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Saint Augustin d'Hippone
Sermons

SERMON CI. LA MOISSON ET LES MOISSONNEURS (1).
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ANALYSE. — Quelle est cette moisson spirituelle que Notre-Seigneur dit si grande? C'est évidemment celle du bien à faire dans la Judée, où les patriarches et les prophètes avaient cultivé le terrain. Or cette récolte devait servir de semence pour la gentilité tout entière; et la gentilité se trouve être indirectement la moisson annoncée. Donc exerçons-nous à n'être ni un grand chemin, ni un terrain pierreux, ni une terre couverte d'épines, mais une terre féconde qui porte de bons fruits. — Quels sont les moissonneurs appelés à faire la récolte? Sans aucun doute les évêques, les ministres de Jésus-Christ. Mais ils doivent premièrement donner avec générosité ce qu'ils ont reçu; secondement renoncer aux oeuvres mortes et pratiquer en tout la charité ; troisièmement enfin, annoncer l'Évangile avec des intentions droites et surnaturelles. A ces conditions ils posséderont et répandront la paix.

 

1. La lecture de l'Évangile, que nous venons d'entendre, nous invite à rechercher quelle est cette moisson dont Notre Seigneur parle en ces termes : « La moisson est sûrement grande, mais les ouvriers en petit nombre. Priez donc le maître de la moisson d'envoyer en sa moisson  des ouvriers. » Ce fut alors qu'aux douze disciples, qu'il désigna sous le nom d'Apôtres, il en ajouta soixante douze autres, et les envoya, comme l'indiquent ses paroles, à cette moisson toute préparée. Quelle est donc cette moisson :

Cette moisson n'était pas celle de nous autres gentils, puisque rien n'avait été semé parmi nous. Il faut donc conclure qu'il s'agissait de celle du peuple Juif. C'est pour elle en effet que vint le Maître de la moisson, et pour elle qu'il envoya des moissonneurs, tandis qu'il adressa aux gentils, non pas des moissonneurs, mais des semeurs. Ainsi la récolte faite parmi les Juifs devait servir à ensemencer la gentilité. Dans celte récolte furent pris les Apôtres, et si la moisson était mûre dans cette contrée, c'est que les prophètes y avaient semé.

Aimons à contempler la divine culture, à voir les dons de Dieu avec bonheur, ainsi que les ouvriers qui travaillent dans son champ. A cette culture s'exerçait celui qui disait: « J'ai travaillé plus qu'eux tous; » mais comme les forces lui étaient données par le Maître de la moisson, il avait soin d'ajouter : « Ce n'est pas moi pourtant, mais la grâce de Dieu avec moi (2). » Or c'est bien de l'agriculture qu'il s'occupe, puisqu'il dit expressément : « J'ai planté, Apollo a arrosé (3). » Cet Apôtre donc qui de Saul était devenu Paul, c'est-à-dire petit, d'orgueilleux qu'il était; car Saut vient de Saül et Paul de Paulum, petit; et qui d'ailleurs semble avoir voulu nous faire comprendre la signification de son nom lorsqu'il disait :

 

1. Luc, X, 2-6. — 2. I Cor. XV, 10. — 3. Ibid III, 6.

 

« Je suis le plus petit des Apôtres (1); » ce Paul, ce petit, ce dernier fut donc envoyé vers les gentils, et lui-même déclare que c'est surtout vers eux qu'il fut envoyé. Il l'écrit, et nous le lisons, nous le croyons, nous le prêchons. Il dit en effet, dans son Épître aux Galates, qu'après avoir été appelé par le Seigneur Jésus il vint à Jérusalem. Là il confronta son Évangile avec la doctrine des Apôtres, et ils se donnèrent la main en signe de concorde et d'harmonie parfaite; car ce qu'ils avaient appris de lui ne différait aucunement de ce qu'ils enseignaient. Il ajoute qu'il fut convenu entre eux qu'il se réserverait pour la gentilité, et eux pour la circoncision, lui pour semer et eux pour moissonner (2). Aussi est-ce avec raison que même sans s'en douter, les Athéniens lui donnèrent son véritable nom, lorsque l'entendant prêcher ils se dirent : « Quel est ce semeur de paroles (3)? »

2. Soyez attentifs, aimez à contempler avec moi cette grande culture; ces deux moissons dont l'une est faite et l'autre à faire; car l'une est faite parmi les Juifs, et l'autre à faire parmi les Gentils. Prouvons-le; et comment le prouver, sinon par les livres divins du Maître de la moisson?

Déjà il est dit, dans le passage que nous expliquons : « La moisson est abondante, mais les ouvriers en petit nombre. Priez le Maître de la moisson d'envoyer à sa moisson des ouvriers. » Et comme les Juifs devaient contredire et persécuter les moissonneurs : « Voici, poursuit le Seigneur, que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. »

Relativement à cette moisson, montrons quelque chose de plus clair encore dans l'Évangile selon saint Jean. Près du puits de Jacob, où le Seigneur s'assit tout fatigué, il se passa de grandes choses; mais nous avons trop peu de temps pour

 

1. Csr. XV, 9. — 2. Galat. II,1-9. — 3. Act. XVII, 18.

 

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traiter de ces mystères. Voici ce qui a rapport à la question présente.

Nous avons entrepris, de prouver que la moisson dont parle le Sauveur désigne les peuples à qui se sont adressés les prophètes; et il fallait bien que les prophètes semassent pour que les Apôtres pussent recueillir. Or, pendant que la Samaritaine s'entretenait avec le Seigneur Jésus, lorsque le Seigneur lui eut dit, entre autres choses, de quelle manière on doit adorer Dieu: « Nous savons, reprit-elle, que le Messie, c'est-à-dire le Christ, va venir et qu'il  nous apprendra toutes choses. » — « Moi qui te parle, ajouta le Sauveur, je le suis. » Crois ce que tu entends; pourquoi chercher ce que tu vois? « Moi qui te parle, je suis le Christ. » Mais quand cette femme disait : « Nous savons que le Messie va venir; » le Messie qu'ont annoncé Moïse et les prophètes, et « qu'on nomme le Christ, » évidemment la moisson était en épis. Elle avait dû, pour germer, être semée par les prophètes; mais elle était mûre et pour être recueillie elle attendait les Apôtres. Aussi, dès qu'elle eut entendu ces mots du Sauveur, la Samaritaine crut, laissa là sa cruche s'en alla en courant, et commença à annoncer le Seigneur.

Pendant ce temps-là les disciples étaient allés acheter des aliments. Ils virent, en revenant, que leur Maître s'entretenait avec une femme, et ils s'en étonnèrent. Ils n'osèrent cependant lui dire : « De quoi ou par quel motif vous entretenez-vous avec elle? » gardant en eux leur étonnement et refoulant dans leur coeur le désir de l'exprimer.

Ainsi le nom du Christ n'était pas nouveau pour la Samaritaine; elle attendait son arrivée, elle croyait qu'il allait paraître. D'où lui venait cette foi, sinon de ce que Moïse l'avait semée? Mais voici plus expressément encore ce que nous cherchons. « Vous prétendez que l'été est loin encore, dit alors le Seigneur à ses disciples; levez les yeux et voyez les campagnes déjà blanchissant pour la moisson.... D'autres ont travaillé, ajouta-t-il, et vous, vous êtes entrés dans leurs travaux (1). » En effet, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse., et les prophètes avaient travaillé, pour semer. La moisson était mûre à l'arrivée du Seigneur. Il envoya des moissonneurs armés de la faux de l'Évangile, et ils rapportèrent des gerbes sur l'aire sacrée, où devait être foulé saint Étienne.

3. Ici se présente Paul et on l'adresse aux gentils ;

 

1. Jean, IV, 38.

 

ce qu'il ne laisse pas oublier en parlant de la grâce spéciale qu'il a reçue en propre, car il est dit dans ses écrits qu'il est envoyé pour prêcher l'Évangile dans des pays où le nom même du Christ n'était pas connu. Mâts comme la première moisson est terminée et que tous les Juifs qui restent....., considérons cette autre récolte dont nous faisons partie.

Que la semence ait été répandue par les Apôtres ou par les Prophètes, c'est toujours le Christ qui a semé; car il était dans les Apôtres, quoique d'ailleurs il ait moissonné en personne. Les Apôtres en effet ne pouvaient rien sans lui, tandis que sans eux rien ne lui manque, et il leur disait : « Sans moi vous ne sauriez rien à faire (1). » Que dit donc le Sauveur en répandant la semence dans la gentilité? « Le semeur s'en alla semer. » Aux Juifs il envoya des moissonneurs; il vient ici semer hardiment. Pourquoi d'ailleurs aurait-il hésité en voyant tomber sa semence, partie sur le chemin, partie dans des endroits pierreux et partie au milieu des épines? S'il avait craint de passer par ces terrains ingrats, il ne serait pas arrivé au bon terrain.

Pourquoi nous occuper encore des Juifs et parler de la paille? Cherchons seulement à n'être ni un chemin, ni des endroits pierreux ou couverts d'épines, mais une bonne terre. Que notre coeur soit si bien préparé qu'il produise trente, soixante, mille et cent pour un : ces chiffres sont bien différents sans doute; tous néanmoins ne représentent que du froment. Ne soyons pas un chemin, dans la crainte que la semence, foulée aux pieds par les passants, ne soit emportée par l'ennemi comme par un oiseau rapace. Ne soyons pas un terrain pierreux, dans la crainte que perçant bien vite une couche si légère, la divine semence ne puisse supporter les ardeurs du soleil. Ne soyons pas non plus une terre couverte d'épines, livrés aux passions du siècle, aux sollicitudes d'une vie abandonnée aux vices (2). Eh! qu'y a-t-il de plus affreux que ces sollicitudes de la vie qui ne laissent point arriver à la vie Qu'y a-t-il de plus misérable que ces soins de la vie qui font perdre la vie? Qu'y a-t-il de plus infortuné que ces craintes de la mort qui donnent la mort? Ah! qu'on arrache ces épines, qu'on prépare le champ, et qu'il reçoive la semence: qu'on parvienne enfin à la moisson avec le désir d'être serré dans le grenier et sans craindre le feu.

4. Etabli par le Seigneur ouvrier tel quel dans

 

1. Jean. XV, 5. — 2. Matt. XIII, 2-23.

 

son champ, nous devions vous rappeler ces vérités, semer, planter, arroser, creuser même autour de certains arbres et y mettre de l'engrais. Notre devoir est de vous donner avec fidélité; le vôtre, de recevoir fidèlement; et c'est au Seigneur de nous aider, nous à travailler, vous à croire, tous à souffrir et en même temps à vaincre le monde avec sa grâce. Maintenant donc que j'ai rappelé vos obligations je veux aussi parler des nôtres.

