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Saint Augustin
Traité de la Musique


ŒUVRES COMPLÈTES DE SAINT AUGUSTIN, Traduites pour la première fois en français sous la direction de M. POUJOULAT & DE M. L’ABBÉ RAULX, aumônier de l’asile de Fains. Tome III, p. 393-490
Le traité de la Musique est traduit par MM. THÉNARD et CITOLEUX, agrégés de l'Université.

 

AVERTISSEMENT

Le traité de la musique se divise en deux parties:l'une , toute technique, renferme une exposition complète des règles de la Rhytmique et de la métrique; elle comprend les cinq premiers livres : l'autre , plus philosophique, forme en quelque sorte la morale de l'ouvrage; l'auteurs analysant les mouvements du cœur et de l'esprit humain, les mouvements des corps et de l'univers, remonte d'harmonie en harmonie, comme par une échelle mystique, jusqu'à l'harmonie éternelle et immuable, Dieu, principe de tous les mouvements et auteur de la loi qui les assujettit à l'ordre, en d'autres termes auteur de l'harmonie à tous ses degrés. Cette partie ne comprend qu'un seul livre; c'est le plus célèbre.

La première partie est une suite de préceptes, à part quelques détails gracieux, quelques réflexions profanes qui révèlent dans le métricien, tout occupé, ce semble, à mesurer des syllabes, le vigoureux philosophe et le brillant orateur: mais elle offre au plus haut degré l'intérêt qu'elle comportait. Nulle part l'alliance de la poésie et de la musique, ce problème si agité par les érudits, n'apparaît sous une forme plus simple; on ne scande pas, on entend, j'allais dire, on chante le vers antique; les iambes, les spondées, les dactyles font place à des mesures musicales dont la raison et l'oreille sont juges; et cette harmonie n'est pas aussi perdue qu'on le croit: elle a laissé des traces et comme un écho dans la mélopée de nos églises. Dès le début de l'ouvrage, il s'élève entre le Maître et l'élève une discussion en apparence plus métaphysique que musicale; mais qu'on ne s'y trompe pas , elle découvre les principes qui ont dirigé l'auteur, dans la composition de son traité; elle en contient toute la substance. Il s'agit de définir la musique, telle que l'auteur la comprend et veut la faire comprendre.

La musique a pour objet de déterminer les

 

1. Voir hist. de S. Aug. chap. VIII, pag. 48 ;   Rét. liv. I, ch. VI.

 

durées successives qui divisent un mouvement et le rapport qui les ordonne entre elles. Je dis mouvement en général; la danse comme le chant est du domaine de la musique : car la danse consiste en des mouvements susceptibles de se mesurer et de se résoudre en cadences régulières; les sons ne forment également un accord musical que parce qu'ils sont susceptibles de se diviser en intervalles réguliers que l'on peut mesurer par un battement. La Musique est donc la science des belles modulations ou des mouvements bien ordonnés; pour découvrir la succession de ces mouvements et leur symétrie, le musicien doit remonter jusqu'à la théorie des nombres, examiner leurs rapports et leur progression: c'est sur ce modèle qu'il détermine l'échelle des sons et leurs différentes combinaisons. Les nombres sont le symbole de l'accord musical; ils le représentent au même titre que les mots expriment la pensée, et les plaisirs de l'oreille supposent des rapports tout mathématiques. On reconnaîtra sans peine ici les principes du système musical tel que l'ont fondé en Grèce les Pythagoriciens.

La musique est donc une science: elle repose sur une théorie absolue , celle des nombres. Elle n'est pas, comme la prosodie, un ensemble de connaissances tout empiriques et par là elle se distingue de la grammaire qui, pour fixer la quantité des syllabes, se borne à consulter l'usage et l'exemple des grands poètes. Comme ses principes, sa méthode est toute rationnelle : elle déduit des rapports numériques , par une conséquence nécessaire, les rapports qui flattent l'oreille. On comprendra dès lors la portée des passages fort nombreux où l'auteur réclame, au none de la raison , contre la routine des grammairiens: on ne s'étonnera plus de le voir apprendre la musique à un élève qui ignore les règles de la quantité. Les mots et leur quantité représentent des notes, les pieds, des mesures musicales.

Les histrions et les danseurs de métier sont-ils des musiciens? Non , l'auteur les exclut du choeur (394) des musiciens, au même titre que Platon bannit les poètes de sa république ou refuse le nom d'orateurs à ces discoureurs qui ne savent pas allier la philosophie à l'éloquence. Leur art n'est qu'une pure imitation: la science et ses principes éternels leur échappent. Ils sont artistes, à peu près comme le rossignol; ce sont des gosiers sonores que l'exercice assouplit et que fait mouvoir l'amour d'un vil salaire ou de vains applaudissements.

Telles sont les conclusions de cette longue discussion où l'on retrouve la dialectique, les principes et parfois la grâce des dialogues de Platon.

Entrant alors dans les détails de son sujet, l'auteur fixe d'après les propriétés même des nombres, les durées dans le mouvement, leur progression, leurs rapports; il détermine les limites où s'arrêtent ces mouvements susceptibles, comme les nombres qui les expriment, de s'étendre à l'infini. Cette discussion en apparence subtile ou aride met dans tout son jour le système pythagoricien sur les lois mathématiques des soirs et des accords: à ce titre, elle offrira le plus vif intérêt à tous ceux qui voudraient étudier le principe du pythagorisme en dehors de ses applications erronées à la morale ou à la métaphysique, je veux dire dans sa simplicité première et dans sa pureté.

Accoutumés à scander, nous ne voyons dans les pieds que des combinaisons de brèves et de longues plus ou moins artificielles. Il n'en est rien : « Les pieds, selon l'expression de M. Vincent (1), sont identiquement la même chose que nos mesures musicales. » Ils se composent de temps rendus sensibles à l'oreille par le battement de la mesure. Le mélange des pieds rie peut avoir lieu qu'à la condition qu'ils offrent des durées égales et qu'ils se mesurent par le même battement. L'amphibraque ne peut se combiner avec aucun autre pied parce que, divisé dans un rapport de 3 à 1, il trouble le battement de la mesure et comme dit l'élève, écorche les oreilles. En résumé, le pied exprime une mesure musicale dont les syllabes sont les notes, et la combinaison des pieds doit se faire dans un rapport tel que le levé et le posé, le temps faible et le temps fort, reviennent à des intervalles constants et réguliers.

Ce partage du pied en levé et en posé, caractérise essentiellement le rythme, qui n'est qu'une suite de mesures musicales sans fin déterminée. Les hymnes de Pindare, les choeurs des tragiques sont en général des rythmes où les paroles se succèdent selon les exigences de l'air créé ou adopté par le poète. La théorie du rythme, telle qu'on la trouve dans saint Augustin, précise, lumineuse et manifestement appuyée sur une connaissance profonde des conditions de la poésie lyrique dans l'antiquité, offre, selon nous, les véritables principes pour apprécier cette poésie, aujourd'hui assez obscure et par là même difficile

 

(1) Analyse du traité de Musica chez Paul Dupont, 1849, Paris. En recommandant cette analyse à nos lecteurs nous les remettons à notre propre guide.

 

à goûter. Nous sentons l'harmonie de Virgile qui peut se flatter de sentir celle de Pindare? C'est qu'il y a dans les vers de Virgile une cadence tout à fait étrangère aux rythmes de Pindare. Nous n'avons plus, si j'ose ainsi parler, que le libretto des odes de ce grand musicien. Le mouvement, là passion, la clarté même que le chant répandait à travers ses paroles, comme un souffle puissant, ont disparu pour nous avec la musique. Pindare a eu le sort de ces statues de la Grèce, qui, transportées sous un climat étranger, perdent avec la transparente lumière du ciel oriental la grâce de leurs proportions et le mouvement de leurs traits. La véritable traduction de Pindare serait une traduction en musique. Loin de nous sans doute la pensée d'assimiler à un faiseur de libretto moderne, un Pindare, un Sophocle ! Mais nous ne pouvons nous résoudre à attribuer uniquement à l'inspiration « leur beau « désordre, » ces tours brusques, ces alliances de mot hardies, cette absence de transition, qui déconcertent le grammairien. La musique animait les paroles; elle les interprétait à l'oreille et au ceeur, comme elle interprète dans nos églises la sublime terreur du Dies irae.

Qu'on lise saint Augustin : le rôle tout secondaire de la parole dans le rythme est tellement un principe à ses yeux, qu'il nous avertit de faire abstraction des mots pour ne considérer que les sons, et que les exemples qu'il donne offrent plutôt un son agréable à l'oreille qu'un sens clair à l'esprit, tant il est vrai que le poète lyrique, dans l'antiquité, n'aurait jamais marché, comme dit Bossuet (1), par vives et impétueuses saillies, s'il n'avait été soutenu et guidé dans ses élans par les mouvements réguliers et « bien ordonnés » de la musique.

Le mètre se distingue du rythme en ce qu'il ad. met une fin déterminée, au déjà de laquelle il recommence. Nous n'insisterons pas sur cette dis. tinction malgré son importance : nous voulons appeler l'attention du lecteur sur la manière dont l'auteur enseigne à mesurer le mètre par le battement.

Son système est fort simple et repose sur ce principe : chaque mètre a un pied principal, c'est-à-dire, une mesure fondamentale composée d'un nombre de temps déterminé. Cette mesure, une fois reconnue et adoptée doit se retrouver partout : si un ou plusieurs temps manquent, on les remplace par des silences dont le battement fait sentir la durée. C'est ainsi que dans la musique moderne on remplace les notes par des pauses, des demi-pauses ou des soupirs. Par exemple, ce mètre :

 

segetes meus labor

 

peut se mesurer de deux façons différentes; cela dépend du pied que l'on choisit pour mesure

 

(1)Hist. universelle : définition de l'ode sacrée qui, elle aussi, était un rythme.

 

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fondamentale. Adopte-t-on le diiambe (U¯¯U¯¯) ? On trouve segetes | meus labor. Mais le diiambe ayant 6 temps et segetes étant un anapeste ou pied de 4 temps, il faut remplir les deux temps vides par un silence d'égale durée. La mesure est alors de 6 temps pour chaque pied.

Veut-on, au contraire, prendre pour point de départ le ditrachée (¯¯U¯¯U) on aura : Sege tes meus la | bor : en revenant de la fin du mètre, c'est-à-dire, la syllabe bor, au commencement, Sege, on ne trouve que 4 temps; il faut donc un silence de 2 temps. Marquons,.si on nous le permet, les silences, par des soupirs 7, signe qui, dans la Musique moderne, équivaut à une brève ou à un temps, nous verrons de nos propres yeux l'égalité de ces deux mesures :

 

Segetes meus labor 7 7 |

 

Malgré la routine, l'auteur mesure l'hexamètre par anapestes, ce qui met les accents en relief, chose si importante dans le vers, qu'il soit français, grec ou latin

 

Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris.

 

La fin rapprochée du commencement formant 4 temps et la mesure fondamentale étant l'anapeste ou 4 temps, il n'y aura pas de silence complémentaire >

On remarquera que l'hémistiche est le trait distinctif du vers ancien. Le vers n'est vers que parce qu'il admet une coupure qui le partage en deux membres, liés entre eux par le rapport d'égalité le plus étroit. Augustin. trouve un rapport d'égalité merveilleux dans les deux membres du vers Hexamètre qui ont un nombre de demi-pieds tel que si on les élève au carré, on obtient le nombre identique de 25. Les anciens étaient bien plus que nous, sensibles à ces propriétés des nombres qui peuvent devenir, en musique, une jouissance pour l'esprit et doubler ainsi le plaisir de l'oreille. On ne voit pas sans surprise que les critiques si nombreuses et si mal fondées qu'on a faites de notre Alexandrin, s'appliquent en grande partie à l'Hexamètre Latin : lui aussi est partagé en deux- hémistiches et cela, dit notre auteur, d'un bout à l’autre de l'Enéide. Si saint Augustin s'est brouillé il y a tant de siècles avec les Romantiques, j'ai bien peur que leur système, qui consiste à mettre l'Alexandrin en pièces sous prétexte d'en rompre la monotonie, ne réponde ni aux besoins de l'oreille, ni « aux propriétés essentielles des nombres» et de l'harmonie. C'est ainsi que l'on retrouve les lois de l'esprit humain sous les formules du philosophe : son ouvrage n'a pas vieilli, parce que la raison et les principes de l'art ne vieillissent jamais. Nous arrivons au VIe livre : et nous nous empressons d'offrir au lecteur « une planche sur cette mer immense, » tune analyse fidèle et enthousiaste de M. Villemain (1). La partie

 

(1) Tableau de l'éloquence chrétienne au Ve siècle, p. 421-428.

 

esthétique de ce beau livre y est saisie dans toute son élévation. Le lecteur nous permettra donc d'insister sur la partie philosophique et d'y appeler son attention.

Devancier de Descartes et de Malebranche qui ont creusé un abîme entre le corps et l'âme, Augustin, guidé par le sens chrétien, refuse au corps le pouvoir de modifier l'âme. Le corps ne produit pas dans l'âme une impression, une peine, un plaisir, non; à propos des impressions que le corps reçoit du dehors ou des modifications qu'il éprouve dans ses organes, l'âme devient attentive, prend conscience des mouvements corporels, et, selon qu'elle s'y associe ou qu'elle s'y oppose, qu'elle s'y conforme ou qu'elle y résiste, elle ressent de la peine ou du plaisir. La peine est une fonction pénible des organes remarquée par l'âme, le plaisir, une opération facile dont elle a conscience. Cette théorie est d'autant plus originale que d'ordinaire, on regarde l'âme comme purement passive dans le phénomène de la sensation : Augustin n'y voit qu'un mode de l'activité de l'âme, une réaction contre les impulsions venues du dehors et auxquelles l'âme reste libre de s'associer. Il rattache sa théorie au dogme chrétien du péché originel. Dans l'état de grâce et de félicité, le corps était en parfaite union avec l'âme : l'âme ne prêtait aucune attention à ses mouvements et était tout entière tournée vers Dieu, son Seigneur, elle était insensible au même titre que nous le sommes encore, quoique d'une manière infiniment moins parfaite, dans la santé. Car, dans la santé, le jeu des organes est si régulier, si facile, que l'âme ne s'en occupe pas et peut se livrer sans distraction comme sans peine, à la contemplation de la vérité. Mais, par une conséquence du péché, la chair n'obéit plus qu'à l'aiguillon du plaisir: l'âme, contrainte de fixer son attention sur ces mouvements de concupiscence, ou lutte péniblement pour y résister, ou se laisse entraîner et préfère à l'insensibilité ou apathie, qui est la suite de la santé, le désordre des voluptés.

Cette théorie d'un spiritualisme si élevé est exposée avec éclat dans le chapitre Ve et domine le livre entier. Aidée de la grâce, l'âme renonce peu à peu à la chair : elle subordonne, par une hiérarchie toute divine, les mouvements que le corps la contraignait à produire, soit pour aller au-devant de ses besoins, soit pour lutter contre ses tendances grossières, à ces mouvements que règle le jugement, qu'inspire la raison; elle s'épure, elle se tourne tout entière vers les choses du ciel. Ainsi les harmonies d'ici bas de plus en plus hautes selon qu'elles ont pour principe, les sens, le jugement, la raison, l'acheminent peu à peu et comme par degrés à l'harmonie tout intellectuelle de la vérité. Elle reprend sa dignité, en reprenant son existence première, la contemplation de Dieu. Si au contraire elle se renferme dans l'harmonie des sens, dans la beauté des objets matériels, elle se lie à une harmonie, celle du péché; car le mal (396) étant la punition du péché, devient une harmonie la réparation du désordre est le retour à l'ordre; sa dégradation est alors achevée : la loi qu'elle n'aime pas l'asservit et l'enchaîne. Donc, la sensibilité n'étant que le pouvoir de réagir contre les impressions du corps, l'âme est dans l'alternative ou de ne prêter attention qu'aux harmonies célestes, ce qui fait sa dignité et son bonheur, ou de s'enfermer dans les harmonies d'ici-bas, ce qui cause sa dégradation et son malheur.

De ce point de vue élevé, Augustin considère tous les mouvements de l'âme et du corps, toujours harmonieux, quoique à différents degrés, puisqu'ils sont une conséquence des lois divines. Et il invite l'âme à remonter de beautés en beautés jusqu'à la beauté souveraine en se dégageant de plus en plus des entraves de la mortalité.

La forme de ce traité est celle du dialogue l'élève répond peut-être trop souvent par oui et par non; mais c'était la un défaut inévitable dans un aussi long entretien. D'ailleurs, c'est vraiment un élève; il se trompe, son maître le laisse s'égarer, puis le ramène à la vérité en lui indiquant avec grâce le point précis qui a été la cause de

son erreur. De là vient qu'il faut souvent lire un chapitre tout entier pour le bien comprendre, Ajoutons qu'il est curieux et questionneur au point de fatiguer son maître, volo tandem tibi parce. (Liv. II.) Quant au maître, on peut reconnaître à chaque instant le brillant professeur de rhétorique et de philosophie, mieux encore le disciple de Platon qui avait appris à interroger les esprits, et savait le secret, non-seulement d'instruire et de plaire, mais encore de faire deviner la vérité. Les allusions à sa vie passée et à sa conversion, sur. tout dans le sixième livre, viennent à chaque instant surprendre, attendrir même le lecteur. Nous n'en signalerons qu'une pour terminer par une citation; elle marque a la cois la tendresse de coeur et le sincère repentir d'Augustin . « L'adultère, dit-il, en tant qu'adultère est une oeuvre coupable; mais de l'adultère, il naît souvent un homme, c'est-à-dire d'une oeuvre coupable de l'homme, une oeuvre excellente de Dieu. » Qui ne reconnaîtrait à ces mots cet Adéodat, fruit du péché et toutefois présent magnifique de Dieu, par son génie précoce, sa foi, sa tendresse filiale?

LIVRE PREMIER

L'auteur, dans le premier livre, définit la musique; il traite des différentes espèces de mouvements cadencés, qui constituent l’essence de cet art, et de leurs rapports.

CHAPITRE PREMIER. L'ART DE DÉTERMINER LA JUSTE ÉTENDUE DES SONS DÉPEND DE LA MUSIQUE ET NON DE LA GRAMMAIRE.
 

1. Le Maître : Le mot modus forme quel pied ? — L'Élève, un Pyrrhique. — L. M. Combien a-t-il de temps ? — L’E. Deux. — L. M. Et le mot bonus quel pied est-ce. — L’E. Le même que modus. — L. M. Modus est donc absolument la même chose que bonus? — L’E.. Non pas. — L. M. Pourquoi donc dis-tu que ces deux mots sont identiques. — L’E. Ils sont identiques par le son, quant à la signification ils diffèrent. — L. M. Ainsi tu reconnais qu'on entend le même son, quand on prononce modus et bonus. — L’E. Le son produit par les lettres est sans doute différent, à tout autre égard il est identique. — L. M. Eh bien! Quand nous prononçons pone (place), verbe, et pone ( par derrière ) , adverbe ; n'y a-t-il pas, outre la différence de signification, une nuance dans le son. — L’E.  Il y a une nuance très-accusée. — L. M. Et d'où vient-elle, puisque les deux mots se composent des mêmes lettres et des mêmes temps? — L’E. De l'accent, qui n'occupe pas la même place. —- L. M. Quel est l'art qui enseigne à faire toutes ces distinctions? — L’E. Je les entends faire ordinairement aux grammairiens et c'est à leur école que je les ai apprises; mais j'ignore si ces règles sont du ressort de la grammaire ou sont empruntées à un autre art. — L. M. Nous verrons cela tout à l'heure Pour le moment, dis-moi si, en m'entendant frapper un tambour ou pincer une corde deux fois avec autant de rapidité que j'en mets à prononcer bonus et modus, tu reconnaîtrais dans ces sons les mêmes temps? — L’E. Assurément. — L. M. Et tu dirais que c'est là un pied pyrrhique. — L’E. Oui. — L. M. Et quel maître, sinon le grammairien, t'a appris le nom de ce pied? — L’E. Il est vrai. — L. M. Ainsi c'est le grammairien qui doit apprécier tous les sons analogues ; ou plutôt, trouvant en toi-même l'idée de ces mesures du temps, n'as-tu pas emprunté au grammairien un terme pour les désigner? — L’E. Tu (398) as raison. —L. M. Et ce terme, que la grammaire t’a appris, tu n'as pas craint de l'appliquer à un objet qui, de ton propre aveu, n'est pas du ressort de la grammaire? — L’E. Qu'on n'ait donné un nom au pied que pour marquer la mesure des temps, j'en suis convaincu; mais pourquoi ne serais-je pas libre d'employer ce terme pour désigner une semblable mesure, chaque fois que je la rencontrerai? Admettons même qu'il fallût employer, pour désigner des sons qui aient la même mesure, un terme différent et étranger à la grammaire, à quoi bon m'inquiéter des mots quand les choses ont pour moi un sens clair?

L. M. Ce n'est pas là ma pensée; cependant, comme il y a dans les sons, tu le vois bien, des nuances sans nombre, et qu'on peut y reconnaître des mesures déterminées qui , nous en convenons, ne rentrent pas, dans le domaine de la grammaire; ne penses-tu pas qu'il existe un autre art qui embrasse tout ce qui regarde le nombre et l'harmonie dans les mots? — L’E. Cela me paraît probable. — L. M. Quel est cet art, à ton avis? Tu n'ignores pas sans doute qu'on accorde aux Muses une sorte de souveraineté sur le chant; et c'est là, je crois, ce qu'on nomme la musique. — L’E. Je le crois aussi.

 

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CHAPITRE II. DÉFINITION DE LA MUSIQUE ET DE LA MODULATION.
 

L. M. Nous n'avons pas l'intention de contester sur les mots - mettons donc toute notre attention, si tu le veux bien, à examiner quelle est la nature et l'essence de cet art, quel qu'il soit. — L’E. Examinons cette question : car je désire vivement apprendre jusqu'où s'étend le domaine de cet art. — L. M. Définis donc la musique. — L’E. Je n'ose. — L. M. Pourrais-tu voir du moins si ma définition est juste? — L’E. J'essaierai quand tu l'auras formulée. — L. M. La musique est une science qui apprend à bien moduler. Es-tu de cet avis? — LE. Peut-être, si je voyais clairement en quoi consiste la modulation. — L. M. N'as-tu jamais entendu prononcer ce mot, ou ne l'as-tu entendu qu'à propos du chant et de la danse? — L’E. C'est cela même; mais comme je remarque que moduler (1) vient de modus, juste mesure, et qu'il y a une mesure

 

(1) Modulari : soumettre à la mesure, à la règle.

 

à garder dans tout ce que l'on fait de bien, tandis que dans le chant et dans la danse il y. a une infinité de choses basses , quoique attrayantes; je voudrais comprendre parfaitement ce qu'on entend par modulation : car ce seul mot renferme presque entièrement la définition d'un art aussi étendu que la musique, et il ne s'agit point d'apprendre ici les secrets des chanteurs et des histrions.

L. M. Tu viens de dire que, même en dehors de la musique, il fallait garder dans nos actions une certaine mesure ; néanmoins le terme de modulation entre dans la définition de la musique; n'en sois pas surpris : ignores-tu donc que la parole est appelée le privilège et le don de l'orateur? — L’E. Je le sais bien, mais pourquoi cette question? — L. M. Le voici : quand ton valet, tout grossier et tout ignorant qu'il est, répond par un seul mot à ta demande, conviens-tu qu'il parle? — L’E. J'en conviens. — L. M. Est-il pour cela un orateur? — L’E. Non certes. — L. M. Il n'a donc pas manié là parole, en prononçant quelques mots, quoique parole vienne de parler. — L’E. D'accord; mais cette fois encore où veux-tu en venir? — L. M. A te faire comprendre que la modulation est un terme qui peut n'appartenir qu'à la musique, bien que le mot modus qui l'a formé puisse s'appliquer à d'autres objets. Ainsi le don de la parole est attribué exclusivement aux orateurs, quoique personne ne s'exprime sans parler, et que parole vienne de parler. — L’E. Je comprends maintenant.

3. Quant à l'observation que tu as faite ensuite, qu'il y a dans les chants et dans les danses des grossièretés qu'on ne saurait appeler modulation sans dégrader cet art presque divin, elle est parfaitement juste. Voyons donc d'abord ce qu'il faut entendre par moduler; ensuite, par bien moduler, car ce n'est pas sans raison que le mot bien a été ajouté à la définition. Quant au mot science, il ne faut pas non plus le passer légèrement; voilà les trois termes, si je ne me trompe, dont se compose la définition. —  L’E. J'y consens.

L. M. Nous reconnaissons donc que modulation dérive de modus. Faut-il craindre qu'il n'y ait excès ou défaut de mesure que dans les objets mis en mouvement? Et, quand il n'y a pas mouvement, doit-on craindre que la me. sure ne soit pas observée? — L’E. Pour cela non. — L. M. Ainsi, nous pouvons définir la modulation, l'art dans les mouvements, ou du (399)

moins l'art d'exécuter des mouvements réguliers. Car il nous serait impossible de dire qu'un objet obéit à un mouvement régulier, s'il ne gardait une mesure. — L’E. Cela serait impossible sans doute; mais alors il faudra comprendre sous le terme de modulation tout ce qui sera bien fait. Car, sans mouvement régulier, rien ne peut bien s'exécuter.— L. M. Et si tous ces actes s'accomplissaient d'après les lois de la musique, bien que le mot de modulation soit à juste titre plus communément employé à propos des instruments de musique? Tu distingues bien, j'imagine, un ouvrage tourné soit en bois, soit en argent, soit en toute autre matière, du mouvement qu'exécute l'ouvrier pour le faire. — L’E. La différence est profonde, je l'avoue. — L. M. Ce mouvement est-il exécuté pour lui-même, ou en vue de l'objet à tourner? — L. E. Evidemment en vue de l'objet. — L. M. Eh bien ! si quelqu'un meut son corps sans autre but que de le mouvoir avec grâce et avec élégance, ne dirons-nous pas qu'il danse? — L’E. D'accord. — L. M. Quand donc penses-tu qu'une chose est supérieure et en quelque sorte maîtresse? Est-ce quand on la recherche en vue d'elle-même ou dans un autre but? — L’E. C'est évidemment quand on la recherche en vue d'elle-même. — L. M. Rappelle-toi donc la définition que nous avons donnée tout à l'heure de la modulation. Nous avons établi qu'elle n'était que l'art dans les mouvements; vois maintenant à quels mouvements doit s'appliquer de préférence cette définition; est-ce à ceux qui sont pour ainsi dire indépendants, je veux dire qu'on recherche pour eux-mêmes, et qui ont en eux-mêmes la vertu de plaire, ou bien à ceux qui ont je ne sais quoi de servile? car tout ce qui ne s'appartient pas et sert à une fin qui lui est étrangère est réduit à une sorte de servitude. — L’E. Il est clair qu'elle s'applique à ceux qu'on recherche pour eux-mêmes. — L .M. Il est donc probable que la science des modulations est une science qui consiste à bien ordonner les mouvements, à les rendre capables (exciter l'intérêt et par conséquent de plaire par eux-mêmes. — L’E. C'est fort probable.

 

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CHAPITRE III. QU'ENTEND-ON PAR BIEN MODULER ET POURQUOI CE MOT EST-IL NÉCESSAIRE A LA DÉFINITION?
 

4. L. M. Pourquoi avons-nous ajouté le mot bien, puisque la modulation suppose nécessairement un mouvement bien ordonné? — L’E. Je ne sais et j'ignore comment l'idée de cette question m'est échappée: car je m'étais proposé de la faire. — L. M. On aurait pu le supprimer, ce mot, et définir simplement la musique, la science qui apprend à moduler. — L’E. Il serait fatigant en effet de vouloir ainsi tout expliquer avec le même soin. — L. M. La musique est la science des mouvements bien ordonnés. Sans doute on peut dire que les mouvements sont réguliers, quand on y observe avec art la mesure des temps et des repos: car ils plaisent alors et peuvent sans inconvénient s'appeler modulations; mais ne peut-il arriver que ces cadences et ces mesures plaisent à contre-temps, qu'une voix charmante et une danse gracieuse cherchent à provoquer une gaieté folâtre, quand la circonstance exige de la gravité? On abuse alors d'une modulation parfaite, en d'autres termes, d'un mouvement qui était excellent, en tant que mesure, on fait un mauvais usage, parce qu'on l'emploie contre les convenances. Donc il y a une différence profonde entre moduler et bien moduler. La modulation se retrouve chez tous les chanteurs, pourvu qu'ils ne se trompent pas dans la mesure naturelle des paroles et des sons: mais la bonne modulation n'appartient qu'à cet art libéral que nous nommons la musique. Le même mouvement ne paraît pas bien, quand il manque d'à-propos , encore qu'il semble conforme aux lois de la cadence. Retenons ici et partout notre principe: gardons-nous de chicaner sur les mots, quand la chose est claire et ne nous préoccupons plus de savoir si la musique est la science des modulations ou des belles modulations. — L’E. Laissons là ces querelles de mots que je méprise: cependant cette distinction ne me déplaît pas.

 

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CHAPITRE IV. EN QUOI LE MOT SCIENCE ENTRE-T-IL NÉCESSAIREMENT DANS LA DÉFINITION DE LA MUSIQUE.
 

5.  Il nous reste à examiner pourquoi le mot science entre dans la définition. — L’E. Oui, car je me rappelle que l'ordre de la discussion le demandait ainsi. — L. M. Eh bien ! es-tu d'avis que le rossignol conduise bien les modulations de sa voix dans la saison printanière? Son chant est plein d'harmonie et de charme; il est de plus, si je ne me trompe, en parfaite conformité avec la saison (1). — L’E. D'accord. — L. M. S'ensuit-il qu'il connaisse les règles de notre art ? — L’E. Non. — L. M. Tu vois donc que le mot de science est nécessaire à la définition. — L’E. Je le vois fort bien. — L. M. Dis-moi, je te prie, ne te paraissent-ils pas ressembler au rossignol tous ceux qui, guidés par une sorte d'instinct, chantent bien, je veux dire, avec mesure et avec grâce, et ne savent que répondre, si on leur fait une question sur l'harmonie et sur l'échelle des sons graves et aigus? — L’E. Ce ne sont que des rossignols. —L. M. Et comment qualifier ceux qui prennent plaisir à les écouter sans avoir aucune teinture de cette science? Nous voyons des éléphants, des ours, et d'autres animaux exécuter des mouvements en cadence, aux sons de la voix humaine, les oiseaux eux-mêmes s'enivrent de leurs chants, et ils ne les prodigueraient pas sans doute avec tant d'ardeur, s'ils n'obéissaient à l'attrait du plaisir plutôt qu'aux calculs de l'intérêt; à ce titre, ne faut-il pas comparer aux animaux de pareilles gens ? — L’E. D'accord; mais voilà une critique à l'adresse de la plupart des hommes. — L. M. Ma pensée ne va pas si loin. Des hommes éminents, étrangers à la musique, se plaisent à partager les goûts du peuple, qui ne s'élève guère au-dessus des animaux et qui est en immense majorité, ce qui est chez eux un trait de modération et de prudence: mais ce n'est pas le moment de discuter cette question; ou bien ils vont les écouter pour se délasser de leurs sérieuses occupations et chercher avec discrétion un plaisir qui les récrée. Mais s'il est raisonnable de prendre de temps en temps un pareil plaisir, il est

 

1. Tempori signifie aussi circonstance; c'est un jeu de mots intraduisible.

 

honteux et dégradant de s'y laisser prendre même de temps en temps.

            6. Ne te semble-t-il pas aussi que les joueurs de flûte, de cithare ou de tout autre instrument ne sont que des rossignols? — L’E. Pas tout à fait. — L. M. Et en quoi diffèrent-ils du rossignol? — L’E. En ce qu'il y a un certain art, à mon sens, chez le musicien, tandis que le rossignol n'est guidé que par la nature. — L. M. Ce que tu dis a quelque vraisemblance: Mais faut-il décorer du nom d'art ce qui n'est chez eux, qu'un effet de l'imitation? — L’E. Pourquoi pas? Car l'imitation joue un si grand rôle dans les arts, qu'ils disparaîtraient presque avec elle. Les maîtres s'offrent en modèle et c'est là ce qu'ils appellent enseigner. — L. M. L'art, sans doute, relève à tes yeux de la raison, et procéder avec art, c'est procéder avec rai. son : N'est-ce pas ton avis? —  L’E. Oui. — L. M. Par conséquent, sans la raison, il n'y a point d'art. — L’E. C'est un point que je t'accorde encore. — L. M. Crois-tu que les animaux, qui n'ont l'usage ni de la parole, ni de la raison, comme on dit, soient capables de procéder avec raison? — L’E. En aucune façon. — L. M. Tu vas donc reconnaître ou que les perroquets, les pies, les corbeaux sont des animaux raisonnables ou que tu as trop légèrement donné le nom d'art à l'imitation. On sait en effet que les oiseaux apprennent, à l'école de l'homme, à produire certains chants, certains sons, et qu'ils n'y arrivent que par l'imitation. As-tu une autre opinion? — L’E. Je ne saisis pas très-bien la conséquence de ton raisonnement, ni ce qu'elle peut avoir de décisif contre ma réponse. —- L. M. Je t'avais demandé si les joueurs de cithare, de flûte et autres gens de ce métier possédaient l'art musical, quoiqu'ils ne dussent qu'à l'imitation les effets qu'ils produisaient sur leurs instruments. Ils possèdent l'art, m'as-tu répondu; ce qui est si vrai, as-tu ajouté, que presque tous les arts seraient en péril si l'on en retranchait l'imitation. On peut donc conclure de tes paroles, qu'on procède avec art, lorsqu'on atteint un but par imitation, quand bien même on ne devrait pas à l'imitation la connaissance de l'art. Or, si l'imitation se confond avec l'art, et l'art avec la raison, imitation et raison sont la même chose; mais l'animal sans raison ne fait pas usage de la raison; il ne possède donc pas l'art, et comme il est capable d'imiter, l'art ne peut se con. fondre avec l'imitation.

 

401

 

L’E. J'ai avancé que les arts relevaient, en général, de l'imitation : Je n'ai pis appelé l'art une pure imitation. — L. M. Eh bien ! les arts qui relèvent de l'imitation ne relèvent-ils pas également de la raison? —  L’E. A mon sens, ils se rattachent à ces deux principes. — L. M. Je le veux bien, mais la science, sur quel principe repose-t-elle : sur l'imitation ou sur la raison ? -L’E. Sur toutes deux. — L. M. A ce titre, tu accorderas la science aux oiseaux, puisque tu ne leur refuses pas le don de l'imitation. — L’E. Pas le moins du monde. Car j'ai avancé que la science dépendait de l'imitation et de la raison, non de l'imitation seule. — L. M. Voyons, penses-tu qu'elle puisse relever de la raison seule ? — L’E. Peut-être. — L. M. Ainsi donc lu distingues entre l'art et la science; car la science, d'après toi, peut dépendre de la raison seule, tandis que la raison s'unit à l'imitation dans l'art. — L’E. Je ne vois pas que cette conclusion soit rigoureuse, car je n'ai pas dit que tous les arts, mais qu'une foule d'arts relèvent à la fois de la raison et de l'imitation. — L. M. Comment ! Appelleras-tu science ce qui dépend de ces deux principes, ou réserveras-tu ce nom à ce qui ne relève que de la raison? — L’E. Et pourquoi donc ne pourrai-je appeler science l'union de la raison et de l'imitation?

            7. L. Al. Puisque nous en sommes venus à parler du joueur de cithare et du joueur de flûte, c'est-à-dire de ce qui touche à la musique, dis-moi s'il ne faut pas attribuer au corps, en d'autres termes, à une sorte de docilité des organes, les effets que ces gens produisent par incitation? — L’E. Selon moi cette docilité tient à l'âme et au corps tout ensemble. Cependant tu as employé, avec une justesse parfaite le mot de docilité : les organes, en effet, ne doivent obéir qu'à l'âme. — L. M. Je vois bien toutes les précautions que tu emploies pour ne pas accorder exclusivement au corps la faculté d'imitation. Nieras- tu néanmoins que la science soit le privilège de l'âme? — L’E. Comment le nier? — L. M. Tu ne peux donc, en aucune façon, rapporter à l'imitation et à la raison tout ensemble, la science qui apprend à faire vibrer les cordes et résonner les flûtes; car cette imitation, tu l'as reconnu, ne peut exister sans le corps, tandis que la science ne procède que de l'âme. — L’E. C'est la conséquence, je l'avoue, de ce que j'ai avancé, mais qu'importe? Le joueur de flûte tiendra aussi sa science de son âme. L'imitation sans doute ne peut exister indépendamment du corps, mais en s'ajoutant à la science , elle ne fera pas disparaître cette science toute spirituelle qu'il possède. — L. M. Non, sans doute, elle ne la fait pas disparaître. Sans prétendre que tous ceux qui touchent de ces instruments sont étrangers à la science musicale, je soutiens que tous ne la possèdent pas. Voilà le point précis auquel je ramène la question, afin de faire complètement entendre, s'il est possible, avec quelle justesse nous avons fait entrer le mot science dans la définition de la musique; car si les joueurs de flûte ou de lyre et autres gens qui exercent un pareil métier possédaient la science musicale, il n'y aurait rien, à mon sens, de plus bas et de plus vil que la musique.

Prête-moi toute ton attention pour voir apparaître clairement la vérité que nous cherchons avec tant de peine. Tu m'as accordé que la science ne réside que dans l'âme? — L’E. Et comment ne pas l'accorder? — L. M. Eh bien ! Est-ce dans l'âme ou dans le corps; ou dans l'un et dans l'autre que réside le sens de l'ouïe? — L’E. Dans l'un et l'autre. —L. M Et la mémoire? — L’E. Je crois qu'elle réside dans l'âme. Car si nous saisissons par les sens , les phénomènes que nous confions à la mémoire, ce n'est pas une raison pour croire que la mémoire réside dans le corps. — L. M.. Tu soulèves là une question fort grave et qui est étrangère à notre discussion. Voici qui suffira à notre sujet : les animaux sont doués de mémoire, tu ne saurais le nier. Les hirondelles, chaque année, reviennent a leur nid, et le poète a dit des chèvres avec beaucoup de justesse :

 

Un joyeux souvenir les ramène à l'étable (1).

 

Homère ne fait-il pas l'éloge du chien qui reconnaît son maître, déjà oublié de ses serviteurs? Il serait possible de citer une foule d'exemples à l'appui de ce que j'avance. — L’E. Je ne dis pas le contraire, mais que prétends-tu? Je désire vivement le savoir.— L. M. Quoi ! n'est-il pas évident que celui qui a fait à l'âme seule le don de la science et l'a refusé à tous les animaux privés de raison, ne l'a placée ni dans les sens, ni dans la mémoire, puisque les sens sont inséparables des organes, que la bête elle-même a des sens et de la mémoire, mais dans l'intelligence seule? —

 

(1) Géorg. III, 316.

 

402

 

L’E. J'attends toujours ce que tu vas tirer de ces prémisses. — L. M.. Voici ma conclusion. Tous ceux qui, ne consultant que les sens et ne gravant dans leur mémoire que ce qui les flatte, règlent sur ce plaisir tout matériel le mouvement de leurs corps et y joignent un certain talent d'imitation, ceux-là n'ont pas la science, malgré toute l'habileté qu'ils peuvent déployer, s'ils ne voient pas à la pure et véritable lumière de l'intelligence le principe de l'art qu'ils se vantent d'interpréter; si donc la raison nous démontre que les chanteurs de théâtre n'ont qu'un talent de ce genre, tu pourras sans hésitation, je crois, leur refuser la science et par conséquent ne pas reconnaître en eux cet art musical qui n'est que la science des modulations. — L’E. Développe ta pensée, voyons cela à fond.

9. Le M. La souplesse plus ou moins grande des doigts est sans doute un effet de l'exercice et non de la science. — L’E. Pourquoi cela ? — L. M. Tout à l'heure tu faisais de la science un privilège de l'âme : or cette souplesse ne dépend que des organes, encore qu'ils obéissent à l'impulsion de l'âme. — L’E. Mais puisque l'âme en qui est la science, commande au corps ces mouvements, il faudrait plutôt les attribuer à l'âme qu'aux membres qui ne font qu'obéir. — Le M. Ne peut-il arriver qu'un homme soit supérieur en science à un autre homme, bien que celui-ci fasse mouvoir ses doigts avec plus de facilité et d'aisance ? — L’E. Cela est très-possïble. — Le M. Or, si les mouvements rapides et agiles des doigts devaient être attribués à la science, plus on excellerait dans ces mouvements, plus on porterait loin la science. — L’E. C'est vrai.

Le M.  Fais encore attention à ceci : Tu as quelquefois remarqué sans doute que les charpentiers et autres artisans de ce genre. en frappant avec la hache ou la cognée, retombent toujours au même endroit, sans jamais se tromper sur le point où ils ont l'intention de diriger leurs coups; essayons-nous de le faire, nous ne pouvons y réussir et nous leur prêtons à rire. — L’E. C'est vrai. — Le M. Et d'où vient que nous ne pouvons y réussir ? Est-ce faute de savoir le coup qu'il faut frapper, l'entaille qu'il faut faire? — L’E. Nous ne le savons pas toujours. — Le M. Eh bien 1 suppose un homme qui connaisse dans tous ses détails le métier du forgeron, sans avoir toutefois la (nain aussi exercée; suppose-le capable de donner à ces ouvriers qui travaillent avec la plus grande facilité une foule de leçons qui dépassent leur intelligence. N'est-ce pas là un fait journalier ? — L’E. D'accord. — Le M. Ainsi donc on doit attribuer à l'habitude plutôt qu'à la science, non-seulement l'aisance, et la légèreté, mais encore la cadence dans les mouvements corporels : autrement, mieux on se servirait de ses mains, plus on serait instruit. Nous pouvons appliquer cette observation au talent des joueurs de flûte et de cithare, et par conséquent, la difficulté que nous éprouverions à exécuter les mouvements de doigts ne nous empêchera pas de les attribuer à l'habitude, à l'imitation, à un exercice journalier, plutôt qu'à la science. — L’E. Je me rends enfin. Aussi bien, j'entends dire souvent que des médecins fort savants sont surpassés par des praticiens moins instruits , dans les amputations, dans les pansements, en un mot dans toutes les opérations qui exigent la main ou le fer: cette branche de la médecine s'appelle chirurgie (1), et le terme même dénote suffisamment des opérations qui se font avec les mains. Continue donc et achève cette question.

 

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CHAPITRE V. LE SENTIMENT MUSICAL VIENT-IL DE LA NATURE?
 

10. Le M.  Il nous reste, je crois, à montrer que les arts mêmes qui nous plaisent par le talent d'exécution, quand les effets en sont puissants, dépendent immédiatement, non de la science, mais du concours des sens et de la mémoire; car je ne veux point que tu me dises que la science peut se rencontrer sans la pratique et même à un plus haut degré que chez ceux qui excellent dans la pratique, et que néanmoins ces derniers auraient été incapables d'atteindre, en dehors de toute science, à un talent d'exécution aussi consommé. — L’E. Commence, c'est là évidemment le point à démontrer.

Le M. N'as-tu jamais écouté certains histrions avec un certain intérêt? — L’E. Oui, et avec plus d'intérêt peut-être que je ne l'aurais voulu. — Le M. D'où vient que la multitude ignorante siffle souvent un joueur de flûte qui fait entendre de méchants airs, tandis qu'elle applaudit un exécutant habile , et que son enthousiasme répond à la beauté des accords du musicien ? La foule agit-elle ainsi parce

 

1. Keiros-ergon, oeuvre de la main.

 

qu'elle connaît l'art musical? — L’E. Non. — Le M. Pourquoi donc? — L’E. Ainsi le veut la nature qui a donné à tous les hommes le sens de l'ouïe: la toute juge d'après l'oreille. — Le M. Tu as raison, mais examine si le joueur de flûte n'est pas aussi doué de ce sens. S'il en est ainsi, il peut faire mouvoir ses doigts conformément aux indications de la nature quand il souffle dans sa flûte; un son le satisfait-il 1 il peut le noter et le graver dans sa mémoire, et, à force de le répéter, habituer ses doigts à se placer sans hésitation et sans erreur, soit qu'il reproduise les airs d'un autre, soit qu'il en invente lui-même, en suivant les inspirations et le goût de la nature. Par conséquent, si la mémoire obéit aux sens, et les doigts à la mémoire, quand ils sont déjà assouplis et préparés par l'exercice ; le joueur de flûte exécute, quand il le veut, avec d'autant plus de justesse et d'agrément qu'il possède à un degré supérieur les facultés qui nous sont communes avec les bêtes, ainsi que nous venons de le démontrer, je veux dire le goût de l'imitation, les sens et la mémoire. As-tu quelque objection à faire? — L’E. Aucune assurément. Et je désire ardemment connaître l'essence de cet art que tu viens de mettre avec tant de raison hors de la portée des vulgaires esprits.

 

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CHAPITRE VI. LES CHANTEURS DE THÉÂTRE IGNORENT LA MUSIQUE.
 

11. Le M. Cela ne suffit pas, et je ne puis me résoudre encore à passer à de plus amples développements. Nous avons reconnu que les histrions peuvent, sans posséder la science musicale, chatouiller agréablement les oreilles de la foule; il nous reste à établir qu'ils sont incapables d'avoir le goût de la musique et d'en connaître les secrets. — L’E. Tu ne feras pas peu si tu établis ce point. — Le M. Rien n'est plus aisé, mais il faut redoubler d'attention. — L’E. Jamais, que je sache, je n'ai manqué d'attention, depuis le commencement de ces entretiens. Mais en ce moment tu piques encore plus ma curiosité. — Le M. Je t'en sais gré, quoique tu n'obliges après tout que toi-même. Réponds donc, s'il te plaît. Crois-tu que celui-là connaisse la valeur d'une pièce d'or qui, voulant la changer, s'imagine qu'elle vaut dix pièces d'argent? — L’E. Non, assurément. — Le M. Dis-moi maintenant ce qui a le plus de valeur à tes yeux, des idées propres à notre intelligence, ou des qualités que nous accorde le jugement irréfléchi des ignorants. —L’E. Nul doute qu'Il ne faille mettre plus de prix à notre propre intelligence qu'à des qualités qui nous sont en quelque sorte étrangères. — Le M. Peux-tu nier que toute science appartienne à l'intelligence? — L’E. Comment le nier? — Le M. Par conséquent, c'est dans l'intelligence que réside la science musicale. — L’E. C'est la conséquence de la définition. —  Le M. Eh bien ! les applaudissements de la foule et toutes ces récompenses qu'on décerne au théâtre, ne te semblent-ils pas dépendre du hasard et du goût de la foule? — L’E. A mon sens il n'y a rien de plus hasardeux, de plus incertain, de plus exposé aux caprices de la tyrannie populaire que toutes ces faveurs. — Le M. Les chanteurs vendraient-ils donc les accents de leur voix à un pareil prix, s'ils savaient la musique? — L’E. Cette conclusion fait une vive impression sur mon esprit, mais j'ai une objection. La comparaison du changeur d'or avec le comédienne me semble pas tout à fait juste. Le comédien, en effet, après avoir conquis les applaudissements ou reçu de l'argent, ne perd pas pour cela la science, s'il en a, qui lui a servi à charmer le peuple. Plus riche, plus heureux grâce aux applaudissements de la foule, il rentre chez lui avec sa science intacte. Ce serait folie à lui de dédaigner ces faveurs; en ne les obtenant pas, il serait moins connu et moins riche ; en les gagnant, sa science n'en est pas amoindrie.

12. Le M. Vois donc si nous arriverons à notre but par un autre raisonnement. La fin que nous nous proposons en agissant, est sans doute supérieure à la chose même que nous faisons. — L’E. C'est un principe évident. — Le M. Ainsi donc celui qui chante ou qui apprend à chanter dans le seul but d'obtenir les applaudissements du public ou d'un homme quel qu'il soit, n'estime-t-il pas cette approbation plus haut que le chant lui-même?- L’E. Je ne puis dire le contraire. — Le M. Eh quoi t celui qui juge mal d'une chose, te paraît-il la savoir? — L’E. Non, à moins qu'on ne l'ait corrompu de quelque manière. — Le M. Or, celui qui est intimement convaincu de l'infériorité d'une chose réellement supérieure n'en possède pas la science, personne n'en doute. — L’E. C'est incontestable. — Le M. Donc quand tu m'auras persuadé ou démontré qu'un histrion (404) n'a pas acquis le talent qu'il peut avoir, ou n'en fait pas montre pour plaire au public, en vue de l'argent ou des applaudissements, alors je t'accorderai qu'on peut posséder la musique tout en étant histrion. Si au contraire, il est infiniment probable qu'il n'y a pas d'histrion qui ne se propose, comme la fin de sa profession, l'argent ou la célébrité, tu es forcé de reconnaître que les histrions ne savent pas la musique, ou que nous devons demander à la foule la gloire et autres biens éphémères, plutôt que de chercher en nous la science. — L’E. Après les propositions que je t'ai accordées plus haut, je me vois forcé de t'accorder encore celle-ci. Car je ne crois pas qu'on puisse rencontrer au théâtre un homme qui aime son art pour son art, et non pour les avantages qui y sont attachés; c'est à peine si on le rencontrerait dans les écoles. Toutefois, si un pareil homme a jamais existé ou existe un jour, il faudrait plutôt estimer l'histrion, que ravaler le musicien. Développe-moi donc, si tu le veux bien, les principes de ce grand art que je ne puis plus maintenant regarder comme un art vulgaire.

 

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CHAPITRE VII. DES TERMES LONGTEMPS ET NON LONGTEMPS.
 

13. Le M. Je vais le faire ou plutôt tu le feras toi-même. Je ne procéderai que par questions et par demandes. Et tout ce que renferme ce sujet, dont tu sembles vouloir pénétrer les détails, tu le verras se développer en me répondant. Je te demande donc si l'on peut courir longtemps et vite. —L’E. On le peut. — L. M. Peut-on courir vite et lentement tout ensemble? — L’E. C'est impossible. — Le M.  Donc entre longtemps et lentement il y a une grande différence. — L’E. Fort grande. — Le M. Nouvelle question : Qu'est-ce qui est opposé à la longueur du temps au même titre que la rapidité l'est à la lenteur ? — L’E. Pour exprimer cette idée je ne troue pas de terme usuel. Aussi je ne trouve qu'un terme négatif à opposer, à savoir, ce qui ne dure pas longtemps : de la même manière que si je ne voulais pas employer le mot rapidement, je dirais non lentement, et la signification serait la même. — Le M.  Tu as raison : en parlant ainsi, la vérité ne perd rien. Quant au mot qui t'échappe, je l’ignore, ou pour le moment il ne me vient pas à l'esprit, en supposant que je le possède. Convenons donc d'appeler ces termes tout contraires : longtemps et non longtemps : lentement et vite. Et d'abord discutons sur le temps plus ou moins long dans le mouvement. — L’E. J'y consens.

 

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CHAPITRE VIII. DU TEMPS PLUS OU MOINS LONG DANS LE MOUVEMENT.
 

14. Le M. Vois-tu clairement ce que signifie longtemps et non longtemps? — L’E. Oui. — Le M.  Ainsi un mouvement, par exemple, qui dure deux heures, comparé à un mouvement qui ne dure qu'une heure, n'a-t-il pas le double de temps? — L’E. C'est trop clair. — Le M. Le temps plus ou moins long est donc susceptible de se mesurer et de se diviser dans un rapport tel qu'un mouvement peut être à un autre, comme 2 est à 1, c'est-à-dire qu'il peut être le double d'un autre. Un mouvement peut encore être à un autre comme 3 est à 2, en d'autres termes, renfermer trois intervalles de temps égaux aux deux intervalles que renferme l'autre. On peut ainsi parcourir tous les nombres, en ne laissant rien de vague et d'indéterminé dans leur échelle, et en fixant un chiffre pour désigner le rapport de deux mouvements entre eux. Ce chiffre pourra être le même comme dans le rapport de 1 à 1, de 2 à 2, de 3 à 3, de 4 à 4, ou différent, comme dans le rapport de 1 à 2, de 2 à 3, de 3 à 4, ou de 1 à 3, de 2 à 6, et ainsi de suite, pour tout mouvement susceptible de se mesurer. — L’E. Plus de clarté, je te prie.

Le M. Reviens donc à l'exemple des heures et de ce rapport que je croyais avoir suffisamment éclairci, passe à tous les autres. Tu ne saurais nier qu'il ne puisse y avoir deux mouvements, l'un d'une heure, l'autre de deux. — L’E. Je l'accorde. — Le M. Eh quoi ! ne peut-il y avoir encore deux mouvements, l'un de 2 heures, l'autre de 3? — L’E. C’est vrai. — Le M. Un mouvement de 3 heures et un autre de 4? N'est-il pas évident qu'il peut y avoir aussi deux mouvements, l'un d'une heure, l'autre de trois, l'un de 2, l'autre de 6? — L’E. C'est évident? — Le M. Pourquoi donc ce que je disais ne serait-il pas également évident? Je ne prétendais pas dire autre chose en effet, quand je soutenais que deux mouvements (405) pouvaient avoir entre eux un rapport marqué par un chiffre, comme 1 est à 2, 2 à 3, 3 à 4 et ainsi de suite. Ceci admis, il est facile d'établir d'autres proportions comme de 7 à 10, de 5 à 8 et de trouver le même rapport entre deux mouvements mesurés qu'entre deux nombres égaux ou inégaux. — L’E. Je comprends, ces rapports peuvent exister.

