aime aussi beaucoup moi-même depuis

a C'est le même abbé que celui à qui est adressée la lettre soixante-cinquième. Il fut évêque de 1131 à 1148, année de sa mort arrivée, d'après le Nécrologe de Saint-Denys de Reims, le 8 octobre, à Philippopolis. Il est mention de sa mort dans une lettre de Louis le Jeune, qui est la vingt-deuxième de la collection des lettres de Suger. Voir la lettre trois cent trente-neuvième.

fort longtemps; je regrette que vous n'ayez pas réfléchi plus mûrement sur la demande dont l'abbé de cette maison vous a fait l'interprète, car je suis sûr qu'au lieu de vous en charger, vous l'auriez déclarée contraire à la justice, et que vous n'auriez certainement pas manqué de blâmer l'abbé lui-même d'oublier à ce point les lois de l'amitié à mon égard, de vouloir porter un tel préjudice au religieux qu'il réclame et d'aller si évidemment contre les desseins mêmes de la Providence. Je me demande, mon bon père, comment on a pu vous déterminer à solliciter une pareille chose, de moi que vous honorez de votre amitié. Ainsi Dieu a fait entendre sa voix à Thomas, du haut du ciel, il lui a inspiré la pensée de quitter son pays et sa famille, de s'éloigner même de la maison de son père pour aller dans le lieu qu'il lui montrait en esprit, et moi je devrais étouffer l'inspiration de Dieu? Mais qui suis-je pour essayer de couvrir la voix de celui qui appelle ses brebis par leur nom et marche devant elles pour qu'elles ne suivent que lui? Thomas a choisi la pauvreté, ce n'est pas à moi de le renvoyer aux richesses et à leurs délices.

2. Je ne prétends pas qu'il soit impossible aux religieux de Saint-Bertin d'opérer leur salut dans leur abbaye, ils le peuvent certainement si Dieu les y a appelés a, et s'ils en observent exactement la règle. Mais je ne puis oublier que j'ai lu quelque part que " quiconque regarde en arrière après avoir mis la main à la charrue, est impropre au royaume de Dieu (Luc., IX, 62). " Or, pour rien au monde je n'en fermerai l'accès à mon très-cher fils Thomas, et jamais je ne détournerai de la voie du ciel une âme qui m'a été confiée. Aussi ne puis-je assez m'étonner qu'un évêque aussi judicieux que vous, se soit laissé persuader de me faire une pareille demande. Je serais tenté de vous dire, comme le Seigneur aux enfants de Zébédée : "Vous ne savez pas ce que vous demandez (Matth., XX, 22); " mais si l'amitié dont vous m'honorez est assez grande, du moins je le crois, pour excuser ce langage, elle ne doit pourtant pas me faire oublier que je parle à un évêque de l'Eglise.

3. Ne vous démentez point en cette occasion, mais honorez votre

a Quelles obligations la profession religieuse n'impose-t-elle pas à l'âme, quand il en résulte de si graves de la simple vocation? On peut lire sur ce sujet les lettres cent septième et cent huitième de saint Bernard, qui n'hésite pas à compter parmi les apostats, les novices mêmes qui s'éloignent de l'ordre monastique, ainsi qu'on peut le voir dans son sermon soixante-troisième sur le Cantique des cantiques, n. 6. Mais si, d'après notre Saint, dans son Apologie à Guillaume, n. 30, c'est une apostasie de passer d'un ordre sévère dans un ordre relâché, n'en sera-ce pas une de mener une vie malle et déréglée, au grand scandale de ses frères et au détriment certain de l'ordre tout entier, dans une communauté d'une stricte observance? On voit pourtant des religieux qui se croient en sûreté de conscience si leur relâchement ne va point jusqu'à porter atteinte aux pratiques essentielles de la vie religieuse, comme si on pouvait fouler aux pieds les observances saintes et les prescriptions de la règle, sans attaquer la profession religieuse elle-même, et respecter effectivement l'essentiel de la vie monastique en en négligeant à dessein les détails.

ministère en aidant de toutes vos forces les âmes qui sont les épouses du Christ à entrer sans difficulté et sans retard dans la chambré nuptiale où l'Epoux les appelle; montrez que vous êtes fami de l'Epoux par le bonheur que vous ressentez à entendre sa voix; prêtez la main à ces religieux, comme vous la prêtez aux autres, et au lien de combattre et d'éteindre l'inspiration d'en haut, montrez-vous fidèle coopérateur de la grâce. D'ailleurs Votre Paternité peut être bien assurée que jamais je ne conseillerai ni ne permettrai à ces religieux de sortir et d'aller dans une autre maison, tant je suis convaincu que je ne le puis sans pécher et sans les faire pécher eux-mêmes. Ce qu'ils ont de mien: à faire, c'est d'accomplir exactement les voeux qu'ils ont prononcés; s'ils ont la faiblesse de prêter l'oreille à ceux qui leur disent : " Le Christ est ici ou il est là, " je leur demanderai compte un jour au tribunal de Dieu du voeu qu'ils ont prononcé entre mes mains.

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LETTRE CCCXCVI. A RICUIN (a), ÉVÊQUE DE TOUL.

Saint Bernard s'excuse d'avoir reçu par ignorance un de ses religieux profès.

Au vénérable Ricuin, par la grâce de Dieu évêque de Toul, le frère Bernard de Clairvaux et le petit troupeau confié à sa garde, salut, paix et santé.

Nous remercions le Seigneur de la lettre dont vous avez daigné nous honorer; mais nous devons confesser que le bonheur que nous en avons ressenti s'est trouvé bien vite tempéré par l'ordre qu'elle nous apportait; quelque dur qu'il nous paraisse, nous nous y soumettons, mais en protestant devant Dieu et Votre Sainteté, que nous ignorions que frère Guillaume eût fait profession chez vous. Ce vénérable religieux en peut lui-même rendre témoignage, et c'est ce qui nous rend excusables de l'avoir reçu; car si quelqu'un se trouve dans son tort en cette affaire, c'est évidemment lui et non pas nous. Maintenant que nous vous avons donné pleine et entière satisfaction, nous comptons sur vos bonnes grâces et sur votre bénédiction. Puissiez-vous vous bien porter et arriver à la fin de votre carrière plein de jours et d'oeuvres ! Tels sont les voeux que nous faisons à Dieu pour vous, mon très-révérend père.

a C'est d'après le manuscrit de Corbie qui date du siècle de saint Bernard, que nous avons rétabli le titre de cette lettre. Dans toutes les éditions qui ont paru jusqu'à présent, il y a: " A un abbé. " Il n'était pas difficile de soupçonner que tel n'était pas le véritable titre de cette lettre, puisque dans le contexte il est parlé de Guillaume comme d'un religieux profès dépendant de celui à qui la lettre elle-même est adressée; il est probable que c'était un religieux de Saint-Epore ou de Saint-Mansuy. Le titre de sainteté, ainsi que les épithètes de saint et de très-révérend père conviennent évidemment beaucoup mieux à un évêque qu'à un abbé. Il y a encore une autre lettre adressée à Ricuin, c'est la soixante et unième.

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LETTRE CCCXCVII. A EUDES (a), ABBÉ DE MARMOUTIERS PRÈS TOURS.

Les religieux de Marmoutiers étaient en procès avec quelques ecclésiastiques séculiers pour certains revenus; saint Bernard est d'avis qu'ils doivent se soumettre à la décision des arbitres.

Au très-révérend père et Seigneur Eudes, par la grâce de Dieu abbé de Marmoutiers, et à la sainte communauté qui lui est soumise dans la charité de Jésus-Christ, Hugues de Pontigny et Bernard de Clairvaux, salut et vau sincère qu'ils vivent selon l'esprit et ne cessent d'aspirer après le bonheur de contempler face à face le Dieu de Jacob.

1. Mes frères, la charité nous porte à vous écrire en vue de votre bien auquel nous ne pouvons demeurer étrangers de coeur, quelque éloignés de corps que nous soyons. Ce qui nous a rapprochés de vous, c'est l'excellente et suave odeur de sainteté qui s'exhalait de votre illustre communauté ; mais nous voyons avec un profond regret qu'elle diminue de jour en jour depuis quelque temps. Une nouvelle bien regrettable est venue tout à coup nous surprendre, elle a éclaté sur nos têtes comme un nuage orageux poussé par l'aquilon et nous a couverts de honte et de confusion, tant nous étions loin de nous y attendre et peu préparés à entendre dire de vous ce qu'on en rapporte ! Craignant donc le coup que votre réputation ne peut tarder à recevoir et le contre-coup dont notre propre honneur se trouve menacé si on n'arrête à son début un bruit qui ne se répand déjà que trop vite, nous engageons, par un mouvement de pure sollicitude fraternelle, Vos Révérences à remédier promptement au mal que la renommée au vol rapide ne peut manquer d'agrandir en le publiant. Nous ne saurions trop vous exprimer avec quelle surprise nous avons appris que plusieurs d'entre vous, car nous ne pouvons croire que vous soyez tombés tous dans la même faute, aient été assez simples ou assez cupides pour ne point hésiter à sacrifier une excellente réputation au gain des misérables revenus d'une paroisse (b). Il n'est pas de biens temporels qui vaillent le renom de sainteté dont vous jouissez depuis longtemps, nos bien chers frères, et que votre maison s'est acquis dès le principe même parmi les gens du monde. Peut-être

a Eudes fut abbé de Marmoutiers, près de Tours, de 1124 à 1137, comme on le voit par les archives de ce couvent. Voir aux notes placées à la fin du volume.

b On donnait aussi le nom d'autels aux paroisses qui jouissaient de la dîme, et qu'il n'était pas rare de voir à cette époque réunir à des maisons religieuses, même par de simples séculiers. Voir la lettre trois cent soixante-quinzième.

nous direz-vous que vous ne faites de tort à personne, que vous vous contentez de maintenir vos droits, tout disposés, si on vous les conteste, à vous en rapporter à la sentence du juge. C'est bien; mais que répondriez-vous à celui qui vous dirait avec l'Apôtre : " Vous péchez par cela seulement que vous intentez un procès; pourquoi ne soufrez-vous pas plutôt qu'on vois fasse tort (I Cor., VI, 7)? " Qu'opposeriez-vous encore à ces autres paroles : " Si on vous enlève votre bien, ne le redemandez pas (Luc., VI,) " et même présentez la joue gauche à celui qui vous a frappés sur la droite et abandonnez votre manteau à celui qui vous dérobe votre tunique?

2. Voilà les objections que nous pourrions vous faire, si nous cherchions plutôt à vous piquer qu'à vous corriger; mais nous nous contenterons de vous dire qu'il est plus sûr pour un chrétien, et surtout pour un religieux, de posséder un peu moins de bien en conservant la paix que d'en obtenir davantage au prix d'un procès; car il peut dire alors en toute vérité: " Le juste est bien plus heureux dans sa médiocrité que le pécheur dans son abondance (Psalm. XXXVI, 16). " Quel est d'ailleurs le fond de votre procès? Vous disputez la possession d'une

`- paroisse aux enfants de Lévi, c'est-à-dire aux ecclésiastiques. Or, de même qu'ils sont seuls destinés au service des autels, de même ils ont seuls le droit de vivre de l'autel. Pour nous autres religieux, notre profession et l'exemple des anciens ne nous assignent d'autre moyen de vivre que le travail ; nous n'avons rien à prétendre dans les revenus du sanctuaire. D'ailleurs la paroisse dont vous réclamez actuellement les revenus n'est desservie que par des ecclésiastiques, et vous prétendez partager avec eux là où vous ne travaillez pas! Vous n'entendez donc pas saint Paul et Moïse même vous crier de plus loin encore: " Vous ne tiendrez pas la bouche liée au boeuf qui foule le grain (Deut., XXV, 4). " Quel est le vigneron qui n'aura pas le droit de goûter du raisin de la vigne que ses mains ont plantée et le berger qui ne pourra boire du lait des brebis qu'il mène au pâturage " I Cor., IX, 9) ? " Nous vous demanderons, au contraire, de quel front vous voulez recevoir une part du vin d'une vigne que vous n'avez point plantée ou du lait d'un troupeau que vous ne menez point paître. Réclamerez-vous un salaire quand vous n'avez rien fait? Baptisez les enfants, enterrez les morts, visitez les malades, mariez les époux, catéchisez les ignorants, reprenez les pécheurs, excommuniez les rebelles, absolvez ceux qui reconnaissent leurs torts et reconciliez les pénitents ; en un mot, qu'un moine dont le devoir est de garder le silence à l'église oublie l'humilité de son état et élève la voix dans ce lieu saint, il pourra peut-être alors avoir quelque droit à réclamer son salaire; mais vous faites preuve d'une odieuse avidité si vous voulez moissonner là où vous n'avez rien semé, et c'est une véritable et criante injustice d'aller recueillir le fruit du travail des autres.

3. Nous voulons bien que tout cela vous soit devenu permis par suite ; d'une concession épiscopale et que l'évêque qui vous a investis de ce bien vous ait donné le droit d'en jouir sans blesser les canons ; mais d quel cas faites-vous de la transaction que vous avez consentie? car, si nous sommes bien informés, lorsque les chanoines se plaignirent du tort que vous leur faisiez, vous convîntes avec eux de remettre la décision de cette affaire au jugement de l'évêque de Chartres (Geoffroi) et du comte T... (Thibaut), en promettant les uns et les autres de vous en tenir irrévocablement à ce que ces deux arbitres auraient décidé. Rien de mieux que cela, c'était le parti le plus sage auquel vous pussiez vous arrêter; car vous aviez pris pour juges deux hommes d'une intégrité reconnue et qui vous portent, comme nous l'avons su, le plus affectueux intérêt. Pourquoi donc nos bons, amis, n'avez-vous pas accepté ce que ces arbitres consciencieux et dévoués ont résolu de concert pour rétablir la paix entre vous et mettre fin à vos contestations? Leur reprocherez-vous d'avoir sacrifié vos intérêts, parce qu'ils ont terminé l'affaire par un compromis que vous trouvez à votre désavantage? Peut-être, en effet, vous ont-ils proposé d'échanger un revenu plus grand contre un moins considérable; mais il faudrait ne songer qu'aux avantages matériels et faire moins de cas des amis que des écus, de la justice que de l'argent, de la charité fraternelle que d'un titre de propriété, pour sentir les choses de la sorte. Si vous étiez encore du monde, il n'y aurait rien d'étonnant ni d'extraordinaire de voir le monde en vous, aimer ce qui lui appartient ; mais vous, enfants de lumière et de paix, voilà que vous préférez les ténèbres à la lumière, et la possession des biens de la terre à la paix! N'est-ce pas ce que le Prophète déplorait jadis quand il s'écriait: " Ils étaient nourris dans la pourpre, et voici qu'ils se roulent dans le fumier (Thren., IV, 5) ! "

4. N'avons-nous pas raison, nous direz-vous, de ne pas accepter un arrangement qui nous est désavantageux ? Eh quoi, aurait-il fallu pour qu'il vous parût juste et équitable que, vos adversaires fussent lésés a votre place? Que ne l'avez-vous dit en mettant (affaire en train? Mais tant qu'il n'y a rien de convenu, il n'y a rien d'obligatoire pour personne. A présent que vous avez engagé votre parole, les conventions font loi pour vous et il ne peut plus être question de vos intérêts. Que répondez-vous à cela pour justifier vos chicanes ? Vous donnez singulièrement à penser qu'en faisant appel au jugement d'arbitres, vous ne songiez qu'à brouiller les choses, à éluder la sentence et à rompre les conventions. Vous n'avez qu'une chose à faire: accepter la transaction ou la refuser net. Au lieu de cela vous reconnaissez qu'elle existe et en même temps vous dites que vous avez été circonvenus, et vous vous plaignez de l'évêque comme s'il n'avait pas été d'une parfaite droiture avec vous et avait usé de ruse et d'artifice pour vous engager dans l'accord auquel vous vous repentez maintenant d'avoir souscrit ; tout cela est bon à dire, mais vous ne le ferez croire à personne et nous pensons que vous n'en croyez rien vous-mêmes. Il est vrai que les choses se sont passées ainsi, nous répondrez-vous ; mais nous ne saurions être tenus d'observer une convention que le chapitre de notre maison n'a pas sanctionnée et qui s'est conclue sans l'intervention du conseil de notre communauté. Comment donc? prétendrez-vous que ce que l'abbé a réglé de concert avec les anciens de la maison ne saurait avoir de valeur tant que le reste des religieux n'y a point adhéré? Mais ce serait faire bien peu de cas des prescriptions même de la règle qui veut que : " Les religieux étant assemblés l'abbé demande à chacun son sentiment qu'il exprimera sans avoir le droit de le soutenir ; puis, après avoir recueilli les avis, qu'il s'arrête à celui qui lui semblera le meilleur, et que tous les religieux s y soumettent sans résistance et sans contradiction (Reg. S. Bernad., C. III). " Si la règle veut que dans tout ce qui concerne l'administration l'autorité de l'abbé soit décisive et si elle remet à sa discrétion le gouvernement du monastère, il est évident que vous violez la règle en vous efforçant, contre la volonté de votre abbé, de rendre nui l'arrangement dont il est convenu. A moins que votre abbé n'ait résolu au fond de son coeur, par une duplicité criminelle, de se servir du ministère de ses religieux pour détruire sous main ce qu'il a fait en public, ce serait le comble de la prévarication, et nous ne saurions croire un si saint homme capable d'une pareille indignité. Enfin nous avons été informés que plusieurs d'entre vous, qui veulent être plus justes que la justice, cherchent des difficultés là où il n'y en a point, et se font un scrupule de souscrire à cet arrangement parce qu'ils croient qu'il y a simonie dans les permutations des bénéfices: des docteurs habiles et fort orthodoxes qui ont décidé le contraire, doivent être, je pense, des autorités suffisantes pour dissiper vos inquiétudes de conscience et répondre à , vos doutes; sinon il est bien facile de puiser dans les sacrés canons la preuve convaincante que les églises peuvent faire entre elles toutes les permutations de bénéfices qu'elles jugent à propos. Ce que nous ne disons que pour fermer la bouche à certaines gens qui ont la présomption de se mêler de ce qui ne les regarde pas et ne sont propres qu'à porter partout le trouble et le désordre.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCXCVII.

219. A Eudes, abbé de Marmoutiers, Le même abbé que Geoffroy de Vendôme, lettre XXI du livre IV, détournait de la pensée d'entreprendre pour la seconde fois le pèlerinage de. la Terre sainte; il encore de lui dans la lettre XXVI, livre II, dans laquelle il se plaint amèrement des religieux de Marmoutiers à Geoffroy, évêque de Chartres, à l'occasion des rapines et des violences de personnes séculières dont son propre couvent avait à se plaindre, et des injustices dont l'évêque de Tours avait à souffrir. Tout cela n'empêcha pas qu'à peu prés à la même époque Ulger, évêque d'Angers, ne fît les plus grands éloges de sa piété et de l'esprit de Marmoutiers, dans une charte de 1131. Voici en quels termes il s'exprimait : " Moi évêque d'Angers, à l'abbaye de Marmoutiers, et à mes frères, le vénérable abbé Eudes et ses religieux, les moines les plus fervents que je connaisse dans le service de Dieu, j'ai donné, l'an de Notre-Seigneur 1131, l'église de Bessiac et la chapelle de Beaufort, etc. " Dans un autre titre on lit encore : " Moi Ulger, évêque d'Angers, ayant été informé que l'abbaye de Marmoutiers ne possède point la moindre propriété dans notre ville d'Angers, lui ai donné, le chapitre consentant, le verger que je possédais à titre d'évêque dans la paroisse Saint Etienne, lion loin de l'église du même nom, attendu qu'il ne convenait pas qu'une maison si sainte, si religieuse et se justement célèbre par son hospitalité, n'eût point une maison de refuge dans une ville aussi populeuse et aussi voisine d'elle que l'est Angers, quand elle en possède partout..... Sous Louis roi de France, Geoffroy, de Foulques, roi de Jérusalem, et Hugues, archevêque de Tours.

Normann, successeur d'Ulger, ne rend pas un moindre témoignage que lui aux religieux de Marmoutiers, dans la charte de donation de l'église de Ver à ce monastère, en l'année 1152 de l'incarnation de Notre-Seigneur, indiction XV. Voici en quels termes il s'exprime : " J'ai pour eux une affection singulière, à cause de leur sainteté et de leur régularité privilégiées, et parce qu'ils se montrent de bons et zélés propagateurs de leur ordre dont ils fondent partout de nouvelles maisons. "

Enfin Yves de Chartres, dans sa lettre cent huitième, au pape Paschal, prend chaudement en main, contre les accusations de Raoul, archevêque de Tours, la défense de l'abbé de Marmoutiers. C'était alors l'abbé Guillaume qui avait succédé à Eudes en 1124 et qui fut en charge jusqu'en 1135. Il est vrai que dans la lettre deux cent trente-quatrième Yves de Chartres engage Guillaume à promettre obéissance son métropolitain.

On peut voir sur tous ces procès à propos de dîmes, entre autres écrivains, Pierre le Vénérable, qui traite solidement la question dans sa lettre XXVIII liv. III. (Note de Mabillon.)

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LETTRE CCCXCVIII. A L'ABBÉ GUY ET AUX RELIGIEUX DE MONTIER-RAMEY.

Saint Bernard se plaint à l'abbé Guy et à ses religieux de ce qu'ils lui ont demandé de composer un office pour leur patron saint Victor; il n'a pas le talent que réclame cette oeuvre d'ailleurs très-difficile; il dit à cette occasion quelles doivent être les compositions destinées au culte public, et trace les règles du chant ecclésiastique.

Au vénérable Guy, abbé de Montier-Ramey (a), et à sa sainte communauté, Bernard, le serviteur de Leurs Saintetés, salut et le voeu de les voir servir Dieu saintement.

1. Vous me demandez, mon cher abbé Guy, et tous vos bons religieux me demandent avec vous de composer pour la fête de saint Victor, dont le corps repose dans votre église, un office en rapport avec la solennité et destiné à être lu ou chanté. La résistance que je vous oppose redouble vos instances, vous faites semblant de ne pas comprendre les trop justes raisons de mon refus, et comme s'il pouvait y avoir rien de plus puissant pour me déterminer à céder à vos désirs que vos désirs mêmes, vous faites encore appel au crédit des autres. Il me semble que, pour ne point faire tort à votre propre jugement, vous n'auriez pas dit prendre conseil de votre affection pour moi, mais de la pensée du peu que je suis effectivement dans l'Église. Pour une chose de cette importance, il ne saurait être question d'ami, il faut un homme instruit et capable dont l'autorité, la sainteté et le style soient à la hauteur du sujet qu'il doit traiter, et répondent à sa sainteté.

2. Quelle estime faites-vous donc de mon néant pour vouloir que mes lettres soient lues en pleine église? Et quelle idée avez-vous de mon pauvre génie et de la portée de ma mince éloquence pour me demander un chant de fête digne d'être entendu? Y avez-vous réfléchi ? vous voulez que je chante ici-bas les louanges d'un saint dont les cieux mêmes célèbrent actuellement la gloire! Mais ce serait les diminuer que de prétendre y ajouter quelque chose! Ce n'est pas que je veuille dire qu'on ne puisse essayer de louer ici-bas ceux que les anges glorifient là-haut, mais je crois que dans les solennités de l'Église on ne doit rien dire qui sente la nouveauté, rien qui ne soit sérieux et authentique, qui ne rappelle la saine antiquité, quine soit grave et édifiant.

a Montier-Ramey était une abbaye de Bénédictins, située dans le diocèse de Troyes; elle avait pour patron saint Victor, dont les actes se trouvent parmi les autres de saint Bernard. Le moine Nicolas, qui fut secrétaire de saint Bernard, était de cette abbaye ; il est parlé de lui dans la lettre deux cent quatre-vingt-dix-huitième. Pour ce qui concerne le chant de l'Eglise, on peut consulter les notes placées à la fin du volume.

Dans le cas même où le sujet serait susceptible des grâces de la nouveauté et mériterait d'en être paré, je voudrais, je le répète, qu'on ne se permit rien qu'on ne pût traiter avec assez d'éloquence et d'autorité, pour le rendre profitable aux auditeurs par la manière agréable de le leur présenter; il faudrait que les pensées de l'auteur fissent briller la vérité, aimer la vertu, goûter l'humilité, embrasser la justice; qu'elles fussent capables d'éclairer l'esprit, de redresser le coeur, de mortifier les passions, de réformer les sens, d'inspirer la dévotion et de faire triompher l'amour de la discipline dans les âmes. Pour le chant quand il y en a, je voudrais qu'il fût plein de gravité, également éloigné de la mollesse et de la rusticité : l'harmonie devrait en être douce sans être efféminée, et ne flatter les oreilles que pour toucher le coeur. Il faudrait qu'il fût de nature à dissiper la tristesse et à calmer le feu de la colère, et qu'enfin il mit le sens des paroles en relief au lieu de l'écraser. Convenez qu'on perd beaucoup au point de vue spirituel, lorsqu'on est distrait par la légèreté du chant, de la gravité des paroles; et qu'on est plus frappé des accents de la voix que du sens des mots qu'on entend.

3. Voilà les qualités que je voudrais trouver dans les offices de l'Eglise et le talent que je crois nécessaire à quiconque entreprend d'en composer. Avez-vous trouvé tout cela en moi, et dans ce que j'ai écrit pour vous; car malgré mon impuissance, pour céder à vos importunités plutôt qu'aux prières de l'amitié; je me suis vu réduit, selon la parole du Sauveur, à me lever enfin, pour vous donner ce que vous me demandiez. Je vous envoie donc sinon ce que vous vouliez, du moins ce que j'ai pu trouver de mieux sous ma plume; c'est tout ce dont je suis capable, sinon tout ce que vous attendiez. J'ai fait usage des documents anciens que vous m'avez envoyés, et j'ai composé de mon mieux deux discours où je me suis tenu en garde contre l'obscurité d'un style trop concis et la fatigue d'une longueur excessive. Pour le chant, j'ai fait une hymne où je me suis attaché au sens des paroles plutôt qu'aux règles de la prosodie. J'ai placé dans leur ordre douze répons et vingt-sept antiennes avec un répons pour les premières Vêpres, et deux autres pour être chantés, selon l'usage de votre règle, l'un à Laudes et l'autre à Vêpres. Mais je vous déclare que je n'ai pas fait tout cela pour rien, je veux être payé du mal que je me suis donné: peu m'importe que vous soyez contents ou non de mon travail, je vous ai servi de mon mieux, j'ai droit à mon salaire. Ce sera le secours de vos prières; je ne demande pas autre chose.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCXCVIII.