Peut-être néanmoins que quelques-uns d'entre vous jugent inutile ce dessein et qu'il se disent en eux-mêmes. Ah ! si plutôt il nous renvoyait? Il nous a entretenus de ce qui nous regarde; que nous importe ce qui le concerne? Mais je crois, mes frères, que la charité mutuelle qui nous unit demande plutôt que nous ne soyons pas étrangers. Vous ne faites tous qu'une seule famille, et nous tous qui vous distribuons les dons de Dieu, ne faisons-nous point partie de cette même famille, n'obéissons-nous,pas au même Chef? Est-ce d'ailleurs de mon bien que je vous donne? N'est-ce pas du sien et ne m'en fait-il point part à moi-même? Si je vous donnais de ce qui est à moi, je vous enseignerais le mensonge, puisque le menteur parle de son propre fonds (1). Ainsi donc vous devez entendre ce qui concerne les dispensateurs de la parole sainte, afin que vous vous félicitiez, si vous en rencontrez de bons, afin aussi que vous vous instruisiez de leurs obligations. Combien en effet je vois parmi vous de dispensateurs futurs! Nous étions où vous êtes; si l'on nous voit aujourd'hui distribuer, du haut de cette chaire, les aliments spirituels aux serviteurs de notre commun Maître, il y a peu d'années encore que placé en bas nous recevions avec eux les mêmes aliments sacrés. Evêque, je parle à des laïques; mais je sais à combien de futurs évêques je parle.

4. Examinons quel sens donner aux prescriptions faites par le Seigneur aux disciples qu'il envoyait prêcher l'Évangile; mais ne perdons pas de vue que la moisson était toute prête. « Ne portez, leur dit-il, ni bourse, ni sac, ni, chaussures, et dans le chemin ne saluez personne.  En quelque maison que vous entriez, dites d'abord: Paix à cette maison. Et s'il s'y trouve un  fils de la paix, elle reposera sur lui; sinon elle vous reviendra. »

Sera-t-elle perdue pour eux, si elle ne leur revient point? Ah! loin des âmes saintes une

 

1. Jean, VIII, 44.

 

interprétation semblable! Il ne faut donc pas prendre ces paroles à la lettre; ni conséquemment ce qui est dit de la bourse, des chaussures, du sac; moins encore la défense de saluer personne en chemin, ce qui, pris à la lettre et sans examen, semblerait nous commander l'orgueil.

6. Considérons Notre-Seigneur; il est à la fois notre vrai modèle et notre soutien. Notre soutien : « Sans moi, dit-il, vous ne pouvez rien faire. » Notre modèle : « Le Christ a souffert  pour nous, dit saint Pierre, vous servant de modèle, afin que vous marchiez sur ses traces (1). » Or Notre-Seigneur lui-même, étant en voyage, avait une bourse et il la confiait à Judas. Sans doute il avait affaire à un voleur (2); mais je désire m'instruire auprès de mon Seigneur lui-même. Vous aviez, Seigneur, affaire à un voleur; mais aussi pourquoi possédiez-vous matière à vol ? Je ne suis qu'un homme faible et misérable, et vous m'avez averti de ne point porter de bourse ; mais vous en aviez une et vous pouviez être volé, car si vous n'en aviez pas eu, ce malheureux n'aurait pu volis l'enlever. — Ne faut-il donc pas que le Seigneur me réponde ici: Comprends bien ce que signifient ces mots : « Ne portez point de bourse?» Qu'est-ce qu'une bourse, sinon de l'argent enfermé, ou la sagesse que l'on tient cachée ? Que signifie donc : « Ne portez pas de bourse; » sinon: Ne soyez pas sages pour vous-mêmes? Recevez le Saint-Esprit; mais dans ton âme il doit être une source jaillissante et non une bourse, ce qui se donne et non ce qui s'enferme. Le sac aussi est une espèce de bourse.

7. Mais les chaussures? Les chaussures qui nous servent, sont des cuirs d'animaux morts qui nous préservent les pieds. L'obligation de ne porter pas de chaussures est ainsi l'obligation de renoncer aux oeuvres mortes. C'est à quoi Moïse était invité, lui aussi, d'une manière figurée, quand le Seigneur lui disait: « Ote la chaussure de tes pieds ; car le lieu où tu es debout est une terre sainte (3). » Est-il terre aussi sainte que l'Eglise de Dieu? Restons-y donc debout, ôtons-y nos chaussures, c'est-à-dire renonçons aux oeuvres de mort, Quant à ces chaussures avec lesquelles nous marchons, Notre-Seigneur sait encore consoler ma faiblesse: Eh! s'il n'en avait pas eu lui-même, Jean aurait-il dit de lui : « Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de sa chaussure (4) ? » Ainsi obéissons, plutôt que de nous laisser gagner par la dureté et par l’orgueil. Moi, dit celui-ci,

 

1. Pierre, II, 21. — 2. Jean, XII, 6. — 3. Exod. III, 6. — 4 Luc, III, 16.

 

j'accomplis l'Evangile, puisque je marche pieds nus. — Tu le peux, moi je ne le puis. Mais

soyons fidèles à l'obligation qui nous est commune. — Laquelle? — D'avoir une ardente charité, de nous aimer réciproquement. Par là en effet j'aimerai de te voir fort, et tu supporteras ma faiblesse.

8. Toi qui ne veux pas examiner le sens de ces paroles et qui arrives à l'effroyable nécessité d'accuser le Sauveur de contradiction, à propos de bourse et de chaussures, que prétends-tu ? Veux-tu que si nous rencontrons en voyageant des personnes qui nous sont chères, inférieures ou supérieures, nous ne leur fassions ni même nous ne leur rendions de salut ? Est-ce être fidèle à l'Evangile, que de ne répondre même pas au salut reçu ? N'est-ce pas ressembler plutôt à la borne qui montre le chemin, qu'au voyageur qui le parcourt? Allons, quittons cette stupidité, saisissons le sens des paroles du Seigneur et ne saluons personne sur notre route. Est-ce en effet sans dessein que cette défense nous est faite, et le Sauveur nous interdit-il d'exécuter ses ordres? On pourrait sans doute entendre simplement ces expressions de l'obligation d'accomplir promptement ce qui nous est commandé. « Ne saluez personne sur le chemin, » signifierait alors : Laissez tout pour faire ce que je vous dis. C'est une locution assez ordinaire et connue dans le discours sous le nom d'exagération. N'allons pas loin pour en rencontrer des exemples. Un peu après les paroles que nous étudions, le Seigneur disait dans le même discours : « Et toi, Capharnaüm, élevée jusqu'au ciel, tu seras a plongée jusqu'au fond de l'enfer (1). » Pourquoi élevée jusqu'au ciel ? Est-ce que les murailles de cette ville touchaient les nues et atteignaient les astres? Que signifie donc élevée jusqu'au ciel ? Tu te crois trop heureuse, trop puissante, tu es trop superbe. Or, de même que pour mieux peindre cet orgueil on représente comme élevée jusqu'au ciel cette ville qui ne s'élevait ni ne montait jusques-là ; ainsi pour exprimer avec plus de force la promptitude que doivent mettre les disciples à exécuter les ordres reçus par eux, il leur est dit: Courez, accomplissez mes prescriptions si vite, que rien ne puisse vous retarder tant soit peu dans votre route; laissez tout pour arriver plus tôt au but proposé.

9. Toutefois il y a ici un sens figuré que je préfère méditer; il s'applique mieux, soit à moi,

 

1. Luc, X, 15.

 

soit à tous les dispensateurs dé la sainte parole, soit à vous qui l'écoutez. Saluer, c'est souhaiter le salut ; aussi les anciens mettaient-ils dans leur lettres : Un tel à un tel, salut. Saluer vient du mot salut. Que signifie alors: « Ne saluez personne en chemin ! » Saluer en chemin, c'est saluer par occasion.

Je vois que déjà vous m'avez compris; néanmoins e ne dois pas finir immédiatement, car si vos acclamations me disent que vous saisissiez, j'en vois plusieurs dont le silence m'interroge. Et puisque nous parlons de chemin, imitons les voyageurs; vous qui êtes en avant, attendez ceux qui sont en retard, et marchez tous ensemble.

Qu'ai-je dit ? Que saluer en chemin, c'est saluer par occasion. On n'allait pas vers quelqu'un, et on le salue. On faisait une chose, il s'en rencontre une autre; on poursuivait un dessein, et accidentellement on a trouvé quelqu'autre chose à faire. Ainsi, qu'est-ce que saluer par occasion ? C'est par occasion annoncer le salut. Mais annoncer le salut n'est-ce pas annoncer l'Evangile ? Ah! si tu l'annonces, fais-le donc par, choix et non par occasion. Il y a en effet des hommes qui ne cherchent absolument que leurs intérêts et qui prêchent l'Evangile. Tels étaient ceux dont l'Apôtre disait en gémissant : « Ils cherchent tous leurs intérêts, et non pas ceux de « Jésus-Christ (1). » Ils saluaient, ils annonçaient le salut, ils prêchaient l'Evangile, mais en vue de toute autre chose. Aussi saluaient-ils par occasion.