 

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CHAPITRE IX. DES MOUVEMENTS RATIONNELS OU IRRATIONNELS, CONNUMÉRÉS OU DINUMÉRÉS.
 

15. Le M. Tu comprends aussi, je pense, que tout ce qui admet une juste mesure est préférable à tout ce qui est incommensurable et illimité. — L’E. Cela est de la dernière évidence. — Le M. Par conséquent deux mouvements qui ont entre eux, ainsi que nous l'avons dit, une mesure commune, sont préférables à ceux qui ne l'ont pas. —L’E. C'est une conséquence bien claire. Il sont unis par la mesure et la proportion des nombres, tandis que les derniers ne sont unis par aucun rapport. — Le M. Appelons donc, si tu veux, rationnels, les mouvements, qui peuvent se mesurer entre eux et irrationnels ceux qui n'admettent pas de commune mesure. — L’E. Je le veux bien.

            L. M. Examine d'abord si tu trouves un rapport plas harmonieux dans les mouvements rationnels marqués par les mêmes nombres que dans ceux qui sont exprimés par des nombres différents.- L’E. Ce n'est une question pour personne. — L. M. Eh bien 1 parmi les nombres inégaux entre eux, n'y en a-t-il pas qui nous permettent de dire de quelle fraction de lui-même le plus grand est égal au plus petit ou le dépasse : comme 2 et 4, 6 et 8, et d'autres où ce rapport n'est plus aussi sensible, comme 3 et 10, 4 et 11 ? Dans les deux premiers nombres, en effet, le plus grand l'emporte de la moitié sur le plus petit : le plus petit, ou 6, est inférieur au plus grand du quart du plus grand. Quant aux deux derniers, 3 et 10, 4 et 11, nous y voyons bien quelque rapport, parce qu'ils peuvent se décomposer en unités comparables entre elles. Mais ont-ils entre eux un rapport aussi parfait que les précédents? Peut-on dire de quelle fraction de lui-même le plus grand est égal au plus petit ou le plus petit supérieur au plus grand ? Non assurément. Car comment préciser quel est le tiers de 10 ou le quart de 11 ? Et, en parlant de fraction, j'entends une fraction irréductible comme 1/2 , 1/3, 1/4, 1/6,  sans avoir besoin d'ajouter ni dixième, ni vingtième, ni aucun nombre fractionnaire. — L’E. Je comprends.

16. Le M. Parmi ces mouvements rationnels, inégaux dont je t'ai cité cieux espèces en prenant des nombres pour exemple, quels sont ceux que tu juges les plus parfaits ? Ceux où les rapports peuvent être établis par des fractions exactes, ou ceux qui ne sont pas susceptibles d'une mesure commune? — L’E. La raison veut, ce me semble, que ceux où l'on peut dire de quelle fraction de lui-même le plus grand est égal ou supérieur au plus petit, soient préférables à ceux qui n'offrent pas ce caractère. — Le M. Fort bien. Veux-tu que nous leur donnions aussi un nom, afin de les désigner par un terme plus court, quand nous serons obligés d'en parler? — L’E. Je le veux bien. — Le M. Nommons donc connumérés ceux que nous préférons et dinumérés ceux qui nous paraissent moins parfaits. Les premiers, en effet, outre qu'ils se comptent par unités, se mesurent et s'évaluent par la quantité qui rend le plus grand égal ou supérieur au plus petit. Les derniers au contraire ne sont comparables qu'avec eux-mêmes et ne peuvent ni se mesurer , ni s'évaluer par la différence qui rend le plus grand égal, ou inférieur au plus petit. Car, on ne peut dire de ces derniers combien de fois le plus grand renferme le plus petit, ni combien de fois le plus grand et le glus petit renferment la quantité qui rend l'un supérieur à l'autre. — L’E. J'accepte ces dénominations et je ferai mon possible pour me les rappeler.

 

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CHAPITRE X. DES MOUVEMENTS COMPLIQUÉS ET SESQUIALTÉRES.
 

17. Le M. Voyons maintenant comment on peut diviser les mouvements connumérés; la différence entre eux est frappante. Car, parmi les mouvements connumérés, il y en a où le plus petit nombre mesure le plus grand, en d'autres termes, le plus grand contient le plus petit un certain nombre de fois, comme nous l'avons dit de 2 et de 4 : 2 en effet est contenu 2 fois dans 4 et il serait contenu 3 fois dans 6, 4 fois dans 8, 5 fois dans 10, si nous voulions prendre ces nombres pour exemple. Il y en a d'autres, où (403) la différence entre le plus petit et le plus grand, les divise tous les deux, c'est-à-dire que le plus petit et le plus grand renferment leur différence un certain nombre de fois, comme dans les deux nombres 6 et 8. Ici, en effet, la différence est 2, et cette différence est contenue 4 fois dans 8, 3 fois dans 6. Désignons donc aussi par des termes particuliers ces sortes de mouvements et les nombres qui nous les représentent plus clairement. Leur différence spécifique, si je ne me fais illusion, a dû te frapper déjà. Donc, si tu le veux bien , appelons compliqués deux nombres dont lé plus grand est multiple du plus petit, et quant aux autres, appelons-les d'un nom déjà ancien , Sesquialtères. On nomme Sesquialtères deux nombres qui sont entre eux dans un rapport tel que le plus grand comparé au plus petit renferme des parties proportionnelles à son excédent : ainsi dans 3 en rapport avec 2 le plus grand dépasse le plus petit de sa troisième partie; dans 4 en rapport avec 3, de la quatrième partie; dans 5 en rapport avec 4, de la cinquième, et ainsi de suite; le rapport est analogue dans 6 comparé à 4, dans 8 comparé à 6, dans 10 comparé à 8 ; l'on peut constater la même relation dans les nombres suivants , si élevés qu'ils soient. Quant à l'étymologie du mot, elle est difficile à déterminer. Peut-être Sesque vient-il de Seabsque, c'est-à-dire, en dehors de soi; et de fait, 5 en relation avec 4, lui devient égal en retranchant ce qui le distingue, la cinquième unité. Que te semble de tout cela? — L’E. Le rapport que tu établis entre les mouvements mesurés et les nombres me parait fort exact. Les termes que tu emploies pour les désigner me semblent bien choisis pour rappeler l'idée que nous y attachons. Quant à l'étymologie du mot Sesque, elle ne me choque pas, bien que l'inventeur ait pu fart bien n'avoir pas la pensée que tu lui prêtes.

 

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CHAPITRE XI. COMMENT UN MOUVEMENT ET UN NOMBRE SONT BORNÉS DANS LEUR ACCROISSEMENT A L'INFINI ET REÇOIVENT UNE FORME DÉTERMINÉE. — SYSTÈME DÉCIMAL.
 

18. Le M. J'approuve ta pensée, mais ne voistu pas que les mouvements rationnels, c'est-à-dire, ayant entre eux une relation numérique, peuvent avec ces nombres s'étendre à l'infini,

s'ils ne rencontrent, dans une règle fixe, une limite qui les arrête et leur impose une mesure et une forme déterminée? Car si nous parlons d'abord des nombres égaux comme 1 à 1, 2 à 2, 3 à 3, 4 à 4 et ainsi de suite, quelle limite pouvons-nous rencontrer, quand le nombre n'en a pas lui-même? Telle est en effet l'essence du nombre : est-il énoncé? il est fini; ne l'est-il pas? il est infini. Cette propriété des nombres égaux se retrouve dans les nombres inégaux compliqués ou sesquialtères, connumérés ou dinumérés.

Pose le rapport de 1 à 2 et continue cette opération en établissant le rapport de 1 à 3,1 à 4,1 à 5 et ainsi de suite ; tu ne trouveras pas de limite. Double le second terme du rapport comme 1 et 2, 2 et 4, 4 et 8, 8 et 16, et ainsi de suite; tu ne trouveras pas non plus de limite. Triple, quadruple, fais toute autre combinaison de ce genre et tu verras toujours les nombres s'étendre à l'infini.

De même pour les nombres sesquialtères. Etablissons-nous les rapports de 2 à 3, 3 à 4, 4 à 5 ? Nous pouvons continuer ainsi jusqu'à l'infini, puisque nous ne rencontrons aucune limite. Veux-tu poser des rapports analogues, par exemple 2 à 3, 4 à 6, 6 à 9, 8 à 11, 10 à

15, et ainsi de suite? Ici, comme ailleurs, tu ne seras arrêté par aucune limite.

A quoi bon parler des nombres dinumérés? D'après les exemples que nous en avons cités, il est aisé de comprendre que l'échelle de ces nombres se continue sans fin. Es-tu de mon avis ?

19. L’E. Rien de plus vrai. Mais quelle est enfin la règle qui ramène cette progression infinie en elle-même à une mesure, à une forme déterminée ? Voilà ce que je suis impatient d'apprendre. — Le M. Tu t'apercevras que tu le sais, comme tout le reste, quand tu feras à mes questions des réponses exactes. D'abord, devons-nous, parce qu'il est question de mouvements représentés par des nombres, consulter les nombres eux-mêmes, pour appliquer aux mouvements cadencés les règles absolues et invariables que nous avons découvertes dans les nombres ? — L’E. C'est mon avis : à mon sens, on ne saurait procéder plus méthodiquement. — Le M. Eh bien? remontons jusqu'au principe même des nombres et voyons, selon la portée de notre intelligence, pour quelle raison on a fixé, dans l'échelle illimitée des nombres, certains degrés qui permettent de (407) redescendre à (unité, qui leur sert de principe. Ainsi en comptant nous allons d'abord de 1 à 10, puis nous reverrons à 1 : si tu veux suivre la série des dizaines, 10, 20, 30, 40, tu arrives jusqu'à cent; si tu parcours la série des centaines, 100, 200, 300, 400, tu trouves, au nombre mille, comme un point de repère, qui te permettra de redescendre. Faut-il aller plus loin? Tu entends bien ce que j'entends par ces séries qui ont pour principe le nombre 10. Car de même que 10 contient 1 dix fois, de même 100 contient 10 dix fois et 1000 contient 100 dix fois. Ainsi, on petit aller aussi loin que l'on voudra: on trouvera toujours une série analogue à celle que la dizaine nous a offerte. Y a-t-il quelque chose que tu ne saisisses pas? — L’E. Tout est clair et incontestable.

 

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CHAPITRE XII. POURQUOI, DANS LA NUMÉRATION, VA-T-ON DE 1 A 10 ET REVIENT-ON DE 10 A 1.
 

20. Le M. Examinons, avec toute l'attention possible, en vertu de quelle loi on va de 1 à 10 pour revenir ensuite de 10 à l'unité. Dis-moi donc: ce qu'on appelle commencement n'estil pas nécessairement le commencement de quelque chose? — L’E. Assurément. — Le M. Et ce qu'on appelle fin, n'est-ce pas nécessairement la fin de quelque chose ? — L’E. Nécessairement. — Le M. Et peut-on passer du commencement à la fin sans un certain milieu? — L’E. Non. — Le M. Donc un tout quelconque est composé d'un commencement, d'un milieu et d'une fin? — L’E. Oui. — Le M. Dis-moi maintenant, par quel nombre pourrais-tu désigner le commencement, le milieu et la fin? — L’E. Tu veux sans doute que je cite le nombre 3 : car ta question comprend un triple objet? — Le M. Fort bien. Aussi vois-tu dans le nombre 3 une certaine perfection il a un commencement, un milieu et une fin. — L’E. Je le vois bien. — Le M. Eh 1 D'avonsnous pas appris dès l'âge le plus. tendre, que tout nombre est pair ou impair? — L’E. Oui. Le M. Rappelle donc tes souvenirs et dis-moi quel nombre nous appelons pair et quel nombre, impair? — L’E. Tout nombre qui peut se diviser en deux parties égales est pair, sinon, impair.

21. Le M. C'est cela. Donc puisque 3 est le premier nombre entier qui soit impair et qu'il

a, comme nous venons de le dire, un commencement, un milieu et une fin, ne faut-il pas que le nombre pair soit également entier et complet et qu'on y retrouve tin commencement, un milieu, une fin? — L’E. C'est de toute nécessité. — Le M. Mais ce nombre, quel qu'il soit, ne peut avoir son milieu indivisible, comme-le nombre impair : car s'il avait cette propriété, il ne pourrait plus se partager en deux parties égales, ce qui est le caractère de tout nombre pair, ainsi que nous l'avons vu. Or 1 est un milieu indivisible, 2 est un milieu divisible; et par milieu dans les nombres, il faut entendre une quantité qui se trouve entre deux quantités de même valeur. Y a-t-il quelque obscurité dans nos paroles ? Me comprends-tu bien? — L’E. Oui; tout me paraît clair; mais quand je cherche un nombre entier pair, le nombre 4 est le premier qui s'offre à moi. Car, comment trouver dans le nombre 2 les trois éléments qui rendent un nombre complet, je veux dire, le commencement, le milieu, la fin? — Le M. Voilà précisément la réponse que j'attendais, et c'est la raison qui te la dicte.

Remonte donc au nombre 1 lui-même et examine : tu n'auras pas de peine à découvrir que 1 n'a ni milieu ni fini parce qu'il n'est qu'un commencement, en d'autres termes, il est commencement parce ce qu'il manque de milieu et de fin. — L'E. C'est évident. — Le M. Que dire du nombre 2? Peut-on y voir un commencement et un milieu, quoiqu'il ne puisse exister de milieu qu'autant qu'il y a une fin; ou bien un commencement et une fin, quoique l'on ne puisse arriver à la fin que par un milieu-? — L’E. La conclusion est rigoureuse : toutefois je ne sais que répondre sur ce nombre. — Le M. Eh bien ! vois s'il n'est pas possible que le nombre 2 soit aussi le commencement d'autres nombres. Car, s'il n'a ni milieu ni fin, comme le fait voir la raison, de ton - propre aveu, que peut-il être enfin sinon un commencement? Craindrais-tu d'établir deux commencements? — L’E. Sans aucun doute. —  Le M. Tu aurais raison s'il s'agissait de deux commencements opposés ; mais ce second commencement vient du premier qui n'a d'autre origine que lui-même, tandis que le second sort du premier; car 1 et 1 font 2, et à ce titre tous les nombres viennent de 1 : mais ils se forment par addition et multiplication, et l'addition comme la (408) multiplication prend naissance dans le nombre 2 ; il suit de là qu'il se trouve un premier principe dans le nombre 1, d’où sortent tous les nombres, et un second, dans le nombre 2, par lequel sont formés tous les autres. N'as- tu pas d'objection à faire? — L’E. Aucune, et ce n'est pas sans admiration que je songe à ces considérations, bien qu'elles ne soient que mes propres réponses à tes questions.

22. Le M. On analyse ces propriétés des nombres d'une manière plus rigoureuse et plus profonde dans l'arithmétique. Mais hâtons-nous de revenir à la question qui nous occupe : 2 ajoutés à 1. combien font-ils? — L’E. 3. — Le M. Ainsi ces deux principes des nombres ajoutés ensemble forment un nombre entier et parfait ? — L’E. Oui. — Le M. Après avoir compté 1, 2, quel nombre trouvons-nous? — L’E. Ce même nombre 3. — Le 1I1. Ainsi, ce nombre formé de 1 et de 2, se place régulièrement api ès les deux premiers, sans qu'aucun autre puisse s'intercaler entre eux? — L’E. C'est clair. — Le M. N'est-il pas clair également que cette propriété ne se retrouve dans aucun autre nombre ? Car si l'on ajoute deux nombres qui se suivent, jamais le nombre qui résulte de leur addition ne les suit immédiatement. — L’E. Je comprends; en effet, 2 et 3, nombres qui se suivent, donnent pour total 5: or ce n'est pas 5 qui vient immédiatement après dans l'ordre de la numération, c'est 4. De plus 3 et 4 font 7 et l'ordre de la numération appelle entre 4 et 7 les deux nombres 5 et 6. Plus j'irai loin, plus il faudrait de nombres pour combler l'intervalle. — Le M. Il existe donc une harmonie bien grande entre les trois premiers nombres. On dit 1, 2, 3, sans qu'on puisse intercaler entre eux aucun nombre : de plus 1 et 2 fout 3? — L’E. Oui, ce rapport est merveilleux. — Le M. N'est-il pas aussi remarquable que plus cet accord est étroit et intime, plus il tend à une certaine unité et forme une certaine unité dans la pluralité? — L’E. C'est une chose très- frappante et j'admire en l'aimant, je ne sais pourquoi, cette unité dont tu me fais sentir la beauté (1). — Le M.  Fort bien : or, un ensemble a surtout le caractère de l'unité, lorsque le milieu est en harmonie avec les extrêmes et les extrêmes avec le milieu ? — L’E. Cette condition est indispensable.

23. Le M. Examine donc attentivement si tu la retrouves dans l'assemblage de ces trois

 

(1) Allusion à la Trinité.

 

nombres. Quand nous disons 1, 2, 3 : 2 n'est-il pas supérieur à 1, autant que 3 l'est à 2?L’E. C'est très-vrai. — Le M. Dis-moi mainte. nant combien de fois j'ai nommé à dans ce rapprochement ? — L’E. Une fois. — Le M. Combien de fois 3 ? — L’ E. Une fois. — Le M.  Et 2 ? — L’E. Deux fois. — Le M. Or une fois, deux fois, plus une fois, combien cela fait-il en somme ? — L’E. Quatre fois. — Le M. C'est donc avec raison que le nombre 4 vient à la suite de ces trois nombres : c'est la place que ce rapprochement lui assigne. Apprends à en reconnaître la valeur en considérant que cette unité, l'objet de ton enthousiasme, est le résultat, dans toute chose bien ordonnée, de ce qu'on appelle en grec analogia, en latin, proportio : rapport. Employons ce terme si tu le veux bien : car je n'aime point, sans nécessité, à employer des mots grecs dans un entretien en latin. — L’E. J'y consens; mais poursuis.

            Le M. Qu'est-ce qu'un rapport, quelle est sa valeur en toutes choses? voilà ce que nous examinerons plus attentivement dans le cours de cette étude, quand le moment en sera venu: plus tu avanceras, plus tu en reconnaîtras le caractère et la portée. Tu vois bien, ce qui suffit pour le moment, que les trois nombres dont l'harmonie te semble si frappante, n'auraient pu se comparer entre eux et former une étroite alliance sans le nombre 4. Tu comprend donc qu'il a mérité le privilège de venir à leur suite et de s'unir intimement avec eux. Ainsi ce n'est plus 1, 2, 3, mais 1, 2, 3, 4 qui forment une suite de nombres liés entre eux parles rapports les plus étroits? — L’E. Je suis complètement de ton avis.

24. Le M. Mais poursuivons: et ne va pas t'imaginer que le nombre 4 n'ait aucune propriété spéciale qui permette d'établir le rapport dont je viens de parler, avec tarit de rigueur, que de 1 à 4 il y ait un nombre déterminé et une magnifique progression. Nous étions con. venus tout à l'heure qu'entre plusieurs choses il se forme une sorte d'unité lorsque surtout le milieu s'accorde avec les extrêmes et les extrêmes avec le milieu. — L’E. Oui. — Le M. Lorsque noirs posons 1, 2, 3, quel est le milieu et quels sont les extrêmes? — L’E. 1 et 3 sont les extrêmes, 2, le milieu, si je ne me trompe. — Le M. Réponds maintenant: quel nombre forme-t-on de 1 ajouté à 3? — L’E. 4. — Le M. Et 2 qui est placé seul au milieu, ne peut-il être comparé qu'à lui-même? S'il en est ainsi (409) dis-moi combien font 2 fois 2? — L’E. 4. — Le M. Ainsi le milieu est en rapport avec les extrêmes et les extrêmes avec le milieu. Donc s'il est dans l'ordre que 3 vienne après 1 et 2 dont il est formé , il n'est pas moins beau que 1 vienne après 1. 2, 3, puisqu'il est formé de 1 et de 3 ou de 2 multiplié par lui-même : voilà le rapport (1) dans lequel se montre l'accord des extrêmes avec le milieu, du milieu avec les extrêmes: Dis-moi si tu me comprends? — L’E. Je saisis parfaitement.

25. Le M. Cherche maintenant, si tu trouveras dans les autres nombres ce que nous avons appelé la propriété spéciale du quaternaire. — L’E. Je vais essayer : Si nous posons 2, 3, 4, les extrêmes réunis forment le nombre 6, et le milieu ajouté à lui-même produit le même nombre. Et cependant ce n'est pas 6 mais 5 qui vient immédiatement. Je pose de nouveau 3, 4, 5 : les deux extrêmes font 8 et le milieu répété 2 fois donne le même nombre; or entre 5 et 8 il y a deux nombres intermédiaires, 6 et 7, au lieu d'un: plus j'avance plus les intervalles augmentent. — Le M. Je vois que tu as compris et que tu possèdes à fond la théorie qui vient d'être exposée. Pour ne plus nous arrêter longuement, tu remarques sans doute que de 1 à 4 la progression est très-exacte, soit à cause du nombre pair et du nombre impair; le premier nombre impair entier étant 3 et le premier nombre pair entier étant 4, comme nous l'avons démontré; soit parce que 1 et 2 renferment le principe, et pour ainsi dire le germe d'où sort le nombre 3, ce qui constitue les trois nombres primordiaux : de ces nombres, mis en rapport, découle le nombre 4, qui s'y rattache par un lieu légitime; c'est ainsi qu'apparaît cette progression régulière que nous cherchons. — L’E. Je comprends.

26. Le M. Fort bien. Mais te rappelles-tu quel était l'objet de nos investigations? Notre but, je crois, était de trouver, s'il était possible , pourquoi, en établissant des séries dans la suite indéfinie des nombres, on avait limité la première série au nombre 10, qui sert comme d'appui à tant d'autres ; en d'autres termes, pourquoi, en complant de 1 à 10, on redescendait de 10 à 1. — L’E. Je me rappelle parfaitement que c'est en vue de cette question que nous avons fait tous ces détours: mais avons-nous réussi à la résoudre? C'est ce que je ne vois pas. Notre raisonnement en effet se

 

(1) En grec : analogia.

 

borne à constater qu'il existe une progression régulière et légitime non jusqu'à 10, mais jusqu'a 4. — le M. Tu ne vois donc pas quelle somme on forme de 1, 2, 3, 4? — L’E. Je vois, je vois, mais non sans surprise: oui, la question est résolue; car, 1, 2, 3, 4, ajoutés ensemble font 10. — Le M. A ce titre les quatre premiers nombres, leur suite et leur rapport, doivent tenir le rang le plus élevé dans le système de la numération.

 

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CHAPITRE XIII. DU CHARME DES MOUVEMENTS PROPORTIONNÉS, EN TANT QU'IL EST APPRÉCIÉ PAR L'OREILLE.
 

27 L. M. Il est temps de revenir à l'examen approfondi de ces mouvements qui forment l'objet de la science dont nous nous occupons, et qui nous ont entraînés, selon les exigences de la question , à toutes ces considérations sur une science étrangère, l'arithmétique. Pour mettre plus de clarté dans notre discussion , nous avions supposé, dans un espace d'heures déterminé, des mouvements exprimés par un rapport numérique que nous indiquait le raisonnement ; réponds-moi maintenant dans cette hypothèse. si un homme courait l'espace d'une heure, et un autre, l'espace de deux, pourrais-tu, sans horloge ni clepsydre, ni toute autre espèce de chronomètre, apprécier ces deux mouvements dont l'un est simple et l'autre double, ou, si tu en étais incapable, pourrais-tu trouver du moins un certain agrément dans ce rapport et en éprouver quelque plaisir? — L’E. Cela m'est impossible. — Le M. Eh bien ! si on battait la mesure de façon qu'un battement dure un temps, et l'autre,deux, ce qui serait un iambe , et que l'on continuât ainsi, tandis qu'une personne exécuterait une danse d'après cette mesure et suivrait ces mouvements ; ne pourrais-tu signaler le caractère de cette mesure , je veux dire, la succession alternative d'un temps et de deux temps, soit dans le battement de la mesure, soit dans la danse qui frappe tes yeux? Au moins ne trouverais-tu pas quelque plaisir dans cette harmonie que tes sens percevraient, tout en étant incapable de désigner le rapport numérique qui représente cette mesure? — L’E. Tu dis vrai; car, ceux qui connaissent les rapports numériques, les sentent clans la musique et dans la danse , et les expriment aisément; (410) quant à ceux qui ne les connaissent pas et sont incapables de les désigner, ils ne laissent pas de reconnaître qu'ils y trouvent un certain agrément.

28. Le M. On ne peut donc nier que les mouvements, assujettis à une juste mesure, ne rentrent dans le domaine de la musique, qui n'est que la science des belles modulations j'entends surtout ceux qui, sans être dirigés vers un but étranger à l'art, renferment en eux-mêmes leur beauté et le plaisir qu'ils font naître. Cependant ces mouvements, comme tu l'as remarqué avec justesse, en répondant à mes questions, s'ils se prolongent trop longtemps, et durent une heure ou davantage, sont incapables de charmer nos sens, lors même qu'ils seraient soumis à la juste mesure qui en fait la beauté. Ainsi donc, puisque la musique est pour ainsi dire sortie de son mystérieux sanctuaire et a laissé des traces dans nos sensations ou dans les objets perçus par nos sensations, ne devons-nous pas nous attacher d'abord à ces vestiges, afin d'arriver plus aisément sans erreur, si nous le pouvons, à ce que j'ai nommé son mystérieux sanctuaire ? — L’E. Cette marche est nécessaire: commençons tout de suite, je t'en supplie. — Le M. Laissons donc de côté toutes ces mesures de temps qui dépassent la portée de nos sens et, en suivant le fil du raisonnement, occupons-nous de ces mesures mieux déterminées qui nous charment dans le chant et dans la danse. Je n'imagine pas en effet que tu aies une autre méthode pour suivre les traces laissées par cet art, comme nous l'avons dit, dans nos sens et dans les objets qu'ils perçoivent. — L’E. Effectivement il n'y a pas d'autre méthode.

LIVRE DEUXIÈME. Des Syllabes et des Pieds.

CHAPITRE PREMIER. POINTS DE VUE DIFFÉRENTS DU GRAMMAIRIEN ET DU MUSICIEN DANS L'APPRÉCIATION DE LA QUANTITÉ DES SYLLABES.
 

1. Le M. Prête-moi donc toute ton attention. Je vais de nouveau ouvrir notre discussion comme par un nouvel exorde. Et d'abord, dis-moi si tu connais bien la quantité relative des syllabes longues et brèves, telle que l'enseignent les grammairiens; ou bien, soit que tu la connaisses, soit que tu l'ignores, aimes-tu mieux que nous discutions comme si nous étions complètement étrangers à ces matières, et qu'ainsi nous suivions en tout le fil du raisonnement, sans nous laisser dominer par l'usage et les préjugés. — L’E. Je préfère cette méthode, et en cela je consulte à la fois la raison et, pourquoi rougir de l'avouer ? mon ignorance complète de la quantité des syllabes. —Le M. Eh bien ! dis-moi du moins si tu n'as pas observé par toi-même dans la conversation que, parmi les syllabes, les unes se prononcent rapidement et très-vite , les autres avec lenteur et en allongeant? — L’E. Je n'ai pas été insensible à ces nuances. — Le M. Tu dois savoir que la science grammaticale, en latin, litteratura, se fonde sur la tradition, entièrement, comme le démontre un raisonnement rigoureux, ou du moins principalement, comme en conviennent les esprits les moins cultivés. Par exemple prononce la première syllabe de Cano, en l'allongeant, ou mets-la dans un vers, à un endroit qui exige une longue, le grammairien te reprendra au nom de la tradition dont il est le gardien : car, pour te prouver que cette syllabe doit être brève, il t'alléguera que les anciens, dans les oeuvres qu'ils nous ont laissées, et que commentent les grammairiens, ont fait cette syllabe brève et non pas longue. L'autorité est donc ici l'unique règle. Quant à la musique, qui considère dans les mots la mesure rationnelle et le nombre, elle se borne à exiger qu'une syllabe soit longue ou brève, selon la place que lui assignent les règles de l'harmonie. Place en effet le mot Cano à un endroit où il faut deux syllabes longues et allonge dans la prononciation la première syllabe qui est brève, le musicien n'en sera pas offensé : car les oreilles auront été frappées aussi longtemps que l'exigeait le rythme. Mais le grammairien l’invitera à corriger ton expression et à lui substituer un mot dont la première syllabe soit brève, d'après l'autorité des anciens dont il garde les oeuvres, comme nous l'avons dit.

 

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412

 

CHAPITRE II. LE GRAMMAIRIEN JUGE D'UN VERS D'APRÈS L'AUTORITÉ, LE MUSICIEN , D'APRÈS LA RAISON ET L'OREILLE.
 

2. Ainsi donc, puisque notre but est d'analyser les lois de la musique, malgré ton ignorance de la quantité des syllabes, nous pouvons ne pas nous laisser arrêter par cette ignorance, et partir de l'observation que tu as faite, dis-tu, de la durée plus ou moins longue des syllabes. Je te demande donc si parfois la cadence des vers n'a pas fait sur tes oreilles une impression agréable. — L’E. Très-souvent, au contraire, et ce n'est jamais sans plaisir que j'entends un vers. — Le M. Si dans un vers qui t'a charmé, on allonge ou on abrége une syllabe, à un endroit où le rythme de ce vers ne l'exige pas, ton oreille est-elle également flattée ? — L’E. Loin de là, je ne saurais m'empêcher d'en être choqué. — Le M. Ainsi, nul doute ; dans le son qui te charme, ton plaisir vient d'une certaine mesure dans les nombres, et, cette mesure une fois rompue, ton oreille n'est plus flattée. — L’E. C'est incontestable. — Le M. Continuons d'examiner le son du vers et dis-moi quelle différence tu trouves quand je prononce:

 

Arma virumque cano qui Trojae primus ab oris,

 

ou :

 

Qui primus ab oris.

 

L’E. Relativement à la mesure, je trouve le même son. — Le M. Cela tient à la manière dont j'ai prononcé; j'ai fait ce que les grammairiens appellent un barbarisme : Dans primus la première syllabe est longue, la seconde brève : dans primis, les deux syllabes sont longues; or j'ai abrégé la dernière, et ton oreille n'a pas été choquée. Renouvelons donc cet essai pour voir si tu reconnaîtras, à ma prononciation, la quantité longue ou brève des syllabes : notre discussion pourra alors marcher selon notre but, par demandes et par réponses. Je vais répéter le vers où j'ai fait un barbarisme et, selon les règles des grammairiens, je rendrai longue la syllabe que j'avais faite brève, pour ne pas offenser ton oreille. Dis-moi donc si cette manière de mesurer les vers, te cause le même plaisir quand tu m'entends prononcer :

 

Arma virumque cano Trojae qui primis ab oris.

 

L’E. Je ne saurais le nier : il y a dans ce son je ne sais quel défaut qui me choque. — Le M.  Ce n'est pas saris raison :bien qu'il n'y ait plus de barbarisme, il y a un défaut que la grammaire et la musique peuvent également critiquer; la grammaire, parce que ce mot, dont la dernière syllabe est longue, se trouve placé où il faut une brève; la musique, parce que la prononciation est longue où elle doit être brève, et qu'ainsi levers n'a pas duré le temps exigé par le rythme. Si maintenant tu comprends les exigences différentes de l'oreille et de l'autorité, il nous reste à voir par quel mystère l'oreille est tantôt flattée, tantôt blessée par les sons longs ou brefs. Voilà, en effet, ce qui a rapport à la durée plus ou moins longue dont nous avons entrepris l'explication, si tu t'en souviens. — L’E. Je comprends la distinction, de plus j'ai bonne mémoire, et j'attends avec la plus vive curiosité ce qui va suivre.

 

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CHAPITRE III. DURÉES DES SYLLABES.
 

3.  Le M. Ce qui va suivre? Ne devons-nous pas, dis-moi, commencer par comparer les syllabes entre elles, et voir quels en sont les rapports numériques,comme nous l'avons déjà fait à propos des mouvements? Or, tout ce qui sonne est en mouvement et les syllabes sont sonores. Peux-tu rien contester? — L’E. Non. — Le M. Donc comparer des syllabes, c'est comparer des mouvements où les rapports numériques de temps peuvent se convertir en mesures de la durée. — L’E. C'est cela. — Le M. Une seule syllabe peut-elle se comparer à elle-même? Sauf contradiction de ta part, l'unité n'exclut-elle pas toute comparaison? L’E. Je ne contredis pas. — Le M. Nieras-tu que l'on puisse comparer une syllabe à une autre, une ou deux syllabes a deux, à trois ou à un plus grand nombre? — L’E. Comment le nier? — Le M. Remarque encore que toute syllabe brève, qui ne demande qu'une seconde pour être prononcée, et dont le son se perd immédiatement, dure néanmoins quelque temps (413) et exige un moment si court qu'il soit. — L’E. Cela est nécessaire. — Le M. Par où pourrions-nous commencer à compter? — L’E. Eh ! par un. — Le M. On peut donc, sans inconvénient, appeler avec les anciens un temps, la durée que remplit une syllabe brève : car nous allons de la brève à la longue. — L’E. C'est vrai. — Le M. Cette observation en amène une autre : Si dans les nombres la première progression est de 1 à 2, dans les syllabes où l'on va de la brève à la longue, la longue doit comprendre deux temps; par conséquent, si la durée que comprend une brève est bien désignée par un temps, celle que comprend une longue sera fort bien exprimée par deux temps. — L’E. A merveille ! Rien de plus conforme à la raison, je l'avoue.

 

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CHAPITRE IV. DES PIEDS DE DEUX SYLLABES.
 

4. Le M. Passons maintenant aux rapports des temps. Quel rapport y a-t-il entre deux brèves, ou de quel nom faut-il appeler ces mouvements? Tu te souviens sans doute que, dans notre premier entretien, nous avons donné des noms spéciaux à tous les mouvements qui ont entre eux des rapports numériques. — L’E. Je me rappelle que nous les avons nommés égaux; car ils ont la même durée. — Le M. Et ce rapport qui permet de comparer les syllabes entre elles et de les représenter par des nombres, crois-tu qu'il ne faille pas lui donner un nom ? — L’E. Il le faut. —  Le M. Sache donc qu'un pareil rapport entre les sons a reçu des anciens le nom de pied. Jusqu'à quelle limite le pied peut-il s'accroître? Voilà ce qui doit être l'objet d'un examen attentif. Dis-moi donc en vertu de quel rapport on combine une brève avec une longue? — L’E. Cette combinaison se fait, je pense, suivant le rapport des nombres que nous avons nommés compliqués: j'y vois, en effet, un rapport de 1 à 2, en d'autres termes, d'un temps d'une syllabe brève aux deux temps d'une syllabe longue. —  Le M. Et si on les disposait de manière à prononcer la longue d'abord et la brève ensuite? L'ordre étant interverti, s'ensuit-il que le rapport, représenté par les nombres compliqués, ait varié? Dans le premier cas en effet, on passe du simple au double, dans le second, du double au simple. — L’E. C'est vrai. — Le M. Dans un pied de deux syllabes longues, ne compare-t-on pas deux temps à deux temps? — L’E. Oui sans doute. — Le M. Et à quelle espèce de no+libres se rapporte cette combinaison? — L’E. A ceux que nous avons appelés égaux. — Le M. Allons, dis-moi à présent combien de pieds avons-nous trouvés, en commençant par deux brèves pour finir par deux longues? — L’E. Quatre. Car nous avons trouvé d'abord une combinaison de deux brèves, puis d'une brève et d'une longue, d'une longue et d'une brève, enfin de deux longues. — Le M. Peut-il y avoir plus de quatre pieds lorsqu'on ne rapproche que deux syllabes? — L’E. En aucune façon : car dans la mesure commune des syllabes, une brève vaut un temps, une longue deux temps; de plus, toute syllabe est longue ou brève. Comment donc deux syllabes pourraient-elles être en rapport et se combiner entre elles sans un mélange de deux brèves, d'une brève et d'une longue, d'une longue et d'une brève, ou enfin de deux longues ! —  Le M. Nouvelle question : De combien de temps se compose le plus petit pied de deux syllabes ; de combien le plus grand ? — L’E. Le premier, de deux; le second, de quatre. — Le M. Ne vois-tu pas que, soit dans les pieds, soit dans les temps, la progression n'a pu dépasser le quaternaire? — L’E. Je le vois bien Cela me rappelle la loi de progression dans les nombres et je remarque, avec grand plaisir, quelle est la même dans les sons. — Le M. Si donc les pieds se composent de syllabes, en d'autres termes, de mouvements distincts et pour ainsi dire articulés dans les sons, et que d'ailleurs la durée des syllabes soit marquée par des temps, ne comprends-tu pas dès lors que le pied doit s'accroître jusqu'à quatre syllabes, d'après la progression même que suivent, comme tu le vois, et les pieds et les temps? — L’E. Je comprends ce que tu dis ton raisonnement me semble d'une justesse parfaite, et je réclame la suite comme une dette.

 

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CHAPITRE V. DES PIEDS DE TROIS SYLLABES.
 

6. Le M. Voyons d'abord, en procédant avec ordre , quel est le nombre de pieds de trois syllabes, comme nous venons de le faire pour (414) les pieds de deux syllabes. — L’E. Soit. — Le M. Tu te souviens que nous avons commencé ce calcul par la syllabe brève ou d'un temps, et tu as compris pourquoi nous suivions cette marche. — L’E. Je me rappelle que nous avons cru devoir ne pas nous écarter de cette loi de la numération qui oblige à remonter jusqu'à 1, principe de tous les nombres. — Le M. Si donc parmi les pieds de deux syllabes, le premier se compose de deux brèves, ou de deux temps, ce qui forme logiquement la première de toutes les combinaisons, quel doit être, selon toi, le premier pied de -trois syllabes? — L’E. Evidemment, celui qui se compose de trois brèves. — Le M. Et combien de temps renferme-t-il. — L’E. Trois. — Le M. Et quelle est leur relation ? Car, en vertu du rapport qui existe entre les nombres et que nous avons expliqué, tout pied doit se coin poser de deux éléments combinés entre eux; or, peut-on diviser un pied de trois syllabes brèves en deux parties égales? — L’E. C'est impossible. — Le M. Quel mode de division faut-il donc adopter? — L’E. Je n'envois aucun, sinon de le partager dans un rapport de 1 à 2 ou de 2 à 1. — Le M. D'après quelle loi des nombres? — L’E. Celle des nombres compliqués.

7. Le M. Maintenant examine ce point : De combien de manières peuvent se combiner, c'est-à-dire combien peuvent former de pieds, une syllabe longue et deux brèves ? réponds, si tu peux le deviner. — L’E. Je découvre un pied composé d'une longue et de deux brèves: je n'en vois pas d'autre. —Le M. Est-il nécessaire que parmi ces trois syllabes, dont l'une est longue, la longue soit placée la première ? — L’E. Je ne saurais le croire, car les deux brèves peuvent précéder la longue. — Le M. N'y a-t-il pas une troisième combinaison? Examine. — L’E. Oui ; car la longue peut être placée entre les deux brèves. — Le M. N'y aurait-il pas un quatrième arrangement? — L’E. C'est impossible. — Le M. Pourrais-tu me dire alors combien de combinaisons ou de pieds peuvent former trois syllabes composées d'une longue et de deux brèves? — L’E. Je puis le dire :elles se combinent de trois manières et forment trois pieds.

Le M. Comprends-tu dans quel ordre il faut disposer ces trois pieds, ou faut-il te l'expliquer en détail? — L’E. Mais n'approuves-tu pas l'ordre que j'ai signalé dans cette triple combinaison? Car j'ai placé une longue avec deux brèves, puis deux brèves avec une longue, enfin j'ai mis une longue entre deux brèves. — Le M. Et toi, approuves-tu celui qui, en calculant, passe de 1 à 3, puis de 3 à 2, au lieu d'aller de 1 à 2 et de 2 à 3? — L’E. Non sans doute : mais as-tu remarqué chez moi rien de pareil? — Le M. En faisant ta triple combinaison, tu as signalé comme premier pied celui dont la première syllabe est longue : et en cela tu as bien vu que, comme il n'y a ici qu'une syllabe longue, elle forme en quelque sorte l'unité, et devait se placer en premier lieu; qu'à ce titre, elle était le principe de la combinaison, et que le premier pied devait être celui où elle était la première. Tu aurais donc dû voir en même temps que le second pied est celui où elle se trouve la seconde, le troisième celui où elle est la troisième. Crois-tu devoir encore persister dans cette idée? — L’E. Non, je la condamne sans hésitation : comment ne pas reconnaître que cet ordre est le meilleur ou plutôt que c'est l'ordre même? — Le M. Dis-moi donc à présent d'après quelle règle numérique ces pieds peuvent se diviser et se combiner entre eux? — L’E. Le premier et le dernier se divisent selon le rapport d'égalité car, l'un peut se partager en une longue et deux brèves, l'autre, en deux brèves et une longue, de telle sorte que les deux parties, ayant chacune deux temps, soient égales entre elles. Quant au second pied, comme la syllabe du milieu est longue, peu importe qu'on la mette dans la première partie ou dans la seconde et qu'on divise le pied en trois temps et un temps, ou bien en un temps et trois temps. Ainsi cette division s'effectue d'après la règle des nombres compliqués.

8. Le M. Je désire maintenant que tu me dises de toi-même, si tu en es capable, quels sont les pieds qui viennent à la suite de ceux dont nous avons parlé. Nous avons d'abord trouvé quatre pieds de deux syllabes, que nous avons rangés d'après l'ordre même des nombres, en commençant par les syllabes brève; passant de là aux pieds de trois syllabes, nous n'avons pas eu grande difficulté, d'après le raisonnement précédent, à commencer par trois brèves. Ne fallait-il pas ensuite examiner combien de formes pouvait prendre la combinaison d'une longue avec deux brèves? C'est ce que nous avons fait, et nous avons trouvé trois pieds qui se sont rangés dans leur ordre naturel. Ne pourrais-tu voir de toi-même quels sont (415) les pieds qui viennent ensuite, afin de nous éviter une foule de questions minutieuses? — L’E. Tu as raison : comment ne pas voir en effet qu'après ces pieds, l'ordre appelle ceux qui sont composés d'une brève et de deux longues? La brève, d'après le raisonnement précédent, formant l'unité et tenant le premier rang, le premier pied sera celui où elle sera la première; le second, celui où elle sera la seconde; le troisième, celui où elle sera la troisième et dernière.

Le M. Tu vois sans doute en vertu de quel rapport ils se divisent et peuvent se combiner. —L’E. Oui: le pied composé d'une brève et de deux longues n'est divisible qu'à la condition de renfermer dans la première partie trois temps, valeur d'une brève et d'une longue, et dans la seconde, deux temps, valeur d'une longue. Quant au troisième pied, composé d'une longue et d'une longue suivie d'une brève, il n'admet, comme le précédent, qu'un mode de division, mais il en diffère; en ce qu'il se partage en deux et trois temps, tandis que l'autre se partage en trois et en deux temps. En effet la syllabe longue placée la première comprend deux temps; restent une longue et une brève qui équivalent à trois temps. Quant au pied intermédiaire, qui a une brève au milieu, il est susceptible d'une double division : car, la brève pouvant se réunir à la première comme à la seconde partie, il se divise dans un rapport de 3 à 2 ou de 2 à 3. Ces trois pieds sont donc soumis à la règle des nombres sesquialtères.

Le M. Avons-nous passé en revue tous les pieds de trois syllabes? — L’E. Oui, sauf un seul, si je ne me trompe, celui qui est composé de trois longues. — Le M. Explique-moi comment il se divise. — L’E. Dans le rapport d'une syllabe à deux ou de deux à une, en d'autres termes de deux temps à quatre ou de quatre temps à deux ses parties s'unissent donc par un rapport de nombres compliqués.

 

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CHAPITRE VI. PIEDS DE QUATRE SYLLABES.
 

9. Le M. Examinons maintenant logiquement et par ordre les pieds de quatre syllabes. Et dis-moi immédiatement quel est le premier de ces pieds et quel est son mode de division. — L’E. C'est le pied de quatre brèves qui se divise en deux parties, composée chacune de deux syllabes ou de deux temps, d'après la règle des nombres égaux. — Le M. T'y voilà continue tout seul et développe le reste. Il n'est plus besoin de te conduire pas à pas : retrancher les brèves et leur substituer des longues successivement, jusqu'à ce que les brèves soient épuisées; examiner, à mesure que tu fais ces changements, l'espèce et le nombre des pieds qui en résultent, voilà l'unique procédé à suivre; tu n'ignores pas que la syllabe principale est celle qui se trouve seule au milieu des autres, qu'elle soit brève ou longue, peu importe; car tu t'es déjà rompu à tous ces calculs. Dans le cas où il se rencontre deux brèves et deux longues, ce qui ne s'est pas encore présenté, quelle est, à ton sens, la syllabe principale et formant unité? — L’E. C'est une conséquence facile à tirer des explications précédentes. Une syllabe brève n'ayant qu'un temps remplit mieux le rôle d'unité qu'une longue qui en a deux. Aussi avons-nous toujours débuté dans l'énumération des pieds par celui qui se composait de brèves.

10. Le M. Tu peux donc exposer la série des pieds de quatre syllabes, sans que je te fasse de questions : je te servirai d'auditeur et de juge. — L’E. Je vais essayer. D'abord, des quatre brèves dont se compose le premier pied, il faut en retrancher une et lui substituer une longue qui doit être placée au commencement pour maintenir le privilège de l'unité. Ce pied admet une double division, en une longue et trois brèves, ou en une longue suivie d'une brève et deux brèves, c'est-à-dire, dans un rapport de 2 à 3 temps ou de 3 temps à 2. Placée au second rang, la longue forme un nouveau pied qui se divise exactement d'une seule manière, en 3 et 2 temps, la première partie étant composée d'une brève et d'une longue, la seconde, de deux brèves. Placée au troisième rang, la longue forme un pied qui n'est également susceptible que d'un mode de division tel que la première partie ait deux temps, représentés par deux brèves, et la seconde, trois, représentés par une longue et une brève. Placée à la fin, la longue forme un quatrième pied qui se divise de deux manières, comme celui où elle était placée la première : on est libre en effet de le partager en deux brèves et une brève suivie d'une longue, ou en trois brèves et une longue, en d'autres termes, dans un rapport de 2 temps à 3 ou de 3 (416) temps à 2. Ces quatre pieds, où une longue se combine avec trois brèves, à différentes places, suivent, dans le rapport de leurs parties, la loi des nombres sesquialtères.

11. Continuons : des quatre brèves, retranchons-en deux pour y substituer deux longues, et voyons combien de combinaisons et de pieds peut former ce nombre de brèves et de longues. Il faut d'abord mettre les deux brèves au commencement, parce qu'il est plus régulier de débuter par les brèves. Ce pied admet un double mode de division, c'est-à-dire dans un rapport de 2 temps à 4, ou de 4 à 2, selon que l'on forme la première partie de deux brèves, et la seconde de deux longues, ou bien, la première partie de deux brèves suivies d'une longue, et la seconde d'une longue.

Il se forme un nouveau pied, lorsque les deux brèves que nous avons placées au commencement, pour suivre l'ordre naturel, se trouvent placées au milieu : le partage du pied se fait alors dans le rapport de 3 à 3 temps : la première partie renferme une longue et une brève, la seconde, une brève et une longue. Si les deux brèves sont placées à la fin, combinaison à laquelle l'ordre nous amène, elles forment un pied qui se divise de deux manières, selon que la première partie renferme deux temps représentés par une longue, et la seconde, quatre temps représentés par une longue et deux brèves, ou que l'un renferme quatre temps représentés par deux longues, l'autre, deux temps représentés par deux brèves. Dans ces trois pieds, les deux parties du premier et du troisième sont assujetties à la loi des nombres compliqués : celles du second, s'unissent d'après le rapport des nombres égaux.

12. Maintenant nous devons séparer les deux brèves que jusqu'ici nous avons placées l'une à côté de l'autre : il y aura entre elles le plus petit ou le plus grand intervalle selon qu'elles seront séparées par une ou deux syllabes longues. Or, une longue peut se placer entre elles de deux manières, ce qui va produire deux pieds; on peut en effet mettre d'abord une brève, ensuite une longue, puis une brève et enfin une longue: ou bien mettre les deux brèves à la seconde et à la dernière place, et les deux longues, à la première et à la troisième; on aura ainsi une double succession d'une longue et d'une brève. Le cas du plus grand intervalle a lieu lorsque les deux longues sont au milieu et que les deux brèves sont l'une au commencement, l'autre à la fin. Ces trois pieds, où les brèves sont séparées, se divisent selon un rapport de 3 à 3 temps: le premier se partage en une brève suivie d'une longue et une brève suivie d'une longue; le second, en une longue et une brève, une longue et une brève; le troisième en une brève et une longue, une longue et une brève. Par conséquent on forme six pieds avec deux brèves et deux longues en les changeant de place autant qu'il est possible.

13. Il nous reste à retrancher trois brèves de quatre et à y substituer trois longues: cette unique brève formera quatre pieds, selon qu'elle sera placée au premier, au second, au troisième et au quatrième rangs. De ces quatre pieds les deux premiers se divisent en trois et quatre temps; les deux derniers, en quatre et trois temps, et leurs parties sont unies ensemble par le rapport des nombres sesquialtères. Dans le premier en effet la première partie se compose d'une brève et d'une longue qui représentent trois temps; la seconde, de deux longues qui représentent 4 temps. Dans le second, la première partie se compose d'une longue et d'une brève, ou de trois temps, et la seconde de deux longues, ou quatre temps: dans le troisième, la première partie renferme deux longues, ou quatre temps, la seconde une brève et une longue, ou trois temps: enfin le quatrième offre également dans sa première partie deux longues ou quatre temps, dans la seconde, une longue et une brève ou trois temps.

           Le dernier pied de quatre syllabes, est celui qui ne se compose plus que de longues. Il se divise en deux parties, chacune de deux longues, selon la règle des nombres égaux, ce qui forme un rapport de 4 temps à 4 temps. Voilà le développement que tu m'as invité à faire de moi-même : maintenant pose-moi d'autres questions.

 

CHAPITRE VII. LE VERS EST COMPOSÉ D'UN NOMBRE DÉTERMINÉ DE PIEDS, COMME LE PIED L'EST D'UN NOMBRE DÉTERMINÉ DE SYLLABES.
 

14. Le M. Je vais le faire: mais as-tu bien compris quelle est, dans le système des pieds, l'importance de cette progression jusqu'au (417) quaternaire, d'après ce que nous avons établi dans les nombres? — L’E. Oui, et j'approuve cette progression dans les uns comme dans les autres. — Le M. Eh bien! si on a formé les pieds en combinant les syllabes, ne pourrait-on, en combinant les pieds, former un certain assemblage qui ne devrait plus être désigné sous le nom de syllabe ou de pied? — L’E. Je le crois assurément. — Le M. Et quel sera cet assemblage ? — L’E. Un vers, j'imagine. — Le M. Eh bien ! Supposons que quelqu'un s'avise de combiner des pieds sans s'imposer de mesure ni de fin, à moins d'être arrêté par une extinction de voix ou quelqu'autre accident, ou même par la nécessité de passer à un autre exercice, donnerais-tu le nom de vers à cet assemblage de vingt, trente, cent pieds ou davantage, selon la fantaisie ou la facilité de celui qui aurait formé cette série indéfinie ? — L’E. Non certes : il ne suffira pas que je voie des pieds mêlés entre eux indistinctement ou placés sans fin à la file les uns des autres pour appeler vers ce pêle-mêle: une théorie doit apprendre l'espèce et le nombre des pieds nécessaires pour faire un vers, et c'est d'après elle que je pourrais juger si c'est bien un vers qui a frappé mon oreille. — Le M. Quelle que soit cette théorie, elle a dû établir non sur un caprice, mais sur un principe, les règles et la mesure qu'elle a imposées au vers.-L’E. Puisqu'il s'agit de théorie, il ne doit, il ne peut y avoir place pour la fantaisie. — Le M. Cherchons donc, si tu veux bien, et tâchons de trouver ce principe: à ne considérer que la tradition, un vers sera ce qu'il aura pris fantaisie d'appeler ainsi à je ne sais quel Asclépiade, à Archiloque, à Sapho, et autres poètes de l'antiquité, dont on a donné les noms à certaines espèces de vers, parce qu'ils ont découvert et mis en oeuvre ces formes poétiques. Il est des vers en effet qui portent le nom d'Asclépiade, d'Archiloquien, de Saphique, et mille autres noms de poètes que les Grecs ont donnés aux vers de différents genres. D'où il semblerait résulter qu'en arrangeant des pieds de telle façon et en tel nombre qu'on Voudra, on pourrait à bon droit, si personne n'a encore imaginé cette combinaison, être appelé le créateur et le propagateur d'un vers nouveau. Interdirait-on ce privilège au premier venu ? Alors on aurait le droit de se plaindre et de demander quel a été le mérite de ces poètes qui, sans être guidés par aucun principe, auraient combiné à leur gré tels ou tels pieds et auraient réussi à faire considérer comme vers un pareil assemblage et à lui en donner le nom. N'es-tu pas de cet avis? — L’E. Ce que tu dis est fort juste; je comprends avec toi que le vers est une création de la raison plutôt que de l'autorité: mais comment? examinons-le, je t'en prie.