220. - Pour le chant quand il y en a, je voudrais qu'il fût plein de gravité. Le sentiment que saint Bernard exprime ici avec son élégance habituelle mérite la plus sérieuse attention. Il serait bien facile de le corroborer par celui des saints Pères et de montrer ce qu'ils ont pensé aussi du chant et des offices de l'église, mais ni la place ni le but de cette note ne nous permettent ce genre de travail. Toutefois, comme la règle posée par saint Bernard pourrait sembler un peu trop sévère,et trop rigoureuse, eu égard à l'état des moeurs et des esprits,

je ne crois pas hors de propos de citer sur ce sujet l’opinion d'un homme d'une religion et d'une piété connues, qui a traité dans un style plein de charme et d'élégance, de choses qui intéressent également la piété et la vertu. Voici en quels termes il s'adresse aux musiciens

" Permettez-moi de vous dire que nos églises retentissent maintenant d'un genre de musique tout à fait nouveau pour elles et on ne peut plus déplacé sous leurs voûtes: son mouvement bref et sautillant n'a rien de religieux; il peut convenir au théâtre et pour un choeur de danse, mais nullement à l'église. Nous sacrifions à l'art, l'ancienne manière de prier et de chanter ; mais si un goût mondain trouve son compte à ce sacrifice, il n'en est pas de même de la piété. Que signifie, en effet, cette nouvelle espèce de chant sautillant où, comme dans une pièce de théâtre, des chanteurs qu'on prendrait volontiers pour des acteurs, viennent faire entendre tour à tour des solos, des duos; puis des choeurs dans lesquels les parties semblent se répondre comme dans un dialogue, puis laissent tout à coup la parole à l'une d'elles qui triomphe seule un instant, et bientôt se confondent de nouveau avec elle?"

Un peu plus loin, le même auteur continue : " Au siècle dernier, on vit des musiciens vraiment dignes de ce nom, vous en conviendrez avec moi, qui faisaient entendre une musique bien différente de la vôtre, et, permettez-moi de le dire, beaucoup plus religieuse. Mais leurs oeuvres ne vous plaisent point et vous les avez depuis longtemps enterrées dans l'oubli. Je vous en prie, rendez-nous quelque chose de leur antique piété dans nos chants d'église; ayez à coeur, vous qui cultivez leur art de nos jours, de contribuer à la beauté du culte divin, en ne composant que des chants plus en harmonie avec le sens des paroles qu'ils doivent nous aider à comprendre. Que me font, à moi, dans l'église vos airs variés et vos choeurs aux parties nombreuses, si je perds le meilleur du chant, si je ne puis rien comprendre au sens des paroles, que vous devez, par mes oreilles, faire descendre dans mon coeur (Jérôme Drexélius, dans sa Rhélor. célest. l. I. ch. 5) ? "

Mais n'exposons pas davantage un homme plein de sentiments religieux, dont la cendre est à peine éteinte, aux ressentiments que sa critique ne peut manquer de lui attirer de la part des musiciens de nos jours. ou plutôt ne le laissons pas seul exposé à leur haine, fruit trop ordinaire que recueillent ceux qui sèment la vérité: citons avec lui d'autres écrivains non moins célèbres qui partageront son sort et même corroboreront son sentiment.

Le premier qui se présente à nous est un élève de l'école de notre saint Docteur ; comme son maître, il blâme sévèrement les abus de la musique; c'est Aelred, abbé de Ridai, en Angleterre; la plupart de ses écrits se trouvent imprimés avec les oeuvres de saint Bernard. Voici comment il s'exprime livre II du Miroir de la charité, chapitre II :

" Que signifient ces sons étranglés et saccadés ? ces chants où des voix font la taille pendant que d'autres font la basse ou le dessus et sèment une foule de notes intermédiaires qui coupent et divisent l'harmonie? Ce ne sont que notes rapides ou traînantes qui vous percent les oreilles ou se prolongent sans mesure. Quelquefois même, en vérité je ne puis en faire la remarque sans rougir, quelquefois, dis-je, il en est qui hennissent comme des chevaux plutôt qu'ils ne chantent comme des humains, ou qui, préférant aux mâles accents de leur propre sexe l'aigre fausset des voix de femmes, se plaisent à broder sur le chant principal une foule de notes d'agrément qui se déroulent comme les replis d'un serpent. D'autres fois c'est un chantre qu'on voit la louche toute grande ouverte, comme sur le point de rendre l'âme, faute de respirer; on ne l'entend plus, un silence ridicule a suspendu ses chants, il semblerait que tout est fini et qu'on va tomber dans le sir lente le plus profond; mais il se ranime pour imiter le râle de l'agonie et les soupirs des extatiques. Tout cela est accompagné de gestes et de mouvements d'histrions, ils tordent la bouche, roulent les yeux, agitent les épaules et crispent les doigts à chaque note d'une manière différente. Voilà pourtant ce qu'on prend pour un acte de religion, quand ce n'est qu'un concert de gestes ridicules ; comment peut-on croire qu'on célèbre par ces moyens-là les louanges de Dieu avec d'autant plus de pompe et de solennité qu'on en fait un plus large emploi?

" De leur côté, les fidèles, d'abord plutôt épouvantés que charmés par le tapage que font toutes ces voix mêlées au bruit des flûtes et des cymbales, éprouvent bientôt toutes les peines du monde à ne pas rire aux éclats, en voyant les contorsions indécentes de tous ces chanteurs et en les entendant dialoguer en choeur de leurs voix efféminées. On croirait volontiers qu'on assiste à une représentation de théâtre plutôt qu'à une solennité de l'Eglise. D'ailleurs, nul respect pour la redoutable majesté de Dieu, sous les yeux de qui on se trouve assemblé, nulle acception à la crèche mystique où se célèbrent les saints mystères pendant lesquels le Christ reprend ses langes, son sang sacré coule dans le calice, les Cieux s'ouvrent, les anges en descendent, la terre et les Cieux se rapprochent, les esprits célestes et les simples mortels se mêlent et se confondent. Voilà comment ce que les anciens ont établi pour développer, dans nos âmes distraites, des sentiments de piété, est détourné de satin et devient l'occasion de plaisirs défendus. Il ne faut jamais sacrifier le sens des paroles aux exigences de la musique, car cette dernière ne doit servir qu'à donner au premier plus d'énergie afin d'émouvoir, de toucher nos âmes plus sûrement; par conséquent, les qualités qui lui conviennent avant tout sont la gravité et la sobriété; il manque son but dès qu'au lieu d'aider l'esprit à saisir plus vivement le sens des paroles qu'il accompagne, il détourne au contraire l'attention à son profit, par un charme profane. Ecoutons saint Augustin sur ce sujet : " Je ne prête l'oreille au chant des cantiques que pour développer dans mon âme le sentiment de la piété, mais si le chant me captive au détriment du sens des paroles qu'il accompagne, il manque son but, et je ne puis le trouver bon. Ailleurs, le même Père continue : S'il m'arrive de trouver plus de charmes à la musique qu'au sens des paroles, je me le reproche comme un mal, et je préfère n'en point entendre du tout." Voilà comment s'exprimait Aelred.

Terminons par les paroles du pape Jean XXII; voici ce qu'il pense sur le genre de musique qui nous occupe et les règles qu'il prescrit à ce sujet : " Il n'y a de musique religieuse digne de ce nom que celle qui ouvre notre coeur à Dieu, et développe dans nos âmes le sentiment de la piété pendant qu'elle porte les paroles saintes à nos oreilles. Aussi, quand nous voulons qu'on chante les psaumes dans nos églises, ce n'est que pour porter les âmes à la piété; c'est pour la même raison que nous faisons chanter les offices du jour et de la nuit, et des messes solennelles où le peuple et le clergé alternent sur un ton grave et sévère, et dans un ordre déterminé de manière à charmer les oreilles sans qu'on ait jamais à craindre la confusion.

" Il s'est produit une nouvelle école de musiciens qui, tout entiers à la mesure et à des effets nouveaux, substituent leurs compositions musicales aux chants qui nous viennent des anciens: ce ne sont plus que notes brèves et légères qui arrivent à l'oreille; nos vieilles mélodies sont coupées de hoquets ridicules, altérées parles faux-bourdons et par le léchant, entremêlées de chants et de motets populaires; on ne tient presque plus aucun compte des paroles du graduel et de l'antiphonaire, on rejette cette base essentielle du chant de l'Église; bien plus, il semble que tous ces musiciens nouveaux ignorent la différence des tons; ils les confondent à chaque instant ou ils les noient dans un tel déluge de notes, qu'on ne peut plus retrouver dans leurs compositions ces traits ascendants ou descendants qui sont propres au plain-chant, et dont la simplicité noble et sévère aide beaucoup à distinguer les tops entre eux. C'est une course aux notes, sans arrêts ni repos, que leur manière de chanter; ils fatiguent les oreilles au lieu de les récréer. Bien plus, comme si ce n'était pas assez, ils ajoutent les gestes aux paroles, et au lieu d'inspirer les sentiments de piété qu'on vient chercher à l'église, ils n'éveillent dans l'âme que des pensées qu'on ne saurait trop étouffer; car ce n'est pas en vain, dit Boëce lui-même, qu'un esprit lascif entend des chants efféminés, il s'amollit et s'énerve encore davantage à mesure qu'il les entend.

Pour nous, persuadé qu'un tel état de choses doit être réformé, nous avons résolu de repousser loin de nous, d'expulser du sanctuaire et de rejeter de nos temples ce genre de musique, etc. " Voir Jean XXII, extrav. com., lib. III, tit. de Vit. et hon. cleric., cap. un., où ce Pape fait connaître quelle doit être selon lui la véritable musique d'église, (Note de Horstius.)
 
 
 
 

LETTRE CCCXCIX. A LELBERT, ABBÉ DE SAINT-MICHEL, (a).

Saint Bernard lui renvoie un de ses religieux qui avait quitté son monastère sous un faux prétexte de pèlerinage.

A son père et ami Lelbert, abbé de Saint-Michel, le frère Bernard. serviteur inutile des serviteurs de Dieu qui sont à Clairvaux, salut et l'amitié qui lui est due.

Je vous renvoie ce religieux dont vous êtes le père; je l'ai déterminé à renoncer au pèlerinage que vous l'avez autorisé à faire, parce qu'il m'a semblé qu'il ne vous a demandé la permission de l'entreprendre que par pure légèreté d'esprit, et que vous, vous ne la lui aviez accordée que pour céder à ses importunités; je l'ai fortement réprimandé comme il méritait de l'être, et je crois qu'il se repent de sa légèreté et de sa faute et qu'il est résolu à se corriger. Je crois que ce qu'il y a de mieux pour un religieux, quelque faute qu'il ait commise, c'est qu'il fasse pénitence dans l'intérieur de son monastère plutôt que de courir de province en province. Le but que nous nous proposons en religion n'est pas d'arriver à la Jérusalem de la terre mais à celle des cieux; or c'est par l'amour et non par des courses vagabondes qu'on parvient à cette dernière. Quant à vous, mon père, je crois que vous devez lui faire bon accueil, quelque sujet que vous ayez de soupçonner la sincérité de sa conversion; je dis plus, il me semble que vous devez même vous réjouir (b) puisque ce fils était mort pour vous et qu'il vous revient plein de vie, il était perdu et vous le retrouvez.

a Il y a plusieurs abbayes de ce nom: le mont Saint-Michel, autrement dit Au-Péril-de-la-Mer; Saint-Michel sur-Meuse; Saint-Michel de Tonnerre, en Bourgogne, de l'Ermitage, en Poitou, et Saint-Michel en Thiérache, qu'on pense avoir été l'abbaye de Lelbert; peut-être faut-il confondre cet abbé avec Elbert qui céda en 1121, à Barthélemi, évêque de Laon, un endroit pour bâtir l'abbaye de Cisterciens de Foigny ; peut-être aussi Lelbert n'est-il autre que Gilbert, successeur d'Elbert, cité dans une charte de 1130 et appelé par le moine Hermann de Laon, le Platon de son siècle; voir le livre III des Miracles de la sainte Vierge, chapitre XIX. Après la mort de Simon, abbé de Saint-Nicolas, dont il est parlé dans la lettre quatre-vingt-troisième, Gilbert fut rappelé à ce dernier monastère qui était le lieu où il avait fait profession religieuse. On trouve en 1138 un diplôme du pape Innocent II à l'abbé Léon, son successeur.

b Ce sont les mêmes expressions que celles d'Hildebert dans sa trente-troisième lettre sur le même sujet. On peut comparer avec le langage de notre saint ce que dit l’abbé Théodemir, dans un opuscule de Jonas, évêque d'Orléans, contre Claude de Saint-Taurin, au sujet des pèlerinages des moines.

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LETTRE CD. A L'ABBÉ DE LIESSE (a).

Saint Bernard le prie de faire un bon accueil au frère Robert et lui demande des nouvelles de la santé de son abbé.

Au vénérable père du monastère de Liesse et à ses enfants, le frère Bernard, serviteur inutile des serviteurs de Dieu qui sont à Clairvaux, salut et recommandation de servir le Seigneur avec crainte et de se réjouir en lui avec tremblement.

Je vous renvoie le frère Robert et me joins à lui pour vous faire deux prières en sa faveur; la première, de l'accueillir avec plus de clémence qu'on n'en témoigne ordinairement aux autres religieux fugitifs,-lorsqu'ils reviennent à leur monastère, attendu que sa faute n'a rien de commun avec celle de ces derniers; la seconde de le tirer de la maison d' obédience (b) on il a été contraint de demeurer depuis bien longtemps au péril de son âme, à ce qu'il dit, pour le diriger sur une autre maison où son salut se trouve en sûreté; vous ferez bien de prendre ce parti, car autrement j'ai bien peur que vous ne perdiez ce religieux pour toujours, si j'ai bien pénétré les secrètes dispositions de son coeur. J'ai appris que votre seigneur abbé est dangereusement malade; veuillez me donner le plus tôt possible de ses nouvelles, soit qu'il revienne à la santé, soit qu'il succombe à la gravité de son mal,afin que je puisse ou me réjouir de le savoir rendu à la vie, quoique cette vie soit une mort, ou m'affliger avec vous de sa mort, bien qu'elle soit une véritable vie. On pour mieux dire afin de m'attrister avec lui de ce que son exil est de nouveau prolongé et de me réjouir avec vous de ce qu'il nous est conservé; si vous venez à le perdre, je le féliciterai, lui, de ce qu'il a reçu enfin sa récompense, et je gémirai avec vous de nous voir privés d'un ami qui nous est encore nécessaire.

a C’était une abbaye de Bénédictins, située sur les confins du Hainaut et de la Thiérache et déjà célèbre à cette époque par la culture des lettres sacrées, au rapport de Philippe de l'Aumône, dans sa lettre vingt-quatrième, tome III de la Bibliothèque de Cîteaux; elle est redevenue fameuse dans ces derniers temps par la piété et les institutions de son abbé, Louis de Blois, dont la piété insigne fleurissait dans le dernier siècle. Fondée par Thierry d'Avesne en 1080, selon Hérimann, dans le Spieilége, tome X, page 413, elle eut pour premier abbé Conter, à qui succéda après douze ans de prélature, Beigner, qui mourut en 1124. Puis vint l'abbé Gédric, religieux d'une piété insigne, qui fonda la bibliothèque et attira auprès de lui des hommes du Hainaut aussi distingués par leur savoir que par leur piété. Tescelin lui succéda en 1147, et eut lui-même pour successeur en 1153 un religieux de Lagny, nommé Helgot. Il se peut que cette lettre soit adressée à Gédric; nous laissons à de plus habiles que nous le soin de décider cette question.

b On appelait obédience, celle, prieuré ou villa, une maison de campagne habitée par deux ou trois religieux, ou plus même, chargés d'en avoir soin. Nous voyons qu'on lui donnait aussi le nom de cellule, lettre deux cent cinquante-quatrième, n, 1.

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LETTRE CDI. A BAUDOUIN, ABBÉ DE CHATILLON.

Saint Bernard rassure cet abbé qui, d'après un faux rapport, craignait de l'avoir offensé.

Puisque vous appréhendez tant de m'avoir offensé, j'en conclus que vous m'aimez beaucoup; mais laissez toutes ces appréhensions et réjouissez-vous, ce que vous craigniez n'est point arrivé. J'ai fait éclaircir cette affaire avec soin comme vous me le conseilliez, et j'ai découvert l'imposture de celui qui vous a fait ce rapport. Soyez convaincu qu`il n'a agi en cette occasion que par esprit de malice ou sur un simple soupçon; la peine qu'il a voulu vous faire retourne à son auteur, et son injuste procédé retombe sur sa propre tête, car il s'est rendu coupable de la faute qu'il attribuait faussement à autrui.

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LETTRE CDII. A BAUDOUIN (a), ÉVÊQUE DE NOYON.

Saint Bernard lui adresse un jeune homme et le lui recommande dans les termes d'une aimable plaisanterie.

A mon seigneur Baudouin, évêque de Noyon, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et souhait d'une récompense plus grande encore que celle dont il est digne.

Je vous envoie le jeune homme qui vous présentera ma lettre pour vivre à vos crochets, et je verrai à la manière dont vous le traiterez ce que je dois penser de votre avarice. Allons, ne soupirez pas, renfoncez vos larmes, il mange à peine, un rien suffit à cet estomac d'oiseau. D'ailleurs ce que je vous demande avant tout, c'est de me le rendre engraissé de vos doctes leçons plutôt que par les morceaux de votre table. La liberté avec laquelle je vous parle me tiendra lieu de cachet, je n'en trouve point sous ma main et votre ami Geoffroy est absent.

a On a sur son élection une lettre du chapitre de Noyon qui est la quarante-quatrième parmi les lettres de l'abbé Suger ; on en trouve dans la même collection plusieurs de ce même Baudouin, alors évêque, concernant l'église de Compiègne; ce sont les cent cinquante-septième, cent cinquante-huitième et cent soixante-deuxième. D'après la quarante-quatrième lettre de la collection des lettres de Suger dont nous avons parlé plus haut, on voit que Baudouin fut abbé de Châtillon avant d'être évêque ; c'est à lui que saint Bernard écrivit ses deux cent soixante-dix-neuvième et quatre cent-unième lettres; il est lui-même l'auteur de la lettre quatre cent vingt-sixième. Voir à l'appendice.

b plusieurs révoquent eu doute l'authenticité de cette lettre.

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LETTRE CDIII. A L'ARCHIDIACRE HENRI.

Saint Bernard lui dit ce qu'il pense d'un baptême administré avec cette forme: JE TE BAPTISE AU NOM DU SEIGNEUR ET DE LA SAINTE ET VRAIE CROIX.

A son ami l'archidiacre Henri, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prières.

1. Voici la réponse que je fais en deux mots à votre question, sauf toutefois l'avis de personnes plus sages que moi. Vous rue dites qu'un laïque voyant un enfant qu'on avait arraché des entrailles de la mère en danger de mort, le baptisa en remplaçant la forme ordinaire du baptême par ces paroles: Je le baptise au nom de Dieu et de la sainte et vraie croix, et vous me demandez ce que je pense de ce baptême et s'il y a lieu de rebaptiser l'enfant clans le cas où il vivrait. Pour moi ce baptême est valide et je ne pense pas que quelques syllabes aient pu préjudicier à la vérité de la foi et à la pieuse intention de celui qui les a prononcées. Non-seulement par ces mots au nom de Dieu, il a implicitement nommé la Trinité, mais il a de plus clairement marqué la passion de Notre-Seigneur par ces autres paroles, et au nom de la sainte et vraie croix, à moins qu'on ne prétende que l'Apôtre, après avoir dit dans un endroit; " que celui qui se glorifie doit le faire dans le Seigneur (II Cor., X, 17), " reprend ailleurs: " A Dieu ne plaise due je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Gal., VI, 14), " n'ait voulu parler que du bois même et de la matière de la croix, non pas de. la vertu et dé la grâce de Celui qui expira dessus; de même qu'en prononçant la formule ordinaire du baptême: Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, nous ne faisons pas autre chose que nommer la sainte Trinité, ainsi c'est confesser la foi au Crucifié lui-même que de confesser la sainte croix sur laquelle il est mort. D'ailleurs on lit dans les Actes des apôtres qu'on ne baptisait pas seulement au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit, mais aussi au seul nom de Jésus-Christ (Act., X, 48).

2. Vous me demandez ensuite si le ministre. d'un tel baptême a péché et s'il est permis à d'autres de baptiser en se servant de la même formule, comme si le fait d'un individu que sa simplicité excuse de toute ou presque toute faute pourrait justifier celui qui aurait la témérité d'introduire dans l'Eglise une nouvelle formule de baptême. Au reste, si on soutient que celui qui a donné le baptême en question s'est rendu coupable de péché, je tiens pour certain, moi, que sa faute est si légère qu'elle ne peut mettre en danger ni son salut ni celui de l'enfant qu'il a baptisé, car il me semble que ce n'est pas par dédain de la forme usitée dans l'Eglise, mais dans la précipitation d'une foi vive et pleine de piété, qu'il a prononcé ces paroles plutôt que les autres.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CDIII.

221. A l'archidiacre Henri. Saint Bernard interrogé sur la valeur du baptême administré avec cette forme: Je te baptise au nom de Dieu et de la Sainte-Croix, répondit, si toutefois cette lettre est bien de lui, ce que je n'oserais affirmer, que ce baptême est bon et valide et donna à l'appui de son opinion une raison qui ne manque pas de force. Aujourd'hui les théologiens sont d'un sentiment opposé et s'appuient sur la tradition apostolique, sur la doctrine des Pères et particulièrement sur l'autorité de saint Augustin pour enseigner qu'il est de l'essence même de la forme du baptême, que celui qui l'administre invoque la Sainte-Trinité, en prononçant le nom de chacune des trois personnes divines, et regardent comme nul tout baptême conféré sans cette invocation distincte. C'est d'ailleurs la doctrine du quarante-neuvième canon des Apôtres, car comme s'il avait pour but d'expliquer le chapitre XXVIII de saint Mathieu, en ce qui concerne le baptême, il rejette comme nul celui qui ne serait administré qu'au nom de la mort du Sauveur et continue en ces termes : " Le Seigneur ne nous a pas dit baptisez au nom de ma mort, mais allez, instruisez toutes les nations et baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. "

Saint Augustin dit expressément (lib. VI, contre les Donat. cap. 25) qu'on ne saurait administrer validement le baptême, si on ne se sert des paroles mêmes de l'Évangile. Il exprime le même sentiment dans sa lettre à Boniface et dans son traité contre Faustus (lib. XIX, cap. 16). Dans sou traité contre les Donatistes (lib. III, cap, 15), il dit ce qu'il entend par les paroles évangéliques; ce sont celles-ci dit-il : " Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, si Marcion baptise avec cette forme on ne peut douter de la validité de son baptême. " (V. lib. III , contr. Maxim. cap. 17, Epist. 20 et super Psalm. LXXXVI). Ce sont toutes ces autorités ont fait rejeter comme erronée l'opinion de Cajétan, qui regardait comme valide le baptême administré au nom seulement de Jésus-Christ.

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LETTRE CDIV. A ALBERT, MOINE RECLUS.

Saint Bernard lui conseille de faire un repas par jour et d'interdire l'entrée de sa cellule aux femmes.

Le frère Bernard de Clairvaux au frère Albert, reclus, salut et souhait qu'il combatte le bon combat.

Vous voulez que j'approuve je ne sais quelle sorte de jeûne dont nous avons parlé ensemble dans votre cellule et vos entretiens avec des femmelettes que je vous ai interdits, si vous voulez bien rappeler vos souvenirs, et vous alléguez pour raison que vous êtes contraint de les continuer par votre extrême pauvreté. Sans vouloir m'arroger aucune autorité sur vous, je vous ai conseillé de manger simplement comme de tout le monde ou de vous astreindre à ne faire qu'un repas par jour; de fermer la porte de votre cellule à toutes les femmes sans exception, et de gagner votre vie par le travail des mains, et je vous ai donné plusieurs autres avis encore qu'il serait trop long de rappeler ici. Si vous prévoyiez que vous ne pourriez, eu les suivant, subvenir à un établissement aussi dispendieux que le vôtre, il ne fallait pas vous lancer dans cette entreprise. Je vous ai donné le conseil due je trouvais le plus sûr et le meilleur; vous n'êtes certainement point obligé de le suivre; mais je ne puis vous en donner d'autre. Adieu.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CDV. A L'ABBÉ G...

Saint Bernard l'informe qu'un de ses religieux jouit d'une assez bonne santé pour être assujetti aux observances régulières.

A l'abbé G..., le frère Bernard, salut et assurance d'un entier dévouement.

Je vous dirai que le frère G... depuis son retour de la Creste * où il a subi le traitement prescrit, a suivi notre communauté dans toutes ses observances, comme un homme d'une santé parfaite: on ne lui a servi à table que ce qu'on donnait aux autres et il s'est levé exactement toutes les nuits pour assister avec nous aux matines. Ne souffrez donc pas qu'il vive autrement chez vous, et soyez persuadé, s'il vous demande quelque adoucissement à la règle, qu'il est plus malade d'esprit que de corps. Adieu.

* Monastère de Cisterciens du diocèse de Langres.

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LETTRE CDVI. A L'ABBÉ DE SAINT-NICOLAS .

A son très-doux ami et co-abbé de Saint-Nicolas, le f... B... de Clairvaux, salut et esprit de piété.

L'ennemi du Christ n'a point failli à sa rage habituelle en séduisant une âme; quant à moi, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la ramener au bien puisque le hasard l'a conduite entre mes mains; il vous reste maintenant à faire votre devoir à votre tour en recevant ce religieux que je vous renvoie converti. Espérons après cela que Dieu de son côté ne faillira pas au sien en rendant à chacun selon ses oeuvres.

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LETTRE CDVII . A EUDES, ABBÉ DE BEAULIEU *.

Saint Bernard l'engage à restituer au plus tôt, à un pauvre, le dépôt qu'il en avait reçu.

A son frère et ami Eudes, abbé des clercs réguliers de Beaulieu, le frère Bernard, supérieur indigne de Clairvaux, salut.