Mais à quoi cela mène-t-il ? Ah ! si tu te reconnais à ce trait, si tu agis ainsi; mais quiconque agit, n'agit pas de la sorte, et pourtant il peut se rencontrer quelqu'un qui le fasse ; si donc tu te reconnais à ce trait, tu ne fais rien, tu sers seulement à faire quelque chose:

10. L'Apôtre, en effet, admit avec lui de semblables ouvriers ; et pourtant il ne les formait pas ainsi. Ils font bien quelque chose, ou plutôt ils y contribuent puisqu'ils annoncent la parole sainte en vue de tout autre motif. Mais ne te soucies point de l'intention du prédicateur ; attache-toi à ce qu'il proclame, ne t'inquiète point de ce qu'il cherche. Reçois et retiens le salut de sa bouche; ne sonde pas son coeur. Si tu vois qu'il a d'autres desseins, que t’importe? Reçois le salut « Faites ce qu'ils disent. » Ces paroles: « Faites ce qu'ils disent, » te doivent tranquilliser. Font-ils mal ? « Gardez-vous de faire ce qu'ils

 

1. Philip. II, 21.

 

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font (1). » Font-ils bien, sans saluer en chemin, sans prêcher l'Evangile par occasion ? Soyez leurs imitateurs comme ils le sont eux-mêmes du Christ (2). Est-ce un homme de bien qui te prêche? Comme le raisin sur la vigne. Est-ce un méchant homme ? Cueille le raisin sur l'épine. C'est une grappe avec sa branche qui s'est perdue dans une haie d'épines; elle y a poussé, mais ce n'est point l’épine qui l'a produit. Ah! quand tu rencontres ce phénomène et que tu es pressé de la faim, cueille; mais cueille avec précaution., dans la crainte qu'en portant la main sur le raisin, tu ne sois déchiré par les épines. En d'autres termes Ecoute ce qui est bien„ sans imiter ce qu'on fait de mal. Si ce malheureux prêche par occasion et salue en chemin, il aura à se repentir de n'avoir pas été fidèle à ce précepte du Christ; « En route ne saluez personne; » mais toi, tu n'auras pas à te repentir de recevoir ni de conserver précieusement le salut qu'ors te donne soit en passant, soit dans le but de te le donner. Revenons à l'Apôtre, écoute-le, voici son conseil : « Qu'importe,? dit-il; pourvu que le Christ soit annoncé de quelque manière que ce puisse être, ou par occasion, ou par un vrai zèle, je m'en réjouis et je continuerai à m'en réjouir; car je sais que grâces à vos prières, ceci tourne à mon salut (3). »

11. Ah ! que ces Apôtres du Christ, que ces

 

1. Matt. XXIII, 8. — 2. I Cor. IV, 16. — 3. Philip. I, 18, 19.

 

prédicateurs de l'Evangile qui ne saluent pat en chemin, c'est-à-dire qui n'ont d'autre dessein, ni d'autre vue que d'annoncer l’Evangile avec uns sincère charité, entrent dans la maison et qu'il, disent : « Paix à cette demeure. » Ils ne le disent pas seulement de bouche, ils répandent ce dont ils sont remplis, ils prêchent la paix et ils ont la paix. Ils ne ressemblent pas aux infortunés qui répétaient: « Paix, paix, sans avoir la paix (1). » Que signifie : « Paix, paix, et point de paix? » Ils la prêchent, et ne l'ont pas; ils la louent, sans l'aimer; ils disent, et ne font pas.

Pour toi, accepte la paix, que le Christ soit annoncé par occasion ou par un vrai zèle.

Mais quand on est rempli de paix et qu'on dit en saluant: « Paix à cette demeure s'il y a là un fils de la paix, cette paix reposera sur lui; sinon, » s'il n'y a pas là un fils de la paix, celui qui l'a donné n'y aura rien perdu; « elle vous reviendra, » dit le Seigneur. Elle te reviendra, sans qu'elle t'ait quitté. En d'autres termes: Il te sera utile de l'avoir annoncée, mais lui ne gagnera rien de l'avoir refusée. Si ton voeu est resté sans effet, tu n'as point pour cela perdu ta récompense; il en est accordé une à la bonne volonté, une à la charité que tu as déployée; et tu la recevras de Celui-là même qui t'en donne l’assurance quand il fait dire aux Anges: « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (2). »

 

1. Jérém. VIII, 11. — 2. Luc, II, 14.

SERMON CII. BIEN VIVRE POUR BIEN MOURIR (1) .
 

ANALYSE. — Bien vivre, pour bien mourir, elle est la proposition de ce petit et admirable discours. Pour savoir en quoi consiste la bonne mort, saint Augustin ne veut pas qu'on s'en rapporte au témoignage des yeux; il veut qu'on consulte la foi. Mais quelle différence la foi nous montre entre les suites de la mort de Lazare et les suites de la mort du mauvais riche ! Ah ! qu'on multiplie avec soin les bonnes oeuvres pour avoir part à l'heureuse mort de Lazare.

 

1. Ce que disait à ses disciples Notre-Seigneur Jésus-.Christ, on récrivait alors et on prenait les moyens de le faire arriver jusqu'à nos oreilles. Ainsi ce sont ses paroles que nous venons d'entendre. Eh! que nous servirait de le voir sans l'entendre? Aujourd'hui encore nous ne perdons rien à  ne pas le voir, puisque nous l'entendons. Il dit donc: «Qui vous méprise, me méprise. » Si ce n'est qu'à ces Apôtres qu'il a dit : « Qui

 

1. Luc, X, 16.

 

vous méprise me méprise, » méprisez-nous; mais si c'est sa parole même qui nous a été adressée, qui nous a appelé et mis à leur place; prenez garde de nous mépriser; l'injure que vous nous feriez pourrait monter jusqu'à lui. Et si vous ne nous craignez point, craignez Celui qui a dit: « Qui vous méprise, me méprise. »

Mais qu'avons-nous à vous dire, nous qui ne craignons vos mépris, que pour avoir à nous réjouir de votre bonne conduite? Que vos bonnes (445) oeuvres nous dédommagent des périls que nous courons; vivez bien, pour ne pas mourir mal.

2. Afin de bien comprendre ces mots: Vivez bien, pour ne pas mourir mal, ne considérez pas ces hommes qui ont pu vivre mal et mourir dans leurs lits; à qui on a fait des funérailles pompeuses, qui ont été mis dans de précieux sarcophages, dans des sépulcres dont la richesse le disputait à la beauté; et si chacun de vous souhaite une telle mort, ne croyez point que j'ai parlé sans motif grave en vous recommandant de bien, vivre pour ne pas mourir mal.

Peut-être pourrait-on m'opposer un homme qui a bien vécu et qui pourtant, selon l'humaine opinion, a fait une mauvaise mort; car il a péri ou d'une chute, ou dans un naufrage, ou sous la dent des bêtes. Un coeur charnel se dit alors Que sert de bien vivre ? Un tel a si bien vécu, et il a fait une telle mort! Ah ! rentrez en vous-mêmes, et si vous avez la foi, vous y trouverez Jésus-Christ, c'est là qu'il vous parlera. Pour moi, je crie, il est vrai ; mais lui, dans son silence, vous instruit bien d'avantage. Si je m'exprime au dehors par un bruit de paroles ; il se fait entendre au dedans en vous inspirant sa crainte. Qu'il imprime donc dans vos coeurs ces mots que je me suis permis de vous adresser : Vivez bien, pour ne pas mourir mal. Car, la foi étant d'ans vos coeurs, Jésus-Christ y est aussi et c'est à lui de vous faire saisir ce que je désire vous faire entendre.

3. Rappelez-vous ce riche et ce pauvre, dont il est parlé dans l’Evangile ; l'un couvert de pourpre et de fin lin, et faisant chaque jour grande chère; l'autre étendu à la porte du riche, souffrant de la faim, cherchant quelques miettes tombées de sa table, couvert d'ulcères et léché seulement par des chiens. Rappelez-vous ces deux hommes. Mais comment vous les rappeler, si le Christ n'est dans vos coeurs ? Dites-moi donc ce que vous lui avez demandé et ce que vous lui avez répondu. Le voici : « Or il arriva que cet indigent mourut et fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi et fut enseveli dans l’enfer. Mais, levant les yeux, lorsqu'il était dans les tourments, il vit Lazare en repos dans le sein d'Abraham ; et s'écriant alors, il dit: Père Abraham, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare, afin qu'il trempe son doigt dans l'eau et qu'il en fasse, tomber une goutte sur ma langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. » Cet homme superbe durant sa vie est un mendiant dans les enfers. Ce pauvre, en effet obtenait encore quelque miette; mais lui ne recueille pas une goutte d'eau.

Or dites-moi quel est entre ces deux hommes celui qui est bien mort et quel este celui qui a fait une mauvaise mort ? Ne consultez pas vos yeux, interrogez votre coeur. En consultant vos yeux, ils vous jetteraient dans l'erreur ; tant sont splendides et mondainement fastueux les honneurs qu'on a pu rendre au riche au moment de sa mort! Quelles troupes ne pouvait-il pas avoir de serviteurs et de servantes en deuil ! Quelle armée de clients ! Quelles brillantes funérailles ! Quelle riche sépulture ! On aura sans doute enseveli sous une masse de parfums. En concluerons-nous, mes frères, qu'il a fait une belle ou une triste mort? Au témoignage de l’oeil, sa mort est magnifique; mais si vous consultez votre Maître intérieur, cette mort est affreuse.

4. Or si telle est la mort de ces orgueilleux qui conservent leurs biens sans en rien donner aux pauvres, à quelle mort doivent s’attendre les ravisseurs du bien d'autrui ! N'ai-je donc pas eu raison de dire: Vivez bien pour ne pas mourir mal, pour ne pas mourir comme est mort ce riche ?

Rien ne prouve que la mort est mauvaise, sinon le temps qui suit la mort. En face de cette idée, considérez donc te pauvre Lazare ; croyez-en, non pas vos yeux, car ils vous induiront en erreur, mars votre coeur. Représentez-vous ce pauvre, gisant à terre, couvert d'ulcères, et tes chiens venaient lécher ses plaies. Mais quoi ! vous détournez les yeux, votre coeur se soulève; le dégoût vous suffoque à cette vue ! Ouvrez l’œil du coeur. Ce pauvre est mort et les Anges viennent de l'emporter dans le sein d'Abraham. Aux funérailles du riche, on voyait sa famille en deuil; à celles de Lazare on ne voit pas la joie des Anges: Que répondit enfin Abraham à ce riche ? « Souviens-toi, mon fils, que tu as reçu les biens durant ta vie (1). » Tu ne croyais bien que ce que tu pouvais posséder alors ; tu l'as reçus; mais ton temps est passé, tu as tout perdu et il ne te reste que le, séjour des enfers pour y être tourmenté.

5. N'est-il donc pas à propos, mes frères que nous vous rappelions ces vérités ? Considérer pauvres; soit couchés, soit debout; considérez les pauvres et livrez-vous aux bonnes oeuvres. Vous qui en avez l’habitude, faites-en; faites-en aussi vous qui ne l'avez pas. Que le nombre de ceux qui font le bien croisse avec le nombre des fidèles.

 

1. Luc, XVI,19-25.

 

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Vous ne voyez pas maintenant la grandeur du bien que vous faites. Le paysan, quand il sème, ne voit pas non plus la moisson. Il la confie à la terre et toi, tu ne te confierais pas à Dieu ? Pour nous aussi viendra la récolte. Songe que s'il nous en coûte aujourd'hui d'agir, s'il nous en coûte de faire le bien, notre récompense est assurée, car il est écrit : « Ils s'en allaient et pleuraient en répandant leurs semences; mais ils reviendront avec joie, portant leurs gerbes dans leurs mains (1). »

 

1. Ps. CXXV, 6.

SERMON CIII. MARTHE ET MARIE OU L'UNIQUE NÉCESSAIRE (1) .
 