 

CHAPITRE VIII. NOMS DES DIVERS PIEDS.
 

15.  Le M.. Examinons donc quels sont les pieds qui peuvent s'allier entre eux, quelles sont les formes qui résultent de ce mélange : car il y en a d'autres que le vers; nous finirons par une théorie complète du vers. Mais crois-tu ces développements possibles, si on ne sait pas le nom des différents pieds? Sans doute nous les avons classés de façon qu'ils pourraient être appelés, selon leur ordre, premier, second, troisième, quatrième pied. Mais il y a péril à dédaigner les termes du vieux temps, et il ne faut pas rompre aisément avec l'usage, à moins qu'il ne soit en contradiction avec la raison. Employons donc les termes par lesquels les Grecs ont désigné les pieds et que les Latins ont adoptés. Servons-nous-en sans prendre la peine d'en chercher l'étymologie : une pareille étude, favorable à la prolixité, est assez stérile. Te sers-tu avec moins de profit des mots pain, bois, pierre, parce que tu ne sais pas d'où ils viennent? — L’E. Tu as raison.

Le M. Le premier pied s'appelle pyrrhique; il est composé de deux brèves et a deux temps, comme fuga.

Le second pied est l'iambe; il a une brève et une longue, comme parens, et a trois temps.

Le troisième pied est le trochée ou le chorée : il renferme une longue et une brève, comme meta, trois temps.

Le quatrième est le spondée, deux longues comme aetas, et quatre temps.

Le cinquième, le tribraque; trois brèves, comme macula, et trois temps.

Le sixième, le dactyle, une longue et deux brèves comme maenalus, et quatre temps.

Le septième est l'amphibraque : il se compose, d'une brève, d'une longue, et d'une brève comme carina; quatre temps.

 

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Le huitième, un anapeste, deux brèves et une longue, comme Erato, et quatre temps. Le neuvième, le bacchius, a une brève et deux longues, comme Achates, et cinq temps.

Le dixième, le crétique ou amphimacre, se compose d'une brève entre deux longues, comme insulae, et de cinq temps.

Le onzième, palimbacchius, a deux longues et une brève comme natura, et cinq temps. Le douzième, le molosse, a trois longues comme Aeneas, et six temps.

Le treizième, le procéleusmatique, se compose de quatre brèves comme avicula; quatre temps.

Le quatorzième, le péon premier, a la première longue, et les trois dernières brèves comme legitimus, et cinq temps.

Le quinzième, le péon deuxième, a la seconde longue et tes autres brèves; exemple: colonia; cinq temps.

Le seizième, le péon troisième, a la troisième longue, et les autres brèves comme menedemus; cinq temps.

Le dix-septième, le péon quatrième, a la quatrième longue, et les trois premières brèves, comme celeritas; cinq temps.

Le dix-huitième, ionique mineur, se compose de deux brèves et de deux longues comme Diomedes; six temps.

Le dix-neuvième, le choriambe. renferme une longue, deux brèves, plus une longue, armipotens; six temps.

Le vingtième, l'ionique majeur, a deux longues et deux brèves, comme Junonius; six temps.

Le vingt et unième, le diiambe ou double iambe, une brève et une longue, plus une brève et une longue comme propinquitas; six temps.

Le vingt-deuxième , le dichorée ou ditrochée, se forme d'une longue et d'une brève, plus d'une longue et d'une brève comme cantilena; six temps.

Le vingt-troisième, l'antispaste, contient une brève, deux longues et une brève, comme Salomnus; six temps.

Le vingt-quatrième, l'épitrite premier, a la première brève et les trois autres longues, comme sacerdoces; sept temps.

Le vingt-cinquième, l'épitrite deuxième, a la deuxième brève et les trois autres longues, comme conditores; sept temps.

Le vingt-sixième, l'épitrite troisième, a la troisième brève et les trois autres longues, comme Demosthenes; sept temps.

Le vingt-septième, l'épitrite quatrième, a la quatrième brève et les trois premières syllabes longues, comme Fescenninus; sept temps.

Le vingt-huitième, le dispondée, se compose de quatre longues, comme oratores, et compte huit temps.

 

CHAPITRE IX. DE LA CONSTRUCTION DES PIEDS.
 

L’E. Je sais maintenant ces noms; dis-moi à présent quels sont les pieds qui sont susceptibles de s'allier entre eux. — Le M. Rien de plus aisé à découvrir, si tu songes que l'égalité et l'analogie sont supérieures à l'inégalité et au défaut de proportion. — L’E. 'est un principe que tout le monde admettra. — Le M. Il faut donc s'attacher à ce principe dans la combinaison des pieds et ne jamais s'en écarter sans les raisons les plus sérieuses. — L’E. D'accord. — Le M. Tu n'hésiteras donc pas à combiner entre eux des pyrrhiques, des iambes, des trochées ou chorées, et des spondées; d'après la même méthode, tu allieras sans hésiter tous les autres pieds de même espèce.

En effet, il y a un rapport d'égalité parfait entre les pieds de même espèce et de même nom. N'est-ce pas ton avis? — L’E. C'est incontestable. — Le M. Ne pourrait-on légitimement faire un mélange de différents pieds, pourvu que l'on respectât ce rapport d'égalité? Y a-t-il pour l'oreille rien de plus flatteur qu'une combinaison où la variété s'unit avec l'unité? — L’E. Rien n'est plus agréable. — Le M. Et quels pieds sont égaux entre eux, sinon ceux qui ont .la même mesure? — L’E. C'est vrai. — Le M. Or avoir la même mesure, n'est-ce pas avoir le même nombre de temps? — L’E. Oui. —  Le M. Tu pourras donc combiner entre eux les pieds qui ont le même nombre de temps, sans crainte de choquer l'oreille. —  L’E. C'est une conséquence naturelle.

 

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CHAPITRE X. L'AMPRIBRAQUE, SOIT SEUL, SOIT MÊLÉ A D'AUTRES PIEDS, NE PEUT FORMER DE VERS. DU LEVÉ ET DU POSÉ.
 

17. Le M. Fort bien: mais la question n'est pas encore épuisée. L'amphibraque est un pied de quatre temps. Cependant il y a des métriciens qui prétendent que ce pied ne peut s'allier avec des dactyles, des anapestes, des spondées ou des procéleusmatiques, quoique tous renferment quatre temps; il y a plus : selon eux, toute combinaison de ce pied avec lui-même ne peut former un rythme convenable et régulier. Examinons donc cette opinion, pourvoir si elle ne repose pas sur un principe, que nous devions reconnaître et adopter. — L’E. Je suis curieux d'écouter leurs raisons. Je n'apprends pas en effet sans quelque surprise que, sur vingt-huit pieds, dont le raisonnement nous a découvert l'existence, il y en a un d'exclu du vers, quoiqu'il ait le même nombre de temps que le dactyle et autres pieds de même mesure susceptibles de s'allier. — Le M. Pour débrouiller cette question, il faut considérer les autres pieds et voir le rapport selon lequel leurs parties s'unissent ensemble : tu comprendras alors quelle est la raison spéciale qui a fait bannir légitimement ce pied de tout système de vers.

18. En traitant ce sujet, nous devons avoir présent à la mémoire les deux termes de levé et de posé. Comme on lève la main et qu'on la baisse en battant la mesure, le levé et le posé comprennent chacun une partie du pied. Et parce mot de partie, j'entends les fractions de pieds dont il a été suffisamment question plus haut, quand nous les avons décomposés en leurs éléments. Si tu admets cette théorie, commence par récapituler brièvement les diverses manières de mesurer les parties dans chaque pied. Par là tu comprendras aisément l'étrange particularité que présente l'amphibraque.

L’E. Dans le pyrrhique, le levé et le posé comprennent chacun un temps : le spondée, le dactyle, l'anapeste, le procéleusmatique, le choriambe, le diiambe, le ditrochée, l'antispaste, le dispondée admettent la même division; dans les pieds, en effet, le levé et le posé ont le même nombre de temps; quand on bat la mesure, dans l'iambe, le rapport est de 1 à 2 et ce rapport se retrouve dans le trochée, dans le tribraque, dans le molosse et dans les deux ioniques. Quant à l'amphibraque , qu'il est temps d'examiner en le comparant aux pieds du même ordre, il se divise dans un rapport de 1 à 3. Or, je ne trouve plus de pieds dont les parties s'unissent dans un rapport aussi éloigné. Considère tous les pieds composés d'une brève et de deux longues, comme le bacchius, le crétique, le palimbacchius, le levé et le posé les divisent dans une proportion sesquialtère. Même règle pour les quatre péons qui offrent la combinaison d'une brève avec trois longues. Restent les quatre épitrites qu'on désigne successivement d'après la place de la brève : Le levé et le posé sont toujours dans un rapport (1) de 3 à 4.

19. Le M. Ne vois-tu pas qu'on s'est déterminé avec raison, à exclure de toute combinaison rythmique, cet amphibraque, dont les deux parties ont une différence si considérable, que l'une est triple de l'autre ? La symétrie des parties est, en effet, d'autant plus parfaite, qu'elle se rapproche davantage de l'égalité. Ainsi, dans la progression régulière des nombres de 1 à 4, tous sont aussi rapprochés d'eux-mêmes qu'il est possible. De même dans les pieds, la plus belle combinaison est celle où les parties sont égales entre elles; la seconde, celle où les parties sont unies dans le rapport de 1 à 2; viennent ensuite celles où le rapport est de 2 à 3 et de 3 à 4. Quant à la combinaison des temps dans un rapport de 1 à 3, quoiqu'elle rentre dans les nombres compliqués, elle n'est pas susceptible de s'allier avec elle-même, d'après l'ordre même des nombres. Nous ne comptons pas, en effet, de 1 à 3 : pour passer de 1 à 3, il faut intercaler le nombre 2. Voilà pourquoi l'amphibraque est exclu de ce mélange des pieds entre eux que nous cherchons à déterminer. Si mes raisons te semblent justes, entrons plus avant dans la question. — L’E. Elles sont très-claires et très-concluantes à mon avis.

 

1. Sesquitertius numerus correspond au grec epitritos : il indique un tiers en sus. Ici donc le levé contient les 4/3 du posé et vice versa, suivant la place de la brève. C'est un rapport de 3 à 4.

 

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CHAPITRE XI. DU MÉLANGE RATIONNEL DES PIEDS.
 

Le M. Puisqu'il est reconnu que, quelle que soit la disposition des syllabes, les pieds qui ont la même durée peuvent s'unir entre eux sans troubler l'égalité, à l'exception de l'amphibraque, nous sommes conduits à examiner si l'on peut convenablement mêler des pieds qui, tout en ayant la même durée, diffèrent dans le battement de la mesure destinée à mettre en rapport, par le levé et le posé, les deux parties d'un pied. En effet, le dactyle, le spondée, l'anapeste, outre qu'ils ont des temps égaux, se mesurent par le même battement : le levé et le posé s'accomplissent dans le même nombre de temps. Aussi le mélange de ces pieds entre eux est-il plus naturel que celui de l'ionique majeur ou mineur avec tout autre pied de six temps. Car les deux ioniques se mesurent dans un rapport de 1 à 2, en d'autres termes dans un battement de 2 et de 4 temps. Le molosse se frappe de la même manière.

Le battement est analogue dans les autres pieds de même espèce (1) : car le levé et le posé sont de trois temps chacun. Tous les pieds sans doute ont un battement régulier. Car, de ces sept pieds (2) trois se mesurent dans un rapport de 1 à 2, et quatre par fractions égales: cependant comme ce mélange rend le battement inégal, tu seras sans doute porté à le rejeter. — L’E. J'y serais en effet assez porté. Car cette inégalité dans le battement me choque je ne sais pourquoi : mais du moment qu'elle me choque, cela doit dépendre d'une mauvaise combinaison.

21. Le M. Cependant sache bien que les anciens, trouvant ce mélange légitime, l'ont admis dans leurs vers. Mais je ne veux pas t'imposer leur autorité : écoute donc des vers de ce genre et juge s'ils choquent l'oreille. Si loin de te choquer, ils te font plaisir, tu n'auras plus de raison pour les condamner. Voici les vers que je veux soumettre à ton appréciation

 

At consona quae sont, nisi vocalibus aptes,

Pars dimidium vocis opus proferet ex se :

Pars muta soni comprimet ors molientum :

Illis sonus obscurior impeditiorque,

Utrumque tamen promitur ore semicluso (3).

 

(Terentianus.)

 

(1) Choriambe, diiambe, ditrochée, antispaste.

(2) De 6 temps.

(3) Lorsque les consonnes ne sont pas mêlées avec les voyelles, la moitié du son s'échappe d'elle-même: l'autre moitié ne peut sortir de la bouche, malgré ses efforts et ses grimaces. Les consonnes ont un son plus voilé et plus difficile à émettre : toutefois, voyelles et consonnes se prononcent la bouche à demi-ouverte.

 

Cet exemple suffit pour te mettre sur la voie. Ne trouves-tu pas dans ce rythme un nombre qui te flatte l'oreille? — L’E. Assurément tout coule, tout raisonne avec un charme infini. — Le M. Examine de quelle espèce sont les pieds : tu trouveras que, sur ces cinq vers, les deux premiers se composent uniquement d'ioniques, les trois derniers offrent un ditrochée mêlé aux ioniques, et que tous flattent l'oreille par une harmonieuse égalité. — L’E. Je m'en suis aperçu aisément, à la manière surtout dont tu prononçais. — Le M. Pourquoi donc ne pas se ranger sans hésitation à l'opinion des anciens, en se soumettant moins à leur autorité qu'à la raison elle-même, et n'admettre pas avec eux que les pieds qui ont la même durée peuvent se combiner entre eux, pourvu qu'ils aient une mesure régulière, quoique différente? — L’E. Je me rends: l'harmonie des vers que j'ai entendus m'interdit toute objection.

 

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CHAPITRE XII. DES PIEDS DE SIX TEMPS.
 

12.  Le M. Prête donc encore l'oreille à ces vers :

 

Volo tandem tibi parcas, labor est in chartis,

Et apertum ire per auras animum permittas.

Placet hoc nam sapienter, remittere interdum

Aciem rebus agendis decenter intentam (1).

 

L’E. Il est inutile de poursuivre. — Le M. Surtout parce que ces vers manquent d'art, je les ai improvisés sous l'inspiration du moment : mais quel effet produisent-ils sur ton oreille? — L’E. Comment ne pas y reconnaître comme dans les précédents une combinaison harmonieuse et sonore? — Le M. As-tu remarqué que les deux premiers vers se composent d'ioniques mineurs et que les deux derniers se terminent par un diiambe qui s'y mêle ? — L’E Ta manière de prononcer me l'a fait remarquer.

 

1. Je te conseille de ménager tes forces : on se consume sur les livres. Laisse ton âme se distraire et se déployer en liberté. Détendre son esprit appliqué à de nobles objets, n'est-ce pas là un précepte de la sagesse * ?

 

* Ces vers sont de saint Augustin, et leur facture, irréprochable autant qu'élégante, prouve sa compétence et son goût.

 

421

 

— Le M. Eh quoi ! n'as-tu pas senti que dans les vers de Térentianus le ditrochée se mêle à l'ionique majeur, tandis que dans les miens le diiambe se mêle à l'ionique mineur? N'est-ce pas une différence? — L’E. Oui, et il me semble que j'en vois la raison: 1'ionique majeur, commençant par deux longues, s'unit de préférence à un pied qui commence également par une longue, comme le ditrochée; le diiambe commençant par une brève se combine mieux avec l'ionique mineur qui commence par deux brèves.

23. Le M. Tu as fort bien compris : il demeure donc établi que ce rapport de convenance, indépendamment de l'égalité des temps, joue aussi un certain rôle dans la combinaison des pieds : je ne dis pas qu'il y préside, mais il a son importance. Il n'est aucun pied de six temps qu'on ne puisse substituer à un pied de six temps : tu peux en juger en consultant l'oreille. Prenons d'abord pour exemple un molosse, virtutes ; un ionique mineur, moderatas; un choriambe, percipies; un ionique majeur, concedere; un diiambe, benignitas; un dichorée, civitasque ;un antispaste, volet justa. — L’E. Je comprends. — Le M. Combine donc tous ces pieds et prononce; ou plutôt écouté-moi prononcer afin que ton oreille ait toute sa liberté d'appréciation. Pour faire sentir à ton oreille, sans la choquer, l'égalité qui règne dans une suite de pieds, je vais répéter trois fois, et ce sera assez, ces mots ainsi disposés

 

Virtutes moderatas percipies, concedere benignitas civitasque volet justa.

Virtutes moderatas percipies, concedere benignitas civitasque volet justa.

Virtutes moderatas percipies, concedere benignitas civitasque volet justa.

 

Dans ce concours de pieds y a-t-il quelque défaut d'égalité ou d'harmonie qui te blesse l'oreille? — L’E. Aucun. — Le M. Y as-tu trouvé quelque charme. je te le demande, quoique, en pareil cas, charmer c'est ne pas blesser? — L’E. J'éprouve le plaisir dont tu parles, je ne puis le nier. — Le M. Ainsi tu demeures d'accord avec moi que tous les pieds de six temps peuvent s'unir et se combiner entre eux? — L’E. Oui.

 

 

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CHAPITRE XIII. COMMENT ON PEUT CHANGER L'ORDRE DES PIEDS SANS TROUBLER L'HARMONIE.
 

24. Le M. N'est-il pas à craindre qu'on vienne à penser que ces pieds doivent toute leur harmonie à l'ordre dans lequel ils se suivent, et que, cet ordre changé, ils n'offriraient plus la même égalité dans les sons? — L’E. Cet ordre y contribue sans doute, mais il est facile de résoudre la question par l'expérience. — Le M. Fais-la donc quand tu en trouveras le loisir, et tu verras que ton oreille est charmée par une variété infinie dans une égalité absolue. — L’E. Je le veux bien, quoiqu'on puisse aisément prévoir, d'après l'exemple précédent, qu'on arrivera nécessairement à cette conséquence. — Le M. Tu as bien raison: mais, pour en venir à notre sujet, je vais en battant la mesure, reprendre cette succession de pieds; tu pourras ainsi juger si leur marche est oui ou non défectueuse, et en même temps constater que le changement d'ordre ne produit aucun trouble dans leurs rapports, comme nous l'avons annoncé d'avance. Voyons, change l'ordre, dispose ces pieds comme il te plaira et laisse-moi prononcer -et marquer la mesure. — L’E. Voici l'ordre que je souhaite : un ionique mineur, un ionique majeur, un choriambe, un diiambe, un antispaste, un ditrochée, un molosse. — Le M. Applique ton oreille au son et fixe tes yeux sur le battement de la mesure. Car il ne suffit pas d'entendre, il faut voir la main, quand elle bat la mesure, et observer avec attention le nombre de temps que comprend le levé et le posé. — L’E. Je suis tout yeux et tout oreilles. — Le M. Voici la combinaison que tu m'as demandée avec accompagnement de la mesure

 

Moderatas, concedere, percipies, benignitas, volet justa, civitasque, virtutes (1).

 

L’E. Je vois bien que la mesure est parfaitement juste et que le levé est exactement le même que le posé; une chose m'étonne, c'est que tu aies pu -faire rentrer dans cette mesure des pieds -qui se divisent selon le rapport de 1 à 2, comme les deux ioniques et le molosse.

 

(1) Ces mots n'offrent aucun sens : ce sont des mesures musicales exprimées à l'aide des mots, voilà tout.

 

422

 

— Le M. N'est-ce pas naturel, puisqu'il y a dans ces pieds trois temps pour le levé et trois pour le posé? — L’E. Tout ce que je remarque, c'est que la syllabe longue, qui est la seconde dans l'ionique majeur et le molosse, la troisième dans l'ionique mineur, se trouve dédoublée par le battement des deux temps qu'elle renferme; l'un reste dans la première partie, l'autre est reporté sur la seconde, et de cette façon le levé et le posé ont chacun trois temps.

25. Le M. Il n'y a pas d'autre observation à faire dans le cas qui occupe. Mais à ce titre, l’amphibraque, que nous avons banni de toute combinaison de ce genre, ne serait-il pas susceptible de s'unir au spondée, au dactyle, à l'anapeste, ou de former, en s'alliant à lui-même, une combinaison musicale? En effet on pourrait, d'après ce système, décomposer la longue du milieu: grâce à ce partage, chaque fraction de pied aura un nombre de temps proportionné : le rapport, dans le levé et le posé ne sera plus de 1 à 3, mais de 2 à 2. Vois-tu quelque difficulté ? — L’E. Aucune, et il me semble que ce pied doit être admis avec les autres. — Le M. Formons donc un assemblage de pieds de quatre temps, en y introduisant l'amphibraque; battons la mesure et vérifions, d'après l'oreille, s'il ne s'y rencontre pas une inégalité choquante. Sois attentif à cette combinaison : je vais répéter trois fois, en battant la mesure, afin que tu puisses t'en rendre compte aisément :

 

Sumas optima, facias honesta.

Sumas optima, facias honesta.

Sumas optima, facias honesta (1).

 

L’E. Ah ! je t'en conjure, cesse de me déchirer les oreilles. Même sans qu'on batte la mesure, on sent que la marche de ces pieds est brusquement interrompue par cet amphibraque discordant. — Le M. Pourquoi donc ne peut-on appliquer à ce pied la même règle qu'au molosse et aux ioniques? N'est-ce pas parce qu'ils ont un commencement et une fin en rapport d'égalité avec le milieu? Or, quand le milieu est égal au commencement et à la fin, dans un pied, si chaque partie se compose du nombre pair, ce pied doit avoir au moins six temps. Les pieds de cette espèce ayant deux

 

(1) Prends le meilleur parti, pratique la vertu.

 

temps au milieu et deux autres temps à chaque extrémité, le milieu semble se partager de lui-même entre ses deux extrêmes, et,se fondre avec eux dans une égalité parfaite. Cette symétrie ne peut se trouver dans l’amphibraque car les extrêmes, formés d'un temps, ne sont pas égaux au milieu, formé de deux temps. Ajoutons que dans les ioniques et le molosse, le partage du milieu entre ses deux extrêmes produit trois temps de part et d'autre, et l'on peut y retrouver le milieu parfaitement égal à ses deux extrêmes pareillement égaux : cette propriété ne se rencontre pas non plus dans l'amphi braque. — L’E. C'est vrai, et il demeure établi que dans une combinaison de pieds, l'amphibraque choque autant l'oreille que les autres la flattent.

 

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CHAPITRE XIV. DES PIEDS SUSCEPTIBLES DE SE MÊLER ENTRE EUX.
 

6. Le M. Allons, commence par le pyrrhique et, d'après les principes que nous venons de poser, explique-moi brièvement quels sont les pieds qui peuvent s'allier ensemble. — L’E. Le pyrrhique ne peut s'unir à aucun autre pied ; car, aucun autre pied n'a le même nombre de temps. Le trochée pourrait s'allier à l'iambe ; mais il faut éviter cette combinaison, parce que leur mesure ne se bat pas de la même manière, l'un ayant son levé d'un temps et l'autre de deux: à ce titre, le tribraque peut s'unir à l'un comme à l'autre. Le spondée, le dactyle, l'anapeste, le procéleusmatique s'attirent et s'unissent d'eux-mêmes ils ont les mêmes temps et admettent le même battement. Quant à l'amphibraque, il demeure à jamais banni de ces sortes de combinaisons: l'égalité de temps ne saurait racheter le défaut de symétrie dans sa division et dans son battement. Le bacchius s'allie avec le crétique, et parmi les péons, au premier, au second, au quatrième. Quant au palimbacchius, le crétique et, parmi les péons, le premier, le troisième et le quatrième sont avec lui dans un accord complet de temps et de mesure. Le crétique, le péon premier et quatrième, ayant un levé de deux ou de trois temps peuvent s'allier à tous les pieds de cinq; tous les pieds de six temps, nous l'avons suffisamment développé, ont entre eux une harmonie merveilleuse. Aussi, s'accordent-ils encore dans le battement de la (423) mesure avec les autres pieds qui n'admettent pas le même mode de division, à cause de la quantité de leurs syllabes, et ils doivent cette propriété à l'égalité qui règne entre leur milieu et leurs extrêmes. Parmi les quatre pieds de sept temps, appelés épitrites, le premier et le second peuvent se combiner entre eux; tous deux, en effet, ont un levé de trois temps, par conséquent ils sont dans un juste rapport de temps et de mesure. Le troisième et le quatrième s'unissent facilement, parce que leur levé est de quatre temps; ainsi, ils offrent les mêmes durées et se mesurent par le même battement. Reste le pied de huit temps appelé dispondée : comme le pyrrhique, il n'a pas de correspondant. Voilà ma réponse à ta question, telle que j'ai pu la faire. Continue la discussion. — Le M.. Oui, mais après un si long entretien respirons un moment, et rappelons-nous ces vers que la fatigue m'a fait improviser:

 

Volo tandem tibi parcas, labor est in chartis,

Et apertum ire per auras animum permittas.

Placet hoc nam sapienter, remittere interdum

Aciem rebus agendis decenter intentam.

LIVRE TROISIÈME. Différence du Rythme, du Mètre et du Vers. Théorie du Rythme. — Principe de la théorie du Mètre.

CHAPITRE I. DÉFINITION DU RYTHME ET DU MÈTRE.
 

1. Le M. Maintenant que nous avons établi les principes qui président à la combinaison des pieds, nous allons voir, dans notre troisième entretien , ce qui résulte de cet enchaînement et de ce mélange. Je commence par te demander s'il est possible de former, en combinant une multitude de pieds régulièrement, un mouvement cadencé sans qu'on s'aperçoive où il s'arrête; j'entends un mouvement analogue à celui que produisent les symphoniastes en frappant du pied les escabeaux ou les cymbales, dans une cadence déterminée il est vrai et propre à flatter l'oreille, mais sans aucune interruption; de telle sorte que, sans le chant des flûtes, il serait impossible de marquer jusqu'où s'étend cet enchaînement de pieds et à quelle limite il recommence; comme si tu t'avisais, par exemple, de combiner dans une série non interrompue cent pyrrhiques ou plus à ton gré, ou d'autres pieds susceptibles de s'allier entre eux. — L’E. Je comprends : de plus, je t'accorde qu'on peut former une série de pieds telle que l'on sache le nombre de pieds qu'elle renferme et le terme où elle s'arrête pour recommencer. — Le M. Peux-tu hésiter en effet à admettre une combinaison de ce genre, toi qui vois un art dans la composition des vers et reconnais le charme qu'ils exercent sur ton organe? — L’E. Cette combinaison existe évidemment et elle se distingue de celle dont tu as parlé d'abord.

2. Le M. Or, comme la différence dans les choses appelle la distinction dans les termes, sache que de ces deux combinaisons de pieds, la première s'appelle rythme et la seconde mètre, en grec; en latin on pourrait les appeler, la première « numerus », nombre, la seconde « mensura » ou « mensio » , mesure. Mais comme ces termes ont chez nous trop d'extension, et qu'il faut éviter toute équivoque dans le langage, il vaut mieux employer les termes techniques des Grecs. Tu sens bien toutefois la justesse de ces expressions. La série qui doit marcher par pieds égaux et de même famille, a été désignée avec raison sous le nom de rythme; mais comme elle se développe sans fin et qu'elle n'offre à aucun pied une limite saillante et précise qui lui serve de mesure, elle serait fort improprement nommée mètre.

 

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Quant au mètre il offre ce double caractère un enchaînement de pieds réguliers et une terminaison précise. Donc il est à la fois mètre à cause de sa terminaison saillante, et rythme, à cause de l'enchaînement régulier de ses pieds. Par conséquent tout mètre est rythme mais tout rythme n'est pas mètre. Et telle est en musique l'extension du mot rythme que toute la partie de cet art qui s'étend jusqu'à la durée plus ou moins longue des syllabes (1) a été nommée rythme. Mais trêve là-dessus quand la chose est claire, il ne faut pas chicaner sur les mots, de l'avis des philosophes et des habiles. As-tu quelque doute, quelque objection à me soumettre sur ce que je viens de dire? L’E. Loin de là: j'y souscris entièrement.

 

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CHAPITRE II. DE LA DIFFÉRENCE ENTRE LE MÈTRE ET LE VERS.
 

3. Le M. Autre question: si tout vers est mètre, tout mètre est-il vers? Réfléchis. — L’E. le réfléchis, mais je ne trouve aucune réponse à faire. — Le M. D'où vient cet embarras? Porterait-il sur les mots? On ne peut pas répondre, en effet, sur les termes d'une science comme on le ferait sur les principes : les principes sont gravés au fond de toutes les intelligences; quant aux termes, ils sont le résultat d'une convention et leur signification dépend de l'usage : de là l'origine de la diversité dans les langues, diversité qui ne saurait atteindre les idées établies sur la vérité elle-même. Apprends donc de moi ce que tu ne peux deviner. Les anciens ont désigné séparément le vers et le mètre. Laisse donc les mots et examine bien s'il n'y a pas de différence entre deux combinaisons de pied dont l'une, tout en admettant une limite, n'offre aucun point de repos, avant de se terminer, tandis que l'autre, outre la limite où elle s'arrête, présente à un endroit déterminé comme une coupure qui la partage en deux membres. — L’E. Je ne comprends pas. —Le M. Voici un exemple, prête l'oreille

 

Ite igitur, Camoenae,

Fonticolœ puellae,

Quae canitis sub antris

Mellifluos sonores,

Quae lavitis capillum

Purpureum Hyppocrene

Fonte, ubi fusus olim

 

(1) Liv. I, chap. 7.

 

Spumea lavit almus

Ora jubis aquosis

Pegasus, in nitentem

Pervolaturus aethram (1).

 

Ces onze vers sont composés d'un choriambe et d'un bacchius : tu remarques sans doute que dans les cinq premiers, la phrase s'arrête distinctement au même endroit, je veux dire après le choriambe auquel se joint le bacchius pour compléter le vers; que dans les autres, au contraire, sauf un seul ora jubis | aquosis la phrase ne s'arrête pas au même point. — L’E. C'est ce que je vois fort bien, mais qu'est-ce que cela prouve? — Le M. Cela prouve que le mètre où la phrase se coupe avant la fin du vers, n'est point ici à sa véritable place : autrement, tous les autres ou presque tous les autres offriraient après le choriambe le même repos; or, sur onze vers, six ne sont point dans ce cas. — L’E. Je le reconnais encore, mais quel est le but de ce raisonnement? Voilà ce qui m'intéresse. — Le M. Prête donc l'oreille à ce vers si connu

 

Arma virumque capo, Trojae qui primus ab oris.

 

Sans aller plus loin, puisque l'Enéide est dans toutes les bouches, lis ce poème aussi loin qu'il te plaira et examine chaque vers : partout tu trouveras la phrase suspendue au cinquième demi-pied, en d'autres termes, au bout de deux pieds et demi, puisque ces vers se composent de pieds de quatre temps : par conséquent le repos dont il s'agit a lieu régulièrement dans ce vers au dixième temps. — L’E. C'est évident.

4. Le M. Tu comprends donc bien qu'il y a entre ces deux sortes dé mètres, que j'avais cités d'abord, une différence remarquable les uns avant de se fermer, n'ont aucun repos déterminé, comme nous en avons eu la preuve à propos de ces onze vers; les autres ont un repos analogue à celui que fait ressortir le cinquième demi-pied dans le mètre héroïque. —L’E. Je comprends enfin. — Le M. Eh bien ! sache que les habiles d'entre les anciens qui ont le plus d'autorité, refusent à la première espèce de mètres le nom de vers : pour eux, le vers consiste dans un assemblage de pieds

 

(1) Venez, muses qui habitez les fontaines; vous qui, dans vos grottes profondes, faites entendre des chants plus doux que le miel ; vous qui baignez vos blonds cheveux dans la source d'Hypocrène où Pégase vint un jour laver sa bouche écumante et sa crinière ruisselante de sueur, avant de prendre son essor dans l'azur des airs.

 

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qui se divise en deux membres, unis entre eux par une mesure et dans un rapport constant. Mais ne t'inquiète pas de ce terme dont tu ne pouvais indiquer le sens quand on te le demandait, sans l'avoir appris de moi ou de tout autre : l'unique point qui doit fixer ton attention, comme le veut la raison, est celui que nous examinons actuellement, à savoir, s'il y a entre ces deux espèces de mètre une différence essentielle, quelle que soit l'expression qu'on emploie pour les désigner. Cette différence, tu peux la signaler si l'on t'interroge bien, en t'appuyant sur la vérité même: quant à celle qui existe entre les mots, l'usage seul pouvait te l'apprendre. — L’E. Je n'ignore pas cette méthode et je reconnais, à tes avertissements multipliés, tout le cas que tu en fais. — Le M. Retiens donc bien ces trois mots dont nous aurons sans cesse besoin dans la discussion : rythme, mètre, vers. Ils se distinguent en ce que, si tout mètre est rythme, tout rythme n'est pas mètre, et que, si tout vers est mètre, tout mètre n'est pas vers. A ce titre, tout vers est rythme et mètre : la conséquence est rigoureuse. — L’E. Oui, c'est plus clair que le jour.

 

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CHAPITRE III. DU RYTHME COMPOSÉ DE PYRRHIQUES
 

5. Le M. Commençons par examiner, selon l'étendue de nos forces, le rythme indépendamment du mètre; puis nous considérerons le mètre, abstraction faite du vers, et nous terminerons par te vers lui-même.- L’E. J'approuve cette marche. — Le M. Eh bien ! débute par des pyrrhiques, et formes-en un rythme. — L’E. En supposant que je puisse y parvenir, à quelle limite dois-je m'arrêter? — Le M. Il suffira d'aller jusqu'à dix pieds : ce n'est qu'un exemple. Le vers, d'après un principe que nous développerons bientôt, ne va jamais jusqu'à ce nombre (1). — L’E. Tu as bien fait de ne pas m'obliger à combiner un trop grand nombre de pieds : mais tu ne songes plus apparemment à la distinction que tu fis entre le grammairien et le musicien, quand je t'avouai que je ne savais pas cette quantité des syllabes que le grammairien se charge d'apprendre. Laissemoi donc marquer ce rythme, non par des

 

(1) Le vers le plus considérable ne renferme que huit pieds . Voyez chap. IX, Liv. 3.

 

mots, mais par un simple battement de mains; je me crois capable de marquer, en suivant les indications de l'oreille, la durée des temps: quant à la durée des syllabes longues ou brèves, comme c'est une chose qui s'enseigne, j'y suis complètement étranger. — Le M. Il est vrai, nous avons établi cette distinction entre le grammairien et le musicien, et tu m'as fait l'aveu de ton ignorance en cette matière. Je vais donc te proposer cet exemple :

 

Ago celeriter agile quod ago tibi quod anima velit (1).

 

L’E. J'y suis.

 

6. Le M. Mets ces mots à la suite les uns des autres, tant qu'il te plaira : tu obtiendras un rythme aussi long que tu voudras, quoique ces dix pieds suffisent pour en donner l'idée; Mais si l'on venait à t'objecter que ce rythme se compose de procéleusmatiques et non de pyrrhiques, que dirais-tu? — L’E. Je n'en sais rien, car du moment qu'il y a dix pyrrhiques, je bats la mesure de cinq procéleusmatiques; mon hésitation redouble en songeant qu'il est question du rythme qui se développe sans fin. Onze, treize pyrrhiques et tout autre nombre impair ne peuvent former un nombre complet de procéleusmatiques. Le rythme dont il est question en ce moment eût-il une limite déterminée, je pourrais dire qu'il se compose de pyrrhiques plutôt que de procéleusmatiques, si je n'y trouvais pas un nombre complet de procéleusmatiques : mais ma raison se déconcerte, quand je réfléchis que le nombre des pieds est illimité ou qu'il peut être pair comme dans notre exemple. — Le M. Tu ne te fais pas une idée assez nette des pyrrhiques en nombre impair. Ne peut-on dire qu'un rythme composé de onze pyrrhiques renferme cinq procéleusmatiques avec un demi pied? Et quelle objection faire, quand on sait qu'une foule de vers se terminent par un demi-pied? — L’E. Je te l'ai dit : je ne sais ce qu'on peut répondre là-dessus. — Le M. Ne sais-tu pas au moins que le pyrrhique a la priorité sur le procéleusmatigne? Car un procéleusmatique se compose de deux pyrrhiques: donc, de même que 1 a la priorité sur 2 et 2 sur 4, de même le pyrrique précède logiquement

 

(1) J'exécute promptement ce que je fais pour toi en obéissant à l'âme *.

* La pensée est ici moins importante que les mots , uniquement destinés à marquer des mesures musicales.

 

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le procéleusmatique. — L’E. Cela est très-vrai. — Le M. Si donc on peut dans le rythme employer comme mesure le pyrrhique ou le procéleusmatique concurremment, auquel donnerons-nous la préférence? Sera-ce au premier qui est le principe du second, ou au second qui n'en est pas le principe. — L’E. Au premier, évidemment. — Le M. Pourquoi donc hésites-tu à répondre que ce rythme doit plutôt prendre le nom du pyrrhique ? — L’E. Je n'hésite plus et j'ai honte de n'avoir pas aperçu plus vite une raison si claire.

 

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CHAPITRE IV. DU RYTHME CONTINU.
 

7. Le M. Ne vois-tu pas aussi, d'après le même principe, que certains pieds ne peuvent former un rythme continu? Le principe en vertu duquel le pyrrhique a la priorité sur le procéleusmatique doit s'appliquer aussi, je pense, au diiambe, au dichorée, au dispondée. Qu'en penses-tu? — L’E. Il faut bien que j'y souscrive : j'ai admis le principe, je dois admettre la conséquence. — Le M. Pèse bien ta pensée, compare et juge. Lorsqu'on éprouve ces embarras, le battement de la mesure est le meilleur moyen pour distinguer sur quel pied court le rythme; veux-tu prendre le pyrrhique pour pied fondamental? Le levé et le posé doivent comprendre chacun un temps. Veux-tu prendre le procéleusmatique? Le levé et le posé doivent être chacun de deux temps. La mesure mettra ainsi le pied en relief et sauvegardera l'uniformité du rythme. — L’E. J'aime mieux cette règle qui ne laisse s'introduire dans l'ensemble aucun pied étranger. —Le M. Tu as raison: pour te confirmer tore davantage dans ton opinion, réfléchis à la réponse que nous pourrions faire si on venait à prétendre que ce rythme se compose non de pyrrhiques ou de procéleusmatiques, mais de tribraques. — L’E. Pour décider la question, il faudrait avoir recours au battement de la mesure, je le vois bien : si le levé renferme un temps et le posé deux, ou que le levé renferme deux temps et le posé un, on dira que le rythme se compose de tribraques.

8. Le M. Ton raisonnement est juste. Maintenant dis-moi si le spondée peut s'allier au pyrrhique pour former un rythme. — L’E. Non, car l'égalité disparaîtrait dans le battement de la mesure, puisque le levé et le posé renferment chacun un temps dans le pyrrhique, deux temps dans le spondée. — Le M. Peut-il s'allier au procéleusmatique ? — L’E. Oui. — Le M. Que se passe-t-il alors? Je suppose qu'on nous demande si le rythme est formé de procéleusmatiques ou de spondées : que faudra-t-il répondre? — L’E. Que le spondée prédomine; la question ici ne doit plus être décidée par le simple battement de la mesure, puisque le levé et le posé renferment chacun deux temps. Il nous reste donc à donner le premier rang au pied qui, dans l'ordre naturel, vient le premier, c'est-à-dire au spondée. — Le M. Je vois avec plaisir que tu as suivi le fil du raisonnement. Tu aperçois sans doute quelle conséquence résulte de là? — L’E. Laquelle? — Le M. Celle-ci évidemment: le procéleusmatique ne peut s'allier à aucun autre pied pour former un rythme qui porte son nom. Car si l'on combine avec lui tout autre pied de quatre temps, ce qui est une condition indispensable, le rythme en prendra le nom puisque, dans l'ordre des pieds de quatre temps, le procéleusmatique vient le dernier. Et comme la raison nous force à donner le premier rang aux pieds qui ont été inventés lés premiers, en d'autres termes, à appeler le rythme de leur nom ; tout rythme où le spondée, le dactyle, l'anapeste se mêlera au procéleusmatique prendra le nom de ces pieds. Quant à l’amphibraque, il est exclu de ces combinaisons, nous l'avons démontré. — L’E. C'est vrai.

9. Le M. Passons maintenant au rythme iambique : car les développements consacrés au rythme formé de pyrrhiques ou de procéleusmatiques, lesquels ne sont eux-mêmes que des pyrrhiques redoublés, ont été assez étendus. Dis-moi donc quel pied on peut mêler avec l'iambe pour que le rythme garde le nom d'iambique? -L’E. Ne serait-ce pas le tribraque? il a même temps et même mesure, et comme il vient après lui, il ne peut jouer le rôle principal. Le trochée vient aussi après l'iambe et se compose des mêmes temps : mais il ne se mesure pas par le même battement.

Le M. Passe maintenant au rythme trochaïque, et réponds d'après les mêmes principes. — L’E. Ma réponse est invariable : le tribraque peut s'allier avec le trochée puisqu'il s'accorde avec lui pour la durée comme pour la mesure. Quant à l'iambe, n'est-il pas évident (428) qu'il faut l'exclure? Car, lors même qu'il se mesurerait par le même battement, il formerait dans la combinaison l'élément principal. — Le M. Et le rythme spondaïque? Quel pied admettra-t-il? — L' E. Ici il y a abondance de choix. Le dactyle, l'anapeste, le procéleusmatique peuvent s'allier avec le spondée: les temps sont égaux, le battement de la mesure est analogue, la priorité incontestable.

10. Le M. Tu es maintenant capable de développer ces principes dans toutes leurs conséquences; trève donc aux questions: ou, si tu l'aimes mieux, réponds comme si je t'interrogeais et dis-moi avec toute la clarté, toute la précision dont tu es capable, quelles combinaisons régulières peuvent former les autres pieds en imposant leur nom au mélange? — L’E. Volontiers : cette énumération n'offre guère de difficulté, après tant de raisonnements qui en éclairent d'avance toute la suite. Au tribraque ne s'unira aucun autre pied: tous ceux qui ont le même nombre de temps ont sur lui la priorité. L'anapeste peut s'allier avec le dactyle: il vient après lui, il a même temps, même mesure: par la même raison le procéleusmatique est susceptible de s'allier avec l'anapeste et le dactyle. Au bacchius peuvent se mêler le crétique, ainsi que le péon premier, second et quatrième. Avec le crétique, peuvent se combiner régulièrement tous les pieds de cinq temps qui viennent après lui, mais le mode de division n'est pas le même dans tous ces pieds: les uns ont leur levé de deux temps et leur posé de trois, tandis que dans les autres le levé a trois temps et le posé deux: or le crétique admet ce double mode de division la brève du milieu se reporte indifféremment au commencement ou à la fin. Le palimbacchius qui se divise dans un rapport de deux à trois temps s'allie avec tous les péons, sauf le second. Des pieds de trois syllabes reste le molosse, qui ouvre la série des pieds de six temps, lesquels peuvent tous s'allier avec lui, les uns, parce qu'ils se divisent dans le rapport de 1 à 2, les autres, parce que la longue se décompose dans le battement en deux brèves qui se répartissent de chaque côté et rendent ainsi le milieu égal.aux deux extrêmes, comme cela arrive dans le nombre six. C'est d'après ce principe que le molosse et les deux ioniques ne se divisent pas seulement dans un rapport de 1 à 2, mais encore se mesurent par un battement égal de trois temps dans chaque partie.

A ce titre tout pied de six temps peut se combiner avec les autres pieds de six temps qui viennent après lui. L'antispaste, par la même règle, ne peut se combiner avec aucun autre pied. Viennent ensuite les quatre épitrites : le premier se combine avec le second, le troisième avec le quatrième : le second et le quatrième ne peuvent s'allier avec aucun autre pied. Resté le dispondée qui ne peut former de rythme qu'en se combinant avec lui-même, parce qu'il vient le dernier et qu'il n'a pas d'égal.

En résumé il y a huit pieds qui forment un rythme en ne se combinant qu'avec eux-mêmes : le pyrrhique, le tribraque, le procéleusmatique, le péon quatrième, l'antispaste, le second et le quatrième épitrite et le dispondée : quant aux autres, ils admettent l'alliance des pieds qui viennent après eux, et donnent leur nom au mélange, lors même qu'ils y se. raient en moins grand nombre. J'ai suffisamment, je crois, expliqué et développé la thèse que tu m'as proposée: c'est à toi maintenant de continuer la discussion.

 

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CHAPITRE V. Y A-T-IL DES PIEDS DE PLUS DE QUATRE SYLLABES?
 

11. Le M. Pardon , c'est à toi en même temps qu'à moi. Nous cherchons ensemble la vérité. Mais avons-nous traité toutes les questions que soulève la théorie du rythme? Ne faut-il pas encore voir s'il existe quelque pied qui, sans dépasser huit temps, mesure du dispondée, renferme néanmoins plus de quatre syllabes? — L’E. Pourquoi? je te le demande. — Le M. Eh 1 que ne le demandes-tu à toi. même plutôt qu'à moi? Ne te semble-t-il pas que, sans tromper et sans choquer l'oreille, en ce qui touche le battement de la mesure, la division des pieds et la durée des temps, on peut substituer deux brèves à une longue? — L’E. Comment ne pas admettre ce principe? — Le M. De là vient que nous substituons un tribraque à un iambe ou à un trochée; un dactyle, un anapeste, un procéleusmatique à un spondée, quand nous convertissons ici la longue en deux brèves, là les deux longues en quatre brèves. — L’E. Sans doute. — Le M. Applique cette règle aux deux ioniques ou à tout autre pied de quatre syllabes et de six (429) temps et substitue deux brèves à l'une quelconque des longues. Ce changement altérera-t-il la mesure, faussera-t-il le battement? — L’E. Pas le moins du monde. — Le M. Vois maintenant combien le pied a de syllabes? — L’E. Il en a cinq. — Le M. Tu vois donc qu'on peut dépasser le nombre de cinq syllabes. — L’E. Oui. — Le M. Et si tu mettais quatre brèves à ta place de deux longues? N'aurais-tu pas à mesurer six syllabes dans un seul pied ? -L’E. Oui. —Le M. Décompose en brèves les trois longues de chaque épitrite, ne trouveras-tu pas un nombre de sept syllabes? — L’E. C'est incontestable. — Le M. De même, le dispondée ne renferme-t-il pas huit syllabes, si on décompose toutes les longues en brèves ? — L’E. Parfaitement.

12. Le M. Par quel mystère sommes-nous donc conduits à découvrir tant de syllabes dans la mesure des pieds, et forcés d'autre part, en vertu des raisons développées plus haut, a reconnaître que le rythme n'admet aucun pied de plus de quatre syllabes? N'y a-t-il pas là une contradiction? — L’E. Elle est manifeste et je ne vois guère comment on pourrait concilier ces deux choses. — Le M. Le moyen est très-facile, il suffit de te demander à toi-même si nous étions fondés à distinguer par le battement de la mesure le pyrrhique, le procéleusmatique, pour assurer à chaque pied, régulièrement divisé, le privilège de former un rythme, en d'autres termes, de lui imposer son nom. — L’E. Je me rappelle cette règle et je ne vois pas pourquoi je regretterais d'en avoir reconnu la justesse. Mais que veux-tu en conclure ? — Le M. Que tous les pieds de quatre syllabes, excepté l'amphibraque, peuvent former un rythme, en d'autres termes, tenir dans un rythme le premier rang et le constituer de fait comme de nom, tandis que ceux qui ont plus de quatre syllabes, tout en pouvant se substituer aux premiers pour la plupart, ne sont pas susceptibles de former par eux-mêmes un rythme et de lui donner leur nom; à ce titre, ils ne méritent pas même le nom de pieds. Ainsi s'explique et disparaît la contradiction apparente qui nous inquiétait tout à l'heure; car, quoiqu'on puisse substituer à un pied plus de quatre syllabes, on ne doit donner le nom de pied qu'à la combinaison capable de former un rythme. Il fallait en effet établir pour le pied une progression dans les syllabes déterminée par une juste mesure; cette mesure, régulièrement empruntée aux nombres , s'est arrêtée au nombre 4 comme limite extrême, et par conséquent le pied a pu se composer de quatre syllabes. La substitution de huit brèves à ces quatre longues est parfaitement légitime , puisque la durée des temps ne change pas; mais comme elles dépassent la limite régulière, c'est-à-dire, le nombre 4, elles ne peuvent former par elles-mêmes une combinaison ni constituer un rythme; l'oreille n'en serait pas choquée, mais le principe même de l'art serait violé. As-tu une objection à me faire?

13. L’E. Oui certes, et la voici. Pourquoi le nombre des syllabes dans le pied ne pourrait-il pas aller jusqu'à huit, quand ce même nombre est admis dans le rythme? Ce n'est là, dis-tu, qu'une substitution. Raison de plus pour demander par quelle sorte de caprice on ne veut pas admettre lé remplaçant cri son propre nom. — Le M. Ton illusion ici n'a rien qui me surprenne, et il n'est pas difficile de te faire voir la vérité. Sans reprendre notre discussion suries propriétés du nombre 4 et les raisons qui limitent à ce nombre la progression des syllabes, je t'accorde pour un moment que le pied doive avoir une longueur de huit syllabes. Dès lors tu es forcé de reconnaître qu'il peut y avoir un pied composé de huit syllabes longues. Car un pied doit s'élever au même nombre de syllabes, non-seulement quand il est composé de brèves, mais encore quand il n'est composé que de longues. Cela posé, en vertu du principe fondamental que toute longue équivaut à deux brèves , nous atteignons le chiffre de seize syllabes. Si tu veux encore pousser plus loin, nous arriverons au chiffre de trente-deux brèves. Voilà jusqu'à quel nombre tu dois porter le pied, en suivant ton propre raisonnement, de plus tu es condamné à le doubler encore en remplaçant les longues par les brèves, selon la règle. De cette façon, il n'y aura plus de limite. —L’E. Je me rends enfin au raisonnement qui fixe à 4 le plus grand nombre de syllabes possible dans un pied et je ne trouve plus de contradiction à substituer à ces pieds réguliers des pieds d'un plus grand nombre de syllabes, en remplaçant une longue par deux brèves.

 

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430

 

CHAPITRE VI. AUCUN PIED, DE PLUS DE QUATRE SYLLABES, NE PEUT CONSTITUER UN RYTHME QUI PORTE SON NOM.
 

14. Le M. A présent tu peux comprendre aisément et reconnaître avec moi que les pieds sont susceptibles, tantôt de se substituer à ceux qui constituent le genre du rythme, tantôt de se combiner avec eux. Car, lorsqu'on remplace chaque longue par deux brèves, on substitue un pied à celui qui préside au rythme, par exemple, un tribraque à un iambe ou à un trochée, ou encore un dactyle, un anapeste, un procéleusmatique, un spondée. Cette substitution n'a-t-elle plus lieu? On combine avec le pied principal un pied d'un rang inférieur, par exemple : un anapeste avec un dactyle, un iambe ou un ditrochée avec l'un des deux ioniques, et ainsi de suite, en observant les règles établies. Suis-je obscur ou me trompé-je? — L’E. Je comprends. — Le M. Alors dis-moi si les pieds capables de se substituer à un autre peuvent constituer un rythme? — L’E. Oui. — Le M. Tous? — L’E. Tous. — Le M. Par conséquent un pied de cinq syllabes pourrait former un rythme spécial, car on peut le substituer au bacchius, au crétique et à tous les péons? — L’E. Non certes. Mais nous ne donnons plus le nom de pied à ce qui dépasse le nombre 4, je m'en souviens. En répondant : tous, je ne songeais qu'aux véritables pieds. — Le M. Tu retiens les mots avec un bonheur et une attention que je m'empresse de reconnaître. Mais sache qu'un grand nombre de rhythmiciens ont pensé qu'il y avait des pieds de 6 syllabes; personne, je crois, n'est allé au delà de ce nombre. Ces rhythmiciens ont en même temps soutenu que ces pieds si longs ne pouvaient seuls constituer un rythme ou un mètre spécial. Aussi ne leur ont-ils pas même donné un nom. Aucune limite n'est donc plus exacte que celle qui borne à 4 le plus grand nombre de syllabes dans un pied, puisque tous ces pieds, qui, par leur division, ne sauraient former deux pieds, en forment un par leur réunion. De là vient que ceux qui ont poussé la série des syllabes jusqu'à six, n'ont osé donner que le nom de pied à ceux qui allaient au delà de la quatrième syllabe, sans jamais leur accorder le premier rang dans un rythme ou dans un mètre. En décomposant une longue en deux brèves, on peut arriver sans doute au chiffre de sept ou de huit syllabes, nous l'avons reconnu; mais on ne s'est jamais avisé de porter aussi loin le nombre des syllabes dans le pied. Un point sur lequel nous sommés d'accord, c'est que tout pied qui dépasse quatre syllabes , grâce au changement d'une longue en deux brèves, peut se substituer aux pieds réguliers, mais ne saurait ni se combiner avec eux, ni constituer un rythme spécial; autrement la progression logiquement limitée des syllabes deviendrait infinie. La discussion sur le rythme me semble épuisée, passons au mètre si tu veux. — L’E. J'y consens.