Cet homme prétend que vous refusez de lui rendre son dépôt (b); si cela est, ce n'est pas bien de votre part et vous péchez en même temps contre l'honneur et contre la justice. Il sait l'étroite amitié qui nous lie et il est venu me confier sa peine. Permettez-moi de vous dire, sans vouloir m'écarter du respect que je vous dois, qu'il eût mieux valu, selon moi, vendre même un vase sacré pour empêcher cet homme de se plaindre d'une manière si fâcheuse, dans le cas où vous n'auriez pu vous défaire d'un boeuf, ou d'un cheval pour le payer. Veuillez songer, je vous prie, à ce que vous vous devez à vous-même et à ce que réclame de vous l'honneur de votre maison; ayez aussi égard au saint temps de Carême où nous sommes, et hâtez-vous de rendre à ce pauvre homme ce que vous lui devez incontestablement, si vous voulez étouffer le bruit de cette affaire avant qu'il se répande davantage, et vous épargner la honte d'être contraint de lui restituer ce que vous lui refusez.

a On ne peut douter qu'il ne s'agisse ici de Simon, alors abbé de Saint-Nicolas-des-Bois, à qui sont adressées les lettres quatre-vingt-troisième et quatre-vingt-quatrième.

b Il existe sur la nécessité de rendre un dépôt, tome I, p. 241. de la Bibliothèque de Citeaux une lettre très-remarquable de Philippe, abbé de l'Aumône; c'est la troisième de la collection des lettres, elle est adressée au comte palatin Henri.

* Ordre de Prémontré au diocèse de Troyes.

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LETTRE CDVIII. A L'ABBÉ G *.., DE TROYES.

Saint Bernard lui recommande un ecclésiastique qui veut quitter le siècle pour embrasser la vie religieuse, mais qu'il croit d'une santé trop délicate pour rester à Clairvaux.

A son ami et confrère le seigneur G..., abbé des chanoines réguliers a de Troyes, le frère Bernard, serviteur inutile des religieux de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

L'ecclésiastique que je vous envoie avait formé le dessein de quitter le siècle pour embrasser la vie religieuse dans notre maison; mais, craignant qu'il ne pût supporter les austérités de notre règle, je lui ai conseillé d'entrer dans votre maison. Je vous le recommande d'autant plus vivement que je le connais très-particulièrement, c'est un homme parfaitement élevé et fort instruit; en un mot, c'est un serviteur de Dieu qui ne peut manquer, je crois, avec le secours d'en haut, de devenir pour vous un fidèle soutien et une source de consolations. C'est plutôt pour vous et clans votre intérêt que pour lui que je vous l'envoie, car vous savez que je vous aime autant que moi-même; je lui trouve tant de mérite que je le garderais certainement pour notre maison, si je n'appréhendais qu'étant peu accoutumé au travail manuel et se trouvant d'une complexion trop délicate, il ne pût demeurer avec nous. Adieu,

* Guillaume abbé des chanoines réguliers de Saint Martin de Troyes.

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LETTRE CDIX. A RORGON (b) D'ABBEVILLE.

Saint Bernard lui dit qu'on doit attacher peu d'importance à se voir des yeux du corps; il le prie de vouloir bien abandonner à des religieux un coin de terre inculte.

A l'illustre seigneur, son ami, Rorgon d'Abbeville, B..., abbé de Clairvaux, salut et prières.

J'ai su que vous seriez bien aise de trouver l'occasion de me voir et de vous entretenir avec moi, que vous avez la bonté de regarder comme un

a Les clercs dont il est parlé ici sont appelés chanoines dans le même sens que flous avons vu le mot réguliers employé dans une lettre précédente à propos des religieux de Prémontré.

b Rorgon d'Abbeville-sur-Somme est représenté avec sa femme Elisabeth dans un bréviaire manuscrit de la bibliothèque de Corbie, datant de plus de cinq siècles, comme étant le fondateur de la maison à laquelle ce bréviaire a appartenu, c'est-à-dire de Saint-Pierre d'Abbeville.

véritable serviteur de Dieu; je vous protesta de mon côté que, touché de votre humilité et du récit de vos rares qualités, je m'estimerais également très-heureux de vous voir; mais ce désir que vous et moi nous partageons, quelque bon qu'il soit, humainement parlant, n'est pourtant pas complètement irréprochable; car l'entrevue que nous désirons avoir est toute corporelle et passagère, telle en un mot que les êtres matériels peuvent en avoir: or nous ne devrions soupirer qu'après le bonheur infini de nous voir dans l'éternité et travailler à nous l'assurer par nos bonnes couvres. Vous possédez sur le territoire de la paroisse de Courrenne un fonds de terre inculte et abandonné, qui n'a jamais rapporté le moindre revenu ni à vous ni à vos prédécesseurs; je vous prie de le céder à mou ami l'abbé d'Auchiles-Moines (a); il vous a déjà dit quelques mots de cette donation qui ne peut que contribuer au salut de votre âme, et à celui de vos aïeux et de vos descendants.

a C'était une abbaye de Bénédictins qui était alors du diocèse de Térouanne et qui fut plus tard de celui de Saint-Omer. Elle fut fondée près de Térouanne, sur la Lys, vers l'an 700, pour des religieux qui furent remplacés par des moines quand on releva ce monastère de ses ruines après les invasions des Normands.

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LETTRE CDX. A GUILDIN (b), ABBÉ DE SAINT-VICTOR.

Saint Bernard lui recommande Pierre Lombard.

A ses révérends pères et seigneurs et très-chers amis, G..., par la grâce de Dieu vénérable abbé de Saint-Victor de Paris, et les saints religieux de sa communauté, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et assurance de ses humbles prières.

On m'accable de demandes, je suis obligé d'en accabler les autres, et à mon tour, de mettre une partie de mes amis à contribution, comme l'autre m'y met moi-même. Monseigneur l'évêque de Lucques, mon père et mon ami, me recommande le vénérable Pierre Lombard (c) et me prie de pourvoir, par mes amis, à sa subsistance, pendant tout le temps qu'il passera en France pour y faire quelques études ; c'est ce que j'ai fait lorsqu'il était à Reims : maintenant qu'il est à Paris, oit il doit rester jusqu'à la Nativité de la Vierge, c'est à votre bonne amitié que je le recommande, attendu que je compte plus sur vous due sur tout autre, et je vous prie de vouloir bien pourvoir à sa subsistance pendant tout ce temps. Adieu.

b Saint-Victor extra muros de Paris était une abbaye de chanoines réguliers de l'ordre de Saint-Augustin. Guildin en fut abbé de 1133 à 1155. Saint Bernard la recommande à Suger dans sa lettre trois cent soixante-neuvième. Cette maison possédait la cuculle de notre saint Docteur, comme un monument de l'affection qu'il lui avait constamment témoignée, ainsi qu'une charte scellée du sceau dont il est parlé dans la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième.

c Pierre, appelé par les théologiens le Maître des sentences fut surnommé Lombard, parce qu'il était de Lombardie. En quittant l'académie de Bologne pour venir étudier en France, il fut recommandé à saint Bernard par l'évêque de Lucques nommé Ulpert ou Grégoire, le même que celui à qui est adressée la lettre troisième de Nicolas de Clairvaux qu'on trouvera plus loin parmi celles de saint Bernard, et ce dernier le recommanda à son tour à Guildin et aux chanoines de Saint-Victor.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CDX.

222. A Gilduin, gobé de Saint-Victor. — Cette abbaye fondée par Louis le Gros fut d'abord organisée par Guillaume de Champeaux. Lorsqu'il fut nommé à l’évêché de Châlons-sur-Marne, Louis le Gros lui donna en 1113 Gilduin pour successeur. Après ce que Duchesne dit de l'abbaye de Saint-Victor, dans ses notes sur Abélard, on peut citer ce qu'en dit Albéric dans sa chronique à J'année 1129. " La maison de Saint-Victor de Paris, rapporte cet auteur, fut d'abord un prieuré de moines noirs de Marseille, ces religieux ayant été renvoyés, on fit venir pour les remplacer des chanoines réguliers de Saint-Ruf de Valence sous la conduite de maître Hugues, surnommé de Saint-Victor. L'abbé de cette maison était de nomination royale. L'abbaye de Saint-Victor devint si florissante qu'elle ne tarda pas à compter une trentaine d'autres abbayes et plus de quatre-vingts prieurés sous sa dépendance. " Jacques de Vitry en parle en termes très-flatteurs dans son histoire d'Occident, chapitre 24 ; " C'est, dit-il, que sainte maison remplie de religieux, dignes à tous points de vue du titre de soldats du Seigneur; elle est le refuge des pauvres et la consolation des malheureux, la retraite des pécheurs et comme un port à l'abri de la tempête pour une foule d'écoliers.... Dès sa fondation, on y vit briller comme des astres éclatants à la voûte du Ciel, ou comme les pierres précieuses d'une riche parure, des docteurs de l'Université de Paris, et des hommes aussi distingués par leur savoir que par leurs vertus, à la tête desquels se place naturellement le célèbre Hugues de Saint-Victor qu'on peut appeler la harpe du Seigneur et l'organe du Saint-Esprit. " Voilà pourquoi saint Bernard éprouvait pour cette maison un intérêt tout particulier, dont nous retrouvons une nouvelle et incontestable preuve dans une donation due à son influence, comme on le voit par l'acte qui en fut fait, et dont on a encore la minute dans le Cartulaire de Saint-Victor. Notre savant ami A. Tonnellier, conservateur de ces titres nous en a donné connaissance, il est ainsi conçu: " Moi, Bernard, abbé de Clairvaux, à tous présents et à venir savoir faisons qu'étant une fois venu à Paris, nous avons prié Eudes, abbé de Sainte-Geneviève et tous ses religieux réunis en chapitre de céder par amitié fraternelle à l'abbé Gilduin et aux religieux de Saint-Victor, une prise d'eau de la Bièvre au moulin de Cupels avec faculté de la faire passer par leur maison avant qu'elle aille se perdre dans la Seine à Paris, et cela moyennant une juste redevance à payer à perpétuité aux gens du monastère de Sainte-Geneviève. Les susdits religieux de Saint-Victor pourront faire servir ladite eau à faire tourner un moulin pour leur usage, dans l'intérieur de leur monastère, et élever à leurs frais pour l'utiliser, tarit à l'intérieur qu'à l'extérieur de leur enceinte , les aqueducs qui seront nécessaires. L'abbé Eudes, de concert avec ses religieux, a consenti avec bonté, sur notre demande, à toutes ces concessions, à condition que les travaux à exécuter par les religieux de Saint-Victor ne nuiraient point, en élevant le niveau de l'eau, au moulin de Sainte-Geneviève. Nous avons scellé de notre sceau ladite concession pour qu'elle eût son plein et entier effet à perpétuité en faveur de l'abbaye de Saint-Victor. Suivent les noms de tous ceux qui, à notre demande, ont assisté comme témoins à ladite concession : Ce sont Monseigneur Geoffroy, évêque de Langres; Monseigneur Jean, évêque de Saint-Malo; maître Bernard, archidiacre de Paris, et mes frères Gérard et Geoffroy. " Cette concession paraît être de l'an 1150 environ. (Note de Mabillon.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CDXI. A THOMAS, PRÉVÔT DE BÉVERLA *.

Saint Bernard, dans celle lettre aussi douce que le miel, invite Thomas de Béverla à embrasser la vie religieuse, nonobstant tous les péchés de sa vie passée, et lui dit qu'il n'est rien au monde de préférable au bonheur d'une bonne conscience.

A son bien-aimé fils T..., Bernard, abbé de Clairvaux, salut et encouragement à courir au-devant de l'Epoux et de l'Epouse.

1. Quoique je n'aie pas l'avantage d'être connu de vous, je me permets de vous écrire pour céder aux instances d'Yves, votre ami, qui m'a fait part de tout le bien qu'il sait de vous, et aux suggestions pressantes de la charité qui croit tout le bien qu'elle apprend (I Cor., XIII, 7) et ne peut y demeurer indifférente ; elle l'est si peu, du moins en moi, après ce que j'ai entendu dire de vous, qu'elle veut que je vous écrive, que je vous exhorte même et que je prie Dieu pour vous; plaise au Ciel que la démarche qu'elle m'inspire ne soit pas perdue pour vous. Laissez-moi vous dire que ce qui me plaît et me charme dans ce qu'on rapporte de vous, ce n'est pas la noblesse de votre naissance, vos manières distinguées, la beauté de toute votre personne non plus que vos richesses et vos dignités; tous ces avantages ne brillent que dans la chair et ressemblent à la fleur des champs; mais c'est la vivacité de votre esprit, la candeur de votre âme, et par-dessus tout cet amour de la sainte pauvreté qui vient de naître dans votre âme, dit-on, au sein même de l'opulence; voilà les biens et les avantages dont je vous félicite et qui me font concevoir de vous de grandes espérances; fasse le Ciel qu'elles ne soient pas vaines ! Je voudrais que les anges pussent bientôt partager notre joie et fêter votre conversion dans les cieux comme ils sont heureux de célébrer celle des autres pécheurs. Que je m'estimerais heureux s'il m'était donné de cultiver de mes mains la fleur de votre jeunesse, de diriger une nature si distinguée, de la conserver pour Dieu comme un parfum d'un prix inestimable et de la lui offrir dans sa première pureté.

2. Peut-être me répondrez-vous que je nie hâte un peu trop de parler de parfums conservés dans leur pureté première, attendu qu'ils se trouvent aujourd'hui altérés par la mauvaise odeur d'une foule de crimes; que m'importe ? j'ai trop péché moi-même pour avoir horreur d'un pécheur, et je suis trop malade pour ne pas savoir compatir au mal des autres, si à ce prix je puis les gagner. D'ailleurs je n'ai point oublié le conseil de l'Apôtre : " Si vous êtes spirituel, ayez soin de relever celui qui est tombé, faites un retour sur vous-même et craignez d'être tenté comme il l'a été (Gal., VI, 1.") Comment voulez-vous que je compte pour quelque chose la grandeur de votre mal quand j'ai tant de fois éprouvé moi-même, dans mes langueurs mortelles, l'habileté et la charité du médecin qui doit vous soigner? De quelques vices que votre conscience soit flétrie et souillée, si grands qu'aient été les débordements de votre jeunesse, quand même vous auriez vieilli pendant de longues années dans l'ordure du péché comme la bête de somme sur sa litière, vous reviendrez, n'en doutez pas, net et blanc comme la neige, et vous retrouverez, comme l'aigle, une seconde jeunesse. En puis-je douter quand il est dit : " La grâce surabondera là même où le péché avait abondé (Rom., V, 20) ? et quand nous savons quel est cet excellent médecin qui guérit toutes nos infirmités et satisfait tous les désirs de notre coeur en nous comblant de ses biens (Psalm. CII, 3 et 5) ? "

3. La bonne conscience est un trésor inestimable, c'est. un bien plus doux et plus précieux que tous les biens du monde; il n'est pas de fortune plus solide et plus sûre, car une bonne conscience défie les coups du sort, brave les attaques des langues malveillantes, et n'a rien à craindre de ce qui ne s'attaque qu'au corps; la mort même pour elle est plutôt un triomphe qu'une défaite. Quel bien sur la terre peut-on lui comparer? Qu'est-ce que le monde, dans ses promesses flatteuses, peut offrir de pareil à ses partisans, que peut-il même promettre d'approchant aux insensés qu'il abuse? Sera-ce des domaines immenses, des palais grandioses, les plus hautes dignités de l'Eglise, des sceptres, des couronnes? Mais sans parler de ce qu'il en coûte de peines et de dangers pour se les procurer ou pour les conserver, la mort ne nous les enlèvera-t-elle pas tous d'un seul coup? " Ils se sont endormis au sein de l'opulence, dit le Psalmiste, et tous ces riches de la terre se sont trouvés les mains vides à leur réveil (Psalm. XXV, 6). " Il n'en est pas ainsi de la bonne conscience, c'est un trésor qui gagne en vieillissant, une plante que le souffle brûlant des épreuves ne peut dessécher, et même sous la faux de la mort elle refleurit au lieu de se faner. La bonne conscience nous réjouit pendant la vie, nous console à nos derniers moments et nous fait revivre après la mort, et revivre d'une vie éternelle. Mais pourquoi perdre le temps en paroles quand j'ai des faits à donner à l'appui de ce que j'avance? Il ne dépend que de vous de voir si je dis la vérité et si je vous promets de véritables richesses ; venez et mettez-vous à l'œuvre pour tenter l'expérience. Avec quel empressement n'irai-je point au-devant de vous les mains pleines du pain du Prophète pour vous recevoir dans votre fuite (Isa., XXI, 14)! L'enfant prodigue n'aura point reçu de plus doux embrassements que ceux qui vous attendent ici ; je m'empresserai de vous rendre votre première robe d'innocence, de remettre à votre doigt l'anneau qu'il a cessé de porter, en m'écriant : " Mon fils était mort, et le voilà ressuscité; il était perdu, et je l'ai retrouvé (Luc., XV, 24) ! "

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LETTRE CDXII.

Au jeune T..... qui avait fait voeu d'entrer en religion.

1. Pour vous parler simplement, je vous rappellerai que l'homme est un animal raisonnable et mortel; il doit le premier de ces attributs à la bonté du Créateur, et le second au péché: si l'un nous égale aux anges, l'autre nous rend semblables aux bêtes; mais la crainte de la mort et le prix de la raison doivent également concourir à nous faire rechercher le Seigneur. Souvenez-vous de la parole que vous m'avez donnée, je viens vous sommer de la tenir, parce qu'il en est temps. Vous vous effrayez sans raison, laissez là toutes vos craintes; servir Dieu est moins un fardeau qu'un honneur. Je ne saurais vous accorder un plus long délai; car, en même temps qu'il n'est rien de plus certain que la mort, il n'est rien non plus qui le soit moins que l'heure où elle arrivera. Peut être me répondrez-vous que vous êtes à la fleur de l'âge ; et moi je vous dirai que souvent une main violente ou le souffle de la tempête fait tomber de l'arbre le fruit encore vert. Si vous m'alléguez votre fraîcheur et votre beauté : " Mon bel enfant, vous dirai je avec le poète, ne vous fiez pas trop à la couleur; on dédaigne le blanc troëne pour la noire airelle (Virg., Buc., II, V, 17 et 18). " Sortez, sortez avec Joseph de la maison de Pharaon; la gloire du monde vous retient? abandonnez votre manteau entre les mains de cette Egyptienne; quittez votre pays et votre famille, oubliez votre patrie et la maison de votre père, si vous voulez que le Roi fies rois soit charmé de vos attraits. Ce ne fut ni parmi ses proches ni parmi ses amis qu'on retrouva l'enfant Jésus; pour aller à sa recherche, vous devez donc aussi quitter la maison paternelle, de même qu'il a laissé le sein de son père et le haut des cieux pour venir à notre rencontre. Aussi, voyez la Chananéenne, elle s'est éloignée des frontières de son pays et elle trouve Celui à qui elle adresse ses supplications- " Fils de David, ayez pitié de moi (Matth., XV, 28), " et elle a le bonheur d'entendre aussitôt cette réponse pleine de bonté: "Femme, votre foi est grande! qu'il vous soit fait comme vous le désirez.

2. Satan peut être en opposition avec lui-même, mais l'Esprit de vérité ne saurait se contredire. Or c'est lui, je crois, qui vous a inspiré la pensée de salut dont vous m'avez fait part, gardez-vous bien de vous détourner de la droite voie qui doit vous conduire à Clairvaux, selon votre promesse. C'est l'avis que je vous donne en deux mots et en secret par notre ami Girard, mon fils bien-aimé. Ne cherchez plus de prétexte pour ajourner et ne me parlez plus de vos études à poursuivre. Si vous avez encore besoin d'aller à l'école, le Maître vous appelle, et vous savez qu'il possède tous les trésors de la science; c'est lui qui enseigne à l'homme tout ce qu'il sait et même rend les enfants éloquents; s'il leur ouvre l'intelligence, personne ne peut la fermer, et s'il la ferme, nul ne saurait l'ouvrir.

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LETTRE CDXIII. A L'ABBÉ RENAUD (a).

Saint Bernard le prie de faire bon accueil à un novice qu'il lui renvoie dans de bonnes dispositions.

Au seigneur abbé Renaud, le frère Bernard, salut et toutes les grâces qu’il désire pour lui-même.

J'approuve la prudence avec laquelle vous avez su ménager le religieux dans l'intérêt du novice, et j'admire avec quelle patience et quelle humilité vous avez supporté le violent outrage qui vous a été fait; mais ce que je place infiniment au-dessus de tout cela, c'est la charité qui, ne vous permettant pas d'achever le roseau à moitié brisé, vous a suggéré la pensée de porter ce religieux à me consulter. C'est ainsi que vous réunissez l'humilité à la prudence et la charité à l'humilité; vous épargnez un religieux insolent pour ne point décourager un novice que vous voyez ébranlé. Je l'ai raffermi autant que j'ai pu et je vous le renvoie disposé, je crois, à vous faire toutes les réparations convenables pour les fautes dont on l'accuse; je vous conseille et vous supplie même, s'il est besoin, de le recevoir avec la bonté dont vous avez déjà donné une preuve si évidente, et d'amener, s'il est possible, le religieux en question à changer de sentiment. Je lui écris dans le même sens. Adieu.

a Abbé de Poigny, je pense, et le même que celui à qui sont adressées les lettres soixante. douzième et suivantes.

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LETTRE CDXIV. AU MOINE ALARD, SUR LE MEME SUJET.

Saint Bernard le blâme de s'opposer opiniâtrement à la rentrée du novice dont il vient d'être parlé, quoiqu'il soit disposé à revenir et à se corriger.

A son cher fils Alard, le frère Bernard, salut et paternelle affection,

1. Le frère Adémare se plaint que vous vous montrez bien rigoureux pour lui, et qu'après l'avoir fait renvoyer du couvent vous vous opposez maintenant à ce qu'il y soit reçu de nouveau. Je veux bien croire que vous n'avez agi dans toute cette affaire que par le zèle le plus pur; mais comme d'un autre côté je n'ai pas perdu le souvenir de cette opiniâtreté que notre amitié mutuelle m'a donné le droit de vous reprocher bien souvent, je crains que votre zèle ne soit pas selon la science. En effet, pour me servir des propres paroles de la règle, n'est-ce point pousser la hardiesse un peu loin que de se permettre non-seulement de battre et d'excommunier ensuite, mais encore d'expulser un religieux. en l'absence et à l'insu de l'abbé (Reg. S. Ben., cap. 70) ? L'humilité vous faisait un devoir de ne pas faire aux autres ce que vous ne voudriez point qu'on vous fît à vous-même, et le soin de votre perfection devait plutôt vous porter à imiter la conduite de l'Apôtre qui nous dit: "Je suis devenu faible avec les faibles afin de les gagner (I Cor., IX, 22)," et qui ajoute dans un autre endroit : " Vous qui êtes spirituels, vous devez avoir soin de relever dans un esprit de douceur celui qui a failli, en faisant réflexion que vous pourriez bien être aussi tentés à votre tour (Gal., VI, 1). " Vous me répondrez peut-être que c'est le prieur et non vous qui l'avez expulsé: je le sais; mais il n'a agi que d'après vos conseils et pour céder à vos instances. J'apprends même,que présentement tandis que le prieur, touché de compassion, se montre disposé à le rappeler, vous êtes assez dur pour l'empêcher de réparer un excès de pouvoir dont vous êtes la cause. Je me demande comment vous pouvez sans trembler vous montrer seul inexorable, quand toute la communauté attendrie et votre abbé lui-même sont disposés à lui rouvrir les portes du monastère; avez-vous donc oublié ces paroles : "On jugera sans pitié ceux qui se seront montrés sans miséricorde (Jacob, II, 13) ? " ou bien n'avez-vous conservé aucun souvenir de celles-ci : " On se servira pour vous de la même mesure que vous aurez employée pour les autres ( Matth., VII, 2)? Puis-je croire que vous ne comptiez plus pour rien la promesse faite aux gens miséricordieux qu'il leur sera fait miséricorde un jour ( Matth., V, 7). "

2. Vous ignorez sans doute, me direz-vous, les raisons qui?ont motivé son expulsion. A cela je réponds que je ne demande pas si elles sont bonnes ou mauvaises, ce n'est pas ce qui m'occupe; ce dont je me plains, ce que je vous reproche et trouve on ne peut plus étrange, c'est que vous refusiez de pardonner à un religieux qui reconnaît humblement sa faute, qui demande avec persévérance à rentrer dans son monastère, qui souffre toute sorte d'épreuves avec patience et promet de se corriger quand l'Apôtre veut qu'on redouble de charité pour lui (II Cor., II, 8), et saint Benoit, notre législateur, qu'on l'éprouve de nouveau avec une grande patience (S. Ben., in Reg., cap. 58). Après tout, si c'est à tort qu'on l'a chassé il n'est que trop juste qu'on le rappelle; et si c'est avec raison, la charité veut encore qu'on le reçoive. Voilà pourquoi, sans même vouloir aller au fond de toute cette affaire, je suis sûr que mon conseil est bon et que vous pouvez le suivre sans inconvénient; car, soit que vous le receviez par un sentiment de justice ou par un mouvement de miséricorde, vous êtes toujours certain d'agir en union avec le Dieu souverainement miséricordieux et juste. Veuillez donc, mon cher fils, ne pas refuser à mes prières que ce religieux est venu solliciter si loin, une grâce que vous n'avez pas jugé à propos d'accorder aux siennes.

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LETTRE CDXV. A UN HOMME QUI AVAIT MANQITÉ A SA PAROLE DONNÉE.

Saint Bernard engage cet homme à secouer le joug des voluptés charnelles et à tenir sa promesse d'entrer en religion.