ANALYSE. — Marthe avait le bonheur de nourrir le Fils de Dieu; Marie avait un bonheur plus grand, celui d'être nourrie par lai et de demeurer attachée à cette unité divine au sein de laquelle nous devons demeurer éternellement. Si donc il est bon d'exercer la charité avec Marthe, il est meilleur encore d'écouter Jésus-Christ avec Marie ; mais n'oublions pas que les bonnes œuvres de Marthe conduisent au bonheur éternel figuré par celui de sa soeur.

 

1. Les paroles de Jésus-Christ Notre-Seigneur qu'on vient de nous lire dans l'Evangile, nous rappellent qu'il y a une mystérieuse unité vers laquelle nous devons tendre, pendant que nous nous fatiguons au sein de la multiplicité que présente ce siècle. Or nous y tendons en marchant et avant, de nous reposer, pendant que nous sommes sur la voie, et pas encore dans la patrie, à l'époque des désirs et non au jour des jouissances. Tendons-y toutefois, mais tendons-y sans lâcheté et sans interruption, de manière à pouvoir y arriver enfin.

2. Marthe et Marie étaient deux soeurs ; aussi unies par la religion qu'elles l'étaient par le sang, toutes deux s'attachèrent au Seigneur et elles s'accordèrent toutes deux à le servir pendant qu'il était ici dans sa vie mortelle. Marthe le reçut comme on reçoit un hôte, et pourtant c'était une servante qui recevait son Maître, une malade qui accueillait son Sauveur, une créature qui traitait son Créateur; elle le recevait pour nourrir son corps, mais aussi pour être nourrie elle-même dans son âme. Quand en effet le Seigneur daigna prendre une nature d'esclave et laisser nourrir cette nature par ses serviteurs, c'était par condescendance et non par nécessité ; oui c'était condescendance de permettre qu'on le traitât. Sans doute il avait une chair sujette à la faim et à la soif ; mais ignorez-vous que quand il eut faim au désert les anges vinrent le servir (2) ? En acceptant ce qu’on lui donnait, il faisait donc une grâce. Pourquoi s'en étonner, puisque pour donner à une veuve, il se servit du saint prophète

 

1. Luc, X, 38-42. — 2. Matt. IV, 11

 

Elie ? Il nourrissait d'abord ce prophète par le ministère d'un corbeau (1). Ne pouvait-il plus employer ce moyen quand il l'envoya vers la veuve? Assurément, il pouvait l'employer encore lorsqu'il l'envoya vers elle ; mais il voulait que le service rendu à son serviteur fût pour cette pieuse veuve une source de bénédictions. Ainsi en était-il du Sauveur lorsqu'il recevait l'hospitalité. Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu; mais à tous ceux qui l'on reçut il a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (2); les adoptant dans leur esclavage pour en faire ses frères ; les rachetant de leur captivité, pour en faire ses cohéritiers.

Que nul toutefois ne vienne à dire parmi vous: Heureux ceux qui ont mérité d'accueillir le Christ dans leur propre demeure ! Ne te plains pas, ne murmure pas d'être né au temps où on ne voit plus le Sauveur dans son corps car il n'a pas laissé d'être condescendant pour toi. « Ce que vous avez fait à l'un de ces derniers d'entre mes frères, dit-il, c'est à moi que vous l'avez fait (3). »

3. Assez sur la nourriture corporelle à donner au Seigneur. Disons quelques mots seulement, le temps n'en permet pas davantage, de la nourriture que lui-même donne à l'âme ; abordons le sujet que j'ai annoncé, l'unité.

Pour préparer un repas au Sauveur, Marthe s'occupait de soins nombreux ; Marie sa sueur aima mieux être nourrie par lui; elle laissa donc Marthe aux occupations multipliées du service, et pour elle, elle s'assit aux pieds du Seigneur et

 

1. III Rois, XVII, 6. — 2. Jean, I, 11. — 3. Matt. XXV, 40.

 

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écoutait tranquillement sa parole. Docile et fidèle, elle avait entendu ces mots : « Cessez et voyez que je suis le Seigneur (1). » Ainsi l'une des deux soeurs s'agitait, et l'autre était à table l'une préparait beaucoup et l'autre n'envisageait qu'une chose. Ces deux fonctions étaient bonnes; mais avons-nous besoin de dire quelle était, la meilleure? Nous avons ici, quelqu'un à interroger; écoutons patiemment.

Déjà, pendant la lecture de l'Evangile, nous avons appris quelle fonction était préférable; je vais le redire, entendons-le de nouveau.

Marthe en appelle à son hôte, elle dépose aux pieds du Juge sa pieuse requête, elle se plaint que sa soeur l'ait laissée et ne pense pas à l'aider dans ce service qui la fatigue. Marie ne répond pas, cependant elle est là, et le Seigneur prononce. On dirait que dans le repos dont elle jouit, elle aime mieux confier sa défense à son juge, et ne veut pas travailler à préparer une réponse. Ne faudrait-il pas, pour la préparer, qu'elle relâchât de son attention ? Le Seigneur n'avait pas besoin de travailler ses discours, puisqu'il.était le Verbe éternel ; il répondit donc. Et que dit-il ? « Marthe, Marthe. » Cette répétition est-elle un témoignage d'affection ou seulement un moyen d'exciter l'attention? Quoiqu'il en soit, l'attention de Marthe fut excitée plus vivement par cette répétition. « Marthe, Marthe, » écoute : « tu t'appliques à des soins nombreux, mais il n'y a qu'un besoin, » c'est-à-dire qu'une seule chose nécessaire. Il n'entend pas qu'il ne faille absolument qu'une action, mais qu'il n'y a qu'une seule chose utile, avantageuse, nécessaire ; c'est celle dont Marie a fait choix.

4. Songez à l'unité, mes frères, et voyez si dans la multiplicité même rien vous plait comme elle. Par la grâce de Dieu je vous vois ici en grand nombre : qui pourrait vous y souffrir si vous n'étiez unis de sentiments? D'où vient ce calme dans une telle multitude ? Avec l'unité, c'est un peuple, et sans elle, une foule. Qu'est-ce en effet qu'une foule, sinon une multitude en désordre ? Mais écoutez l'Apôtre : « Je vous conjure, mes frères; » il s'adressait à une multitude, mais à une multitude où il voulait rétablir l'unité ; « Je vous conjure, mes frères, de n'avoir tous qu'un même langage et de ne pas souffrir de schismes parmi vous ; mais d'être tous affermis dans le même esprit et dans les mêmes sentiments (2). » Ailleurs encore il engage « à

 

1. Ps. XLV, 11. — 2. I Cor. I, 10.

 

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vivre dans l’union des coeurs, dans les mêmes pensées, à ne rien faire par esprit de contention ni par vaine gloire (1). » Le Seigneur ne disait-il pas à son Père, en parlant des fidèles

« Qu'ils soient un, comme nous sommes un nous-mêmes (2) ? et n'est-il pas écrit aux Actes des Apôtres : « Or, la multitude des croyants n'avait qu'une âme et qu'un coeur (3)? »

Ainsi donc bénissez le Seigneur avec moi et glorifions son nom pour arriver à l'unité (4) ; à cette unité nécessaire, à cette unité sublime où sont si intimement unis le Père, le Fils et l'Esprit-Saint. Vous voyez comme tout nous recommande l'unité. Oui, notre Dieu est Trinité ; le Père n'est pas le Fils, le Fils n'est pas le Père, et l'Esprit-Saint n'est ni Père ni le Fils, mais l'Esprit de l'un et de l'autre; ces trois néanmoins ne sont ni trois Dieux ni trois tout-puissants, mais un seul Dieu tout-puissant, et la Trinité n'est qu'un Dieu. C'est l'unité nécessaire; mais pour y arriver il faut que tous nos coeurs soient unis.

5. Il est bonde rendre service aux pauvres, surtout aux pauvres consacrés à Dieu ; c'est un devoir, ce sont des fonctions pieuses. C'est plutôt le paiement d'une dette qu'une grâce véritable, car, dit l'Apôtre : « Si nous avons semé en vous des biens spirituels, est-il étonnant que nous recueillions de vos biens temporels (5) ? » Oui, il est bon de rendre ces services, nous vous y exhortons, nous vous y engageons sur l'autorité de la parole de Dieu ; ne néglige donc pas d'accueillir les saints. N'est-il pas arrivé qu'en recevant des inconnus, on a, sans le savoir, reçu des Anges mêmes (6) ? Ces services sont bons. Mieux vaut cependant le choix fait par Marie. Ces devoirs de charité entraînent à des occupations nécessaires : la contemplation de Marie produit des douceurs pleines de charité. En servant l'un, on voudrait aller au devant de l'autre, et parfois on ne le peut ; on cherche ce qu'on n'a pas, on prépare ce qu'on a, l'esprit est partagé. Si Marthe suffisait à tout, elle ne réclamerait pas l'aide de sa soeur. Ces actes sont donc multiples et différents, précisément parce qu'ils sont corporels et temporels ; ils sont bons mais ils passent. Que dit au contraire le Seigneur à Marthe ? « Marie a choisi la meilleure part. » La tienne n'est pas mauvaise, mais la sienne est meilleure. Pourquoi meilleure ? Parce qu' « elle ne lui sera point ôtée. » On t'ôtera un jour ce fardeau imposé par les besoins d'autrui : les délices de la vérité

 

1. Philip. II, 2, 3. — 2. Jean, XVII, 22. — 3. Act. IV, 32. — 4. Ps. XXXIII, 4. — 5. I Cor. IX, 11. —  6. Hébr. XIII, 2.

 

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sont éternelles. On ne lui ôtera donc pas le choix qu'elle a fait; on ne le lui ôte pas, mais on y ajoute; on y ajoute dans cette vie, dans l'autre on y mettra le comble, et jamais elle n'en sera séparée.