 

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CHAPITRE VII. DE L'ESPÈCE ET DU NOMBRE DES PIEDS QUI CONSTITUENT LE MOINDRE MÈTRE.
 

15. Le M. Dis-moi, crois-tu que le mètre se compose de pieds ou que les pieds sont formés du mètre? — L’E. Je ne comprends pas. Le M. Le mètre est-il un assemblage de pieds, ou les pieds un assemblage de mètres? — L’E. Je comprends à présent; selon moi, le mètre est un assemblage de pieds. — Le M. Pourquoi cela? — L’E. Parce qu'il y a, comme tu l'as dit , cette différence, entre le rythme et le mètre, que, dans le rythme, la combinaison des pieds peut s'étendre à l'infini, tandis qu'elle s'arrête à une limite déterminée dans le mètre, par conséquent, toute combinaison de pieds rappelle un rythme et un mètre, avec cette réserve qu'elle est illimitée dans l'un, limitée dans l'autre. — Le M. Un seul pied ne peut donc constituer un mètre? — L’E. Non. — Le M. Et un- pied et demi? — L’E. Pas davantage. — Le M. Comment? Parce que le mètre se compose de pieds, faudra-t-il dire rigoureusement qui il n'y a pas de pieds, s'il y en a moins de deux? — L’E. Sans doute. — Le M. Examinons donc les mètres que j'ai cités plus haut (1) et voyons de quels pieds ils se composent: tu ne dois plus être incompétent dans ces sortes de questions. Voici ces mètres :

 

Ite igitur, Camoenae,

Fonticolae puellae,

 

1. Ci-dessus, liv. III, 3.

 

431

 

Quae canitis sub antris

Mellifluos sonores.

 

Je m'arrête; ces quatre mètres suffisent pour le but que nous nous proposons : mesure-les et dis-moi de quelle espèce de pieds ils se composent. — L’E. J'en suis incapable : on ne peut mesurer parle battement que les pieds susceptibles de s'unir régulièrement entre eux. Comment donc sortir d'embarras? Commencerai-je par un trochée? Je trouve à la suite un iambe, qui a sans doute une durée égale, mais dont la mesure se bat différemment. Par un dactyle? Je ne trouve plus de pied qui lui corresponde même dans la durée. Par un choriambe? Même difficulté: car le pied qui reste ne lui correspond ni dans la durée ni dans le battement de la mesure. Il faut donc ou que cet assemblage ne soit pas un mètre ou que toits nos principes sur la combinaison des pieds soient faux: je suis réduit à cette alternative.

16. Le M. Que ce soit un mètre, nul doute : il renferme plus d'un pied, il a une limite déterminée et l'oreille même l'approuve. Il ne produirait pas un son aussi harmonieux, il ne se mesurerait pas par un battement aussi égal, s'il était dépourvu de cette symétrie mélodieuse qui ne se trouve que dans cette partie de la musique. La fausseté de nos principes 1 cette pensée m'étonne de ta part. Car il n'y a rien de plus sûr que les nombres, rien de mieux établi que l'arrangement et le mélange que nous avons fait des pieds. C'est à la théorie même des nombres, théorie infaillible, que nous avons emprunté tous les rapports qui peuvent charmer l'oreille ou régler la marche du rythme. Réfléchis plutôt, pendant que je prononce à plusieurs reprises: quae canitis sub antris, et que je flatte ton oreille par ces rapports harmonieux; et vois s'il n'y a aucune différence entre ce mètre et celui que j'obtiendrais en ajoutant à la fin une syllabe brève quae canitis sub antrisve. — L’E. Tous deux s'insinuent doucement dans mon oreille: la différence qui me frappe, c'est que le dernier, accru d'une brève , dure plus longtemps. — Le M. Et que se passe-t-il si je répète le premier vers : quae canitis sub antris, sans observer aucun silence à la fin? Eprouves-tu le même plaisir? — L’E. Loin de là, je sens je ne sais quoi de défectueux : peut-être allonges-tu la dernière syllabe plus que les autres longues. Le M. Que cela vienne de l'allongement de la finale ou du silence que j'observe, crois-tu qu'il y ait un intervalle de temps? — L’E. Peut-il en être autrement?

 

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CHAPITRE VIII. DE LA VALEUR DES SILENCES DANS LES MÈTRES. DÉFINITION DU MÈTRE.
 

47. Le M. Tu as raison. Mais dis-moi quelle est la valeur de cet intervalle de temps ? — L’E. Il est bien difficile de l'apprécier. — Le M. C'est juste : toutefois ne peut-on l'apprécier exactement à l'aide de cette syllabe brève ? Grâce à cette addition, il n'est plus besoin, pour satisfaire l'oreille, d'allonger la finale longue au delà des règles ordinaires, ou d'observer un silence en reprenant le mètre. — L’E. Je suis de ton avis: pendant que tu prononçais et que tu reprenais le premier mètre, je répétais mentalement le second en me réglant sur toi, et je me suis aperçu qu'ils avaient une durée égale, parce que la finale brève du premier mètre correspondait au silence que tu observais. —Le M. Retiens donc bien ce point essentiel: les mètres comportent des silences d'une durée régulière , et quand tu t'apercevras qu'un pied est incomplet, tu auras à examiner si ce vide n'est pas rempli par un silence d'une durée équivalente. — L’E. Je comprends cette règle : continue.

18. Le M. Il s'agit maintenant de déterminer comment se mesure le silence. Dans ce mètre nous rencontrons un bacchius après le choriambe : l'oreille, s'apercevant qu'il manque un temps au bacchius pour former un pied de six temps analogue au choriambe, a exigé , à la reprise, un silence d'une durée égale à celle d'une syllabe brève. Mais supposons que le choriambe soit suivi d'un spondée: avant de revenir au commencement, il nous faudra observer un silence de deux temps. Tel serait ce mètre :

Quae canitis fontem.

 

Tu comprends bien, sans doute, la nécessité de ce silence, pour éviter toute inégalité dans le battement de la mesure en revenant au commencement du mètre. Pour apprécier par toi-même quelle est la valeur du silence, ajoute à ce mètre une syllabe longue

 

Quae canitis, fontem vos;

 

432

 

Reprends-le en battant la mesure. Tu vas voir que le battement a la même durée que dans le mètre précédent, où le choriambe n'étant suivi que de deux longues, il fallait y ajouter un silence de deux temps. Le choriambe est-il suivi d'un iambe, comme dans ce mètre :

 

Quae canitis, locos?

 

Le silence doit être de trois temps. Pour le vérifier, on peut ajouter à l'iambe un autre iambe, un trochée ou un tribraque et dire par exemple

 

Quae canitis locos bonos,

Ou:

 

Quae canitis locos monte ;

 

Ou enfin :

Quae canitis locos nemore

 

Avec ce complément, la reprise se fait sans silence d'une façon aussi égale qu'agréable, et le battement dure aussi longtemps que les trois silences; c'est donc une preuve évidente qu'il fallait observer un silence de trois temps: On pourrait placer une longue après le choriambe : le silence devrait alors renfermer quatre temps. Car le choriambe, dans ce cas, peut se diviser de façon que le levé et le posé se correspondent dans un rapport de 1 à 2. Prenons pour exemple :

 

Qua canitis res.

 

Ajoutes-y soit deux longues, soit une longue et deux brèves, soit une brève et une longue suivie d'une brève, soit deux brèves et une longue, ou enfin quatre brèves: tu auras un pied de six temps qui n'exigera aucun silence avant la reprise; par exemple:

 

Quae canitis res pulchras

Ou:

 

Quae canitis res in bona,

 

Ou:

Quae canitis res bonumve,

 

Ou :

Quae canitis res teneras,

 

Ou enfin :

Quae canitis res modo bene.

 

Ce principe compris et reconnu, tu vois sans peine qu'aucun silence ne peut être moindre qu'un temps ni plus considérable que quatre temps. C'est une conséquence du principe de cette progression régulière dont il a été question tant de fois; et dans aucun pied le levé et le posé ne peuvent dépasser quatre temps.

19. Ainsi, quand on exécute un air ou qu'on chante des paroles qui ont une fin déterminée et forment plus d'un pied, si, par un mouvement naturel et en dehors de toute considération de nombre, il s'y trouve une certaine égalité qui charme l'oreille, c'est assez : il ya un mètre. Peu importe qu'il y ait moins de deux pieds : le mètre apparaît, dès qu'il y a plus d'un pied et qu'on ajoute un silence égal aux temps qui manquent au second pied. L'oreille compte alors deux pieds, parce que la mesure équivaut à deux pieds lorsqu'on ajoute, avant la reprise, un silence qui complète le son. Dis-moi si tu comprends tout ceci et si tu l'approuves. — L’E. Je le comprends et je l'approuve. — Le M. Est-ce ma parole qui entraîne ton assentiment ou la vérité qui se montre â ton intelligence? — L’E. C'est la vérité qui me frappe, bien que ta parole me la fasse reconnaître.

 

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CHAPITRE IX. DU NOMBRE DE TEMPS ET DE PIEDS AUQUEL S'ARRÊTE LE MÈTRE.
 

20. Le M. Nous venons de déterminer le commencement du mètre: tâchons de voir où il finit. Le moindre mètre est de deux pieds, soit qu'ils aient un son plein, soit qu'il faille un silence pour les compléter. Reviens donc à la progression qui s'arrête au nombre 4, et, en vertu de ce principe, explique-moi quel est le nombre de pieds que le mètre ne peut dépasser. — L’E. Le calcul est facile : le raisonne ment suffit pour fixer cette limite à huit pieds. —- Le M. Te souviens-tu donc que, d'après les habiles, nous avons défini le vers un mètre composé de deux membres, dont la mesure est régulière? — L’E. Je m'en souviens. — Le M. Puisque le vers se compose de deux membres et non de deux pieds, et qu'il renferme non pas un seul pied, mais plusieurs, n'est-il pas évident que chaque membre doit avoir plus d'un pied? — L’E. Sans doute. — Le M. Mais si les deux membres sont égaux, ne seront-ils pas susceptibles d'être mis à la place l'un de l'autre, puisqu'ils n'offriront aucun trait distinctif? — L’E. C'est juste. — Le M. Pour (433) obvier à cette confusion et pour marquer distinctement, dans le vers, l'endroit où commence le premier membre et où finit le second, nous sommes réduits à admettre que ces deux membres doivent être inégaux. — L’E. Rien de plus logique. — Le M. Vérifions ce principe en commençant, si tu veux bien, par le pyrrhique : dans un vers de ce genre, tu ne saurais trouver un membre composé de moins de trois temps, car cette combinaison est la première qui dépasse le pied. — L’E. Je suis de ton avis. — Le M. Combien de temps aura donc le moindre vers? — L’E. J'aurais répondu six infailliblement, si je n'avais été prévenu que deux membres égaux se confondaient ensemble. Le moindre vers doit donc avoir sept temps : car il ne peut avoir de membre qui renferme moins de trois temps. Qu'un membre en renferme davantage; je le veux bien; tu n'as pas encore établi de règle sur ce point. — Le M. Ta réponse fait honneur à ton esprit. Mais dis-moi combien il y a de pieds pyrrhiques compris dans une durée de sept temps? — L’E.  Trois et demi. — Le M. Il faut donc avant de revenir au commencement, observer un silence d'un temps pour compléter le pied? — L’E. Ce silence est nécessaire. — Le M. Ce silence compté, combien aurons-nous de temps? — L’E. Huit. — Le M. Donc, si le moindre pied, qui est en même temps le premier, ne peut avoir moins de deux temps, le vers à la fois le plus petit et le premier de tous ne peut avoir moins de huit temps. — L’E. C'est vrai. — Le M. Et le plus grand vers, à quelle limite doit-il s'arrêter? Combien de temps doit-il renfermer? Ta réponse n'est-elle pas dictée, pour peu que tu songes à cette progression à laquelle nous revenons sans cesse? — L’E . Oui, je conçois qu'aucun vers ne puisse aller au delà de trente-deux temps (1).

 

(1) 8 temps X 4 = 32 : toujours d'après le nombre quatre, limite des nombres.

 

21. Le M. Quant à la limite extrême du mètre, peut-elle dépasser celle dit vers, quand le moindre mètre a une durée proportionnelle à celle du moindre vers? — L’E. Je ne le crois pas. — Le M. Or, le moindre mètre est de deux pieds; le moindre vers, de quatre, que les pieds soient pleins ou complétés par un silence : de plus, le mètre ne peut dépasser la limite de huit pieds : par conséquent le vers, qui n'est qu'un mètre, peut-il dépasser cette limite? — L’E. Non, sans doute. — Le M. Autre conséquence : le vers ne peut comprendre plus de trente-deux temps et a la même longueur que le mètre; d'autre part le mètre, qui s'arrête à une mesure déterminée, sans se diviser en deux membres, ne doit pas dépasser la durée du vers : n'est-il pas dès lors évident que si le vers ne peut aller au delà de huit pieds, le. mètre à son tour ne peut aller au delà de trente-deux temps? — L’E. Je suis de ton avis. — Le M. Par conséquent le vers et le mètre comportent la même durée, le même nombre de pieds, et ils s'arrêtent à la même limite. Observe cependant que la limite supérieure du mètre s'obtient en quadruplant le nombre de pieds qui forment le plus petit mètre, et celle du vers, en quadruplant le nombre de temps qui composent le plus petit vers (1). Ainsi le vers et le mètre s'accroissent en suivant la progression du nombre 4, l'un sous le rapport des temps, l'autre sous le rapport des pieds; ils se développent avec ensemble et proportion.—  L’E. Je comprends cette théorie et je l'admets. Je suis émerveillé de tous les rapports d'harmonie.

 

1. Le plus petit mètre est de 2 pieds : 4 X 8 = 32. Huit pieds forment donc le plus grand mètre. — Le plus petit vers est de 8 temps : or, 8 X 4 = 32 : trente-deux temps forment le plus long  vers.

LIVRE QUATRIÈME. SUITE DU LIVRE PRÉCÉDENT. DU MÈTRE.

CHAPITRE PREMIER. POURQUOI LA DERNIÈRE SYLLABE D'UN MÈTRE EST-ELLE INDIFFÉRENTE ?
 

Le M. Revenons donc à nos considérations sur le mètre: pour déterminer sa marche et sa longueur, j'ai dû faire avec toi quelques réflexions sur le vers, à l'examen duquel nous devons nous livrer plus tard. Mais tout d'abord une question : les poètes et leurs critiques, _les grammairiens, ont regardé comme chose indifférente que la dernière syllabe d'un mètre fût longue ou brève: l'admets-tu avec eux? — L’E. Je ne l'admets pas du tout, cela ne me paraît pas rationnel.— Le M. Dis-moi, je te prie, quel est le moindre mètre pyrrhique? — L’E. Trois brèves. — Le M. De quelle durée doit être le silence, jusqu'à la reprise? — L’E. D'un temps, c'est-à-dire de la durée d'une syllabe brève. — Le M. Eh bien ! scande le mètre, non de la voix, mais de la main. — L’E. C'est fait. — Le M. Scande de la même manière un anapeste. — L’E. C'est fait également. — Le M. Quelle différence as-tu remarquée? — L’E. Aucune. — Le M. Eh bien ! pourrais-tu m'en donner la raison? — L’E. La raison, ce me semble, en est assez évidente: le temps remplacé dans le pyrrhique par un silence, est, consacré, dans l'anapeste, à prononcer la finale longue. Le battement est le même, ici de la finale brève, là de la finale longue, et l'on revient au commencement après le même intervalle de temps. Le repos a lieu pour achever, ici les temps du pyrrhique, là, les temps de la syllabe longue. Ainsi, dans l'un comme dans l'autre, la pause après laquelle nous revenons au commence. ment est la même.

Le M.. C'est donc avec raison que, d'après ces poètes et ces grammairiens, il est ,indifférent que la dernière syllabe d'un mètre, soit longue ou brève: car; à la fin du mètre, il y a nécessairement un silence assez long pour compté. ter le mètre qu'on finit. Comment croire en effet qu'ils aient dû en cela considérer quelque reprise ou le commencement du vers suivant, au lieu de ne tenir compte que de la fia du mètre, comme s'il n'y avait plus rien à ajouter? — L’E. Je suis enfin de cet avis: la dernière syllabe est indifférente. — Le M. Fort bien, et cela tient au silence. En effet, on a unique. ment considéré la fin du mètre comme si on n'avait plus rien à chanter après l'avoir achevé; et, à cause de la durée qu'on pro. longe dans la pause, peu importe la quantité de la syllabe qui s'y trouve placée. Ne faut-il donc pas en conclure que l'indifférence de la finale, qui est la conséquence de cette pause, a cet avantage que, quelle que soit la quantité de la dernière syllabe, l'oreille la prend (433) légitimement pour une longue? — L’E. La conclusion est rigoureuse, je le vois.

 

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CHAPITRE II. DU NOMBRE DE SYLLABES DONT SE COMPOSE LE MOINDRE MÈTRE PYRRHIQUE. — DE LA DURÉE DU SILENCE QU'IL COMPORTE.
 

Le M. Le plus petit mètre pyrrhique est de trois brèves, et l'on doit observer un silence équivalant à une brève, avant de recommencer. Ne vois-tu donc pas aussi qu'il n'y a aucune différence à reprendre par ce mètre ou par des pieds anapestiques? — L’E. Je m'en étais aperçu il y a un instant, en battant la mesure. — Le M. Ne penses-tu pas qu'il faille éclaircir ce qu'il peut y avoir ici d'un peu confus? — L’E. Sans aucun doute. — Le M. Y a-t-il, dis-moi, un autre moyen de faire ici cette distinction, sinon de reconnaître que le moindre pyrrhique ne se compose pas de trois brèves, comme tu le pensais, mais de cinq? Car, en mettant, après un pied et demi, un silence d'un demi-pied, nécessaire pour compléter le second pied, et en revenant ainsi au commencement, on retombe dans l'anapeste; et cette égalité empêche de former d'après cette combinaison le moindre mètre pyrrhique , comme nous l'avons déjà démontré. Ainsi, après deux pieds et demi, il faut mettre un silence d'un temps, si l'on veut échapper à toute confusion. — L’E. Mais pourquoi deux pieds pyrrhiques ne formeraient-ils pas le moindre mètre pyrrhique ? Ainsi on aurait quatre syllabes, qui n'exigent aucun silence, au lieu de cinq, qui en exigent un après elles? — Le M. Cette remarque prouve ton attention. Mais tu ne prends pas garde que le procéleusmatique empêche cette combinaison comme l'anapeste empêchait la première. — L’E. C'est vrai.

Le M. Ainsi tu reconnais que ce mètre se compose de cinq brèves et d'un silence d'un temps. — L’E. Oui. — Le M. Il me semble ne_ tu n'as pas songé à la manière dont on pouvait distinguer, comme nous l'avons dit à propos du rythme, si le mouvement se composait d'un pyrrhique ou d'un procéleusmatique. — L’E. Tu as raison de m'y faire songer. Nous avons trouvé que ces deux rythmes se distinguaient au battement. Le procéleusmatique n'a

donc plus rien ici qui m'étonne, puisque le battement m'offre un moyen de le distinguer du pyrrhique. — Le M. Pourquoi alors n'as-tu pas vu qu'il fallait également battre la mesure pour distinguer l'anapeste de ces trois brèves, je veux dire du pyrrhique et du demi-pied, suivi d'un silence d'un temps? — L’E. Je comprends à présent, et je reviens sur mes pas; je suis sûr enfin que le moindre mètre pyrrhique se compose des trois brèves qui, en comptant un silence, équivalent pour le temps à deux pieds pyrrhiques. — Le M. Ainsi ton oreille approuve cette espèce de mètre :

 

Si aliqua,

Bene vis,

Bene dic,

Bene fac,

Animus,

Si aliquid,

Male vis,

Male dic,

Male fac,

Animus

Medium est.

 

L’E. Sans aucun doute, à présent surtout que je me rappelle par quel battement il se mesure, si on ne veut pas confondre avec le mètre pyrrhique les pieds anapestiques.

3. Le M. Vois encore ces exemples

 

Si aliquid es,

Age bene;

Male qui agit,

Nihil agit.

Et ideo,

Miser erit (1).

 

L’E. Ces mètres aussi entrent doucement dans l'oreille sauf en un seul passage, celui où le troisième mètre s'unit au quatrième (2). — Le M. L'observation est juste et je l'attendais de la justesse dé ton oreille. Ce n'est pas sans raison que ce sens est offensé lorsqu'en attendant que chaque syllabe se succède avec le temps qui lui est propre, sans aucun silence intermédiaire, il est déçu dans cette attente par le concours des deux consonnes t et n; car, elles allongent la voyelle précédente, i, et la font durer deux temps : en d'autres termes, elle est, comme disent les grammairiens,

 

(1) Si tu es quelque chose, agis bien ; celui qui agit mal ne fait rien et par conséquent sera malheureux.

(2) Male qui agit,

Nihil agit.

 

436

 

longue par position. Mais, comme la dernière syllabe est indifférente, personne ne critique ce mètre, quoique des oreilles délicates et scrupuleuses condamnent ce que tu viens de remarquer, même sans qu'il se rencontre d'accusateur, car vois quelle différence, si au lieu du mètre

 

Male qui agit,

Nihil agit (1)

 

On mettait :

 

Male qui agit,

Homo perit (2).

 

L’E. Celui-ci est coulant et irréprochable. — Le M. Observons donc bien, pour maintenir dans toute leur pureté les lois de la musique, une règle que les poètes n'observent pas, afin de faciliter la versification. Chaque fois que nous devrons, par exemple, intercaler des mètres où le pied n'exige pas de silence complémentaire, nous mettrons pour finale la syllabe exigée par la loi du rythme, et nous éviterons de recommencer l'autre mètre en choquant l'oreille et en faussant la mesure. Toutefois nous laisserons aux poètes le privilège de terminer ces mètres, comme s'ils n'y devaient plus rien ajouter, et par conséquent de faire à volonté la finale longue ou brève car, dans une série de mètres, l'oreille les condamnerait ouvertement à n'employer pour finale que la syllabe réclamée par la nature et la règle de ces mètres; et la série exige que le pied n'offre pas un intervalle qui doive être rempli par un silence. — L’E. Je comprends fort bien et je te suis obligé de me promettre des exemples de mètres qui n'offensent jamais l'oreille.

 

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CHAPITRE III. VARIÉTÉS DU MÈTRE PYRRHIQUE.
 

4. Le M. Réponds-moi donc successivement sur ces pyrrhiques :

 

Quid erit homo

Qui amat hominem,

Si amet in eo

Fragile quod est?

Amet igitur

Animum hominis,

 

(1) Qui agit mal ne fait rien.

(2) Qui agit mal périt.

 

Et erit homo

Aliquid amans (1).

 

Que penses-tu de ces vers? — L’E. Leur marche est d'une grâce irréprochable. — Le M. Et de ceux-ci :

 

Bonus erit amor,

Anima bona sit

Amor inhabitat,

Et anima domus.

Ita bene habitat,

Ubi bona domus,

Ubi mala, male (2).

 

L’E. Cette combinaison frappe mon oreille fort agréablement. — Le M. Et celle-ci de trois pieds et demi?

 

Animus hominis est

Mala bonave agitans.

Bona voluit, habet;

Mala voluit habet (3).

 

L’E. Ces mètres, en interposant un silence d'un temps, sont pleins d'agrément. —Le M. Voici maintenant quatre pyrrhiques complets; écoute et juge :

 

Animus hominis agit

Ut habeat ea boita

Quibus inhabitet homo,

Nihil ibi metuitur  (4).

 

L’E. La cadence de ces mètres est aussi nettement marquée et non moins agréable. — Le M. Ecoute maintenant neuf syllabes brèves (5). Ecoute et juge :

 

Homo malus amat et eget;

Malus etenim ea bona amat,

Nihil ubi satiat eum (6).

 

L’E. A présent, donne-moi un exemple de cinq pieds. — Le M. :

 

Levicula, fragilia, bona,

Qui amat homo, similiter habet (7).

 

 

L’E. Il suffit : je les goûte. A présent, ajoute un demi-pied. — Le M. Le voici :

 

(1)  Que dire d'un homme qui aime un autre homme, s'il aime en lui des avantages périssables? Que dans un homme il aime donc l'esprit et son amour aura un objet.

(2) L'amour est pur si l'âme est pure ; Vautour veut un séjour; l'âme est sa demeure. Ainsi il trouve un excellent séjour, quand la demeure est excellente ; mauvais, quand elle est mauvaise.

(3) L'esprit de l'homme entretient de bonnes ou de mauvaises pensées : veut-il le bien, il le possède; veut-il le mal, il le possède.

(4) L'esprit de l'homme travaille à conquérir les biens au sein desquels il puisse demeurer : là point d'alarmes.

(5) Ou quatre pieds et demi.

(6) Le méchant aime et est en proie au besoin; car il aime les biens qui sont incapables de le rassasier.

(7) L'homme qui s'attache aux biens passagers et fragiles, troue semblablement ce qu'il cherche.

 

437

 

Vaga, levia, fragilia bona,

Qui amat homo, similis erit eis (1).

 

L’E. Fort bien; à présent j'attends six pieds. — Le M. Les voici :

 

Vaga, levicula, fragilia bona,

Qui adamat homo, similis erit eis (2)

 

L’E. Il suffit. Ajoute un demi-pied. — Le M. :

 

Fluida, levicula, fragilia bona,

Quae adamat anima, similis erit eis (3).

 

L’E. Assez bien : sept pieds, maintenant. — Le M. :

 

Levicula, fragilia, gracilia bona,

Quae adamat animula, similis erit eis (4).

 

L’E. Ajoute un demi-pied. Cette combinaison a sa grâce. — Le M. :

 

Vagu, fluida, levicula fragilia bona,

Qum adamat animula, fit ea similis eis (5).

 

L’E. Il faudrait maintenant huit pieds, c'est tout ce qui reste pour en finir avec ces menus détails. L'oreille a beau approuver, comme par une mesure naturelle, les sons que tu fais entendre, il m'en coûte de te voir en quête de tant de syllabes brèves. Un tel tissu de brèves dans une suite de mots liés entre eux me semble plus difficile à trouver que si l'on pouvait y mêler des longues. — Le M. Tu as parfaitement raison. Et pour te témoigner le plaisir que j'éprouve à me voir enfin sorti de ces riens difficiles, je vais exprimer, dans le seul mètre qui nous reste de cette espèce, celui de huit pieds, une pensée plus heureuse :

 

Solida bona bonus amat, et ea qui amat babet.

Itaque nec eget amor, et ea bona Deus est (6).

 

L’E. J'ai surabondamment des modèles de tous les mètres pyrrhiques. Viennent ensuite les mètres iambiques : il me suffit d'une couple d'exemples pour chacun et j'aimerais à les entendre sans interruption.

 

(1) L'homme qui aime des biens changeants, frivoles, passagers, défendra comme eux.

(2) Même signification.

(3) L'âme éprise des biens éphémères, frivoles, périssables, finira par leur ressembler.

(4) L'âme faible qui s'attache aux biens légers, fragiles , mesquins, Boit par leur ressembler.

(5) L'âme faible qui s'attache aux biens passagers, éphémères, frivoles, fragiles, finit par leur ressembler.

(6) L'homme de bien aime les biens solides, et qui les aime les trouve. Ainsi l'amour n'éprouve pas de vide, et ces biens sont Dieu même.

 

 

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CHAPITRE IV. DU MÈTRE IAMBIQUE.
 

 

5. Le M. Je vais te satisfaire. Mais combien d'espèces de mètres venons-nous de voir? — L’E. Quatorze. — Le M. Combien d'espèces de mètres iambiques crois-tu qu'il y ait aussi? L’E. Quatorze également. — Le M. Et si je voulais dans cette espèce de mètre substituer le tribraque à l'iambe, ne trouverait-on pas une variété plus considérable? — L’E. C'est trop évident. Mais, pour abréger, je dé.sire n'avoir d'exemples qu'à propos de l'iambe; car la substitution de deux brèves à n'importe quelle longue est une règle facile. — Le M. Je vais faire ce que tu veux, et je te sais gré de rendre ma tâche plus aisée par ta pénétration. Prête donc l'oreille aux mètres iambiques. — L’E. J'y suis; commence. — Le M.

 

Bonus vir,

Beatus.

Malus, miser,

Sibi est malum.

Bonus beatus,

Deus bonum ejus.

Bonus beatus est,

Deus bonum ejus est.

Bonus vir est beatus,

Videt Deum beate.

Bonus vir et sapit bonum,

Videns Deum beatus est.

Deum videre qui cuspiscit,

Bonusque vivit, hic videbit.

Bonum videre qui cupit diem.

Bonus sit hic, videbit et Deum.

Bonum videre qui cupit diem illum,

Bonus sit hic, videbit et Deum illic.

Beatus est bonus, fruens enim est Deo;

Malus miser, sed ipse ptena fit sua.

Beatus est videns

Deum, nihil cupit plus;

Malus bonum fris requirit, bine egestas.

Beatus est videns Deum, nitril boni ampliusr

Malus bonum foris requirit, hinc eget miser.

Beatus est videns Deum, nihil boni amplius vult;

Malus foris bonum requirit, hinc egenus errat.

Beatus est videns Deum, nihil boni amplius volet;

Malus foris bonum requirit, bine eget miser bono

 

(1) L'homme de bien est heureux.

Le méchant est malheureux, il fait lui-même son malheur.

L'homme de bien est heureux : Dieu est son bonheur.

L'homme de bien est heureux, il voit heureusement Dieu.

L'homme de bien a aussi le goût du bien : en voyant Dieu il est heureux.

Celui qui désire voir Dieu et qui vit en homme de bien, le verra.

Celui qui désire voir le beau jour, n'a qu'à être bon et il verra aussi Dieu.

Celui qui désire voir ce beau jour n'a qu'à être bon ici et là, il verra aussi Dieu.

L'homme de bien est heureux ; car il jouit de Dieu.

Le méchant est malheureux : mais il devient son propre bourreau.

L'homme de bien voit Dieu ; il ne désire rien au-delà.

Le méchant cherche le bien au-dehors :  là le vide qu'il éprouve.

L'homme de bien voit Dieu : c'est le souverain bien.

Le méchant cherche le bien au-dehors : de là ses besoins et son malheur.

L'homme de bien voit Dieu, il n'aspire plus à aucun bien.

Le méchant cherche le bien au-dehors : aussi erre-t-il en proie au besoin.

L'homme heureux voit Dieu : il n’aspirera plus à aucun autre bien.

 

 

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438

 

CHAPITRE V. DU MÈTRE TROCHAÏQUE.
 

6. L’E. C'est à présent le tour du trochée. Donne-moi des exemples de mètres trochaïques : ceux que tu viens de m'offrir sont excellents. Le M. — Je vais t'en donner comme j'ai fait pour les mètres iambiques.

 

 

Optimi

Non egent.

Veritate,

Non egetur.

Veritas sat est,

Semper haec manet.

Veritas vocatur

Ars Dei supremi.

Veritate faclus est

Mundus iste quem vides.

Veritate facta cuncta

Quaeque gignier videmus.

Veritate facta cuncta sunt,

Omniumque forma veritas.

Veritate cuncta facta cerno

Veritas martel, moventur istar

Veritate facta cernis omnia,

Veritas manet, moventur omnia.

Vernate facta cernis ista cuncta,

Veritas tamen manet, moventur ista.

Veritate facta cuncta cernis optime.

Verilas manet, moventur haec, sed ordine.

Veritate facta cuncta cernis ordinata;

Veritas manet, novans movet quod innovatur.

Veritate facta cuncta sont, et ordinata sunt ;

Veritas novat manens, moventur ut noventur haec.

Veritate facta cuncta sunt, et ordinata cuncta ;

Veritas manens novat, moventur ut noventur ista (1).

 

 

 

(1) Les parfaits ignorent le besoin. La vérité soustrait au besoin. La vérité suffit, elle est immuable. La vérité s'appelle l'astre du Très-Haut. Le monde que tu vois est l'ouvrage de la vérité. Tout ce qui nuit à nos yeux est créé par la vérité. Tout a été fait par la vérité la vérité est l'idéal de toute chose. Tout a été fait, je le vois, par la vérité. La vérité est immuable, le monde est en mouvement. Tu vois que tout a été fait par la vérité. La vérité est immuable, tout se meut. Tu vois que toutes ces choses sont l'oeuvre de la vérité ; cependant la vérité est immuable , ces choses se meuvent. Tu vois que tout a été excellemment créé par la vérité. La vérité est.immuable, tout se ment, mais avec régularité. Tu vois que tout a été créé et ordonné par la vérité. La vérité est immuable : en renouvelant les choses, elle les met en mouvement du môme coup. Tout a été fait, tout a été ordonné par la vérité. La vérité renouvelle tout, quoi.

qu'elle reste immuable tout est mis par elle en mouvement ponts renouveler. Tout a été fait par là vérité, tout a été mis en ordre pu elle; la vérité, quoique immuable, renouvelle les choses; elles sa mises en mouvement pour se renouveler.

 

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CHAPITRE VI. DU MÈTRE SPONDAÏQUE.
 

7. L’E. Arrivons au spondée. Le trochée a satisfait mon oreille. — Le M. Eh bien! voici les diverses espèces de mètres spondaïques :

 

Magnorum est,

Libertas.

Magnum est munus

Libertatis.

Solus liber rit,

Qui errorem vincit.

Solus liber vivit,

Qui errorem jam vivit.

Solus liber vere fit,

Qui erroris vinclum vieil.

Solus liber vere vivit,

Qui erroris vinclum jam vieil.

Solus liber non falso vivit,

Qui erroris vinclum java devicit.

Sol us liber jure ac vere vivit,

Qui erroris vinclum magnus devicit.

Solus liber jure ac non falso vivit,

Qui erroris vinclum funestum devicit.

Solus liber jure ac vere magnus vivit,

Qui erroris vinclum funestum jam devicit.

Solus liber jure ac non falso magnus vivit,

Qui erroris vinclum funestum prudens devicit.

Solus liber jure ac. non falso securus vivit,

Qui erroris vinclum funestum prudens jam devicit.

Solus liber jure ac non falso securus jam vivit,

Qui erroris vinclum tetrum ac funestum prudens devicit

Solus liber jure ac non falso securam vitam vivit,

Qui erroris vinclum tetrum ac funestum prudens jam devicit  (1).

 

(1) La liberté est le privilège des grands coeurs. Immense est le bienfait de la liberté. Celui-la seul devient libre qui triomphe de l'erreur. Celui-là seul vit en liberté qui déjà a triomphé de l'erreur. Celui-là devient seul libre qui brise les chaires de l'erreur. Celui-là mène une vie vraiment libre qui a déjà brisé les chaînes de l’erreur. Celui-là seul n'a pas une vie trompeuse, qui déjà a brisé les chaînes de l'erreur. Celui-là seul vit légitimement et véritablement libre, qui dans sa grandeur d'âme a brisé les chaînes de l’erreur. Celui-là seul vit réellement et sans mensonge en liberté, qui a brisé les claies funestes de l'erreur. L'homme libre seul mène une vie pleine d'une grandeur réelle et sans mensonge, quand il a déjà brisé les fumes chaînes de l'erreur. L'homme libre seul a une vie pleine de grandes et sans mensonge, quand il a prudemment brisé les chaînes de l’erreur. L'homme libre seul vit réellement et sans mensonge en sécurité, quand il a déjà prudemment brisé les funestes chaînes de l’erreur. L’homme libre seul vit déjà en sécurité réellement et sans feinte quand il a déjà brisé prudemment les chaînes cruelles et  funestes de l'erreur. L'homme libre seul mène une vie tranquille réellement d sans feinte, quand il a déjà prudemment brisé les chaires cruelles et funestes de l’erreur.

 

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439

 

CHAPITRE VII. DU TRIBRAQUE : COMBIEN DE MÈTRES PEUT-IL FORMER
 

8. L’E. Je n'ai plus rien à demander sur le spondée: arrivons au tribraque. —  Le M. Oui. Mais si les quatre pieds dont nous venons de parler produisent chacun quatorze mètres, en tout cinquante-six mètres, il faut en attendre plus encore du tribraque. Dans ces mètres en effet, où il y a un silence d'un demi-pied, le silence ne peut se prolonger au delà d'une syllabe. Mais quand nous observons un silence dans le tribraque, faut-il, à ton avis, que ce silence ne dure qu'une brève, ou qu'il comprenne le temps de deux brèves? car le tribraque admet ce double mode de division : il commence par une brève et finit par deux; ou il commence par deux et finit par une. Ainsi le tribraque donne nécessairement naissance à vingt et un mètres.  — L’E. C'est fort vrai. Le moindre mètre est en effet de 4 brèves avec un silence de deux temps : viennent ensuite les mètres de 5 brèves avec un silence d'un temps; celui de 6 brèves, sans silence; de 7 brèves,avec un silence de deux temps ; de 8 brèves avec un silence d'un temps; de 9 brèves, sans silence. Et si on continue ainsi jusqu'au nombre de 24syllabes, qui forment 8 tribraques, on a un total de 21 mètres.

Le M. Tu as calculé juste et avec aisance. Nais crois-tu qu'il soit nécessaire de donner des exemples pour chaque mètre? Ceux que nous venons de donner pour les quatre premiers pieds (1) ne suffiront-ils pas pour jeter de la lumière sur tous les autres? — L’E. Ils suffiront, à mon avis du moins. — Le M. C'est ton avis seul que je demande. Une question toutefois; tu sais que si l'on change le mode de battement dans le pyrrhique, on peut mesurer un tribraque. Or, le premier mètre pyrrhique peut-il admettre le premier mètre du tribraque? — L’E. Cela est impossible; car le mètre doit être plus grand que le pied. — Le M. Et le second? — L’E. C'est possible. En effet quatre brèves font deux pyrrhiques, ou un tribraque plus un demi-pied, là, sans aucun silence, ici, avec un silence de deux temps dans le battement de la mesure. — Le M. Donc, en changeant le mode de battement, tu trouveras dans les

 

1. Cf. Chapitre III, IV, V, VI.

 

pyrrhiques mêmes des exemples de tribraques jusqu'à seize syllabes ; en d'autres termes , jusqu'à cinq tribraques plus un demi-pied, et cela doit te suffire. Car tu peux former tous les autres toi-même, soit en chantant soit en marquant la mesure, si toutefois tu crois nécessaire de soumettre ces combinaisons au jugement de l'oreille. — L’E. Je ferai ce que tu jugeras à propos; mais voyons ce qui nous reste à examiner.

 

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CHAPITRE VIII. DU DACTYLE.
 

9. Le M. Vient maintenant le dactyle. II n'admet qu'un mode de division, n'est-ce pas vrai? — L’E. Oui. — Le M. Quelle partie y est susceptible de silence ? — L’E. La moitié. — Le M. Et si, après avoir m is un trochée à la suite d'un dactyle, on veut observer le silence d'un temps ou d'une brève qui est nécessaire pour avoir un dactyle complet, que répondre? Car nous ne pouvons dire que le silence ne doive pas être moindre qu'un demi-pied, la raison exposée plus haut nous ayant démontré que ce silence, loin de ne pas égaler, devait au contraire dépasser la durée d'un demi-pied. Dans le choriambe, en effet, le silence est moindre qu'un demi-pied, quand on fait suivre le choriambe d'un bacchius ; exemple: fonticolae puellae. Car tu reconnais que nous mettons ici un silence équivalent à une brève et nécessaire pour compléter les six temps. — L’E. Tu as raison. — Le M. Si donc nous mettons un trochée après un dactyle, pourrons-nous observer aussi le silence d'un temps ? — L'E. Je suis contraint de l'avouer. — Le M. Et qui t'y contraindrait si tu te rappelais ce que nous -avons établi plus haut? Car tu ne tombes dans cette inconséquence que par oubli du principe démontré tout à l'heure, à savoir, l'indifférence de la finale et le privilège qu'a l'oreille de faire longue la dernière syllabe, fût-elle brève, lorsqu'il reste le temps nécessaire pour l'allonger. — L’E. Je comprends à présent; car, si l'oreille peut allonger une finale brève , quand il reste un silence, comme le raisonnement et les exemples nous l'ont prouvé , il est tout à fait indifférent de faire suivre le dactyle d'un trochée ou d'un spondée. Ainsi, puisque le retour au commencement du métro, doit être marqué expressément par un silence , il faut, après le (440) dactyle, placer une syllabe longue, en ménageant un silence de deux temps. — Le M. Et si l'on met un pyrrhique après un dactyle, est-ce régulier? — L’E. Non; peu importe en effet que ce soit un pyrrhique ou un iambe. Car un pyrrhique équivaut nécessairement à un iambe, à cause de la finale que l'oreille allonge, parce qu'il reste un silence. Or, l'iambe ne peut venir après un dactyle, à cause de la différence du levé et du posé dans ces deux sortes de pied, le levé et le posé ne pouvant, dans le dactyle, comprendre trois temps , c'est trop clair.

 

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CHAPITRE IX. DU BACCHIUS.
 

10. Le M. Cette remarque est fort juste et fait honneur à ta pénétration. Et que penses-tu de l'anapeste? faut-il lui appliquer le même raisonnement? — L’E. Le même absolument (1). —  Le M. Examinons donc le bacchius, s'il te plait, et dis-moi quel en est le premier mètre. — L’E. Il se compose, je pense, de quatre syllabes, une brève et trois longues: deux de ces longues appartiennent au bacchius et 1a troisième au commencement du pied qui peut suivre immédiatement le bacchius, de telle sorte qu'il trouve son complément dans un silence. Toutefois je souhaiterais quelque exemple pour vérifier la théorie avec l’oreille. — Le M. Il est facile de donner des exemples mais je ne crois pas qu'ils te fassent le même plaisir que les précédents. Car les pieds de cinq temps et ceux de sept ont une marche moins agréable que ceux qui se divisent soit en parties égales, soit dans le rapport de 1 à 2 ou de 2 à 1. La même différence existe entre les mouvements sesquialtères et les mouvements égaux ou compliqués; mouvements dont nous avons amplement parlé dans notre premier entretien. Et voilà pourquoi les pieds de cinq ou de sept temps sont aussi rares en poésie que fréquents en prose. On peut aisément faire cette remarque sur des exemples, comme tu m'en as demandés; en voici un

 

Laborat magister docens tardos (2).

 

Reprends ce vers, en interposant un silence de trois temps ; pour que tu aies moins de

 

(1) Le levé et le posé sont dans un rapport différent.

(2) Le maître se fatigue à instruire des esprits lourds.

 

peine à remarquer ce silence, j'ai mis au quatrième pied une syllabe longue, qui forme le commencement d'un crétique, pied dont le mélange avec le bacchius est autorisé. Si je ne t'ai pas donné d'exemple pour la première espèce de mètre, c'est que j'ai craint qu'un seul pied ne fût insuffisant pour avertir ton oreille Ae la durée du silence qu'il fallait observer après ce pied et une syllabe longue. Je vais maintenant donner un exemple de cette première espèce de mètre et je le répéterai, afin que tu puisses sentir les trois temps dans mon silence :

 

Labor nullus, Amor magnus (1).

 

L’E. Je vois bien clairement que ces sortes de pieds conviennent mieux à la prose et il est inutile de multiplier les exemples. — Le M. Tu as raison. Mais, puisqu'il faut observer un silence, crois-tu qu'on ne puisse faire suivre le bacchius que d'une syllabe longue? — L’E. Non, certes. On peut le faire suivre d'une brève et d'une longue, ce qui constitue le premier demi-pied du bacchius. Car si nous avons pu régulièrement commencer un crétique, parce que ce pied peut se mêler avec un bacchius, à plus forte raison pourrons-nous commencer un bacchius même, surtout n'ayant pas mis du crétique la fraction dont les temps équivalent à la première moitié du bacchius.

 

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CHAPITRE X. QUE FAUT-IL AJOUTER, AVANT LE SILENCE, A UN PIED DÉJÀ COMPLET?
 

14. Le M. A présent, si tu le veux bien, je vais me borner au rôle d'auditeur et de juge. Tu vas développer tout seul ce qui nous reste à dire et exposer ce qu'on doit ajouter à un pied complet, quand il y a, dans tous les pieds qui restent, un vide qui doit être rempli par un silence.

L’E. La réponse à ta question est courte et facile, ce me semble : on peut appliquer au péon second tout ce qui vient d'être dit du bacchius. Après le crétique, il est permis de mettre soit une longue, soit un iambe, soit un spondée, en observant un silence de trois, de deux ou d'un temps. Et ce qui vient d'être

 

(1) Où l'amour est sans bornes, l'effort est insensible.

 

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dit du crétique peut s'appliquer au premier et au dernier péon. Il convient d'ajouter au palimbacchius ou une longue et un spondée, et par conséquent on observera dans ce mètre un silence de trois temps ou d'un seul temps. Il en est de même du troisième péon. L'anapeste est régulier partout où se place le spondée. Quant au molosse, selon le mode de division qu'on emploie, on le fait suivre, soit d'une longue avec un silence de quatre temps, soit de deux longues avec un silence de deux temps. Mais l'oreille (1) et le raisonnement nous ayant découvert qu'on pouvait unir à ce pied tous les pieds de six temps, on pourra le faire suivre d'un iambe, avec un silence complémentaire de trois temps; d'un crétique, avec un silence complémentaire d'un temps; ou enfin d'un bacchius, avec un silence d'égale durée. Et si nous décomposons en deux brèves la première syllabe du crétique et la seconde du bacchius, on pourra le faire suivre du quatrième péon, avec le même silence complémentaire. Et ce que je viens de dire du molosse, je pourrais le dire de tous les autres pieds de six temps. Quant au procéleusmatique, il rentre, selon moi, dans la classe des pieds composés de quatre temps, sauf quand on le fait suivre de trois brèves; ce qui revient à le faire suivre d'un anapeste, là dernière syllabe, à cause du silence, devenant longue. Il est régulier de faire suivre le premier épitrite d'un iambe, d'un bacchius, d'un crétique, d'un quatrième péon. Même remarque pour le second épitrite, à condition d'observer un silence de quatre ou de deux temps. Quant aux deux autres épitrites, on peut- régulièrement les faire suivre d'un spondée ou d'un molosse, à condition toutefois qu'on décompose en deux brèves la première syllabe du spondée, la première ou la deuxième du molosse. Par conséquent on ajoutera à ces mètres un silence de trois temps ou d'un temps. Reste le dispondée. Si on le fait suivre d'un spondée, il faudra ajouter un silence de quatre temps; si on lé fait suivre d'un molosse, il faudra ajouter un silence de deux temps, bien entendu, en gardant le privilège de décomposer en deux brèves la syllabe longue du spondée ou du molosse, à l'exception de la finale. Voici le développement que tu m'as invité à faire. Si tu y trouvais quelque chose à reprendre...

 

(1) Nous lisons sensu et non censu : censu , le calcul des temps, formant avec ratione une tautologie.

 

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CHAPITRE XI. L'IAMBE NE VA PAS BIEN APRÈS LE DITROCHÉE.
 

12. Le M. Tu te chargeras toi-même de te corriger, en consultant l'oreille. Car, je te le demande, quand je débite ce mètre et que j'en marque le battement : Verus optimus; ou celui-ci : Verus optimorum, ou enfin : Veritatis inops, ce dernier mètre frappe-t-il aussi agréablement ton oreille que les deux premiers? Elle sentira aisément la différence, si tu reprends chaque mesure et si tu la bats en tenant compte des silences complémentaires. — L’E. Il est clair que les deux premiers flattent l'oreille, tandis que le dernier l'offense. —  Le M. On aurait donc tort de faire suivre un ditrochée d'un iambe ? — L’E. Oui. — Le M. Mais on demeure aisément d'accord que l'iambe va bien après tous les autres pieds, si l'on reprend chaque mètre, en observant la règle des silences :

 

Fallacem cave.

Male castum cave.

Mutiloquum cave.

Fallaciam cave.

Et invidum cave.

Et infirmum cave (1).

 

L’E. Je comprends ce que tu veux dire et j'y souscris. — Le M. Vois aussi si tu ne trouves rien de choquant dans là marche de ce mètre qui, avec une interposition d'un silence de deux temps, offre une reprise d'inégale durée. A-t-il la même cadence.que ceux qui viennent d'être cités?

 

Veraces regnant.

Sapientes regnant.

Veriloqui regnant.

Prudentia regnat.

Bona in bonis regnant.

Pura cuncta regnant (2).

 

L’E. Mais non : ici il y a une cadence égale et pleine d'harmonie; là, discordante. — Le M. Ainsi nous nous souviendrons que, dans les

 

(1) Garde-toi-du fourbe. Garde-toi du débauché. Garde-toi du bavard. Garde-toi de la fourberie. Garde-toi aussi de l'envieux, et enfin de l'homme sans énergie.

(2) Les gens sincères sont rois. Les sages sont rois. Ceux qui disent la vérité sont rois. La prudence est reine. Les bons règnent sur les bons. Tout ce qui est pur règne.

 

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mètres dont les pieds forment six temps, l'iambe termine mal le ditrochée, le spondée, l'antispaste. — L’E. Oui.

13. Le M. Eh quoi ! la raison de cette règle ne te semble-t-elle pas incontestable, quand tu viens à songer que le levé et le posé partagent un pied en deux, de telle manière que, s'il se trouve au milieu une ou deux syllabes, elles s'ajoutent soit au commencement soit à la fin du pied, ou se répartissent entre le commencement et la fin? — L’E. Je connais cette règle, elle est exacte. Mais quel rapport a-t-elle avec la question? — Le M. Fais attention à ce que je vais te dire et tu t'expliqueras aisément ce rapport. Tu sais pertinemment, j'imagine, qu'il y a des pieds sans syllabes intermédiaires, comme le pyrrhique et tous les pieds de deux syllabes ; qu'il en est d'autres. où le milieu correspond en durée, soit au commencement, soit à la fin; d'autres où il correspond au commencement et à la fin, ou bien ne correspond ni à l'un ni à l'autre : an commencement, comme dans l'anapeste, ou le palimbacchius, ou le premier péon; à la fin, comme dans le dactyle, le bacchius ou le quatrième péon; aux deux, comme dans le tribraque, le molosse, le choriambe et l'ionique majeur ou mineur; il ne correspond ni au commencement ni à la fin dans le crétique, le second et le troisième péons, le diiambe, le ditrochée, l'antispaste. En effet, les pieds qui peuvent se diviser en trois parties égales, ont un milieu qui correspond à la fois au commencement et à la fin. Dans ceux qui n'admettent pas ce mode de division, le milieu correspond soit au commencement,, soit à la fin, ou ne correspond ni à l'un ni à l'autre. — L’E. Je conçois également ce principe et j'attends la conséquence.

Le M. Et que peut-elle être, sinon de te faire sentir que l'iambe, avec un silence complémentaire, va mal. avec un ditrochée, précisément parce que ce pied a un milieu qui n'est égal ni au commencement ni à la fin, et par conséquent que le levé et le posé offrent un rapport différent? On peut en dire autant du spondée, qui va si mal après un antispaste après un silence complémentaire. Aurais-tu quelque objection à me faire? — L’E. Aucune, si ce n'est que le déplaisir causé à l'oreille par cette combinaison de pieds, n'est sensible que par comparaison avec la sensation agréable que nous éprouvons quand ces pieds, avec l'interposition d'un silence, suivent d'autres pieds de six temps. Car si tu me demandais, sans me parler des autres pieds, quelle est la cadence d'un iambe après un ditrochée, d'un spondée après un antispaste, avec un silence, et que tu m'en donnes des exemples, je l'avoue franchement, peut-être le goûterais-je avec délices. — Le M. Je ne t'en empêche pas. Mon seul but est de te montrer que la combinaison de ces pieds, si on la compare à l'alliance de pieds équivalents mais plus harmonieux, blesse l'oreille, comme tu le remarqueras toi-même; elle est répréhensible par cette seule raison que toute discordance entre ces pieds et les pieds de la même famille était condamnable. Ces derniers, en effet, avec le demi-pied qui les terminent, ont, nous le reconnaissons, une marche plus agréable. D'après ce raisonnement, ne te semble-t-il pas qu'on doive éviter de mettre à la suite du second épitrite un iambe avec un silence complémentaire? Dans le second épitrite, en effet, l'iambe est placé au milieu, de telle sorte qu'il ne correspond pas aux temps du commencement et de la fin? — L’E. C'est une conséquence rigoureuse du raisonnement que tu viens de faire.