Si vous vous oubliez, moi je ne vous oublie pas, je vous aime trop pour cela, mais aussi plus mon affection pour vous est grande, plus la peine que vous me faites est profonde. Ainsi je vous aune trop pour ne point être affligé, et ma douleur est trop vive pour me permettre de vous oublier. Hélas ! combien votre souvenir est triste et amer à mon coeur ! Je me demandais ce qui pouvait vous empêcher de venir suivant votre promesse, et me disais que vous ne pouviez manquer à votre parole, Dieu sait quelle parole ! sans de très-sérieuses et très-puissantes raisons; car je n'ai pas oublié combien vous vous montriez véridique en vos discours et fidèle à vos engagements quand vous étiez plus jeune. Je ne m'étais pas trompé; la raison qui vous arrête est en effet des plus graves et des plus sérieuses, puisque ce n'est rien moins que ce qui a vaincu David malgré sa force et séduit Salomon en dépit de sa sagesse. Mais quoi ! celui qui a fait une chute ne se relèvera-t-il pas enfin? Que de choses importantes j'aurais à vous dire ! mais le peu d'étendue d'une lettre ne me permet pas de vous les écrire. Pour abréger, je vous dirai en deux mots: Si vous avez conservé quelque étincelle de votre ancienne affection et si vous nourrissez encore une ombre d'espérance de finir par vous soustraire à l'affreuse captivité ou vous gémissez maintenant, enfin si vous ne voulez point rendre inutile la confiance que jusque dans vos désordres vous avez, dit-on, conservée en mes prières et dans celles de nos religieux qui vous portent tous dans leur coeur, ne différez pas davantage de revenir à Clairvaux, si toutefois vous êtes encore assez libre et assez maître de vous-même pour oser vous éloigner pendant quelque temps de la bête, cruelle qui en veut à vos vrais biens et ne songe tous les jours qu'à dévorer votre âme. Autrement il n'y aura plus désormais d'amitié fraternelle entre nous, et c'est en vain que vous vous flatterez de votre liaison avec les gens de bien; il est évident que vous vous rendez indigne de leur amitié en refusant de suivre leurs conseils. Si vous venez sans retard, j'espère que, par un effet de la miséricorde de Dieu, vous ne nous quitterez pas sans avoir brisé vos chaînes.

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LETTRE CDXVI. A UN INCONNU.

Saint Bernard lui assure qu'il n'a point été chargé de distribuer les aumônes du comte Thibaut.

Les mots piquants dont vos lettres sont pleines depuis quelque temps me font croire que vous êtes indisposé contre moi. J'ai cru d'abord que c'était en forme de plaisanterie, comme vous le faisiez bien souvent, et non pas sérieusement que vous m'écriviez ainsi; mais un religieux de vos contrées qui vint ici par hasard m'a fait voir mon erreur. Il n'avait aucune connaissance de ce que vous m'écriviez jusqu'à ce que je lui en eusse dit quelques mots, il me fit alors remarquer le véritable mens de vos lettres, et ce qu'il m'a dit ne me permet plus de douter qu'en effet vous me soupçonnez d'avoir été pour quelque chose dans la distribution des aumônes du comte de Champagne et d'avoir dans cette circonstance fait tort à mes amis absents. Cela vient de ce que vous croyez que les largesses du comte passent par mes mains. Il faut ne connaître ni le comte ni moi pour penser qu'il se gouverne ou dispense ses aumônes d'après mes conseils; car personne n'ignore qu'il n'en est absolument rien. Bien plus, m'étant permis de le solliciter presque jusqu'à en devenir importun, non-seulement pour quelques monastères, mais particulièrement encore pour l'évêque même au sujet duquel vous m'écrivez en termes si piquants, car je ne veux pas croire que vous me parliez ainsi pour vous-même, j'ai complètement échoué. Le comte veut faire ses aumônes lui-même à qui, et comme il l'entend. Il les fait quelquefois en ma présence, mais ce n'est point par mes mains, ce dont je suis d'ailleurs loin de me plaindre. Peut-être aurais-je pu tirer de lui quelque chose pour moi, si je l'avais voulu; mais, grâce à Dieu, non-seulement je ne l'ai pas tenté, mais j'ai même refusé ce qu'il m'a offert. A présent si vous voulez, vous vous en rapporterez à moi plutôt qu'à la rumeur publique; je ne vois plus quels motifs vous auriez de nous croire indignes, l'évêque et moi, des bontés que vous avez toujours eues pour nous jusqu'à présent. Au reste, soyez bien persuadé que je me verrai privé sans peine de tout ce dont vous ne me jugeriez pas digne.

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LETTRE CDXVII. A L'ABBÉ DE SAINT-TRON.

Saint Bernard le prie de recevoir avec charité un religieux nommé Dodon.

A son très-cher frère et co-abbé G..., de Saint-Tron, le frère Bernard de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

Voici quelle est mon opinion ou plutôt ma réponse sur le cas de conscience que le frère Dodon est venu soumettre à mon humble jugement. Comme il n'a pu m'alléguer de bons motifs pour quitter son monastère et passer dans un autre ordre, il ne me semble pas qu'il y ait lieu de l'autoriser à le faire. Son scrupule ne repose que sur un premier veau fait un peu à la légère et qui n'a jamais pu être qu'un mot sans conséquence ; un tel voeu ne saurait l'emporter sur celui qu'il a fait depuis, non plus en l'air, mais avec réflexion, comme le prouvent l'habit qu'il a reçu et la profession religieuse qu'il a faite. D'ailleurs le premier voeu: ne me paraît ni plus austère ni plus parfait que le second. Je pense donc qu'ayant à rendre compte un jour de son âme à Dieu, vous ne sauriez en sûreté de conscience lui accorder la permission qu'il vous demande, car vous savez qu'il est écrit: "Le Seigneur met au nombre des pécheurs ceux qui consentent à leur iniquité (Psalm. CXXVI, 5). " Je vous engage donc à recevoir ce religieux avec bonté, puisqu'il est votre enfant, et à veiller sur le dépôt de son âme qui vous a été confié; je le crois d'ailleurs disposé maintenant à suivre vos conseils et à se soumettre avec docilité à tout ce que vous lui prescrirez de faire.

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CHARTE DE SAINT BERNARD POUR L'ABBAYE DE SAINT-TRON.

A tous ceux qui liront cette charte, Bernard, abbé de Clairvaux, salut.

L'abbé (a) de Saint-Tron et Baudouin de Wass se rendaient à Rome pour y faire juger leur différend, quand ils se sont arrêtés à Clairvaux. Après avoir entendu l'exposé de leur affaire, j'ai voulu leur épargner les fatigues et les dépenses de ce voyage, et, avec la grâce de Dieu, je les ai réconciliés et leur ai fait accepter l'arrangement que voici: L'abbaye de Saint-Trop gardera à perpétuité, en vertu de ses privilèges, les paroisses de Werrebroëcket de Saleghem avec tous les droits qui s'ensuivent, et, paiera à Baudouin le jour de la Saint-Remi, une rente annuelle de vingt sous d'or; de son côté Baudouin renonce sur ma demande, aux droits d'offrandes qu'il possède dans l'abbaye de Saint-Tron. Cet arrangement a été sanctionné par l'évêque de Tournai.

a C'était Gosvin qui à cette époque était abbé de Saint-Trop, près de Gand. C'est dans un manuscrit de cette abbaye que nous avons trouvé cette charte de saint Bernard.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

APPENDICE DES LETTRES DE SAINT BERNARD.

On trouvera dans cet appendice quelques lettres douteuses ou apocryphes de saint Bernard; plusieurs de celles que Nicolas de Clairvaux écrivit sous le nom de notre Saint; des chartes ou lettres de saint Bernard sur des choses purement civiles; des lettres que différentes personnes lui écrivirent, et plusieurs autres pièces qui ont paru de nature à rendre plus facile l'intelligence des lettres de notre saint Docteur. Tout ce que contient cet appendice est pris dans les éditions précédentes et dans les manuscrits des Oeuvres de saint Bernard.

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LETTRE CDXVIII. A DES PERSONNES NOUVELLEMENT CONVERTIES (b).

L'auteur. de celle lettre les exhorte à persévérer dans leur intention d'embrasser la vie religieuse et à ne pas renoncer à ce pieux dessein à cause des péchés de leur vie passée.

1. Mon coeur a tressailli d'aise dans le Seigneur et mon âme s'est sentie inondée de joie quand j'ai appris la bonne nouvelle qui vous

b Quoique cette lettre soit pleine de piété, elle est d'un style trop tourmenté et trop recherché pour être de saint Bernard; d'ailleurs elle renferme plusieurs pensées qui ne semblent pas convenir à notre saint Docteur. Nous avons trouvé cette lettre dans un manuscrit du Vatican portant le n. 663, où elle n'est pas placée avec tes autres lettres, mais après une homélie de saint Bernard sur le mépris du monde, avec ce titre : Lettre de consolations par le même auteur. Nous nous sommes servi de ce manuscrit pour corriger, quelques endroits fautifs de cette lettre. Peut-être est-elle une de celles que les secrétaires de saint Bernard ont écrites par son ordre, mais non point sous sa dictée.

concerne et su que le Seigneur, qui vous a distingués du reste des hommes dans sa prescience éternelle, vous a prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils et vous a enfin appelés pour vous justifier en ce monde afin de vous couronner en l'autre. Béni soit Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour avoir fait luire sa lumière dans vos coeurs. Pleins de mépris désormais pour les vanités et les folies du monde, vous n'aspirez plus du fond de vos âmes qu'à vous glorifier dans l'espérance de la gloire promise aux enfants de Dieu, et vous préférez être les derniers dans la maison du Seigneur plutôt que de demeurer dans la tente des pécheurs. Que Dieu même, qui vous a suggéré cette excellente pensée, la fortifie dans vos coeurs et ne permette pas . à l'antique ennemi du genre humain de confondre vos pieux desseins ou de vous confondre avec eux. Or il les confondrait s'il parvenait main-. tenant à rallumer dans vos âmes le vain et fol amour du siècle et à vous plonger de nouveau dans les désirs de la chair; il vous confondrait avec eux, au contraire, si, au moment même d'entrer en religion, le monde avec ses attraits enchanteurs vous ramenait sur vos pas pour vivre encore selon les maximes de la chair au lieu de suivre celles de l'esprit. On voit bien des gens qui, sur le point de dire adieu au monde, sentent redoubler leur attachement pour lui, et, permettez-moi de le dire sans vouloir blesser personne, préfèrent la vie de ceux qui s'inquiètent beaucoup plus de la santé de leur corps que de celle de leur âme. Sans doute ils ne s'abandonnent plus à de honteux excès, mais ils aiment encore le vin, la bonne chair, et ne se refusent aucune superfluité dans le boire et le manger. Ils oublient, les malheureux, qu'il y a bien des choses qu'on doit s'interdire, quoiqu'elles ne soient point défendues, parce qu'elles sont contraires à l'esprit de pénitence.

2. Voilà pourquoi, mes frères bien-aimés, je vous engage à recourir à Celui qui accomplit ce que la loi ancienne avec toute ses observances était incapable de faire, parce qu'elle était affaiblie par la chair; il se servit du péché même dont il fut la victime pour condamner le péché dans notre corps et pour accomplir la justice de la loi dans ceux qui ne vivent pas d'une manière charnelle (Rom., VIII, 3 et 4), car nous devons croire si, ou plutôt, parce que l'Apôtre ne nous trompe pas, que et ceux qui, dans le siècle ou sous l'habit religieux, vivent selon la chair ne sauraient plaire à Dieu (Rom., VIII, 8). " On ne peut nier, en effet, que celui qui se fait un Dieu de son ventre, non-seulement ne fait point de progrès vers la perfection, mais s'en éloigne en effet beaucoup. Oui, vous redirai-je encore, recourez à Jésus-Christ Notre-Seigneur qui, voulant guérir nos âmes de leurs erreurs non moins que de la langueur qui les paralyse, a quitté le sanctuaire de son éternité pour venir habiter parmi nous, et, pendant qu'il était sur la terre, nous a tirés de notre engourdissement en mourant pour nous sur la croix, et nous a délivrés de nos erreurs par les leçons de sa morale en vivant de notre vie mortelle. Ainsi nous l'avons vu, ce Dieu qui ne saurait pécher et qui est le maître de toutes choses, préférer, aux vaines délices de la vie dont il pouvait jouir, s'il l'avait voulu, le dénuement volontaire d'une pauvreté telle qu'il n'avait pas eu même où reposer sa tête. Il poussa si loin le mépris de toutes choses et la soumission à son Père que, non content de renoncer aux vaines délices de la vie, il se renonça lui-même, ne demandant en toute occasion qu'à faire la volonté de sort Père et non la sienne; ainsi, celui qui était venu sur la terre pour ramener l'homme, du désert aride et brûlant où il errait à l'aventure, dans le droit chemin qui conduit au séjour de la patrie, ne crut pouvoir nous mieux indiquer cette voie, qu'en la frayant lui-même, sous nos yeux, par la pauvreté volontaire et l'obéissance jusqu'à la mort, à la volonté de son Père. Nous devons, à son exemple, fuir les délices de la vie et embrasser, de toutes les forces de notre être, les saintes pratiques de l'obéissance ; c'est la désobéissance qui nous a éloignés de Dieu; nous ne nous rapprocherons de lui que par la pratique de la vertu contraire.

3. Mais on dit quelquefois : A quoi bon mortifier la chair? ne sait-on pas que Dieu ne se complaît point dans les souffrances de ses créatures et qu'on peut se sauver dans le monde si on use des biens de la terre comme on doit le faire? Enfants des hommes, vous dirai je avec l'Apôtre, tu soyez dans les mêmes dispositions et dans les mêmes sentiments où se trouvait Jésus-Christ; ayant la forme et la nature de Dieu, il ne croyait pas que ce fût de sa part une usurpation de se faire égal à Dieu; néanmoins il s'est anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de l'esclave (Philipp., III, 2 et 3). " Si vous comprenez bien que tout Dieu qu'il fût et pouvant, s'il le voulait, prendre et montrer à tous les regards la forme divine qui lui appartient aussi bien qu'à son Père, il a mieux aimé s'en dépouiller et prendre celle de l'esclave dans le but non de déposer quelque chose d'usurpé, mais de confondre notre orgueil; si vous pensez de la sorte, vous vous sentirez à votre tour portés à lui sacrifier les jouissances passagères de la vie et à embrasser la pauvreté par reconnaissance envers celui qui, pour nous, s'est fait pauvre de riche qu'il était; en l'imitant, vous ne cesserez pas d'être ce que vous êtes, pour devenir ce que vous n'étiez pas auparavant, vous vous replacerez seulement dans l'état qui vous est propre; seulement, de pauvres que vous étiez par nature, vous le deviendrez par un acte de votre volonté.

4. Si donc, mes très-chers Frères, dans cette vallée de larmes et de misères vous êtes toujours de vrais chrétiens, il vous faut marcher sur les traces de votre chef. " Malheur, est-il dit, à ceux qui suivent deux voies en même temps (Eccli., II, 14) ! " C'est qu'en effet la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu, il est impossible également de goûter en même temps les consolations de la chair et celles de l'esprit; aussi se rendre esclave de la chair, la choyer et la nourrir, tout inutile qu'elle soit, au lieu de la sauver en la sacrifiant, c'est vouloir trouver insupportable le joug de la vie religieuse quelque doux et léger qu'il puisse être. Que résulte-t-il de là? C'est qu'on ne peut trouver le repos et la paix ni en ce monde, qui ne connaît que gémissements et que larmes, ni en l'autre, où l'on sera condamné aux pleurs et aux grincements de dents. Or, vous le savez, là où il n'y a pas de paix on ne peut espérer de trouver Dieu, puisqu'il est écrit " qu'il a choisi le séjour de la paix pour le lieu de sa demeure (Psalm. CXXV, 2). " Et cependant il est dit que le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger (Matth., XI, 30); " mais quels sont ceux qui le trouvent ainsi? Ceux qui sont animés de son esprit et se conduisent par ses inspirations. Si vous me demandez encore quels sont ceux qui se conduisent ainsi ? Ils ne se trouvent pas parmi les esclaves de la chair, mais parmi les enfants de Dieu. Voulez-vous que je vous fasse leur portrait? L'esprit de Dieu, dont leurs membres sont les temples, fait mourir en eux les oeuvres de la chair (Rom., VIII, 13); ils ne sont plus leurs maîtres et ne vivent désormais que pour celui qui est mort et ressuscité pour eux, car ils ont été rachetés au prix énorme du précieux sang de Jésus-Christ. Aussi le portent-ils et le glorifient-ils dans leur corps ; car, non contents de le confesser devant Dieu, ils aiment à le confesser devant les hommes, parce qu'il a dit : " Je confesserai devant mon Père, quiconque me confessera devant les hommes (Matth., X, 32). "

5. Il faut donc confesser le Seigneur dans nos actions de grâces et par et nos oeuvres si nous voulons que Jésus-Christ nous confesse à son tour i,lie le jour où nous paraîtrons à son tribunal redoutable pour être jugés et pour recevoir la récompense que nous aurons méritée dans notre corps, ,selon que nous en aurons fait l'instrument de la justice ou de l’iniquité. Si vous voulez n'être point exclus de cette double confession par laquelle l'homme et Dieu se confessent l'un l'autre, ne vous répandez plus dans les choses extérieures, dans les folies et les vanités du monde; rentrez en vous-mêmes et dans votre coeur, c'est là que vous êtes sûrs de trouver le royaume de Dieu; car il est écrit qu'il se trouve au-dedans de vous (Luc., XVII, 2). Que faut-il entendre par là? Que le royaume de Dieu n'est autre que la volonté de l'homme qui se plie et se soumet librement à celle de Dieu, au point de ne vouloir rien qui lui déplaise, rien même qui ne lui soit agréable. Commencez donc par chercher le royaume de Dieu, si vous voulez avoir une volonté saine et libre, purgée du poison mortel qu'elle a eu le malheur de prendre dans le monde; après cela, toutes les choses nécessaires à la vie matérielle vous seront données comme par surcroît. Pourquoi vous mettre tant en peine de votre corps qui est destiné aux vers? Songez bien plutôt à votre âme, qui a été faite à l'image de Dieu ; efforcez-vous de mériter qu'elle retrouve un jour les traits de sa première ressemblance, qu'elle contemple Dieu face à face dans sa gloire et qu'elle avance de clarté en clarté par l'illumination de l'esprit du Seigneur (II Cor., III, 18).

6. Je vous demande, mes frères, s'il y a rien au monde qui soit plus doux, plus agréable et plus saint que le corps de Jésus-Christ? et pourtant le Seigneur a dit à ses apôtres : " Si je ne m'en vais, le Paraclet ne viendra pas à vous (Joan., XVI, 7). " Tant qu'ils eurent le bonheur de voir et d'entendre le Sauveur en personne, ils ne reçurent jamais le Saint-Esprit avec la plénitude de sa grâce, il ne leur était que promis : " Je ne vous l'enverrai, disait le Seigneur, que lorsque je serai remonté dans les cieux (Ibidem). " Aussi voyons-nous saint Pierre, qui avait renié le Sauveur à la voit d'une servante, quand son maître était vivant encore, plus tard, après l'ascension de Jésus-Christ, à la descente de l'Esprit-Saint, " s'en aller tout joyeux de la salle du conseil où les apôtres avaient été juges dignes de souffrir pour le nom de Jésus (Act., V, 41).

Il est évident par là que la vertu du Saint-Esprit est plus puissante et plus douce que le bonheur même de voir le Sauveur en personne. Si la satisfaction charnelle de jouir de la présence de ce bienheureux et adorable corps a pu tenir éloigné des apôtres le Saint-Esprit, sans lequel on ne peut aimer comme il faut ce qui est aimable, ni souffrir quoi que ce soit d'une manière profitable au salut, je vous laisse à penser si ceux qui recherchent encore les délices de la chair quand ils ont résolu d'entrer en religion sont assez insensés et assez malheureux. Quand on veut embrasser la vie religieuse, il ne faut point songer à la faiblesse de la chair pour y condescendre outre mesure, mais aux obstacles que rencontre la ferveur pour les éviter avec soin.

7. Hâtez-vous donc, mes frères, de devenir pauvres d'esprit et dénués de ressources, pour que le Seigneur prenne soin de vous. Il n'est de voie droite et sûre que celle de la pauvreté, mais de la pauvreté de choix et volontaire; s'il en existait une autre, le Christ n'aurait pas préféré celle-là. Il peut y en avoir d'autres qui soient bonnes aussi, mais elles sont infestées par les voleurs. Quant au chemin de la pauvreté volontaire, comme il est rude et difficile à gravir; il y a peu de voyageurs qui s'y engagent, et les voleurs se gardent bien d'aller s'y placer en embuscade, car ils n'ont guère pour habitude de hanter les routes peu fréquentées. Eh bien, je vous dis en vérité, or la vérité c'est Dieu même, et je vous le dis par expérience, plus la voie de la pauvreté paraît ardue et difficile dans le commencement, plus elle est douce et facile à mesure qu'on y avance. Il faut du courage pour s'y engager, mais on est payé ;t de sa peine dès qu'on y a fait quelques pas. Car sans compter la vie se, éternelle oïl elle conduit en droite ligne, elle procure dès maintenant au centuple; non-seulement des biens spirituels, mais même des biens temporels, pourvu que vous ne les recherchiez point. Car tels sont les biens de la terre, ils sont bons si on ne les aime pas, et mauvais dès qu'ils captivent le coeur. D'ailleurs, qu'on les aime ou non, ils ne valent toujours pas grand'chose, puisque leur fatale douceur finit souvent par captiver le coeur de ceux qui les possèdent. Qu'est-ce donc qui peut encore vous faire hésiter? Ce que vous laisserez dans le monde en le quittant est bien peu de chose; non-seulement vous vous débarrassez, par la pauvreté volontaire, du souci qui en accompagne la possession, mais vous acquérez à l'instant même le monde entier que vous possédez sans aucun des tourments de la propriété. En effet , tout vous appartient; le monde, la vie, la mort, le présent et l'avenir, tout est à vous. Oui, continue l'Apôtre, " tout est à vous, " et cela n'empêche pas qu'on ne puisse ajouter: " Mais vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à Dieu (I Cor., III, 23). " C'est-à-dire que, de même que le Sauveur glorifie son Père dans tout ce qu'il fait, ainsi cherchez, en toutes vos oeuvres, à procurer sa gloire.

8. Je vous demande de quoi vous pouvez avoir peur si vous glorifiez le Seigneur Jésus dans vos oeuvres; n'est-il pas le seul de qui dépende notre salut ou notre perte éternelle? S'il nous condamne a, son nom mérite encore d'être béni, car il ne nous condamne (a) que parce que nous l'avons mérité; mais s'il nous sauve, que son nom toujours soit glorifié; c'est que sa miséricorde a prévalu sur sa justice, car le Père lui a remis tout jugement entre les mains. Mais quel est celui qui prononcera notre condamnation ? Sera-ce Jésus-Christ? Sera-ce, dis-je, ce charitable et doux Jésus qui est mort pour nos péchés, qui est ressuscité pour notre justification et qui, maintenant, est assis à la droite de son Père où il intercède encore pour nous? Sur la terre, au milieu des fatigues

a Je ne pense pas que saint Bernard se fût exprimé ainsi, car il est certain que dans sa pensée, la damnation éternelle dans laquelle notre volonté, au lieu d'être d'accord avec celle de Dieu, se révoltera contre elle avec rage et opiniâtreté, n'est pas du nombre des choses que nous devions abandonner à la volonté de Dieu. La preuve que telle n'est pas sa manière de voir se trouve dans le n. 5 du vingt-cinquième sermon sur divers sujets, où il distingue très-clairement ce que nous pouvons demander à Dieu conditionnellement de ce que nous devons lui demander sans aucune condition. Or, clans cette dernière catégorie, il range la grâce que les théologiens appellent gratum faciens et la gloire éternelle. Il est vrai que dans sa lettre quarante-deuxième à Henri, archevêque de Sens, n. 13, il entend de la damnation mente éternelle, cet excès de charité qui fait souhaiter à Moïse d'être rayé du livre de vie, et à saint Paul, d'être anathème pour ses frères, tuais ni l'un ni l'autre n'entendaient pour cela perdre cette bonne conscience que ne possèdent plus les damnés dont il est question dans cette lettre.

de sa vie mortelle, et dans le ciel, au sein de son royaume, il n'a été et n'est encore consumé que d'un seul désir, celui de nous sauver; comment pourrait-il accueillir par une sentence de réprobation ceux qui se réfugient vers lui? Quelque accablant que soit le souvenir de mes iniquités, quelque affreuse que soit la honte de ma vie, sans me mettre en peine de ce que tout autre pourrait faire à ma place, pour moi, je ne cesserai de songer à la bonté du doux Seigneur Jésus, toujours les yeux de mon coeur seront fixés sur sa miséricorde, parce que je sais, et souvent même je l'ai éprouvé par ma propre expérience, que sa charité est plus puissante pour me consoler que mes iniquités ne le sont pour le contrister. Il est, dans sa bonté, plus prompt à pardonner que, dans ma perversité, je ne le suis à l'offenser. Je sais bien qu'il n'est pas d'iniquité comparable à la mienne; mais par contre il n'est pas non plus de douleur pareille à sa douleur. Si mes péchés ont dépassé toute mesure, pourquoi me découragerai-je? Celui en qui je respire n'a-t-il pas souffert outre mesure aussi pour moi? Mes crimes, par leur énormité, peuvent bien exciter la colère de Dieu contre moi, mais la satisfaction de son Fils est plus que suffisante pour l'apaiser, car l'innocent et doux agneau sur la croix souffre, en silence, comme le fait la brebis entre les mains de celui qui lui enlève sa toison, n'a point un mot de reproche à faire entendre contre ceux qui l'entourent et le maudissent, tandis qu'il trouve encore quelques douces paroles à adresser à ceux qui passent et jettent sur lui un regard de compassion; car c'est lui qui s'exprime en ces termes dans la sainte Ecriture . " O vous, qui passez le long de la route, regardez et voyez s'il est une douleur pareille à ma douleur (Thren., 1, 12). " voilà ce qu'il dit aux passants du haut ; de sa croix; mais d'où viennent ceux qui passent ainsi sous ses yeux? Ils viennent du monde, non pas avec le monde. Où vont-ils et quelle route suivent-ils en passant ainsi? Celle de la pauvreté, qui les conduit en,un moment aux trésors de l'éternelle félicité, a car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie produit en nous le poids éternel d'une gloire incomparable et souveraine, si toutefois nous ne nous arrêtons pas à contempler les choses visibles et n'avons d'attention que pour les invisibles (II Cor., IV, 17 et 18). "

9. Si je vous parle de la sorte, ce n'est pas pour vous tranquilliser dans les douceurs du péché; vous savez bien que le Très-Haut et Jésus-Christ lui-même, s'ils ont pitié du pécheur repentant, n'en ont pas moins d'horreur du pécheur qui reste dans son péché. Or, si la pénitence est nécessaire, ou plutôt, comme elle vous est absolument indispensable, le Seigneur vous donne le temps et le lieu dont vous avez besoin pour la faire. En effet, peut-on voir un moment plus favorable que le temps présent, où, à défaut du martyre, le travail supporté pour Jésus-Christ vient aisément à bout de l'antique et astucieux ennemi du salut et triomphe sans peine de lui. Quant à l'endroit que nous vous offrons de partager avec nous, il ne s'en peut voir de plus convenable, sinon pour s'y livrer à la joie comme dans le monde, car dans ce séjour, les vieillards nous donnent par leurs discours, d'utiles et précieuses leçons que leurs exemples rendent encore plus utiles et plus précieuses, pour nous tirer du mal et nous porter au bien. Je prie le Dieu de toute miséricorde et de toute consolation de vous faire embrasser la vie que nous menons, afin d'avoir part avec nous à ces consolations intérieures que vous pourrez bien sentir un jour, mais dont je ne saurais vous donner une juste idée par mes paroles. Adieu.