6. Je le dirai toutefois pour ta consolation, Marthe : ton ministère attire sur toi de divines bénédictions, ce travail te conduit à une récompense qui sera le repos. Que de soins aujourd'hui t'occupent pour donner l’hospitalité à des saints, qui n'en sont pas moins des mortels ? Mais une foie parvenue à cette heureuse patrie, y rencontrera-tu encore des étrangers à accueillir, des affamés à nourrir, des altérés à rafraîchir des malades à visiter des coeurs divisés à réconcilier, des morts à ensevelir ? Il n'y aura rien de tout cela. Et qu'y aura-t-il ? Ce dont Marie a fait choix : là en effet nous mangerons sans avoir à donner à manger. Aussi le bonheur que Marie a pris ici pour son partage, sera-t-il alors plein et parfait. Ici en effet elle ne faisait que recueillir des miettes tombées d'une table opulente, les miettes de la parole de Dieu. Mais 1à, qu'y aura-t-il ? Voulez-vous le savoir? Le Seigneur lui-même nous parle ainsi de ce qu'il fera pour ses serviteurs : « En vérité je vagis le déclare, il les fera mettre à table, et passera et les servira (1). » Qu'est-ce qu'être à table, sinon être tranquille ? Qu'est-ce qu'être à table, sinon être en repos ? Que signifie : « Il passera et les servira ? » Cela signifie qu'il passe d'abord et qu'ensuite il sert. Où sert-il ? A ce banquet céleste dont il parle en ces termes : « En vérité je vous le déclare, beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et se mettront à table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux (2). » C'est là que le Seigneur sert à table; mais pour y arriver il fau-t qu'il y aille, qu'il y passe d'ici. Ne savez-vous pas que Pâque signifie passage ? Le Seigneur est venu parmi nous, il y a fait des oeuvres divines et enduré des souffrances humaines. Mais le voit conspué encore, encore souffleté, encore couronné d'épines, encore flagellé, encore crucifié, percé encore d'une lance ? Il a passé. Et voici ce que dit de lui l’Evangile quand il fit la Pâque avec ses disciples. Que dit-il donc ? « L'heure étant venue pour Jésus de passer de ce monde à son Père (3). » C'est ainsi qu'il a passé pour notas servir ; pour être servis suivons-le.

 

1. Luc, XII, 37. —  2. Matt. VIII, 11. — 3. Jean, XIII, 1.

SERMON CIV. MARTHE ET MARIE OU LES DEUX VIES (1).
 

ANALYSE. — Marthe en ayant appelé à l'autorité de Jésus-Christ pour obtenir d'être aidée par sa soeur Marie, Jésus-Christ donne droit à Marie. Ne s'ensuit-il pas que nous devons tous abandonner les fonctions de Marthe ou l’exercice de la charité envers le prochain? Gardons-nous en avec soin. Si la part de Marie est préférée à celle de Marthe, c'est que Marie s'occupe de Dieu et Marthe de la créature. L'une fait ce qu'on fera éternellement au ciel, et l'autre ce qu'on ne saurait faire que sur la terre. L'une est ainsi le symbole de la vie future, et l'autre l'image de la vie présente. Servons-nous de l'une pour aller à l'autre; et n'oublions pas que fidèles l'une et l'autre à leur vacation, Marthe et Marie sont saintes toutes deux et toutes deux attachées au Seigneur.

 

1. Nous avons vu, pendant la lecture du saint Evangile, une femme pieuse, nommée Marthe, recevoir le Seigneur et lui donner l'hospitalité. Comme elle était occupée des soins du service, sa soeur Marie se tenait assise aux pieds du Sauveur et entendait sa parole. L'une travaillait, l'autre demeurait en repos; l'une donnait, l'autre recevait. Très-occupée cependant des soins et des préparatifs du service, Marthe en appela au Seigneur, et se plaignit que Marie ne l'aidât point dans son travail. Le Seigneur répondit à Marthe, mais ce fut en faveur de Marie et il devint son

 

1. Luc, X. 38-42.

 

avocat après avoir été prié d'être son juge. « Marthe, dit-il, tu t'occupes de beaucoup de choses, quand il n'y en a qu'une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera pas ôtée. »

Voilà donc, après l'appel de la plaignante, la sentence du Juge. Cette sentence sert à la fois de réponse à Marthe et de défense à Marie. Marie en effet s'appliquait à goûter la douceur de la divine parole; et pendant que Marthe cherchait à traiter le Seigneur, Marie était heureuse d'être nourrie par lui. Marthe préparait un festin au Seigneur, et Marie jouissait des délices de son (449) divin banquet. Mais pendant que celle-ci recueillait d'une manière si suave sa douce parole, pendant qu'elle se nourrissait si avidement à sa table, quelle ne fut pas sa crainte lorsque sa sueur en appela au Seigneur ? Ne tremblait-elle pas que le Sauveur ne lui dit : Lève-toi et aide ta sueur ? Elle goûtait en effet de merveilleuses délices, car les délices de l'âme l'emportent sur celles des sens. Enfin on l'excuse et elle se trouve plus tranquille. Mais comment Jésus l'excuse-t-il ? Soyons attentifs, examinons; approfondissons autant que nous en sommes capables; c'est pour nous aussi le moyen de nourrir notre âme.

2. Comment donc Marie fat-elle justifiée? Nous imaginerons-nous que le Seigneur blâma les fonctions de Marthe, de Marthe appliquée aux devoirs de l'hospitalité et heureuse hôtesse du Seigneur lui-même ? Mais comment la blâmer de la joie que lui inspirait un tel hôte ? S'il en était ainsi, ne devrait-on pas renoncer au service des pauvres, choisir la meilleure part, la part qui ne sera point ôtée, s'appliquer à la méditation, soupirer après les délices de l'instruction, ne s'occuper que de la science du salut, sans se demander s'il y a quelque étranger à recueillir, quelque pauvre qui manque de pain ou de vêtements, quelque malade à visiter, quelque captif à racheter, quelque mort à ensevelir ? Ne faudrait-il pas enfin laisser-là les oeuvres de miséricorde et ne s'adonner qu'à la science sainte ? Si la part de Marie est la meilleure, pourquoi tout le monde n'en ferait-il pas choix ? N'aurions-nous pas pour défenseur le Seigneur lui-même ? Comment craindre de blesser ici sa justice, puisqu'il a rendu d'avance une sentence si favorable ?

3. Ce n'est pas cela néanmoins; et le Seigneur a bien dit. La chose n'est pas comme tu l'entends, elle est comme tu dois l'entendre. Remarque bien : « Tu t'occupes de beaucoup de choses, quand il n'y en a qu'une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part. » La tienne n'est pas mauvaise, la sienne est meilleure. Pourquoi meilleure ? Parce que tu t'occupes de beaucoup de choses, et elle d'une seule. Or l’unité est au dessus de la multiplicité, car l'unité n'a pas été produite par la multiplicité, mais la multiplicité par l'unité. La multiplicité a été créée et créée par un seul. Le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, quelle foule d'objets! Qui pourrait les énumérer, s'en figurer même la quantité? Qui les a faits? Dieu seul. Et voilà que tous sont très-bons (1). Mais si toutes ces oeuvres sont bonnes, combien meilleur encore Celui qui en est l'auteur! Considérons à ce point de vue les occupations que suscite cette multitude d'êtres créés.

Il est nécessaire de travailler à nourrir le corps. Pourquoi? Parce que ce corps a faim, parce qu'il a soif. Il est nécessaire d'exercer la miséricorde envers les malheureux. Tu partages ton pain avec celui qui a faim. Pourquoi ? Parce que tu l'as rencontré souffrant de la faim. Suppose que personne n'endure plus la faim; avec qui partager encore ? Qu'il n'y ait plus d'étranger ; à qui faire l'hospitalité ? Qu'il n'y ait plus de pauvre sans vêtements; à qui en préparer? Supprime la maladie ; qui visiter encore ? La captivité; qui racheter ? Les querelles ; qui réconcilier ? La mort ; qui ensevelir? Or, aucun de ces maux n'existera dans la vie future ; ni conséquemment aucun de ces services ; et Marthe avait raison de pourvoir aux besoins corporels, mais aux besoins corporels volontaires du Seigneur, de servir sa chair mortelle.

Qui était dans cette chair mortelle ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » Voilà Celui qu'écoutait Marie. « Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (2). » Voilà Celui que servait Marthe ; et c'est pourquoi « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée: » elle a choisi ce qui subsiste éternellement; cela « ne lui sera point ôté. » Elle a voulu ne s'occuper que de cela seul, et déjà elle goûtait combien il est bon de s'attacher à Dieu (3). Assise aux pieds de notre Chef, plus elle s'humiliait, plus elle recevait de lui. L'eau cherche le fond des vallées et fuit les hauteurs de la colline.

Ainsi donc le Seigneur ne blâma point ce qu'elle faisait ; il distingua les fonctions. « Tu t'occupes de beaucoup de choses ; or, il n'y en a qu'une de nécessaire, » et Marie en a fait choix. Quand cesseront les travaux produits par .la multiplicité, restera l'amour de l'unité; c'est ainsi que son choix « ne lui sera point ôté. » Mais le tien, c'est la conséquence, conséquence sous-entendue ; mais le tien te sera ôté. Et toutefois il ne te sera ôté que pour ton avantage, que pour être remplacé par quelque chose de meilleur. A tes travaux en effet succèdera le repos, et aux inquiétudes de la navigation la sécurité du port.

 

1. Gen. I, 31. — 2. Jean, I, 1-14. — 3. Ps. LXXII, 28, 29.

 

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4. Ainsi vous le voyez, mes bien-aimés, et vous le comprenez, j'espère ; il y a ici quelque grand mystère, quelque grand mystère que je dois faire connaître et comprendre à ceux-mêmes d'entre vous qui ne l'entrevoient pas encore. Ces deux femmes qui furent l'une et l'autre agréables au Seigneur, aimables toutes deux et toutes deux fidèles, ces deux femmes figurent deux vies : la vie présente et la vie future, la vie du travail et la vie du repos, la vie de l'épreuve et la vie du bonheur, la vie du temps et la vie de l'éternité. Voilà les deux vies ; approfondissez davantage leurs caractères réciproques.

Qu'y a-t-il donc, dans la vie du temps, non pas quand elle est vicieuse, injuste, criminelle, débauchée, impie; mais laborieuse et pleine de soucis, en proie aux supplices de la crainte et aux inquiétudes des tentations; innocente pourtant, comme il convenait que Marthe la menât? Examinez-la autant que vous en êtes capables et approfondissez sa nature, plus que je ne le fais dans mon discours. Quant à la vie coupable, elle était étrangère à Marie, et si elle lui fut jamais connue, elle disparut à l'approche du Seigneur ; en sorte que dans cette heureuse demeure qui reçut le Sauveur, il n'y avait que les deux vies représentées par les deux sueurs, deux vies innocentes, deux vies louables ; l'une appliquée au travail, l'autre au repos, sans que ni l'une ni l'autre fût une vie de dérèglements ou d'oisiveté ; oui, deux vies innocentes, deux vies louables dont l'une était appliquée au travail et l'autre au repos; sans que la première fût une vie de dérèglements, car l'activité doit y prendre garde ; et sans que la seconde fut une vie d'oisiveté, car le repos y est exposé. Ces deux vies étaient donc alors dans cette demeure, et avec elles la source même de la vie. Marthe était une image du présent ; Marie, de l'avenir. Nous sommes à ce que faisait Marthe, nous espérons ce que faisait Marie. Faisons bien l'un pour posséder l'autre pleinement.