 

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CHAPITRE XII. TOTAL DES MÈTRES.
 

14. Le M. A présent récapitule-moi le nombre des mètres dont nous avons déjà parlé; ils sont de deux sortes: commençant par leurs pieds complets, les uns finissent par des pieds également complets, ce qui n'exige l'interposition d'aucun silence pour revenir au commencement; les autres par des pieds incomplets suivis d'un silence, ce qui rétablit, comme nous l'avons vu, leur symétrie. Débute par deux pieds incomplets et va jusqu'à huit pieds complets, sans toutefois dépasser trente-deux temps. — L’E. Le calcul que tu me donnes à faire n'est pas aisé, mais il vaut la peine d'être, fait. Je me rappelle que nous avons compté tout à l'heure 77 mètres, depuis le pyrrhique jusqu'au tribraque, les pieds de deux syllabes donnant chacun naissance à 74 mètres, ce qui fait en tout 56 (1). Quant au tribraque, il produit,

 

(1) Ces pieds de deux syllabes sont le pyrrhique, l'iambe, le trochée, le spondée (14 X 4 = 56)

 

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à cause de son double mode de division, 21 mètres. Cela fait 77 mètres. A ces 77 mètres, il faut ajouter les 14 mètres que forme le dactyle et les 14 que forme l'anapeste. Car, si on pose des pieds complets sans aucun silence, depuis deux pieds jusqu'à huit pieds, on trouve 7 mètres. Et si on ajoute les demi-pieds suivis de silence, depuis 1 pied et demi jusqu'à 7 pieds et demi, on arrive également à une somme de 7 mètres pour le dactyle comme pour l'anapeste. Nous avons déjà un total de 15 mètres. Quant au bacchius, il ne peint former de mètres qui aillent jusqu'à huit pieds : car on dépasserait la limite de 32 temps, et il en est de même de tous les pieds de cinq temps. Mais tous ces pieds peuvent atteindre jusqu'à six. Or le bacchius et le second péon qui lui est égal, non-seulement par le nombre des temps, mais encore par le mode de division, de 2 à 6 pieds, sans silence complémentaire, produisent chacun 5 mètres lorsqu'ils commencent par un demi-pied avec un silence, et vont jusqu'à cinq demi-pieds; ils en forment aussi chacun cinq, si on les fait suivre d'une longue; 5 encore, si on les fait suivre d'une brève et d'une longue. Ils donnent donc naissance chacun à 15 mètres, au total 30. Nous voici donc arrivés en tout au nombre de 135.

Le crétique et les pieds qui admettent le même mode de division, le premier et le quatrième péon, admettant après eux une longue, un iambe, un spondée, un anapeste, forment 75 mètres. Ces trois pieds, en effet, forment chacun 5 mètres sans silence, et avec un silence, 20, nombres qui, ajoutés entre eux, donnent un total de 75 mètres, comme je viens de le dire. Ajoutons cette somme a la somme déjà obtenue et nous aurons un total de 210. Le palimbacchius et le troisième péon, qui ont un mode de division analogue, forment chacun 5 mètres quand ils sont complets, avec silence complémentaire; ils en forment 5 s'ils sont suivis d'une longue; d'un spondée, 5; d'un anapeste, 5. Ajoutons ces 40 mètres au nombre déjà trouvé et nous aurons un total de 250.

15. Le molosse et les autres pieds de 6 temps, en tout 7, forment chacun, quand ils sont complets, 4 mètres; avec un silence, comme ils peuvent être tous suivis d'une longue, d'un iambe, d'un spondée, d'un anapeste, d'un bacchius, d'un crétique, d'un quatrième péon, ils forment chacun 28 mètres, en tout 996 qui, ajoutés aux 4 premiers, nous font arriver au chiffre de 224. Mais il faut déduire de cette somme huit mètres, l'iambe n'allant pas bien après le ditrochée, ni le spondée après l'antispaste. Reste donc 296 mètres qui, ajoutés à la somme précédente, font un total de 466. Quant au procéleusmatique, quoiqu'il ait de l'affinité avec ces pieds, on n'a pu en tenir compte à cause des demi-pieds, dont il est suivi en trop grand nombre. Car on peut le faire suivre d'une longue avec un silence, aussi bien que le dactyle et les pieds analogues, en observant, sur une longue, un silence d'un temps; pour trois brèves, un silence d'un temps, ce qui rend la finale longue.

Les épitrites, quand ils sont complets, donnent naissance chacun à trois mètres, de 2 à 4 pieds; car si on ajoutait un cinquième pied, on irait, contre la règle, au delà de trente-deux temps. Avec un silence, le premier et le second épitrite forment chacun 3 mètres, si on les fait suivre d'un iambe; 3, si on les fait suivre d'un bacchius ; 3, si on les fait suivre d'un crétique; 3, si on les fait suivre d'un quatrième péon. Ajoutés aux 3 mètres qui sont complets, on a un total de 30. Le troisième et .le quatrième épitrite produisent chacun 3 mètres, sans silence complémentaire; unis au spondée, 3; à l'anapeste, 3; au molosse, 3; à l'ionique mineur, 3; au choriambe, 3. Somme qui, ajoutée à celle des mètres qu'ils forment sans silence, font un total de 36. Les épitrites forment donc 66 mètres : ajoutés aux 21 du procéleusmatique, et au total précédent, ils font un chiffre de 553. Reste le dispondée qui, quand il est complet, forme trois mètres, et, quand il est suivi d'un silence, 3 avec un spondée, 3 avec un anapeste, 3 avec un molosse, 3 avec un ionique mineur, 3 avec un choriambe, nombre qui, ajouté à celui des mètres complets, s'élève à 18. Le chiffre total des mètres est donc de 571.

 

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CHAPITRE XIII. MÉTHODE POUR BATTRE LA MESURE DES MÉTRES ET POUR INTERPOSER LES SILENCES.
 

16. Le M. Ce nombre serait exact, s'il ne fallait retrancher trois mètres du total; car on ne doit pas mettre d'iambe après le second

 

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épitrite (1). Du reste, c'est fort bien. Maintenant une autre question. Quel effet, dis-moi, produit sur ton oreille ce mètre :

 

Triplici vides ut ortu Triviae rotetur ignis (2).

 

L’E. Un effet charmant. — Le M. Pourrais-tu me dire de quelle sorte de pieds il se compose? — L’E. Je ne le puis. Les pieds dont je marque la mesure ne forment point un ensemble harmonieux. Si je commence par un pyrrhique ou un anapeste, ou un troisième péon,, les pieds suivants ne vont plus avec eux. Je trouve bien, après le troisième péon, un crétique suivi d'une longue, alliance que le crétique permet. Mais un mètre composé de cette espèce de pieds ne peut être régulier qu'en interposent un silence de trois temps. Or, il n'y a ici aucun silence, puisqu'on recommence immédiatement la mesure et que c'est là ce qui, fait sa grâce. — Le M. Vois donc si tu ne pourrais commencer par un pyrrhique ; puis mesurons par le battement un ditrochée et un spondée qui complètent les deux temps qu'offre le commencement du mètre

 

Triplici vides ut ortu Triviae rotetur ignis.

 

On peut aussi commencer par un anapeste, puis mesurer par le battement un diiambe, de sorte que la syllabe longue qui reste réunie aux quatre temps de l'anapeste fasse six temps complets qui répondent à ceux du diiambe. Et par là tu peux comprendre qu'on peut placer des tronçons de pied non-seulement à la fin, mais encore au commencement du mètre. — L’E. : Je le comprends.

17. Le M. Et si je retranche la finale longue, de façon à ce que le mètre devienne celui-ci :

 

Segetes meus labor;

 

Ne vois-tu pas que je fais la reprise avec un silence de deux temps? D'où il est évident qu'on peut placer une partie de pied au commencement, un autre à la fin et en remplacer un autre par un silence.- L’E. Cela est également évident. — Le M. C'est ce qui arrive, si dans ce mètre on bat la mesure d'un ditrochée

 

(1) L'élève, on l'a vu, avait combiné un second épitrite avec un iambe suivi d'un silence.

(2) Tu vois comme le triple lever d'Hécate fait tourbillonner la flamme.

 

 

complet. Car si on bat la mesure d'un diiambe et qu'on commence par un anapeste, tu vois bien qu'on met au commencement une frac. tion de pied de 4 temps et qu'il en faut encore deux que l'on complète avec un silence à li fin. Cela nous apprend qu'un mètre peut commencer par une fraction de pied et finir par un pied complet, mais jamais sans silence. — L’E. C'est un point également hors de doute, - Le M. Eh bien ! pourrais-tu battre la me. sure de ce mètre et dire de quels pieds il se compose ?

 

Jam satis terris nivis atque dirae

Grandinis misit Pater, et rubente

Dextera sacras jaculatus arces (1).

 

L’E. Je puis mettre en tête un crétique, je trouve ensuite deux pieds de six temps, à sa. voir, un ionique majeur et un ditrochée, puis j'observe un silence d'un temps qui s'ajoute au crétique pour compléter les six temps.

Le M. Il y a une erreur assez grave dans cette mesure; la voici : lorsqu'un ditrochée est à la fin du mètre, s'il y a un silence complémentaire, la finale, qui est naturellement brève, devient longue pour l'oreille. Le nieras tu? — L’E. Loin de là, j'en demeure d'accord. — Le M. Ainsi donc on ne peut terminer un mètre par un ditrochée, sauf le cas où il n'1 aurait aucun silence complémentaire, si on veut éviter de faire entendre un épitrite second à la place du ditrochée. — L’E. C'est évident. — Le M. Comment donc trouver la mesure de ce mètre? — L’E. Je n'en sais rien.

 

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CHAPITRE XIV. SUITE DE L'INTERPOSITION DES SILENCES DANS LA MESURE DES MÈTRES.
 

Le M. Vois donc si la cadence est légitime, lorsque je débite ce mètre de manière à mettre un silence après les trois premières syllabes. De cette manière, en effet, il n'y a plus besoin de silence complémentaire à la fin, et le ditrochée peut s'y trouver convenablement placé. — L’E. En effet, la cadence est très-agréable.

19. Le M. Ajoutons donc à notre méthode une nouvelle règle, celle d'observer un silence, non.

 

(1) Assez longtemps Jupiter a lancé sur la terre la neige et la grêle funeste; assez longtemps son bras enflammé a lancé la foudre suries édifices sacrés.

(Horat. liv, I, ode 2.)

 

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seulement à la fin du mètre, mais avant la fin, lorsque le besoin s'en fait sentir ; et il se fait sentir dans deux cas, lorsque la finale brève ne permet pas de placer à la fin le silence nécessaire pour compléter le nombre des temps, comme dans le dernier exemple, ou lorsque deux pieds incomplets se trouvent placés l'un au commencement, l'autre à la fin, comme dans cet exemple :

 

Gentiles nostros inter oberrat equos (1).

 

Tu auras remarqué , je pense , qu'après les cinq premières longues, j'ai observé un silence de deux temps et qu'il faut en observer un d'égale durée à la fin, en revenant au commencement. Car si, en battant la mesure de ce mètre, tu prends six temps pour le levé et le posé, tu trouveras d'abord un spondée, puis un molosse , en troisième lieu un choriambe et enfin un anapeste. Or le spondée et l'anapeste exigent un silence de deux temps pour former des pieds de 6 temps complets, par conséquent, il faut un silence de deux temps après le molosse, avant la fin, et un silence également de deux temps, après l'anapeste, à la fin du mètre. Veut-on avoir des pieds de quatre temps? On mettra une longue au commencement, on comptera ensuite deux spondées, puis deux dactyles, et pour terminer on mettra une longue.

On placera donc un silence de deux temps après le double spondée, avant la fin, et un silence d'égale durée, à la fin, pour compléter les fractions de pieds placées, l'une au commencement, l'autre à la fin.

§ 20. Toutefois, dans certains cas, le temps qu'exigent deux pieds incomplets , dont les fractions sont placées l'une au commencement, l'autre à la fin, n'est rempli que parle silence final ; mais ce temps ne doit pas dépasser la durée d'un demi-pied, par exemple :

 

Silvae laborantes geluque (2)

Flumina constiterint acuto.

 

Le premier de ces mètres commence par un palimbacchius, continue par un molosse et se termine par un bacchius; il faut donc un silence de deux temps : en ajoutant l'un au bacchius, l'autre au palimbacchius, les six temps seront partout complets. Quant au second, il commence par un dactyle, continue par un

 

(1) Il galope au milieu des chevaux de notre nation.

 

 

choriambe et se clôt par un bacchius. Il faudra donc un silence de trois temps, ajoutons un silence d'un temps au bacchius, de deux temps au dactyle, et tous les pieds auront six temps.

21. C'est par le dernier pied, et non par le premier, qu'on commence à ajouter le silence complémentaire; les exigences de l'oreille interdisent toute autre marche et il n'y a là rien qui doive surprendre; car, en faisant la reprise, on ajoute au commencement la fraction de pied qui est à la fin. Ainsi dans le mètre déjà cité :

 

Flumina constiterint acuto.

 

Puisqu'il faut un silence de trois temps pour avoir partout des pieds de six temps, suppose que tu veuilles compléter ce temps par un son au lieu d'un silence , et que tu mettes un iambe, un trochée, un tribraque, qui sont tous des pieds de trois temps. Eh bien ! l'oreille ne permet pas ici un faux usage du trochée, dont la première syllabe est une longue,et la seconde, une brève. Car on doit d'abord entendre le complément nécessaire au bacchius final, c'est-à-dire une brève, et non une longue; qu'exige le dactyle. C'est ce qu'on peut vérifier sur ces exemples :

 

Flumina constiterint acuto gelu.

Flumina constiterint acute gelida.

Flumina constiterint in alta nocte.

 

Les deux premiers offrent une reprise fort agréable, le dernier, détestable; c'est hors de doute.

22. De même quand les fractions de pied exigent chacune leurs temps, si tu veux représenter ces temps par des mots, l'oreille ne permet pas qu'ils soient réunis en une seule syllabe longue : et cette répartition est singulièrement juste. Car il faut bien diviser un supplément qui doit être réparti entre plusieurs. Ainsi dans ce mètre :

 

Silvae laborantes geluque,

 

Si, au lieu du silence complémentaire, tu ajoutes une syllabe longue, en mettant par exemple :

Silvae laborantes gelu duro.

 

L'oreille n'approuve pas ce complément comme elle ferait, si nous disions :

 

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Silvae laborantes gelu et frigore.

 

Ce que tu sen tiras pleinement, si tu reprends chaque fraction de pied.

23. On ne doit pas non plus, quand on pose deux pieds incomplets, mettre une fraction plus grande au commencement qu'à la fin. C'est une combinaison également condamnée par l'oreille, comme dans cet exemple :

 

Optimum tempus adest tandem,

 

car le premier pied étant un crétique, le second un choriambe. le troisième un spondée, il faut ajouter un silence de trois temps, deux pour le spondée final, un pour le crétique du commencement, afin de compléter les six temps. Au contraire si l'on dit :

 

Tandem tempus adest optimum,

 

avec la même interposition d'un silence de trois temps, qui ne sent que la reprise ne soit fort agréable? Ainsi donc il faut, ou que les fractions de pied du commencement aient le même nombre de temps que celle de la fin, comme dans cet exemple :

 

Silvae laborantes geluque (1).

 

ou que la plus petite soit placée au commencement, la plus considérable à la fin comme dans cet exemple :

 

Flumina constiterit acuto.

 

Rien de plus légitime. Car l'égalité empêche toute discordance : et s'il y a inégalité dans le nombre des temps, la progression qui va du plus petit au plus grand rétablit l'harmonie, comme le ferait une progression numérique.

21. Autre conséquence. Quand on pose ces fractions de pieds dont il est question, et qu'on met un silence avant la fin et à la fin, il faut mettre avant la fin un silence égal à celui qu'exige la fraction finale, et à la fin, un silence égal à celui qu'exige la fraction du commencement; car le milieu est en rapport avec la fin, et c'est de la fin qu'il faut revenir au commencement. S'il faut ajouter un silence d'égale durée à ces deux endroits, nul doute que le silence avant la fin ne doive avoir une durée égale à celui de la fin. De plus un silence

 

(1) Que longue ici comme finale et suivie d'un silence.

 

ne doit jamais se placer qu'après un mot complet. S'agit-il, non de paroles chantées, mais de musique à l'aide d'instruments à cordes ou à vent, et même de solmisation? peu importe après quelles notes ou quel posé, on place les silences, pourvu qu'on les entremêle régulièrement d'après les principes ci-dessus établis. Ainsi donc un mètre peut commencer par deux pieds incomplets, pourvu que les temps réunis de ces fractions ne soient pas moindres que ceux d'un pied et demi. Car nous avons observé plus haut que deux fractions de pied vont très-bien lorsque le complément qu'elles exigent ne dépasse pas en durée un demi-pied exemple: montes acuti : nous pouvons en effet ajouter à la fin un silence de trois temps, ou l'équivalent d'un pied et demi, ou un silence d'un temps après le spondée et deux à la fin. Il n'est pas d'autre moyen de scander convenablement ce mètre.

 

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CHAPITRE XV. SUITE DE L'INTERPOSITION DE SILENCES DANS LE MÈTRE.
 

25. Etablissons encore cette règle : quand nous mettons un silence avant la fin, le membre de phrase ne doit pas être terminé, à cet endroit, par une brève, de peur que l'oreille, d'après-la règle si souvent formulée, ne rende cette brève longue, par l'effet du silence. Dans ce mètre, montibus acutis, on ne peut donc placer un silence d'un temps après le dactyle, comme on l'avait fait régulièrement tout à l'heure après le spondée : car, au lieu d'un dactyle, on entendrait un crétique, et le mètre, loin de se composer de deux fractions de pieds, ce que nous cherchons à prouver par cet exemple, semblerait se composer, d'un ditrochée complet et d'un spondée. pour finale, par l'effet d'un silence de deux temps ajouté à la fin.

26. Un point également digne de remarque, c'est que, quand on commence par un pied incomplet, le silence complémentaire se place soit au commencement même, comme dans ce mètre

 

Jam salis terris nivis atque dirae.

 

soit à la fin, comme dans celui-ci :

 

Segetes meus labor.

 

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Mais quand une fraction de pied forme la fin, c'est à la fin qu'on complète le pied par un silence, comme dans ce mètre :

 

Ite igitur, camoeenae,

 

ou quelquefois au milieu, comme dans cet autre mètre

 

Ver blandum viget arvis, adest hospes hirundo (1).

 

Le temps complémentaire du bacchius peut se placer soit après le mètre tout entier, soit après le molosse qui le commence, soit après (ionique mineur qui vient en second lieu. Quant au silence que des fractions de pieds exigent par hasard au milieu, il ne peut être qu'en cet endroit même : exemple.

 

Tuba terribilem sonitum dedit aere curvo (2).

 

Si nous battons la mesure de façon que le premier pied soit un anapeste, le second un ionique quelconque de cinq syllabes, en décomposant en deux brèves la longue, soit au commencement soit à la fin, le troisième un choriambe , le dernier un bacchius ; il faudra ajouter un silence de trois temps, l'un au bacchius final, les deux autres à l'anapeste, afin d'avoir partout des pieds de six temps. Or, ce silence de trois temps peut se mettre tout entier à la fin. Mais si tu commences par un pied complet et que tu fasses des cinq premières syllabes un ionique quelconque , tu trouveras ensuite un choriambe qui ne sera suivi d'aucun pied complet : il faudra donc ici observer un silence, équivalent d'une longue; ce silence compté, tu auras un nouveau choriambe complet. Le bacchius restera pour clore le mètre, en y ajoutant un silence d'un temps.

27. Par là, il est clair, ce me semble, que, lorsqu'un silence est placé dans l'intérieur du mètre, ou l'on complète les temps qui manquent, à la fin, ou l'on complète ceux qui manquent, à l'endroit même où doit se placer le silence. Parfois il n'est pas nécessaire d'ajouter un silence dans l'intérieur dû mètre, ce qui a lieu, lorsque le mètre peut se mesurer par un autre battement, comme dans le dernier exemple. Parfois aussi c'est nécessaire, comme dans ce mètre

 

Vernat temperies, aurae tepent, sunt deliciae (3).

 

(1) Les charmes du printemps se font sentir dans les campagnes, l’hirondelle accourt nous demander l'hospitalité.

(2) La trompette fait retentir avec l'airain recourbé un son terrible.

(3) La température se renouvelle; les brises sont tièdes : c'est la vison du plaisir.

 

Car il est évident que ce mètre marche par pieds de quatre ou de six temps. Si l'on prend les pieds de quatre temps, il faut ajouter un silence après la huitième syllabe et deux à la fin: on mesurera au premier pied, un spondée, au second, un dactyle, au troisième, un spondée, au quatrième, un dactyle, en ajoutant à la longue un silence d'un temps; car on ne peut l'ajouter à la brève; au cinquième pied, un spondée, au sixième, un dactyle, enfui, une longue qui finit le mètre et après laquelle il faut compter un silence de deux temps: Mais si nous procédons par pieds de six temps, le premier sera un molosse, le second un ionique mineur, le troisième un crétique qui se change en ditrochée, avec un silence d'un temps, le quatrième un ionique majeur suivi d'une longue que l'on complétera par un silence de quatre temps. En adoptant un autre système, on pourrait placer une longue au commencement, la faire suivre immédiatement d'un ionique majeur, ce qui forme un molosse, puis d'un bacchius qui se changerait en antispaste, avec un silence complémentaire d'un temps : un choriambe terminerait le mètre, et l'on compléterait la longue du commencement par un silence de quatre temps à la fin. Mais l'oreille rejette cette mesure pour cette raison : la fraction de pied, placée au commencement, à moins d'être plus grande que la demie, n'est pas régulièrement complétée par le silence de la fin, après un pied complet, à l'endroit où elle doit l'être. Avec les autres pieds, à la bonne heure; nous savons quel complément attendre. Mais l'oreille ne saurait comprendre un silence d'une pareille durée, que dans le cas où l'on représenterait par le silence une durée moindre que le son réel : en effet lorsque l'on a marqué par des sons la partie la plus considérable du pied, la fraction moindre qui reste se découvre aisément partout.

28. Ainsi donc le mètre dont nous avons cité cet exemple

 

Vernat temperies, aurae tepent, sunt deliciae,

 

admet une mesure nécessaire, laquelle, comme nous l'avons dit, consiste à ajouter un silence d'un temps après la dixième syllabe et quatre à la fin : mais il admet aussi une mesure volontaire, laquelle consiste à mettre volontairement un silence de deux temps après la sixième syllabe; après la onzième, un silence d'un temps; et à la fin, un silence de deux (448) temps. Dans ce système, on aura au commencement un spondée, suivi immédiatement d'un choriambe; on ajoutera un silence de deux temps au troisième spondée, ce qui change le spondée en molosse ou en ionique inineur; au quatrième pied, le bacchius deviendra, avec un silence d'un temps, un antispaste; au cinquième pied, le mètre aura pour terminaison sonore un choriambe, et à la fin on ajoutera un silence de deux temps pour compléter le spondée du commencement.

Voici une autre manière de procéder, d'après les silences volontaires. Tu peux, si bon te semble, ajouter un silence d'un temps à la sixième syllabe, à la dixième, à la onzième, et un silence de deux temps à la fin ; de telle sorte que le premier pied soit un spondée, le second, un choriambe, que le palimbacchius du troisième pied devienne pa'r l'addition d'un silence d'un temps, un antispaste; que le spondée du quatrième devienne un ditrochée, en interposant un silence d'un temps, eten.ajoutant un silence d'égale durée, enfin que le mètre se termine par un choriambe et qu'on observe pour compléter le spondée du commencement un silence de deux temps. Une troisième manière consiste à faire suivre le premier spondée d'un silence d'un temps et à ajouter tous les silences complémentaires, ainsi que nous venons de le faire, sauf à la fin où il faudra garder un silence d'un temps, parce que le spondée, qui d'ordinaire se place, au commencement du mètre, s'est changé, par l'addition d'un silence, en un palimbacchius, et qu'il ne faut plus pour le compléter qu'un silence d'un temps qui doit être observé à la fin. Par là, tu vois bien qu'on peut placer dans l'intérieur du mètre des silences tantôt forcés, tantôt volontaires; forcés, lorsque les pieds ont besoin d'être complétés; volontaires, lorsque les pieds sont pleins et complets.

29. Quant à la règle posée ci-dessus, que la durée des silences ne doit pas dépasser quatre temps, elle s'applique aux silences, nécessaires, quand il y a des temps à compléter. Avec les silences volontaires, comme nous les avons nommés, on peut faire entendre un pied, ou le mettre en silence; et, si on le remplace ainsi par des silences à des intervalles égaux, ce ne sera plus un mètre, mais un rythme que l'on aura, puisqu'il n'y aura plus de point de repère qui permette de revenir au commencement. Si donc on veut, par exemple, employer

les silences pour diviser le mètre de telle façon que l'on ajoute au premier pied un silence équivalent du second pied, on ne devra pas suivre uniformément cette marche. Mais on peut avec un nombre proportionné de silences d'une égale durée porter le mètre à ses temps réguliers, comme dans cet exemple :

 

Nobis verum in promptu est, tu si verum dicis (1).

 

Car on peut, dans ce mètre, faire suivre le premier spondée de quatre silences, ainsi que les deux pieds qui viennent après :

 

Nobis verum in promptu est.

 

Mais après les trois spondées de la fin on n'ajoutera plus de silence : car on aura atteint la limite infranchissable de 32 temps. Mais il est bien plus convenable et, à de certains égards, plus réguliers, de ne mettre les silences qu'à la fin, ou qu'au milieu et à la fin, ce qui peut se faire en retranchant un pied :

 

Nobis verum in promptu est, tu die verum (2).

 

La règle à observer pour ce mètre comme pour les autres, consiste donc à compléter les fractions dé pied, soit au milieu soit à la fin, par des silences nécessaires, sans que la durée de ces silences doive jamais dépasser la partie du pied déterminée par le levé et le posé. Quant aux silences volontaires, ils peuvent durer aussi longtemps que les pieds incomplets ou complets, comme nous l'avons démontré, par les exemples précédents. Bornons là nos règles sur l'interposition des silences.

 

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CHAPITRE XVI. DU MÉLANGE ET DE L'ASSEMBLAGE DES PIEDS.
 

30. Disons maintenant quelques mots du mélange  des pieds et de l'assemblage des mètres: je dis quelques mots : car nous sommes déjà entrés dans d'assez longs détails en examinant quels sont les pieds qui s'unissent entre eux, et nous devons nous étendre un peu sur l'assemblage des mètres, en commençant à traiter des vers. Les pieds, en effet, s'unissent et se mêlent entre eux selon des règles que nous

 

(1) Le vrai est à notre portée, si tu dis vrai.

(2) Le vrai est à notre portée : dis vrai.

 

449

 

avons exposées dans notre second entretien. A ce propos, il est bon de savoir que les différentes espèces de mètres, employées par les poètes, sont dues à l'imagination de certains inventeurs et qu'il nous est interdit d'en modifier certaines règles déterminées : il ne faut, en effet, rien changer aux combinaisons qu'ils ont raisonnablement établies, lors même que nous pourrions le faire sans choquer la raison ni blesser l'oreille. Or, en cette matière, il faut consulter, non la théorie, mais la tradition, et se soumettre plutôt à l'autorité qu'au raisonnement. Nous ne pouvons pas en effet savoir logiquement que je ne sais quel Phaliscus a combiné deux mètres, de façon à produire cette cadence :

 

Quando flagella ligas, ita liga,

Vitis et utmus uti simul eant (1).

 

C'est une connaissance à laquelle on arrive par la tradition et la lecture. La question d'art, la seule qui soit de notre ressort, est d'examiner si ce mètre se compose de trois dactyles et d'un pyrrhique final, comme le veulent plusieurs personnes étrangères à la musique.

Elles ne s'aperçoivent pas que le pyrrhique va mat après le dactyle; elles ignorent que, d'après les lois de la musique, le premier pied de ce mètre est un choriambe , le second, un ionique, dont la longue se décompose en deux brèves, le dernier, un iambe suivi d'un silence de trois temps: Les personnes à demi instruites pourraient sentir cette nuance, si elles voyaient un vrai musicien débiter ces vers et en marquer la mesure régulièrement. Car le bon sens leur permettrait d'apprécier tout naturellement ce qui est vraiment conforme aux règles de l'art.

31. Toutefois, puisque le poète a voulu que le nombre de ces pieds fût invariable, il faut nous soumettre à cette loi, quand nous employons ce mètre. En effet, l'oreille n'est pas choquée, et elle ne le serait pas davantage, si on substituait soit un diiambe au choriambe, soit un ionique, en décomposant la longue en brève, soit tout autre pied d'égale mesure. Ainsi donc nous ne changerons rien à ce mètre, fidèles en cela, non au raisonnement qui commande d'éviter l'inégalité, mais au raisonnement qui fait respecter l'autorité. Le raisonneur en effet nous apprend que, parmi les

 

(1) Quand tu entrelaces de jeunes plants, marie-les de façon que la vigne et l'ormeau puissent croître ensemble.

 

mètres, il y en a d'invariables parle fait même de leur origine, comme celui dont nous venons de parler assez longuement; tandis que d'autres sont variables, c'est-à-dire, tels qu'on peut y substituer les pieds les uns aux autres, comme dans cet exemple :

 

Trojae qui primus ab oris, arma virumque cano.

 

Car ici on peut substituer partout l'anapeste au spondée (1). Il en est d'autres qui ne sont ni tout à fait fixes ni tout à fait variables, comme :

 

Pendeat ex humeris dulcis chelys,

Et numeros edat varios, quibus

Assonet omne virens late nemus,

Et tortis errans qui flexibus (2).

 

Tu remarqueras en effet qu'on peut substitues partout le dactyle au spondée et réciproquement, sauf au dernier pied, qui, dans la pensée de l'inventeur doit toujours être un dactyle; tu vois donc bien que, dans ces trois espèces de mètres, la tradition joue un grand rôle.

32. Mais pour tout ce qui ne relève que de la raison dans le mélange des pieds, quand elle est seule appelée à juger des combinaisons qui s'adressent à l'oreille, il faut bien retenir ce principe : les fractions de pied qui vont bien après des pieds déterminés, quand il y a un silence complémentaire, comme l'iambe après le ditrochée ou le second épitrite, le spondée après l'antispaste, vont mal après certains pieds auxquels pourtant les premiers s'unissaient avec grâce. Exemple : il est manifeste que l'iambe va très-bien après le molosse, comme dans ce mètre souvent cité, avec un silence de trois temps à la fin

 

Ver blandum viret floribus.

 

Mais si tu substitues au molosse un ditrochée, par exemple :

 

Vere terra viret floribus,

 

l'oreille repousse cette combinaison et la condamne absolument. On peut faire aisément cette expérience sur d'autres mètres, en prenant l'oreille pour guide. C'est en effet une

 

(1) Voir plus bas, liv. V, ch. V.

(2) Puisse pendre à mes épaules la lyre harmonieuse ! Puisse-t-elle rendre des sons variés qui fassent retentir su loin tout le bois verdoyant et le fleuve qui se promène avec mille détours.

Térence; Pomponius.

 

451

 

règle invariable que, quand on assemble des pieds qui ont entre eux de l'affinité, il faut mettre à la fin des fractions de pied en harmonie avec tous les pieds de la série, afin d'éviter que leur alliance naturelle ne soit troublée par quelque défaut de symétrie.

33. Autre chose encore plus singulière : le spondée termine agréablement le ditrochée et le diiambe; cependant, lorsque ces deux pieds, soit seuls, soit mêlés à d'autres pieds de la même famille, se trouvent dans la même série, on ne peut mettre de spondée à la fin, sans choquer l'oreille. Nul doute en effet que l'oreille ne soit flattée d'entendre ces pieds un à un :

 

Timenda res non est,

 

ou encore :

 

Jam timere noli.

 

 

Mais si tu en formes une série, par exemple :

 

Timenda res, jam timere noli,

 

tu auras une combinaison qui ne peut guère se souffrir qu'en prose. Le défaut d'harmonie n'est pas moindre si on place à tout autre endroit un autre pied, par exemple, un molosse au premier pied :

 

Vir fortis, timenda res, jam timere noli,

 

ou au troisième :

 

Timenda res, jam timere vir fortis noli.

 

Quelle est la cause de cette cacophonie ? La mesure du diiambe peut se battre dans le rapport de 2 à 1, celle du ditrochée dans; le rapport de 1 à 2. Le spondée équivaut au double, puisqu'il se mesure dans le rapport de 2 à 2; or, comme le diiambe n'admet de mesure que dans le rapport de 2 à 1 et le ditrochée, dans le rapport de 1 à 2, il se produit comme un tiraillement qui blesse l'oreille. Voilà comment le simple raisonnement explique cette anomalie.

34. L'antispaste donne lieu à une anomalie non moins étrange. S'il n'est combiné avec aucun autre pied ou s'il n'est mêlé qu'au diiambe, il ne repousse pas l'iambe comme finale : mais il le repousse, s'il est uni à d'autres pieds. Car s'il est uni au ditrochée, le ditrochée, même dans ce cas, ne peut s'allier avec l’iambe, et il n'y a là rien qui doive surprendre. Mais ce qui m'étonne, c'est qu'il rejette l'iambe, dès qu'il est combiné avec tout autre pied de six temps; ce fait tient peut-être à une cause trop obscure pour qu'il soit possible de l'approfondir et de la mettre en pleine lumière, mais c'est un fait et je le démontre par des exemples. Ces deux mètres :

 

Potestate placet,

Potestate potentium placet,

 

offrent une reprise fort agréable, personne n'en doute, en mettant à la fin un silence de trois temps. Au contraire, il y a une véritable cacophonie, dans ces mètres, avec le même silence :

 

Potestate praeclara placet.

Potestate tibi multum placet.

Potestate jam tibi sic placet.

Potestate multum tibi placet.

Potestatis magnitudo placet.

 

Dans ce problème, l'oreille a rempli son office: elle a fait sentir ce qui lui plaît et ce qui la choque. Veut-on pénétrer la cause? Il faut recourir à la raison : La mienne, dans une aussi profonde obscurité, ne découvre qu'une seule explication : la première moitié de l'antispaste lui est commune avec le diiambe,puisque tous deux commencent par une longue suivie d'une brève; la seconde moitié, au contraire, lui est commune avec le ditrochée, puisque tous deus finissent par une longue suivie d'une brève, Par conséquent l'antispaste admet bien l’iambe à la fin du mètre, comme sa première moitié, quand il est seul; il l'admet encore quand il est uni au diiambe, comme ayant cette première moitié en commun avec lui; donc il l'admettrait quand, il est uni au ditrochée, si pareille terminaison était en rapport avec le ditrochée, et s'il le repousse, quand il est mêlé à d'autres pieds, c'est qu'il ne se mesure pas selon le même rapport de temps.

 

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CHAPITRE XVII. DE LA COMBINAISON DES MÈTRES.
 

35. Quant à la combinaison des mètres, il suffit de remarquer maintenant que les différents mètres peuvent former entre eux us système, pourvu qu'ils s'accordent dans le (

451) battement de la mesure, c'est-à-dire, dans le levé et dans le posé. La diversité des mètres vient d'abord de la quantité, ce qui a lieu lorsqu'on joint les grands aux petits, comme dans cette strophe :

 

Jam salis terris nivis atque dise

Grandinis misit Pater, ac rebente

Dextera sacras jaculatus arces

Terruit urbem (1).

 

Tu remarques bien que le quatrième mètre, composé d'un choriambe suivi d'une longue, est plus petit que les trois premiers qui sont égaux entre eux. Cette diversité a une seconde cause qui vient de l'espèce des pieds, par exemple :

 

Grato, Pyrrha, sub antro,

Cui flavam religas comam (2)?

 

Tu le vois, en effet, le premier de ces deux mètres se compose d'un spondée, d'un choriambe suivi d'une longue, qui doit s'ajouter au spondée pour compléter les six temps: le second est composé d'un spondée, d'un choriambe suivi de deux brèves, qui ajoutées également au spondée, complètent les six temps. Ces mètres sont donc égaux par le nombre des temps, mais les pieds offrent une différence notable.

36. Il y a dans ces combinaisons un autre principe de différence, le voici : Parmi les mètres, les uns sont unis entre eux de telle façon qu'ils n'exigent l'interposition d'aucun silence, comme dans l'exemple précédent d'autres exigent qu'on interpose quelque silence, comme dans cet exemple :

 

Vides ut alla stet nive candidum

Soracte, nec jam sustineant onus

Silvae laborantes, geluque

Flumina constiterint acuto (3).

 

Si l'on revient dans chacun de ces mètres au commencement, les deux premiers exigent à la fin un silence d'un temps, le troisième un silence de deux temps, le quatrième un silence de trois temps. Réunis ensemble, ils obligent, quand on passe du premier au second, à observer

 

(1) Assez longtemps Jupiter a fait tomber sur la terre la neige et la grêle funeste : assez longtemps la foudre lancée par son bras enflammé sur les édifices sacrés a épouvanté Rome.

(Horace, liv. 1, ode 2.)

(2) Dans cette grotte charmante, Pyrrha, pour qui tresses-tu ta blonde chevelure. (Hor. liv. 1, ode 5.)

(3) Tu vois comme se dresse, toute couverte d'une neige épaisse, la blanche cime du Soracte, comme les forêts ont peine à soutenir le fardeau des frimas, comme les ruisseaux sont immobiles sous les étreintes de la gelée. (Hor. liv. 1. ode 9.)

 

un silence d'un temps, du second au troisième, un silence de deux temps, du troisième au quatrième, un silence de trois temps. Et si tu reviens du quatrième au premier, il faudra garder un silence d'un temps. Le procédé, pour revenir du quatrième au premier, est le même quand il s'agit de passer à une seconde combinaison du même genre. Ces combinaisons nous les appelons, avec raison, circuit (1), ce qui répond au mot grec, période. Une période ne peut avoir moins de deux membres, c'est-à-dire de deux mètres, et on a décidé qu'elle ne pourrait avoir plus de quatre membres ou mètres. On peut donc appeler la plus petite période, période à deux membres, la période intermédiaire, période à trois membres, et la dernière période, période à quatre membres, ce qui répond aux mots grecs dikolon trikolon tetrakolon

Comme nous devons traiter ce sujet avec tous les développements qu'il comporte dans notre entretien sur le vers, nous bornerons là nos réflexions pour le moment.

37. Conclusion. — Tu dois maintenant comprendre, je pense, que les espèces de mètres, dont nous avions fixé le nombre à 568, sont vraiment incalculables; car, en faisant ce total, nous n'avions tenu compte que des silences qui s'ajoutent à la fin; nous n'avions pas parlé du mélange des pieds entre eux, enfin de la résolution des longues en brèves, laquelle allonge le pied au delà de quatre syllabes. Si maintenant nous voulons tenir compte de toutes les manières d'intercaler des silences, de substituer des pieds, de résoudre les longues, et faire la somme de tous les mètres, elle s'élèvera si haut qu'on ne trouvera peut-être pas de terme pour l'exprimer. Quant aux exemples que nous avons donnés, et à tous ceux qui peuvent l'être, le poète aura beau, dans ses compositions, en prouver la justesse et l'oreille en être flattée, si le débit d'un musicien exercé ne les fait ressortir, si le goût des auditeurs n'a pas la vivacité que donne une culture élégante, il sera impossible de sentir la vérité de notre théorie. — Allons prendre quelque repos et nous traiterons ensuite du vers. — L’E. J'y consens.

 

(1) Dis, deux ; kolon, membre : en français, strophe. Mais la strophe en vers correspond à la période en prose.

LIVRE CINQUIÈME. DU VERS.

CHAPITRE PREMIER. DIFFÉRENCE DU RHYTHME; DU MÈTRE ET DU VERS.
 

1. Le M. — La définition du vers a été entre les habiles de l'antiquité l'objet d'une discussion sérieuse et féconde. Le vers estime invention humaine, transmise par l'histoire à la postérité ; mais indépendamment du témoignage imposant et fidèle de l'autorité, elle repose sur le raisonnement. On a donc remarqué qu'il existait une différence entre le rythme et le mètre, de telle sorte que, si tout mètre est rythme, tout rythme n'est pas mètre. En effet, toute combinaison régulière de pieds est rythmique, et comme le mètre offre cette combinaison, il est impossible due le mouvement cadencé, c'est-à-dire le rythme, en soit absent. Mais comme une succession de pieds réguliers, sans fin déterminée, est fort différente d'une progression de pieds également réguliers, aboutissant à une limite fixe, il y avait là deux choses qu'il fallait distinguer par deux termes ; aussi la première fut désignée par le mot spécial de rythme, la seconde, par celui de mètre, sans exclure toutefois le terme de rythme. Puis, comme ces mouvements cadencés qui ont une fin déterminée, je veux dire les mètres, admettent ou n'admettent pas une coupure au milieu, ils présentent ainsi une différence qui devait être exprimée par des termes distincts. On a donc appelé proprement mètre l'espèce de rythme qui n'offre pas cette coupure, et vers, celle qui la présente. Peut-être la raison nous révélera-t-elle, dans la suite de la discussion, l'étymologie de ce mot. Ne crois pas toutefois que ce terme soit tellement exclusif qu'on ne puisse appeler vers des mètres sans césure. Mais autre chose est d'employer un mot abusivement, en l'étendant à une signification voisine, autre chose de désigner un objet par le terme spécial qui lui convient. Bornons là nos recherches sur ces mots : l'emploi des mots, nous le savons déjà, dépend essentiellement des conventions des interlocuteurs ou de l'usage consacré. Appliquons, si tu le veux bien, à étudier les questions qui nous restent, notre méthode de prendre l'oreille pour interprète, la raison pour juge, et tu reconnaîtras que les inventeurs célèbres de l'antiquité, loin d'avoir imaginé des lois eu dehors de la belle et saine nature, ont fait ces découvertes à l'aide du raisonnement et les ont désignées par des termes précis.

 

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CHAPITRE II. LES MÈTRES SUSCEPTIBLES DE SE DIVISER EN DEUX PARTIES SONT PLUS PARFAITS QUE LES AUTRES.
 

2. Dis-moi tout d'abord, si le plaisir que la mesure d'un pied fait à l'oreille ne tient pas uniquement à l'harmonieuse symétrie qui existe entre ses deux parties, le levé et le posé? — L’E. C'est une vérité dont je me suis déjà (453) pleinement convaincu. — Le M. Eh bien ! le mètre qui résulte évidemment d'un assemblage de pieds, doit-il être astis au nombre des choses qui repoussent toute division ? Vois s'il n'y a pas impossibilité absolue, de soumettre une chose indivisible à la succession du temps, et contradiction, à regarder comme indivisible un tout composé de parties divisibles. — L’E. Les choses de cette dernière espèce. sont tout à fait susceptibles d'être divisées. — Le M. Or, dans les objets susceptibles d'être divisés, n'y a-t-il pas surcroît de beauté, si les parties sont assorties entre elles avec une certaine symétrie, au lieu de ne présenter ni ensemble ni harmonie ? — L’E. Cela est incontestable. — Le M. Eh bien ! Quel est le nombre qui produit dans les pieds cette division symétrique ? N'est-ce pas le nombre deux? — L’E. Assurément. — Le M. Donc, puisque nous avons reconnu qu'un pied se divise en deux parties correspondantes, et que c'est par cette symétrie qu'il flatte l'oreille, si nous trouvons un mètre tout semblable, n'aurons-nous pas le droit de le préférer à tous ceux qui n'ont pas ce caractère? — L' E. J'y souscris entièrement.

 

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CHAPITRE III. ÉTYMOLOGIE DU MOT VERS.
 

3. Le M. Fort bien. Réponds donc à cette question : comme il y a dans tout ce qui se mesure par un certain intervalle de temps des parties qui précèdent, suivent, commencent, finissent, ne te semble-t-il pas qu'il doive exister une différence entre le membre qui forme la tête et le commencement du mètre et celui qui vient à la suite et le termine? — L’E. C'est mon avis. — Le M. Dis-moi donc quelle différence il y a entre ces deux membres de vers :

 

Cornua velatarum vertimus antennarum (1).

 

Si nous prononçons ce vers, sans employer l'expression de Virgile, obvertimus, n'arrive-t-il pas en le répétant plusieurs fois, qu'on ne distingue plus le premier membre du second !  —L’E. Il est vrai , toute distinction disparaît. —Le M. Ne faut-il pas éviter cette confusion? —L’E. Sans doute. — Le M. Vois donc si on ne l'a pas évitée avec succès dans ce vers :

 

Arma virumque cano Truje qui primus ab oris;

 

Le premier membre est arma virumque cano ,

 

(1) Enéid. liv. 3. vers. 548.

 

le second : Trojae qui primus ab oris. Ils sont tellement différents, que, si tu intervertis l'ordre et que tu dises :

 

Trojae qui primus ab oris arma virumque cauo ;

 

il faut scander avec une tout autre espèce de pied. — L’E. J'entends. — le M. Vois encore si ce principe a été observé dans les vers suivants. Tu reconnais en effet la mesure du premier membre : arma virumque cano, dans Italiam fato; littora multum ille et; vi superum saevae; multa quoque et bello; inferretque deos; albanique patres. Bref, poursuis cet examen aussi loin qu'il te plaira dans l'Enéide; tu verras que tous les premiers membres des vers ont la même mesure, en d'autres termes, que le partage se fait au cinquième demi-pied. Italiam fato. Il est fort rare que ce pariage n'ait pas lieu de la même manière et de façon à rendre également symétrique les seconds membres des vers qui sont ici : Trojae qui primus ab oris; profugus Lavinaque venit; terris jactatus et alto; memorem Junonis ob iram; passus dum conderet urbern; Latio genus unde latinum; atque altae moenia Romse. — L’E. Rien de plus évident.

4. Le M. Ainsi on trouve deux membres, l'un de cinq demi-pieds, l'autre de sept, dans le vers héroïque qui, comme ou le sait, se compose de six pieds de quatre temps chacun Sans la symétrie des deux membres, soit celle-ci, soit quelque autre, il n'y a plus de vers. Or, comme la raison nous l'a démontré, il faut distribuer ces membres de manière qu'on ne puisse les substituer l'un à l'autre. Autrement un pareil assemblage ne saurait plus s'appeler vers que par extension. Ce serait un rythme, un mètre, chose fort rare dans les longs poèmes, et qui toutefois n'est pas sans grâce, comme celui que nous avons déjà cité :

 

Cornua velatarum vertimus antennarum.

 

Voilà pourquoi le mot de vers ne me semble pas venir, comme le pensent une foule de critiques, de ce que l'on revient d'une fin déterminée au commencement dans la même combinaison de pied. Selon eux le mot de vers serait emprunté à l'habitude de se tourner, vertere, versum, quand on revient sur ses pas. A vrai dire, c'est là un trait évidemment commun au vers et aux mètres qui ne sont pas vers. Pour moi je vois dans ce mot une antiphrase ; de même que les grammairiens appellent déponents les verbes qui ne déposent pas la lettre R, comme lucror, conqueror, de même, à mon sens, le vers ce composant de deux membres qui ne peuvent, sans détruire l'harmonie, être substitués l'un à l'autre, a été nommé vers, parce qu'il n'admet pas de conversion.

Du reste, soit que tri approuves l'une ou l'autre de ces étymologies, soit que tu les condamnes toutes deux et que tu en cherches une autre, ou enfin que tu dédaignes avec moi toutes ces questions grammaticales, peu importe en ce moment. Il n'est pas besoin de se tourmenter pour savoir d'où vient un terme, quand l'idée qu'il exprime est parfaitement claire. Aurais-tu quelque objection à me présenter là-dessus? — L’E. Aucune ; veuilles continuer.

 

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CHAPITRE IV. DE LA FIN DU VERS.
 

5. Le M. Notre attention doit maintenant se porter sur la fin du vers. On a voulu, ou plutôt la: raison veut, que la fin du vers ait une différence marquée et qui la distingue, du reste du vers. Ne préfères-tu pas voir mis en relief le terme où s'arrête le mouvement cadencé, sans troubler l'égalité des temps, que de le laisser confondu avec les autres parties, qui ne forment pas la fin du vers? — L’E. Qui doute qu'il ne faille en tout préférer la clarté?— Le M. Examine donc si le spondée, comme l'ont voulu certains grammairiens, termine le vers héroïque d'une manière saillante.On peut mettre aux cinq premiers pieds un dactyle ou un spondée; seul, le spondée peut finir le vers. Si on dit que le trochée le peut aussi, c'est qu'il équivaut à un spondée, parce que la finale est indifférente, nous l'avons suffisamment démontré à propos du mètre. Veut-on suivre jusqu'au bout l'opinion de ces grammairiens? L'iambique de six pieds ou ne sera plus un vers, ou n'aura plus de terminaison saillante, double hypothèse également absurde. Car les savants ou même les personnes qui n'ont que des connaissances légères et superficielles, n'ont jamais douté qu'il n'y eût un véritable vers, soit dans cet iambique de Catulle

 

Phaselus ille quem videtis hospites.

 

Soit dans toute autre combinaison de mots ainsi cadencés. D'autre part, des critiques dont l'autorité égale la science, ont pensé qu'il ne fallait pas voir de vers dans tout assemblage qui ne présentait pas une terminaison saillante.

6. L’E. C'est vrai. — Le M.. La fin du vers doit donc se reconnaître à une marque plus sûre que celle qui ne consiste qu'en un spondée. — L’E. Oui. —Le M. Eh bien ! doutes-tu que cette marque essentielle, quelle qu'elle soit, ne consiste dans la différence d'un pied, d'un temps, ou de tous deux à la fois? — L’E. Peut-il y avoir une autre différence? — Le M. Mais encore, à laquelle des trois t'arrêtes-tu? Pour moi, quand je songe que la terminaison destinée à borner le vers dans de justes limites, n'a trait qu'à la durée du temps, il me semble qu'on ne peut chercher ailleurs que dans le temps cette marque essentielle. N'es-tu pas de mon avis ? — L’E. Loin de là, j'y souscris entièrement. — Le M. Ne vois-tu pas encore que le temps ne pouvant être ici distingué que par le plus ou le moins de durée, il faut que le vers, où la terminaison est destinée à servir de point d'arrêt, ait pour fin saillante un temps plus court? — L’E. Je le vois bien; mais à quoi bon ajouter le mot ici? — Le M. Parce que nous ne faisons pas consister toujours et partout la différence des temps dans une durée plus ou moins longue. Crois-tu par hasard qu'il n'y ait entre l'été et l'hiver d'autre différence que celle de leur durée relative? Ne distinguerais-tu pas plutôt ces deux saisons par la différence spécifique du froid ou du chaud, du sec ou de l'humide, et toute autre propriété essentielle ? — L’E. J'entends maintenant et je suis parfaitement d'avis qu'un temps plus court doit former la terminaison du vers.

7. Le 51. Prête donc l'oreille à ce vers :

 

Roma, Roma, cerne quanta sit deum benignitas (1),

 

C'est un vers trochaïque; scande-le :puis dis. moi quels en sont les deux membres et de combien de pieds il se compose ? — L’E. Pour les pieds, ma réponse sera facile. Il est évident qu'il y en a sept et demi. Quant aux deus membres la chose n'est pas aussi claire. La phrase est coupée en beaucoup d'endroits. Cependant je trie figure que le partage doit se faire au huitième demi-pied, de sorte que le premier membre se composerait de ces mots; Roma, Roma, cerne quanta; le second de

 

(1) Rome, Rome, vois jusqu'où s'étend la bienveillance des dieux.

 

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ceux.-ci: Sit deum benignitas. — Le M. Combien ce dernier membre a-t-il de demi-pieds ? — L’E. Sept. — Le M. La raison t'a guidé toute seule. L'égalité étant au-dessus de tout et formant le premier objet à chercher dans une division, il faut, quand on ne peut y atteindre, prendre ce qui en approche le plus, s'en écarter le moins possible. Comme ce vers a en tout quinze demi-pieds , le mode de division le plus juste était de le partager en huit et en sept demi-pieds : la division la plus approchante serait également en sept et en huit demi-pieds; mais en adoptant ce mode; on ne marquerait plus la terminaison du vers par un temps plus court, comme l'exige la raison elle-même; supposons en effet que le vers soit tel

 

Roma, cerne quanta sit tibi deum benignitas,

 

C'est-à-dire que le premier membre se composât de sept demi-pieds. Roma cerne quanta sit, et le second, de huit: tibi Deum benignitas: il n'y aurait plus de demi-pieds pour clore le vers, huit demi-pieds faisant quatre pieds complets. A cet inconvénient se joindrait un défaut plus grave: on ne scanderait plus le dernier membre avec les mêmes pieds que le premier, et le premier membre présenterait la terminaison saillante d'un temps plus court, ou d'un demi-pied, plutôt que le second qui exige cette terminaison. En effet on scanderait dans le premier membre, trois trochées et demi; dans le second, quatre iambes

 

Roma, cerne quanta sit tibi deum benignitas.