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LETTRE CDXIX. A ALPHONSE, ROI DE Portugal (a).

Alphonse, roi de Portugal, avait fait va;u de construire un monastère pour des religieux de Cîteaux, s'il remportait la victoire sur les Sarrasins; son voeu ayant été exaucé, il demanda des religieux à saint Bernard, qui lui en envoya.

Au très-chrétien et très-pieux Alphonse, roi de Portugal, Bernard, abbé de Clairvaux, ses très-humbles hommages.

Béni soit Dieu le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Dieu de toutes miséricordes et de toute consolation, de ce qu'il s'est souvenu de vous dans le danger et a éloigné le joug humiliant dont les Sarrasins vous menaçaient tous. Les murs de Jéricho se sont écroulés, la grande Babylone est tombée, Dieu a réduit en poudre les remparts de ses ennemis et a fait triompher son peuple. Nous avons connu cet heureux événement avant même qu'il fût arrivé, par une inspiration de l'Esprit-Saint qui souffle où il veut et n'a pas besoin du secours de la voix pour se faire entendre. Pendant que vos mains frappaient de l'épée, mes frères et moi, dans mon néant, nous étions prosternés aux pieds du Seigneur, lui demandant, pour vous, force et courage dans la lutte;

a Horstius a publié cette lettre et la suivante d'après le tome I des Annales du Portugais Bernard Briton qui l'a traduite du français, si nous l'en croyons, et publiée ainsi que d,autres lettres de la duchesse de Lorraine à saint Bernard avec les réponses de ce dernier. Mais nous aurions besoin d'un autre garant que lui de l'authenticité de ces lettres où l'on ne retrouve ni le génie ni le style, ni la modestie de notre saint Docteur. En fait de lettres authentiques de saint Bernard au roi de Portugal, nous ne connaissons que la trois cent huitième; Pierre, huitième abbé de Clairvaux, en écrivit également une au roi de ce pays, pour le remercier des secours qu'il avait accordés à ses religieux, dans un moment de grande détresse et du don qu'il leur avait fait du monastère de Castinéria. Voir Duchesne, tome IV, page480.

aussi notre coeur se trouva-t-il au comble du bonheur quand nous sûmes que nos iniquités n'avaient pas nui au succès de vos armes. J'ai appris aussi dans quels sentiments de haute piété vous avez fait voeu de fonder un monastère en l'honneur du Très-Haut, et je vous envoie ces religieux, mes enfants, que j'ai nourris pour le Christ, du lait de sa doctrine, depuis la fondation de notre propre monastère. Je les recommande à Votre Altesse, dont ils contribueront à accomplir les pieuses intentions: ils jetteront les premiers fondements de ce monastère, dont la durée et la sainteté rediront la gloire de votre règne aux siècles à venir et avec lequel vous partagerez en quelque sorte votre couronne, dont il recevra une partie des revenus. Que le Sauveur des hommes conserve Votre Majesté et la reine son illustre compagne, qu'il bénisse votre famille et vous fasse voir les enfants de vos enfants comblés de joie et de bonheur au sein de vos Etats.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CDXIX.

223. Nous étions prosternés auprès du Seigneur lui demandant pour vous force et courage. — On peut voir la chose rapportée tout au long dans Henriquez (In Fasci. lib. I, dist. 4, cap. 27.) et dans le ménologe, au 20 août, page 273, où il est dit que saint Bernard quoique se trouvant alors en France, élevait les mains vers le Ciel, comme un autre Moise, pendant que le roi Alphonse, tel qu'un autre Josué, donnait l'assaut, en Portugal, à la ville forte de Santarem occupée par les Sarrasins, et que saint Bernard assurait ainsi la victoire par le secours de ses prières, que frappé de sa réputation de sainteté, le roi Alphonse lui avait fait demander.

Ils jetteront les premiers fondements de ce monastère dont la durée et la sainteté rediront la gloire de votre règne... Prédiction remarquable dont nous avons vu l'accomplissement de nos jours. Ecoutons-en le récit de la bouche des historiens mêmes du pays. Voici en quels termes le Portugais Ange Manrique, théologien de l'ordre de Cîteaux, rapporte le fait.

" Ces paroles dont il recevra une partie des revenus se sont accomplies de nos jours; en effet, après la fin malheureuse de Sébastien qui mourut en Afrique, le cardinal Henri étant devenu roi de Portugal assigna une partie des revenus de l'abbaye d'Alcobaça à un de ses courtisans, et mourut peu de temps après sans laisser d'héritiers. Avec lui s'éteignit l'antique famille des rois de Portugal dont la succession échut au roi d'Espagne, Philippe II. Or, il y avait dans l'abbaye d'Alcobaça mille religieux qui chantaient jour et nuit les louanges de Dieu, ils se succédaient dix par dix au choeur de manière que le culte divin y fût perpétuel. En effet, les premiers ne quittaient le choeur qu'après avoir terminé le chant des Laudes et étaient remplacés par d'autres auxquels une troisième troupe succédait, et ainsi de suite, de sorte que le choeur n'était jamais vide. " Voilà comment Manrique explique l'accomplissement de la prophétie de saint Bernard dans sa Couronne Evangélique, et dans ses Annales. C'est de son récit que s'est inspiré Henriquez (In Fasci., lib., 1, dist. 4, cap. 27, et menol. 20. Aug.).

A ce sujet il me revient en mémoire un conseil ou plutôt une prophétie mémorable que j'ai lue dans la vie de saint Charles Borromée, concernant le même Henri, qui n'était encore que cardinal archevêque d'Evora, et je pense être agréable au lecteur en la rapportant ici. " A la mort de Sébastien, qui s'éteignit sans laisser d'enfant, le cardinal Henri, son oncle, monta sur le trône de Portugal.

"Les grands du royaume, les prélats et le peuple vinrent le supplier de prendre une femme, dans l'espérance que malgré son âge avancé il pourrait laisser un héritier du trône. A la raison d'état s'ajoutaient des motifs de piété et de religion, en laissant un héritier du trône après lui, il était sûr de prévenir les guerres et les malheurs qui ne pouvaient manquer à sa mort, de fondre sur le royaume. Henri, demanda donc au pape Grégoire, de le délier de ses voeux épiscopaux et de lui permettre de se marier, et il écrivit en même temps à l’archevêque de Milan, en lui disant que, forcé par le voeu des Portugais de songer à un mariage qui semblait promettre la paix et le bonheur au pays, il ne se rendait qu'avec peine à leurs désirs et se sacrifiait en songeant à les satisfaire, au salut de l'État et à l'intérêt public. Il terminait, en le priant d'user de toute son influence sur l'esprit du saint Père pour l'amener à lui accorder la dispense qu'il sollicitait. Les grands de la nation firent la même prière à saint Charles Borromée, en confiant cette grave affaire à son autorité.

" Saint Charles répondit au roi, son ami, non pas selon ce que celui-ci désirait, mais selon ce que le bien de l'Église semblait demander. Il est sans doute important pour les Portugais, disait-il, qu'ils aient, après le cardinal Henri, un successeur au trône dont les droits soient certains; mais permettre à un prélat de son rang de se marier pour atteindre ce but lui parait une chose des plus graves et jusqu'alors inouïe dans l'Eglise. Peut-être une personne consacrée à Dieu, dans un degré moins élevé, pourrait-elle être autorisée à contracter mariage, encore ce sentiment ne se trouve-t-il appuyé par aucun auteur digne d'être cité. D'ailleurs on n'a jamais vu le maintien de la paix publique et la succession au trône dépendre de semblables mariages, et les rendre désirables; au contraire, au lieu des avantages qu’on en attendrait il n'en pourrait résulter que de très-grands inconvénients, tant pour l'État que pour les particuliers. Quand on voit avec admiration de pieux rois, renoncer par amour de la pureté à l'usage d'un mariage même légitime, sans se mettre en peine de laisser après eux un héritier de leur couronne, comment penser que ceux qui ont fait voeu de célibat pourront après cela s'engager, sans offenser Dieu, dans les liens du mariage, auxquels ils ont renoncé? Il citait ensuite plusieurs exemples à l'appui de son sentiment et terminait en disant que dans un sujet de cette importance il ne, voyait rien de mieux à faire que d'exposer avec une entière simplicité, au souverain Pontife, toutes les causes qui font solliciter de lui une pareille dispense, et d'accepter ensuite de bon coeur la décision qu'il lui plaira de donner dans la plénitude de son autorité suprême et avec l'aide du Saint-Esprit. Il n'est personne qui ne sache quelle fut l'issue de cette affaire. "

Tel est le récit de Charles Biscapo, évêque de Novare, dans sa vie de saint Charles Borromée. (Note de Horstius.)

On trouve dans le Spicilège, tome VIII, un diplôme de Jean, roi de Portugal, qui donne en 1233 le monastère de Cesca à Menende, abbé d'Alcobaça. (Note de Mabillon.)

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LETTRE CDXX (a). A JEAN CIRITA.

L'auteur de cette lettre ayant eu connaissance par une révélation divine du désir ardent que Jean Cirita nourrissait de fonder un monastère en Portugal, lui envoie des religieux pour l'aider dans celle entreprise.

A son vénérable frère, le compagnon de son exil et l'ami de Dieu, Jean Cirita, Bernard, abbé de Clairvaux, salut dans l'auteur de notre salut.

Le Père des miséricordes a et le Dieu de toute consolation, qui ne veut pas que les pécheurs succombent et périssent sous le poids de leurs iniquités, m'a révélé que Votre Fraternité ne cessait dans ses prières d'implorer de la bonté divine le pardon de ses fautes. Pour répondre aux voeux ardents de votre âme, il m'a découvert que vos prières sont exaucées. Celui qui s'était réuni sur la route aux deux disciples d'Emmaüs, et qui m'a donné en vous un compagnon d'exil, m'inspire la pensée de vous envoyer quelques-uns de mes chers petits enfants, que j'ai nourris pour lui du lait de la doctrine évangélique, afin de vous mettre en état de fonder un monastère là où Dieu, dans sa miséricorde, doit vous manifester, par un signe certain, qu'il veut que vous en éleviez un. Il vous a choisi pour être parmi eux comme le porte-étendard et le chef de leur troupe, c'est vous qu'il destine à jeter les premiers fondements de cette oeuvre et à y mettre la main; alors vous la lui consacrerez sous le nom de son précurseur.

a Cette lettre commence à peu prés de même que la précédente et reproduit plus bas les mêmes expressions du lait de la doctrine évangélique. Ce que l'auteur de cette lettre dit du signe certain par lequel le Ciel doit indiquer à Jean de Cirita l'endroit oie il doit fonder un monastère, tue peut manquer de paraître bien éloigné du caractère et de l'esprit de saint Bernard.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CDXX.

224. Il m'a découvert que vos prières étaient exaucées. — Henriquez, dans sa vie de Jean de Cérita, raconte comment la chose se passa. Au mois de juin de l'année 1119, après les Laudes de la Vigile de la saint Jean Baptiste, saint Bernard étant resté en prière vit apparaître saint Jean Baptiste qui lui ordonna d'envoyer une colonie de religieux en Espagne pour y fonder un monastère à l'endroit que Dieu leur montrerait. C'est à la suite de cette vision, que saint Bernard fit choix de huit religieux nommés Boémond, Aubert, Jean, Bernard, Cisinande, Roland et Alain, pour les envoyer en Espagne après leur avoir fait connaître ce que Dieu demandait d'eux. Ils partirent donc et trouvèrent Jean Cérita qu'ils reconnurent à un signe que saint Bernard leu avait donné. Ce fut sous la conduite et avec la protection du roi qu'ils fondèrent l'abbaye de Saint-Jean de Tarouca. Voir Henriquet (Fasci., lib. I, dist. 19), et Manrique (Annal., ann. 1119, cap. 3). (Note de Horstius.)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CDXXXII. HAIMON ARCHIDIACRE DE CHALONS-SUR-MARNE (a), A BERNARD.

Au révérend père et vénérable seigneur Bernard, par la grâce de Dieu, abbé de Clairvaux, H...., par une grâce pareille, humble archidiacre de l'Église de Châlons-sur-Marne, salut et conduite irréprochable devant Dieu et devant les hommes.

Seigneur, celui que vous aimez est malade; il y a déjà quatre jours qu'il est étendu sur son lit: aussi, mon bon Père, vous prié je de vouloir bien tempérer l'ardeur de la fièvre qui me dévore par les puissantes prières des saints qui vivent avec vous. Je sais, j'ai appris par expérience, que si, vous prosternant à terre vous touchez le Seigneur Jésus du puissant contact de la prière, selon votre habitude, vous ferez sortir de lui, une vertu qui me rendra la santé : vous obtiendrez de sa bouche un souffle bienfaisant qui dissipera tout mon mal. Je prie Dieu due Votre Sainteté, mon très-aimable père et seigneur, jouisse d'une santé parfaite. Puisse-t-il me faire la grâce de recevoir, de votre main, un mot de réponse et de consolation, et un morceau de pain de votre table, béni par vous en son nom.

a " Guy était doyen de Laon quand il fut élu, en 1142, évêque de Châlons-sur-Marne ; il ne fut consacré qu'en 1144. Saint Bernard parle de son élection dans ses lettres 221 et 224. En venant prendre possession de son siège, il amena avec lui un jeune ecclésiastique de Laon, appelé Haimon, qu'il éleva à la dignité d'archidiacre l'année même de sa consécration. " Ce sont les paroles d'Hermann de Laon, dans son livre III des Merveilles de la vierge Marie, chapitre 25; on ne peut les entendre que de l'auteur de la présente lettre et de la suivante que nous tenons du vénérable N.... de Saint-Remy, également archidiacre de Châlons. II succéda en 1152 en qualité d'évêque de Châlons-sur-Marne, à Barthélemy qui avait lui-même occupé le siège de cette ville après Guy.

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LETTRE CDXXXIII. DU MÊME AU MÊME.

A mon seigneur et père le très-vénérable B..., par la grâce de Dieu abbé de Clairvaux, H..., par une semblable grâce, le peu qu'il est, salut et une bonne part dans l'héritage des saints.

Je vous écris, mon révérend père, pour vous demander vos sermons sur le Cantique ries cantiques; il ne m'a fallu rien moins que ce motif pour me décider à vous écrire; car à quel titre, jeune et ignorant comme je le suis , oserais-je me permettre d'importuner un docte vieillard que le Seigneur Jésus a lui-même instruit de sa doctrine, comme un père instruit son propre fils? qui suis-je pour due je m'adresse au Voyant dont les yeux sont clans la tète ? un véritable enfant, bégayant à peine, plus petit que tous mes frères, et pareil, en ma jeunesse, à l'arbrisseau qu'on vient de planter; non, non, jamais, mon seigneur, ma jeunesse ne s'oubliera jusqu'à vous écrire sans raison, encore moins essayera-t-elle d'établir avec vous un commerce de lettres. C'est donc pour vous demander vos sermons, ainsi que je vous l'ai dit en commençant, que je me permets de vous écrire aujourd'hui; je vous ai bien souvent prié, par des messagers, de me les envoyer, peut-être même l'ai-je fait au point de me rendre importun par mes instances; aujourd'hui je viens mettre le comble à mon indiscrétion en vous écrivant. Tout autre que moi aurait peut-être eu le droit de se plaindre d'être seul à ne pouvoir obtenir de vous un ouvrage qui a été dans toutes les mains et qui a passé sous les yeux de tout le monde; mais moi, pourquoi me plaindrai-je? peut-être ne me trouvez-vous pas digne de le lire. Pourtant, si telle était la raison pour laquelle j'en suis privé, je vous demanderais pourquoi vous m'avez promis de me le donner si vous ne me croyiez pas digne de le lire, et, si vous m'en trouvez digne et capable, pourquoi tardez-vous tant à tenir à votre parole? Je vous en prie, mon seigneur, ne me faites point attendre davantage; laissez venir jusqu'à moi ces délicieuses rumeurs que vous avez laissées arriver jusqu'à tant d'autres avant moi, de la salle des noces spirituelles dont vous étiez comme le paranymphe. Rompez pour moi le pain de la parole, servez-moi un de ces rayons de miel due vos mains distillent, afin due je puisse manger et reprendre un peu de forces pendant ces jours de disette. Quant à vous, saint et excellent père, grand arbitre des choses divines et humaines, maître des disciples de Jésus-Christ, char et conducteur de l'Eglise, je souhaite que votre sauté soit toujours prospère.

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LETTRE CDXXXIV. G..... A SAINT-BERNARD.

Il excuse l'évêque d'Amiens de ne pas prendre part à l'expédition de la terre sainte.

Il circule un bruit qui jette monseigneur l'évêque d'Amiens (a) dans la plus grande inquiétude. Tout humble et tout éloigné qu'il soit de penser aux honneurs, il ne peut se défendre d'une certaine appréhension en entendant répéter partout que le roi de France a jeté les yeux sur lui pour l'accompagner à la croisade et s'est assuré à cette fin de l'assentiment du Pape. Assurément le choix du roi lui fait beaucoup d'honneur et il lui serait on ne peut plus agréable s'il n'était dans l'impossibilité d'en profiter, à cause de sa pauvreté et de sa mauvaise santé; mais il est si faible et si pauvre qu'il ne saurait ni supporter la fatigue ni subvenir aux frais d'un si long voyage. D'ailleurs, quand on voit comme moi les choses de près, on sent combien sa présence est nécessaire dans son diocèse pour arrêter les brigandages qui s'y commettent et pour protéger les pauvres de Jésus-Christ. La charité me force de vous prier humblement d'avoir la bonté de vouloir bien, s'il est possible, faire agréer ses excuses au roi dans le double intérêt de son diocèse et de sa pauvre santé. Adieu.

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LETTRE CDXXXV. SAMSON, ARCHEVÊQUE DE REIMS, A SAINT BERNARD.

Au sujet du monastère de Mores, diocèse de Langres.

Samson, par la grâce de Dieu, archevêque de Reims, à son très-cher et cordial ami Bernard, vénérable abbé de Clairvaux , salut et persévérance finale dans les voies de la perfection religieuse. Cédant, comme je le dois, aux prières de Votre Sainteté, j'ai fait auprès de l'abbé et des chanoines de Saint-Denys de nombreuses et vives instances pour les décider à nous céder l'église de :ores et ses dépendances afin de pouvoir y établir un monastère de religieux de l’ ordre de Clairvaux, et j'ai eu bien du mal à l'obtenir; mais enfin, avec la grâce de Dieu, j'ai fini par les décider à faire ce que je voulais, à condition qu'il serait établi dans l'endroit qu'ils m'abandonnaient une abbaye de religieux de Clairvaux. Je viens donc à mon tour vous céder cette église et ses dépendances en toute propriété, à vous et à vos religieux, pour y établir le plus tôt possible une maison de votre ordre. Je prie le Seigneur de vous conserver en bonne santé pour les monastères confiés à vos soins.

a Il se nommait Thierri : de simple religieux du monastère de Saint-Nicolas, dans le diocèse de Laon, il devint abbé de Saint-Eloi de Noyon, puis évêque d'Amiens. Ce fut Samson, archevêque de Reims qui le consacra un an après Guy évêque de Châlons c'est-à-dire en 1145, comme on le voit dans Hermann de Laon, livre III des Merveilles de la vierge Marie. Il a écrit dans le même sens que celle-ci une lettre à Suger, pour protester qu'il n'était pas en état de partir pour la croisade: sa lettre est la 21e du recueil des lettres de Suger, la 3e du même recueil est également de lui.

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LETTRE CDXXXVI. HENRI ÉVÊQUE DE TROYES, A SAINT BERNARD, AU SUJET DE L'ABBAYE DE BOULENCOURT.

L’an 1132.

1. A son vénérable et très-révérend père Bernard, abbé de Clairvaux, et à ses légitimes successeurs à perpétuité. Nous Henri, évêque de Troyes, salut. C'est de Celui qui gouverne toutes choses que nous espérons le secours qui nous est nécessaire pour travailler avec un soin vigilant aux progrès spirituels des monastères et des églises de notre diocèse, et c'est de lui aussi que nous attendons la récompense de nos travaux. Il y avait dans notre diocèse une maison de chanoines appelée Boulencourt, ayant un abbé, des chanoines, des frères convers et des femmes qui tous faisaient voeu de religion. Mais la discipline ayant fait place aux plus grands dérèglements, je fus appelé par les habitants mêmes de cette abbaye qui ne pouvaient plus se suffire à eux-mêmes, et, arrivé sur les lieux, je fus prié par l'abbé et par tout son monde, chanoines, convers et religieuses, de vouloir bien offrir leur maison avec toutes ses dépendances, à Dieu d'abord, puis à l'ordre de Cîteaux, et particulièrement au vénérable père abbé et à la maison de Clairvaux, pour la réformer et la posséder à perpétuité selon les règles de l'ordre de Cîteaux. L'abbé de Boulencourt s'est démis de son abbaye entre nos mains et en a fait don à Clairvaux.

2. Voyant donc que le Tout-Puissant s'est servi de votre zèle, de votre sagesse et de votre religion pour éclairer et corriger le monde presque tout entier, nous cédons à perpétuité à l’ordre de Cîteaux, à votre paternité et à l'abbaye de Clairvaux, ladite maison avec ses dépendances, dont les principales sont : une terre contiguë à l'abbaye, la grange de Froidefontaine; la Perte-en-Rosterre, la Perte-Haymon, la Perte-Sèche, le Péril-du-Seigneur, la Brouille avec toutes les dépendances et appartenances desdites granges dans ce domaine, ainsi que tout ce que ladite église possédait; et voulant que ni le temps à la longue ni le mau vouloir de qui que ce soit ne détruisent ou ne changent ce que nous venons de faire, nous le scellons de notre sceau. Fait l'an de Notre-Seigneur mil cent cinquante-deux, sous le règne de Louis le Jeune, roi des Français.

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LETTRE CDXXXVII. HUGUES (a), ÉVÊQUE D'OSTIE, AU CHAPITRE DE CÎTEAUX.

L’an 1153

Sur la mort du pape Eugène III.

A mes bien-aimés pères en Jésus-Christ, Gosvin, abbé de Cîteaux, Bernard, abbé de Clairvaux, et au chapitre général de l'ordre de Cîteaux, assemblé pour la gloire du Seigneur, Hugues, par la grâce de Dieu, évêque d'Ostie, salut et l'union des coeurs dans le lieu de la paix. L'auteur sacré l'a dit: Toute chair est semblable à l'herbe de la prairie, et son éclat est pareil à celui de la fleur des champs; les jours de l'homme sont courts, il passe comme une ombre; il n'est pas deux instants de suite semblable à lui-même; c'est une fumée qui se dissipe dans les airs, une feuille qui tombe de l'arbre et que le vent emporte. Celui qui était l'ornement de l'Église, le père de la justice et le zélé protecteur de la religion, qui avait forcé le front des orgueilleux et des grands à se courber jusqu'à ses pieds, qui était assis sur le trône de David et ceignait sa couronne pour affermir et fortifier l'Église commise à ses soins et dont il avait relevé l'influence et la gloire; oui, celui que nous appelions notre père et notre protecteur, Eugène III, ce pontife d'heureuse mémoire, a dépouillé le vêtement de la chair, le 8 juillet, et a rendu son âme immaculée à Jésus-Christ. Il s'est envolé dans les cieux au-devant du Sauveur qu'il ne doit plus quitter désormais, car il suivra éternellement les pas de l'Agneau partout où il ira. Ses obsèques ont été célébrées avec une pompe qui a dépassé toute imagination; car il avait réduit le sénat presque à rien. Jamais on ne vit rien de pareil, et pendant deux jours le peuple et le clergé lui ont rendu de tels honneurs, qu'on eût pu croire que c'était moins à sa dépouille mortelle qu'à son âme déjà comptée parmi les bienheureux qu'ils s'adressaient. Le deuil était général, les veuves et les orphelins remplissaient les airs de leurs gémissements, tant de douleur sur la terre donnait assez à croire que sa belle âme était dans le sein de Dieu. On ne peut nier qu'elle n'ait échappé par le trépas aux piéges de l'ennemi du salut, dont il a rompu les filets en recouvrant sa liberté. Pour nous à qui il ouvrait sa conscience, il ne nous est pas possible de douter qu'en nous quittant il se soit élevé jusqu'au troisième ciel, où il n'est pas perdu pour ses enfants ainsi que plusieurs le pensent, car il va, dans ce séjour, prier pour nous Dieu le Père, son Fils unique et le Saint-Esprit qui est béni dans les siècles des siècles pendant toute la durée desquels il ne sera plus désormais éloigné de ces trois personnes divines. Mais vous; car c'est du milieu de vous qu'il est sorti pour aller s'asseoir sur un trône plus glorieux et plus élevé que celui des princes de la terre, priez pour lui, établissez pour son âme quelques bonnes oeuvres à perpétuité, afin que Dieu lui fasse grâce du reste de sa dette et lui donne une plus belle couronne. Priez pour celui qui fut notre frère d'heureuse mémoire, priez aussi pour moi qu'il a laissé dans cette vallée de misères, dans ce pays si différent de celui où il est allé, et au milieu d'un monde pervers; priez enfin pour l'Église romaine qui est tombée en un instant du plus haut comble de gloire jusqu'au plus profond de l'abîme ; demandez à Dieu, je vous en conjure, qu'elle ne descende point dans cette profonde et grande mer où s'agitent des reptiles sans nombre. Enfin, si mou humble personne jouit de quelque crédit auprès de vous, je vous prie instamment d'écouter et d'exaucer avec bienveillance les prières que pourront vous adresser les porteurs de la présente en faveur des monastères de Saint-Anastase, de Fossa-Nova et de Casamario; d'ailleurs vous ne sauriez les repousser sans être cause d'un gland scandale.

a C'était un ancien religieux de Clairvaux à qui saint Bernard a adressé les lettres 286, 299, et plusieurs autres encore.