Qu'avons-nous en effet, combien avons-nous de ces biens à venir? Combien en avons-nous pendant que nous sommes ici ? Il est vrai toutefois que nous en goûtons quelque chose, quand éloignés des affaires et des soins domestiques vous vous réunissez ici, et vous y tenez attentifs. Vous êtes en cela semblables à Marie. Il vous est même plus facile de l'imiter qu'à moi, puisque c'est moi qui donne. Mais ce que je puis vous donner vient du Christ, vous n'êtes nourris que de ce qui vient de lui, car il est notre commun aliment, et avec vous je puise en lui la vie. Notre vie aussi, mes frères, c'est que vous soyez fermes dans le Seigneur (1) ; en vous appuyant sur le Seigneur, et non sur nous. Car celui qui est quelque chose, ce n'est pas celui qui plante, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement (2).

 

1. I Thess. III, 8. —  2. I Cor. III, 7.

SERMON CV. LES TROIS PAINS (1).
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ANALYSE. — Quoique ce discours ne soit que l'explication de ce que dit Notre-Seigneur au chapitre XI, 5-13, selon saint LUC, on y distingue deux parties manifestes. La première est l'explication proprement dite du texte sacré, et la seconde la réfutation des calomnies lancées par les païens contre le Christianisme, à propos du sac de Rome par Alaric. — I. La parabole employée ici par le Sauveur est une excitation bien pressante à la prière. Mais quel est le sens des principaux traits qu'elle renferme? L'ami qui vient frapper à la porte de son ami pour en obtenir les trois pains nécessaires aux trois hôtes qui viennent de lui arriver pendant la nuit, ne désigne-t-il pas l'embarras où nous nous trouvons quelquefois pour répondre à certaines questions religieuses? Nous aussi demandons trois pains. Ces trois pains sont d'abord une foi claire et ferme au mystère adorable de la Trinité. Ces trois pains sont aussi les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité; et l'on peut croire que ces trois vertus sont particulièrement représentées dans la même parabole par le pain, le poisson et l'oeuf. Le pain est le symbole de la charité qui le donne, et si Notre-Seigneur y oppose la pierre, c'est que rien n'est contraire à cette vertu comme la dureté. Le poisson rappelle la foi, qui conserve toute sa vigueur au milieu des tempêtes et des agitations du siècle, sans se laisser dévorer par le serpent infernal. L'oeuf enfin qui n'est que la promesse d'un poussin, l'oeuf dont le germe est recouvert et voilé par la coque, représente convenablement l'espérance des biens futurs que l'on ne voit pas encore. Le scorpion qui cherche à le détruire est-il autre chose que ce monde ennemi qui cherche à détourner nos regards de l'éternelle félicité? — II. Le monde attribue au Christianisme la ruine de Rome. Mais, premièrement, est-ce que le Christ a promis que Rome subsisterait éternellement? Il n'a promis l'éternité qu'à la Jérusalem céleste, et les poètes flatteurs de Rome ne l'ont jamais sérieusement considérée comme une ville impérissable. Au milieu de nos épreuves allons plutôt déposer notre espérance sous les ailes de Jésus-Christ. Secondement, comment les dieux païens, si on avait continué de les adorer à Rome, auraient-ils préservé Rome de sa ruine, puisqu'ils n'ont pu se préserver eux-mêmes de la destruction ? Troisièmement enfin, ce qui prouve l'impuissance des idoles, c'est que Rome n'a pas été prise par l'adorateur des idoles qui voulait y en rétablir le culte, mais par un ennemi des idoles. Dans ce sac douloureux, les chrétiens, il est vrai, ont eu beaucoup à souffrir ; mais pour eux quel dédommagement dans l'autre vie, tandis que les infidèles perdent tout en perdant ce monde !

 

1. Nous avons entendu Notre-Seigneur, notre céleste Maître, notre conseiller fidèle, lui qui nous presse de demander et qui nous donne quand nous demandons ; nous l'avons entendu, dans l'Evangile, nous exciter à le prier avec instances et à frapper jusqu'à paraître opiniâtres. Voici l'exemple qu'il nous propose. Supposez, dit-il, que l'un de vos amis vienne la nuit vous demander trois pains, parce qu'un de ses amis vient de lui arriver et qu'il n'a rien à lui offrir; supposez que celui à qui il s'adresse réponde qu'il repose et ses serviteurs avec lui, et qu'on ne doit pas troubler son sommeil par d'inutiles prières, mais que le premier insiste, continue à frapper sans se laisser intimider, sans s'éloigner et que, contraint par la nécessité, il fasse en quelque sorte des menaces; l'autre se lèvera, sinon par égard pour les devoirs de l'amitié, au moins pour faire cesser tant d'importunité, et donnera tous les pains qui lui seront demandés. Et combien lui en demande-t-on ? Trois seulement.

A cette parabole le Seigneur joint une exhortation et nous presse vivement de demander, de chercher, de frapper, jusqu'à ce que nous ayons obtenu ce que nous demandons, ce que nous cherchons, ce que nous voulons nous faire ouvrir. Il se sert pour cela d'un exemple emprunté aux contraires. C'est un juge qui n'avait ni crainte de

 

1. Luc, XI, 5-13.

 

Dieu ni égards pour personne; mais fatigué et vaincu par les instances qu'une pauvre veuve ne cessait de lui faire chaque jour, il finit par lui accorder malgré lui, ce qu'il n'avait pu se déterminer à lui octroyer avec bienveillance (1).

Mais Celui qui supplie avec nous et qui donne avec son Père, Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne nous presserait pas autant de demander, s'il n'était disposé à accorder. Rougis donc, paresse humaine. Oui, Jésus est mieux disposé à nous donner que nous à accepter; plus disposé à faire miséricorde que nous ne le sommes à sortir de la misère : et pourtant nous y resterons s'il ne nous en tire, car ses invitations n'ont en vue que' notre intérêt.

2. Eveillons-nous enfin, fions-nous à ses avertissements, ayons égard à ses promesses, réjouissons-nous de ses dons. Nous aussi n'avons-nous pas été visités par quelqu'un de nos amis en voyage, sans avoir de quoi lui offrir, et dans notre besoin n'avons-nous pas été obligés de recevoir, et pour nous et pour lui? Il est impossible en effet qu'un ami n'ait adressé des questions auxquelles on n'a pu répondre, et qu'au moment où il fallait donner on ne se soit trouvé à court. L'ami qui t'arrive est en voyage, c'est-à-dire qu'il vit dans ce monde où nous passons tous comme des voyageurs, sans que personne y reste comme propriétaire,

 

1. Luc, XVIII, 1-8.

 

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et où une voix dit à chacun: « Tu as mangé, sors; continue ta route, fais place à un autre (1). » Ou bien encore c'est un ami, je ne sais qui, fatigué d'un mauvais chemin, c'est-à-dire d'une vie déréglée; il ne trouve pas la vérité, dont l'exposition et l'intelligence pourraient le rendre heureux ; épuisé par ses passions autant que par l'ingratitude du siècle, il vient à toi parce que tu es chrétien et il te dit : Rends-moi raison de ta foi, fais-moi chrétien aussi. Mais il te demande peut-être ce que la simplicité de ta foi te permettait d'ignorer, tu n'as pas pour apaiser sa faim et sa demande te découvre ton indigence. Ainsi le besoin de l'instruire. te force à apprendre ; et la confusion que tu éprouves devant ces questions auxquelles tu ne saurais répondre, te détermine à chercher à ton tour afin de pouvoir trouver.

3. Et où chercheras-tu? Où, sinon dans les livres sacrés ? Peut-être en effet que la réponse à ses interrogations s'y trouve quelque part ; mais peu claire. Peut-être que dans quelqu'une de ses Epitres l'Apôtre a enseigné ce qu'on te demande; mais si tu peux le lire, tu ne saurais le comprentire. Et pourtant, il t'est impossible de passer outre; ce questionneur est là qui te presse. D'un.autre côté, tu ne saurais t'adresser directement ni à Pierre, ni à Paul, ni à aucun prophète, car toute cette heureuse famille repose avec son Seigneur. Ensuite on est au milieu de la nuit, dans une ignorance profonde, et la faim de ton ami te presse de plus en plus. La simplicité de la foi te suffisait; elle ne lui suffit pas. Faut-il donc l'abandonner? Faut-il le chasser de ta maison ? Adresse-toi plutôt à ton Seigneur lui-même, frappe à la porte de cette demeure où il repose avec sa famille, prie, supplie, insiste. Bien différent de cet ami dont il est parlé dans la parabole, qui ne cède qu'à l'importunité; il se lèvera et te donnera, car il est tout disposé à donner. Tu frappes sans avoir encore, obtenu ; frappe encore, car il veut te donner, et s'il diffère, c'est -pour enflammer tes désirs, et pour t'empêcher d'apprécier moins ce que tu aurais obtenu trop tôt.

4. Or, quand tu seras parvenu à obtenir les trois pains, c'est-à-dire à contempler et à connaître l'auguste Trinité, tu auras pour te nourrir et pour nourrir autrui. Tu pourras alors ne pas craindre l'arrivée de ton ami en voyage, mais le traiter comme un membre de ta famille

 

1. Eccli. XXIX, 33.

 

et sans avoir peur de manquer de pain, car ce pain mystérieux ne manque jamais, il met seulement un terme à vos besoins. Compte : un pain et un pain ; c'est Dieu le Père, feu le Fils et Dieu le Saint-Esprit; le Père éternel, le Fils éternel et le Saint-Esprit coéternel à l'un et à l'autre ; c'est le Père immuable, le Fils immuable, le Saint-Esprit immuable également ; c'est le Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit ; le Pasteur suprême et l'auteur de la vie, Père, Fils et Saint-Esprit; le Paire et l'aliment, immortel, Père, Fils et Saint-Esprit. Instruis-toi doue et instruis; vis et donne à vivre, Si généreux qu'il soit, Dieu n'a rien à te donner de meilleur que lui. O avare; que voulais-tu autre chose ? Et si réellement tu demandes autre chose, de quoi te contenteras-tu, quand Dieu ne te suffit pas?