 

Au contraire, avec le premier mode de division, nous scandons par trochées dans les deux membres et le vers finit par un demi-pied ; de cette manière la terminaison garde sa marque distinctive d'un temps plus court. Le premier membre, en effet, se compose de quatre trochées : Roma, Roma, cerne quanta; le second, de trois trochées et demi, Sit Deum benignitas :as-tu quelque objection à élever? — L’E. Aucune, et je suis parfaitement de ton avis.

8. Le M. Observons donc scrupuleusement, s'il te plait, ces règles incontestables; que le vers soit toujours divisé en deux membres qui se rapprochent le plus possible de l'égalité, comme l'est ce vers : Cornua velatarum obvertimus antennarum; que l'égalité ne soit jamais si parfaite entre les deux membres qu'on puisse les convertir (1), comme on pourrait le faire dans ce vers :

 

Cornua velatarum vertimus antennarum;

 

qu'en échappant à cette conversion, les deux membres ne doivent pas non plus être trop inégaux, mais offrir le nombre de demi-pieds le plus rapproché et qu'ainsi on ne vienne pas dire que l'on peut partager ce dernier vers en deux membres composés, le premier de huit syllabes : Cornua velatarum vertimus; le second, de quatre : antennarum; que le dernier membre n'ait pas un nombre pair de demi-pieds, comme : tibi Deum benignitas, afin d'éviter que le vers, finissant par un pied complet, n'ait plus de terminaison marquée par un temps plus court. — L’E. Je comprends ces règles et je les grave de toutes mes forces dans ma mémoire.

 

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CHAPITRE V. FIN DU VERS HÉROÏQUE.
 

9. Le M. Puisque nous savons que le vers ne doit pas se terminer par un pied complet, comment faut-il scander le vers héroïque, à ton sens, pour observer la règle de l'hémistiche et marquer fortement la fin du vers? — L’E. Ce vers se compose de 12 demi-pieds : or les deux membres ne peuvent avoir six pieds chacun, si l'on veut éviter la conversion : on ne doit pas non plus mettre entre eux une inégalité aussi grande que celle de 3 à 9 ou de 9 à 3 ; ni former le demi-membre d'un nombre pair de demi-pieds, dans le rapport de 8 à 4 ou de 4 à 8, si l'on ne veut pas finir le vers par un pied complet : le partage devra donc se faire en 5 et 7 ou 7 et 5 demi-pieds. Ce sont là en eilct les deux nombres impairs les plus voisins l'un de l'autre, et les deux membres d'ailleurs sont ainsi plus rapprochés l'un de l'autre qu'ils ne le seraient dans le rapport de 4 à 8 ou de 8 à 4. Ce qui fortifie en moi cette opinion, c'est que le premier hémistiche se termine toujours ou presque toujours au cinquième demi-pied, comme dans le premier vers de l'Enéide : Arma virumque capo; dans le second : Italiam fato; dans le troisième :

 

(1) C'est-à-dire, mettre le premier à la place du second et réciproquement. La conversion, est un terme de logique très-connu que, saint Augustin applique ici et plus loin à la métrique.

 

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Littora multum ille et; dans le quatrième Vi superum saevae, et ainsi de suite d'un bout à l'autre du poème. — Le M.. Tu as raison mais rfléchis à la manière dont tu scandes, et mets toute ton attention à observer les règles incontestables que nous venons de poser tout à l'heure. — L’E. Je vois bien la méthode qu'il faut suivre; mais elle est si nouvelle pour moi qu'elle me déconcerte. L'usage est de scander ces vers par dactyle et par spondée, et il n'est guère de personnes assez peu instruites pour l'ignorer en théorie, encore qu'elles fussent embarrassées dans la pratique. Or, si je veux suivre l'usage général, il faut renoncer à la règle qui distingue le vers à la terminaison : le premier membre, en effet, serait terminé par un demi-pied, le second par un pied complet, ce qui est juste l'ordre inverse. Mais comme on aurait le plus grand tort d'annuler cette règle, et, qu'à propos du rythme, j'ai déjà appris qu'on pouvait fort bien commencer par un pied incomplet, il n'y a plus qu'à substituer au dactyle l'anapeste combiné avec le spondée. Dans ce système, le vers commencera par une longue; elle sera suivie de deux pieds, composés indifféremment de spondées on d'anapestes, qui termineront le premier membre. Trois anapestes ou deux spondées avant le troisième anapeste forment le second membre., et il reste une longue pour terminer régulièrement le vers. N'approuves-tu pas mon raisonnement?

70. Le M.  Je le trouve fort juste: mais c'est un point qu'il n'est pas aisé de faire comprendre à tout le monde. Telle est la force de l'habitude, qu'une fois invétérée elle devient, si elle est fille de l'erreur, la plus mortelle ennemie de la vérité. Pour composer un vers héroïque, il n'importe guère, tu le sens bien, qu'on mêle l'anapeste ou le dactyle avec le spondée; pour le scander logiquement, opération qui dépend de la raison et non de l'oreille, on ne doit pas s'appuyer sur un préjugé, mais procéder avec méthode. La méthode que j'applique ici n'est pas de mon invention, elle est même bien antérieure à la routine quia prévalu. Qu'on lise les auteurs grecs ou latins qui ont le plus approfondi cette matière; on apprendra avec moins de surprise quels sont nos principes. Mais ne faut-il pas rougir de sa faiblesse, quand on a recours à l'autorité pour appuyer la raison? Rien ne devrait prévaloir sur l'autorité qui environne la raison et la vérité pure, si supérieure à l'homme, quel que soit son génie. Nous devons recourir à l'autorité des anciens, quand il s'agit de voir s'il faut prononcer une syllabe longue ou brève, afin de rester fidèles à l'usage dans l'emploi des mêmes mots. En pareil cas il y a autant de paresse à négliger l'usage que de témérité à innover. S'agit-il de scander un vers? alors il faut bien se garder d'obéir au préjugé invétéré plutôt qu'à l'éternelle raison. Car l'oreille d'abord nous révèle la juste mesure du vers; un examen logique du nombre des pieds nous la fait approuver, et, pour comprendre qu'il faut clore le vers par une terminaison saillante, il suffit de voir que le vers doit avoir une terminaison plus marquée que les mètres, et qu'une terminaison en ce cas est bien marquée par un temps plus court, puisqu'il y a là une limite et en quelque sorte un frein qui fixe et arrête la durée.

 

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CHAPITRE VI. SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.
 

11. S'il en est ainsi, le second membre ne peut jamais se terminer que par une fraction de pied. Quant au premier membre, il doit commencer tantôt par un pied complet, comme dans ce vers trochaïque

 

Roma, Roma, cerne quanta sit deum benignitas;

 

tantôt par un pied incomplet, comme dans ce vers héroïque :

 

Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris

 

Ici trêve à tes doutes, et, s'il te plaît, scande-moi ce vers, en me disant quels en sont les deux membres et les différents pieds :

 

Phaselus ille quem videtis, hospites (1),

 

L’E. Je remarque que les deux hémistiches sont partagés en cinq et sept demi-pieds; en sorte que les mots Phaselus ille, forment le premier, et ceux-ci : quem videtis, hospites, le second: quant aux pieds, ce sont des iambes. — Le M. Une question : Ne songes-tu pas que, dans ta manière de scander, le second hémistiche se termine par un pied complet? — L’E. Cela est juste et je ne sais à quoi  j'ai pensé. Comment

 

(1) Ce vaisseau que vous voyez, étrangers.

 

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ne pas s'apercevoir en effet qu'il faut ici commencer par un dt mi-pied, comme dans levers héroïque? En suivant cette marche, le vers se scande par trochées et non par iambes, et il se termine régulièrement par un demi-pied.

12. Le M. A la bonne heure. Mais comment vas-tu scander levers nommé asclépiade; par exemple :

 

Maecenas atavis edite regibus (1).

 

Le vers est coupé à la sixième syllabe ; or ce n'est pas là une exception, c'est un usage pour ainsidire consacrédansles versde cetteespèce. Le premier hémistiche est- donc : Maecenas atavis; le second : edite regibus. La raison de cette coupure peut sembler douteuse. Scande en effet ce vers par pieds de quatre temps ; tu trouveras cinq demi-pieds dans le premier membre, quatre dans le second. Or la règle défend de former le second membre d'un nombre pair de demi-pieds, si l'on veut que le vers ne soit pas terminé par un pied complet. Il faut donc voir dans les vers de cette espèce des pieds de six temps, ce qui nous donnera deux hémistiches composés de demi-pieds trois à trois. Pour que le premier membre finisse par un pied complet, il faut commencer par deux longues ; vient ensuite un choriambe qui partage le vers de telle sorte que le second membre commence également par un choriambe et que le vers se termine par un demi-pied de deux brèves : ces deux temps ajoutés au spondée placé en tête font un pied complet de six temps.

Aurais-tu quelque observation à m'adresser? — L’E. Mais vraiment non. — Le M. Tu ne vois donc pas d'inconvénient à former chaque membre d'un nombre égal de demi-pieds ? — L’E. Eh ! pourquoi? II n'y a point à craindre ici de conversion, parce que si on met le second membre à la place du premier et réciproquement, la marche des pieds ne sera plus du tout la même. Il n'y a donc aucune raison pour rie pas composer les deux membres, dans cette espèce de vers, d'un égal nombre de demi-pieds; cette égalité exclut en même temps la conversion des deux membres, et la règle qui exige une terminaison saillante est respectée, le vers finissant , comme il doit toujours finir, par une fraction de pied.

 

(1) Mécène, rejeton d'une race royale. (Horace, liv. I, od. 1.)

 

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CHAPITRE VII. COMMENT PEUT-ON RAMENER A L'ÉGALITÉ LE NOMBRE INÉGAL DES DEMI- PIEDS DANS CHAQUE MEMBRE ? DU RAPPORT D'ÉGALITÉ ENTRE LES MEMBRES DE 4 ET DE 3 DEMI-PIEDS, DE 5 ET DE 3 DEMI-PIEDS.
 

13. Le M. La question maintenant n'offre plus de difficulté. La raison donc nous ayant fait découvrir qu'il y a deux sortes de vers, les uns où le nombre des demi-pieds est le même dans les deux membres, les autres, où il est inégal, examinons avec attention, si tu le veux bien, par quel secret cette inégalité se ramène à un rapport d'égalité; cela tient à un calcul un peu difficile, mais très-exact. Réponds, je te prie, à cette question : quand je dis 2 et 3, de combien de nombres ai-je parlé? — L’E. De deux nombres.-Le M. Donc 2 est un nombre aussi bien que 3, et ainsi de suite? — L’E. Oui. — Le M. Ne peut-on inférer de là que le nombre un a un rapport sensible avec tous les autres nombres? Car, s'il est absurde de dire que 1 est 2, il ne l'est pas de dire qu'à certains égards 2 est 1; de même il n'y a pas d'erreur à prétendre que 3, que 4 sont 1. — L’E. J'y souscris. — Le M. Autre question : 2 multiplié par 3, combien font-ils? — L’E.6. — Le M. 6 et 3 font-ils autant? — L’E. Non vraiment. — LeM. Multiplie de même 3 par 4, je te prie, et dis-moi quel est le produit ? — L’E. 12. — Le M. Tu vois encore que 12 est plus grand que 4. — L’E. Et de beaucoup. — Le M. Sans aller plus loin, posons cette règle : A partir de 2, quelque nombre que l'on prenne, le plus petit multiplié par le plus grand, doit nécessairement surpasser le plus grand. — L’E. Peut-on en douter? Car, y a-t-il, en fait de pluralité, un nombre inférieur à 2? Cependant, si je multiplie ce nombre par mille, il devient le double de mille : quelle différence 1. — Le M. Fort bien. Mais prends 1 et un nombre quelconque pour facteur; multiplie comme tu viens de le faire, le plus petit par le plus grand; est-ce que le plus petit surpassera encore le plus grand? — L’E. Non, le plus petit deviendra égal au plus grand. Car une fois 2 est 2, une fois 10 est 10, une fois 1000est1000,et quelque soit le multiplicateur 1 lui devient nécessairement égal. — Le M. Ainsi donc le nombre 1 a, par une sorte de (458) privilège, un rapport d'égalité avec tous les autres nombres , non-seulement parce qu'il est un nombre, mais encore parce qu'il devient égal à tout nombre qui lui sert de multiplicateur? — L’E. C'est indubitable.

14. Le M. Eh bien ! reporte ton attention maintenant sur le nombre de demi-pieds, qui, dans un vers, rendent les membres inégaux entre eux et tu y découvriras une étonnante égalité en suivant le procédé que nous venons d'indiquer. En effet le moindre vers a un nombre inégal de demi-pieds dans les deux membres, puisqu'il se compose de 4 et de 3 demi-pieds, par exemple

 

Hospes Ille quem vides.

 

Le premier membre, hospes ille, peut être divisé en deux parties égales, chacune de deux demi-pieds. Le second membre, quem vides, se divise en deux demi-pieds et un demi-pied. Ce rapport de 2 à 1 est le même que de 2 à 2, en vertu du rapport d'égalité que soutient,comme nous l'avons démontré, le nombre 1 avec tous les autres nombres. Grâce à ce mode de division le premier membre devient égal au second. Et s'il y a 4 demi-pieds d'une part et 5 de l'autre, comme dans ce vers :

 

Roma, Roma, cerne quanta sit;

 

Cette combinaison n'est plus aussi légitime et elle forme plutôt un mètre qu'un vers, parce que l'inégalité entre les membres est trop grande pour qu'aucun mode de division permette d'établir entre eux un rapport d'égalité. Tu vois bien, je pense, que les ?1 demi-pieds du premier membre se partagent deux à deux , tandis que les cinq derniers se divisent d'abord en 2 demi-pieds et en 3, ce qui détruit tout rapport d'égalité. Car 5 demi-pieds répartis en 2 et en 3 ne sauraient être l’équivalent de 4 demi-pieds, au même titre que 3 demi-pieds partagés en 1 et 2 sont, comme nous venons de le voir dans le moindre vers, l'équivalent de 4. N'y a-t-il dans cette explication rien qui t'échappe où te déplaise ? — L’E. Loin de là, tout me parait clair et plausible.

15. Examinons maintenant 5 demi-pieds dans un membre et 3 dans l'autre, et prenons pour exemple ce petit vers :

 

Phaselus fille quem vides;

 

Tâchons de découvrir comment cette inégalité cache un rapport véritable d'égalité. Car cette combinaison est, de l'avis de tout le monde, non-seulement un mètre, mais un vers. Ainsi donc après avoir partagé le premier membre en 2 demi-pieds et en 3, le second en 2 puis.en 4, réunis les fractions que tu trouves égales dans l'un et l'autre membre, nous en trouvons 2 dans le premier membre et il en reste 2 dans le second ; une dans les 3 demi-pieds du premier membre, l'autre dans le demi-pied du second. Nous pouvons donc les réunir puisque le nombre 1 s'associe à tous les nombres et qu'au total 1 et 3 font 4, ce qui équivaut à 2 plus 2. Donc, grâce à ce mode de division, 5 demi-pieds d'une part et 3 de l'autre, s'assemblent dans un accord harmonieux. — Mais dis-moi si tu as compris. — Le M.  J'ai compris et je suis tout à fait de ton avis.

 

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CHAPITRE VIII. RAPPORT ENTRE LES MEMBRES DE 5 ET DE 7 DEMI-PIEDS.
 

16. Nous avons maintenant à parler du rapport de 5 à 7 demi-pieds dans les vers: les plus connus de cette espèce sont le vers héroïque et le vers de six pieds qu'on appelle iambique. Le vers :

 

Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris;

 

se partage en deux membres dont le premier se compose de 5 demi-pieds, arma virumque cano; le second de 7 : Trojae qui primus ad oris. Quant à celui-ci :

 

Phaselus fille quem videtis, hospites.

 

il a pour premier membre : Phaselus ille, c'est-à-dire 5 demi-pieds; pour second membre; Quem videtis, hospites, c'est-à-dire, 7 demi pieds. Cependant ces vers si renommés ne sont point irréprochables au point de vue de l'égalité des membres.

Car si nous partageons les 5 premiers demi-pieds en 2 et en 3, les 7 derniers en 3 et en 4, les fractions de 3 demi-pieds seront sans doute dans un juste rapport. Si les deux autres fractions pouvaient être dans un rapport tel que l'une d'elles se composât d'un demi-pied et l'autre de 5, elles s'uniraient entre elles d'après le principe qui permet d'associer le nombre 1 à (459) tous les autres, et l'on aurait ainsi un total de 6 demi-pieds, ce qui forme un rapport de 3 à 3; mais on trouve 2 demi-pieds d'une part et 4 de l'autre; on trouve ainsi une somme de 6 temps sans doute, mais 2 ne peut être l'équivalent de 4, en vertu d'aucun principe d'égalité et par conséquent ces deux nombres sont inconciliables. Objectera-t-on qu'il suffit, pour établir un rapport d'égalité, que 3 et 3 fassent 6 au même titre que 4 et 2? Je ne crois pas qu'il faille réfuter cette objection : il y a bien là un vrai rapport d'égalité. Mais je n'aime point que 5 et 3 demi-pieds forment un rapport plus étroit que 5 et 7. Le vers composé de 5 et de 3 demi-pieds est en effet moins renommé que ceux de 5 et de 7 ; cependant tu remarqueras que, dans le premier, non-seulement on n'arrive pas en réunissant 1 et 3 demi-pieds, à un même nombre qu'en réunissant 2 et2;mais encore que les parties offrent un ensemble bien plus harmonieux, lorsqu'on réunit 1 et 3, à cause de l'affinité de 1 par les autres nombres, que lorsqu'on réunit 2 et 4 pieds comme on le fait dans les derniers. Y a-t-il là quelque obscurité pour toi? — L’E. Aucune, mais je suis choqué, je ne sais comment, de voir que ces vers de six pieds, plus distingués et tenus pour les premiers de tons, ont des membres moins en harmonie que ceux qui sont moins vantés. — Le M. Aie bon courage , je vais bientôt te faire découvrir dans les vers senaires une harmonie qui n'appartient qu'à eux et te faire sentir que ce n'est pas sans raison qu'on les préfère à tous les autres. Mais le développement de ce point étant un peu long, quoique fort intéressant, réservons-te pour la fin. Après avoir examiné les autres, comme nous le jugerons à propos, nous pourrons sans aucune préoccupation, approfondir les propriétés les plus mystérieuses de ces beaux vers. — L’E. J'y consens volontiers, mais je voudrais bien que les explications, que nous avons mises les premières, fussent déjà achevées, pour entendre le reste plus à mon aise. — Le M. C'est par la comparaison avec ce que nous venons d'examiner que tu trouveras plus d'intérêt dans la question qui pique ta curiosité.

 

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CHAPITRE IX. DES MEMBRES COMPOSÉS DE 6 ET DE 7 DEMI-PIEDS, DE 8 ET DE 7, DE 9 ET DE 7.
 

17. Examinons donc à présent si l'on trouve dans deux membres composés l'un de6, l'autre de 7 demi-pieds, cette égalité qui constitue un vers régulier. Après les vers composés de 5 et 7 demi-pieds, nous avons à examiner effectivement celui de 6 et de 7. En voici un exemple :

 

Roma, cerne quanta sit deum benignitas.

 

L’E. Je remarque que le premier membre peut su diviser en parties de 3 demi-pieds chacune, le second en parties de 3 et de 4 demi-pieds. En réunissant les deux fractions égales on trouve 6 demi-pieds - mais 3 et 4 font 7 et ne peuvent par conséquent être l'équivalent de ce nombre. Mais si nous comptons 2 et 2 dans la fraction de 4 demi-pieds, 2 et 1 dans la fraction de 3 demi-pieds, et que nous réunissions les fractions de 2 demi-pieds, nous avons en somme un nombre quaternaire. En joignant les fractions dont l'une renferme 2 demi-pieds et l'autre 1 et en prenant cette somme pour 4 demi-pieds, à cause du rapport de 1 avec tous les autres nombres, nous avons 8 demi-pieds, ce qui dépasse un total de 6 temps, plus encore qu'avec nos 7 demi-pieds précédents.

18. Le M. Ce que tu dis est juste. Ce rapport de demi-pieds étant en dehors des règles du vers, porte ton attention sur les membres dont le premier a 8 demi-pieds,  le second 7 . c'est en effet le rapport qui vient immédiatement après le précédent. Ce rapport contient le principe que nous cherchons. En effet, en joignant la moitié du premier membre à la fraction du second membre la plus considérable et la plus rapprochée de la moitié, les demi-pieds allant 4 par 4, on a un total de 8 demi-pieds. Reste donc 4 demi-pieds dans le premier membre, et 3 dans le second; 2 demi-pieds du premier membre et 2 du second font 4. Restera dans le premier membre 2 demi-pieds et dans le second, un demi qui, ajoutés ensemble, d'après la règle de convenance établie entre 1 et tous les autres nombres, peuvent être regardés comme l'équivalent de 4. Ainsi les 8 demi-pieds du premier membre correspondent aux (460) 8 demi-pieds du second. — L’E. Eh ! pourquoi ne me cites-tu pas d'exemple de cette espèce de vers? — Le M. Parce que nous nous y sommes souvent arrêtés. Toutefois, pour que tu ne croies pas que je le passe sous silence à sa véritable place, le voici :

 

Roma, Roma, cerne quanta sit deum benignitas;

 

ou cet autre :

 

Optimus beatus ille qui procul negotio.

 

19. Examine maintenant le rapport de 9 à 7 demi-pieds; voici un exemple

 

Vir optimus beatus ille qui procul negotio (1).

 

L'E. La correspondance est facile à saisir: le premier membre se divise en 4 et 5 demipieds; le second en 4 et 3 demi-pieds. La plus petite fraction du premier membre réunie à la plus grande du second fait un total de 8 demi-pieds: la plus grande du premier réunie à la plus petite du second fait également un total de 8 demi-pieds: car ici on additionne 4 et 4 ; là, 5 et 3. D'ailleurs si tu partages les 5 demi-pieds en 2 et 3, et les trois autres , en 2 et 1, on découvre un nouveau rapport de 2 à 2, de 1 à 3, puisque le nombre l, d'après le principe établi plus haut, va bien avec tous les nombres. Mais, si mes calculs ne sont pas faux, la question de savoir comment les deux membres s'unissent entre eux est épuisée. Car nous voici arrivés au nombre de 8 pieds, nombre que le vers ne peut dépasser, comme nous le savons assez. Ainsi explique-moi maintenant les propriétés cachées des vers de six pieds qu'on appelle héroïque, iambique ou trochaïque.

 

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CHAPITRE X. DE L'EXCELLENCE DES VERS DE SIX PIEDS : PERFECTION INCOMPARABLE DU VERS HÉROÏQUE ET IAMBIQUE, PARMI LES VERS DE SIX PIEDS.
 

20. Le M. Je vais le faire ou plutôt ce sera l'oeuvre de la raison, notre commun guide. Te souvient-il que, dans notre entretien sur le mètre , nous avons avancé et prouvé jusqu'à l'évidence, par le témoignage même de l'oreille, que les pieds dont les fractions sont dans une proportion sesquialtère, de 2 à 3

 

(1) L'homme de bien heureux est celui qui, éloigné des affaires...

 

comme le crétique ou le péon, de 3 à 4 comme les épitrites, sont rejetés par les poètes, à cause du lieu de grâce de leur cadence; tandis qu'ils sont un ornement pour la prose, quand ils forment la chute d'une période? — L’E. Je m'en souviens : mais où tend cette question? — Le M. A nous faire d'abord comprendre que les poètes s'étant interdit l'emploi des pieds de cette espèce, il ne nous reste plus que ceux dont les parties sont égales comme le spondée, ou sont dans le rapport de 1 à 2 comme l'iambe, ou dans un rapport égal comme le choriambe. — L’E. C'est vrai. — Le M. Or, si tel est le domaine des poètes et que la prose ait un caractère différent. du vers, on ne peut employer en vers que cette dernière sorte de pieds. — L’E. Je suis de cet avis, je vois fort bien que les poèmes empruntent au vers un ton plus imposant qu'ils ne pourraient le trouver dans les rythmes familiers à la poésie lyrique; mais ce que je ne sais pas, c'est où tu veux en venir.

21. Le M. Ne te presse pas trop. La discussion roule actuellement sur la prééminence des vers senaires, et je désire te démontrer préalablement, si je le puis, que, parmi les vers, ceux qui ont le plus de dignité ne peuvent être que le vers héroïque et le vers iambique, les plus usités de tous : le vers héroïque, que la routine scande par dactyles et par spondées, une méthode plus exacte, par spondée et anapeste, comme ici le vers:

 

Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris ;

 

le vers iambique, qui, d'après le même système se change en trochaïque.

Il est évident pour toi , je pense, que les syllabes longues, sans mélange de brèves, ne produisent qu'une cadence sourde ; que les brèves, sans mélange de longues, ne produisent qu'une cadence brisée et, pour ainsi dire, sautillante; et que, dans les deux cas, il n'y a aucune harmonie, bien qu'un nombre égal de sons frappe l'oreille. Voilà pourquoi on ne retrouve ni la dignité du vers héroïque dans ceux qui se composent de six pyrrhiques et de six procéleusmatiques, ni celle du vers trochaïque dans ceux qui se composent de six tribraques. Un autre avantage, c'est que dans ces vers, si supérieurs aux autres , aux yeux de la raison, la transposition des deux membres ne peut avoir lieu sans qu'on ne soit aussitôt (461) obligé à recourir à d'autres pieds pour les scander. Ils sont donc moins susceptibles de conversion que les vers uniquement composés de brèves ou de longues. Aussi dans les vers où règne cet heureux mélange, est-il indifférent, que le rapport des deux membres soit de 5à 7 ou de 7 à 5 demi-pieds. Car, quel que soit l'ordre qu'on adopte, le vers ne peut se convertir sans un changement si profond que le vers semble courir sur d'autres pieds, en d'autres termes, se scande d'une autre manière. Dans les autres, au contraire, si le poème commence par des vers dont le premier membre se compose de 5 demi-pieds, on ne doit jamais commencer par un membre de 7 demi-pieds; autrement ils deviennent tous susceptibles de conversion: car il n'y a dans les pieds aucune différence qui empêche la conversion.

On peut, fort rarement il est vrai, ne mettre que des spondées dans le vers héroïque; encore cette licence est-elle condamnée de nos jours. Pour les trochaïques et les iambiques, quoiqu'il soit permis d'y mettre à tous les pieds un tribraque, on a toujours regardé comme un grave défaut, dans cette sorte de vers, une suite non interrompue de brèves.

22. Donc, puisque les vers de six pieds repoussent naturellement les épitrites , parce qu'ils conviennent mieux à la prose et surtout parce que, si on en met six, on excède le nombre de trente-deux temps, comme avec des dispondées (effectivement avec l'épitrite, on aurait 42 temps [6X7], et avec le dispondée 48 [6x8]) : puisqu'ils repoussent également les pieds de cinq temps, réservés à la prose pour terminer les périodes ; puisque les molosses et autres pieds de six temps, malgré l'usage heureux qu'en font les poètes, ne rentrent pas dans le nombre de temps dont il est ici question; il reste les vers composés uniquement de brèves, c'est-à-dire de pyrrhiques, de procéleusmatiques , de tribraques , et les vers composés uniquement de longues, c'est-à-dire de spondées. Or, bien que ces vers renient dans la même mesure que les vers de six pieds, ils ne sauraient atteindre à la dignité dit l'heureuse proportion de ceux qui présentent un gracieux mélange de brèves et de longues et qui par là même sont moins susceptibles de se convertir.

 

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CHAPITRE XI. DE LA MANIÈRE LA PLUS EXACTE DE MESURER LES VERS DE SIX PIEDS.
 

23. Mais on peut demander pourquoi on donne la préférence aux vers de six pieds qu'une méthode exacte scande par anapestes ou par trochées, sur ceux que l'on scanderait par dactyles ou par iambes. Je ne préjuge en rien la question, puisqu'en ce moment nous ne parlons encore que d'un certain nombre de pieds; je suppose que nous lisions :

 

Trojae qui primus ab oris, arma virumque capo;

Qui procul malo pius beatus ille (1) :

 

Ces deux vers ne seraient pas moins des vers de six pieds, ils n'offriraient pas moins un mélange de longues et de brèves et n'en seraient pas davantage susceptibles de conversion ; les membres, dans l'un et dans l'autre, sont tellement distribués que la phrase offre une division bien tranchée au cinquième et au septième pied. A quel titre donc faut-il leur préférer ceux qui ont reçu cette disposition :

 

Arma virumque cana, Trojae qui primus ab oris ;

Beatus ille qui procul pius malo?

 

A une pareille question il me serait facile et naturel de répondre que cette forme a été remarquée et mise eu usage la première par un simple effet du hasard, ou que, s'il n'y a là aucun jeu du hasard, on a jugé, comme je le crois, que le vers héroïque se terminait mieux par deux longues que par deux brèves et une longue; l'oreille trouve en effet plus d'agrément à se reposer sur une longue; par la même raison, on aurait trouvé plus agréable de terminer le vers iambique par une longue que par une brève. Naturellement, quelle que fût celle des deux combinaisons qui fixât d'abord le choix, elle excluait nécessairement le vers qui pourrait se construire en intervertissant l'ordre des mêmes membres. Par conséquent si le vers cité pour exemple :

 

Arma virumque capo, Trojae qui primus ab oris.

 

a été jugé le meilleur, il y aurait de ta bizarrerie

 

(1) L’homme pieux éloigné du mal est heureux.

 

462

 

à composer, à l'aide d'une conversion, un vers d'une autre espèce comme :

 

Trojae qui primus ab oris, arma virumque capo.

 

Et on peut faire la même observation pour le vers trochaïque. En effet, si le vers :

 

Beatus ille qui procul negotio;

 

a une forme plus élégante que l'espèce de vers qu'on trouverait en intervertissant l'ordre des membres, de cette façon

 

Qui procul negotio beatus ille

 

cette dernière forme doit être absolument interdite. Que l'on soit assez hardi pour composer de pareils vers: on composera infailliblement des vers serlaires d'une autre genre , mais d'une beauté inférieure.

24. Oui, la grâce naturelle de ces vers, les plus beaux de tous les vers de six pieds, n'a pu échapper aux caprices de la fantaisie humaine. Dans les vers trochaïques et dans toute espèce de vers senaire, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, lequel renferme huit pieds, les poètes se sont imaginé qu'il fallait mêler tous les pieds de quatre temps qui ont une mesure équivalente. Les Grecs même les ont fait alterner entre eux, leur donnant la première, la troisième place, et ainsi de suite par nombre impair, si le vers commence par un demi-pied; commence-t-il au contraire par un trocbée complet, ils donnent la seconde, la quatrième place et ainsi de suite, aux pieds les plus longs. Et pour faire supporter cette fausse combinaison, ils ont cessé de marquer par le battement de la mesure, la division naturelle de chaque pied en deux parties, le levé et le posé; embrassant un pied dans le levé et un pied dans le posé (c'est-à-dire en scandant par dispodie), ce qui leur fait donner le nom de trimètre au vers même de six pieds, ils ont ramené le battement de la mesure au mode de scander le vers épitrite. Si du moins on était fidèle à ce système, quoique les épitrites soient plutôt du domaine de la prose que de la poésie et qu'un vers de ce genre doive plutôt s'appeler ternaire que senaire, l'égalité si précieuse du nombre des demi-pieds ne disparaîtrait pas sans ressources.

Mais aujourd'hui se borne-t-on à substituer des pieds de 4 temps aux endroits impairs,

comme nous l'avons dit plus haut? Non, on peut te faire partout à sa fantaisie. Nos pères eux mêmes n'ont pas observé la distance à laquelle devaient se substituer les pieds de cette sorte. Aussi les poètes ont-ils atteint, en gâtant ces formes et en prenant de telles licences, le but qu'ils se proposaient véritablement, celui de rendre la poésie plus voisine de la prose.

Maintenant que nous avons suffisamment expliqué la raison qui donne la prééminence à ces vers sur tous les autres vers senaires, voyons pourquoi les vers senaires en général, sont si supérieurs à tous les autres, quel que soit le nombre de leurs pieds, à moins toutefois que tu n'aies quelques observations à faire. — L’E. Non, non, j'éprouve le plus vit désir de connaître cette fameuse égalité des deux membres dans les vers de six pieds, tant tu as su piquer ma curiosité.

 

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CHAPITRE XII. DE LA RAISON POUR LAQUELLE LES VERS SENAIRES SONT SUPÉRIEURS A TOUS LES AUTRES.
 

25. Le M. Prête-moi donc toute ton attention, et dis-moi si, à ton avis, une longueur quelconque petit se diviser en parties quelconques. — L’E. Ce point est pour moi incontestable. A mon sens, il est hors de doute que toute longueur , appelée ligne, a une moitié et que par ce point d'intersection on peut la diviser en deux serments. Et, comme les deux. segments qui en résultent forment évidemment des lignes eux-mêmes, il est évident qu'on peut les diviser de la même façon. Ainsi une longueur est divisible à l'infini. — Le M. Ton explication est pleine d'aisance et de justesse. Voyons maintenant si on a raison de dire que toute longueur étendue dans le sens de la largeur, à qui elle donne naissance, a pour dimension le carré de la largeur. Car si la largeur est plus ou moi: s grande que la longueur d'où elle procède, le carré est impossible: si elle a la môme dimension, le carré existe. — L’E. J'entends et je partage ta pensée : qu'y a-t-il de plus juste? — Le M. Tu vois déjà la conséquence qui en découle : c'est que si au lieu d'une ligne on met des pions égaux sur une file, cette file ne pourra jamais former un carré, à moins que le nombre des pions ne soit multiplié par lui-même; par exemple, si (463) tu mets deux pions en longueur, tu n'obtiendras un carré qu'à la condition d'en mettre deux autres en largeur : si tu en mets trois, il faudra en ajouter six, en les rangeant, bien entendu, trois à trois sur les deux files dans le sens de la largeur : car situ les rangeais dans le sens de la longueur, il n'y aurait plus de figure géométrique, la longueur sans la largeur ne formant pas de figure. On peut en dire autant de tout autre nombre : car si 2 multiplié par 2, 3 par 3, sont des carrés, il en est de même de 4 multiplié par 4, 5 par 5, 6 par 6, et ainsi indéfiniment. — L’E. C'est une vérité incontestable. — Le M. Eh bien ! Le temps n'a-t-il pas sa longueur.-L’E. Peut-on dire qu'il y ait durée sans longueur? — Le M. Le vers peut-il ne pas occuper une certaine longueur de temps ? — L’E. Loin de là, c'est la condition même de son existence. — Le M. Dans cette étendue du vers, que pourrions-nous substituer à nos pions de tout à l'heure ? Sera-ce des pieds nécessairement divisés en deux parties, le levé et le posé, ou des demi-pieds qui comprennent un à un les levés et les posés ? — L’E. Les demi-pieds , à mon sens, tiendront mieux la place des pions.

            26. Le M. Alors rappelle-moi combien le membre le plus court du vers héroïque renferme de demi-pieds? — L’E. 5. — Le M. Cite-moi un exemple. — L’E. :

 

Arma virumque cano.

 

Le M. Qu'attends-tu maintenant sinon de voir que les 7 autres demi-pieds sont avec eux dans un rapport parfait d'égalité ? — L’E. C'est précisément ce que j'attends. — Le M. Eh bien ! 7 demi-pieds peuvent-ils seuls faire un vers complet. — L’E. Oui sans doute, car le premier et le moindre vers a juste autant de demi-pieds, en comptant un silence à la lin. — Le M. Mais pour qu'il puisse y avoir vers, comment fais-tu la division des pieds en deux membres? — L’E. En 4 demi-pieds d'une part et 3 de l'autre. — Le M. Elève maintenant au carré chacune de ces fractions. Com bien font 4 multiplié par 4? — L’E. 169 — Le M. Et quel est le carré de 3 ? — L’E. 9. — Le M. Et la somme de ces deux carrés, quelle est-elle? — L’E. 25. — Le M. Ainsi donc 7 demi-pieds, pouvant se partager en deux membres, donnent, si l'on élève chaque membre au carré, le nombre 25, et c'est là une partie du vers héroïque. — L’E. Oui. — Le M. Et la deuxième partie, composée de 5 demi-pieds ? Comme elle ne peut se diviser en deux membres, et qu'elle doit être avec la première dans un rapport d'égalité, ne faut-il pas l'élever tout entière au carré? — L’E. C'est tout ce qu'il faut faire et je reconnais un rapport d'égalité merveilleux. Car le carré de 5 me donne le même nombre 25. C'est donc avec raison que les vers de six pieds sont les plus employés et les plus renommés. Car leurs membres inégaux ont une proportion, qui comparée à celle des autres vers, peut à peine se définir.

 

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CHAPITRE XIII. ÉPILOGUE.
 

27. Le M. Ainsi je ne t'ai pas fait une fausse et vaine promesse, ou plutôt la raison, notre commun guide, ne t'a pas trompé. Pour clore enfin cet entretien, tu vois que, si le nombre des mètres est incalculable, le vers ne peut exister sans être composé de deux membres, d'une juste proportion entre eux, terminés soit par un nombre pair de demi-pieds, mais non susceptible de conversion, comme dans le vers

 

Maecenas atavis edite regibus;

 

Soit par un nombre impair de demi-pieds liés toutefois ensemble par une certaine égalité, comme sont les nombres 4 et 3, 5 et 3, 5 et 7, 6 et 7, 8 et 7, 7 et 9. Le trochaïque peut commencer par un pied complet, comme :

 

Optimus beatus ille qui procul negotio;

 

ou par un pied incomplet comme :

 

Vir optimus beatus ille qui procul negotio.

 

Mais il ne peut se terminer que par un pied incomplet. Et ces pieds sont incomplets soit qu'ils représentent des demi-pieds entiers, comme dans ce dernier exemple, soit qu'ils ne renferment pas la moitié d'un pied, comme deux brèves finales dans ce vers choriambique Soit qu'ils renferment plus de la moitié d'un pied, comme les deux longues qui commencent ce dernier vers ; ou le bacchius, à la fin d'un second choriambe; exemple:

 

Maecenas atavis edite regibus.

 

464

 

Tous ces pieds incomplets s'appellent donc avec raison demi-pieds.

 

Te domus Evandri, te sedes celsa latini (1).

 

28. Mais on ne compose pas toujours des poèmes avec une seule espèce de vers, comme font les poètes épiques et même les comiques; les poètes lyriques décrivent des circuits, ce que les Grecs appellent : periodus , non-seulement avec les mètres, qui ne sont pas soumis à la loi des vers, mais avec des vers mêmes. Ainsi, dans Horace :

 

Nox erat, et caelo fulgebat luna sereno

Inter minora sidera (2).

 

C'est une période à deux membres, composée de vers. Et ces deux vers ne peuvent s'unir entre eux à moins d'être scandés par pieds de six temps. Car la mesure du vers héroïque ne s'accorde pas avec celle de l'iambique ou du trochaïque, parce que dans l'un les pieds ont le même rapport, dans les autres un rapport de 1 à 2. Donc les périodes lyriques se

(1) Térence.

(2) La nuit régnait : la lune, au milieu des étoiles plus pâles, brillait dans un ciel serein. (Hor. Epod. ode 15.)

 

 

composent ou de mètres, à l'exclusion de vers, comme ceux dont nous avons parlé plus haut dans notre entretien sur les mètres ; ou de vers seuls, comme dans la période citée plus haut, ou de vers et de mètres, mêlés ensemble, comme dans cet exemple :

 

Diffugere nives, redeunt jam gramina campis,

Arboribusque comae (1).

 

L'ordre dans lequel se succèdent les vers et les mètres, les grands et les petits membres des vers est indifférent à l'oreille, à condition toutefois que la période n'ait pas moins de 2 membres ni plus de 4 membres.

Si tu n'as plus d'objection à me présenter, finissons ici la discussion : abordons cette partie de la Musique qui traite des rapports dans la durée et le mouvement, et tâchons, autant que la sagacité de notre raison nous le permettra , de nous élever des traces sensibles que nous trouvons ici-bas de l'harmonie, au sanctuaire mystérieux où elle réside, dégagée de toute enveloppe matérielle.

 

(1) Plus de neiges : les plaines ont repris leur verdure, les arbres leur feuillage. (Hor. liv. IV, ode 7.)

LIVRE SIXIÈME. De l'harmonie immuable : L'âme s'élève de l'harmonie des choses contingentes à l'harmonie éternelle qui réside dans l'éternelle vérité.

CHAPITRE Ier. DE LA FIN QU'ON S'EST PROPOSÉE DANS LES LIVRES PRÉCÉDENTS.
 

1. Le M. Nous avons consacré un temps considérable et une attention scrupuleuse jusqu'à la puérilité, à rechercher, dans le cours de cinq livres , les rapports qui fixent la durée des temps. Le but moral de notre travail servira peut-être d'excuse, aux yeux des lecteurs bienveillants, à ces études frivoles. En composant cet ouvrage nous n'avons eu qu'une intention sans arracher brusquement les jeunes gens et les personnes de tout âge que Dieu a favorisés des dons de la nature, aux idées sensibles et aux sciences mondaines, qui ont pour eux un attrait si puissant, nous avons voulu leur faire perdre ce goût peu à peu, à l'aide du raisonnement, et les amener, par l'amour de l'immuable vérité , à ne s'attacher qu'au Dieu unique et maître de toutes choses qui gouverne sans intermédiaire tes intelligences humaines. Ainsi on verra, en lisant cet ouvrage, que les grammairiens et les poètes ont été pour moi des hôtes de passage, chez lesquels je me suis arrêté par nécessité plutôt que par choix. biais si notre Dieu et Seigneur écoute mes humbles prières, s'il conduit ma volonté et la dirige au but que je me propose, le lecteur, parvenu à ce dernier livre, comprendra qu'on arrive à des biens peu communs par une voie fort commune; c'est la voie même que nous avons suivie avec les faibles, sans être bien forts nous-mêmes, au lieu de prendre hardiment notre vol avant d'avoir une aile assez vigoureuse. A ce titre donc le lecteur nous absoudra ou ne nous fera point de grave reproche; j'entends le lecteur initié à la spiritualité.

Quant à cette foule bruyante qui bourdonne dans les écoles et dont l'esprit superficiel se laisse ravir d'enthousiasme au bruit des applaudissements, si elle rencontre cet écrit, elle le dédaignera ou ne croira devoir s'attacher qu'aux cinq premiers livres; quoique le sixième renfermé la conclusion et pour ainsi dire le suc des autres, elle le rejettera comme superflu, ou en ajournera la lecture comme n'offrant qu'un intérêt secondaire. Quant à ceux qui, sans avoir la clef de ces sciences, sont tout pénétrés des principes du spiritualisme chrétien et s'élèvent par l'effort d'une ardente charité jusqu'au seul et véritable Dieu, en passant par-dessus toutes ces frivolités, je les avertis en frère de ne pas s'abaisser à tous ces détails, et, s'ils y trouvent quelque difficulté, de ne pas s'en prendre à la lenteur de leur intelligence : ce serait ignorer que, si les chemins sont pénibles et raboteux, ils peuvent les franchir dans leur vol sans les explorer. S'il se trouve des lecteurs qui, par faiblesse naturelle ou par défaut d'exercice, soient incapables de suivre notre marche et de s'élancer (466) sur les ailes de la piété par delà ces études, qu'ils n'aillent pas se condamner à un labeur inutile : qu'ils laissent leurs ailes se développer sous l'influence des principes de la religion, dans le nid de la foi chrétienne : soutenus par elles, ils échapperont aux fatigues et à la poussière du voyage; l'enthousiasme pour la patrie céleste étouffera en eux la curiosité de connaître les avenues sinueuses qui y conduisent. Car les pages précédentes n'ont été écrites que pour ceux qui, livrés aux sciences mondaines, s'engagent dans de funestes erreurs et consument la vigueur de leur esprit dans des futilités, sans se rendre compte du charme qui les y retient : s'ils pouvaient en avoir conscience, ils verraient le moyen de briser le réseau qui les enlace et découvriraient le principe où réside la bienheureuse paix.

 

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CHAPITRE II. DE L'HARMONIE DANS LES SONS : DE SES DIFFÉRENTES ESPÈCES, DES RAPPORTS HARMONIQUES, SELON QU'ILS EXISTENT DANS LE SON OU QU'ILS RÉSULTENT DE L'IMPRESSION DE L'OREILLE.
 

2. Le M. Je veux m'élever avec toi, qui es mon ami, des choses sensibles aux choses spirituelles, en prenant la raison pour notre commun guide; réponds-moi donc ; quand on prononce ce vers :

 

Deus creator omnium,

 

où résident les quatre iambes et les douze temps qui le composent ? Est-ce dans le son qui frappe l'oreille? Est-ce dans le sens de l'ouïe? Est-ce dans la prononciation? Ou enfin, comme le vers est bien connu, est-ce dalle la mémoire? — L’E. C'est, je crois, dans tout cela. — Le M. N'est-ce pas ailleurs encore? — L’E. Non, à moins qu'il n'y ait un principe plus mystérieux et plus élevé auquel se rattachent toutes ces choses. — Le M. Pas d'hypothèse pour le moment. Puisque tu distingues nettement qua tre classes de son, sans en apercevoir aussi clairement une cinquième, établissons bien la différence qui les sépare et voyons s'ils peuvent se produire isolément. En effet, tu m'accorderas sans doute qu'il peut se produire quelque part un son qui frappe l'air par moments et par intervalles semblables aux temps de cet iambe, sans qu'il y ait personne pour l'entendre : par exemple, lorsque l'eau tombe goutte à goutte, ou qu'un corps obéit à un mouvement. Or distingues-tu alors d'autre espèce de son que la première, où le nombre réside dans le son lui-même? — L’E. Je n'en vois aucune autre.

3. Le M. Que dire maintenant du son considéré dans l'organe même de l'auditeur? Peut-il exister si aucun son ne se produit au dehors? Je ne te demande pas si l'oreille a la vertu de percevoir un son qui vient à se produire : elle le possède, et cela en l'absence de tout son; le silence fût-il complet, la faculté d'entendre serait fort distincte de la surdité. Voici toute ma question : se cache-t-il dans le sens de l'ouïe des rapports d'harmonie, en l'absence même de tout son ? Posséder virtuellement des principes d'harmonie et percevoir un son harmonieux sont deux choses bien distinctes. Si tu touches du doigt une partie sensible du corps, ce mouvement est perçu par le tact chaque fois qu'il se renouvelle: ce mouvement ne peut donc être étranger à celui qui le ressent; aussi ne te demandé-je pas si le tact a la capacité de sentir, quand personne ne le touche; mais s'il renferme virtuellement les rapports selon lesquels le mouvement s'exécute ? — L’E. Il me semble peu vraisemblable que le sens de l'ouïe ne renferme pas en lui de tels rapports même quand aucun son ne le frappe : autrement il ne serait ni flatté de l'harmonie des sons ni choqué de leur discordance. Cette harmonie intérieure qui nous aide naturellement et sans le concours de la raison à trouver qu'un son est flatteur ou désagréable, est pour moi l'harmonie particulière au sens de l'ouïe. Ce sens en effet, l'ouïe, dis-je, n'acquiert pas cette faculté de distinguer les sons quand il les entend : les oreilles s'ouvrent de la même manière, que le son soit harmonieux ou discordant. — Le M. Prends bien garde de confondre ici deux choses fort distinctes.

Si l'on prononce un vers rapidement ou avec lenteur, la durée des temps change, quoique le rapport entre les pieds reste invariable. Par conséquent, l'impression agréable qu'il fait à l'oreille, dans son genre, est due à la faculté que nous avons d'approuver les sons harmonieux et de repousser les sons faux: mais l'impression qu'il produit en tant qu'il est prononcé plus ou moins vite, tient uniquement à la durée des sons qui frappent l'oreille. (467) L'impression est donc bien distincte selon que le son frappe ou ne frappe pas l'oreille. S'il y a de la différence entre entendre et n'entendre pas, il y en a également entre entendre deux sons d'inégale durée : l'impression se fait dans des limites précises, je veux dire, dans les limites du son qui la fait naître : elle varie avec l'iambe ou le tribraque, sa durée s'étend ou s'abrégé selon qu'on prononce l'iambe avec plus ou moins de lenteur, elle s'évanouit avec le son. Vient-elle d'un mot cadencé? Elle reproduit la cadence. Enfin elle ne peut exister qu'avec le son qui la fait naître : elle ressemble à la trace imprimée sur l'eau, trace qui se forme et qui disparaît selon que le corps est ou n'est pas en contact avec elle. Quant à cette faculté naturelle d'appréciation qui est localisée dans l'oreille, elle ne disparaît pas dans le silence, loin de la créer en nous, le son tombe sous son contrôle pour en être approuvé ou blâmé. Il faut donc distinguer avec soin ces deux phénomènes et reconnaître que l'harmonie née de l'impression que les sons produisent sur l'oreille s'élève et disparaît avec eux. De là cette conséquence : les rapports d'harmonie que renferme le son peuvent exister indépendamment de ceux qui naissent dans le cas où l'ouïe s'exerce, tandis que ces derniers ne peuvent exister sans eux.

 

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CHAPITRE III. DES RAPPORTS D'HARMONIE QUI NAISSENT DE LA PRONONCIATION OU QUI SE CONSERVENT DANS LA MÉMOIRE.
 

4. L’E. Je partage ton avis. — Le M. Il y a une troisième classe de rapports harmoniques, je veux dire ceux -qui naissent de la prononciation même : examine bien s'ils peuvent exister indépendamment de ceux qui résident dans là mémoire. Nous pouvons sans ouvrir la bouche et par la seule puissance de la pensée marquer des mesures musicales comme nous le ferions avec la voix. Cette harmonie provient donc d'une opération de l'âme, et comme il n'en résulte aucun son ni aucune impression pour l'oreille, elle forme une espèce tout à fait distincte des deux premières qui résident l'une dans le son, l'autre dans l'ouïe frappée par un son. Mais existerait-elle sans le concours de la mémoire? c'est le point à éclaircir. S'il était démontré que l'âme produit les mouvements qui s'exécutent dans le battement du pouls, le problème serait résolu : il est évident en effet que ce mouvement renferme une certaine cadence et qu'il a lieu sans le concours de la mémoire. Mais si on hésite à croire que ce rythme dépende de l'activité de l'âme, ce doute n'est plus permis pour le phénomène de la respiration. Ici personne ne peut méconnaître des rapports harmoniques dans l'intervalle régulier des temps, et moins encore l'activité de l'âme, puisqu'elle peut , avec le concours de la volonté, les modifier à l'infini. toutefois ces mouvements n'exigent aucunement l'exercice de la mémoire. — L’E. Il me semble que ces rapports sont tout à fait distincts de ceux qui forment les trois autres classes. Car bien que le pouls et la respiration varient selon les tempéraments, qui oserait soutenir qu'ils ne se produisent pas en vertu de l'activité de l'âme? Ces mouvements, en effet, malgré leur degré différent de vitesse ou de lenteur chez les divers individus, ne pourraient exister si l'âme n'en était le principe.

Le M. Porte donc maintenant ton attention sur cette quatrième espèce de rapports harmoniques qui résident dans la mémoire: s'il est vrai que nous puissions-les reproduire par la puissance du souvenir et qu'en passant à d'autres idées nous les laissons pour ainsi dire cachés dans les replis de la mémoire, il est de toute évidence qu'ils existent indépendamment des autres. — L’E. Je ne le conteste pas ils ne peuvent toutefois être confiés à la mémoire qu'à la condition qu'ils aient frappé l'oreille ou exercé la pensée: par conséquent, bien qu'ils subsistent, lorsque ces derniers s'évanouissent, ils ne peuvent se graver dans la mémoire qu'à la condition d'avoir été précédés par eux.

 

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CHAPITRE IV. DES RAPPORTS D'HARMONIE QUI SE RATTACHENT AU JUGEMENT : QUELLE EST, PARMI LES DIFFÉRENTES ESPECES D'HARMONIE, LA PLUS PARFAITE.
 

5. Le M. Je me range à ton avis. J'aurais voulu te demander immédiatement quels sont, parmi ces différentes espèces de nombres , les plus élevés : mais dans cette analyse que nous venons des faire il est offert à nous, je ne sais comment, une cinquième espèce de rapports (468) harmoniques: c'est le jugement naturel qui accompagne l'impression, et c'est en vertu de ce jugement que nous sommes charmés par la justesse des nombres ou choqués de leur défaut d'harmonie. Je suis donc loin de dédaigner l'opinion que tu viens d'émettre et d'après laquelle l'oreille serait incapable d'éprouver cette impression si elle ne révélait certains rapports d'harmonie. Crois-tu qu'on puisse rapporter un tel acte à quelqu'une des quatre classes précédentes ? — L’E. Il me semble qu'il y a là une nouvelle classe à établir. Car produire un son, comme font les corps; ou l'entendre comme fait l'âme dans le corps ; modifier la mesure en l'allongeant ou en l'abrégeant; la faire revivre dans la mémoire, voilà des phénomènes bien distincts de celui qui consiste à apprécier les nombres, et à exercer sur eux comme un contrôle en les trouvant justes ou faux.