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LETTRE CDXXXVIII. BARTHÉLÉMI, ARCHEVÊQUE DEVENU MOINE, A SAMSON, ARCHEVÊQUE DE REIMS.

Il lui rend compte de son administration.

1. A monseigneur Samson, le vénérable et toujours aimable archevêque de Reims, et à la sainte assemblée réunie sous sa présidence, le frère Barthélemy, pauvre moine de Foigny, salut avec la miséricorde et la vérité à ceux qui ont la charité. Si d'un côté la solennité d'une aussi sainte assemblée m'intimide et me porte à garder le silence, de l'autre je sens mon coeur se ranimer et ma langue se délier en songeant qu'il y va pour moi de ma réputation en ce moment. Car je n'ignore pas qu'on répète partout et qu'on dit au Pape lui-même que j'ai détourné les revenus de mon évêché; c'est un bruit auquel l'évêque de Laon a trop facilement ajouté foi. C'est donc à moi de vous dire et à vous de voir et de juger ce qu'il en est en réalité.

2. L'Église de Laon était plongée dans le deuil et la tristesse, par suite des séditions et des incendies dont elle venait d'être le théâtre à l'époque où j'y fis mon entrée. Les biens de l'église principale de la ville étaient eux-mêmes fort compromis, et ses revenus presque nuls. Dieu sait tout ce que j'ai fait pour la tirer du triste état oit je l'ai trouvée, et je pourrais sur ce point invoquer le témoignage des gens mêmes de mon église, auxquels je n'ai abandonné, des revenus de mon évêché, que les porcs vulgairement appelés verrats que le personnel de l'église était tenu de fournir à la manse épiscopale. Comme il me répugnait de réclamer cette redevance, et que d'ailleurs je ne savais où loger ces porcs, j'en fis l'abandon à la prébende des chanoines. De plus, en arrivant dans ce diocèse, je n'y trouvai que cinq abbayes (a), encore étaient-elles dans un bien triste état, au spirituel comme au temporel; avec la grâce de Dieu, elles ne tardèrent point à voir le nombre et la ferveur de leurs habitants s'augmenter et leurs revenus s'accroître, ce qui n'a pas empêché la fondation en différents endroits du diocèse, de neuf (b) autres monastères dont le personnel est presque innombrable, la régularité exemplaire, la richesse considérable et les ressources abondantes.

3. Or, puisqu'il faut le dire, vous saurez que si les anciens monastères se sont relevés et si de nouveaux se sont construits, ce n'a pas été salis que j'y misse la main; il est vrai que je n'ai pas fait encore autant que je l'aurais voulu et dû. Ainsi le pape Calixte m'avait adressé le seigneur Norbert, dont la mémoire est maintenant en bénédiction, pour que je lui donnasse un emplacement convenable et que je l'aidasse de tous mes voeux; je n'ai pu lui donner qu'un terrain de deux charruées à peine du domaine épiscopal dont une partie sur Versigny et l'autre sur Cuisy étaient depuis nombre d'années restées incultes et stériles. Je n'ai pas souvenance d'avoir aliéné d'autre revenu de l'évêché que ceux-là. Si de notre consentement et avec notre approbation plusieurs bénéficiaires ont cédé à des monastères des terres qu'ils tenaient de nous, je n'ai fait à qui que ce soit abandon d'aucun droit à des redevances pour terres et pour vignobles.

4. Mais je ne veux point faire valoir aux yeux des hommes tout ce que j'ai fait pour augmenter les revenus et la considération de cet évêché, je n'ai qu'un désir, celui d'être jugé par vous, si j'ai failli en quelque chose comme il peut arriver à tout homme. Voilà pourquoi je vous ai pris pour juge de ce que j'ai fait, et vous ai mis à même de le constater. Qu'il me soit permis à présent d'aller un peu plus loin et de céder un instant au sentiment que tout autre éprouverait à ma place. Je vous demande si je n'ai rien fait dans l'intérêt et pour la gloire de mon siège épiscopal quand j'ai contribué à multiplier, comme je l'ai fait, le nombre des religieux. Sur quoi donc se fonde monseigneur l'évêque de Laon a pour préparer en secret contré moi, si j'en crois ce que j'entends dire, une attaque qu'il ne devrait même pas soutenir, supposé qu'un autre que lui en prît l'initiative ? Si j'ai réuni les enfants de Dieu, si j'ai reçu le juste au nom de la justice, personne n'a le droit de m'en faire un crime; je souhaite qu'un autre ne disperse pas ceux qui sont réunis. Je prie le Père Tout-Puissant de vous conserver pour l'honneur de son nom et pour le bien de la religion et de sa sainte Eglise.

a En voici les noms; Saint-Vincent de Laon, Saint-Michel en Thierrache; Saint-Nicolas. au-Bois ; Sainte-Marie-de-Nogent et Saint-Nicolas-des-Prés ;ces cinq abbayes étaient des maisons d'hommes; on comptait encore deux monastères de femmes dans ce diocèse, celui de Saint-Jean de Laon et celui d'Aurigny.

b Voici d'après Hermann de Laon, livre III, les rionts de ces neuf abbayes nouvelles Prémontré., Saint-Martin de Laon, Tenailles, Clairefontaine et Cuissy de l'ordre de Prémontré, Foigny, l'Epine et Vauclaire de l'ordre de Cîteaux. Le neuvième est le monastère de femmes de Montreuil-les-Dames au pied de la montagne de Laon. Selon Hermann, le diocèse de Laon mériterait d'être placé avant tous les autres, rien que parce qu'il a vu se fonder dans son sein ce monastère de femmes qui n'avait pas encore eu son pareil dans le monde. Les religieuses de cette maison renonçaient à toute espèce de vêtements de lin et à l'usage des fourrures pour ne porter que de la laine. Elles passaient leur temps non-seulement à filer et à tisser des étoffes, mais encore à bêcher la terre, à couper du bois, à arracher les ronces et les épines, et travaillant pour vivre, de leurs propres mains, en silence, à l'exemple des religieux de Clairvaux.
 
 
 
 
 
 

LETTRE CDXXXIX (b). TURSTIN, ARCHEVÉQUE D'YORK, A GUILLAUME, ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY,

L’an 1132

1. Au très-révérend et bien-aimé Seigneur en Jésus-Christ, Guillaume, par la grâce de Dieu archevêque de Cantorbéry et légat du saint Siège; Turstin par la même grâce archevêque d'York, salut et progrès constant en Notre-Seigneur. Un prélat s'honore beaucoup en faisant part des motifs qui l'ont fait agir dans de grandes circonstances aux fils et aux princes de l'Eglise ; aussi ai-je conçu la pensée de vous faire, mon excellent et vénérable Père, le récit des événements extraordinaires d'York, dans lesquels j'ai dû intervenir. Il n'est personne qui ne sache à quelle réputation de sainteté était arrivé le monastère de Sainte-Marie d'York avec quelle rapidité il avait vu ses richesses s'accroître. ses religieux se multiplier et sa régularité s'augmenter dans l'espace de quelques années. Mais les prospérités temporelles, loin d'être favorables, sont bien plutôt nuisibles à la pratique des vertus religieuses; aussi vit-on plusieurs religieux de cette abbaye, touchés, je le crois, de la grâce d'en haut,

a Barthélemy, après un épiscopat de trente-huit ans, avait eu pour successeur en 1151 le premier abbé de Saint-Martin de Laon, nommé Gautier, qui laissa, trois ans après, le siége épiscopal à un autre Gautier de Mauritanie, doyen de la cathédrale de Laon, celui même qui porta contre Barthélemy devenu religieux les accusations dont il est parlé dans cette lettre. Cette affaire n'en demeura pas là, et le débat entre Gautier et les religieux de Prémontré qui avaient le plus profité des bienfaits de Barthélemy, en vint au point que le pape Adrien IV fut obligé d'intervenir et d'écrire à ce sujet au roi de France Louis le Jeune une lettre qui se trouve rapportée dans la bibliothèque de Prémontré.

b Sur le même sujet que les lettres quatre-vingt-quatorzième et trois cent treizième de saint Bernard. L'auteur de celle-ci est le même que celui à qui sont adressées les quatre-vingt-quinzième et trois cent dix-neuvième lettres de saint Bernard, qui le félicite de sa conduite dans les circonstances mêmes dont il est parlé ici.

commencer à concevoir, il y a six mois environ, quelques inquiétudes sur la vie qu'ils menaient, et à sentir leur conscience vivement tourmentée, ils le disent eux-mêmes, à la pensée que, bien loin d'accomplir leurs voeux comme ils le devaient, ils ne leur étaient guère fidèles que dans les plus petites choses; ils se sentirent saisis d'une horreur extrême de l'état où ils se trouvaient, et de la crainte d'avoir couru en pure perte jusqu'alors, si tant est qu'ils eussent même couru, et qu'au lieu de la récompense de leurs voeux, ils n'eussent plutôt mérité le châtiment de leur excessif relâchement. C'était à leurs yeux le comble du mal, pour ne pas dire de la folie, de ne vivre sous la règle de saint Benoît que pour se damner plus certainement au lieu d'assurer leur salut. Troublés par toutes ces pensées, ces religieux prirent le parti de découvrir au prieur de la maison, nommé Richard, l'état perplexe de leur âme, de lui dire toutes leurs appréhensions à la vue du relâchement où ils étaient tombés et de lui demander de les aider à réformer leur conduite, pour la rendre conforme à leurs voeux, le suppliant, au nom de Jésus-Christ et de l'Esprit de Dieu même, de ne pas refuser de leur venir en aide, par l'espérance de n'importe quelle prospérité ou la crainte de quelque adversité que ce soit. Quoique surpris lui-même par l'ouverture qui lui était faite, il oublia la douceur de l'existence qu'il menait dans sa charge au milieu de ses frères, et, au premier mot d'une vie plus sainte à embrasser, il se mit à considérer d'un oeil attentif tout ce qu'il y avait de critique et de périlleux dans la situation; aussi ne tarda-t-il pas avec sa sùreté de jugement habituelle à démêler et à voir nettement l'état des choses. Alors il leur promit non-seulement de les aider, mais encore de s'unir à eux dans l'accomplissement de leurs desseins. Bref, ils se trouvèrent bientôt au nombre de treize dans les mêmes dispositions, résolus à réformer leur vie présente d'après la règle de saint Benoit, ou plutôt d'après la vérité même de l'Evangile.

2. En conséquence, la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, notre bien-aimé frère le prieur Richard, sur lequel reposait l'administration presque entière du monastère, prit avec lui le sous-prieur Gervais, qui jouissait de l'estime de ses confrères à cause de sa régularité et alla découvrir à son abbé, dans un entretien amical, les projets en question; celui-ci, homme droit et bon, mais simple et sans culture, effrayé de la proposition qui lui était faite, s'écria qu'il ne pouvait de son coin entreprendre de réformer des coutumes et des usages reçus à peu près dans tous les monastères du monde. Mais le prieur qui a l'esprit plus cultivé, lui répondit : Ce que nous vous proposons de faire n'est ni nouveau ni extraordinaire; car nous ne voulons, avec la grâce de Dieu, que travailler de toutes nos forces à remettre en vigueur, dans toute la pureté primitive, l'antique règle de notre père saint Benoit, ou plutôt la pratique même de l'Evangile, qui est bien antérieur lui-même à toutes les disciplines et à toutes les règles religieuses. Notre pensée n'est pas du tout d'entraîner les autres religieux avec nous ni de déconsidérer leur manière de vivre, nous savons bien que partout c'est le même Dieu qu'on adore, pour le même roi qu'on combat et que la grâce n'est pas moins efficace dans le monde que dans le cloître. En effet, Job ne se montra-t-il pas plus fort sur son fumier qu'Adam au sein même du Paradis terrestre ? Toutefois il ne se peut rien concevoir de plus heureux, de plus saint et de meilleur que la règle qu'a tracée notre père saint Benoît, tant il est évident qu'il a été inspiré dans son couvre par le Saint-Esprit lui-même. Il savait bien, et il le répète assez souvent, que le désoeuvrement est l'ennemi de l'âme; aussi veut-il qu'on donne une partie du temps à la lecture et à la prière, et une autre au travail et aux occupations manuelles, de manière que l'âme et le corps s'exerçassent chacun à leur tour et qu'en aucun temps il n'y eût place ni pour la fatigue ni pour le dégoût. Il dit encore quelque part : Nous défendons partout et toujours les bouffonneries, les paroles inutiles et les mots pour rire, et nous ne voulons pas que ceux qui embrassent notre genre de vie se permettent quoi que ce soit de semblable. Ailleurs, on lit encore dans la règle que les religieux doivent aimer le silence en tout temps et le pratiquer surtout pendant la nuit; or quiconque connaît tant soit peu nos habitudes sait comment on observe ce point de la règle parmi nous; car, tandis qu'après la collation les uns se dirigent vers la chapelle pour y prier, les autres entament aussitôt des conversations légères et badines ou des entretiens d'une futilité et d'une inutilité complètes ; on dirait que le jour n'est pas assez long pour pécher et qu'il faut encore y consacrer les heures de la nuit. "

3. Il s'étendit assez longuement ensuite sur la délicatesse des morceaux destinés à la table, sur l'habitude de servir plusieurs sortes de boissons propres à flatter le goût pendant le repas, enfin sur le prix et la finesse des vêtements. Ce n'est pas ainsi que l'entendait notre père saint Benoît : il voulait qu'on eût des habits pour couvrir et non pour parer le corps, et qu'on ne se mît à table que pour apaiser la faim, et non pas pour y goûter de bons morceaux. Saint Benoît ne reconnaît pour siens que ceux qui vivent dans leurs monastères, sous sa règle et sous la conduite de leur abbé. Je vous en prie, continuait-il, mon vénérable père, revenons aux pures et paisibles pratiques de la perfection évangélique, car il ne faut qu'avoir des yeux pour voir combien nos usages et notre conduite tout entière sont peu conformes, pour ne pas dire tout à fait étrangers à la doctrine de Jésus-Christ. Nous sommes consumés par une concupiscence sans bornes, la colère et l'emportement ont élu domicile chez nous; nous prenons le bien d'autrui et ne reculons point devant un procès pour nous faire rendre ce qui nous est dû ; nous soutenons hardiment la fraude et le mensonge et nous sommes tout entiers à la chair et à ses passions. Nous ne vivons que pour nous: toute notre peur, c'est d'avoir le dessous en quelque circonstance que ce soit, et nous sommes on ne peut plus heureux et fiers si l'avantage est de notre côté ; nous opprimons les autres et nous évitons nous-mêmes toute oppression ; en même temps que nous voyons d'un oeil jaloux les succès d'autrui, nous nous montrons tout glorieux des nôtres, nous avons même alors le mot pour rire sur les lèvres ; il est vrai que nous savons encore nous engraisser de la sueur des autres et mettre à contribution pour nous le monde entier, qui ne peut suffire à nos exigences. Il semblera peut-être que c'est fini de l'Evangile et qu'il est impossible que l'esprit en fleuris se de nouveau parmi nous. Mais jetons les yeux sur les religieux de Savigny et de Clairvaux qui viennent de s'établir au milieu de nous, on verra de quel éclat l'Evangile brille parmi eux; c'est au point qu'il vaudrait mieux suivre leurs exemples que de lire l'Evangile lui-même, s'il est permis de parler ainsi, car leur vie tout entière n'est que l'Evangile en action. En voilà qui ne réclament point le bien qu'on leur a pris, car ils n'ont rien et l'on ne peut rien leur prendre; en voilà qui n'ont aucun intérêt au malheur d'autrui, la culture d'un petit coin de terre et le produit de quelques bestiaux suffisent à leurs besoins, c'est tout ce qu'ils possèdent; encore n'y tiennent-ils qu'autant qu'il plaira à Dieu de les en laisser jouir, car ils regardent comme une faute même de désirer avoir ce que Dieu ne veut pas leur laisser. En voilà, si je ne me trompe, qui peuvent dire avec vérité, : Le monde est crucifié pour nous comme nous le sommes pour lui; en voilà enfin qui ne craignent pas de dire tous les jours: Remettez-nous nos dettes comme nous remettons les leurs à nos débiteurs, car ils n'ont point de débiteurs dont ils voudraient exiger quoi que ce fût. Combien j e les trouve heureux! Voilà des hommes qui rappellent l'Evangile par la simplicité de leur vêtement, par la frugalité de leurs repas et par la sainteté de leur vie tout entière! Dieu seul est tout leur héritage. Aimer Dieu et le prochain autant que la faiblesse humaine en est capable, telle est leur occupation; tout entiers à Dieu, ils font si peu de cas de toutes les choses de ce monde après l'humble et modeste vêtement qu'ils portent, qu'ils n'ont aucun désir dont le prochain puisse s'offusquer. Ne croyez donc. pas, ô mon père, qu'il soit impossible de pratiquer la règle de saint Benoit, quand Dieu lui-même nous place sous les yeux de pareilles preuves dit contraire et nous montre de tels modèles à imiter et à suivre. Si vous trouvez que nous ne pouvons au milieu du bruit de la ville, et entourés comme nous le sommes, imiter la pureté de leur vie, rendons au moins notre vie et notre profession conformes à la règle de saint Benoit, car nous ne saurions prétendre que nous existons encore en tant que religieux. "

4. Voilà en quels termes le prieur Richard parla de la réforme du monastère à l'abbé Geoffroy; mais celui-ci ne goûta point son langage, il est si difficile de corriger des abus invétérés! Toutefois, reconnaissant qu'il n'avait l'esprit ni assez perspicace ni assez cultivé, il demanda au prieur de lui faire clairement connaître par écrit les réformes qu'il ferait s'il était à sa place. Richard se rendit avec empressement à ce désir, et en réponse à ce qu'il lui avait demandé, il lui dit par lettre qu'il fallait renoncer aux entretiens que la règle interdit, aux étoffes et aux mets dont elle ne permet pas l'usage. Quant à l'emplacement et à l'ordre intérieur d'un monastère, il en fit une peinture telle qu'il devenait alors tout à fait indifférent qu'il fût placé dans un désert éloigné ou au coeur même de la ville la plus populeuse. Comme il est très-versé dans la connaissance des affaires, il réglait les propriétés du monastère de façon à ne blesser en aucun point à leur occasion les règles de l'Evangile; et pour les revenus, dîmes et redevances dues par des Églises dont l'investiture est pour les religieux une plus grande occasion d'être trouvés en faute, il voulait que la possession n'en fût légitime et canonique qu'à condition qu'elle serait approuvée par les évêques, et que ces biens seraient employés au soulagement des pauvres, des étrangers et des voyageurs; les religieux devaient, pour vivre, se contenter des produits d'un modeste coin de terre cultivé de leurs mains, et de quelques bestiaux soignés par eux. A peine le bruit de ces pensées de réforme se fut-il répandu parmi les autres religieux, qu'ils entrèrent dans une sorte de fureur contre Richard et ses partisans, et trouvèrent qu'ils devaient être expulsés de la communauté ou tenus dans une étroite prison.

5. Toutefois, après avoir eu plusieurs conférences amicales ensemble sur ce sujet, l'abbé répondit à Richard qu'il ne pouvait prendre sur lui de changer ce que ses prédécesseurs semblaient avoir pratiqué, et, voulant s'entourer de tous les conseils dont il avait besoin, il ajourna sa réponse définitive après la Nativité de la sainte Vierge.

6. Dans cet intervalle, les autres religieux, craignant de se voir ramenés à une observance plus rigoureuse, travaillèrent, en vrais pharisiens, à rendre le prieur et ses partisans de plus en plus odieux à la communauté; et, s'il ne s'était trouvé parmi eux quelques esprits un peu plus modérés que les autres, la lutte aurait dépassé les bornes d'une simple persécution intérieure. Cependant le bruit de ces divisions commença à transpirer au dehors et parvint sourdement jusqu'à mes oreilles, sans que toutefois je susse ce qu'il y avait au fond de toutes ces rumeurs. Mais le prieur Richard, de concert avec le sous-prieur et le secrétaire de la maison, me firent connaître l'état des choses tel qu'il était et me prièrent, au nom de saint Pierre, de concourir de tout mon pouvoir à leur faciliter l'accomplissement de leurs veaux; ils ajoutaient que les choses pressaient beaucoup, attendu que les autres religieux étaient résolus à excommunier quiconque parlerait de réforme. Déjà même plusieurs de ceux qui avaient partagé les pensées du prieur s'étaient retirés de son parti, et, soit crainte ou amour, soit légèreté, avaient fait leur paix avec les autres en reconnaissant qu'ils avaient eu tort de parler de réforme.

7. Quant à moi, par la grâce de Dieu, archevêque d'York, me trouvant informé que des serviteurs du Christ voulaient, selon la règle de saint Benoît, mettre l'amour du Sauveur au-dessus de tout, il me sembla que je manquerais à la grâce de Jésus-Christ, si je leur refusais en cette circonstance l'appui et le concours qu'ils devaient trouver dans un évêque dont un des premiers devoirs est de faire vivre les religieux dans le calme et la paix et de consoler les opprimés. En conséquence, et d'après les conseils de personnes religieuses, j'ai invité l'abbé Geoffroy, le prieur Richard et le sous-prieur à se rendre dans un endroit que je leur indiquai, où, en présence des ces mêmes personnes, on entendrait, d'un côté ce que demandaient ces religieux, et de l'autre, ce que l'abbé avait à répondre, afin d'arriver à rétablir la paix entre eux. Les premiers continuèrent à dire avec larmes qu'ils ne demandaient qu'une seule chose, de pouvoir marcher dans l'exercice de la pauvreté volontaire sur les pas de Jésus pauvre, de porter sa croix dans leur corps et d'observer entièrement la règle de saint Benoit leur père; et ils priaient le père abbé de vouloir bien consentir et prêter les mains à l'exécution de leurs desseins. L'abbé, de son côté, tout en reconnaissant également avec larmes que la réforme demandée n'était que trop nécessaire, se contentait de dire qu'il ne mettrait aucun obstacle à l'accomplissement de leurs projets, qui n'avaient rien que de bon, et s'excusait de promettre son concours avant d'avoir pris, sur ce sujet, l'avis de son chapitre.

8. L'abbé retourna donc à son monastère avec ses religieux après avoir reçu ma bénédiction et être convenu avec moi d'un jour où je me rendrais à leur chapitre pour y traiter toute cette affaire avec lui et quelques autres personnes de bien qui devaient s'y rendre également; mais en attendant, le reste de la communauté se montra animé de sentiments d'autant plus hostiles à l'égard du prieur et de son parti que leurs désirs de réforme étaient désormais moins douteux, et on fit venir des environs des religieux de Marmoutiers et de Cluny pour déclarer en leur présence, et avec leur assentiment, les religieux du parti de Richard violateurs et transfuges de l'ordre et les dépouiller de leurs charges et emplois; car après l'abbé c'étaient ceux qui occupaient les premières places dans la maison. Tout cela se passait dans l'intervalle de la première entrevue à la seconde. Pour moi, au jour dit, comme je me rendais au chapitre, je fus rejoint presque à la porte du couvent par quelques personnes aussi recommandables par leur piété que par leur prudence, parmi lesquelles je citerai le doyen Hugues, Guillaume, prieur des clercs réguliers de Cisbarne, Guillaume le trésorier, l'archidiacre Hugues, le chanoine Serlon, le chanoine Alfred, mon chapelain, et Robert, prêtre de l'hôpital. Nous laissâmes nos chevaux à la porte du cloître sous la garde de quelques hommes.

9. Lorsque je me présentai avec eux au chapitre, comme il avait été convenu, le père abbé vint à ma rencontre avec quelques moines, à l'entrée même de la salle. du chapitre, qui était toute pleine de religieux, et me déclara que je ne pourrais y être admis si je ne renvoyais les ecclésiastiques dont je m'étais fait accompagner. A peine avais je ouvert la bouche pour dire que je ne devais pas me présenter pour une affaire d'une si grande importance que celle dont il s'agissait, sans être accompagné de mes clercs, tous hommes de bien, d'une prudence consommée et d'un dévouement entier à leur maison, que la salle retentit d'un tumulte et de vociférations si épouvantables qu'on aurait pu croire qu'on avait affaire avec des hommes pris de vin et des fous furieux plutôt qu'avec d'humbles moines; il n'y avait plus en eux le moindre vestige de l'humilité religieuse. Plusieurs même d'entre eux s'élancèrent vers moi le poing en avant, comme s'ils avaient voulu engager la lutte et s'écrièrent que si j'entrais dans la salle du chapitre ils en 'sortiraient à l'instant. A cette vue, je m'écriai : " Dieu m'est témoin que je ne venais ici qu'avec les sentiments d'un père, et que je n'avais pas l'intention de vous faire la moindre peine; je voulais seulement rétablir la paix parmi vous et renouer les liens de la charité fraternelle. Mais, puisque vous voulez paralyser entre mes mains l'autorité épiscopale et m'empêcher de faire mon devoir, je vous retire le privilège dont vous avez- joui jusqu'à présent, et j'interdis votre église. " A ces mots, un religieux nommé Siméon s'écria : Eh bien, qu'elle soit frappée d'interdit pour un siècle, nous le voulons bien ! De toutes parts des applaudissements frénétiques accueillirent ces paroles ; en même temps on entendit ce cri sortir de toutes les bouches : Prenez-les! prenez-les! et on les vit tous s'emparer du prieur et de ses partisans et les entraîner, comme ils avaient comploté de le faire, pour les jeter dans les prisons du couvent ou pour les chasser de la maison. Mais ceux-ci, ne voyant plus d'autre moyen de s'échapper de leurs mains, me saisirent dans leurs bras en invoquant la protection du bienheureux apôtre Pierre et la mienne. Nous eûmes toutes les peines du monde au milieu de ce tumulte et des cris répétés: Arrêtez les rebelles! saisissez les traîtres! à nous réfugier dans l'église, où ces vociférations nous suivirent. Quand nous y fûmes arrivés, nous nous assîmes, et l'abbé avec les autres religieux retournèrent au chapitre.