5. Mais afin de pouvoir goûter ce don précieux, tuas besoin de foi, besoin d'espérance, besoin de charité. N'est-ce pas aussi le nombre trois : foi, espérance, charité ? Ces trois vertus son également des dons de Dieu. C'est de lui que nous recevons la foi : « Selon la mesure de la foi, dit l’Apôtre, que Dieu, a départie à chacun de nous (1). » De toi aussi nous vient l'espérance : « C'est vous qui m'avez donné l’espérance, » Seigneur (2). De lui aussi la charité : « La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné (3). » Il y a toutefois quelque différence entre ces trois choses qui néanmoins sont toutes des dons divins, Car « maintenant demeurent toutes les trois, la foi, l'espérance et la charité ; et la plus grande des trois est la charité (4). » Mais il n'est pas dit des pains évangéliques que l'un fût plus grand que les autres; il est dit simplement       qu'on en demanda et qu'on en reçut trois.

6. Voici encore le .nombre trois : « Si quelqu'un d'entre vous voit son fils lui demander du pain, lui .donnera-t-il une pierre? Si c'est un poisson, lui présentera-t-il un serpent? Et si c'est un cent, lui offrira-t-il un scorpion. Si donc tout mauvais que vous êtes, vous savez donner à vos enfants des choses bonnes ; à combien plus forte raison votre Père qui est aux cieux n'accordera-t-il que ce qui est bon à ceux qui lui en feront la demande ? » Arrêtons-nous à examiner ceci : peut-être découvrirons-nous aussi, toutes les trois, la foi, l'espérance et la charité.

La charité l'emporte sur les autres. Si on compare

 

1. Rom. XII, 3. — 2. Ps. CXVIII, 49. — 3. Rom. V, 5. — 4. I Cor. XIII, 13.

 

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un pain, un poisson et un neuf, n'est-ce pas le pain qui vaut mieux ? C'est donc avec raison que nous prenons ici le pain comme symbole .dé la charité; et si au pain le Sauveur oppose une pierre, c'est qu'à la charité la dureté est bien contraire.

Dans le poisson nous voyons la foi ; et nous aimons à répéter avec un saint personnage qu'un bon poisson est une foi pieuse. Il vit au milieu des flots sans se déchirer et sans se dissoudre. C'est ainsi que vit la foi pieuse au sein des tentations et des tempêtes du siècle; le monde la persécute, elle demeure intacte. Mais prends garde au serpent, il en est l'ennemi. En effet c'est par la foi qu'a été fiancée cette épouse à qui il est dit, au livre des Cantiques : « Viens du Liban, mon épouse; viens et du commencement de la foi passe ici (1).» Ainsi elle est fiancée, parce que la foi est le commencement des fiançailles. De fait, l'Époux alors fait une promesse et on y tient avec foi. Et si le Seigneur oppose le serpent au poisson, le diable à la foi, l'Apôtre ne dit-il pas de son côté à l'épouse mystique : « Je vous ai fiancée à un Epoux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure ; et je crains que comme le serpent a séduit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est dans le Christ (2), » c'est-à-dire, qui est dans la foi donnée au Christ. « Le Christ, est-il écrit encore, habite par la foi dans vos coeurs (3). » Ah que le démon ne corrompe point cette foi, que le serpent ne dévore point ce poisson.

7. Reste l'espérance, et l'espérance, me semble-t-il, peut être comparée à l'oeuf. L'espérance, en effet, n'est point encore la réalité, comme l'œuf n'est point encore un poulet; bien qu'il soit quelque chose. Si les mammifères donnent le jour à leurs petits eux-mêmes; les ovipares ne produisent que ce qui est comme l'espoir de ces petits. Ainsi donc l'espérance noirs invite à mépriser les choses présentes et à attendre les biens futurs, à oublier ce qui est derrière pour nous porter avec l'Apôtre ce qui est en avant. « Seulement, dit-il, oubliant ce qui en est arrière et m'avançant vers ce qui est devant, je tends au terme; à la palme de la céleste vocation de Dieu dans le Christ-Jésus (4). » D'où il suit que rien n'est si contraire à l'espérance que de regarder derrière, c'est-à-dire que de se confier aux choses qui passent et qui s'en vont, au lieu de compter sur ce qui ne

 

1. Cant. IV, 8. — 2. II Cor, XI, 2, 3. — 3. Ephés. III, 17. — 4. Philip. 13,14.

 

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passera jamais, quoiqu'on ne le possède pas encore et qu'on doive seulement l'obtenir un jour.

Or, c'est quand des épreuves multipliées tombent sur le monde comme la pluie de soufre tomba sur Sodome, qu'on doit craindre d'imiter la femme de Lot. Elle regarda derrière et resta aussitôt immobile, changée en un monceau de sel, pour inspirer et assaisonner en quelque sorte la prudence (1).

Voici ce que l'Apôtre Paul dit encore de l'espérance : « Car c'est en espérance que nous avons été sauvés. Or l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance ; comment en effet espérer ce qu'on voit ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons, par la patience (2). » — « Comment espérer ce qu'on voit? » On voit l'oeuf; mais l’oeuf n'est pas encore un poulet ; et l'on ne voit pas ce poulet, parce qu'il est couvert de la coque de l'oeuf. Il faut: l'attendre patiemment et l'échauffer pour l'amener à la vie. Ainsi, applique-toi, porte-toi en avant, oublie ce qui est passé ; car ce qui se voit, passe avec le temps. « Ne considérons point ce qui se voit, dit encore l'Apôtre, mais ce qui ne se voit pas ; puisque ce qui se voit est temporel, tandis que ce qui ne se voit pas est éternel (3). » Oui, c'est vers ce qui- ne se voit pas que tu dois porter ton espoir; attends, prends patience, ne regarde point derrière, crains pour ton veuf la queue du scorpion, n'oublie pas que c'est de la queue,   que c'est par derrière qu'il frappe. Non, que le scorpion ne brise pas cet oeuf, que le monde ne détruise pas ton espérance par ce poison funeste qu'il t'offre en quelque sorte par derrière. Que ne dit-il pas, en effet? quel bruit ire fait-il pas derrière toi pour te porter à tourner la tête, c'est-à-dire à t'appuyer sur les biens présents? et toutefois peut-on appeler présent ce qui toujours ne fait que passer ? et à perdre de vue, pour reposer tes affections dans ce monde qui s'évanouit, les promesses que t'a faites le Christ et qu'il accomplira sûrement, parce qu'il est fidèle à sa parole?

8. Et si Dieu mêle tant d'amertumes aux prospérités de la terre, c'est pour nous porter à chercher une autre félicité, une félicité dont la douceur ne soit pas trompeuse. Mais par ces amertumes le monde veut détourner tes regards de ce qui est devant toi et te faire regarder derrière. N'est-ce pas pour cela que tu te plains des adversités et des afflictions ? Depuis l'avènement du Christianisme,

 

1. Gen. XIX, 26. — 2. Rom. VIII, 24, 25. — 3. II Cor. IV, 18.

 

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dis-tu, tout s'en va. Pourquoi ces murmures? Dieu ne m'a point promis que tout cela ne périrait pas; le Christ non plus ne l'a point promis. Eternel il n'a point promis ce qui est éternel, et si je crois, je deviendrai éternel moi-même, de mortel que je suis. Pourquoi faire tant de bruit, ô monde immonde? Pourquoi tant murmurer? Pourquoi chercher à me détourner de Dieu? Tu veux me retenir ici, et tu t'en vas? Que ne ferais-tu point, s'il n'y avait en toi que douceur, puisque tout amer que tu sois, tu sembles nous présenter de doux aliments?

Si donc je conserve, si je garde ainsi mon espérance, l'oeuf mystérieux n'est point écrasé par le scorpion. « Je bénirai le Seigneur en tout temps; sa louange sera toujours sur mes lèvres (1). » Que le monde prospère ou tombe en ruines, « Je bénirai le Seigneur » qui a fait le monde; oui je le bénirai. Qu'humainement parlant le monde soit en bon ou en mauvais état; «Je bénirai le Seigneur en tout temps, toujours sa louange sera dans ma bouche. » Bénir Dieu quand le monde prospère et blasphémer quand il est éprouvé, ce serait être blessé par l'aiguillon du scorpion et regarder derrière. Dieu nous en préserve! « Le Seigneur a donné, le « Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur « ainsi il a été fait; que le nom du Seigneur soit  béni (2) ! »

9. La cité qui nous a donné le jour subsiste encore, grâces à Dieu. Ah! si seulement elle naissait à la vie spirituelle et passait avec nous à l'éternité! Mais si cette cité qui nous a engendrés à la vie terrestre ne doit pas subsister toujours; toujours subsistera celle qui nous a fait naître à la vie céleste. « C'est le Seigneur qui a bâti Jérusalem (3). » Mais a-t-il en dormant laissé crouler son édifice? Y a-t-il laissé entrer l'ennemi pour n'avoir pas veillé sur lui? « Si le Seigneur ne protège la cité, c'est en vain qu'on veille à sa garde (4). » Quelle est cette cité ? « Le protecteur d'Israël ne dort ni ne sommeille (5). » Or qu'est-ce qu'Israël, sinon la postérité d'Abraham? Et qu'est-ce que la postérité d'Abraham, sinon le Christ, comme le dit l'Apôtre ? Et nous, que sommes-nous ? « Vous êtes au Christ, poursuit-il; conséquemment de la postérité d'Abraham et les héritiers de la promesse (6). Toutes les nations, est-il dit en effet, seront bénies dans ta postérité (7). » Voilà la cité sainte, la cité fidèle, la cité qui est étrangère sur la terre mais

 

1. Ps. XXXII, 2. — 2. Job, I, 21. — 3. Ps. CXLVI, 2. — 4. Ps. CXXVI, 1. — 5. Ps CXX, 4. — 6. Galat. III, 16, 29. — 7. Gen. XXII, 18.