6. Le M. Bien. Dis-moi maintenant quels sont les nombres qui te paraissent avoir la supériorité? — L’E. Ceux de la cinquième espèce. — Le M. Tu as raison: ils ne serviraient pas de règle pour apprécier les autres, s'ils ne leur étaient pas supérieurs. Mais je te demande quelle est, parmi les quatre autres, l'espèce qui te semble supérieure? — L’E. Celle qui réside dans la mémoire. Ces nombres en effet ont une durée plus longue que ceux qui se produisent dans le son, dans l'audition ou dans les mouvements de l'âme. — Le M. A ce titre tu préfères l'effet à la cause : car tu viens de dire que les nombres ne s'impriment dans la mémoire qu'à la suite d'autres nombres. — L’E. Je ne voudrais pas commettre cette inconséquence: mais je ne vois pas à quel titre je pourrais mettre un mouvement passager au-dessus d'un mouvement durable. — Le M. Ne t'inquiète pas de cette contradiction apparente. Si les choses éternelles sont supérieures aux choses temporelles, ce n'est pas une raison pour préférer, dans l'ordre des choses contingentes, celles qui subsistent quelque temps à celles qui passent plus vite. La santé, ne durât-elle qu'un jour, est sans contredit préférable à une longue maladie. Veux-tu comparer deux choses, bonnes en elles-mêmes? Mieux vaut lire un jour que d'écrire pendant plusieurs, si on lit en un jour tout ce qu'on écrit en plusieurs. Ainsi les mouvements qui se rattachent à la mémoire ont beau durer plus longtemps que ceux qui leur donnent naissance, il faut bien se garder de les mettre au-dessus des mouvements que nous accomplissons, je ne dis pas dans le corps, mais dans l'âme: car si le repos met fin à ces derniers, l'oubli efface les premiers. Il y a plus: les mouvements que nous accomplissons.semblent, avant même que nous cessions, disparaître à mesure que l'un succède à l'autre: le premier fait place au second, le second au troisième, et ainsi de suite, jusqu'au moment ou le repos même marque la fin du dernier. L'oubli, au contraire, efface plusieurs mouvements à la fois, quoique peu à peu; car ils ne restent pas longtemps dans la mémoire sans s'altérer. Par exemple, une idée qu'on ne retrouve plus dans sa mémoire au bout d'une année, commence à s'affaiblir au bout d'un jour : cet affaiblissement est peu sensible sans doute , mais on peut le présumer: car il n'est guère vraisemblable que l'idée disparaisse dans son ensemble la veille même du jour qui achève le cours de l'année: par conséquent il faut admettre qu'elle s'affaiblit du moment même qu'elle s'est fixée dans la mémoire. De là vient cette expression si commune « je ne m'en souviens guère, » chaque fois qu'on cherche au fond de la mémoire un souvenir qui ne s'est pas encore tout à fait éteint. Ainsi ces deux espèces de nombre sont périssables : mais on a raison de préférer celle qui est le principe de l'autre. — L’E. Je comprends et je suis de ton avis.

7. Le M. Maintenant donc, des trois autres espèces, quelle est la plus excellente et par conséquent la première? Montre-le-moi. — L. E. Cela n'est pas aisé. Si je prends pour axiome, que la cause est supérieure à l'effet, je dois logiquement accorder la prééminence aux nombres des sons : car nous les percevons par l'ouïe et en les percevant nous éprouvons une modification intérieure; par conséquent ils sont la cause des nombres que fait naître l'impression faite sur l'ouïe. Ces derniers qui résultent de nos sensations en produisent d'autres dans la mémoire et leur sont également supérieurs, puisqu'ils en sont la cause. Le sou. venir et la sensation étant des phénomènes de l'âme, je n'éprouve aucun embarras à mettre l'un au-dessus de l'autre: le point délicat à mes yeux c'est de voir que les nombres sonores, qui sont matériels, ou du mains inséparables de la matière, doivent avoir la prééminence sur ceux qui s'élèvent dans l'âme lorsque nous éprouvons une sensation; et d'un autre (469) côté comment n'auraient-ils pas cette prééminence, puisqu'ils sont la cause et que les autres sont l'effet? — Le M. Admire plutôt comment le corps agit sur l'âme. Cette influence n'existerait peut-être pas si, par l'effet du péché originel, le corps, que l'âme dans sa perfection première animait et gouvernait sans peine et sans embarras, n'eût été dégradé, soumis à la corruption et à la mort: toutefois il garde quelques traces de la beauté primitive et à ce titre il révèle suffisamment la dignité de l'âme quia conservé un reste de grandeur jusque dans son châtiment et ses infirmités. Ce châtiment, la sagesse suprême a daigné s'en charger dans un mystère ineffable et divin , lorsqu'elle a revêtu l'humanité en prenant, non le péché, mais la condition du pécheur. En effet elle a voulu naître, souffrir et mourir selon les lois de la nature humaine : sa bonté infinie l’a seule condamnée à cette humiliation, pour nous apprendre à éviter l'orgueil, cause légitime de tous nos maux, plutôt que les outrages qu'elle a essuyés malgré son innocence, à payer sans murmurer la dette que notre faute nous a fait contracter avec la mort, puisqu'elle l'a reçue elle-même sans y être condamnée. Les saints docteurs, bien plus éclairés que moi peuvent présenter, sur un si grand mystère , des considérations encore plus profondes et plus justes. Par conséquent nous ne devons plus être surpris que l'âme, agissant dans une enveloppe mortelle, ressente les modifications du corps,ni conclure de la supériorité de l'âme sur le corps que tout ce qui se passe en elle vaut mieux que ce qui se passe dans les organes.

Le vrai , j'imagine, te paraît supérieur au faux. — L’E. Quelle question ! — Le M. Eh bien ! l'arbre que nous voyons en songe existe-t-il réellement? — L’E. Non. — Le M. Il a pris cette forme dans notre imagination, tandis que l'arbre', qui est en face de nous, frappe nos sens. Donc, si le vrai vaut mieux que le faux, malgré la supériorité de l'âme sur le corps, la vérité dans le corps vaut mieux que l'erreur dans l'âme. Mais si la supériorité de cette vérité tient moins à son origine sensible qu'à son propre caractère, peut-être l'infériorité de l'erreur vient-elle moins de l'âme, où elle est, que de sa propre nature. Aurais-tu quelque objection à me présenter ? — L’E. Aucune. — Le M. Voici une autre explication qui sans être moins satisfaisante touche

 

1. Le dialogue a lieu à la campagne.

 

de plus près à la difficulté. Ce qui convient vaut mieux que ce qui ne convient pas: en doutes-tu ? — L’E. Loin de là , j'en suis con. vaincu. — Le M. Eh bien ! le vêtement qui sied à une femme n'est-il pas indécent pour un homme? — L’E. Assurément. — Le M. Pourquoi donc balancer à mettre les nombres sonores et matériels au-dessus de ceux à qui ils donnent naissance , bien que ces derniers soient des mouvements de l'âme et qu'elle soit supérieure au corps ? Raisonner ainsi c'est préférer des nombres à des nombres, une cause à ses effets; ce n'est pas mettre le corps au-dessus de l'âme. Car le corps est d'autant plus parfait qu'il reçoit de ces nombres de plus belles proportions: l'âme au contraire devient plus parfaite en s'arrachant aux impressions physiques, en renonçant aux mouvements de la chair pour se laisser épurer par les nombres divins de la sagesse (1). On lit en effet dans les saintes Lettres . « J'ai couru partout pour apprendre, pour considérer et chercher la sagesse et le nombre (2). » Et il faut entendre par ce mot de nombre, non les chants qui retentissent dans d'infâmes théâtres, mais, selon moi, l'harmonie que le vrai Dieu communique à l'âme et qu'elle transmet ensuite au corps, loin de la recevoir par le canal des sens. Mais ce n'est pas le moment de considérer ce mystère.

 

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CHAPITRE V. L’AME EST-ELLE MODIFIÉE PAR LE CORPS ? COMMENT SENT-ELLE ?
 

8. Pour prévenir l'objection que la vie d'un arbre est préférable à la nôtre, en ce que l'arbre dépourvu de sens, est insensible aux impressions que les corps font sur nos organes, examinons avec attention si le phénomène qu'on appelle entendre ne consiste que dans une impression du corps sur l'âme. Or, c'est le comble de l'absurdité de soumettre en quoi que ce soit l'âme au corps, comme une matière qu'il puisse modifier. L'âme en effet ne peut jamais être inférieure au corps; or, la matière est toujours inférieure à l'artisan. L'âme ne saurait donc jamais servir de matière au corps, ni le corps la façonner comme un artisan, ce qui aurait lieu si le corps était capable de créer en elle quelques rapports d'harmonie.

 

(1) Rétr. liv. 1, chap. XI, n. 2. — 2. Ecclé. VII, 26.

 

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Ainsi, quand nous entendons, il ne se produit pas. dans l'âme des mouvements sous l'influence des sons matériels. As-tu quelque objection à me faire? — L’E. Mais que se passet-il chez celui qui entend ? — Le M. Quel que soit ce secret qu'il nous sera peut-être impossible de découvrir ou d'expliquer, peut-il nous faire douter que l'âme ne soit meilleure que le corps? L'aveu de notre insuffisance est-il une raison pour assujettir l'âme au corps, pour dire qu'il est capable de la façonner, d'y imprimer les nombres, de telle sorte qu'il soit l'artisan, et. qu'elle ne soit qu'un instrument avec lequel il produise un effet d'harmonie? Si nous admettons ce point, il faut nécessairement reconnaître que l'âme est inférieure au corps, et qu'y a-t-il de plus déplorable, de plus horrible qu'une pareille opinion? Ainsi donc je vais essayer, dans la mesure des farces que Dieu daignera m'accorder, de découvrir et d'expliquer ce mystère. Si notre faiblesse commune, ou la mienne seule, empêche cette recherche d'avoir le succès que nous désirons, nous reprendrons nos investigations dans un moment de tranquillité, ou nous soumettrons le problème à des intelligences plus hautes, ou enfin nous renoncerons de bonne grâce à percer cette obscurité. Mais il ne faut pas pour cela laisser échapper les vérités que nous possédons. — L’E. Je veillerai de tout mon pouvoir à ce que ton principe ne s'ébranle pas dans mon esprit toutefois j'ai le plus vif désir de voir ce secret cesser d'être impénétrable.

9. Le M. Je vais tout de suite te découvrir ma pensée: suis-moi, ou, si tu le peux, prends les devants, quand tu verras que j'hésite ou que je m'arrête. Selon moi, le corps n'est impressionné par l'âme qu'autant qu'elle fait un effort d'activité: jamais non plus il ne la rend passive; c'est elle qui agit en lui et sur lui comme étant soumis à son empire par la volonté divine. Mais son activité se déploie librement ou rencontre des obstacles, selon que son plus ou moins de mérite lui fait trouver plus ou moins de docilité dans la nature matérielle. Ainsi donc les objets extérieurs qui frappent le corps ou se trouvent en sa présence produisent, non sur l'âme, mais sur le corps, un effet qui s'oppose ou s'associe au mouvement des organes. Aussi lorsque l'âme lutte contre le corps rebelle et qu'elle entraîne péniblement dans la voie où se dirige son activité, la matière qui lui est soumise, elle devient, en raison même de la difficulté qu'elle éprouve, plus attentive à ses actes. Cette difficulté, en tant que l'âme y fait attention et en a conscience, est appelée sensation, et elle prend le nom de douleur ou de peine. Si au contraire l'objet extérieur, qui frappe le corps ou se trouve à sa proximité, lui convient, elle réussit sans peine à le faire mouvoir soit dans son ensemble soit dans les parties dont le concours lui est nécessaire, vers le but de son activité, et cet acte, par lequel elle met le corps qui lui est uni en communication avec un corps étranger qui lui agrée, ne lui échappe pas, l'impression du dehors la faisant agir avec plus d'attention; et la convenance qu'elle y trouve, lui fait goûter une sensation de plaisir. N'y a-t-il pas d'aliments pour réparer le corps? Le besoin naît immédiatement : et, comme la difficulté attachée à cette opération rend l'âme plus attentive et éveille en elle la conscience, la faim, la soif et autres souffrances analogues se produisent. A-t-on fait un excès? L'estomac surchargé rend l'activité,plus pénible, l'attention s'éveille ; et comme cette opération n'échappe pas. à l'âme, la crudité se fait sentir. L'attention même accompagne l'acte par lequel l'excès de nourriture est rejeté, et la facilité ou la difficulté de cette évacuation engendre le plaisir ou la peine. Quand la maladie jette le trouble dans l'organisme, l'âme y porte son attention, cherchant à conjurer les défaillances ou la décomposition du corps, et c'est en vertu de cet acte accompagné de conscience, que l'âme, comme on dit, sent la maladie et la souffrance.

10. Pour abréger, il me semble que l'âme, lorsqu'elle sent dans le corps, n'en éprouve aucune modification passive, -mais agit plus attentivement dans les modifications qu'il subit; et que ces actes, faciles, quand ils lui sont sympathiques, pénibles, quand ils lui sont antipathiques, ne lui échappent pas; qu'en cela consiste tout le phénomène qu'on appelle sen. tir. Quant au sens qui est en nous, même quand nous ne sentons pas, c'est un organe physique que l'âme gouverne et dont elle se sert pour régler les sensations du corps, pour rapprocher les objets semblables, ou écarter les objets contraires à sa nature. Sans doute il y a en mouvement dans l'œil un agent lumineux, dans les oreilles, un air pur et subtil, dans les narines, une vapeur, dans la bouche, une substance fluide, dans le tact, un principe (471) visqueux. Mais que ces principes soient ou non localisés ainsi dans les organes, l'âme, les dirige avec calme, lorsque les éléments de la santé se combinent dans une harmonie parfaite; se rencontre-t-il des éléments qui rendent pour ainsi dire le corps hétérogène, aussitôt elle se livre à des actes plus attentifs, mieux appropriés aux parties affectées, aux organes en souffrance; c'est à ce titre qu'elle voit, qu'elle entend, qu'elle flaire, qu'elle goûte, qu'elle sent par le toucher, pour employer le langage ordinaire : et dans ces opérations, elle prend plaisir à assimiler les objets sympathiques ; elle souffre en repoussant les éléments contraires. Voilà les actes que, selon moi, l'âme accomplit à propos des modifications du corps, loin d'éprouver les mêmes modifications.

11. 0r, il s'agit maintenant d'expliquer les nombres qui sont produits par les sons et de discuter sur le sens de l'ouïe : il n'est donc pas nécessaire de s'étendre longuement sur les autres sens. Ainsi, revenons à la question et examinons si le son produit quelque impression sur I'ouïe: Diras-tu que non? — L’E. Cent fois non. — Le M. Eh quoi ? ne m'accorderas-tu pas que l'oreille est un organe vivant ? — L’E. le l'accorde. — Le M. Donc puisque le fluide, qui circule dans cet organe (1), est mis en -mouvement par la percussion de l'air, faut-il penser que. Pâme, qui, avant d'entendre ce son, communiquait intérieurement à l'appareil de l'ouïe le mouvement et-la vie, ait suspendu l'action insensible par laquelle elle animait l'organe, ou bien qu'elle communique au fluide ébranlé au dehors, le même mouvement qu'elle faisait, avant que le son ne s'introduisît dans l'oreille? — L’E. Assurément ce n'est pas- le même mouvement. — Le M. Et si ce n'est pas le même mouvement, ne faut-il pas voir là un acte de l'âme, plutôt qu'une modification purement passive ? — L’E. C'est vrai. — Le M. Nous avons donc raison de croire que l'âme a conscience de ses mouvements, soit qu'on les appelle actes, opérations, ou qu'on emploie un terme plus expressif, s'il existe, pour les désigner.

12. Ces actes s'accomplissent même à la suite d'impressions produites sur le corps: par exemple, lorsque les objets interceptent la lumière, que le son s'introduit dans l'oreille,

 

(1) Il  y a là comme au pressentiment des ondes sonores de la physique moderne.

 

les émanations des corps dans les narines, les saveurs dans le palais, lorsque le reste du corps est en contact avec des objets extérieurs, solides et palpables; ou que, dans le corps lui-même, un organe passe d'un lieu à un autre, ou qu'enfin le corps entier lui-même s'ébranle par une impulsion intérieure ou extérieure tous ces actes que l'âme accomplit à la suite des impressions physiques, lui plaisent quand elle s'y associe, lui déplaisent, quand elle y résiste. Que si elle souffre de ces opérations; c'est un effet de sa propre activité, et non du corps. Mais dans ce cas elle se prête docilement aux impressions physiques: car alors elle s'appartient moins, le corps étant toujours au-dessous de l'âme.

13. Si donc elle abandonne le Maître pour l'esclave, elle se dégrade nécessairement mais si elle abandonne l'esclave pour le Maître, nécessairement elle se perfectionne, et; tout ensemble, fait à l’esclave une existence douce, sans peine ni tracas, laquelle n'exige, dans son calme profond, aucun. effort d'activité. Cet état du corps est ce qu'on appelle la santé. La santé n'exige aucune attention de notre part, non que l'âme soit alors inactive dans le corps., mais aucun acte ne lui coûte moins de peine. Dans tous nos actes en effet l'attention est d'autant plus excitée que l'oeuvre est plus difficile. Mais la santé n'arrivera à son plus haut point de force et de solidité que lorsque notre corps sera rendu à sa perfection première (1) , dans le temps et dans l'ordre qui lui sont fixés, et il est salutaire de croire à. cette résurrection, avant même d'en avoir la pleine intelligence.

Au-dessus de l'âme, il n'y a que Dieu, au-dessous d'elle, que le .corps, si on considère l'âme avec toutes ses facultés dans toute leur puissance. Comme elle ne peut posséder la plénitude de son être sans son Maître, elle ne peut dominer sans son esclave ; et si son Maître est plus qu'elle, son esclave est moins qu'elle. Aussi, quand elle est tournée tout entière vers son Maître , elle comprend ses grandeurs éternelles, son être s'agrandit, et par elle, celui de l'esclave. Mais si, devenue indifférente pour son Maître, elle se laisse entraîner vers l'esclave par la concupiscence de la chair, alors elle ressent les mouvements qu'elle exécute pour lui, et s'amoindrit; toutefois, dans son abaissement, elle est encore plus

 

1. Rét. liv. 1, chap. XI, n. 3.

 

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grande que l'esclave, eût-il toutes les prérogatives de sa nature. Mais, par la faute de sa maîtresse, il a une existence bien inférieure à l'existence qu'il possédait, tandis qu'elle-même, avant sa faute, vivait d'une vie plus parfaite.

14. Aussi, tout périssable et tout fragile que soit le corps, l'âme n'en est maîtresse qu'à force de peine et d'attention. Là est la source de l'erreur qui lui fait mettre les, plaisirs des sens, dans lesquels la matière se prête docilement à son attention, au-dessus de la santé elle-même qui n'exige aucun effort d'attention. Faut-il donc s'étonner si les chagrins se multiplient en elle, puisqu'elle préfère l'inquiétude à la sécurité ? Si elle se tourne vers son Maître, elle voit naître une nouvelle préoccupation, la crainte d'en être détournée, jusqu'à ce qu'elle sente s'arrêter le mouvement impétueux des passions de la chair, devenu effréné par la force d'une habitude invétérée et qui mêle au retour de l'âme à Dieu le désordre des souvenirs. Quand les mouvements qui l'entraînaient vers les choses extérieures se sont apaisés, elle goûte intérieurement ce libre repos dont le sabbat est le symbole; alors elle reconnaît que Dieu seul est son maître, le seul maître que l'on serve avec une entière liberté. Quant aux mouvements de la chair, elle ne les étouffe pas avec la même puissance qu'elle les développe: car, si le péché dépend d'elle, la punition attachée au péché est hors de son pouvoir. L'âme en elle-même est une force puissante, mais elle ne garde pas au même degré le pouvoir d'étouffer les passions. Elle est plus forte au moment du péché; après le péché, elle est affaiblie par un effet de la loi divine et moins capable de détruire son propre ouvrage. « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). » Le mouvement de l'âme, en tant qu'il garde sa vivacité et qu'il n'est pas encore effacé, subsiste donc, comme on dit, dans la mémoire; et, lorsque l'âme prend une autre direction, le mouvement intérieur n'étant plus pour ainsi dire dans le coeur va en s'affaiblissant, à moins que dans l'intervalle il ne se renouvelle sous l'influence de mouvements analogues.

15. Je voudrais bien savoir si tu n'as rien à opposer à ces explications. — L’E. Tes raisons me semblent plausibles et j'aurais mauvaise grâce à ne pas m'y rendre. — Le M. Donc,

 

2. Rom. VII, 24, 25.

 

puisque la. sensibilité consiste à réagir contre les mouvements produits dans le corps, tu ne penses pas sans doute que notre insensibilité quand on nous coupe un os, les ongles, les cheveux, vient de ce que ces substances n'ont aucune vie en nous; dans ce cas en effet elles ne feraient pas partie de l'organisme , elles ne pourraient ni s'y nourrir, ni s'y développer, ni se reproduire. La vraie raison, c'est que l'air, cet élément si subtil, n'y pénètre pas assez librement pour que l'âme puisse riposter par un mouvement aussi rapide que la réaction qu'elle oppose dans le phénomène de la sensation. C'est ainsi qu'on peut comprendre la vie dans les arbres et dans le règne végétal, sans qu'on puisse à aucun titre la mettre au-dessus, je ne dis pas de la vie de l'homme, qui a le privilège de la raison , mais de l'existence des bêtes. Il est fort différent en effet d'être insensible par suite d'une absolue privation d'intelligence, ou par l'effet d'une excellente santé ; car ici, il y a absence d'organes capables d'être ébranlés pour résister aux impressions du corps, et là, absence d'impression. — L’E. J'approuve tes idées et je me range entièrement à ton avis.

 

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CHAPITRE VI. DES TROIS DERNIÈRES ESPÈCES DE NOMBRES ORDRE ET NOM DE TOUTES LES ESPÈCES.
 

16. Le M. Reviens donc avec moi à notre sujet et réponds à cette question: des trois espèces de nombres qui ont leur principe dans la mémoire, dans la sensibilité et dans le son, lesquels te semblent les premiers et les plus parfaits? — L’E. Les nombres sonores me semblent inférieurs à ceux qui sont dans l'âme et qui ont pour ainsi dire la vie; quant aux deux autres, je ne sais trop lequel mérite la prééminence; toutefois, comme nous avons déjà avancé que les nombres qui ont l'activité pour principe, ont, sur ceux qui résident dans la mémoire, la supériorité de la cause sur l'effet, peut-être faut-il, en vertu du même raisonnement, mettre ceux qui sont dans l'âme, quand nous entendons, au-dessus de ceux qui, à leur occasion, se produisent dans la mémoire. — Le M. Cette réponse a quelque chose de plausible. Mais nous venons de voir que les nombres qui résident dans la sensibilité, ne sont au fond que des actes de l'âme; comment donc (473) pourras-tu les distinguer de ceux qui ont l'activité de l'âme pour principe, comme nous l'avons déjà observé, et qui se produisent lorsque l'âme, même dans le silence et sans aucun souvenir, se livre à un mouvement harmonique avec de justes intervalles de temps? Ne serait-ce pas que les uns naissent, quand l'âme se porte vers le corps qui lui est uni, et les autres, quand l'âme, en entendant les sons, réagit contre les impressions du corps? — L’E. Je comprends cette différence. — Le M. Eh bien ! De faut-il pas admettre fermement que les mouvements harmoniques de l'âme vers le corps sont d'un ordre supérieur à ceux qu'elle oppose aux impressions du corps? — L’E. Je trouve un caractère d'indépendance mieux marqué dans ceux qui s'exécutent intérieurement et en silence, que dans ceux qui ont pour objet le corps ou les impressions du corps. — Le M. Nous avons donc distingué et classé, d'après leur supériorité relative, cinq espèces de nombres; à présent il faut les désigner par des termes convenables, pour éviter les circonlocutions dans notre entretien. — L’E. Volontiers. — Le M. Appelons les premiers, nombres de jugement; les seconds, nombres de progrès (1); les troisièmes, nombres de réaction (2); les quatrièmes, nombres de mémoire, les cinquièmes, nombres sonores.— L’E. J'y consens et j'emploierai très-volontiers ces dénominations.

 

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CHAPITRE VII. LES NOMBRES DE JUGEMENT SONT-ILS ÉTERNELS?
 

17. Le M. Renouvelle donc ton attention et dis-moi si, parmi les nombres, il y en a d'éternels ou s'ils disparaissent tous et s'évanouissent avec leurs temps ? — L’E. Les nombres de jugement seuls, à mon sens, sont éternels quant aux autres, ils s'évanouissent aussitôt qu'ils paraissent, ou ils s'effacent de la mémoire et périssent dans l'oubli. — Le M. Ainsi tu es également convaincu et de l'éternité des premiers et de l'existence fugitive de tous les autres : mais ne faut-il pas examiner avec plus d'attention si les nombres de jugement sont

 

(1) Progressores : c'est-à-dire, qui résultent des mouvements de lime vers le corps, lorsqu'elle n'est pas avertie par les sons du dehors.

(2) Occursores, c'est-à-dire, ceux qui résultent des mouvements par lesquels l'âme va à la rencontre, s'oppose aux impressions que le corps a reçues (voir le chapitre V). Cette terminologie recouvre des idées très-précises, et d'ailleurs les philosophes ne se sont jamais interdit ces néologismes, pour rendre leur pensée et éviter les périphrases. Voir le chap. IX, où l'auteur explique lui-même toutes ces distinctions.

 

vraiment éternels? — L’E. Examinons donc cette question. — Le M. Réponds-moi : Quand je mets plus ou moins de temps à débiter un vers, sans toutefois violer la règle des temps qui unit tous les pieds dans le même rapport de 1 à 2 (1), y a-t-il là une illusion dont ton oreille soit dupe? — L’E. Pas le moins du monde. — Le M. Et le son que rendent ces syllabes plus brèves et pour ainsi dire plus fugitives, peut-il se prolonger au delà du temps où il se fait entendre? — L’E. Evidemment non. — Le M. Or, si les nombres de jugement étaient assujettis, par le lien du temps , aux mêmes intervalles que les nombres sonores, pourraient-ils servir à apprécier, à juger ces nombres sonores, qui, quoique débités plus lentement, n'en sont pas moins soumis à la règle du vers iambique? — L’E. Aucunement. — Le M. Ainsi donc, les nombres supérieurs qui servent à juger les autres, ne sont pas enchaînés dans des intervalles plus ou moins longs de temps? — L’E. C'est tout à fait probable.

18. Le M. Tu as raison d'approuver. Cependant voici une objection. Si ces nombres étaient tout à fait indépendants de la durée, quelque temps que je misse à prononcer des sons en observant les intervalles réguliers qu'exige l'iambe, je n'en aurais pas moins le droit de les employer pour juger. Bref, si je mettais à prononcer une seule syllabe le temps qu'un homme en se promenant met à faire trois pas, si je doublais ce temps, pour en prononcer une autre et, qu'en continuant ainsi, je composasse une série indéfinie d'iambes, le rapport de 1 à 2 serait à coup sûr fidèlement respecté, et cependant je ne pourrais avoir recours à ce jugement naturel pour vérifier de pareilles mesures. N'est-ce pas ton avis? — L’E. Je ne puis te refuser mon approbation : à mon sens, c'est évident. — Le M. Donc ces nombres de jugement sont renfermés dans de certaines limites de temps: ils ne peuvent en sortir, pour remplir leur office de juges, et ils se refusent à apprécier tout ce qui en sort. Mais s'ils sont enfermés dans des intervalles de temps déterminés, je ne vois plus comment ils peuvent être éternels. — L’E. Ni moi je ne vois plus ce que je puis répondre. Mais, tout en préjugeant moins de leur caractère d'éternité, je n'en saisis pas mieux la raison qui démontre leur caducité. Car, quels que soient les intervalles

 

(1) Le vers est par conséquent iambique U¯.

 

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qui tombent sous leur contrôle, il est fort possible qu'ils gardent éternellement cette propriété de juger. En effet, ils ne peuvent être effacés par l'oubli, comme les autres; ils n'ont pas la même durée que les sons ni la même étendue que les nombres de réaction; ils ne sont ni conduits ni prolongés comme les mouvements de progrès : car ces deux derniers nombres ne durent que le temps même de l'acte accompli; or les nombres de jugement restent immuables, peut-être dans l'âme, à coup sûr au fond de la nature humaine, et, quoiqu'ils varient entre des limites plus ou moins éloignées, ils servent de règle aux nombres qui se produisent, pour les approuver, s'ils sont harmonieux, pour les censurer, s'ils sont faux.

19. Le M. Au moins m'accorderas-tu que, parmi les hommes, les uns sont plus vifs, les autres plus lents à sentir les nombres défectueux, et que la plupart n'en apprécient les défauts que par comparaison avec les nombres irréprochables, après avoir- expérimenté l.'harmonie des uns et la discordance des autres? — L’E. D'accord. — Le M. Et d'où vient cette différence, sinon de la nature ou de l'exercice, ou de ces deux causes réunies? — L’E. Elle ne peut venir, à mon sens, que de ces deux causes. — Le M. Est-il possible qu'un homme apprécie et sente, dans toute leur justesse, des intervalles de temps dont un autre est incapable de mesurer l'étendue? — L’E. C'est possible, je le crois. — Le M. Eh ! si celui qui est incapable de sentir aussi profondément, s'exerce et joint l'étude à d'heureuses dispositions naturelles, pourra-t-il acquérir cette faculté? — L’E. Sans aucun doute. — Le M. Mais ses progrès peuvent-ils aller jusqu'à juger de mouvements plus vastes? Peut-il devenir capable, du moins en dehors des interruptions du sommeil, de saisir, dans ses rapports simples et compliqués, la succession des heures et des jours, des mois et des années, de la comprendre, à l'aide du jugement, et de l'approuver par un signe d'assentiment comme une série d'iambes en mouvement (1)? — L’E. Il ne le peut. — Le M. Et pourquoi ne le pourrait-il? N'est-ce pas parce que chaque espèce d'êtres vivants a reçu , dans une exacte proportion avec l'ensemble des êtres, une capacité particulière pour apprécier les rapports d'espace et

 

(1) Image charmante. Les heures sont au jour, les mois à l'année, comme les brèves aux longues dans un iambe.

 

de temps? Car, si leur corps est proportionné à l'ensemble de l'univers dont ils font partie, si leur durée est proportionnée à tous les siècles dont ils sont un point, leur manière de sentir ne l'est-elle pas aux actes qu'ils accomplissent conformément au mouvement universel dont ils sont comme un élément?

C'est ainsi qu'en renfermant tout, le monde, souvent appelé dans l'Ecriture le ciel et la terre, est plein de grandeur : et il garde sa grandeur soit qu'on diminue soit qu'on augmente, dans une juste proportion, ses différentes parties. Et en effet, dans l'immensité des temps et des lieux, rien n'est grand, rien n'est petit absolument, mais d'après le degré de grandeur ou de petitesse qui sert de point de comparaison. Si donc, pour suffire aux actes de la vie charnelle, il a été donné à la nature humaine un sens dont la portée ne s'étend qu'à apprécier les intervalles de temps proportionnés à ce mode d'existence, ce sens est soumis à la même condition de mortalité que la nature humaine dégradée. L'habitude, dit avec raison le proverbe, est une seconde nature, une nature, pour ainsi parler, artificielle. Or l'expérience nous apprend que certains sens, qui, dans leur vivacité originelle, s'étaient formés par l'habitude à juger les objets matériels de toute espèce, ont été étouffés et anéantis par une autre habitude.

 

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CHAPITRE VIII. TOUS LES NOMBRES SONT SOUMIS AU CONTRÔLE DES NOMBRES DE JUGEMENT.
 

20. Du reste, quelles que soient les propriétés des nombres de jugement, leur prééminence éclate par le doute même, ou du moins par la recherche laborieuse que nous vaut la question de savoir s'ils sont périssables. Car, les autres nombres ne soulèvent pas même ce problème : et, sans les embrasser précisément tous, parce que quelques-uns s'étendent au delà de leur domaine, les nombres de juge. ment en soumettent toutes les espèces à leur contrôle. En effet, les nombres de progrès, dans leur tendance à produire sur les organes une opération harmonique, sont modifiés par l'influence secrète des nombres de juge. ment. Qu'est-ce qui, dans une promenade, nous empêche de marcher à pas inégaux; quand nous frappons, de mettre entre les (475) coups des intervalles inégaux; de mouvoir inégalement les mâchoires dans le boire et le manger et, en grattant, de frotter inégalement avec les ongles? enfin, pour rie point passer en revue une foule d'autres opérations, dans tous nos actes réfléchis, que sentons-nous à travers nos organes qui mette en quelque sorte un frein aux mouvements inégaux et, par un ordre sûr, cherche à les ramener à une cadence égale ? C'est je ne sais quel principe de jugement qui manifeste l'action de Dieu dans la créature : car il faut faire remonter jusqu'à lui toute proportion et toute harmonie.

21. Quant aux nombres de réaction., qui, loin de n'obéir qu'à leur propre impulsion, sont dirigés contre les impressions du corps, ils tombent sous le contrôle des nombres de jugement et en sont contrôlés, dans toute l'étendue des intervalles que la mémoire peut saisir et garder. Car nous sommes absolument incapables d'apprécier un nombre, qui se compose d'intervalles de temps, sans le secours de la mémoire. Si brève que soit une syllabe du commencement à la fin, le commencement se fait entendre à un moment, et la fin, à un autre. Donc, dans cet intervalle, de temps si court, elle s'étend; elle a un milieu par lequel elle va de son commencement à sa fin. Ainsi le raisonnement découvre que l'étendue, soit dans le temps, soit dans l'espace, est susceptible de divisions à l'infini, et par conséquent il n'est pas de syllabe dont on entende à la fois le commencement et la fin. Donc, dans l'acte d'entendre la syllabe la plus brève, si la mémoire ne vient à notre aide, afin de reproduire, au moment où la fin de la syllabe retentit, le mouvement qui s'est opéré en entendant le commencement, nous n'aurons rien entendu. De là vient que, lorsque nous sommes distraits, nous croyons n'avoir pas entendu des gens qui nous parlent; ce n'est pas que l'âme ne produise des nombres de réaction : car le son des paroles frappe l'oreille, et, dans cette modification des organes, l'âme ne peut rester inactive , mais est uniquement réduite à agir autrement que si cette impression n'avait pas lieu; la véritable raison est donc que la distraction fait immédiatement cesser le mouvement dans sa naissance; car s'il subsistait, il subsisterait dans la mémoire, et par là nous reconnaîtrions bien que nous avons entendu. Si un esprit lourd a quelque peine à comprendre les intervalles que le raisonnement nous fait découvrir dans une syllabe brève, du moins personne ne doute que l'âme ne soit incapable d'entendre deux brèves simultanément. Car la seconde ne frappe l'oreille qu'après que la première l'a frappée: or comment entendre simultanément ce qui ne frappe pas simultanément l'oreille? Donc, de même que nous trouvons un secours pour saisir les intervalles entre divers points de l'espace, dans la diffusion des rayons lumineux, qui, du cercle étroit de nos prunelles, se projettent dans l'espace et sont si bien du ressort de nos organes que, tout répandus qu'ils sont sur les objets éloignés que nous voyons, ils reçoivent encore l'impulsion de notre âme; de même, dis-je, que la diffusion des rayons lumineux nous aide à saisir les différents points de l'espace de même la mémoire, sorte de lumière qui se répand sur les intervalles du temps, embrasse ces intervalles aussi loin qu'elle est capable, si j'ose ainsi dire, d'étendre sa puissance et son action. Et quand un son, sans intervalles déterminés, frappe longtemps l'oreille et qu'il s'en produit un autre, à un certain moment, d'une étendue double ou égale, l'attention concentrée sur le son qui se prolonge sans fin, refoule le mouvement éveillé au moment où l'âme songeait au son qui venait de s'évanouir , et par suite ce mouvement disparaît de la mémoire. Par conséquent, si les nombres de jugement ne peuvent servir, en dehors des nombres de progrès dont ils modifient même l'allure, qu'à apprécier les nombres que la mémoire leur présente comme une servante, ne doivent-ils pas être considérés comme susceptibles de se prolonger pendant un espace de temps déterminé? L'important est de reconnaître la limite précise de temps où leur appréciation nous échappe et où elle se fixe dans la mémoire. Il en est de cette étendue comme des formes qu'il est du ressort des yeux d'apprécier; car nous ne pouvons déterminer si ces formes sont rondes ou carrées, si elles ont telle ou telle propriété réelle et positive, ni en faire l'expérience, sans les approcher de nos regards : et si, en apercevant une face, nous oublions ce que nous avons observé dans une autre, tout l'effort de notre jugement est stérile : car ce jugement exige un certain intervalle de temps, et la mémoire doit veiller à combler cet intervalle.

22. Quant aux nombres de mémoire, il est (476) bien plus évident que nous les apprécions avec les nombres de jugement, et que c'est le souvenir qui nous les représente encore. Car si les nombres de réaction ne sont appréciés qu'autant qu'ils sont représentés à l'esprit par la mémoire, il est bien plus vrai de dire que ceux auxquels le souvenir nous ramène, après d'autres efforts d'activité, subsistent et se retrouvent dans la mémoire, comme si nous les y avions mis en dépôt. Que faisons-nous en effet, en évoquant nos souvenirs? Ne cherchons-nous pas à retrouver un dépôt? Or, un mouvement, qui ne s'est pas encore effacé, se représente à l'esprit, à propos de mouvements analogues, et c'est là ce qu'on appelle souvenir. C'est de cette façon que nous reproduisons en esprit ou par le jeu des organes des mouvements antérieurs. Et comment reconnaissons-nous qu'ils ne se présentent pas pour la première fois, mais qu'ils reviennent à l'esprit? C'est qu'ils se reproduisaient avec peine, au moment qu'ils se fixaient dans la mémoire et que nous avions besoin d'un avertissement pour les suivre : au contraire, lorsque cette peine a disparu, qu'ils se plient docilement aux ordres de la volonté, à leur moment et dans leur ordre, et qu'ils ont acquis la souplesse de ces mouvements qui, plus profondément gravés dans l'esprit, s'accomplissent par leur propre impulsion, notre pensée fût-elle occupée ailleurs , alors nous nous apercevons qu'ils ne se produisent pas pour la première fois.

Nous avons encore, selon moi, un autre moyen de nous apercevoir qu'un mouvement actuel s'est produit antérieurement en nous. C'est de le reconnaître, en comparant grâce à la lumière de la conscience, les derniers mouvements, plus vifs sans aucun doute, de l'opération accomplie au moment du souvenir, avec les mouvements plus calmes que reproduit la mémoire : cette reconnaissance, cette revue n'est que le souvenir.

Ainsi les nombres de jugement apprécient les nombres de mémoire, non isolés, mais accompagnés des nombres d'action ou de réaction, ou de tous deux ensemble : car ce sont ces derniers qui les tirent de leurs profondeurs et les mettent en lumière, et qui, renouvelant pour ainsi dire leurs traces effacées, les représentent à l'esprit. Donc, puisque les nombres de réaction ne sont appréciés qu'autant que la mémoire les met en présence des nombres de

jugement, à leur tour les nombres de mémoire, qui subsistent dans le souvenir, peuvent être reproduits par les nombres de réaction et ainsi être appréciés : toutefois il y a cette différence que, pour faire tomber les nombres de réaction sous les prises du jugement, la mémoire doit reproduire les traces toutes fraîches qu'ils ont laissées dans leur fuite rapide, tandis que quand nous apprécions avec l'oreille les nombres de mémoire, les mêmes traces se renouvellent par le retour des nombres de réaction.

Quant aux nombres sonores, est-il besoin d'en parler? Ils sont appréciés parle concours des nombres de réaction, lorsqu'ils frappent l'oreille. Et s'ils retentissent sans qu'on les entende, ils échappent à notre jugement, personne n'en doute. Il en est des danses et autres mouvements visibles comme des sons qui sont transmis par l'appareil de l'ouïe : les rapports de temps y sont appréciés par le jugement aidé de la mémoire.

 

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CHAPITRE IX. IL Y A DANS L’AME D'AUTRES NOMBRES SUPÉRIEURS AUX NOMBRES DE JUGEMENT.
 

23. Puisqu'il en est ainsi, essayons d'aller au delà des nombres de jugement, si nous le pouvons, et examinons s'il n'y en a pas d'autres qui leur soient supérieurs. Sans doute ils ne nous laissent point apercevoir les intervalles du temps : toutefois ils ne servent qu'à juger les mouvements qui ont lieu dans la durée, et ceux-là seulement qui peuvent être associés par la mémoire. Aurais-tu quelque objection à me présenter? — L’E. Je suis singulièrement frappé des propriétés et de la puissance des nombres de jugement : c'est d'eux que semblent relever toutes les fonctions des sens. Ainsi quelle espèce de nombre pourrait-on découvrir au-dessus d'eux? Je ne le vois pas. — Le M. Nous ne risquons rien en cherchant avec une attention nouvelle. Car, ou nous découvrirons dans l'âme des nombres supérieurs aux nombres de jugement, ou nous nous convaincrons qu'ils sont les plus élevés, si leur supériorité nous est clairement démontrée. Ne pas exister, ou échapper à notre intelligence et à celle de tout autre homme, sont deux choses bien différentes. Mais que se (477) passe-t-il quand nous chantons ce vers si connu de nous

 

Deus creator omnium (1) ?

 

Nous l'entendons par les nombres de réaction, nous le reconnaissons par les nombres de mémoire, nous le prononçons par les nombres de progrès, nous en sommes ravis par l'effet des nombres de jugement , et nous l'approuvons à l'aide d'autres nombres cachés: oui , il la des nombres cachés qui s'élèvent après eux et qui décident souverainement de ce ravissement même qui est comme la décision des nombres de jugement. Tu ne confonds pas sans doute le ravissement des sens et les appréciations de la raison. — L’E. Ce sont deux choses fort différentes, je l'avoue. Mais le mot me jette tout d'abord dans l'embarras: je ne vois pas trop pourquoi on n'appellerait pas plutôt nombres de jugement ceux qui renferment un élément de raison que ceux qui renferment un élément de plaisir; puis, j'appréhende fort que ces appréciations de la raison dont tu parles, ne soient qu'un jugement plus attentif qu'ils portent sur eux-mêmes ; par conséquent, loin qu'il y ait des nombres distincts pour le plaisir et pour la raison, ce sont les mêmes nombres qui, tantôt servent à apprécier les mouvements des organes, lorsqu'ils sont reproduits, comme nous l'avons démontré tout à l'heure, par la mémoire, tantôt s'isolent des organes pour s'apprécier eux-mêmes avec plus d'élévation et de pureté.

24. Le M. Ne t'embarrasse pas des mots quand tu comprends la chose: les termes sont moins imposés par une loi naturelle que par une convention. Quant à ton opinion que ces nombres se confondent et ne forment pas deux classes distinctes, tu y es sans doute entraîné par la pensée que c'est la même âme qui en est le principe : mais tu dois songer que, dans les nombres de progrès, l'âme ébranle les organes ou se met en mouvement vers les organes; que, dans les nombres de réaction, c'est la même âme qui va au-devant des impressions du corps; que, dans les nombres de mémoire, c'est l'âme encore qui flotte au gré de leurs mouvements, jusqu'à ce que leur agitation se calme. Donc, quand nous classons et quand nous distinguons ces deux sortes de nombres, nous ne faisons qu'analyser les mouvements,

 

(1) C'est le premier vers de l'hymne de saint Ambroise : Augustin l'avait souvent entendu chanter à Milan.

 

et les dispositions d'un seul et même être, je veux dire l'âme. Ainsi nous établissons des distinctions entre les mouvements de l'âme, quand elle est en présence des modifications des organes, comme dans la sensation; ou quand elle se dirige vers les organes, comme dans l'action ; ou quand elle conserve le résultat de tous ces mouvements, comme dans le souvenir; nous devons donc , d'après la même méthode, distinguer l'acte d'agréer ou de repousser les mouvements qui naissent pour la première fois dans l'âme ou se réveillent dans la mémoire, par le seul effet du plaisir et du déplaisir qu'ils nous causent, selon qu'ils sont justes ou faux; nous devons, dis-je , distinguer cet acte du raisonnement en vertu duquel nous apprécions si ce plaisir ou ce déplaisir est légitime. Par conséquent si nous avons distingué plus haut trois sortes de nombres , nous en trouvons deux ici ; et, s'il nous a paru logique de conclure que l'oreille, sans être remplie de certains principes d'harmonie, était incapable d'être flattée par des intervalles de temps réguliers ou d'être choquée par la confusion de ces temps, il doit paraître également logique que la raison , qui vient par-dessus cette émotion, ne saurait, sans le concours de principes plus élevés, apprécier l'harmonie, qui est au-dessous de sa sphère.

Si cette analyse est exacte , on trouve évidemment cinq espèces de nombres dans l'âme, et si tu y ajoutes ces nombres matériels que nous avons appelés sonores, tu reconnaîtras six espèces de nombres dans leur ordre respectif. Et maintenant, si tu le veux bien, appelons « sensibles (1), » les nombres qui avaient usurpé le premier rang à notre insu et réservons le titre plus noble de nombres de jugement à ceux qui, comme nous l'avons découvert, s'élèvent au-dessus d'eux: je serais aussi d'avis de changer le nom des nombres sonores, parce que si on les désigne par le terme de physiques, ils marqueront plus clairement ceux qui se manifestent dans la danse et tout autre mouvement visible. Toutefois je voudrais savoir si tu souscris à tout ce que je viens de dire. — L’E. J'y souscris entièrement, cartes paroles sont pour moi pleines de clarté et d'évidence. Je comprends aussi le changement de terme que tu viens d'introduire.

 

81) C'est-à-dire, relevant du sentiment.

 

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CHAPITRE X. DU RÔLE QUE JOUE LA RAISON DANS L'ÉTUDE DE LA MUSIQUE DONT LE CHARME TIENT EXCLUSIVEMENT A UN RAPPORT D'ÉGALITÉ.
 

25. Réfléchis maintenant à la puissance de la raison, autant que nous pouvons la saisir dans ses manifestations. Pour me renfermer dans ce qui a trait à cet ouvrage, c'est elle qui d'abord a observé en quoi consistait une belle modulation et reconnu qu'elle dépendait d'un mouvement libre, sans autre fin que sa propre beauté. Puis, elle a remarqué que dans les mouvements des corps, il y avait une différence marquée tantôt par des intervalles de temps plus ou moins longs, tantôt par des battements de mesures, plus ou moins lents. Cette distinction établie, elle a découvert le secret de changer en nombres de diverses espèces la durée du temps, en la divisant par intervalles proportionnés et en rapport avec les besoins de l'oreille humaine ; elle en a parcouru la série graduellement jusqu'à la cadence particulière au vers. En dernier lieu elle a réfléchi au rôle que, pour mesurer, produire, sentir et garder ces nombres, jouait l'âme dont elle est la partie maîtresse ; elle a distingué les mouvements de l'âme et des sens ; elle a reconnu qu'elle ne pouvait elle-même remarquer tous ces mouvements, les discerner, les compter avec justesse, sans le concours de nombres qui n'appartenaient qu'à elle, et, par une décision souveraine, elle les a mis au-dessus de tous les nombres de l'ordre inférieur.

26. Réduite à l'émotion délicieuse qui lui est propre, la raison, quand elle apprécie la succession des temps et qu'elle modifie ces mouvements par son influence souveraine, se pose cette question: Qu'est-ce qui nous charme dans l'harmonie sensible ? Est-ce autre chose qu'une certaine symétrie et des intervalles de temps également mesurés? Le pyrrhique, le spondée, l'anapeste, le dactyle, le procéleusmatique , le dispondée, auraient-ils pour nous quelque charme, si leurs deux parties ne se correspondaient par un mode égal de division ?Et d'où vient la beauté de l'iambe, du trochée, du tribraque, sinon que la plus petite partie divise la plus grande en deux syllabes d'une égale quantité? Et les pieds de six temps, à quoi tient leur cadence plus gracieuse et plus charmante, sinon à leur double mode de division? Car, ils se divisent soit en deux parties égales composées chacune de trois temps, soit en une partie simple et une partie double, dans un rapport tel que la plus grande renferme deux fois la plus petite, laquelle avec ses deux temps, coupe en une mesure égale de deux temps les quatre temps de la première. Voyez au contraire les pieds de cinq et de sept temps ! Pourquoi conviennent-ils mieux à la prose qu'à la poésie ? N'est-ce pas à cause que la plus petite fraction ne divise pas la plus grande en parties égales? Et toutefois, s'ils concourent à former des cadences harmonieuses dans leur ordre et dans leur espèce, d'où tiennent-ils cette propriété, sinon de ce que, dans les pieds de cinq temps, la petite fraction a deux subdivisions en rapport avec les trois subdivisions de la grande, et que, dans les pieds de sept temps, la petite a trois subdivisions en rapport avec les quatre subdivisions de la grande ? Ainsi , dans un pied quelconque , il n'est pas de partie si petite qu'elle soit, admettant une mesure régulière, à laquelle ne s'unissent toutes les autres par un rapport d'égalité aussi étroit que possible.

27. Allons plus loin; dans un enchaînement de pieds, soit qu'il ait une étendue indéterminée, comme le rythme, soit qu'il ait une fin déterminée, comme le mètre, soit qu'il se partage en deux hémistiches liés étroitement entre eux, comme le vers, quel autre rapport que celui de l'égalité, établit entre les pieds une alliance intime? Pourquoi, dans le molosse et dans les ioniques, la syllabe longue du milieu peut-elle se partager en deux intervalles égaux, non par une césure, mais par la volonté de celui qui la prononcé ou qui en frappe la mesure, de telle façon que le pied tout entier soit ramené à un rapport de trois temps, quand il est combiné avec des pieds qui admettent ce mode de division; pourquoi, dis-je, cette syllabe longue peut-elle se partager ainsi, sinon parce qu'elle est égale aux deux syllabes qui commencent et finissent le pied et qui, comme elle, sont de deux temps ? Pourquoi l'amphibraque (1) n'est-il pas susceptible de se partager ainsi, quand il est uni à des pieds de quatre temps, sinon parce que, les deux syllabes extrêmes étant brèves, et la moyenne, longue, il

 

(1) Bref tout autouré    psamphi-braxus c'est-à-dire à chaque extrémité U¯U.

 

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n'offre pas un rapport aussi parfait d'égalité? Si l'oreille n'est ni trompée, ni offensée par les silences intermédiaires, cela ne vient-il pas de ce qu'on rétablit ainsi l'égalité, non par des sons, mais par une pause équivalente? Si une brève suivie d'un silence produit l'effet d'une longue sur l'oreille, non en vertu d'une convention , mais d'un jugement naturel que prononce l'oreille ; n'est-ce pas que l'égalité nous empêche encore d'abréger un son quand la durée se prolonge? Voilà pourquoi il est légitime de prolonger une syllabe au delà de deux temps, afin de combler par un son réel l'espace vide des silences; l'oreille, qu'elle écoute les sons ou qu'elle observe les silences, n'éprouve aucune déception. Mais si la syllabe n'a pas une valeur de deux temps, quand il reste une durée à remplir par des gestes muets, le sentiment de l'égalité est froissé, parce qu'il ne peut y avoir d'égalité , s'il n'y a pas au moins deux temps. Et dans la symétrie des membres qui composent les strophes lyriques ou périodes; et forment les vers , par quel moyen secret retrouve-t-on l'égalité ? N'est-ce pas en faisant s'accorder dans la mesure le petit et le grand nombre par des pieds équivalents, pour les strophes, et, pour les vers, en cherchant dans les propriétés des nombres (1), des principes mystérieux qui relient les deux hémistiches inégaux et établissent entre eux un rapport d'égalité ?

28. Donc la raison s'enquiert; elle examine l'émotion sensible de l'âme, qui s'érigeait en juge, et lui demande, quand des intervalles de temps égaux la ravissent, si, entre deux brèves quelconques qu'elle a entendues, il y a une égalité complète, ou s'il est possible d'en allonger une, non jusqu'à la durée totale d'une longue, mais i quelque degré qu'on voudra au-dessous, pourvu qu'elle se prolonge plus longtemps que la brève qui lui est associée. Dira-t-on que c'est possible, quand l'émotion sensible est incapable de saisir ces nuances, et qu'elle s'attache indifféremment aux intervalles égaux ou inégaux? Et qu'y a-t-il de plus honteux que cette méprise et ce défaut d'égalité ? De là une leçon pour nous: c'est d'empêcher notre émotion de s'arrêter aux harmonies qui n'ont qu'un semblant d'égalité, ou dont l'égalité nous échappe. Il arrive même que nous comprenons fort bien qu'elles ne peuvent se ramener à l'égalité, et

 

(1) Nombres, est pris ici au propre, chiffre : voy. liv. IV, ch. VII et surtout chap. XII.

 

cependant par cela seul qu'elles en ont l'apparence, nous ne pouvons leur refuser un caractère de beauté dans leur ordre et dans leur espèce.