10. Cependant les gens de l'abbaye avaient fermé les portes et les issues, et semblaient se tenir comme en embuscade. Quant à nous, redoutant, je l'avoue, que les moines ne vinssent fondre sur nous, nous nous empressâmes de fermer, en dedans, la porte de l'église qui conduit au cloître. Cependant le bruit de ce qui se passait se répandit au dehors, et on accourut de toutes parts à l'abbaye; le peuple toutefois ne fit et ne dit rien d'hostile au monastère. N'ayant donc pu mettre les religieux d'accord entre eux, je regagnai ma demeure en emmenant avec moi les douze religieux prêtres dont je vous ai parlé plus haut et un sous-diacre; il y en a plusieurs d'entre eux qui ont l'esprit très-cultivé, et tous sont animés du plus ardent désir d'observer la règle, de vivre en bons religieux et de suivre en tout la voix de l'Evangile. Ils se sont fixés dans la maison du bienheureux apôtre Pierre qui est aussi la mienne, et la violence dont ils ont été l'objet ne les a point fait renoncer à leur dessein. Quant aux autres religieux, ils sont toujours dans la même exaspération contre eux, tandis que l'abbé est parti en voyage je ne sais dans quel but.

11. Je viens donc, au nom de Jésus-Christ, supplier Votre Paternité de prendre le parti de ceux qui ne demandent qu'à embrasser des observances plus étroites et plus sévères. Si l'abbé va vous trouver, faites servir la prudence et l'autorité que Dieu vous a données à calmer son esprit et à lui persuader de n'apporter aucun obstacle à l'accomplissement des saints projets de ses enfants; s'il a prévenu ma lettre par sa visite, et qu'il ne soit plus auprès de vous, je vous prie de vouloir bien charger le messager de la présente, d'une lettre où vous l'engagerez non-seulement à ne plus s'opposer aux voeux de ses religieux, mais même à y prêter les mains et à favoriser l'entreprise de ceux de ses enfants qui veulent prendre au sérieux le saint Evangile et la règle de saint Benoît leur père. Cet abbé et ses religieux devraient au moins imiter en cette circonstance la conduite des Egyptiens et des Babyloniens, et permettre aux enfants d'Israël de retourner dans la terre promise. Laban lui-même, après avoir cruellement poursuivi Jacob qui s'était enfui secrètement de chez lui, le laissa enfin retourner en paix auprès de son père. Il faut bien se garder de voir des déserteurs de leur couvent, dans ces moines qui n'ont quitté l'endroit où ils étaient que parce qu'ils y avaient une plus grande facilité d'offenser Dieu, et qui n'ont d'autre désir que de le servir plus saintement. Ne devraient-ils pas craindre que le Seigneur ne leur fit les mêmes reproches qu'aux pharisiens dont il disait que, non contents de ne pas entrer eux-mêmes, ils empêchaient les autres d'entrer? Il n'est personne qui ne sache que la règle de saint Benoît a perdu actuellement son ancienne splendeur à peu près dans tous les couvents du monde; elle est tombée dans un tel oubli, qu'on ne peut s'étonner assez de voir encore des religieux venir promettre avec tant de solennité devant Dieu et devant les hommes, de pratiquer une loi que tous les jours ils violent; ou pour mieux dire, qu'ils sont contraints de violer. C'est bien d'eux que parlait le Prophète quand il s'écriait: " Ce peuple m'honore du bout des lèvres, mais son coeur est loin de moi (Isa., XXIX, 13) ; " et que l'Apôtre disait : " Ils confessent Dieu de la voix et le renient dans leurs actes (Tit., I 16). "

12. Peut-être se rassurent-ils dans leur relâchement en songeant qu'il est devenu général; hélas! je le dis en gémissant pour eux, leur sécurité est fausse, le nombre des pécheurs n'empêchera pas le péché d'être puni. D'où je conclus que, bien loin de s'opposer au dessein de ceux qui veulent observer dans sa rigueur la règle de leur ordre, on doit s'empresser d'en favoriser l'accomplissement, et louer au lieu de les blâmer ceux qui ne demandent à changer de monastère que pour donner suite à de semblables projets; car si l'endroit qu'ils habitent maintenant ne les porte pas à Dieu, c'est pour trouver Dieu qu'ils en choisissent un autre. Saint Benoît proclame hautement que c'est le même Dieu qu'on sert et sous les yeux du même roi qu'on combat en tous lieux (S. Bened., Reg., cap. 16). Dans les entretiens des Pères du désert, l'ermite Joseph dit expressément que celui qui va là où il est plus assuré d'observer fidèlement les commandements de Dieu, prend la voie la plus droite pour arriver à la perfection de son état (Cassien, coll. 17), tandis qu'un autre Père disait : Celui qui nous soutient dans les épreuves et les tribulations nous fait rechercher les moyens de salut. On doit donc, si je ne me trompe, regarder comme autant d'hérétiques et d'hypocrites pharisiens ceux qui ne frémissent pas et ne veulent point laisser trembler les autres à ces paroles de la vérité même: " Si vous ne valez mieux que les scribes et les pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Matth., V, 20). " Si un ange du ciel venait vous tenir un autre langage que celui-là, vous devriez l'anathématiser. Or c'est annoncer un autre évangile que celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ que d'empêcher ceux qui en ont le désir, de pratiquer en paix la règle angélique dont ils ont fait profession. Quel que soit celui qui ose s'opposer à l'accomplissement de ce dessein, il me semble digne de s'entendre appliquer ces paroles de la Vérité même : " Si c'est votre oeil droit qui vous scandalise, vous devez l'arracher et le jeter loin de vous (Ibid., 29). " Or il n'est rien de plus sensible et de mieux protégé que l'oeil dans le corps, et pourtant s'il devient un obstacle au salut, il faut se l'arracher dans l'intérêt de l'esprit. C'est en cela que consiste la prudence du serpent, à mettre sa tête, c'est-à-dire son âme à l'abri de tout ce qui peut lui nuire.

13. Toutefois, pour éviter de scandaliser les faibles que la vérité touche moins que les autres, je prie Votre Sainteté et tous ceux qui voudront prêter l'oreille à mes discours, de vouloir bien vous employer à rétablir la paix et la concorde entre l'abbé du monastère d'York et les religieux dont nous avons souvent parlé dans le courant de cette lettre. N'oublions pas d'ailleurs que ce sont des religieux de Molesmes qui, après avoir quitté leur couvent comme ceux d'York voulaient le faire, ont fondé et fait fleurir la règle de Cîteaux dont l'Église entière admire aujourd'hui la perfection. L'archevêque de Lyon, Hugues, de vénérable et pieuse mémoire, loua la pureté d'intention de ceux qui tentèrent cette réforme et s'empressa d'adopter ce louable retour vers le passé. Quand les plaintes de ceux qui avaient vu cette rénovation de mauvais oeil, furent portées aux pieds du saint Siège, le pape Urbain II décida que l'abbé seul qui avait aussi quitté sa charge pour suivre la réforme retournerait à son poste, et que, pour le reste des religieux, on n'empêcherai aucun de ceux qui voudraient observer la règle dans toute sa pureté de suivre leur penchant. Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir de quel éclat l'Evangile reluit maintenant dans toute leur conduite. Peut-être me suis-je étendu un peu longuement et vous ai-je fatigué par le récit de cette affaire, mais il m'a semblé que je devais vous faire connaître les dispositions où se trouvent les autres religieux, lesquelles ne vous plairont probablement pas, de peur que les choses ne vous fussent exposées par nos adversaires tout autrement qu'elles ne sont. Je prie Notre- Seigneur de garder Votre Sainteté en bonne santé.

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LETTRE CDXL. FASTRED, TROISIÈME ABBÉ DE CLAIRVAUX, A UN ABBÉ DE SON ORDRE.

Fastred, serviteur indigne et abbé des moines de Clairvaux, à l'abbé N..., salut en Jésus-Christ, et un plus grand esprit de la pauvreté évangélique.

1. Quelqu'un qui n'est pas moins rempli de compassion pour les besoins de votre âme que vous d'empressement à satisfaire les appétits de votre corps, m'a informé qu'oubliant votre règle aussi bien que la nécessité pour vous, de donner le bon exemple à vos religieux, vous vous faites servir dans les bâtiments destinés aux étrangers et à leurs dépens tout ce que vous pouvez désirer. Il paraît aussi que le luxe de vos vêtements et la mollesse de votre couche vous font ressembler au riche de l'Evangile bien plutôt qu'au pauvre Lazare. Auriez-vous donc oublié les peines qui succèdent dans l'autre monde aux jouissances goûtées dans Celui-ci? En vérité, mon cher fils et bon frère, ce n'est pas la peine d'avoir maintenant de si beaux habits pour tomber un jour dans l'enfer. Mieux vaut pour vous, en préférer d'autres qui soient moins embarrassants et moins incommodes dans la route que vous devez parcourir; d'ailleurs Dieu vous a appelé à en avoir un différent, pourquoi le quitter maintenant et perdre le mérite de le porter ? Vous savez bien que votre vêtement actuel ne convient pas dans un couvent, et que la qualité en est bien supérieure à celle des étoffes que nos statuts nous recommandent. Si nous recherchons la signification de notre nom de moines, nous trouverons qu'il signifie tristesse et solitude, comment donc des habits somptueux et mondains pourraient-ils nous convenir ? Comment allier les réjouissances et les plaisirs avec la tristesse qui convient à notre profession ? Croyez-moi , mon cher fils, il faut qu'un religieux sache, comme l'apôtre saint Paul, ne manger que pour soutenir son existence et ne porter de vêtements que pour couvrir son corps: désirer davantage, c'est se confondre avec ces pharisiens hypocrites qui mettaient toute leur gloire à parer les dehors, plutôt qu'à d'humbles partisans de la pauvreté évangélique.

2. Ce ne sont pas là les exemples et les leçons que vous a donnés notre prédécesseur l'abbé Bernard, d'heureuse mémoire, ni les habitudes des abbés et des religieux de notre ordre ; car vous savez qu'ils n'ont eu pour toute nourriture que du pain d'avoine, des herbes cuites sans huile et sans graisse, des pois et des fèves; le jour même de Pâques ne change rien à cette austérité, que d'ailleurs toutes les autres maisons religieuses observent aussi bien que nous. Et vous, comme si vous n'étiez pas de notre ordre, vous ne songez qu'aux plaisirs de la table et ne vous ne faites servir que des mets recherchés et délicats. Si vous êtes véritablement abbé, c'est-à-dire l'exemple et le modèle de vos religieux, comment pouvez-vous bien vous faire servir des viandes succulentes, du poisson frais assaisonné avec art, et du pain que la main d'une femme a pétri hors du monastère ? Hélas ! convenons-en, la honte au visage, combien voit-on de religieux plus parfaits que leur abbé; de passagers plus habiles que le, pilote qui les guide, de soldats plus consommés dans leur métier que les généraux qui les commandent! N'est-il pas vrai, mon frère, que dans votre propre monastère une foule de religieux passent en prières les longues heures de la nuit que vous consumez à table, dans en des repas splendides et superflus, et se donnent la discipline pour expier leurs péchés et en obtenir le pardon ? Combien je vous trouve éloigné, mon bon frère et cher père, de la perfection du novice que nous avons . perdu pendant l'année de son noviciat et qui voulut jusqu'à la fin observer à la rigueur les lois de l'abstinence! Dégoûté de tout, il n'avait envie que de manger un neuf; il se donna bien de garde de le dire et ne fit connaître le désir qu'il avait éprouvé que quelques instants avant d'expirer, dans la crainte de perdre, en le disant plus tôt, le mérite de sa mortification volontaire; encore fallut-il, pour lui arracher cet aveu, que son abbé lui promit qu'on ne le forcerait point à satisfaire son envie.

3. Eh bien, je vous le demande à vous qui maintenant êtes abbé et qui devez servir de modèle aux autres, qu'êtes vous en comparaison de ce novice ? Si Jésus-Christ jeûne avant de commencer à prêcher l'Évangile, si Elie jeûne aussi pour mériter d'être enlevé sur un char de feu, si les Ninivites se rachètent d'une ruine certaine par le jeûne, si Esther en jeûnant sauve son peuple et apaise la colère d'Assuérus, si saint Jean-Baptiste jeûne toute sa vie pour mieux préparer les voies à l'Évangile, enfin si les saints n'ont pas connu d'autre voie pour aller au ciel, que penser de la route que vous suivez ? elle est bien différente de la leur pour j conduire au même but ! C'est la gourmandise qui a perdu l'innocence de nos premiers parents ; c'est dans l'ivresse que Noé fut surpris dans une nudité honteuse et que Loth devint incestueux. Ne lisons-nous pas que c'est après avoir bien mangé que le peuple hébreu se leva de table pour aller adorer le veau d'or ? Ammon périt au milieu d'un festin, et c'est au sein de l'ivresse qu'Holopherne fut tué. N'est-ce pas au milieu d'un festin que Balthasar vit écrite sur la muraille la sentence de sa mort? n'est-ce pas enfin également dans un festin que fut apportée la tête sanglante de l'homme extraordinaire et surnaturel dont il a été dit qu'il était le plus grand des enfants des femmes ?

4. Comment pouvez-vous espérer qu'il ne vous arrivera rien de fâcheux là où tant d'autres ont péri misérablement ? Je sais que vous donnez pour excuse vos maux de tête et d'estomac que la nourriture ordinaire augmente ; mais je vous dirai que vous êtes dans une étrange erreur si vous vous figurez qu'un religieux peut avoir recours à la médecine ou comme les gens du monde; car nous n'entrons pas eu religion pour y trouver toutes nos aises et y jouir de tous les avantages et de toutes les commodités possibles. Si l'apôtre saint Paul plaçait sa force dans sa faiblesse, pourquoi voulez-vous bannir de chez nous ce qui est la source et la cause de tant de biens ? Je vous dirai, mon bon père, et vous pouvez bien ajouter foi à oies paroles, que j'ai vu bien des fois le saint abbé Bernard, oblige, pour réchauffer son estomac malade, de manger de la bouillie faite avec de la farine. mêlée de lait et de miel, ne le faire qu'avec scrupule; et il me répondait, quand je lui reprochais cet excès d'austérité: " Mon fils, si vous étiez bien pénétré des obligations d'un se véritable religieux, vous ne mangeriez pas la moindre bouchée de pain sans l'arroser de vos larmes, car nous ne, sommes venus au couvent que pour gémir sur nos péchés et pleurer sur ceux des autres. Quand nous mangeons le pain que le prochain a préparé de ses mains, nous mangeons en même temps ses péchés et nous sommes obligés de les expier comme les nôtres. Puis il ajoutait encore: Nous ne devrions jamais alléguer nos infirmités pour excuser notre relâchement ; puisque nos pères n'ont choisi le plus souvent pour y construire ces monastères, que les flancs des vallées humides afin que les moines, étant plus souvent malades et ayant constamment la mort devant les yeux, vécussent dans une moins grande sécurité. " Si les saints sont à la recherche des moyens d'affaiblir leur santé, comment osez-vous faire tout ce que vous faites, pour vous procurer toutes vos aises ? S'ils ont vu dans l'affaiblissement de la santé une source de biens infinis pour nous, comment pouvez-vous bien faire servir avec une telle prodigalité les biens de votre maison à procurer à votre corps tout ce que vous prétendez que réclame le mauvais état de sa santé? O mon cher frère, votre âme est bien plus malade que votre corps! Si elle jouissait de la grâce de Dieu, votre corps ne serait pas si débile et si, faible, il n'aurait que faire de toutes les douceurs que vous demandez pour lui à la terre. Réformez donc ces habits somptueux et ce luxe de table. Quoique je ne vous aie point tâté le pouls, je connais assez bien votre maladie pour être sûr de vous guérir si vous employez ce remède; mais s'il ne vous suffit pas de cet avertissement fraternel, confraternel même, je vous préviens qu'en ma qualité de supérieur j'aviserai à vous guérir d'une autre manière.

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LETTRE CDXLI. PIERRE DE ROYA, NOVICE DE CLAIRVAUX, A C...., PRÉVOT DE NOYON.

Après avoir fait le récit des égarements de sa jeunesse, il dépeint l'excellente institution de Clairvaux.

1. A son très-cher C. prévôt pour un an de la sainte Eglise de Noyon, mais prévôt pour toujours, s'il le veut, aux yeux du Roi du ciel, le. frère Pierre, par la miséricorde divine novice à Clairvaux, salut en Dieu. Les amis dont l'amour de Jésus-Christ unit les coeurs quand la distance des lieux les sépare et les empêche de se voir et de s'entretenir ensemble face à face, ne laissent pas de se souvenir fréquemment les uns des autres, et d'échanger des témoignages de leur affection mutuelle, de s'informer de la voix du coeur de l'état où ils se trouvent, et d'offrir les uns pour les autres à Dieu des prières et des larmes. J'aime à croire que, suivant cette règle, vous vous demandez quelquefois ce que devient votre ami, ce qu'il veut, ce qu'il est, enfin ce qu'il fait et désire; et peut-être dans votre amitié pour moi craignez-vous parfois que je n'aie placé un poids trop pesant sur mes faibles épaules. Je vous dirai, mon cher ami, que bien des gens ont craint là où il n'y avait pas lieu de craindre, et puisque vous m'aimez dans le bon Jésus, vous ne devez plus avoir ces appréhensions pour moi, car le Seigneur a cela de particulier qu'il sait rendre son joug aussi léger que doux. Je suis bien loin de pratiquer les vertus nombreuses dont j'ai les exemples multipliés jour et nuit sous-les yeux; pourtant je veux rassurer votre coeur à mon endroit au sujet de ce que je deviens et veux devenir, en vous faisant, en quelques mots, la peinture de Clairvaux, et en vous retraçant le genre de vie que mènent ici les pauvres de Jésus-Christ, dont je ne désire rien tant que d'imiter les vertus.

2. Mais avant tout je veux vous donner une idée de mon ancien genre de vie, si tant est qu'on puisse donner le nom de vie à une existence aussi désordonnée. Dans ce récit, vous remarquerez à combien de morts affreuses la bonté du Sauveur m'a soustrait, et vous lui rendrez gloire en voyant qu'il ne repousse pas le pécheur, quel qu'il soit, qui revient à lui. Si dans le cours de mon histoire vous remarquez des choses regrettables qui vous sont arrivées comme à moi, je vous conseille, en ami et en frère, dans l'intérêt de votre salut, de vous hâter d'y apporter le remède convenable, pendant qu'il en est temps encore, car on ne sait ce que le lendemain nous ménage.

A l'époque où j'étais à Noyon, je m'assis souvent seul, quelquefois avec vous et aussi avec d'autres, dans l'embrasure d'une des fenêtres du palais épiscopal, et nous avons plus d'une fois admiré ensemble cet édifice que nous avions alors sous les yeux dans toute sa beauté première, et qui maintenant commence à vieillir; pendant que nous en suivions l'ordre et l'arrangement, je songeais en moi-même à cette demeure surnaturelle mieux ordonnée encore et plus parfaite , dont la beauté toujours nouvelle surpasse l'imagination. Et, en songeant que j'avais le malheur de suivre une voie qui m'éloignait de ce séjour au lieu de m'en approcher, je me trouvais infiniment à plaindre. Je savais bien qu'en ne la quittant pas au plus vite, je ne tarderais pas à arriver infailliblement à cet autre séjour bien différent, où la douleur, la misère et la honte ont établi leur demeure, d'où tout ordre est banni, qu'une éternelle horreur habite seule avec le ver rongeur qui ne sait point mourir, et les flammes d'un feu qui ne sait pas s'éteindre. Que de fois ai-je appréhendé avec raison que l'amour du monde, dont mon âme était comme enivrée, ne finît par me faire tomber dans ce lieu d'horreur dont il avait déjà commencé à me rapprocher ! Mon coeur était dévoré et comme consumé par tant de désirs insensés que je n'avais plus ni courage ni force pour résister en quoi que ce fût aux inclinations de la chair. Une seule pensée pourtant me suivait encore partout, c'était celle de la mort, dont je ne pourrais éviter les atteintes et les peines éternelles qui devaient succéder un jour à nos plaisirs d'un moment.

3. Quand, à la table de monseigneur l'évêque, je prodiguais, dans l'argenterie, à ma chair ou plutôt à mon ennemi domestique une nourriture pleine de douceur, pendant que de la main du corps je prenais sur ces plats somptueux des morceaux excellents, il m'est souvent arrivé d'y prendre aussi en silence et de la main du coeur une toute autre nourriture que celle qui y était servie aux convives; et vous qui étiez assis à mes côtés, vous ne vous en doutiez pas. Ne croyez pas, si je rappelle ces souvenirs, que je condamne ces festins et cette innocente vaisselle d'argent, ce vin dont la belle couleur charmait nos regards, et le goût exquis, notre palais, non plus que ces coupes d'argent dans lesquelles nous le buvions; non, croyez-le bien, ce n'est pas ce que je blâme, il n'y avait point de mal dans ces mets, rien de mauvais dans ces vins, ni quoi que ce fût à redire dans l'argenterie dont nous faisions usage; mais dans le vase de terre de mon corps il y avait des ronces et des épines dont les aiguillons déchiraient ma pauvre âme ; ils semblaient grandir et se fortifier rien qu'au souffle et à l'aspect des choses extérieures. Oui, mon cher ami, voilà les pensées dont je me nourrissais bien souvent, à table comme ailleurs, voilà les morceaux que je trouvais fréquemment servis pour moi clans l'or et l'argent du splendide service de la table épiscopale.

4. Je faisais des réflexions analogues à l'occasion de beaucoup d'autres choses encore que mes yeux regardaient dans le monde par un mouvement de concupiscence et dans un complet oubli de la loi de Dieu, qu'ils transgressaient. Je me disais alors: Pierre, ce que tu considères en ce moment avec plaisir ou dont tu attends quelque jouissance, est de ce monde, un jour viendra donc où cela n'existera plus, tandis que toi tu seras encore; mais où seras-tu alors toi qui dédaignes la croix du Sauveur, dans laquelle seule tu devais mettre toute ta gloire, toi qui ne fais cas que des choses de ce monde, bien que tu saches qu'il passe tous les jours avec ses concupiscences? Tu sais bien pourtant qu'à la mort tu laisseras tout cela et que tu n'emporteras point la moindre partie de la gloire du monde avec toi. Rappelle-toi donc, Pierre, qu'un temps viendra où tu laisseras encore plus laide qu'elle ne l'est, à la pourriture et aux vers, cette vile guenille de ton corps dont tu fais aujourd'hui tant de cas, et pour laquelle tu oublies ton âme et, qui pis est, Dieu lui-même. Sais-tu en quel lieu, à cette heure que tu ne connais pas et qui te dépouillera de ton enveloppe terrestre, sais-tu oit tu iras, en quelles mains tu tomberas ? Que répondras-tu, où même iras-tu attendre le jour marqué pour te réunir de nouveau à lui, car tu sais bien que tu le reprendras et que tu revivras en lui; ressusciteras-tu alors pour une vie et une joie sans fin ou pour une mort et une peine éternelles ?

5. Oui, mon bien cher ami, voilà ce que je pensais et me répétais bien souvent dans la retraite silencieuse de mon coeur, et toutes ces réflexions m'empêchaient presque de goûter aucun plaisir. 11 ne faut pas s'en étonner, car ma conscience me reprochait de faire tout pour changer mon Sauveur en un juge sévère, puisque je ne craignais pars de l'offenser en tout ce qui concerne le culte qui lui est dû. En vérité, j'étais d'une présomption bien extraordinaire et d'une audace bien insensée! Je savais que le Seigneur est juste et qu'il peut me précipiter au fond des enfers, et, avec cette crainte clans l'âme, je ne continuais pas moins à l'offenser. Pourtant, voulant que le Seigneur fût mon partage, j'étais entré dans la cléricature, mais la vie que j'avais menée jusqu'alors me rendait indigne de la grâce du sacrement que je reçus. Aussi je ne saurais trop dire à quel point mon élévation était sotte et impudente. La loi de Dieu est une loi de pureté, et je m'ingérais à la prêcher d'une bouche incestueuse, et à l'annoncer aux hommes avec des lèvres souillées par le dol et l'impureté, quand je savais que le Seigneur a dit: " Pourquoi entreprenez-vous d'annoncer mes justices et osez-vous, d'une bouche comme la vôtre, parler de mon testament (Psalm. XLIX, 16 ) ? " Toutes les fois que je prêchais ou que je chantais la parole sainte dans l'église, par un autre motif que celui de l'amour et de la gloire de Dieu, je n'ignorais pas que je me rendais coupable d'une sorte de sacrilège, puisque je détournais du côté de la vanité, un culte qui n'est dû qu'à Dieu. Evidemment dans ce cas je n'étais point le disciple du Sauveur, puisque l'Apôtre a dit: " Si je plaisais aux hommes, c'est que je ne serais pas un véritable serviteur de Jésus-Christ (Galat. I, 10 ). " Or le Prophète a dit quelque part: " Dieu jettera au vent les ossements de ceux qui auront complu aux hommes (Psalm. LII, 6). " Eh bien, je dois convenir, pour être véridique, que ma plus grande et malheureuse préoccupation était de plaire aux hommes et de me faire plaisir à moi-même bien plutôt qu'à Dieu.