 

qui a ses fondements au ciel. O fidèle, ne perds point tes espérances, ne perds point la charité; ceins-toi les reins et attends que ton Seigneur revienne des noces (1). Pourquoi trembler en voyant périr les royaumes de la terre? N'est-ce pas pour t'empêcher de succomber avec eux qu'un autre royaume t'a été promis au ciel? Et n'a-t-il pas été prédit, prédit sûrement que ces royaumes de la terre périraient? Nous, ne pouvons le nier : ce Seigneur que tu attends a dit en propres termes : « Les nations se jetteront l'une sur l'autre et les royaumes sur les royaumes (2). » Ces royaumes subissent des révolutions; mais viendra celui dont il est écrit qu'il n'aura pas de fin.

10. Il est des hommes qui ont promis cette immortalité aux royaumes de ce monde; ils ne disaient pas vrai, l'adulation les faisait mentir. Un de leurs poètes représente Jupiter disant des Romains : « Je ne leur fixe ni limites ni durée; je leur donne un empire éternel (3). » Mais tel n'est point le langage de la vérité. O donneur qui n'as rien donné, ce prétendu royaume éternel, où l'as-tu placé ? Sur la terre ou au ciel ? Sur la terre assurément. Du reste, fût-ce au ciel, « le ciel et la terre passeront (4). » Or si les oeuvres de Dieu même doivent passer, combien plus vite encore l'oeuvre d'un Romulus. Peut-être même, si nous voulions attaquer Virgile et lui reprocher d'avoir ainsi parlé, nous prendrait-il à part pour nous dire : Je sais comme vous, ce qu'il en est; mais pour vendre mes vers aux Romains, ne devais je pas les flatter et leur faire de mensongères promesses? Remarquez toutefois quelles précautions j'ai prises en écrivant ces paroles : « Je leur donne un empire éternel. » C'est leur Jupiter que j'ai mis en scène pour lui prêter ce langage. Ce n'est pas en mon nom que j'ai dit ce mensonge, c'est à Jupiter que j'ai fait remplir un rôle trompeur. Ne fallait-il pas qu'il fût aussi faux prophète qu'il était faux dieu? D'ailleurs, voulez-vous savoir que je ne me faisais pas illusion? Quand ailleurs je n'ai pas prêté la parole à Jupiter, c'est-à-dire à une pierre, mais que j'ai parlé en mon nom, j'ai dit expressément : « Ce n'est ni la fortune de Rome ni son règne périssable (5). » Observez comment j'ai nommé son règne un règne périssable, je l'ai dit sans hésitation. — Il parlait donc sincèrement quand il a nommé ce règne périssable; et en flatteur quand il l'a dit éternel.

 

1. Luc, XII, 35, 36. — 2. Marc, XIII, 8 . — 3. Enéid. liv. I, vers 278, 279. — 4. Luc, XXI, 33 — 5. Géorg. liv. II, vers 498.

 

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11. Ainsi, mes frères, point de découragement; tous les royaumes de la terre auront une fin. Est-ce maintenant ? Dieu le sait. Peut-être n'est-ce pas encore; peut-être aussi est-ce la faiblesse de caractère, la compassion, la misère humaine qui nous font désirer l'éloignement de cette fin s'ensuit-il qu'elle ne viendra jamais ? Fixez votre espoir en Dieu, désirez, attendez les biens éternels. Vous êtes chrétiens, mes frères, nous le sommes. Mais le Christ n'est point descendu pour vivre dans les délices; supportons le présent plutôt que de nous y attacher; l'adversité nuit, hélas! trop manifestement, et la prospérité flatte avec trop de perfidie. Redoute la mer, lors k même qu'elle est calme. Gardons-nous bien d'entendre vainement l'exhortation solennelle d'élever nos coeurs. Pourquoi laisser ce coeur sur la terre, puisque nous la voyons se bouleverser ? Nous ne pouvons que vous exciter à préparer de quoi répondre, pour justifier votre espérance, à ces insulteurs, à ces blasphémateurs du nom chrétien. Qu'aucun murmure ne parvienne à vous détacher de l'attente des biens à venir. Tous ceux qui dans les adversités actuelles outragent notre Christ, ne sont-ils pas comme la queue du scorpion? Ah! courons cacher notre œuf mystérieux sous les ailes maternelles de cette poule évangélique qui crie : « Jérusalem, Jérusalem, » ceci s'adresse à la Jérusalem perdue de la terre et du mensonge, « combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants; comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu n'as pas voulu (1) ! » Ah ! qu'elle ne nous dise point : « J'ai voulu et tu n'as pas voulu !» Cette poule évangélique est en effet la divine. Sagesse qui s'est incarnée pour se mettre à la portée de ses petits. Pour ses poussins que ne fait point une poule? Voyez ses plumes hérissées, ses ailes pendantes, sa voix fatiguée, affaiblie, amoureuse et languissante. Oui, déposons notre oeuf, notre espoir, sous les ailes de cette poule sacrée.

12. Peut-être avez-vous remarqué encore comment la poule tue le scorpion. Plaise donc à Dieu que ces blasphémateurs qui rampent à erre, qui sortent de sombres cavernes et dont l'aiguillon funeste fait de mortelles blessures, soient déchirés et dévorés par cette poule qu'elle se les incorpore et les transforme, en quelque sorte, en oeuf! Ah ! qu'ils ne s'irritent point; nous paraissons émus, mais nous ne rendons

 

1. Matt. XXIII, 37.

 

pas malédictions pour malédictions; nous opposons, au, contraire, les bénédictions aux malédictions, la prière ail blasphème (1). Qu'on ne dise donc pas, à propos de moi : O si seulement il ne parlait pas de Rome! Est-ce que je l'insulte? Est-ce que plutôt je ne prie pas Dieu pour elle, vous y exhortant vous-mêmes comme je puis? Loin de moi la pensée de l'insulter! Que Dieu détourne cette idée de mon coeur et de mon esprit, déjà si douloureusement affectés ! N'y avions-nous pas et n'y avons-nous point encore des frères en grand nombre? N'y a-t-il pas là une portion importante de cette Jérusalem qui voyage sur la terre? N'y a-t-elle pas enduré des calamités temporelles, mais sans perdre les félicités éternelles?

Que veux-je donc, en parlant de Rome, sinon montrer la fausseté de leurs accusations contre notre Christ, lequel, disent-ils, aurait perdu Rome, soutenue auparavant par des dieux de pierre et de bois? Pourquoi n'ajouter pas des dieux de monnaie, des dieux d'airain, des dieux même d'argent et d'or; car « les idoles des nations sont de l'argent et de l'or. » Le prophète ne dit point que ces dieux soient de la pierre, ni du bois, ni de terre cuite, mais ce qu'on estime beaucoup, « de l'argent et de l'or. » Mais tout or et tout argent qu'ils soient, « ils ont des yeux et ne voient pas (2). » Considérés comme monnaie, les dieux d'or et les dieux de bois sont loin d'être équivalents; considérés comme ayant des yeux et ne voyant point, ils se valent. Et voilà les gardiens auxquels les doctes ont confié le salut de Rome, des gardiens qui ont des yeux sans voir ! S'ils pouvaient sauver Rome, pourquoi eux-mêmes ont-ils succombé avant elle? — Rome a succombé avec eux,  reprennent-ils. — Ils n'en ont pas moins succombé. — Ce n'est pas eux, poursuivent-ils, mais leurs statues. — Quoi ! ils n'ont pu protéger leurs propres statues et ils auraient pu préserver vos demeures? Depuis longtemps déjà Alexandrie a perdu ces espèces de divinités; et Constantinople, depuis qu'un Empereur chrétien en a fait une grande ville, n'a pi us également de faux dieux s'en est-elle moins développée? Ne prospère-t-elle pas et né subsiste-t-elle pas encore? Elle subsistera tant qu'il plaira à Dieu, car nous ne prétendons pas ici lui assurer l'immortalité. Aujourd'hui encore Carthage subsiste sous la protection du Christ et depuis longtemps y est

 

1. II Cor. IV, 12, 13. — 2. Ps. CXIII, 4, 5.

 

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tombée cette prétendue divinité qu'on appelait Céleste et qu'on voit maintenant bien terrestre.

13. On a tort aussi de publier que Rome a été prise et saccagée aussitôt après la destruction de ses dieux. Rien de plus faux; les idoles étaient renversées bien auparavant, et même, depuis, les Goths furent vaincus sous la conduite de Rhadagaise. Rappelez vos souvenirs, mes frères, rappelez vos souvenirs ; il n'y a pas longtemps, il y a seulement quelques années que ceci s'est passé. Après que toutes les idoles eurent été renversées dans la ville de Rome, Rhadagaise, roi des Goths, y accourut avec une grande armée, une armée bien plus grande que celle d'Alaric. Rhadagaise était païen et sacrifiait chaque jour à Jupiter. On publiait de toutes parts qu'il ne cessait d'offrir des victimes. Aussi tous les païens disaient-ils alors : Nous ne sacrifions pas et lui sacrifie, nous devons donc nous attendre à être vaincus. Mais pour montrer que de ces sacrifices ne dépendent ni le salut temporel, ni l'existence des empires, Dieu fit essuyer à Rhadagaise une défaite surprenante. Vinrent ensuite d'autres Goths qui ne sacrifiaient point; ils n'étaient pas chrétiens catholiques, mais ils détestaient les idoles; et avec leur haine des idoles ils s'emparèrent de Rome, triomphant ainsi de ceux qui mettaient leur espoir dans les faux dieux, qui recherchaient encore des idoles renversées et voulaient leur offrir encore des sacrifices.

Nos frères sans doute étaient là aussi et ils eurent à souffrir; mais ils savaient répéter « Je bénirai le Seigneur en tout temps (1). » Ils souffrirent dans un empire terrestre, mais ils ne perdirent point le royaume des cieux; au contraire, ces afflictions temporelles les rendirent meilleurs et plus capables d'en faire la conquête. S'ils n'ont pas blasphémé au milieu de leurs épreuves, ils ressemblent à des vases qui sortent intacts de la fournaise et ils sont remplis des bénédictions du ciel. Quant à ces blasphémateurs qui recherchent les choses de la terre, qui lés désirent et y mettent leur espoir, une fois que, bon gré, mal gré, elles leur auront échappé„ que posséderont-ils encore? où pourront-ils s'arrêter? N'ayant rien au dedans ni rien au dehors, la conscience plus dénuée encore que la bourse, où sera leur repos? où sera leur salut? où sera leur espoir? Ah! qu'ils viennent, qu'ils cessent de blasphémer et apprennent à adorer,: que ces scorpions avec leurs dards soient mangés par la Poule mystérieuse et transformés par elle en son corps; qu'ils s'exercent sur la terre, pour être couronnés dans le ciel.

 

1. Ps. XXXIII, 2.
 
 
 
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm

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