 

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CHAPITRE XI. L'HARMONIE, DANS LES CHOSES INFÉRIEURES, NE DOIT PAS OFFENSER, CELLE DES CHOSES SUPÉRIEURES DOIT SEULE CHARMER. DIFFÉRENCE ENTRE L'IMAGINATION DE MÉMOIRE ET L'IMAGINATION PURE.
 

29. Sans trop critiquer les choses inférieures, réglons si bien nos rapports entre les choses qui sont au-dessous de nous et celles qui sont au-dessus, avec l'aide de Dieu et de Notre-Seigneur, que les premières rie nous offensent pas et que les secondes seules nous charment. Le plaisir est en effet comme un poids attaché à l'âme: il sert donc à la mettre en équilibre. « Où sera ton trésor, là aussi sera ton coeur (1).» Où est le plaisir, là est le coeur; où est le coeur, là se trouve aussi le bonheur ou le malheur. Mais quelles sont les choses supérieures? N'appellerons-nous pas ainsi celles où réside l'harmonie souveraine, permanentes immuable et éternelle, l'harmonie, où le temps ne se trouve pas, parce qu'elle est au-dessus de tout changement, mais d'où sort le temps avec ses mouvements réguliers, à l'image de l'éternité ; tandis que la révolution du ciel s'accomplissant sur elle-même, ramène les corps célestes au même point, et règle leur marche, selon les lois de la proportion et de l'unité, par la succession des jours, des mois, des années, des lustres et le cours périodique des astres. Ainsi les choses de la terre sont subordonnées aux choses du ciel, et, par une succession harmonieuse, elles associent leurs mouvements réguliers à la musique de l'univers.

30. Dans ces mouvements, nous croyons voir, bien du désordre et de l'irrégularité, parce que nous sommes étroitement liés à leur marche, selon nos mérites et sans savoir les couvres de beauté que la Providence accomplit en nous. Nous ressemblons à un homme fixé comme une statue dans un coin d'un vaste et magnifique édifice : il ne peut comprendre la beauté de ce palais dont il est un point; de même un soldat, en ligne de bataille, ne peut apercevoir l'ordonnance de toute l'armée. Et si, dans un poème, chaque syllabe, à mesure qu'elle résonne, devenait animée et sensible, elle serait

 

(1) Matt. VI, 21.

 

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impuissante à goûter l'harmonie et la beauté de l'ensemble: car elle ne pourrait le saisir dans son entier, vu qu'il est composé de la succession fugitive de chacune d'elles. C'est ainsi que Dieu a mis l'homme, malgré la honte attachée à sa faute, dans un ordre qui n'a rien de défectueux. En effet l'homme s'est abaissé par sa faute, en sacrifiant l'ordre universel dont il possédait les privilèges par sa soumission à Dieu, et il a été assujetti à un ordre spécial, celui d'être conduit. par la loi dont il n'avait pas voulu suivre les règles. Or, tout ce qui est conforme â la loi est juste ; et tout ce qui est juste rie saurait jamais être une honte, car la perfection des oeuvres de Dieu éclate dans la bassesse de nos actes : par exemple, l'adultère, en tant qu'adultère, est un acte coupable ; mais un homme en est souvent le fruit, et, d'un acte coupable de la volonté humaine, il sort un chef-d'oeuvre de Dieu.

31. Donc, pour revenir au sujet qui nous a entraînés à ces réflexions, l'harmonie de la raison a une beauté supérieure. Suppose que nous y soyons étrangers; dans les mouvements qui nous portent vers le corps, elle ne modifierait pas ces nombres de progrès qu'éveillent les sons: ces nombres, par les mouvements qu'ils communiquent aux corps, donnent naissance aux beautés toutes matérielles des intervalles de temps réguliers : ces intervalles, en frappant l'oreille, donnent naissance aux nombres de réaction qui s'élèvent sur leurs traces la même âme recueille tous ces mouvements, fruit de son activité, les multiplie et leur donne la propriété de se renouveler, en vertu de cette faculté qu'on nomme en elle mémoire, et qui est d'un si grand secours dans les actes compliqués de la vie humaine.

32. Ce sont ces représentations des mouvements de l'âme, correspondant aux impressions des organes, qui, gravées dans le dépôt de la mémoire, s'appellent en grec fantaisie : je ne trouve pas en latin de terme qui soit préférable à celui-là; n'y voyons pas des idées et des perceptions : ce serait tomber dans une existence conjecturale et l'illusion en serait le principe et pour ainsi dire l'entrée. Or, ces mouvements, dans leur concours réciproque, dans leur agitation produite par les impulsions diverses et opposées de l'activité, engendrent, à la suite les uns des autres, une foule de mouvements, qui ne sont plus en réalité des .mouvements imprimés par les sens, quand ils réagissent contre les modifications des organes, et cependant qui leur ressemblent comme une image à une image et voilà ce qu'on est son. venu d'appeler fantôme. En effet, je conçois autrement mon père que j'ai vu souvent et mon grand'père que je n'ai jamais vu. La première conception est une imagination, la seconde une forme imaginaire: l'une me vient de la mémoire, l'autre d'un mouvement de l'âme, né à la suite de ceux que la mémoire garde en dépôt. Comment naît-il ! C'est un point difficile à expliquer. Toutefois, je suis bien convaincu que si je n'avais jamais vu de corps humain, il me serait impossible de me figurer ces conceptions sous une forme visible. Quand je conçois un objet après l'avoir vu, ma mémoire est enjeu: cependant autre chose est de retrouver une forme dans la mémoire, autre chose de la créer à l'aide de la mémoire: double opération dont l'âme est capable. Mais prendre des imaginations, fussent-elles véritables, pour des réalités, est une profonde erreur. Il y a bien dans les deux sortes de conceptions, un élément réel dont nous avons l'idée, on peut le soutenir: c'est que nous avons vu ou conçu de pareilles formes ; je puis dire sans inconséquence que j'ai eu un père et un grand'père mais dire que mon père et mon grand'père sont les formes mêmes que reproduit ou que crée mon imagination, ce serait le comble de la folie. Il est des hommes qui s'attachent si aveuglément à leurs imaginations, que la véritable source de toutes les fausses opinions ne consiste guère qu'à prendre des imaginations pour des perceptions réelles. Déployons donc toutes nos forces pour leur résister, loin de leur soumettre la raison si aveuglément que nous croyions apercevoir par l'entendement des formes où il n'y a de réel, que notre pensée.

33. Pourquoi donc, si ces nobles harmonies, qui s'élèvent dans l'âme appliquée aux choses d'ici-bas, ont une beauté qu'elles éveillent en passant, pourquoi, dis-je, la providence divine verrait-elle avec colère cette beauté qui prend naissance dans la mortalité même à laquelle nous avons été condamnés par un juste arrêt de Dieu ? Car, il ne nous a pas tellement abandonnés dans notre misère que nous ne puissions nous relever, et nous arracher, avec l'appui de sa miséricorde, aux plaisirs sensuels de la chair. Ces plaisirs en effet gravent énergiquement dans la mémoire ce qu'ils empruntent (481) lent de grossier à la lubricité des sens. C'est celle union intime de l'âme avec la chair, suite des émotions sensibles, que l'Écriture sainte appelle du nom de chair. C'est la chair qui lutte contre l'esprit, et on peut alors répéter le mot de l'Apôtre : « J'obéis par l'esprit à la loi a de Dieu, et par la chair, à la loi de péché (1) ». Mais quand l'âme s'attache aux choses spirituelles et qu'elle s'y fixe avec une fermeté invincible, cette habitude perd de sa force, et insensiblement, à mesure qu'elle est combattue, elle s'efface et disparaît. L'habitude en effet était plus puissante, quand nous lui obéissions docilement: sans être entièrement anéantie, elle perd beaucoup de son énergie quand nous la réprimons; c'est en s'arrachant ainsi à tous les mouvements désordonnés qui ravissent à l'âme la plénitude de son être, que notre vie tout entière se rattache à Dieu par le charme des harmonies de la raison: la conversion de l'âme est alors complète; elle donne au corps l'harmonie de la santé sans en recevoir aucune joie, bonheur réservé à l'homme qui meurt aux choses du dehors et qui se tourne vers une existence plus haute.

 

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CHAPITRE XII. DES NOMBRES SPIRITUELS ET ÉTERNELS.
 

34. La mémoire ne recueille pas seulement les mouvements matériels de l'âme, dont l'harmonie a été considérée plus haut; elle recueille aussi les mouvements spirituels dont je vais dire seulement quelques mots. Plus ils sont simples, moins ils exigent de paroles, plus ils demandent l'élévation d'une âme calme. Cette égalité que les harmonies sensibles ne nous offraient pas dans sa perfection continue et durable, et dont nous ne reconnaissions qu'une ombre fugitive, ne serait jamais pour l'âme l'objet d'un désir si elle n'existait pas quelque part. Or elle ne peut exister dans les divisions de l'espace ou du temps celles-ci se grossissent, celles-là s'évanouissent. Où se trouve-t-elle donc, à ton avis? Réponds-moi si tu le peux. Sans doute tu ne te figures pas qu'elle réside dans les formes des corps où tu découvriras par l'examen le plus simple un défaut de proportion ; ce n'est pas non plus dans les intervalles des temps: car nous ne savons pas toujours s'ils n'ont pas une étendue

 

1. Rom. VII, 26.

 

trop longue ou trop courte que l'oreille ne peut saisir. Je te demande donc où se trouve enfin cette harmonie parfaite, sur laquelle nous fixons notre esprit, quand nous aspirons à trouver dans certains corps ou dans certains mouvements des corps une exacte proportion, qu'un examen attentif nous fait trouver imparfaite. — L’E. Elle est sans doute dans le monde supérieur au monde sensible : seulement j'ignore si elle réside dans l'âme ou dans ce qui est supérieur à l'âme.

35. Le M. Eh bien ! dans l'art du rythme ou du mètre dont les poètes suivent les règles, y a-t-il, à ton avis, une harmonie d'après laquelle ils composent leurs vers ? — L’E. Il m'est impossible de penser le contraire. — Le M. Cette harmonie, quelle qu'elle soit , passe-t-elle avec le vers, ou est-elle durable? — L’E. Elle est durable. — Le M. Donc il faut reconnaître qu'une harmonie fugitive naît d'une harmonie durable. — L’E. Cette conséquence est rigoureuse, à mon avis. — Le M. Et cet art? qu'est-ce, à tes yeux, sinon une aptitude de l'esprit initié à l'art? — L’E. C'est cela même. — Le M. Crois-tu que cette aptitude se rencontre dans un esprit qui n'est pas initié à cet art? — L’E. En aucune façon. — Le M. Et dans un esprit qui l'a oublié? — L’E. En aucune façon également: car il n'y est plus initié, quoiqu'il ait pu l'être autrefois. — Le M. Et si on l'en fait ressouvenir par des interrogations? Crois-tu que les principes de cette harmonie passent de l'esprit de celui qui l'interroge au sien ? Ou plutôt, ne s'opère-t-il pas un mouvement intérieur qui lui fait retrouver les idées qu'il avait laissé échapper? — L’E. Je crois que ce mouvement, part de son propre fond (1). — Le M. Eh ! crois-tu qu'on puisse lui rappeler, en l'interrogeant, la quantité brève ou longue d'une syllabe qu'il a complètement oubliée, quand, parmi les syllabes, les unes sont devenues brèves, les autres longues, en vertu d'une convention ou d’un usage de l'antiquité? Car, si cette quantité était fixe et invariable, d'après les lis de la nature ou les principes de l'art, on ne verrait pas des gens fort habiles de notre siècle allonger des syllabes que l'antiquité a faites brèves, ou faire brèves des syllabes que l'antiquité a allongées. — L’E. On le peut, je crois; car il n'y a rien de si

 

(1) On reconnaît ici, comme dans d'autres ouvrages de saint Augustin, la doctrine Platonicienne de la Réminiscence exposée en termes presque identiques dans le Menon. Leibnitz y voit avec raison une preuve de l'innéité des idées.

 

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profondément oublié qu'on ne puisse, par une interrogation qui remue les souvenirs, rappeler à la mémoire. — Le M. Il serait bien étrange que les interrogations d'un homme te rappellent ce que tu as mangé à dîner, l'an dernier.- L’E. Oh ! pour cela, c'est impossible et je renonce à croire qu'on puisse, à l'aide d'interrogations, rappeler à l'esprit la quantité de syllabes dont on a perdu le souvenir. — Le M. Et d'où vient cela sinon que, dans le mot Italie, par exemple, la première syllabe, allongée autrefois librement par certaines gens, est devenue brève aujourd'hui par un autre caprice de la mode ? Or, que deux et un ne fassent pas trois et que deux brèves ne répondent pas à une longue, c'est un principe que les morts n'ont pu infirmer, que les vivants ne peuvent ébranler, et que n'ébranleront pas nos descendants. — L’E. Il n'y a rien de plus évident. — Le M. Et si on procède par la méthode d'interrogation, que nous venons d'appliquer à la question de savoir si deux et un font trois, à propos de cette harmonie supérieure, que fera l'homme chez qui l'ignorance tient, non à l'oubli, mais au manque d'instruction ? Ne penses-tu pas qu'en dehors de la quantité des syllabes il ne puisse pareillement connaître cet art ? — L’E. N'est-ce pas là un point incontestable ? — Le M. A quoi donc se réduit l'instinct qui éveillera chez lui la notion de l'harmonie et produira cette aptitude qu'on appelle l'art? Lui sera-t-elle communiquée par un interrogateur? — L’E. Cet instinct se réduit à reconnaître la justesse des questions qu'on lui fait et à y répondre.

36. Le M. Eh bien ! dis-moi à présent si les nombres découverts par cette méthode te semblent variables ! — L’E. Non assurément. —Le M. Tu ne refuses donc pas d'admettre qu'ils sont éternels ? — L’E. Loin de là : je les reconnais pour tels. — Le M. Eh quoi ! N'éprouves-tu pas une crainte secrète qu'ils ne recèlent un certain défaut d'harmonie ? — L’E. Il n'est rien au monde dont je sois plus assuré que de leur harmonie. — Le M. Mais de quelle source l'âme peut-elle recevoir un principe éternel et immuable sinon de Dieu, l'Etre éternel et immuable ? — L’E. C'est la seule doctrine à laquelle on puisse s'arrêter. — Le M. Dernière conséquence. N'est-il pas évident que celui qui, à l'aide d'interrogations, ressent un élan intérieur qui le rapproche de Dieu, pour en comprendre l'immuable vérité, sera impuissant, s'il ne retient cet élan par la force de la mémoire, à contempler cette vérité sans recevoir un avertissement du dehors? — L’E. C'est évident.

 

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CHAPITRE XIII. DE LA MANIÈRE DONT L’AME SE DÉTOURNE DE L'IMMUABLE VÉRITÉ.
 

37. Le M. Où se porte donc l'esprit, quand il se détourne de la contemplation des choses éternelles, au point que la mémoire doit l'y rappeler ? Ne serait-ce pas qu'il est occupé d'un autre objet? — L’E. C'est mon avis. — Le M. Examinons donc, s'il te plaît, quel est l'objet qui attire son attention et la distrait de la contemplation de l'immuable et souveraine harmonie. Il n'y a de possibles que trois hypothèses : l'objet qui l'occupe doit être aussi parfait, inférieur ou supérieur. — L’E. Les deux premières hypothèses seules méritent d'être discutées : car je ne vois pas ce qui.peut être supérieur à l'éternelle harmonie. — Le M. Vois-tu mieux ce qui peut être aussi parfait, sans se confondre avec elle ? — L’E. Assurément non. — Le M. Il se porte donc uniquement vers un objet inférieur. Or, le premier objet inférieur qui s'offre à la pensée, n'est-ce pas l'âme elle-même qui, tout en admettant l'existence de cette immuable harmonie, reconnaît qu'elle est elle-même sujette au changement par cela seul qu'elle porte son attention tantôt sur cette harmonie, tantôt sur un autre objet; et qui, en changeant ainsi d'objets, crée cette succession du temps qui est incompatible avec les choses immuables et éternelles? —  L’E. J'y souscris. — Le M. Ainsi cette disposition ou ce mouvement qui fait comprendre à l'âme qu'il y a des choses éternelles et que les choses du temps leur sont inférieures, réside dans l'âme elle-même; elle reconnaît aussi qu'il faut plutôt se porter vers les choses supérieures que vers les choses inférieures. N'est-ce pas sensé? — L’E. Rien de plus raisonnable.

38. Le M. Ne serait-ce pas une question aussi intéressante à ton sens, que d'examiner comment l'âme ne s'attache pas aux choses éternelles aussitôt qu'elle sait qu'il faut s'y attacher? — L’E. C'est une question que. je te prie de traiter avec toute l'importance qu'elle mérite, et je brûle de savoir la cause de ce malheur. — Le M. Tu la découvriras aisément si tu veux bien remarquer quels sont les objets (483) qui, d'ordinaire, attirent le plus notre attention et provoquent le plus énergiquement nos efforts : car ce sont ceux-là que nous aimons le mieux, n'est-ce pas ton avis? — L’E. Assurément. — Le M. Eh ! pouvons-nous nous éprendre d'autre chose que de la beauté? Car, bien que certaines gens aiment la laideur et, comme disent communément les Grecs, ont des goûts bas', il importe de savoir jusqu'à quel point cette laideur est moins belle que ce qui plaît au grand nombre. Il est bien évident en effet que personne n'a de goût pour ce qui révolte les sens par sa laideur. — L’E. Cela est vrai. — Le M. Ces beaux objets plaisent par une exacte proportion, comme nous l'avons déjà vu; et cette proportion ne se retrouve pas seulement dans les beautés qui relèvent de l'oreille ou dans les mouvements des corps, mais encore dans les formes qui tombent sous les regards et auxquelles on donne plus communément le nom de belles. N'y a-t-il pas en effet proportion et harmonie, lorsque dans un corps deux membres forment la paire et se correspondent, ou qu'un organe unique, occupe une place intermédiaire, à une égale distance de chaque côté  (2)? — L’E. C'est bien mon avis.

Le M. Que cherchons-nous dans la lumière, reine de toutes les couleurs qui nous charment en revêtant les formes corporelles; que cherchons-nous, dis-je, dans la lu mièreet les couleurs, sinon cette mesure qui est en rapport avec nos sens? Nous nous détournons d'un éclat excessif, nos regards se refusent à percer une obscurité drop épaisse , de même que les sons, quand ils sont trop forts, nous étourdissent, et, quand ils sont trop faibles, nous déplaisent , ce qui vient, non des intervalles de temps, mais du son même qui est comme la lumière de la musique et auquel est opposé le silence, au même titre que les couleurs aux ténèbres. Donc en recherchant dans ces objets ce qui est en proportion avec notre nature, en y repoussant ce qui nous est disproportionné, quoique nous comprenions bien qu'ils peuvent convenir à d'autres- êtres, ne sommes-nous pas charmés par un certain sentiment d'égalité qui nous révèle qu'en vertu de rapports cachés, il y a symétrie entre des choses égales ? C'est ce qu'on peut observer dans les parfums , les saveurs , et dans le

 

(1) Saprophiloi, amateurs de choses rebutantes.

(2) Par exemple les yeux et le nez.

 

toucher; s'il est, difficile d'analyser ces sensations avec profondeur, il est très-aisé d'en faire l'expérience: car il n'y a rien dans les choses visibles qui rie nous flatte par sa symétrie et son analogie. Or, partout où il y a symétrie et analogie, il y a harmonie. Car y a-t-il rien de plus symétrique, de plus analogue, que un plus un ? Aurais-tu quelque objection à me présenter ? — L’E. Je partage complètement cet avis.

39. Mais la théorie que nous avons exposée plus haut, ne nous a-t-elle pas convaincus que c'est là un effet de l'âme sur les organes et non une impression des organes sur l'âme? — L’E. Oui, assurément. — Le M. Le désir de réagir contre les impressions du corps détourne l'âme de la contemplation des choses éternelles, en la distrayant par l'appas des plaisirs sensibles, et c'est ce qu'elle fait par les nombres de réaction; elle en est encore détournée par le désir de mettre les corps en mouvement, et c'est ce qu'elle fait par les nombres de progrès; elle en est détournée par les représentations et les chimères de l'imagination, c'est ce qui a lieu par les nombres de mémoire; elle l'est enfin par le désir qu'elle éprouve d'arriver à la connaissance frivole de pareils objets, c'est ce qui a lieu par les nombres sensibles où se mêlent certaines règles qui sont une apparence agréable de l'art; de là vient une recherche curieuse qui, comme le nom même l'indique (cura), est ennemie de la tranquillité, et à cause de sa frivolité même, n'atteint jamais la vérité.

40. Le besoin général d'agir qui nous écarte de la vérité a sa source dans l'orgueil, vice qui a pour conséquence d'inspirer à l'âme le désir d'imiter au lieu de servir Dieu. C'est donc avec raison qu'il est écrit dans les saintes Lettres: « Le commencement de l'orgueil chez l'homme est de s'éloigner de Dieu; » ou encore: « le commencement de toute faute, c'est l'orgueil. » Et l'on ne saurait mieux définir l'orgueil que par ces mots de l'Ecriture : « D'où vient que la cendre et la poussière s'enorgueillit, elle qui jette au dehors ses propres biens (1)? » En effet, l'âme n'étant rien par elle-même, autrement elle serait au-dessus du changement et ne perdrait rien de la plénitude de son être, l'âme, dis-je, n'étant rien par elle-même et tenant toute son essence de Dieu, tant qu'elle reste dans sa condition, elle possède par la communication avec Dieu toutes les

 

(1) Eccli. X, 14; 15. 9, 10.

 

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forces de sa raison et de sa conscience ; par conséquent, c'est un trésor qu'elle possède intérieurement. Donc être enflé d'orgueil consiste pour elle à se répandre au dehors, à s'épuiser pour ainsi dire et dès lors à avoir moins d'être. Or se répandre au dehors, qu'est-ce, sinon sacrifier les biens du dedans, en d'autres termes tenir Dieu éloigné de soi, non par la distance dans l'espace, mais par les dispositions de l'âme?

41. La tendance secrète de l'âme est dé se soumettre les autres âmes ; je n'entends pas celles des animaux, que la loi divine nous a soumis, mais les êtres raisonnables qui lui tiennent de plus près et qui lui sont unis dans une égale et fraternelle communauté de privilèges. C'est sur eux que l'âme, dans son orgueil, désire surtout exercer son influence, et ce mode d'activité lui semble l'emporter autant sur le gouvernement des corps que l'âme l'emporte sur le corps même. Or Dieu seul peut agir sur les âmes, non par l'intermédiaire des corps, mais par sa puissance immédiate. Cependant dans la condition où le péché nous a placés, l'âme peut agir sur d'autres âmes, en leur manifestant sa volonté par des intermédiaires sensibles, c'est-à-dire par le langage naturel, comme l'expression de la physionomie ou les gestes, ou par des signes de convention, comme les paroles. Car, soit qu'elle commande, soit qu'elle emploie la persuasion, elle a recours à des signes : il en est de même dans toute autre sorte de communication des âmes entre elles. Une conséquence fort naturelle s'en est suivie : c'est que toutes les âmes qui désirent par orgueil exercer la prééminence, ne peuvent gouverner ni les organes auxquels elles sont unies, ni les autres corps, soit parce qu'elles n'ont pas en elles-mêmes une raison assez puissante, soit qu'elles s'affaissent sous le poids des chaînes de leur mortalité. Ainsi donc les nombres et les mouvements qui font agir les âmes les unes sur les autres, ont pour effet de les arracher, par le désir de la gloire et des grandeurs, à la contemplation de la simple et pure vérité. Il n'y a que Dieu en effet qui glorifie l'âme bienheureuse, en lui donnant la grâce de mener secrètement en sa présence une vie de justice et de piété.

42. Ces mouvements que l'âme produit à propos des âmes qui lui sont attachées ou soumises, ressemblent aux mouvements de progrès, car elle se porte vers elles comme elle

ferait vers son corps. Quant à ceux qu'elle produit, lorsqu'elle désire s'attacher ou se soumettre quelques âmes, ils rentrent dans la classe des mouvements de réaction. Car l'âme agit alors comme elle ferait à propos d'une impression des sens, s'efforçant de s'assimiler un objet en quelque sorte du dehors et de repousser ce qu'elle ne peut s'assimiler. Ces deux espèces de mouvements sont recueillis par la mémoire qui leur communique la propriété de se reproduire, au milieu de l'agitation à laquelle elle se livre pour les imaginer en leur absence et pour en inventer de semblables. Pour apprécier ce qu'il y a de bien ou de mal dans ces actes, on voit s'élever dans l'âme les nombres de jugement, que nous pouvons appeler encore sensibles, parce que l'âme, pour agir sur l'âme, emploie des signes sensibles. Livrée à cette multitude d'efforts complexes, l'âme se détourne de la contemplation de la vérité: qu'y a-t-il d'étonnant? Elle l'aperçoit sans doute dans les moments de calme qu'ils lui laissent, mais comme elle n'a pu encore s'en affranchir , elle ne peut fixer son attention ni s'y arrêter. Par conséquent il ne suffit pas à l'âme de connaître l'objet sur lequel elle doit s'arrêter pour s'y arrêter effectivement. N'aurais-tu pas quelque objection à faire contre cette explication? — L’E. J'aurais mauvaise grâce à te contredire.

 

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CHAPITRE XIV. L’AME S'ÉLÈVE A L'AMOUR DE DIEU PAR LA CONNAISSANCE DE L'ORDRE ET DE L'HARMONIE QU'ELLE GOUTE DANS LES CHOSES.
 

43. Le M. Après avoir examiné, comme nous l'avons pu, les causes de la corruption et de l'abaissement de l'âme, qu'avons-nous à considérer sinon cette influence souveraine d'en-haut qui, la purifiant et la dégageant de son fardeau, lui fait reprendre son vol vers le séjour de la paix et la fait. rentrer dans la joie de son Seigneur? — L’E. Examinons donc cette question. — Le M.: Eh ! crois-tu que je vais longtemps m'étendre sur ce sujet, quand la divine Ecriture, dans une foule de livres, d'une autorité, d'une sainteté incomparables, ne fait que nous avertir d'aimer Dieu et Notre-Seigneur, de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et d'aimer le prochain (485) comme nous-mêmes? Si donc nous rattachons à cette fin tous les mouvements et tous les nombres de l'activité humaine, nous serons purifiés sans nul doute. N'es-tu pas de mon avis? — L’E. Assurément. Mais si ce principe est bientôt connu, il est dans la pratique d'une extrême difficulté.

44. Le M. Et qu'y a-t-il donc de facile? Est-ce d'aimer les couleurs, le chant, les mets délicats, les roses, les objets moelleux et polis? Quoi ! il est facile à l'âme d'aimer des objets où elle cherche uniquement l'harmonie et la proportion, et qui ne lui offrent, si elle les considère avec un peu d'attention, qu'une ombre et une trace fugitive de ces beautés; et il lui serait difficile d'aimer Dieu en qui sa faible pensée, toute corrompue et tout altérée, ne peut apercevoir aucune disproportion , aucun changement, aucune limite dans l'espace, aucune succession dans le temps? Trouvera-t-elle son bonheur à élever de magnifiques édifices, à développer son activité dans des oeuvres de ce genre? Mais si l'harmonie la charme dans de pareilles oeuvres , et je n'y vois pas une autre cause de plaisir, quelle beauté de proportion et d'ensemble y trouverait-elle qui ne soit ridicule au point de vue du pur idéal ? Et s'il en est ainsi , pourquoi se laisse-t-elle tomber de ce véritable centré de l'harmonie à ces misères, et élève-t-elle avec ses propres débris des ouvrages de boue ? Telle n'est pas la promesse de Celui qui ne sait pas tromper : « Mon joug, dit-il , est léger (1). » L'amour du monde entraîne plus de peines: car les biens que l'âme y cherche, je veux dire l'immuable et l'éternel, elle ne les y trouve pas ; car cette infime beauté du monde n'existe que par le mouvement des choses et ce qui offre en elle l'apparence de l'immutabilité , lui vient de Dieu par l'âme; par l'âme qui,- ne changeant qu'avec le temps, prime le monde qui change avec le temps et les lieux (2). C'est pourquoi, si, le Seigneur a prescrit aux âmes ce qu'elles doivent aimer, l'apôtre Jean leur a prescrit ce qu'elles doivent haïr: « N'aimez pas le monde, « parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et vanité du siècle (3). »

45. Que penser de l'homme quand il assigne pour but à tous les nombres qui ont le corps

 

(1) Matth. XI, 30.

(2) Rét. liv. I, ch. XI, n. 4.

(3) 1 Jean, II, 15, 16.

 

pour objet et qui sont sine réaction contre les impressions corporelles, ou qui , à la suite de ceux-ci , naissent et se gardent dans la mémoire, moins les plaisirs de la chair, que la santé du corps; quand il voit dans les nombres qui se produisent soit pour entretenir soit pour faire naître l'union des âmes, et dans ceux qui à leur suite se gravent dans la mémoire, un moyen, non d'exercer un empire d'orgueil, mais d'être utile aux âmes elles-mêmes; quand enfin il se sert des nombres soit sensibles soit rationnels, régulateurs souverains des nombres qui passent successivement dans l'oreille, non pour satisfaire une curiosité inutile ou dangereuse , mais pour donner une approbation ou un blâme nécessaire? Ne voit-il pas s'élever en lui tous les nombres sans être jamais enveloppé dans leur réseau? Car, il se propose la santé du corps, pour n'éprouver jamais de peine , et il ramène tous ses actes à l'utilité du prochain qu'il a reçu l'ordre d'aimer comme lui-même , en vertu de la communauté de droits qui lie tous les hommes entre eux. — L’E. Tu traces là le portrait d'un homme supérieur ou plutôt l'idéal de la vertu humaine.

46. Le M. Parconséquent, ce n'est pas l'harmonie inférieure à la raison et belle en son genre, mais l'amour de la beauté inférieure qui dégrade et avilit l'âme. Aime-t-elle dans cette beauté, et l'harmonie , dont nous avons assez parlé selon le plan de cet ouvrage , et l'ordre ? aussitôt elle est déchue de l'ordre supérieur auquel elle appartient; elle ne sort pas pour cela de l'ordre universel; car elle est alors dans un rang et à une place où une hiérarchie parfaite appelle les âmes ainsi dégradées. S'assujettir à l'ordre ou être assujetti dans les liens de l'ordre sont choses bien différentes. L'âme s'assujettit à l'ordre , quand elle s'attache tout entière à ce qui est au-dessus d'elle , je veux dire à Dieu, et qu'elle aime comme elle-même les autres âmes ses soeurs. Par la force de cet amour elle règle les choses inférieures et n'en est pas corrompue ni souillée. Ce qui souille l'âme , en effet, n'est pas ma (1) ;car le corps même est un ouvrage de Dieu, il est orné de sa beauté particulière , quoique d'un ordre inférieur, et ce n'est qu’au prix de la dignité de l'âme qu'il est bas et méprisable, de même que

 

(1) Ce n'est pas l'objet même qui souille, c'est l'abus qu'on en fait. Qu'on se rappelle le fruit défendu.

 

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la beauté de l'or perd son éclat par son mélange avec l'argent le plus fin. Ainsi donc ne retranchons pas des oeuvres de la Providence ces harmonies qui prennent naissance dans la condition mortelle, notre châtiment ici-bas ; car elles ont leur beauté particulière; ne les aimons pas non plus comme si nous voulions demander le bonheur à de pareilles jouissances. Puisqu'elles sont temporelles, saisissons-les comme une planche sur les flots : ce n'est pas -en les rejetant comme un fardeau ni en nous y attachant comme à un solide moyen de salut, c'est en les employant à un bon usage, que nous parviendrons à nous en passer. Et si nous aimons notre prochain dans toute l'étendue du commandement divin , nous trouverons dans cet amour l'échelle qui nous fait remonter jusqu'à Dieu: alors loin d'être emprisonnés dans l'ordre universel qu'il a établi, nous observerons tranquillement et sans orage l'ordre qui nous est spécial.

47. Que l'âme s'attache à l'ordre, les harmonies sensibles n'en sont-elles pas la preuve évidente? D'où vient en effet la succession établie entre les différents pieds, le pyrrhique d'abord , puis l'iambe, en troisième lieu le trochée, et ainsi des autres? Tu vas me dire, il est vrai , que c'est la raison et non l'oreille qui a fixé cette succession, et cela est juste. Mais au moins ne faut-il pas reconnaître comme un privilège de l'oreille l'instinct qui l'empêche de confondre huit syllabes longues avec seize brèves, quoique leur durée soit la même ? Et quand la raison contrôle cette impression de l'oreille et qu'elle est avertie que le procéleusmatique est un équivalent du spondée , elle n'en trouve d'autre preuve sérieuse que la beauté même de l'ordre : car une syllabe longue n'est longue que par comparaison avec une brève, une brève n'est brève que par comparaison avec une longue, et par conséquent, si on prononce un vers iambique, en allongeant les syllabes autant qu'on voudra, pourvu qu'on garde toujours le rapport de fin à deux , dans la mesure, le vers garde aussi son nom d'iambique : au contraire, si on prononce lentement un vers composé de pyrrhiques, il se change en un vers spondaïque, au point de vue, non de la prosodie, mais de la musique. Quant au vers dactylique ou anapestique, comme le mélange des brèves et des longues fait apprécier leur quantité relative, quelque temps qu'on mette à le prononcer, il garde son nom (1). Pourquoi d'ailleurs n'emploie-t-on pas la même marche pour mettre des demi-pieds complémentaires soit à la fin soit au commencement du mètre, et ne peut-on se servir indifféremment de tous les demi-pieds qui se frappent de la même manière? Pourquoi aime-t-on mieux parfois placer à la fin deux brèves que. deux longues? N'est-ce pas là une exigence de l'oreille ? Ce qui domine ici, ce n'est pas le rapport d'égalité, puisque la- mesure est la même avec une longue ou deux brèves, c'est un rapport d'ordre. Il serait trop long d'étudier dans les mesures de temps tout ce qui a trait à cette question. En un mot, l'oreille même rejette-les formes qu'approuvent les yeux, soit à cause de leur monotonie exagérée, soit à cause de leur commencement à contre-temps, et autres défauts analogues où elle condamne, non un rapport d'inégalité , puisque la symétrie des parties subsiste, mais une fausse harmonie (2). Enfin lorsque, dans toutes les opérations de nos sens, nous nous accoutumons peu à peu à des actes que le défaut d'habitude nous rend pénibles à divers degrés, et que nous finissons par trouver agréable ce que d'abord nous avions eu peine à souffrir; n'employons-nous pas l'ordre pour ourdir ainsi comme une trame de plaisirs, sans agréer jamais nu tout dont lé commencement, le milieu et la fin ne forment pas un ensemble harmonieux?

48. Donc, ne plaçons nos joies ni dans les plaisirs de la chair, ni dans les grandeurs et la gloire du monde , ni dans la recherche des choses qui agissent du dehors sur les organes: possédons au fond de nous-mêmes Dieu, qui n'offre à notre amour que des beautés immuables et éternelles : de la sorte, les choses du temps se présentent à nous sans nous engager dans leurs liens; les objets extérieurs au corps s'éloignent sans nous causer de douleur; le corps lui-même se décompose sans souffrance, ou sans souffrance trop vive, et se trouve rendu à sa nature première pour recevoir une forme nouvelle. Une foule de troubles et de peines naissent de l'attention que l'âme donne au corps, de son attachement à une oeuvre unique et particulière au mépris de la loi universelle,

 

(1) De même dans la musique moderne, les mouvements allegro ou andante, etc. ne changent rien à la valeur intrinsèque des notes, le rapport d'une blanche à une noire , d'une noire à une croche étant le même.

(2) C'est ainsi qu'en français l'oreille n'est pas dupe d'une rime qui ne s'adresse qu'aux yeux.

 

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bien que cette oeuvre ne puisse échapper à l'ordre universel dont Dieu est l'arbitre et qu'elle y trouve sa place. Car celui qui n'aime pas les lois en devient l'esclave.

 

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CHAPITRE XV. L’AME ACCOMPLIRA EN PAIX LES MOUVEMENTS DU CORPS APRÈS LA RÉSURRECTION : LA PERFECTION DE L’AME CONSISTERA ALORS EN QUATRE VERTUS.
 

49. Si, dans le temps que notre pensée se reporte souvent, avec une attention profonde, sur les choses immatérielles et immuables, il s'élève par hasard en nous, à propos d'un mouvement facile et habituel du corps, comme une promenade, une psalmodie, des nombres qui s'évanouissent à notre insu , bien qu'ils n'existeraient pas sans un effort de notre activité; si enfin, lorsque nous sommes plongés dans nos vaines imaginations, nous produisons également des nombres sans en avoir conscience; combien cet état de l'âme né sera-t-il pas plus élevé et plus durable, lorsque notre corruption aura revêtu l'incorruptibilité, que notre mortalité aura revêtu l'immortalité (1) ?fin d'autres termes, pour exprimer cette vérité simplement, lorsque Dieu aura vivifié nos corps, mortels « à cause de l'Esprit qui demeure en nous » comme dit l'Apôtre (2), avec quel bonheur, voyant Dieu seul et la vérité pure, face à face, comme il a été dit, sentirons-nous sans le moindre trouble s'élever en nous les nombres destinés à mouvoir les organes? On ne saurait croire en effet que l'âme trouve sa félicité dans les biens qui lui doivent naissance, sans pouvoir la trouver dans les biens qui la rendent bonne elle-même.

50. Or, l'acte par lequel l'âme, avec l'aide de Dieu et de son Seigneur, s'arrache à l'amour de la beauté inférieure, en combattant avec énergie et en détruisant les habitudes qui lui font la guerre; la victoire qui la fait triompher dans son sein des puissances de l'air (3) et prendre son vol, malgré leur jalousie et en dépit de tous leurs efforts, vers Dieu son soutien et son inébranlable appui, qu'est-ce, sinon la vertu qu'on appelle tempérance? — L’E. Je la reconnais et j'en distincte parfaitement les traits. —Le M. Allons plus loin : quand elle marche à grands pas dans le chemin du ciel, qu'elle savoure

 

(1) I Cor. XV, 53.

(2) Rom. VIII, 11.

(3) Les démons.

 

déjà les joies éternelles et semble y toucher, la perte des biens périssables ou la mort pourrait-elle l'épouvanter? Se troublerait-elle quand elle est assez forte pour dire à ses sueurs moins parfaites : « Il m'est avantageux de mourir et de me réunir au Christ : mais il est nécessaire, à cause de vous, que je reste dans ma chair (1) ? » — L’E. Non , assurément. — Le M. Cette disposition qui lui fait braver les adversités et la mort ne doit-elle pas s'appeler force? — L’E. J'en conviens encore. — Le M. Et cet ordre suivant lequel elle ne sert que Dieu, ne reconnaît pour égales que les âmes les plus pures, ne veut exercer d'empire que sur les bêtes et sur la nature physique, quelle vertu est-ce à ton avis? — L’E. La justice, comment ne pas le voir? — Le M. Tu as raison.

 

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CHAPITRE XVI. COMMENT CES QUATRE VERTUS (2) SONT L'APANAGE DES BIENHEUREUX.
 

51. Maintenant une question : la Prudence consistant pour l'âme, comme nous en sommes convenus plus haut, à comprendre l'objet auquel elle doit s'arrêter et le but où elle doit atteindre par la tempérance, en d'autres termes, par la charité, qui tourne tout son amour vers Dieu, comme par le renoncement au monde, qui est un acte de force et de justice; penses-tu qu'après avoir atteint l'objet de son amour et de ses peines par une sanctification parfaite, après avoir vu son corps vivifié, les imaginations désordonnées bannies de sa mémoire, après avoir commencé sa vie en Dieu et par Dieu seul; expérimenté enfin cette promesse divine : « Mes bien-aimés , nous sommes maintenant les enfants de Dieu et on ne voit pas encore ce que nous serons mais nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu'il est (3) ; » penses-tu, dis-je, que l'âme verra les vertus dont nous venons de parler subsister encore ? — L’E. Non : car les choses, contre lesquelles l'âme réagit, ayant disparu, je ne vois plus la raison d'être de la prudence, qui ne sert à porter la lumière que dans les contradictions; de la tempérance, qui ne sert qu'à détourner

 

(1) Philip. I, 23, 21.

(2) Y compris la prudence dont saint Augustin parle immédiatement.

(3) I Jean, III,2.

 

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l'amour d'un but funeste; de la force, qui ne sert qu'à résister au malheur; de la justice, qui n'aspire à l'égalité avec les âmes bienheureuses ou à l'empire sur les êtres inférieurs, que dans les luttes qui l'empêchent d'atteindre à ses fins.

52. Le M. Ta réponse n'est pas absolument dénuée de sens; ton opinion et celle de quelques philosophes, je ne le nie, pas. Mais en consultant les Livres revêtus de la plus baute autorité, je trouve qu'il a été écrit : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (1), » passage répété par l'apôtre Pierre « Si vous aviez goûté cependant combien le Seigneur est doux (2) ! » C'est en cela précisément que consiste, selon moi, l'effet de ces vertus qui purifient l'âme en la convertissant. Car, le charme des choses périssables ne saurait être vaincu que par un certain attrait des choses éternelles. Mais que se passera-t-il au moment qui nous est révélé par ces paroles « Les fils des hommes espéreront à l'ombre « de vos ailes : ils seront enivrés de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez au torrent de votre félicité : car c'est en vous qu'est la source de la vie? » Il ne dit pas ici que le Seigneur sera doux à goûter; mais vois quelle intarissable effusion des trésors éternels nous est prédite ! Une ivresse divine en sera même la conséquence, et ce mot me semble exprimer merveilleusement l'oubli des vanités et des songes du monde. Il a ajouté : « Nous verrons votre lumière dans votre lumière. Montrez votre miséricorde à ceux qui vous connaissent. » Par lumière, il faut entendre le Christ qui est la sagesse de Dieu et mille fois nommé sa lumière. Donc ces deux mots : « nous verrons, » et, « ceux « qui vous connaissent, » nous font voir clairement que la prudence subsistera dans le ciel. Car est-il possible que, sans la prudence, l'âme voie et connaisse son véritable bien? — L’E. J'entends.

53. Le M. Ceux qui ont le coeur droit peuvent-ils l'avoir sans la justice? — L’E. Je me rappelle effectivement que par cette expression on désigne souvent la justice. — Le M. Ne voyons-nous pas cette alliance d'idées exprimée par le Prophète, lorsqu'il s'écrie d'un ton inspiré : « Et votre justice à ceux qui ont le coeur droit?» — L’E. C'est évident. — Le M. Eh bien ! rappelle-toi, je te prie, que l'âme,

 

(1) Ps. XXXIII, 9. — (2) I Pierre II, 3.

 

comme nous l'avons suffisamment démontré, se laissait aller par orgueil à des actes qui dépendaient de son pouvoir et tombait, au mépris de la loi universelle, dans la sphère de ses propres volontés, état qui s'appelle l'apostasie ou l'abandon de Dieu. — L’E. Je m'en souviens. — Le M. Quand l'âme donc s'efforce de s'arracher à ce plaisir du sens propre, ne te semble-t-elle pas reporter tout son amour sur Dieu, et, loin de toute souillure, mener une vie de tempérance, de pureté et de calme? — L’E. Assurément. — Le M.. Remarque aussi comme le Prophète ajoute : « Puissé-je n'avoir jamais le pied de l'orgueilleux ! » Par pied il entend ici l'apostasie et la chute dont se préserve l'âme pour s'attacher à Dieu et vivre éternellement. — L’E. J'entends et j'adopte ta pensée.

54. Reste maintenant la force. Or, si la tempérance nous garde de la chute qui dépend de notre libre volonté, la force est surtout efficace contre la violence qui peut entraîner une âme peu vigoureuse à sa ruine et à sa dégradation déplorable. Cette violence a dans l'Ecriture un nom très-expressif : c'est celui de bras. Et qui peut faire cette violence, sinon les pécheurs? Si donc l'âme est prémunie contre une pareille violence et qu'elle ait pour sauvegarde l'appui de Dieu, qui la met à l'abri des coups, de quelque part qu'ils viennent, elle possède une puissance solide et pour ainsi dire invincible, puissance que l'on nomme la force à juste titre, comme tu en conviendras, et que le Prophète désigne, je le crois, lorsqu'il ajoute: « Et que le bras des pécheurs ne puisse m'écarter de vous (1). »

55. Quel que soit du reste le sens qu'on donne à ces mots, nieras-tu que l'âme, arrivée à cette perfection et à ce bonheur contemple la vérité, vit sans tache, reste inaccessible à toute espèce de peine et soumise à Dieu seul, et qu'enfin elle domine souverainement tous les autres êtres? — L’E. Je ne conçois pas qu'il y ait pour elle une autre perfection, un autre bonheur. — Le M. Cette contemplation de la vérité, cette sanctification, cet empire sur la sensibilité, cette harmonie, composent les quatre vertus dans leur perfection absolue; ou , pour ne pas nous inquiéter des mots quand nous sommes d'accord sur le fond des choses, nous avons droit d'espérer qu'à ces vertus, dont l'âme fait usage dans ses épreuves,

 

 (1) Ps. XXXV, 8-12.

 

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correspondent des attributs analogues dans l'éternité.

 

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CHAPITRE XVII. DES HARMONIES AUXQUELLES L’AME PÉCHERESSE DONNE NAISSANCE ET DE CELLES QUI LA DOMINENT. — CONCLUSION DE L'OUVRAGE.
 

56. Rappelons-nous seulement ce point essentiel dans le plan de notre ouvrage, que, par une loi de cette Providence quia guidé Dieu dans toutes ses créations, l'âme pécheresse et infortunée est gouvernée par des harmonies ou produit elle-même des harmonies à un degré aussi bas que peut aller la corruption de la chair : ces harmonies vont sans cesse en perdant le caractère de la beauté, mais elles ne peuvent en- être absolument dépouillées. Dieu, souverainement bon et souverainement juste , n'est pas jaloux de l'harmonie à laquelle donne naissance soit la damnation, soit la conversion, soit l'endurcissement de l'âme. Or, l'harmonie a son principe dans l'unité; elle tire sa beauté de la proportion et de la symétrie, son enchaînement, de l'ordre. Aussi peut-on reconnaître que , pour subsister, tout être aspire à l'unité, s'efforce de demeurer semblable à lui-même, et maintient soit dans le temps soit dans l'espace, son rang particulier , en d'autres termes, qu'il assure la conservation de son organisme par un certain équilibre : sans reconnaître en même temps qu'un seul principe, qui se reproduit en image de soi-même parfaitement égale à lui-même, grâce au trésor de cette bonté qui fait régner la charité la plus parfaite entre l'unité et l'unité sortie de l'unité (1), a donné à tout l'être et la vie, à tous les degrés de la création.

57. Ainsi donc ce vers que nous avons déjà. cité :

 

Deus creator omnium,

 

ne charme pas seulement l'oreille par une cadence harmonieuse; il fait éprouver à l'âme une joie plus délicieuse encore parla pureté et la vérité de la pensée qu'il exprime. Sans doute tu n'es pas ici arrêté par ces esprits un peu lourds, pour employer l'expression la plus douce, qui soutiennent que rien ne peut sortir

 

(1) Dans ce « principe qui se reproduit en image de soi-même parfaitement égale à lui-même » et dans a cette unité sortie de l'unité, tout lecteur intelligent sentira qu'il est question du plus grand de nos mystères.

 

du néant, quoique la toute-puissance de Dieu ait accompli ce miracle. Quoi ! un artisan peut, grâce aux nombres intellectuels que recèle son art, développer ces nombres sensibles qu'il est dans son habitude de produire, et par les nombres sensibles, ces nombres de progrès dont il se sert dans l'action pour mettre en jeu tes organes, nombres en harmonie avec les divisions du temps; il peut, dis-je, réaliser sur le bois des formes visibles en harmonie avec les divisions de l'espace; la nature, qui obéit au signal de Dieu peut faire sortir le bois lui-même de la terre et des autres éléments: et Dieu n'aurait pu faire sortir les éléments mêmes du néant? Mais il est nécessaire que les mouvements, dans le temps, précèdent les mouvements, dans l'espace; vois plutôt un arbre. Parmi les végétaux, il n'en est aucun qu'on ne voie, dans les intervalles de temps qu'exige sa maturité, croître, produire des jets, se développer dans les airs, déployer son feuillage, se fortifier et porter soit des fruits, soit la semence même destinée à le reproduire en vertu de mouvements mystérieux qui s'opèrent dans le bois lui-même; cette loi est encore plus sensible dans le corps des animaux, où les membres offrent aux regards une symétrie plus régulière. Et quand ces merveilles s'opèrent avec les éléments, les éléments eux-mêmes ne pourraient avoir été créés de rien ? Y aurait-il donc en eux rien qui fût plus bas , plus vil que la terre même ? Mais une parcelle de terre, si petite qu'elle soit, doit s'étendre en longueur, à partir d'un point indivisible, se développer en troisième lieu dans le sens de la largeur, et, en quatrième lieu, dans le sens de la profondeur, pour former un corps complet. Quel est donc le principe de cette dimension qui se développe depuis le point jusqu'au volume? Quel est le principe de cette symétrie des parties dans un solide, produite par la longueur, la largeur et la profondeur ? Quel est le principe de cette analogie, de ce rapport qui fait sortir, dans une exacte proportion, la longueur du point géométrique, la largeur de la longueur, la profondeur de la largeur? Quel en est le principe, sinon la source éternelle et suprême de l'harmonie, de la proportion, de la symétrie et de l'ordre? Or, enlève à la terre ces propriétés, elle n'est plus rien. Donc la toute-puissance de Dieu a créé la terre, et la terre a été créée de rien.

 

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58. D'ailleurs la figure même de la terre, qui sert à la distinguer des autres éléments, ne fait-elle pas apercevoir la propriété essentielle (1) qui lui a été communiquée? Y a-t-il en elle une partie différente du tout ? L'affinité et l'harmonie de ces parties entre elles ne lui fait-elle pas occuper le plus bas degré, place relativement très-avantageuse ? Sur elle s'étend naturellement l'eau; l'eau qui elle-même tend à l'unité, plus brillante et plus transparente que la terre, à cause de la ressemblance plus parfaite de ses molécules, gardant la place que lui assigne son rang et sa conservation. Que dire de l'air qui, par sa propriété de se condenser, tend plus aisément encore à l'unité, qui surpasse autant l'eau en transparence que l'eau surpasse la terre, et qui s'élève au-dessus pour trouver sa conservation dans sa hauteur même? Que dire de la voûte céleste, de cette circonférence où finit le monde visible des corps, de cette région la plus élevée et la plus pure en son genre ? Or les éléments que nous distinguons par le ministère des sens avec tous les objets qu'ils renferment, ne peuvent ni admettre ni garder ces rapports dans l'espace, en apparence fixes et invariables, sans une influence antérieure et secrète des rapports de temps qui sont en mouvement à leur tour; ces nombres qui se déploient et se meuvent dans les divisions du temps, sont antérieurement modifiés par le mouvement de la vie, lequel ne dépend que du Maître de l'univers, et, sans avoir d'intervalles de temps qui règlent ses harmonies, reçoit de la puissance divine le bienfait du temps. Au-dessus des harmonies de la vie viennent les harmonies pures et toutes

 

1. La pesanteur.

 

intellectuelles des âmes saintes et bienheureuses : la loi de Dieu, cette loi sans laquelle une feuille ne tombe pas d'un arbre et pour qui nos cheveux sont comptés, se communique sans intermédiaire à ces harmonies qui la transmettent à leur tour aux harmonies auxquelles obéissent la terre et les enfers (1).

59. CONCLUSION. — J'ai discuté avec toi , comme je l'ai pu, de ces merveilles : elles sont si hautes et moi si, petit ! Si ce dialogue tombe entre les mains de quelques lecteurs, qu'ils sachent bien que ceux qui l'ont composé sont infiniment plus faibles que ceux qui adorent la Trinité consubstantielle et immuable du Dieu tout-puissant et unique, principe de tout, auteur de tout, centre de tout, qui l'adorent, dis-je, en ne s'attachant qu'à l'autorité des deux Testaments, et l'honorent par des actes de foi, d'espérance et d'amour. Ce ne sont point les faibles lueurs du raisonnement humain qui les épurent, c'est le feu le plus ardent de la charité. Pour nous qui ne voulons pas négliger les âmes que les hérétiques abusent par de fausses promesses de philosophie et de science, nous devons explorer les chemins; et nous marchons d'un pas plus lent que les saints personnages qui, dans leur vol rapide, ne daignent pas même les examiner. Toutefois nous n'oserions pas suivre cette voie, si nous ne voyions que, parmi les pieux enfants de l'Église catholique, notre excellente Mère, il en est un grand nombre; qui, après avoir reçu de l'éducation le talent de la parole et de la controverse, se sont vus contraints d'en faire usage pour réfuter l'hérésie.

 

1. Rét. liv. I, ch. XI.

 

Le traité de la Musique est traduit par MM. THÉNARD et CITOLEUX, agrégés de l'Université.
 
 
 

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