6. Je n'étais donc qu'un mauvais serviteur. De quel front et à quel titre par conséquent aurais-je occupé plus longtemps ma place dans le champ du père de famille comme une plante amère, bonne à rien, ou plutôt nuisible à bien des gens, et plus nuisible encore à moi qu'aux autres, puisque je ne produisais que des fruits d'un goût détestable ? Quel exemple donnais-je aux vivants, quels sacrifices offrais-je pour les morts, moi qui prenais ma part de leurs victimes et qui buvais le vin de leurs libations? car, il faut bien l'avouer, sous quelque titre que j'aimasse alors à déguiser mon rôle, je n'étais qu'un pillard et un voleur des biens de l'église que je faisais servir ensuite à des fins coupables. Combien ma conduite odieuse et perverse devait déplaire à Dieu! je n'ignorais pas que saint Jérôme a dit: " Quiconque fait servir les biens de l'Eglise à des usages auxquels ils ne. sont pas destinés, commet le même péché que ceux qui rachètent le mensonge, et se rendent coupables du sang du Sauveur. " Aussi, comme en ce cas et en plusieurs autres je me trouvais coupable d'abus et de rapine, il m'est arrivé bien souvent, en entendant retentir à mes oreilles ces redoutables paroles de l'Apôtre : " Les voleurs n'entreront pas dans le royaume de Dieu (I Cor. VI, 9), " de tirer aussitôt au fond de mon coeur cette effrayante, douloureuse, accablante conclusion; ils seront donc précipités et enfermés avec les esprits immondes et souffriront sans fin avec eux les ardeurs du feu de l'enfer. Oui, j'arrivais en un instant à cette conséquence, parce que le raisonnement d'abord m'y conduisait d'un trait, et que d'ailleurs le jour du Seigneur, où elle sera rigoureusement déduite approche pour nous à grands pas, ce qui a fait dire à un prophète " Encore un moment, et je vais remuer le ciel et la terre (Agg. II. 22), " et à un autre ; " Ce sera un jour bien solennel et bien amer, il s'approche avec rapidité: ce jour-là le fort lui-même sera dans la tribulation (Soph. II, 14). " Ne soyez donc pas étonné, mon cher ami, si tout cela et beaucoup d'autres choses du même genre me rendaient inquiet et soucieux, car en y regardant de près, je ne trouvais pas dans toute ma vie, depuis mon enfance, un seul instant où je n'eusse commis quelque rapine ou accompli quelque oeuvre de mort. Car rien ne me plaisait comme les réunions et les fêtes de la vanité, les spectacles et les plaisirs, le repos et les entretiens dont le moindre mal était de porter à la dissipation. Que de fois la vérité, dans mes discours, cédait le pas au mensonge ! Serments, parjures, adulations, flatteries et le reste, c'était pour moi, par suite d'une habitude à peu près quotidienne, à peine des péchés, je n'y voyais guère que des usages de politesse reçus dans toute société comme il faut, et pourtant je n'ignorais pas que tout cela creuse un abîme entre Dieu et l'homme, et que par conséquent ce n'est que mensonge et folie. Je ne parle que de mes moindres fautes, car je ne vous dis point les mouvements d'orgueil, de jalousie et de haine dont mon coeur était secrètement animé, et je ne vous dis point non plus les dissensions, les détractions et les entretiens honteux dont je me rendais coupable. Je passe sous silence ces pensées et ces oeuvres de boue et de fange par lesquelles malheureusement j'étais absorbé tout entier; car, à vrai dire, j'étais moi-même une véritable fange, puisque jour et nuit je ne faisais rien qui ne méritât les peines de l'enfer. Mais le Père des miséricordes m'a regardé d'un oeil de pitié, il m'a visité et m'a traîné aux pieds de son Fils.

7. Vous pouvez comprendre maintenant avec quelle bonté le Père de toutes miséricordes a traité mon âme en l'arrachant aux fleuves de Babylone, et en la plaçant à Clairvaux aux sources mêmes du Sauveur. On peut dire de ce monastère que s'il est construit dans une vallée, il n'en a pas moins ses fondements sur les saintes montagnes, et que le Seigneur en aime les portiques plus que les tentes mêmes de Jacob. On en raconte des choses extraordinaires, parce que le Dieu de gloire y fait des merveilles. C'est là qu'on voit en effet de vieux insensés du monde rentrer en eux-mêmes; pendant que l'homme charnel s'affaisse en eux sous le poids des années, l'homme intérieur revient à la vie et, comme dit l'Apôtre, se renouvelle de jour en jour sur le modèle de celui qui a été créé selon Dieu. Dans ce séjour, on voit l'orgueilleux abaissé, le riche dépouillé, le pauvre évangélisé, pendant que les ténèbres de leurs péchés se changent en lumière. Quoique ce séjour soit devenu le rendez-vous où, de presque tous les bouts du monde, accourt une foule considérable de pauvres bien heureux, on n'y voit qu'un coeur et qu'une âme, de sorte qu'il semble que c'est pour cette maison que le Psalmiste a dit : " On y voit vivre ensemble des gens de tous les pays, de Tyr et d'Ethiopie (Psalm. XCVI, 4). " On peut assurer qu'elle ne compte que des habitants dont le coeur est dans la joie, mais dans une joie pure et solide; car les hôtes de ce lieu ont trouvé à Clairvaux l'espérance certaine d'une éternelle félicité qui déjà commence pour eux ici-bas, et se continuera plus tard dans les cieux. On peut bien dire que ce monastère est une seconde échelle de Jacob, sur laquelle on voit aussi des anges dont les uns descendent, c'est-à-dire pourvoient aux nécessités de la vie, pour ne point tomber en défaillance le long du chemin, et les autres montent, c'est-à-dire s'occupent de la direction des âmes, de manière qu'elles puissent un jour entrer dans la gloire éternelle même avec leurs corps.

8. Pour moi, plus je considère ceux qui ont eu le bonheur d'embrasser cette vie des pauvres de Jésus-Christ, plus je trouve qu'ils goûtent et suivent le Sauveur, et plus je reconnais, à de sûrs indices, qu'ils se montrent, en toutes choses, de dignes ministres de Dieu. Vaquent-ils à l'oraison, on voit bien vite qu'ils s'entretiennent en esprit et en vérité avec Dieu, on comprend aux doux colloques qu'ils ont avec lui, seul à seul, et à l'humilité de leur posture, qu'ils sont ses amis et ses familiers; sont-ils au contraire occupés à chanter publiquement, dans les Psaumes les louanges du Seigneur, on ne peut douter de la sainteté et de la ferveur de leurs âmes, rien qu'à voir dans quel saint et profond respect ils se tiennent; on sent à la manière dont ils prononcent chaque mot et psalmodient l'office que la parole de Dieu semble plus douce à leurs lèvres que les plus doux rayons de miel. Quand je m'arrête à les considérer pendant les offices du jour et ceux de la nuit, qui commencent un peu avant minuit, et se prolongent presque sans interruption jusqu'à la pointe du jour, et que je les entends chanter avec cette sainteté et cette infatigable continuité, c'est à peine s'ils me semblent d'un degré inférieurs aux anges; mais je les trouve de beaucoup supérieurs au reste des hommes. Persévérer dans cet état avec une ardeur toujours si entière et si vive, se montrer sans cesse si fervents et si méritants, n'est pas au pouvoir de l'homme, ce n'est donné qu'à ceux à qui le Ciel en fait la grâce. La lecture publique est pour eux comme la piscine de Siloé où ils puisent, avec autant de douceur que d'abondance, les eaux qui s'en écoulent en silence et qui jaillissent jusqu'à la vie éternelle. On comprend, rien qu'à leur extérieur et à leur contenance, qu'ils sont tous les disciples d'un même maître qui parle dans leur coeur et leur dit : " Ecoute, Israël, mais écoute en silence. " Aussi les voit-on silencieux prêter une oreille attentive et croitre tous les jours en sagesse, car le sage qui écoute devient plus sage encore. (Prov., I, 5).

9. Quel effet pensez-vous, mon cher ami, que produisent les heureux pauvres du Christ qui mènent ce genre de vie, et que croyez-vous qu'on peut en dire pendant les heures de travail manuel, quand ils vont à leurs occupations ou quand ils en reviennent? C'est bien alors qu'on voit, à n'en pouvoir douter, qu'ils sont conduits par l'esprit de Pieu plutôt que par le leur. C'est une telle patience, des visages si paisibles et si calmes, un ordre si doux et si saint dans tout ce qu'ils font, qu'on s'aperçoit à peine qu'ils sont en mouvement ou qu'ils éprouvent quelques fatigues, même dans les plus rudes travaux. Voilà qui montre bien que l'esprit qui opère en eux n'est autre que celui qui dispose tout avec douceur; c'est aussi dans cet esprit qu'ils trouvent force et repos jusque dans leurs labeurs. Or, parmi ces pauvres religieux, les uns, m'a-t-on dit, ont été autrefois évêques ou consuls, d'autres ont occupé des places éminentes dans le monde, se sont fait un nom fameux dans les sciences, ou bien sont des hommes encore pleins de jeunesse et de beauté, mais aujourd'hui, par un effet de la grâce de Dieu, ne faisant plus acception de personnes, plus ils pensent avoir été, haut placés dans le siècle, plus ils se persuadent qu'ils sont, en toutes choses, moindres et plus abjects que le moindre et le dernier de leurs frères. Aussi, quand je les vois au jardin avec un sarcloir, dans les prés avec une fourche ou un râteau, aux champs avec une faucille, et dans le bois avec une hache à la main, et dans les autres endroits avec les instruments propres au travail dont ils sont chargés, si je rapproche dans mon esprit leur état présent, leurs occupations et les instruments qu'ils manient, l'extérieur grossier de leurs personnes et leurs vêtements sans goût et sans valeur, je me dis : Si on ne jugeait les choses que sur les apparences, ces hommes sont à latine des hommes, on les prendrait pour de pauvres insensés, aussi muets que s'ils n'avaient. point de langue, une honte pour l'humanité, le rebut de la société; mais avec nu esprit plus sain et éclairé des lumières de la foi, je vois en eux, des yeux de l'esprit, des hommes dont la vie. en Jésus-Christ se passe tout entière dans les cieux. Je pourrais vous citer parmi eux Geoffroy de Péronne, Rainand de Morigny, G., de Saint-Omer, Gautier de Lille, tous plus jeunes que moi et que j'ai connus autrefois dans le vieil homme dont maintenant, par la grâce de Dieu, il ne reste plus le moindre vestige en eux. Quand je les connus, ils avaient le coeur haut et fier, le regard hautain, et se donnaient des airs d'importance et de grandeur exagérés; aujourd'hui je les vois devenus humbles sous la main miséricordieuse du Soigneur, s'abaisser d'une manière surprenante au-dessous d'eux-mêmes. Dans le monde, où je les connus, ils portaient partout avec eux les sépulcres de leurs corps blanchis en dehors et remplis d'ossements de morts en dedans; maintenant, au contraire, je crois qu'ils portent les vases du Seigneur, dont le dehors peut sembler méprisable, mais dont le dedans est tout plein des parfums les plus exquis. En voyant leur troupe se mettre en marche pour aller au travail accoutumé ou polir en revenir, et s'avancer d'un pas simple et régulier; comme une armée d'humbles soldats de la paix, les anges mêmes de Dieu ne peuvent retenir un cri de joie et d'admiration, ni s'empêcher de saluer ces hommes que le Christ a, depuis peu, tirés des ténèbres du péché à la lumière de sa grâce, et de s'écrier : " Quelle est cette troupe qui s'avance et monte comme l'aurore à son lever, et qui est comme la lune..... (Cant., VI, 9) ? " Cependant le démon effrayé se tient à l'écart de cette sainte demeure, il voit d'un oeil attristé, - puisse-t-il en être toujours ainsi! - le coup terrible porté à sa domination par la résurrection de tant d'âmes. Aussi s'arme-t-il de toutes les ressources de son infernale. malice, pour prendre dans les filets de ses raisonnements subtiles ceux qu'il n'a pu retenir plus longtemps dans le monde, et il les poursuit plus vivement que jamais de ses incessantes attaques; mais c'est en vain, car ils ont placé toutes leurs espérances de salut dans la croix bien-aimée du Sauveur qu'ils embrassent de toute l'ardeur de leur âme comme leur refuge assuré contre les attaques de l'ennemi du salut, et dont ils se plaisent à charger leurs épaules.

10. Enfin, mon cher ami, quelle idée vous feriez-vous de ces mêmes pauvres du Christ si vous les voyiez à l'heure des repas? quelle tenue, quelle sobriété vous remarqueriez en eux, s'il vous était permis de les voir! Dieu même ne trouve rien qui blesse ses regards dans ces saintes âmes, et les hommes n'y verraient rien à reprendre. C'est une tenue si modeste et si sainte qu'ils semblent à tous les regards, ce qu'ils sont en effet, des justes, des hommes craignant Dieu; il faut voir avec quelle attention ils reçoivent la nourriture spirituelle de la parole de Dieu dont ils sont constamment affamés, en même temps qu'ils mangent et boivent, avec une sorte de crainte et de réserve, une autre nourriture que Dieu leur donne aussi, mais qui n'a rien de délicieux et de recherché et ne se compose que de. légumes qu'ils ont fait pousser et de mets fort communs. Leur boisson est une sorte de bière qu'ils remplacent par l'eau pure quand elle vient à manquer; il est rare qu'ils boivent du vin, encore n'est-ce qu'en y mêlant beaucoup d'eau. Ils rendent sans doute à leur corps les soins auxquels il a droit, mais ils ne donnent rien à l'amour de la bonne chère ni à la gourmandise; ils ne mangent et ne boivent que pour soutenir la nature et obéir à l'ordre de Dieu, et ne perdent jamais de vue cette parole de l'Apôtre : " Les aliments et le ventre sont faits l'un pour l'autre, mais un jour viendra où le Seigneur les détruira tous les deux (I Cor., VI, 13) ; " ils savent bien que le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, la paie et la joie qui font l'unique objet de leurs désirs, et le seul but auquel leur volonté aspire. La grande institutrice de leur vie tout entière est l'obéissance, dont ils se montrent les disciples si fidèles qu'ils lui consacrent en même temps qu'au culte de Dieu tous les instants du jour et de la nuit. Aussi suis-je bien porté à croire que, sans parler des actions qui sont plus méritoires et plus importantes, ils ne font point un pas, un mouvement du corps ou de la main qui ne leur obtienne la rémission d'un péché, ou une augmentation de gloire dans le ciel. Si par hasard ils viennent à faire quelque chute, ce qu'on ne peut constamment éviter tant qu'on porte avec soi le fardeau d'une chair fragile, ils n'en sont point brisés tout à fait parce que Dieu étend la main pour les soutenir.

11. Voilà, mon cher ami, en peu de mots, ce que je vous ai promis, au commencement de cette lettre, sur les pauvres du Christ de l'abbaye de Clairvaux. Il y aurait encore bien des choses à dire plus belles et plus saintes que celles dont je vous ai fait le tableau, mais il faudrait être plus habile que je ne le suis pour vous les retracer, vous serez donc obligé de vous contenter du peu que je vous en dis dans cette lettre. Pour moi, je n'ai qu'un désir maintenant, c'est de mériter d'être compté un jour, de corps et d'esprit, au nombre de ces pauvres du Christ, dont les mérites m'aideront à produire des fruits plus abondants de pénitence, et me permettront de m'écrier avec plus de confiance : Seigneur, je me suis réfugié vers vous, enseignez-moi à faire votre volonté sainte; arrachez-moi, mon Dieu, aux mains de mes ennemis. Seigneur, j'ai élevé mon âme vers vous, je ne saurais être confondu dans mon attente, etc. Je n'ai pas encore fini mon temps d'épreuve, je ne fais encore, avec la grâce de Dieu, que l'apprentissage de la règle et de la vie de ces pauvres du Sauveur; mais j'espère, quand je serai des leurs, savoir veiller avec eux et ne plus sommeiller qu'en esprit, car le royaume des cieux est promis à la vigilance et celui qui sème en esprit moissonnera également en esprit cette vie éternelle où je prie Dieu de me faire parvenir, et que je serai heureux de partager à jamais par la miséricorde de Dieu, avec toute l'Eglise de Noyon, qui fut pour moi une maîtresse et une mère. Ainsi soit-il! Adieu.

Dieu permet que le dimanche de l'octave de l'Ascension de Notre-Seigneur je reçoive les armes de ma profession; que Jésus-Christ, au nom de ses propres mérites et de ceux de sa sainte Mère, ainsi que de vos prières, me fasse la grâce de m'en revêtir lui-même. Amen. Encore une fois : Adieu; pensez à vos fins dernières et songez au salut de votre âme.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE CDXLII (a). LE CHAPITRE GÉNÉRAL DES RELIGIEUX NOIRS AU PAPE ADRIEN IV.

Pour obtenir l'éloignement de l'abbé de Lagny.

Les abbés de l'archevêché de Reims, réunis dans un même esprit pour la gloire de Dieu, présentent humblement l'assurance de leur sincère attachement et de leurs ferventes prières, à leur bien-aimé père et seigneur Adrien IV, assis en qualité de souverain pontife sur le saint Siège de Rome.

Comme Votre Sainteté préside dans l'assemblée du peuple fidèle, et mérite des louanges dans le lieu où sont assis les anciens (Psalm. CVI, 32), et n'a reçu, par grâce spéciale, les clefs de l'apôtre saint Pierre que pour lier ou délier, nous venons, en toute humilité, déposer aux pieds de votre justice, les résolutions que le zèle de la maison de Dieu nous a suggérées, et vous faire connaître, avec larmes et gémissements, la ruine dont est menacée notre abbaye de Lagny. Celui qu'on y a placé avec le titre de pasteur a fait plus de mal à cette maison qu'il aurait dû lui faire de bien; car au lieu de former ses inférieurs à la pratique de la vie religieuse, il les a pour la plupart souillés et corrompus par le spectacle de sa vie déréglée et le triste exemple de ses désordres. C'est un fait malheureusement trop certain ; il n'est pas une ville, en France, où il ne soit diffamé, et plusieurs de ses religieux se sont vus réduits à fuir son commerce contagieux et mortel, pour aller pratiquer, dans d'autres couvents, les devoirs de la vie monastique que l'abbaye de Lagny, jadis si célèbre et si renommée, semble avoir complètement abandonnés, comme on abandonne une cabane de branches sous laquelle on se mettait à l'abri du soleil dans une vigne, ou la retraite qu'on s'était faite dans un champ de concombres (Isa., I, 8). Nous ne saurions voir de pareils désordres sans gémir, mais, comme ce n'est pas à nous de promener la faucille dans le champ des autres, nous avons recours à vous qui êtes tenu de couper l'arbre stérile, pour qu'il n'occupe pas plus longtemps la terre inutilement, afin de le remplacer par un autre qui portera du fruit, et nous prions votre vigilance d'user du pouvoir éminent qui lui appartient, et, dans sa sagesse, de prononcer contre un mal qui gagne de proche en proche comme un cancer, et fait autant de ravages que la peste, une de ces sentences contre laquelle les portes mômes de l'enfer sont impuissantes, qui ferme la bouche aux blasphémateurs et fait célébrer, par toutes les vraies filles de Sion, les louanges dit Seigneur. Adieu. Notre chapitre, que le pape Innocent (b), d'heureuse mémoire, a daigné confirmer par un privilège particulier de son autorité pontificale, vous prie de lui donner aussi vous-même votre bénédiction apostolique.

a Cette lettre est écrite contre l'abbé Geoffroy dont il est parlé dans les notes de la lettre 231.

b On voit par là que l'origine des chapitres généraux de l'ordre de Saint-Benoît remonte au pape Innocent. On regarde comme le premier de ce genre celui qui se tint à Soissons, et auquel saint Bernard a adressé sa lettre quatre-vingt-onzième. Pierre le Vénérable appelle les grands chapitres, dans sa lettre deux cent vingt-neuvième, n. 30.

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LETTRE CDXLIII. LES MÊMES AU PAPE ALEXANDRE III.

1. Les abbés de l'archevêché de Reims, réunis dans un même esprit pour la gloire dé Dieu, présentent humblement l'assurance de leur sincère attachement, de leur profond respect et de leur parfaite obéissance à leur bien-aimé père et seigneur Innocent, assis en qualité de souverain Pontife sur le saint Siège de Rome. Que les miséricordes du Seigneur soient le sujet de nos louanges! Au moment oit vous avez été élu et consacré, la barque de l'Église, qui n'a été confiée qu'au bienheureux Pierre, était violemment agitée; les flots soulevés venaient de tous côtés se briser sur ses flancs et la mettaient dans un si grand péril que, dans notre frayeur, nous nous sommes écriés, ainsi que jadis les apôtres, comme si nous avions voulu tirer le Sauveur d'un sommeil pareil à celui d'autrefois: " Seigneur, sauvez-nous, nous périssons (Matth. VIII, 25). " Notre cri a été entendu de celui qui sauve de l'abattement de l'esprit et des coules de la tempête.; aussitôt le vent a changé et son souffle adouci nous a conduits au port oit nous voulions aborder. L'objet de nos voeux les plus ardents est de voir enfin cesser l'agitation de l’Eglise et s'éteindre la pernicieuse erreur qui la divise, de sorte que peuples et rois se réunissent pour servir Dieu ensemble, et honorer d'un commun accord Votre Béatitude sur le siège du prince des apôtres. A présent que nous ne sommes plus emportés à tout vent de doctrine et que nous n'entendons plus les séducteurs nous dire: Il est ici ou il est là, nous nous tenons attachés de toutes nos forces au roc inébranlable sur lequel le Pontife des pontifes a fondé son Eglise, et dans tous nos besoins nous avons recours avec confiance à votre protection pontificale, et vous prions humblement de vouloir bien confirmer, avec le pouvoir des clefs que vous tenez du bienheureux Pierre, tout le bien que vous trouverez dans la maison de Dieu, et détruire jusque dans sa racine le mal que vous pourriez y voir.

2. Pour ne parler que d'une seule chose entre plusieurs autres, qui trouble beaucoup le calice et la paix dont les enfants de saint Benoit jouissent sous Votre Sublimité, nous ne vous citerons, les larmes aux yeux et le chagrin dans l’âme, que l'état de décadence oit se trouve réduite, An ce moment, l'abbaye de Lagny, jadis fameuse par la sainteté et la régularité de ses religieux, non moins que par ses richesses. Celui qu'on y a placé avec le titre de pasteur a fait plus de mal à cette maison qu'il aurait du y faire de bien, car au lieu de former ses inférieurs à la pratique de la vie religieuse il les a, pour la plupart, affreusement scandalisés et entraînés à leur perte par le spectacle de sa vie déréglée et le triste exemple de ses désordres. Comme personne n'a élevé la voix contre un tel état de choses, il a poussé l'impudence et l'audace jusqu'à choisir parmi ses religieux un complice de ses dérèglements, pour le placer à la tète des autres, en qualité de prieur. C'est alors que nous avons résolu de vous écrire pour informer Votre Prudence des progrès du mal et lui faire connaître ce dont le troupeau du Seigneur est menacé. Nous avons déjà écrit à ce sujet à votre prédécesseur, le pape Adrien, d'heureuse mémoire, et lui avons fait toutes nos doléances en le pressant de prévenir la raine lamentable et complète de ce monastère. Ce Pontife jugea dans sa prudence qu'il n'y avait rien de plus urgent à faire, écrivit à Alain et à Thibaut, vénérables évêques d'Auxerre et de Paris, et leur enjoignit d'examiner soigneusement cette affaire en présence des abbés et de la régler ensuite selon qu'ils le jugeraient convenable, en vertu de l'autorité du saint Siège. Mais au jour dit, comme on se préparait à exécuter les ordres du Pape, dans l'abbaye même de Lagny, l'abbé, s'il est permis de lui donner ce nom, plein d'une juste défiance dans la bonté de sa cause et redoutant les suites d'un jugement, produisit une lettre du pape Adrien qu'il s'était fait écrire, nous ne savons comment, et qui semblait le mettre à l'abri, en qualité de fils de l'Eglise romaine, des poursuites et des sévérités des évêques dont nous avons parlé plus haut; il s'ensuivit que les choses en demeurèrent dans l'état où elles étaient.

3. Aussi, vénérable Père, le mal, comme le venin de la vipère ou les ravages du cancer, semble gagner de proche en proche et s'étendre; il n'est pas de ville en France où la renommée n'en ait porté la nouvelle. Quant à nous, en voyant les violations des lois de notre ordre, nous en avons séché de douleur; mais il ne nous appartient pas de promener la faucille dans le champ d'autrui, c'est à vous de couper l'arbre stérile pour qu'il n'occupe pas plus longtemps la terre inutilement, et de le remplacer par un autre qui produira des fruits; nous vous prions donc d'user du pouvoir éminent qui vous appartient et, dans votre sagesse, de prononcer, contre un mal qui gagne de proche en proche comme la peste, une de ces sentences contre laquelle les portes mêmes de l'enfer sont impuissantes, qui ferme la bouche aux blasphémateurs, et fasse louer, par toutes les voix, le nom du Seigneur, à l'occasion de ce que vous aurez fait. Adieu, et que les mains de Votre Majesté apostolique nous comblent de ses plus douces bénédictions.

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LETTRE CDXLIV (a). A L'ABBÉ DU TRÈS-SAINT MONASTÈRE DE RIÉTI.

A son très-cher et vénérable seigneur et, par la grâce de Dieu, abbé du très-saint manastère de Riéti, son tout dévoué T..., salut et la consolation du Saint-Esprit.

J'ai reçu, avec tout le respect qu'elle mérite, la lettre si courte et si succincte que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire, et mon cœur, en la lisant, s'est senti pénétré de crainte. A ces premiers mots, Au vénérable père abbé, comme je n'étais au courant de rien, je fus surpris d'abord, je l'avoue, et je me demandai, en rougissant, ce que voulait dire ce salut. Qui suis-je en effet et quelle est ma naissance? Je ne suis qu'un enfant, qui ne sait ni d'où il vient ni où il va. Je me trouve bien à plaindre de paraître grand à vos yeux, à vous qui ne me jugez que par conjecture et sur l'opinion plutôt que sur la vérité et de n'être rien à ceux de Dieu. Plût à Dieu que votre lettre renfermât autant de vérités qu'elle en contient peu ! je ne dirai pas qu'elle contient des mensonges, car on ne peut taxer de mensonge une assertion fausse qu'on croit vraie, en la faisant, car celui qui la fait ne veut point tromper, il est seulement dans l'erreur. Quoi qu'il en soit, si la prière des pauvres a quelque pouvoir auprès du Dieu des miséricordes, j'espère que le Dieu qui nous a rachetés me procurera un heureux voyage. Je vous supplie, vous dont la foi est si ardente, de vous souvenir de moi, au fond de votre âme, lorsque vous entrerez, pour adorer le Seigneur, dans les sacrés parvis où il a fixé son séjour. Que l'ange de Dieu vous garde dans toutes vos actions et vos démarches, mon vénérable et bien-aimé Père.

a On ne sait pas quel est l'auteur de cette lettre que les éditeurs de Cologne ont placée avant la trois cent vingt-huitième de saint Bernard. il a déjà été question du monastère de Riéti dans la lettre deux cent et unième.

FIN DES LETTRES.



















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